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EP.S INTERROGE ALAIN BERTH À propos du sens du mouvement Le « sens du mouvement » est une expression que pédagogues et entraîneurs utilisent depuis des années pour expliquer la réussite de certains de leurs élèves et athlètes. Mais ce n'est certainement pas à cet empirisme que se réfère le titre de votre livre. Pourriez- vous préciser le choix de cette expression lorsque l'on sait que le mot « sens » peut indiquer un capteur sensoriel spécialisé, une direction, et enfin une signification ? L'utilisation par les entraîneurs et pédagogues de l'expression « sens du mouvement » ne relève peut-être pas d'un empirisme mais d'une forme de connaissance riche que Pierre Bourdieu appelle la « connaissance pratique ». Pour avoir souvent discuté avec des spor- tifs il me semble qu'ils ont du mou- vement une compréhension très approfondie. Rappelez vous que Bernstein qui fut un des maîtres de- là physiologie moderne en Russie enseigna la physiologie du sport. Le sens du mouvement, ce « sixième sens », n'est pas lié à un seul capteur sensoriel comme la vision, l'audition, le toucher, le goût, l'olfaction. Pour mieux le comprendre je propose trois idées. D'abord nous avons beaucoup plus que les « cinq sens » que s'obstinent à décrire manuels scolaires, émissions de télévi- sion, articles de presse. Les cap- teurs musculaires et articulaires mesurent les mouvements des parties du corps et donnent le « sens de la position » et de la I vitesse des gestes. Les cap- teurs de force dans les articu- lations donnent le sens de la ; force, la combinaison de leurs messages avec les commandes motrices don- nent le « sens de l'effort ». Les capteurs vestibulaires donnent la mesure des mouvements de la tète grâce aux canaux semi-circulaires qui mesurent les rotations et aux otolithes qui mesurent les transla- tions et l'inclinaison de la tête par rapport à la gravité. La vision elle- même participe à la mesure du mouvement. Penchez-vous sur un pont au-dessus d'une rivière, vous aurez l'impression d'avancer : la vision mesure le mouvement du corps propre, c'est la sensation que nous appelons « vection ». C'est la coopération de tous ces capteurs qui constitue le « sens du mouvement ». Ou plutôt l'inter- prétation que le cerveau fait de leurs messages en fonction des buts qu'il donne à son action. La deuxième utilisation du mot sens est effectivement une direc- tion, une orientation. On parle du « sens de l'orientation », par exemple le « sens de la verticale » qui est fondamental pour coordon- ner les mouvements. Il est lié à la coopération de la vision, des cap- teurs vestibulaires qui détectent la gravité, des informations tactiles de la plante des pieds, ainsi que de connaissances internes que le cer- veau a de la direction de l'axe du corps. Les astronautes par exemple, qui ne disposent plus de la verticale gravitaire, utilisent à la fois la vision et cette verticale cor- porelle pour s'orienter. Le cerveau peut choisir l'information la plus appropriée pour leur indiquer la direction du corps dans l'espace. Le sens du mouvement implique donc aussi la connaissance de la direction du corps et du mouve- ment dans l'espace. La troisième idée vient du fait que chaque mouvement est lié à une action qui a un but, il a une signifi- cation, un « sens ». Le mouvement est toujours expression d'une intention. Chaque geste, même le geste sportif, est chargé de signifi- cation, il exprime, en plus du désir d'aller plus loin, plus haut, plus vite, celui de gagner sur les autres, il cherche à être efficace mais obéit à des règles chargées de culture, d'histoire, de traditions. Il peut aussi, même inconsciemment, exprimer des émotions ou déguiser des intentions : au judo les pos- tures sont à la fois efficaces et expriment la menace, au fleuret la feinte dissimule l'attaque, etc... Chaque mouvement est un signe. Chaque culture interprète d'ailleurs ces signes à sa façon. Dans les jeux collectifs comme le basket et le football beaucoup de mouvements sont des signes qu'échangent les joueurs, un véri- table langage. Si les pédagogues du sport lient le sens du mouve- ment au succès des athlètes c'est qu'ils en ont compris l'importance, la complexité, la profondeur. La notion de schéma corporel a souvent été utilisée par les professeurs d'EPS et les psy- chomotriciens. Vous apportez la preuve que cette notion ne recouvre pas une seule réa- lité, mais fait appel à diffé- rents niveaux d'organisation du système nerveux : moelle épinière, cervelet, thalamus (cortex pariétal). Selon vous, ces nouvelles données vont- elles permettre d'interpréter différemment les représenta- tions que se font habituelle- ment les sportifs de leur effi- cacité motrice qu 'ils attribuent souvent à un bon schéma corporel ? Oui, ces nouvelles données devraient à mon avis bouleverser la EPS № 268 - NOVEMBRE-DECEMBRE 1997 9 Revue EP.S n°268 Novembre-Décembre 1997 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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EP.S INTERROGE A L A I N B E R T H O Z À propos du sens du mouvement

Le « sens du mouvement » est une expression que pédagogues et entraîneurs utilisent

depuis des années pour expliquer la réussite de certains de leurs élèves et athlètes. Mais ce n'est certainement pas à cet empirisme

que se réfère le titre de votre livre. Pourriez-vous préciser le choix de cette expression lorsque l'on sait que le mot « sens » peut

indiquer un capteur sensoriel spécialisé, une direction, et enfin une signification ?

