31
L’irrationalité (est) naturelle : comment la réduire ? Illusions cognitives et stratégies de contrôle épistémique Vasco CORREIA Universidade Nova de Lisboa RÉSUMÉ : Cet article examine les effets des illusions cognitives sur nos jugements et nos inférences, aussi bien sur le plan épistémique que sur le plan pratique. Prenant appui sur la recherche empirique sur les biais motivationnels et cognitifs, je montre d’abord de quelle manière ces phénomènes irrationnels tendent à compromettre la rationalité de nos croyances et de nos décisions. Bien que les biais de jugement tendent à se produire de manière non intentionnelle, je soutiens que nous sommes en partie responsables des attitudes irrationnelles qui en découlent, dans la mesure où nous avons la possibilité de les contrecarrer moyennant des stratégies de contrôle épistémique conçues pour assurer de façon indirecte la rationalité des processus cognitifs. Je décris succinctement un ensemble de stratégies de ce type. INTRODUCTION Les théories normatives de la rationalité partent souvent du principe qu’il suffit [p. 165-177] Vasco CORREIA Arch. phil. droit 55 (2012)

Eprit Coreia boudon bourdieu

Embed Size (px)

DESCRIPTION

boudon esprit

Citation preview

Page 1: Eprit Coreia boudon bourdieu

L’irrationalité (est) naturelle  : comment la réduire  ?

Illusions cognitives et stratégies de contrôle épistémique

Vasco CORREIAUniversidade Nova de Lisboa

RÉSUMÉ  : Cet article examine les effets des illusions cognitives sur nos jugements et nos inférences, aussi bien sur le plan épistémique que sur le plan pratique. Prenant appui sur la recherche empirique sur les biais motivationnels et cognitifs, je montre d’abord de quelle manière ces phénomènes irrationnels tendent à compromettre la rationalité de nos croyances et de nos décisions. Bien que les biais de jugement tendent à se produire de manière non intentionnelle, je soutiens que nous sommes en partie responsables des attitudes irrationnelles qui en découlent, dans la mesure où nous avons la possibilité de les contrecarrer moyennant des stratégies de contrôle épistémique conçues pour assurer de façon indirecte la rationalité des processus cognitifs. Je décris succinctement un ensemble de stratégies de ce type.

INTRODUCTION

Les théories normatives de la rationalité partent souvent du principe qu’il suffit d’observer les règles de la logique et du choix rationnel pour être sûr de juger et

[p. 165-177] Vasco CORREIA Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 2: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 2

d’agir de façon rationnelle1. Nous savons pourtant aujourd’hui, grâce aux recherches empiriques de la psychologie et des neurosciences, que les phénomènes irrationnels se produisent beaucoup plus systématiquement et insidieusement que ce que l’on croyait. Comme le remarque Elster, «  Jusqu’au milieu des années 1970, les phénomènes irrationnels étaient conçus comme des phénomènes négatifs ou résiduels. Était irrationnel ce qu’on ne pouvait pas faire entrer dans la théorie du choix rationnel, du moins dans l’état actuel de la recherche  »2. À présent, nous disposons au contraire d’une «  théorie positive de l’irrationalité  »3 tout entière consacrée à l’étude de ces phénomènes qui semble en mesure de les expliquer et même d’établir certaines prédictions. Nous savons notamment qu’il existe toute une panoplie d’«  illusions cognitives  » (cognitive illusions) qui biaisent nos jugements et qui engendrent des croyances irrationnelles sans que nous nous en rendions compte4.

1 Pour une analyse critique de cette présupposition, voir Elster, L’irrationalité, Paris, Seuil, 2010, ch. 2  ; et aussi D. Fisette et P. Poirier, Philosophie de l’esprit, Paris, Vrin, p. 220-221.

2 Elster, L’irrationalité, op. cit., p. 10.

3 Ibid.

4 Pour une revue, voir Pohl (éd.), Cognitive Illusions, New York, Psychology Press, 2004.

[p. 165-177] Vasco CORREIA Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 3: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 3

Dans cet article j’examine les effets des deux principaux types d’illusions cognitives susceptibles d’affecter nos jugements  : les «  biais motivationnels  », d’une part, qui résultent de l’influence des émotions sur nos processus cognitifs, et les «  biais cognitifs  », d’autre part, qui dérivent de la manière même dont nos facultés cognitives se trouvent structurées. Je commence par passer en revue une série d’études empiriques démontrant les effets de ces biais sur nos jugements, en m’efforçant de mettre en lumière les mécanismes inconscients qui leur sont sous-jacents  : collecte de données sélective, interprétation biaisée des données, inférences fallacieuses, mémoire sélective, effet d’ancrage,  etc. Bien que ces biais puissent parfois motiver des attitudes adaptatives, c’est-à-dire susceptibles de promouvoir l’intérêt du sujet5, il va sans dire qu’ils conduisent le plus souvent à un ensemble d’attitudes irrationnelles tenues pour indésirables  : optimisme excessif, préjugés, rationalisation, superstition, acrasie, duperie de soi, prise de risque injustifiée, prise des désirs pour des réalités,  etc.

