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Espace mathématique francophone 2018 22-26 oct. 2018 Gennevilliers France

Espace mathématique francophone 2018 · 1 approcher la diversi te culturelle dans l ¶(16(,*1(0(17 des mathematiques a travers le filtre du langage professionnel des en seignants

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Espace mathématique francophone 2018

22-26 oct. 2018Gennevilliers

France

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GT8 : Aspects culturels, langagiers etidéologiques en mathématiques

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Table des matières

GT8 : Aspects culturels, langagiers et idéologiques en mathématiques 2

Approcher la diversité culturelle dans l’enseignement des mathématiques à traversle filtre du langage professionnel des enseignants, Artigue Michèle [et al.] . . . . . 1

COLLABORATION INTERDISCIPLINAIRE ENTRE DIDACTIQUE DESMATH-EMATIQUES ET DIDACTIQUE DU FRANCAIS. ANALYSE DE LA PLACEDU LANGAGE DANS LES PROGRAMMES SCOLAIRES DES MATHEMA-TIQUES ET DE FRANCAIS AU COLLEGE DE TROIS PAYS FRANCOPHONES: CANADA(QUEBEC), FRANCE ET GABON., Beh Biyogo Armand Paul . . . 11

quelles pratiques langagières? quels enjeux ?, Douek Nadia . . . . . . . . . . . . . 21

Perceptions de mathématiques chez les Hmong en France, Griffiths Barry J. . . . 29

ASPECTS CULTURELS DES MATHÉMATIQUES : ENJEUX ET PERSPEC-TIVES POUR UN COURS CLASSIQUE DE MATHÉMATIQUES, Ky Janvier . 38

UNE PRATIQUE MATHEMATIQUE QUI VIT EN MARGE DES MATHE-MATIQUES SCOLAIRES: LA RESOLUTION DES PROBLEMES DES HER-ITAGES PAR DES PROFESSIONNELS AU MAROC, Laabid Ezzaim . . . . . . 44

QUELQUES IDÉES POUR TRAITER LES PROBLÈMES DE LA GLOBALI-SATION DE L’ENSEIGNEMENT DES MATHÉMATIQUES, Boero Paolo . . . 53

L’ETHNOMATHÉMATIQUE ET LA MISE EN QUESTION D’UNE MATHÉ-MATIQUE OCCIDENTALE UNIVERSELLE, Radford Luis . . . . . . . . . . . . 62

LA CONSTRUCTION DISCURSIVE DE L’ACTIVITÉ DE L’ÉLÈVE DANS LEPROGRAMME CADRE ET DANS UNE SÉRIE DE MANUELS SCOLAIRESEN ONTARIO : UNE ANALYSE DE TEXTES SUR LES FRACTIONS, TcheuffaNziatcheu Jean . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

Mathématiques et langage : le cas des classes multilingues, un défi pour l’enseignementluxembourgeois, Vlassis Joëlle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

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APPROCHER LA DIVERSITE CULTURELLE DANS L’ENSEIGNEMENT

DES MATHEMATIQUES A TRAVERS LE FILTRE DU LANGAGE

PROFESSIONNEL DES ENSEIGNANTS

ARTIGUE Michèle* – CHEVALARIAS Thierry

** - DEBERTONNE-DASSULE Florence

**

GRUGEON-ALLYS Brigitte***

– HOROKS Julie***

– PILET Julia***

Résumé – Cette contribution s’appuie sur les travaux menés au sein du projet international LEXICON

dans lequel sont engagées des équipes d’enseignants et de chercheurs de neuf pays depuis 2014. Après

avoir présenté le projet et notre cadre théorique, nous analysons comment ce projet qui vise à identifier et

comparer les lexiques professionnels respectifs des enseignants de ces pays, nous permet d’approcher, de

façon originale, la diversité culturelle et linguistique à l’œuvre dans l’enseignement des mathématiques.

Mots-clefs : Didactique des mathématiques, didactique comparative, diversité culturelle, discours des

enseignants, théorie anthropologique du didactique

Abstract – This contribution relies on the research work carried out within the international project

LEXICON, in which teams of teachers and researchers from nine countries are engaged since 2014. After

presenting the project and our theoretical framework, we analyse how this project that aims at identifying

and comparing the respective professional lexicons of teachers from these countries allows us to approach

the cultural and linguistic diversity at stake in mathematics education in an original way.