L'utilisation par les entraîneurs et pédagogues de l'expression « sens du mouvement » ne relève peut-être pas d'un empirisme mais d'une forme de connaissance riche que Pierre Bourdieu appelle la « connaissance pratique ». Pour avoir souvent discuté avec des spor­tifs il me semble qu'ils ont du mou­vement une compréhension très approfondie. Rappelez vous que Bernstein qui fut un des maîtres de­là physiologie moderne en Russie enseigna la physiologie du sport. Le sens du mouvement, ce « sixième sens », n'est pas lié à un seul capteur sensoriel comme la vision, l'audition, le toucher, le goût, l'olfaction. Pour mieux le comprendre je propose trois idées. D'abord nous avons beaucoup plus que les « cinq sens » que s'obstinent à décrire manuels scolaires, émissions de télévi­sion, articles de presse. Les cap­teurs musculaires et articulaires mesurent les mouvements des parties du corps et donnent le « sens de la position » et de la

I vitesse des gestes. Les cap­teurs de force dans les articu­lations donnent le sens de la

; force, la combinaison de leurs messages avec les commandes motrices don­

nent le « sens de l'effort ». Les capteurs vestibulaires donnent la mesure des mouvements de la tète grâce aux canaux semi-circulaires qui mesurent les rotations et aux otolithes qui mesurent les transla­tions et l'inclinaison de la tête par rapport à la gravité. La vision elle-même participe à la mesure du mouvement. Penchez-vous sur un pont au-dessus d'une rivière, vous aurez l'impression d'avancer : la vision mesure le mouvement du corps propre, c'est la sensation que nous appelons « vection ». C'est la coopération de tous ces capteurs qui constitue le « sens du mouvement ». Ou plutôt l'inter­prétation que le cerveau fait de leurs messages en fonction des buts qu'il donne à son action. La deuxième utilisation du mot sens est effectivement une direc­tion, une orientation. On parle du « sens de l 'orientation », par exemple le « sens de la verticale » qui est fondamental pour coordon­ner les mouvements. Il est lié à la coopération de la vision, des cap­teurs vestibulaires qui détectent la gravité, des informations tactiles de la plante des pieds, ainsi que de connaissances internes que le cer­veau a de la direction de l'axe du corps . Les as t ronautes par exemple, qui ne disposent plus de la verticale gravi taire, utilisent à la fois la vision et cette verticale cor­porelle pour s'orienter. Le cerveau peut choisir l'information la plus appropriée pour leur indiquer la direction du corps dans l'espace. Le sens du mouvement implique donc aussi la connaissance de la direction du corps et du mouve­ment dans l'espace. La troisième idée vient du fait que chaque mouvement est lié à une action qui a un but, il a une signifi­cation, un « sens ». Le mouvement est toujours expression d'une

intention. Chaque geste, même le geste sportif, est chargé de signifi­cation, il exprime, en plus du désir d'aller plus loin, plus haut, plus vite, celui de gagner sur les autres, il cherche à être efficace mais obéit à des règles chargées de culture, d'histoire, de traditions. Il peut aussi, même inconsciemment, exprimer des émotions ou déguiser des intentions : au judo les pos­tures sont à la fois efficaces et expriment la menace, au fleuret la feinte dissimule l'attaque, etc... Chaque mouvement est un signe. Chaque cul ture in terprè te d'ailleurs ces signes à sa façon. Dans les jeux collectifs comme le basket et le football beaucoup de mouvements sont des signes qu'échangent les joueurs, un véri­table langage. Si les pédagogues du sport lient le sens du mouve­ment au succès des athlètes c'est qu'ils en ont compris l'importance, la complexité, la profondeur.

La notion de schéma corporel a souvent été utilisée pa r les professeurs d 'EPS et les psy-chomotriciens. Vous apportez la preuve que cette notion ne recouvre pas une seule réa­lité, mais fait appel à diffé­rents niveaux d'organisation du système nerveux : moelle épinière, cervelet, t ha lamus (cortex pariétal). Selon vous, ces nouvelles données vont-elles permet t re d ' in terpré ter différemment les représenta­tions que se font habituelle­ment les sportifs de leur effi­c a c i t é m o t r i c e qu ' i l s a t t r ibuent souvent à un bon schéma corporel ?

Oui, ces nouvelles données devraient à mon avis bouleverser la

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EP.S INTERROGE BERTHOZ Alain Né le 18/02/1939.

Adresse professionnelle Laboratoire de physiologie de la percep­tion et de l'action - CNRS/Collège de France, 11, place Marcelin Berthelot -75005 Paris.

Titres universitaires • Ingénieur civil des mines (1963) ; • Licencié en psychologie (1963) ; • Docteur ingénieur (biomécanique) (1966) (thèse Faculté des sciences. Paris) ; • Doctorat es-sciences (neurophysiologie) (1973) (Thèse Faculté des sciences, Paris).

Grades et fonctions • Directeur de recherche, classe excep­tionnelle. • Directeur du Laboratoire de physiologie neurosensorielle du CNRS. • Jusqu'en 1993 : directeur de recherche au CNRS, classe exceptionnelle. • Depuis 1993 : professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de physiolo­gie de la perception et de l'action. • Directeur du Laboratoire de physiologie de la perception et de l'action UMR C9950. Collège de France - CNRS.

Enseignement • Chargé d'un cours sur « Interactions multisensorielles dans l'oculomotricité ». DEA de neurosciences. Université de Paris VI. • Responsable du programme de neuros­ciences computationnelles du DEA de sciences cognitives. Université de Paris VI (depuis 1989).

À l'étranger • Professeur invité à l'Université Mc Gill -Montréal (Canada).

Activités • Responsable de l'organisation de plu­sieurs congrès, colloques, symposia. • Membre de nombreuses sociétés scien­tifiques et académies. • Assure des fonctions d'expertise et de consultant pour les organismes scienti­fiques internationaux. • Participe à de nombreuses instances d'évaluations de la recherche scientifique.