5 Voir à ce sujet l’éclairant article de R. McKay et D. Dennett, «  The Evolution of Misbelief  », Behavioral and Brain Sciences, 32, 2011, p. 493-561.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 4: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 4

Dans la mesure où ces biais de jugement sont à la fois involontaires et inconscients6, les efforts délibérés pour observer les règles du raisonnement logique et les règles de la décision rationnelle – si bien intentionnés soient-ils – s’avèrent souvent insuffisants. Un juge qui examine un dossier de violence conjugale, par exemple, peut être biaisé par ses émotions aussi bien au niveau de l’analyse de l’information disponible qu’au niveau de l’interprétation de cette information sans s’en rendre compte, et parvenir ainsi à un verdict inéquitable en dépit de son souci d’impartialité. Il en ressort, comme le souligne Thagard, que «  la rationalité n’est pas simplement une question d’employer de bons arguments et d’éviter des arguments fallacieux, il s’agit aussi d’adopter des modèles de raisonnement et de comportement capables d’optimiser les buts légitimes concernant ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire  »7. Cette difficulté est aggravée par le fait que les sujets tendent souvent à rationaliser inconsciemment leurs attitudes irrationnelles, c’est-à-dire à fournir des justifications apparemment acceptables de croyances ou décisions qui dérivent en réalité de motifs moins acceptables (désirs, anxiété, émotions). Certains auteurs parlent en ce sens d’une «  illusion d’objectivité  », puisque, sous ces conditions, le biais du jugement s’effectue au prix d’une légitimation prétendument rationnelle de l’irrationalité8.

6 Cf. Pohl (éd.), Cognitive Illusions, op. cit., p. 2  ; B. Mercier et D. Sperber, «  Why do humans reason  ?  », Behavioral and Brain Sciences, 34, 2011, p. 58.

7 R. Thagard, «  Critical thinking and informal logic  », Informal Logic, 31, 3, 2011, p. 156.

8 Cf. Z. Kunda, «  The Case for Motivated Reasoning  », Psychological Bulletin, 108, 1990, p.  480.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 5: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 5

Il serait tentant d’en conclure que les individus ne sont pas responsables de leurs attitudes irrationnelles, et qu’on peut être « victime » d’une illusion cognitive au même titre qu’on peut attraper un rhume. L’hypothèse ici soutenue, toutefois, est que nous sommes en grande partie responsables de l’irrationalité de nos jugements, dans la mesure où nous avons un certain contrôle sur les processus cognitifs qui sont à l’œuvre dans le processus de formation du jugement. Engel insiste aussi sur ce point :

«  Nous ne sommes responsables ni des conditions de formation [de nos croyances] (perception, inférence, ouï-dire), qui sont des conditions naturelles dont l’étude incombe à la psychologie, ni des normes qui les gouvernent. Mais nous sommes responsables de la manière dont nous conformons nos croyances à des normes.  »9

9 P. Engel, «  Sommes-nous responsables de nos croyances  ?  », in Y. Michaux (éd.) Qu’est-ce que la culture  ?, UTLS, vol. 6, Paris, O. Jacob, 2001, p. 438.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 6: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 6

Ce point de vue s’inscrit dans le sillage des réflexions récentes sur le thème de la responsabilité épistémique, dont la tradition remonte au texte fondateur de Clifford, intitulé précisément «  L’éthique de la croyance  »10. Dans la dernière section de cet article, je décris ce que qu’on pourrait appeler des stratégies de contrôle épistémique, qui sont autant de mesures destinées à contrecarrer l’impact des illusions cognitives sur la rationalité de nos jugements et, indirectement, sur la rationalité de nos décisions.

10 W. Clifford, «  The Ethics of Belief  », in The Ethics of Belief and Other Essays, Londres, Watts and Co., 1947, p. 70-96.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 7: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 7

I. — LES BIAIS MOTIVATIONNELS

La pléthore d’études empiriques menées par les psychologues depuis la fin des années 1960 sur l’influence des émotions sur le jugement n’a pas fait que confirmer ce que les philosophes et les romanciers ont toujours souligné – à savoir, que «  nous croyons volontiers ce qui nous arrange  » (quod volumus, facile credimus), que «  l’esprit est toujours la dupe du cœur  »11 et qu’il vaut mieux «  garder la tête froide  » pour bien juger. En réalité, ces études ont révélé non seulement que les émotions affectent nos jugements et nos raisonnements, mais aussi comment ce phénomène se produit et à quel point nous en subissons les effets. Les psychologues étudient aujourd’hui des dizaines d’illusions cognitives distinctes, et il semblerait que nous sommes tous plus ou moins victimes des biais de jugement qui en résultent, nonobstant le fait que l’un des biais les plus communs, ironiquement, consiste justement à croire que nous sommes moins tendancieux que les autres individus12. D’après la conception motivationnelle de l’irrationalité, ces biais tendent à se produire lorsqu’une certaine émotion affecte le traitement de l’information. Si, par exemple, le désir que p soit le cas est considérable, l’attention aux données pertinentes risque d’être sélective et l’interprétation de ces données risque d’être biaisée, conduisant ainsi à la formation de la croyance irrationnelle que p (ou au renforcement irrationnel de la croyance préalable que p)13.