Keywords: Mathematics education, comparative didactics, cultural diversity, teacher discourse,

anthropological theory of the didactics

I. INTRODUCTION

Comme le souligne le texte de présentation du groupe de travail 8 au colloque EMF 2018,

il existe des façons diverses d’approcher la diversité culturelle et linguistique à l’œuvre dans

les mathématiques et dans leur enseignement. Celle utilisée dans cette contribution, qui

s’appuie sur le projet international LEXICON (http://www.lexicon.iccr.edu.au), consiste à

s’interroger sur le discours professionnel des enseignants et le lexique didactico-pédagogique

sur lequel ce discours s’appuie. L’hypothèse faite est que ces discours et lexiques sont

culturellement et linguistiquement situés et qu’ils conditionnent ce à quoi les enseignants sont

sensibles, ce qu’ils peuvent exprimer de leurs pratiques, partager avec d’autres, soumettre à la

discussion (Mesiti, Clarke, Dobie, White & Sherin, 2017). Une seconde hypothèse à l’origine

du projet LEXICON est que l’imposition de l’anglais comme langue de communication

internationale dans le monde de l’éducation mathématique rend plus difficile l’expression de

cette diversité culturelle et est source de transformations et réductions sémantiques. Le projet

constitue donc aussi une contribution aux travaux de didactique comparative se situant dans

une perspective critique qui se sont multipliés en ce début de XXIe siècle (voir par exemple

(Atweh et al., 2008)).

Le projet LEXICON, piloté par David Clarke et Carmen Mesiti de l’University of

Melbourne, fait suite de fait à la Learner’s Perspective Study (LPS dans la suite), une

importante étude comparative des pratiques d’enseignants experts qui a engagé des

chercheurs de 16 pays pendant une dizaine d’années1. C’est cette étude qui a attiré l’attention

des chercheurs sur la richesse culturelle et linguistique de l’expression de l’expertise

* Université Paris Diderot – Paris 7 – France – [email protected],

** IREM de Poitiers –

France – [email protected], [email protected], ***

Université Paris Est-Créteil –

France – [email protected], [email protected], [email protected]

1 Voir http://www.lps.iccr.edu.au pour des informations détaillées sur ce projet et sur la série d’ouvrages

associés.

2 sciencesconf.org:emf2018:220265

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enseignante, et la difficulté d’exprimer cette richesse en anglais. Plusieurs des pays

partenaires du projet LEXICON étaient engagés dans LPS mais ce n’était pas le cas de la

France. Elle est d’ailleurs la seule équipe venant d’un pays francophone. Il existe deux pays

de langue anglaise (Australie et USA), ce qui permet de mener une comparaison pour deux

pays de même langue (Mesiti et al., 2017), tandis que les autres pays (Allemagne, Chili,

Chine, Finlande, France, Japon, République Tchèque, et la Corée du Sud récemment associée)

ont tous des langues différentes.

Dans cette contribution, nous présentons d’abord le projet global et son organisation. Nous

précisons ensuite le cadre théorique choisi pour cette étude spécifique qui est celui de la

théorie anthropologique du didactique (TAD dans la suite) et la façon dont ce cadre nous aide

à problématiser l’étude. Nous analysons ensuite de façon réflexive le travail mené, qu’il

s’agisse de l’élaboration des lexiques ou des premières études comparatives, en mettant en

évidence certaines dépendances culturelles. Nous concluons par quelques considérations plus

globales sur les potentialités et limites d’un projet de ce type pour approcher les questions de

diversité culturelle et linguistique, et les besoins théoriques associés.

II. UNE VISION GLOBALE DU PROJET LEXICON

Comme cela apparaît sur le site international du projet et est repris dans diverses

publications associées (Clarke, 2017) (Mesiti et al., 2017), le but du projet est le suivant :

initiate cross-cultural dialogue to identify pedagogical terms from selected educational communities and

use these as analytical tools to categorise, interrogate and enrich classroom practice, classroom research,

and educational theorising.

Pour cela, dans chacun des pays concernés, une équipe mixte comportant des chercheurs

expérimentés et de jeunes chercheurs, ainsi que des enseignants expérimentés (au moins

deux) a été constituée, à la rentrée 2014. Cette équipe a d’abord eu en charge la réalisation

d’une vidéo d’une séance de classe de 4e (grade 8) avec le dispositif à trois caméras déjà

utilisé dans LPS (filmant la classe, l’enseignant et un groupe de deux élèves voisins), la

transcription de ces vidéos et leur traduction en anglais, ainsi que le recueil de divers

documents complémentaires (plan de classe, photos du tableau, productions des deux élèves

filmés, préparation de l’enseignant, documents fournis aux élèves…). Les vidéos ont été

ensuite montées et sous-titrées en anglais à Melbourne avant d’être mutualisées en 2015.