Prix et médailles • Médailles d'argent du Centre national d'étude spatiale (1985). • Prix La Gaze de l'Académie des sciences (Paris. 1987). • Prix général de l'Académie de médecine (Paris, 1991). • Dow Award for Neuroscience (Université de Portland. 1996).

façon dont les sportifs peuvent comprendre le mouvement. Dans la définition originale des pionniers du début du siècle (Head par exemple), le schéma corporel est une repré­sentation globale et unique du corps, située peut-être dans le cortex pariétal, qui gouverne l'organisation de la posture et la coordination des gestes. Cette conception du schéma corporel unique à récemment été à la fois confirmée et contestée ce qui crée une situation paradoxale. Elle fut confirmée par le fait que des lésions du cortex pariétal créent des troubles profonds de la perception du corps et de ses relations avec le monde. Les patients avec des lésions pariétales droites voient le monde mais en négligent la moitié gauche. Ils ne dessineront que la moitié d'une maison ou d'une personne en face d'eux, ils oublieront de s'habiller à gauche et ne mangeront que la moitié droite du plat de fraises devant eux. D'autres malades ayant des lésions pariétales perdent le sens de la propriété de leur corps : un tel malade dira, ce bras n'est pas le mien, il est à ma mère ! On sait aussi que la posture et les mouvements sont contrôlés à partir de la per­ception d'ensemble du corps (à partir du schéma corporel et non pas à partir de réflexes locaux). Mais elle fut contestée par les décou­vertes récentes de la neurobiologie qui indi­quent au contraire la fragmentation de la per­ception, des référentiels et des sous-systèmes qui constituent le sens du mouvement. D'abord on a découvert que les sens décom­posent la réalité. Par exemple la vision décom­pose le monde visuel en couleur, luminance, texture, profondeur, mouvement. Des voies nerveuses distinctes véhiculent ces informa­tions. La vision décompose aussi les mouve­ments selon des plans qui correspondent aux plans des canaux du système vestibulaire. Des centres nerveux distincts codent les déplace­ments horizontaux et verticaux du monde visuel. 11 y a donc ségrégation de l'informa­tion sur le monde. Il en est de même des infor­mations des capteurs musculaires, articulaires et tendineux : chacun détecte une information différente sur le mouvement du corps. Il faut donc que le cerveau reconstitue l'unité du corps propre et de ses relations avec l'envi­ronnement.

Ensuite pendant un mouvement le cerveau uti­lise de multiples référentiels : la gravité, réfé­rentiel externe, mais aussi le corps lui-même ou certaines de ses parties. Lorsqu'on attrape une balle, ou que l'on pointe sur un objet, le référentiel utilisé est local, c'est-à-dire référé par exemple à l'épaule. Certains de ces réfé­rentiels sont donc globaux, d'autres locaux. D'autres sont liés au type de mouvement. Avec Thierry Pozzo nous avons montré que. pendant de nombreuses activités physiques, la tête est stabilisée en rotation dans le plan sagittal. Elle sert de plate-forme et de référen­tiel mobile. C'est à partir de cette tête stabili­sée que sont coordonnés les mouvements des membres. Cette idée d'un contrôle descen­dant, de la tête vers les pieds, inverse complè­tement la façon traditionnelle (des pieds vers la tête) de concevoir le contrôle de la posture. Ce contrôle descendant avec la tête comme référence avait été déjà entrevu par Paillard. Il

se met en place au cours de la première année de la vie. Le jeune bébé qui commence à mar­cher est ancré sur la terre alors que l'athlète qui court, a la tète accrochée dans les étoiles ! Comment alors est reconstituée l'unité de la perception ? C'est le problème de la cohé­rence. De nombreuses théories s'affrontent actuellement. En attendant que le problème soit résolu par les physiologistes, il est impor­tant de penser à cette double nature de la représentation interne du corps : d'une part globale et d'autre part éclatée en de multiples aspects. Je suis sûr que cela a des consé­quences importantes sur la maîtrise et l'ap­prentissage du mouvement.

Un débutant qui doit viser une cible a tendance à aligner l 'œil, l ' ob je t et la cible. Quand

on lui demande de rompre cet aligne­ment pour améliorer son efficacité, i l n'y parvient pas. Au basket, de temps en temps, on est obligé de porter le bal­lon hors de l'alignement œil-cible ce qui exige un entraînement très difficile. Comment pensez-vous que le sujet évo­lue vers l'expertise en réussissant par exemple à supprimer cet alignement d'une façon très efficace, en n'ayant plus d'appui au sol, un bras complète­ment éloigné de l'axe (du pied) et à atteindre la cible ?

Ce problème est celui du passage du codage du mouvement en relation avec le corps propre, ce que nous appelons codage « égo-centré ». au codage du mouvement en prenant comme référence des objets ou des lieux exté­rieurs au corps que nous appelons « allocen-tré ». Pendant que votre lecteur va lire cet article il peut se représenter les objets dans la pièce où il se trouve soit par rapport à lui (la lampe est en face de moi), soit par rapport aux éléments de la pièce (par exemple la lampe est à mi-chemin entre la porte et la fenêtre, entre le fauteuil et la table) sans faire intervenir son corps. Le cerveau humain a cette capacité de se représenter les mouvements soit par rapport au corps propre, en utilisant le schéma corpo­rel, et pour cela il faut aligner les objets par rapport au corps, soit de se représenter les relations entre l'objet manipulé et les élé­ments de l'espace. Pour utiliser cette représentation il faut effec­tivement se décentrer de la simple visée. Il faut pouvoir décaler le centre de référence de la perception. Par exemple, sur un terrain de basket, le joueur débutant ajuste souvent son tir en prenant son propre corps comme réfé­rence. Pour cela, il faut qu'il ait « en vue », ou même alignés, le panier, la main, la balle. Grâce à l'entraînement il peut arriver à décen­trer sa perception, s'imaginer le ballon sans le voir, en laissant son cerveau faire des calculs automatiques sur les relations entre le ballon

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ALAIN BERTHOZ et son corps, et se concentrer sur les relations entre le ballon et le panier et les autres parte­naires. Cette représentation « allocentrée » est plus efficace parce qu'elle permet de traiter des aspect complexes du jeu, de faire des pré­dictions qui font intervenir l'ensemble des partenaires du jeu. Le cerveau de l'homme contient des mécanismes neuronaux qui lui permettent de faire cette décentration. Chez l'enfant cette capacité se développe, comme l'a montré Piaget. entre 4 et 7 ans. Je cite dans mon livre l'exemple de cette choré­graphe israélienne Eshkol, qui a employé trois types de notation des mouvements des dan­seurs : notation par rapport au corps, notation par rapport à l'espace et notation relative aux partenaires. Des éthologistes l'ont aussi utili­sée pour étudier les chiens qui s'égorgent et ont montré que dans la bataille entre deux chiens qui s'égorgent, le lien entre leurs deux regards est la chose importante, il est aussi fort qu'une tige d'acier. 11 serait intéressant d'ap­pliquer cette technique de description aux arts martiaux !