11 La Rochefoucauld, Réflexions morales, maxime 102.

12 Cf. E. Pronin, T. Gilovitch, et L. Ross, «  Objectivity in the eye of the beholder  », Psychological Review 111, 2004, p. 781-799.

13 Cf. Z. Kunda, «  The Case for Motivated Reasoning  », Psychological Bulletin 108, 1990, p.  480  ; et aussi A. Mele, Irrationality, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 144-145.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 8: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 8

Cet aspect est particulièrement évident dans le cas du «  biais de confirmation  » (confirmation bias), qui constitue selon Baron «  le biais le plus important concernant le raisonnement sur les croyances de tous les types  »14, et que l’on peut définir comme la tendance à privilégier l’information qui confirme ce que l’on croit déjà, et, réciproquement, à négliger l’information qui semble contredire ce que l’on croit. Ce biais tend à se produire parce que beaucoup de nos croyances se trouvent associées à certaines émotions et valeurs, et que la remise en question de ces croyances entraîne en général une résistance psychologique. Comme l’observent Oswald et Grosjean, «  cette tendance existe […] parce que la possibilité de rejeter l’hypothèse [en question] suscite de l’anxiété ou d’autres émotions négatives  »15. Par exemple, le chercheur partisan de l’hypothèse du réchauffement climatique risque de consacrer davantage de temps et d’attention à la lecture d’études scientifiques qui confirment cette hypothèse qu’à la lecture d’études susceptibles de l’infirmer. D’après Mercier et Sperber, nous succombons souvent au biais de confirmation parce qu’il nous aide à «  concevoir et à évaluer des arguments qui sont censés persuader  »16. Le désir de préserver notre système de croyances et d’anticiper pro-activement de potentiels contre-arguments nous conduit subrepticement à chercher des arguments susceptibles de renforcer encore davantage ce que nous croyons déjà. Ce biais permet de comprendre la persistance étonnante des préjugés et des superstitions en face des arguments les plus rationnels. Mais il explique aussi le caractère tendancieux de beaucoup de recherches théoriques, car dans un premier temps le chercheur s’intéressera en

14 J. Baron, Thinking and Deciding, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 280.

15 M. Oswald et S. Grosjean, «  Confirmation bias  », in Pohl (éd.), Cognitive Illusions, Hove, New York, Psychology Press, 2004, p. 81.

16 B. Mercier et D. Sperber, «  Why do humans reason  ? Arguments for an argumentative theory  », op. cit., p. 57.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 9: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 9

priorité aux éléments qui confirment son hypothèse, et guère à ceux qui semblent l’infirmer17.

17 Cf. J. Beattie, J. Baron, «  Confirmation and Matching Biases in Hypothesis Testing  », Quarterly Journal of Experimental Psychology, 40A, 1988, p. 269-297.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 10: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 10

Un autre groupe important de biais motivationnels est constitué par ce que l’on appelle les «  illusions d’autocomplaisance  » (self-serving illusions), qui se traduisent d’une manière ou d’une autre par une mise en valeur injustifiée de ses propres intérêts ou de sa propre personne18. Dans le cas de l’illusion de supériorité, par exemple, les études empiriques révèlent que la plupart des sujets ont tendance à surestimer leurs qualités positives et à sous-estimer leurs défauts par rapport à autrui. Gilovich rapporte une étude qui illustre bien ce phénomène  :

18 Cf. D. Miller et M. Ross, «  Self-Serving Biases in the Attribution of Causality  : Fact or Fiction  ?  », Psychological Bulletin, 82, 1975, p. 213-225.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 11: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 11

«  Un sondage d’un million de lycéens en dernière année a révélé que 70  % considéraient qu’ils étaient meilleurs que la moyenne en termes de capacité de leadership, et que seulement 2  % considéraient qu’ils étaient en dessous de la moyenne. En ce qui concerne l’aptitude à être sociable, tous les étudiants pensaient qu’ils étaient au-dessus de la moyenne, 60  % pensaient qu’ils étaient dans le top 10  %, et 25  % pensaient qu’ils étaient dans le top 1  %  ! Par crainte qu’on ne puisse penser que ces autoévaluations infatuées se produisent uniquement dans les esprits immatures des lycéens, il convient aussi de rappeler qu’un sondage réalisé auprès des professeurs d’université a révélé que 94  % d’entre eux considéraient qu’ils étaient meilleurs dans leur métier que la moyenne de leurs collègues  »19.