Figure 1 – La présentation des vidéos

En utilisant ces vidéos comme appui, chaque équipe a eu alors à préparer une première

version de ce qui pourrait constituer un lexique de termes pédagogico-didactiques utilisés par

3 sciencesconf.org:emf2018:220265

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des enseignants expérimentés de collège pour décrire une séance de classe de mathématiques.

Ces versions ont été présentées et discutées durant une première semaine collective de travail

fin 2015, à Melbourne. Des clarifications ont été apportées : ce qui était visé était le

recensement des termes « raisonnablement » partagés et consensuels dans des communautés

d’enseignants expérimentés ; il ne s’agissait pas d’un lexique de termes mathématiques mais

bien d’un lexique pédagogico-didactique ; il ne s’agissait pas d’un lexique de chercheurs et la

voix prépondérante, en cas de litige, devait être donnée aux enseignants des équipes ; chaque

terme ou expression devrait être accompagné non seulement d’une description-définition mais

aussi d’exemples et non-exemples aidant à en préciser le sens ; ces définitions-descriptions

devaient être concises et non-circulaires. Enfin, chaque équipe devait organiser un processus

de validation des lexiques, une fois ceux-ci révisés. Le travail d’élaboration-révision des

lexiques nationaux en dialectique avec le processus de validation conduit s’est poursuivi en

2016. Lors de la réunion de juillet 2016 à Hambourg, il a été décidé d’harmoniser le processus

de validation, en ayant recours à un questionnaire en ligne dont la structure a été

conjointement élaborée et qui serait diffusé le plus largement possible2. Fin 2016, à

Melbourne, les premiers résultats de ces évaluations ont été présentés et discutés, ainsi que

l’évolution des lexiques qui en résultait ; des seuils d’acceptation/rejet des termes en fonction

des réponses aux questions de familiarité ont été fixés (tout terme avec un taux de familiarité

inférieur à 2/3 devait être par exemple, en principe, supprimé) et les premières études

comparatives ont été envisagées. Le travail comparatif a alors débuté, en même temps que se

finalisaient les lexiques, les analyses des questionnaires et études locales associées. Les

versions quasiment finalisées, les méthodologies des premières études comparatives comme

la méthodologie des narrations introduite dans la comparaison franco-tchèque (voir ci-après)

et leurs premiers résultats ont été présentés et discutés en juillet 2017 à Pékin, en même temps

que s’organisait la préparation d’un premier ouvrage rassemblant tous les lexiques, et qu’était

menée une discussion plus approfondie des questions émergentes pour un travail comparatif,

et de leur possible gestion. La réunion de février 2018, enfin, à Melbourne a été centrée sur la

discussion des premières versions des chapitres du livre à paraître.

Comme on le perçoit dans cette courte description, il s’agit là d’un projet en cours et d’un

projet de longue haleine. Presque trois ans auront été nécessaires pour arriver à une version

suffisamment stabilisée des lexiques pour pouvoir envisager de les figer pour une période

donnée et développer sur cette base de substantielles études comparatives. Mais, même si

nous décidons momentanément de les figer dans leur état actuel, il est clair que nous

concevons ces lexiques comme des objets dynamiques qui devront notamment s’enrichir

d’apports des autres lexiques si l’on veut progresser de l’état actuel qui est celui d’une semi-

profession enseignante, comme l’expriment Chevallard et Cirade (2010) vers une véritable

profession dotée d’un lexique professionnel efficace.

III. CADRE THEORIQUE

Le cadre théorique sur lequel s’appuie cette contribution est celui de la TAD que nous

avons déjà utilisé dans une première étude comparative franco-tchèque (Artigue & al., 2017)

et dont la pertinence pour des études comparatives a été déjà largement prouvée (voir (Artigue

& Winslow, 2010) pour une première méta-étude). Ce n’est pas le seul cadre a priori possible

comme le montrent d’autres publications liées à ce projet émanant de chercheurs ayant

d’autres cultures didactiques que la nôtre (voir par exemple (Clarke, 2017)).