Vous insistez sur le caractère nécessai­rement intermittent du traitement des références sensorielles par le système nerveux central. Face à la diversité et à la complexité des stimuli sensoriels que le sportif doit intégrer, sur quels élé­ments les entraîneurs et pédagogues peuvent-ils s'appuyer pour aider à la réalisation du mouvement ?

Il faut complètement renverser l'idée courante de la façon dont le cerveau traite les informa­tions sensorielles : la direction de l'informa­tion ne va pas seulement des capteurs vers le cerveau comme on le croit souvent. Le contraire est aussi vrai : le cerveau fait des hypothèses sur l'état dans lequel doivent se trouver les capteurs sensoriels à chaque phase d'un mouvement II compare alors l'état réel du capteur avec sa prédiction. Lorsqu'on veut être champion de ski il est banal de dire que le champion ne peut pas se contenter de traiter les informations des capteurs de mouvements puis faire des corrections, etc... C'est trop long et compliqué. Pour gagner la course il faut que le cerveau prédise dans quel état doivent être certains capteurs importants pour chaque phase du mouvement. Je prends dans ce livre une position très claire : je prétends que tou­jours les informations sensorielles sont choi­sies en même temps que le geste est déclenché et planifié. Donc le traitement des données sensorielles est intermittent parce qu'il est présélectionné. Nous avons travaillé ensemble avec l'équipe de l'INSEP sur l'exemple du trampoline, nous avons suggéré que le salto est (au moins) décomposable en trois phases: une première phase d'élévation pendant laquelle les informations tactiles, visuelles, vestibulaires. peuvent être utiles, parce que le mouvement n'est pas trop rapide, pour pro­duire la partie importante qui est le déclenche­ment de la rotation : une deuxième phase de rotation, qui se fait à 8(X)° par seconde, pen­dant laquelle il n'est absolument pas question d'utiliser la vision, donc le cerveau bascule

sur un mode de traitement dans lequel il utilise essentiellement les informations vestibulaires pour mesurer la rotation, avec sans doute une posture figée ou déterminée ; enfin une troi­sième phase, la chute, pendant laquelle le cer­veau de nouveau utilise la vision, des capteurs tactiles des pieds, la tête, etc., pour contrôler la chute. Ce qui exige une configuration de capteurs sensoriels très particulière. Donc pré­sélection, dépendant de chaque phase du mou­vement, prédétermination des informations sensorielles importantes, vérification de leur valeur à partir d'une simulation interne du mouvement.

Vous évoquez à p lus ieurs reprises l ' im­portance de la fonc t ion prédictive du ce rveau .

Comment et de quelle façon pourrait-elle intervenir dans la pratique spor­t ive, qu i peut tout autant sol l ic i ter l' imagination du joueur que ses fonc­tions cognitives impliquées notamment dans la connaissance du règlement ?

La fonction prédictive du cerveau intervient de plusieurs façons. La première, c'est la capacité, nous en avons déjà parlé, à présélectionner des entrées sen­sorielles. Nous avons vu que la perception est multimodale et qu'elle est présé­lection des messages sensoriels. Mais il y a plus remarquable encore. L'action influence la per­ception à sa source. Des signaux moteurs liés aux mouvements des membres et des yeux influencent les premiers relais sensoriels. Dans le cortex cérébral, lorsque nous changeons de direction du regard, en même temps et avant même que nous déplacions l'œil par une sac­cade, les champs récepteurs (c'est-à-dire la petite zone de l'espace qui active ce neurone) sont modifiés. Les premiers relais sensoriels, comme par exemple les premiers neurones centraux qui reçoivent les informa­tions des capteurs vestibulaires, sont influen­cés par les mouvements de l'œil ou de la tête. Deuxième mécanisme important : les gestes préparatoires. Lorsque l'on va soulever un poids qui déséquilibre le corps, le cerveau anticipe cette chute en déclenchant automati­quement un léger mouvement vers l'arrière. Les patients ayant des lésions du cervelet n'ont pas cette anticipation, cette synergie qui les empêchent de tomber. La mise en jeu de ces synergies est liée à la programmation des mouvements actifs. Le garçon de café qui soulève la bouteille de son plateau diminue automatiquement la force qu'il exerce sur le plateau. Si vous soulevez la bouteille sans le prévenir le plateau se sou­lève ! Le cerveau prédit les conséquences de l'action ! C'est même, au cours de l'évolution, une de ses fonctions principales qui a été à

l'origine des fonctions cognitives les plus éle­vées. La pratique sportive met en jeu de nom­breuses synergies d'anticipation qui ne sont pas toutes bien répertoriées. Lorsqu'on attrape une balle, le cerveau n'attend pas que la balle touche la main pour ajuster la raideur des muscles en fonction d'une prédiction, d'un modèle interne, dirons nous, de la force d'im­pact. Nous avons un répertoire inné de ce mécanisme d'anticipation. Nous les étudions dans l'espace avec des astronautes car la dis­parition de la gravité en rend certains inutiles et il est intéressant de voir s'ils se maintien­nent. Je suppose que l'apprentissage des mou­vements sportifs, surtout lorsqu'ils ne font pas partie des mouvements naturels, en met en place de nouvelles. Un troisième niveau est la simulation interne du mouvement, le cerveau peut en effet jouer par avance le mouvement et ses enchaîne­ments sans l'exécuter, en prédire les consé­quences.