19 T. Gilovich, How We Know What Isn’t So, New York, The Free Press, 1991, p. 77.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 12: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 12

De façon similaire, d’autres études ont montré que la plupart des individus se considèrent plus heureux, plus intelligent, meilleur au volant et plus justes que la moyenne des autres individus20. Ainsi que Mckay et Dennett le font remarquer, «  la plupart des individus se voient comme meilleurs que la moyenne dans presque toutes les dimensions de ce qui semble désirable à la fois subjectivement et socialement  »21. Bien que certains chercheurs considèrent que ces «  illusions positives  » peuvent être bénéfiques, pour autant qu’elles contribuent au bien-être, à la santé mentale et à la motivation des individus22, il va sans dire qu’elles semblent aussi limiter notre capacité à être judicieux et objectifs lorsque nos intérêts se trouvent en jeu.

20 Ibid.

21 R. McKay et D. Dennett, «  The Evolution of Misbelief  », Behavioral and Brain Sciences 32, 2011, p. 505.

22 Cf. S. Taylor et J. Brown, «  Illusion and Well-Being  », Psychological Bulletin, 103, 2, 1989, p. 193-210.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 13: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 13

Cette propension à croire ce que l’on désire devient autrement plus insidieuse et difficile à détecter lorsqu’elle se fait accompagner d’un processus de rationalisation, qui consiste à justifier une attitude irrationnelle en invoquant de «  bonnes  » raisons, plutôt que la raison véritable. Contrairement à d’autres mécanismes irrationnels, comme par exemple le déni, la rationalisation semble requérir un véritable effort d’élaboration sur le plan épistémique. L’effet des émotions sur les facultés cognitives ne se restreint pas ici au simple détournement de certaines réalités  : encore faut-il trouver des justifications prétendument rationnelles de la croyance que l’on cherche inconsciemment à promouvoir. Kunda note à ce propos  : «  Il existe des preuves considérables du fait que les individus arrivent plus facilement aux conclusions qu’ils aimeraient établir, mais leur aptitude à faire cela dépend de leur aptitude à construire des justifications apparemment raisonnables de ces conclusions  »23. L’avantage de ce mécanisme de défense est qu’il entraîne une illusion d’objectivité doublement rassurante  : d’un côté, le sujet croit ce qu’il désire uniquement parce qu’il le désire, mais, d’un autre côté, il est persuadé que cette croyance se fonde sur une réflexion rationnelle. Mais tel est aussi le grand inconvénient de ce mécanisme, comme le souligne Twerski  : «  Dans la mesure où les rationalisations paraissent raisonnables, elles sont très illusoires et n’importe qui peut en être dupe  »24.

23 Z. Kunda, «  The Case for Motivated Reasoning  », Psychological Bulletin 108, 1990, p.  480.

24 A. Twerski, Addictive Thinking, Center City, Minnesota, Hazelden, 1997, p. 45.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 14: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 14

II. — LES BIAIS COGNITIFS

Outre les biais de jugement motivationnels, qui dérivent de l’influence des émotions sur les processus cognitifs, il existe aussi toute une panoplie de biais cognitifs, qui dérivent de la manière même dont nos facultés cognitives se trouvent structurées25. Certains auteurs parlent en ce sens d’irrationalité non motivée (ou «  froide  »), par contraste avec le phénomène d’irrationalité motivée (ou «  chaude  ») que nous venons d’examiner26. La question de savoir lequel de ces deux types d’irrationalité est le plus fréquent continue de faire débat entre les chercheurs et se trouve au départ de ce qu’on appelle la «  querelle de la rationalité  »27. Tandis que certains minimisent l’importance des cas d’irrationalité «  froide  », arguant qu’il s’agit là de simples erreurs inférentielles dues à des fautes d’inattention ou à la paresse mentale, d’autres, dont Nisbett et Ross, pensent au contraire que «  les erreurs inférentielles et de jugement découlent avant tout de sources non motivationnelles  »28. Toujours est-il que les premiers travaux empiriques démontrant l’existence de ce phénomène datent de la fin des années 1960, pour l’essentiel sous l’impulsion de Kahneman et Tversky, et il a fallu attendre le début des années 1980 pour voir paraître des présentations unifiées de ces résultats, avec la publication par Nisbett et Ross de l’ouvrage Human

25 Sur les causes des biais cognitifs, voir le récent ouvrage de D. Kahneman, Thinking, Fast and Slow, London, New York, Penguin Books, 2011.

26 Cf. D. Pears, Motivated irrationality, Oxford University Press, Oxford, 1984, p. 6.

27 Voir par exemple R. De Sousa, Évolution et rationalité, PUF, Paris, 2004, p. 128  ; et aussi Z. Kunda, «  The Case for Motivated Reasoning  », op. cit, p. 480.

28 R. Nisbett et L. Ross, Human Inference, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1980, p. 12.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 15: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 15

Inference (1980), et la publication par Kahneman, Tversky et Slovic de Judgment under Uncertainty (1982)29. Dans leur ensemble, ces études démontrent que nous sommes systématiquement victimes d’illusions cognitives, en particulier lorsque les conditions de réflexion ne sont pas optimales, et que ces illusions compromettent à plusieurs niveaux la rationalité de nos jugements et de nos prises de décision.