Vous proposez en effet l'idée d'un cer­veau simulateur permettant d'antici­per ou d'imaginer le mouvement à réa­liser. Que sait-on actuellement des mécanismes neuronaux qui permettent le passage de la simulation à la réalisa­tion effective du mouvement ?

L'idée que le cerveau est un simulateur n'est pas neuve, elle a été proposée, sous des formes différentes, en particulier par les physiolo­gistes russes, il y a déjà longtemps. Dans la

pratique et l'enseignement du sport une large place à été réservée à l'imagination du mou­vement. Dans des disciplines comme l'esca­lade, les athlètes ont la possibilité d'imaginer le trajet pendant quelques minutes avant de commencer leur escalade. La formulation moderne que nous lui avons donnée au laboratoire est basée sur l'idée que le mouvement est contrôlé en parallèle par deux processus, l'un qui ressemble à un sys­tème asservi, utilise les informations senso­rielles pour régler le mouvement de façon continue. L'autre est essentiellement prédictif, fonc­tionne sur des cartes internes et simule les mouvements possibles en utilisant les infor­mations externes de façon intermittente. Ce processus est celui qui permet de formuler des stratégies, de choisir le mouvement le plus adapte. Une des prédictions de cette théorie

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EP.S INTERROGE est que les mêmes structures centrales seront utilisées lors des mouvements imaginés et des mouvement exécutés. Le fait que l'imagination du mouvement uti­lise les mêmes mécanismes que l'exécution du mouvement avait été suggéré dans les milieux du sport qui utilisaient l'entraînement mental. Mais aucune base neurophysiologique n'avait été trouvée à ces observations. Il a aussi été suggéré par la comparaison de la durée des mouvements imaginés et exécutés. Ces deux temps sont proportionnels. En étu­diant des sujets humains à l'aide de caméras à émission de positons, on a pu comparer les structures cérébrales activées pendant les deux types de mouvement. Le débat reste tou­tefois très ouvert. Il y a, à mon avis, plusieurs degrés entre mou­vement imaginé et mouvement exécuté. Le mouvement est organisé au niveau du cerveau dans des boucles internes qui vont du cortex cérébral vers la moelle et en retour, du cortex cérébral vers les ganglions de la base, le thala­mus. Le mouvement ne vient pas de centres qui émettent une commande vers des centres d'exécution. Ce schéma est trop simpliste. Ce sont des boucles neuronales imbriquées les unes dans les autres et qui l'ont des stations à différents niveaux du système nerveux depuis le cortex cérébral jusqu'à la moelle. En parallèle avec le fonctionnement de ces boucles internes, des mécanismes inhibiteurs peuvent verrouiller l'exécution du mouve­ment à différents niveaux. Par exemple, si je tourne la tète, si je déplace mon regard vers un ballon, vers une cible, je peux mettre en route l'ensemble de toutes les boucles internes qui

vont produire ce mouvement, mais inhiber l'exécution par des neurones qui sont situés dans le tronc cérébral tout près des motoneu-rones qui commandent l'œil et la nuque (les neurones pauseurs) et dont je peux verrouiller le mouvement au niveau de l'exécution. Mais je peux aussi bloquer ce mouvement à un niveau plus élevé, celui du colliculus supé­rieur. C'est une carte sur laquelle le mouvement de la cible va se présenter et sur laquelle s'effec­tuent des sélections spatiales et temporelles du mouvement. Il y a ainsi comme des niveaux successifs où on peut simuler le mouvement. Donc le passage de la simulation à la réalisa­tion effective du mouvement se fait par des déverrouillages à différents niveaux.

Il serait intéressant de discuter avec des ensei­gnants et des entraîneurs pour savoir s'ils ont aussi l'impression que le mouvement peut ainsi être bloqué à différents niveaux de l'exé­cution. Par exemple, lorsque l'escaladeur ima­gine son parcours, il peut être assis et imagi­ner sa progression sur la paroi sans aucune activité motrice concomitante mais il peut aussi se mettre debout et simuler par de légers mouvements de hanche une partie des mouve­ments comme l'étudié actuellement Stéphane Vieilledent (INSEP).

Vous exp l i ­quez com­ment la réduc­tion du «nom­bre de degrés de l iber té » est une solu­

tion que l'évolution a trouvé pour favo­riser la coordination et le contrôle du mouvement. Pourriez-vous présenter rapidement cette notion ? Selon vous, intervient-elle dans les processus d'ac­quisit ion des habiletés sportives qui supposent le contrôle de nombreux degrés de liberté ?

Oui, elle est très importante. Un degré de liberté est par exemple une rotation. Or il est extrêmement difficile de contrôler les cen­taines de degrés de liberté dont disposent tous les segments du corps. Regardez les robots d'aujourd'hui, leurs bras n'ont que quelques

degrés de liberté et pourtant les ordinateurs qui les contrôlent ont du mal à calculer tous les para­mètres de leurs mouvements. Il est remarquable de constater que la nature a trouvé des astuces pour simplifier le problème et éviter des calculs neuronaux trop compli­qués, des changements de coor­données. Certaines de ces astuces sont d'ordre biomécanique : par exemple, les vertèbres du cou n'ont pas toutes une mobilité égale. Cer­taines bloquent le mouvement de façon à ce qu'avec une rotation autour d'un seul axe on puisse faire

toute une inclinaison de la tête. Il y a des mécanismes de verrouillage dans la bioméca­nique des vertèbres qui permettent finalement en contrôlant peu de muscles de faire un mou­vement complet, sans avoir à contrôler 50 muscles. D'autres sont au niveau des muscles. Vous savez qu'il y a des muscles biarticulaires qui permettent de contrôler certains mouvements plus simplement que si nous n'avions que des muscles monoarticulaires. Ensuite au niveau de l'organisation anato-mique des neurones : c'est le concept de synergie. Nous avons un répertoire de gestes (fermer le poing, sauter, s'incliner...) que Bernstein a appelé « les synergies motrices élémentaires » qui exigent la commande

simultanée d'un grand nombre de muscles dans différentes parties du corps. Ces syner­gies sont commandées automatiquement grâce à très peu de neurones, éventuellement par un seul neurone pyramidal, par le bran­chement des axones. Un neurone dans le cer­veau va avoir des branchements d'axones qui vont se répartir à différents niveaux du cou. des bras et des jambes, et activent, simultané­ment, tous les muscles impliqués dans cette synergie. C'est une simplification extraordi­naire puisqu'il suffit d'activer un neurone pour contracter 50 muscles qui vont produire un mouvement particulier. Ainsi un réper­toire de gestes élémentaires a été créé par un répertoire de neurones dont les branchements sont différents.

Enfin des solutions qui ont été trouvées par le système nerveux pour transformer des pro­blèmes tridimensionnels en des problèmes bidimensionnels. Un des exemples est le mou­vement de l'œil : l'œil est une sphère, qui se meut selon des rotations. Or les rotations ont un inconvénient : lorsqu'on les combine on ne peut le faire dans n'importe quel ordre. On dit qu'elles ne sont pas commutatives. Si on passe d'une direction du regard à une autre en fai­sant emprunter à l'œil différentes successions de rotations, l'œil n'arrivera pas dans la même position à la cible. Il y aura une torsion de l'œil. Le cerveau, ou la nature, a identifié ce pro­blème et tous les mouvements des yeux que nous faisons ont tous leur axe de rotation dans un plan qui est le plan frontal. Cette propriété est sans doute située dans des réseaux neuro­naux. A mon avis, une grande partie de l'ac­quisition des habiletés sportives va consister précisément à utiliser ces mécanismes natu­rels de simplification en les combinant parce qu'ils permettent tous d'aller plus vite et de simplifier l'apprentissage et finalement d'aug­menter l'efficacité. D'ailleurs je suis convaincu que les entraî­neurs ont une connaissance intuitive de ces solutions. Mais une coopération avec les chercheurs permettrait peut-être d'approfon­dir cette connaissance et serait profitable aux deux communautés. Savez-vous que lorsque vous dessinez une figure de huit dans l'espace où n'importe quelle forme petite ou grande, il y a une rela­tion mathématique très précise entre la vitesse le long de la trajectoire et la courbure du mou­vement ? Cette règle a été démontrée par la mesure du mouvement et est sans doute l'ex­pression d'un fonctionnement très simple du contrôle des mouvements. Malheureusement nous ne connaissons pas encore les bases neu-rales de cette remarquable loi qui « signe » les mouvements naturels. Nous savons que les règles de l'accomplisse­ment d'un geste gouvernent aussi notre per­ception. La perception « connaît » les lois du mouve­ment naturel. Je suis sûr que les entraîneurs perçoivent immédiatement dans le geste de leur élève quand le mouvement n'est pas naturel.

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ALAIN BERTHOZ Les entraî­neurs et péda-g o g u e s cons ta ten t souvent que leurs élèves et athlètes ne

font pas ce qu'ils disent et ne disent pas ce qu'ils font. Comment la neurophy­siologie sensorielle peut-elle interpré­ter ce décalage entre le discours et la pratique ?

Pour le moment, la physiologie ne peut pas donner de réponse complète à cette question. Il y a un grand nombre de mécanismes auto­matiques dans l'organisation du mouvement qui ne sont pas forcément accessibles à la ver­balisation par le sportif, même s'ils sont accessibles à l'entraînement. De plus se pose le problème de la vicarianee. Elle a été étudiée par l'école de Le Ny. Ceci veut dire qu'il y a plusieurs façons de résoudre un même pro­blème, avec des opérations différentes. Un joueur ou un athlète peut réaliser la même action ou une séquence d'actions de plusieurs façons. Cela est fondamental pour l'enseigne­ment d'un mouvement évidemment. On a maintenant vérifié que certains sujets dépen­dent très fortement de leur vision alors que d'autres utilisent plus volontiers les capteurs du toucher ou la proprioception. Il est clair qu'ils ne choisiront pas les mêmes configurations d'informations sensorielles lorsqu'ils vou­dront faire un mouvement. Dans le cortex fron­tal au milieu du cerveau à la partie supérieure, une aire cérébrale appelée aire motrice supplé­mentaire est particulièrement impliquée dans la constitution et l'organisation des séquences complexes de gestes. Avec le cortex frontal elle participe à des décisions qui permettent d'agencer les gestes de telle ou telle façon. Mais son activité n'est pas nécessairement comprise des parties du cerveau qui vont avoir une représentation verbale du mouvement. Ma théorie du cerveau simulateur tient compte de cela, c'est-à-dire que le cerveau est une machine qui justement permet de simuler en interne le mouvement et de trouver, à chaque instant, pour chaque mouvement ou en fonction du contexte, des solutions nouvelles. Cette marge de variabilité que permet l'aspect prédictif du cerveau empêche peut-être le sportif de dire ce qu'il fait de façon conven­tionnelle ou explicite.

Les pédagogues et les entraîneurs spor­tifs a t t r ibuent aux facteurs émotion­nels un poids non négligeable dans la réalisation des performances motrices. Selon vous, quel rôle - s'il y en a un -jouent ces émotions dans les interac­tions entre perception et action ?