29 Cf. R. Nisbett et L. Ross, op. cit.  ; et D. Kahneman, P. Slovic et A. Tversky (éds.), Judgment under Uncertainty, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 16: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 16

Kahneman et Tversky insistent en particulier sur le rôle joué par deux types d’illusions cognitives dans nos erreurs de jugement et de raisonnement. La première, qu’ils nomment l’«  heuristique de disponibilité  » (availability heuristic), consiste à évaluer la fréquence d’un événement ou la probabilité de son avènement futur sur la base de «  la facilité avec laquelle les associations ou les instances [s’y rapportant] nous viennent à l’esprit  »30. Au lieu de nous appuyer sur des éléments statistiques objectifs, nous nous fions trop souvent au caractère plus ou moins accessible de l’information. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsqu’un individu prétend que la cigarette ne nuit pas à la santé en invoquant le cas d’un grand père centenaire qui fuma deux paquets par jour depuis l’adolescence. Il est évident que le cas de ce grand-père chanceux ne saurait infirmer la norme statistique, qui confirme que les grands fumeurs ont une espérance de vie plus courte en moyenne que les non-fumeurs. De même, lorsqu’on parie sur une équipe en prenant en considération le nombre de joueurs-vedettes qui en font partie, plutôt que les résultats de cette équipe dans le passé, on adopte un raccourci très peu fiable. En dépit de cela, et même lorsque confrontés à la faillibilité de leur méthode intuitive, beaucoup de sujets persistent à y faire confiance et à réitérer ces erreurs. Ce type de raisonnement semble conduire également à ce qu’on appelle le biais de «  corrélation illusoire  » (illusory correlation), qui consiste à voir des rapports de corrélation entre des événements qui sont en fait indépendants du point de vue causal. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on s’exclame avec indignation  : «  La police n’est jamais là quand on en a besoin  !  », sous-entendant par là qu’il existe un certain rapport entre l’occurrence des délits et l’absence de la police. Pourtant, cette impression n’a le plus souvent aucun fondement objectif, mais découle simplement du fait que la probabilité de trouver un gardien de la paix au coin de la rue au moment même où le délit vient d’être commis est très réduite.

30 A. Tversky et D. Kahneman, «  Availability  : A Heuristic for Judging Frequency and Probability  », Cognitive Psychology, 5, 1973, p. 208.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 17: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 17

La deuxième illusion cognitive mise en évidence par Kahneman et Tversky est ce qu’ils appellent l’«  heuristique de représentativité  » (representativeness heuristic), qui consiste à baser son jugement sur des rapports de similarité entre les objets, plutôt que sur les données objectives et les règles de probabilité connues de tous. Il existe plusieurs sous-espèces de cette heuristique. Le cas le plus paradigmatique est peut-être le «  sophisme du joueur  » (gambler’s fallacy), qui consiste à croire que les événements aléatoires futurs peuvent être influencés par les événements aléatoires passés. Par exemple, si le rouge est sorti plusieurs fois de suite à la roulette, les joueurs tendent à parier sur le noir, ce qui laisse supposer qu’ils tiennent cette possibilité pour plus probable31. Pourtant, quels qu’aient été les résultats précédents de la série, il va de soi que la probabilité de chaque nouveau résultat demeure toujours identique à 1/2, ce qu’aucun joueur n’ignore pourtant. Un autre exemple classique du phénomène de représentativité est le «  sophisme de la conjonction  » (conjunction fallacy), qui consiste à présumer que la conjonction de deux événements peut être plus probable qu’un seul de ces événements32. On donne d’abord aux sujets la description stéréotypée d’une personne, par exemple  : Linda est une célibataire de 31 ans, franche et intelligente, diplômée en sciences humaines, très concernée par les questions de discrimination raciale et de justice sociale, et ainsi de suite. Ensuite on invite les sujets à déterminer laquelle des deux possibilités est la plus probable  : (A) Linda est guichetière dans une banque  ; (B) Linda est guichetière dans une banque  et militante féministe. Étonnamment, 85  % des sujets ont répondu que (B) est plus probable, alors que les règles de probabilité établissent que la conjonction de deux événements ne peut jamais être plus probable qu’un seul de ces événements. Là encore, il

31 A. Tversky et D. Kahneman, «  Reverse-induced reversals of preference in gambling  », Journal of Experimental Psychology, 101, 1973, p. 16-20.

32 Cf. A. Tversky et D. Kahneman, «  Extensional versus Intuitive reasoning  : the Conjunction Fallacy  », Psychological Review, 90, 1983, p. 293-315.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 18: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 18

semble que nos intuitions spontanées s’imposent au détriment des normes objectives.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 19: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 19

Certains auteurs soutiennent que ces illusions cognitives dérivent de mécanismes de raisonnement qui peuvent s’avérer avantageux du point de vue évolutif, dans la mesure où ils semblent permettre de résoudre des problèmes complexes assez rapidement sous des contraintes de temps et d’information33. En outre, on a aussi pu suggérer qu’un certain nombre de biais, comme par exemple les illusions d’autocomplaisance et les biais d’optimisme injustifié, tendent à promouvoir la motivation, l’humeur et même la productivité des individus34.