Un rôle fondamental. On découvre aujour­d'hui, que des structures du système limbique comme par exemple une partie du cerveau qui s'appelle l'amygdale, qui est impliquée dans la vie émotionnelle, jouent un rôle très impor­tant dans l'apprentissage moteur.

Nous disposons d'un répertoire inné de mou­vements. Ceux-ci sont mémorisés dans l'orga­nisation neuronale de parties du cerveau comme par exemple les noyaux gris centraux. Le cortex moteur utilise ce répertoire de mou­vements pour commander les muscles. Au cours de l'apprentissage d'un mouvement nouveau il faut que des neurones du cortex moteur soient associés d'une autre façon et que cette nouvelle association reste mémori­sée dans les synapses de ces neurones. On appelle « stabilisation » ce mécanisme com­plexe. Il semble qu'une combinaison de neu­rones dans les noyaux gris centraux puisse être stabilisée si les parties du cerveau comme le système limbique. qui évaluent la valeur bonne ou mauvaise pour nous de chaque mou­vement (par exemple le succès d'un geste ou au contraire son échec, ou la douleur qu'il a entraînée) agissent de façon positive ou néga­tive sur les noyau gris centraux. L'émotion facilite donc ou inhibe le mouve­ment : il en est de même pour certaines déci­sions. On a proposé l'idée que la partie anté­rieure du cerveau (le cortex préfrontal) est importante pour prendre une décision, choisir une action plutôt qu'une autre et que ce choix est fortement influencé par les parties du cer­veau qui créent les émotions. Il y a une mémoire du succès et de l'échec qui contrôle nos mouvements. L'imagerie cérébrale par tomographie à émis­sion de positons a confirmé ces découvertes.

Vous expliquez dans votre livre que les interactions perception/action permettent à un sujet de se construire une représentation cohérente de l'environnement.

Le problème de la cohérence est un problème central que nous avons déjà évoqué à propos du schéma corporel. La cohérence des infor­mations sensorielles et la façon dont le cer­veau l'a construite est un problème difficile étant donné la fragmentation des représenta­tions. La rupture de la cohérence est sans doute un des mécanismes clés de la perte de performance, de la désorientation, des diffi­cultés d'apprentissage exactement comme dans la pathologie vestibulaire : le vertige est une perte de cohérence, puisqu'il est produit par des troubles vestibulaires qui font qu'il y a discongruance entre les informations vestibu­laires. visuelles et proprioceptives.

Vous évoquez dans votre livre l 'émo­tion poétique, le rêve, le plaisir qui sont à vos yeux des éléments essentiels de la perception et du mouvement.

Je critique dans ce livre les architectes qui ont oublié le plaisir du mouvement pour une architecture d'angles droits où la courbe natu­relle est absente. Or les données nouvelles de la psychologie et de la neurophysiologie montrent que notre perception est une action simulée et que le cerveau éprouve du plaisir à évoquer des mouvements naturels. Les archi­tectes sont des criminels, ils ne construisent plus que des fichiers géants, ils induisent la

tristesse et la monotonie, ils ne connaissent que l'angle droit. Ils ont oublié le plaisir du mouvement, du geste merveilleux de la main qui caresse une vieille rampe d'escalier, qui suit les volutes et les rythmes, les courbes délicates et les rondeurs sensuelles d'un beau bâtiment. Regardez un balcon en fer forgé, quel merveilleux découpage de l'espace qui évoque dans mon cerveau les mouvements de la danse : regardez les sinistres barreaux dont les architectes couvrent les immeubles modernes, ils n'évoquent que l'obstacle de la prison. Le cerveau aime les rythmes de la course, de la marche, les rebonds et les lan­cers, les forces que l'on vainc. Le sport est plaisir parce qu'il est jeu contre les forces naturelles que le cerveau apprend à capter, à utiliser. De même lorsqu'il regarde un immeuble, un objet, une personne, le cerveau aime à retrouver ce jeu contre et avec la nature.

S e l o n les résul tats de vos t ravaux expér imen-t aux , les réflexes que l 'on croyait

strictement déterminés pourraient être modifiés par l'activité du sujet. Vous semble-t-il possible d'envisager la modification de certains réflexes par la pratique sportive de façon durable et efficace ? Et en cas de pathologie accidentelle, la rééducation est-elle efficace ?

Une des grandes découvertes des dix dernières années, est l'extraordinaire flexibilité des structures neuronales du cerveau. Prenons l'exemple des homonculus dans le cortex par exemple. Des travaux ont été publiés sur l'imagerie cérébrale chez l'homme mais aussi chez le singe, qui montrent qu'il y a des réor­ganisations fonctionnelles tout à fait remar­quables même dans des circuits qu'on croyait rigides, pas forcément réflexes, mais des cir­cuits de contrôle. Par exemple, on a montré récemment que chez les pianistes, les violo­nistes, il y a un accroissement des structures dans le cortex moteur où sont représentées les notes. Il en est certainement de même chez les sportifs professionnels. Leur cerveau est diffé­rent. Il est réorganisé pour effectuer des gestes particuliers.

Vous ment ionnez dans votre l ivre le rôle de la mémoire, vous parlez de « la mémoire pour p réd i re le futur et les conséquences de l'action ». La mémoire joue-t-elle donc un rôle fondamental dans le sens du mouvement ?