33 Voir en particulier G. Gigerenzer, Rationality for Mortals. New York, Oxford University Press, 2008  ; et R. McKay et D. Dennett, «  The Evolution of Misbelief  », Behavioral and Brain Sciences, 32, 2009, p. 493-561.

34 Cf. S. Taylor et J. Brown, «  Illusion and Well-Being  », Psychological Bulletin, 103, 2, 1989, p. 193-210.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 20: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 20

Cela dit, il va de soi que les illusions cognitives peuvent aussi motiver des attitudes irrationnelles indésirables, comme par exemple la duperie de soi, la rationalisation, la prise des désirs pour des réalités, le déni, la superstition et les préjugés35. Par ailleurs, certains biais tendent à aggraver le phénomène de «  polarisation des opinions  », car ils perturbent à tel point le processus de recherche et d’interprétation de l’information que les écarts entre les opinions tendent à se creuser encore davantage36. Il faut aussi remarquer que les biais de jugement rendent les individus plus vulnérables vis-à-vis des stratégies fallacieuses de persuasion, étant donné que les manipulateurs et les propagandistes peuvent aisément tirer parti des faiblesses cognitives des auditeurs. Et réciproquement, celui qui persuade peut être lui-même victime d’un biais cognitif et recourir à une stratégie illégitime de persuasion sans même s’en rendre compte, vu que ces biais sont en général involontaires. Comme le font remarquer Joule et Beauvois, la manipulation «  n’[est] pas, comme on le prétend trop souvent, confinée aux pratiques les plus sournoises d’individus peu fréquentables […] Tout un chacun [la] pratique, plus ou moins consciemment, dans la vie de tous les jours, qu’il soit vendeur, pédagogue, parent, militant, chef ou mendiant  »37. Enfin, il faut souligner que les déformations du jugement entraînent souvent des répercussions indirectes sur le plan de la prise de décision, aussi bien individuellement que collectivement, dans la mesure où nos décisions se fondent en principe sur des jugements évaluatifs. L’irrationalité cognitive se trouve ainsi au départ de beaucoup de cas d’irrationalité pratique  : actions acratiques, procrastination, rationalisation post-décisionnelle, illusion de contrôle, « 

35 Cf. D. Dunning, S. Heath et J. Suls, «  Flawed self-assessment  », Psychological Science in the Public Interest, 5, 2004, p. 69-106.

36 Cf. C. Lord, L. Ross et M. Lepper, «  Biased assimilation and attitude polarization  », Journal of Personality and Social Psychology, 37, 11, 1979, p. 2098 – 2109.

37 R. Joule et J. Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p. 18.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 21: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 21

instinct de troupeau  » (herd instinct), «  dépense gâchée  » (sunk cost),  etc. Par conséquent, même en admettant que les illusions cognitives peuvent s’avérer avantageuses du point de vue évolutif, il n’en reste pas moins qu’elles demeurent contre-productives du point de vue de l’optimisation de l’intérêt de l’agent.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 22: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 22

IV. — LES STRATÉGIES DE CONTRÔLE ÉPISTÉMIQUE

Bien que les biais cognitifs et motivationnels se produisent en général de façon non intentionnelle, nous ne sommes pas pour autant de simples victimes de nos illusions. En réalité, il semble légitime de considérer que nous sommes dans une certaine mesure responsables de nos attitudes irrationnelles, dans la mesure où nous avons la possibilité – et peut-être le devoir – d’adopter un certain nombre de stratégies de contrôle épistémique dans le but de neutraliser les effets de ces biais sur nos jugements et nos choix38. Depuis une trentaine d’années, cette hypothèse s’est développée sous la plume des théoriciens de l’«  Éthique de la croyance  » (Ethics of belief) et de l’«  Épistémologie des vertus  » (Virtue epistemology), qui ont su mettre en évidence non seulement la part de responsabilité que nous avons à l’égard de nos défaillances cognitives, mais aussi un ensemble de mesures de «  débiaisement  » (debiasing) que nous pouvons prendre afin de les contrecarrer.