Le rôle de la mémoire est évidemment central dans l'apprentissage, pour le geste sportif comme les autres gestes. On sait maintenant qu'il y a une grande variété de types de mémoires (à court tenue, à long terme, de tra-

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vail. épisodique, procédurale, sémantique, visuelle, etc.) qui impliquent des parties très différentes du cerveau. La mémoire spatiale concerne l'hippocampe, le cortex pariétal, le cortex frontal supérieur latéral : la mémoire des objets et des visages met en jeu le cortex temporal et le cortex fron­tal ventral : certaines parties du cortex pariétal contiennent des neurones qui sont activés lors de gestes particuliers comme s'il y avait une sorte de bibliothèque de gestes élémentaires (saisir, tourner, pousser, etc.). Certains neu­rones sont activés à la fois lorsque le singe fait un geste et lorsqu'il voit une personne faire le même geste comme si le cerveau identifiait un

geste, comme une forme indépendante de l'exécution du mouvement lui-même. Le fait de lacer un soulier ou faire un nœud de cravate, mémoire dite procédurale, n'implique pas du tout la même mémoire que la mémoire des lieux, de l'espace, du terrain de football. Quand un gardien de but se fait prendre à contre-pied un jour, des mécanismes neuro­naux dans l'hippocampe combinent le souve­nir de l'image de l'adversaire qui l'a pris à contre-pied, la mémoire de sa posture, de sa place par rapport au but. des gestes qu'il a faits. Tout cela s'appelle un épisode et est stocké dans la « mémoire épisodique » sous la forme de synapses qui sont activées ensemble par tous ces aspects différents de l'épisode. Une structure du cerveau, l'hippocampe, est construite de façon à ce qu'elle puisse à la fois stocker cette information et la retrouver après un certain temps même si on active seulement une partie des informations ! Si dans un autre match, six mois après, un autre joueur, un peu différent, dans un but et dans un contexte différents, arrive dans une configuration semblable, on sait que les struc­tures dans l'hippocampe, à cause de la connectivité des neurones, sont susceptibles de provoquer l'évocation de la mémoire de l'épisode précédent. Les réseaux neuronaux du gardien de but seront capables d'évoquer en quelques dizaines de millisecondes le sou­venir de l'épisode précédent. Cela pourra alors lui permettre de mieux réagir en se rap­pelant les conséquences fâcheuses de sa réac­tion précédente.

J'imagine que les entraîneurs sportifs utilisent cette mémoire de l'action pour guider les ath­lètes dans les décisions. C'est en cela que la mémoire est essentielle pour prédire les conséquences de l'action.

Votre ouvrage fait référence à des sys­tèmes d'idées s'intéressant aux rap­ports de l 'homme à son environne­ment ; comment concevez-vous la rencontre de la démarche scientifique et de la réflexion de type philosophique qui sont toutes deux des essais d'inter­prétation du réel ?

Un appel au concept philosophique est abso­lument nécessaire pour guider l'expérimenta­tion. Tous les chercheurs qui travaillent sur le cerveau ont des hypothèses et des idées de type philosophique implicites. Donc il est

indispensable, nécessaire, utile et agréable, puisque j'insiste sur le plaisir, d'essayer d'expliciter ces hypothèses implicites. Par exemple, c'est très important, j'es­saie dans ce livre de réhabiliter le mouvement. Pourquoi ? Parce que je pense que les fonctions cogni­tives les plus élevées du cerveau ont été en grande partie dévelop­pées à partir des fonctions motrices, et notamment à partir de ce besoin, de cette nécessité de pré­dire. L'intelligence est avant tout liée à la prédiction du futur et à l'utilisation de la mémoire pour prédire le futur, guider l'action et

prédire les conséquences de l'action. Une grande partie de la philosophie contemporaine étudie les fonctions cognitives essentiellement à partir du langage. Il y a eu domination des modèles philosophiques empruntés à l'ana­lyse formelle de la logique et du langage dans les grands courants de la philosophie contem­poraine. Donc je pense qu'il faut réhabiliter ou s'intéresser à ces philosophes qui ont pour leur part essayé de réfléchir aux relations entre nous et le monde, non seulement à partir du langage mais aussi à partir du corps, et du corps sensible. Dans un monde où l'on fait du cerveau une machine à penser, un ordinateur, mon livre est une réhabilitation du corps, il aurait pu s'appeler « L'homme sensible » ou « Le Corps sensible ». Ces philosophes sont par exemple Merleau Ponty que je cite beau­coup parce qu'il a fait un travail dans cette direction, il y en a bien d'autres.

Pour clore cette rencontre, pourriez-vous révéler à grands traits ce qui s'est notablement modifié dans le domaine de la physiologie du mouvement depuis votre dernier entretien avec la Revue EP.S en 1990 (n° 225) ?

En huit ans. il y a eu une explosion extraordi­naire des connaissances dues à l'enregistre­ment des activités neuronales chez l'animal pendant des mouvements naturels, alors que la neurophysiologie des années 80 était encore faite chez l'animal anesthésié ou en conten­tion. De plus les nouvelles méthodes de mesure des mouvements par caméras liées aux ordinateurs ont ouvert un immense champ d'investigation des mouvements naturels. Je suis très étonné de constater que si peu de

centres sportifs en France sont équipés de tels instruments. Nous sommes en train d'accu­muler un retard considérable par rapport aux USA et au Canada par exemple. Enfin l'explo­sion de l'imagerie cérébrale nous aide à mieux comprendre les mécanismes mentaux de la coordination et de la planification du mouve­ment. Je suis très heureux de voir l'intérêt que portent les sportifs à ces découvertes. Il n'ap­partient pas au scientifique de dire si elles aide­ront à améliorer la performance sportive et à gagner des médailles, en tout cas elles seront utiles pour mieux comprendre les bases de l'apprentissage des pratiques sportives. Pour notre part nous avons beaucoup à apprendre des sportifs et de leurs entraîneurs et nous souhaitons vivement coopérer avec eux. •

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Nous remercions vivement Alain Berthoz d'avoir bien voulu répondre aux questions élaborées par : Gérard Fouquesolle, professeur d'EPS, SUAPS Paris VI ; Gérard Fouquet, maître de conférences. Paris V ; Yves Kerlirzin, enseignant chercheur. Laboratoire mouvement, action, perfor­mance (LMAP), INSEP ; Stéphane Vieilledent, enseignant chercheur, LMAP, INSEP. Coordination pour la Revue EP.S : Claudine Leray, Jean Vivès.

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