38 Certains auteurs parlent en ce sens d’«  autocontrôle épistémique  » (epistemic self-control). Cf. J. Adler, Belief’s Own Ethics, Cambridge, Bradford, MIT, 2002  ; R. Audi, «  The ethics of belief  », Synthese, 161, 2008, p. 403-418  ; et A. Mele, Autonomous Agents, Oxford, Oxford University Press, 2001.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 23: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 23

En premier lieu, il semblerait que la conscience même de ce type de phénomène puisse contribuer à rendre les sujets plus vigilants face à leurs tendances irrationnelles, et par conséquent moins susceptibles de s’en trouver affectés. Comme l’observe Thagard, ceux qui reconnaissent la faillibilité des processus cognitifs sous-jacents à la formation du jugement sont mieux à même d’assurer la rationalité de leurs attitudes  : «  La pensée critique requiert une volonté de se servir de ce que l’on sait des processus mentaux et cognitifs dans le but d’améliorer les inférences ayant égard à ce qu’il faut croire ou ce qu’il faut faire  »39. Ainsi, par exemple, un juge qui craint d’être biaisé dans l’examen d’un dossier sensible peut se forcer à prendre en considération toutes les pièces du dossier avant de parvenir à un verdict, afin d’éviter le biais de confirmation, qui consiste justement à négliger inconsciemment l’information indésirable. Mele envisage un autre cas de ce type  : «  Considérez le biais de vivacité de l’information [vividness of information] […] Les personnes conscientes de ce biais peuvent s’efforcer d’en demeurer vigilantes lors de décisions importantes, et même parfois émettre des rappels pertinents et salutaires dans les moments critiques  »40.

39 R. Thagard, «  Critical thinking and informal logic  », Informal Logic, 31, 3, 2011, p. 152-170.

40 A. Mele, op. cit., p. 99.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 24: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 24

En second lieu, d’aucuns soutiennent qu’une certaine connaissance des règles de la pensée formelle (logique, probabilité, argumentation) peut contribuer de façon considérable à atténuer les effets des illusions cognitives. Cette idée remonte au moins à la fameuse remarque de Mander sur la pensée droite en tant que compétence  :

«  Penser requiert des compétences. Il est faux de dire que nous sommes naturellement dotés de l’aptitude à penser clairement et logiquement […] Ceux dont l’esprit n’est pas entraîné ne devraient pas s’attendre à penser clairement et logiquement, pas plus que ceux qui n’ont jamais appris ou pratiqué la menuiserie, le golf, le bridge ou le piano ne devraient s’attendre à le faire correctement  »41.

41 A. Mander, Logic for the Millions, Michigan, Philosophical Library, 1947, p. 1.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 25: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 25

D. Walton, Fundamentals of critical argumentation, Cambridge, Cambridge University Press, p. 227-228.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 26: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 26

Une reconstitution récente du fameux «  Problème de Linda  » semble confirmer cette hypothèse. Tversky et Kahneman ont soumis le test de la règle de conjonction à un ensemble d’étudiants ayant suivi des cours de statistique et de logique, et ont pu constater que seulement 36  % d’entre eux ont commis le «  sophisme de la conjonction  » (et non plus 85  %, comme dans la première étude)42. Ceci semble indiquer que, du moins dans certains cas, l’apprentissage de compétences inférentielles peut servir de sauvegarde contre les biais de la pensée intuitive. D’après les théoriciens de l’argumentation, la connaissance des règles de raisonnement est requise également pour les besoins de la «  reconstruction analytique  » des arguments, moyennant laquelle chacun doit pouvoir analyser les éléments fondamentaux de son discours. Walton observe que cette tâche permet à son tour de neutraliser certains biais, dans la mesure où elle a vocation à rendre explicites les présuppositions non conscientes du sujet  : «  Un biais peut se trouver dissimulé non seulement parce que les mots employés dans la formulation de l’hypothèse sont chargés d’émotion, mais aussi parce que l’hypothèse n’est pas explicitement formulée, seulement présumée par ce qui n’est pas dit  »43.

Cela ne veut pas dire, toutefois, que les compétences inférentielles suffisent à elles seules pour assurer la rationalité de nos attitudes. Loin s’en faut  : comme Paul le fait remarquer, «  on peut développer des compétences considérables du point de vue de l’analyse et de la construction des arguments sans jamais vraiment les appliquer de manière autocritique à ses propres croyances, valeurs et convictions  »44. C’est la raison pour

42 Cf. A. Tversky et D. Kahneman, «  Extensional versus intuitive reasoning  », in J. Adler et L. Rips (éds.) Reasoning, Cambridge  : Cambridge University Press, 2008, p. 114-135.

43

44 W. Paul, «  Critical thinking in the strong sense and the role of argumentation in everyday life  », in Eemeren, Grootendorst, Blair et Willard (éds.), Argumentation, Dordrecht, Foris Publications, 1986, p. 379.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 27: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 27

laquelle certains auteurs maintiennent que la rationalité de nos croyances et de nos choix doit reposer, non tant sur les «  compétences déductives  » (deductive skills) des sujets, mais davantage sur leurs «  vertus épistémiques  » (epistemic virtues), c’est-à-dire l’ensemble dispositions et de bonnes habitudes susceptibles de promouvoir le raisonnement rationnel (l’ouverture d’esprit, l’honnêteté intellectuelle, la persévérance, la modestie intellectuelle, l’esprit de rigueur, la minutie,  etc.)45. L’avantage de développer ce type de vertus, par contraste avec l’effort intentionnel pour demeurer impartial, est que ces vertus tendent à devenir une sorte de «  seconde nature  »46 qui nous permet de raisonner et de juger rationnellement presque sans effort.

45 Cf. P. Foot, Virtues and Vices. Oxford, Blackwell, 1978  ; et Zagzebski, Virtues of the Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

46 Montaigne, Essais, Paris, Seuil, 1967, livre III, chap. 10, p. 407  ; et G. Ryle, The Concept of Mind, Penguin Books, 1949, p. 42.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 28: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 28

Une quatrième stratégie de contrôle épistémique consiste à s’efforcer de considérer l’opposé du point de vue que l’on soutient, autrement dit à «  jouer l’avocat du diable  », de façon à contrecarrer les biais de confirmation, d’autocomplaisance et d’optimisme excessif. Comme l’observe Larrick, «  cette stratégie est efficace parce qu’elle contrebalance directement le problème de base des processus fondés sur l’association – un échantillon trop restreint de données – en élargissant l’échantillon et en le rendant plus représentatif  »47. Concrètement, cela revient à s’efforcer d’examiner (et de réfuter méthodiquement) l’ensemble d’objections pertinentes auxquelles se heurte le point de vue qu’il nous arrive de soutenir. D’après Johnson, il s’agit là non seulement d’une stratégie susceptible de consolider la rationalité de nos arguments, mais d’une véritable «  obligation  » que les sujets doivent remplir afin de promouvoir l’impartialité de leurs attitudes dans un débat48. Même en l’absence d’un réel opposant, l’analyse des objections potentielles demeure un devoir épistémique, dans la mesure où il ne s’agit pas simplement de tester la force persuasive d’un argument, mais bel et bien d’assurer autant que possible son impartialité.

47 R. Larrick, «  Debiasing  », in Koehler et Harvey (éds.), Blackwell Handbook of Judgment and Decision Making, Blackwell Publishing, Wiley, 2004, p. 323.

48 R. Johnson, Manifest Rationality, Mahwah, New Jersey, Lawrence Erlbaum, 2000, p. 165.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 29: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 29

Enfin, les sujets désireux de promouvoir la rationalité de leurs jugements peuvent adopter des stratégies dites d’«  engagement préalable  », que l’on peut définir comme l’ensemble de contraintes que l’on impose à soi-même dans le but d’éviter des attitudes irrationnelles prévisibles49. Par exemple, un philosophe qui s’apprête à publier un essai sur la discrimination des minorités dans les médias et qui craint d’être biaisé dans certaines de ses analyses, étant lui-même issu d’une minorité ethnique, peut recourir à ce type de stratégie lors de la révision finale de son texte, que ce soit en s’assurant qu’il n’a pas négligé de prendre en considération des sources défavorables pertinentes, que ce soit en demandant à un collègue de l’aider à détecter de potentiels biais de jugement, que ce soit en se forçant à examiner les hypothèses opposées, ou même en révisant les critiques qu’il adresse à ces hypothèses, afin de s’assurer qu’elles ne comportent rien d’inexact ou de caricatural. L’avantage de ces techniques intuitives de débiaisement est que chacun est libre de concevoir et d’adopter celles qui lui conviennent le mieux, en fonction du type de biais qui a tendance à l’affecter davantage.

49 Cf. J. Elster, Agir contre soi, Odile Jacob, Paris, 2007, p. 79.

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)

Page 30: Eprit Coreia boudon bourdieu

L' IRRATIONALITÉ (EST) NATURELLE   ? 30

CONCLUSION

Cet article visait à élucider les effets des illusions cognitives sur les jugements et les décisions. Dans leur ensemble, les travaux des psychologues permettent de prendre la mesure de la fréquence et de la diversité de ces phénomènes irrationnels, qui résultent de mécanismes sub-intentionnels qui affectent les processus doxastiques et inférentiels. Même s’il n’est pas exclu que certains de ces biais puissent s’avérer adaptatifs lorsqu’il faut parvenir à un jugement sous des contraintes de temps et d’information, nous avons vu qu’ils conduisent à la formation de croyances irrationnelles, aggravent le phénomène de polarisation des opinions, engendrent toute sorte de préjugés et superstitions, et entraînent des actions contraires à l’intérêt de l’agent. Nous avons cependant la possibilité, voire même le devoir de recourir à des stratégies de contrôle épistémique susceptibles de neutraliser, ou du moins d’atténuer autant que possible les effets de ces biais sur nos jugements. Dans la mesure où les illusions cognitives affectent nos aptitudes doxastiques et inférentielles de façon insidieuse, sans que nous nous en rendions compte, les théories de la rationalité ne peuvent pas se contenter d’établir les normes idéales de la pensée et de la décision rationnelles  : encore faut-il s’enquérir sur les moyens indirects de faire en sorte que nos attitudes se trouvent effectivement en conformité avec ces normes dans les contextes concrets de raisonnement. Tel est précisément le dessein des stratégies de contrôle épistémique ici décrites, dont la liste n’est évidemment pas exhaustive.

[email protected]

[p. 165-177] Vasco CORREIA

Arch. phil. droit 55 (2012)