2 Pour accéder au questionnaire français, voir la page du projet sur le site du LDAR :

https://www.ldar.website/lexicon

4 sciencesconf.org:emf2018:220265

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EMF2018 – GT8 4

S’agissant d’approcher la diversité culturelle, la TAD, par la perspective anthropologique

qu’elle revendique, est a priori appropriée. Elle nous conduit plus précisément à situer cette

diversité culturelle dans une large perspective systémique et écologique, à nous interroger sur

les systèmes de conditions et de contraintes qui l’ont historiquement façonnée, à différents

niveaux (voir la hiérarchie des niveaux de codétermination didactique dans (Chevallard,

2002)), en élargissant la vision au-delà du contexte des séances de classe dont les lexiques

sont censés nourrir l’appréhension et la description. S’agissant de la dimension linguistique de

l’étude, ce cadre nous permet de relier étroitement discours et pratique, à travers le concept de

praxéologie. Toute praxéologie combine en effet un bloc praxique et un bloc théorique en

interaction dialectique (Chevallard, 2002). La TAD propose aussi un modèle de structuration

progressive des praxéologies pour former des praxéologies locales par regroupement de

praxéologies ponctuelles partageant une même technologie, puis des praxéologies régionales

par regroupement de praxéologies locales partageant une même théorie ou partie de théorie.

Comme on le voit, le bloc théorique et ses éléments discursifs jouent donc un rôle clef dans

les unifications sous-jacentes à la structuration progressive des praxéologies. La TAD nous

incite enfin à ne pas oublier que, même si ce qui est visé par le projet LEXICON, c’est

l’identification des éléments de discours pédagogico-didactique raisonnablement partagés au

sein de la communauté des enseignants expérimentés - c’est-à-dire, si l’on se place dans le

cadre de la TAD, des éléments de discours technologique associés aux praxéologies

didactiques - praxéologies didactiques et praxéologies mathématiques vivent en symbiose et

se co-déterminent mutuellement.

Il sera donc important, notamment dans les études comparatives menées, de trouver les

moyens d’étudier jusqu’à quel point et comment ces fonctions diverses du discours

technologique didactique et les relations entre discours mathématique et discours didactique

trouvent à s’exprimer dans les lexiques et les discours associés, suivant les pays.

IV. ANALYSE REFLEXIVE DU TRAVAIL MENE

Nous ne pouvons dans l’espace de cette contribution présenter une analyse exhaustive et

approfondie du travail collectif mené dans le cadre du projet LEXICON. Nous avons choisi

d’analyser dans un premier temps la réalisation des lexiques et les produits qui en résultent,

en mettant l’accent sur des caractéristiques qui apparaissent révélatrices de différences

culturelles. Dans un second temps, nous reviendrons sur la comparaison franco-tchèque que

nous avons réalisée avec les collègues tchèques (Artigue et al., 2017). A travers ces deux

exemples, nous essaierons de montrer le potentiel de ce projet pour approcher la diversité

culturelle et ses effets.

1. Les lexiques : processus et produit

Dès la première réunion à Melbourne, fin 2015, des différences culturelles sont apparues

de façon évidente, ayant des conséquences sur la vision même du projet. La première de ces

différences concernait les rapports, culturellement situés, entre pédagogie et didactique. Le

mot « didactique », négativement connoté en anglais, ne faisait pas partie du vocabulaire de

certaines équipes, par exemple l’équipe australienne qui portait le projet. Le but du projet

s’est ainsi trouvé exprimé au départ en termes d’identification du lexique pédagogique des

enseignants de mathématiques, à distinguer d’un lexique proprement mathématique. Pour

d’autres partenaires, notamment ceux d’Europe continentale, le mot didactique désigne,

notamment en mathématiques, un champ scientifique autonome, distinct de celui de la

pédagogie. C’est particulièrement le cas en France où la didactique, notamment en

mathématiques, s’est construite épistémologiquement et institutionnellement en marquant sa

5 sciencesconf.org:emf2018:220265

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distinction avec le champ pédagogique déjà existant, par la place centrale accordée aux

spécificités disciplinaires des processus d’apprentissage et d’enseignement. Il était donc clair

pour l’équipe française que ce qu’elle visait et ce que, formée de didacticiennes et

d’enseignants animateurs IREM, elle se sentait légitime à produire, était un lexique

didactique. La négociation collective a entériné ces différences culturelles, aboutissant à des

lexiques que l’on pourrait situer le long d’un axe pédagogico-didactique. Une comparaison

plus systématique sera nécessaire pour préciser ce continuum mais on peut déjà anticiper que

les lexiques australiens et français y occuperont des positions très distantes. Il semble clair,

par exemple, que le lexique australien pourra, sans modification majeure, être utilisé dans

d’autres disciplines, alors que, pour ce qui est du lexique français, cela nécessitera des

changements substantiels. Ceci s’exprime aussi par le fait que le lexique français, tout en

respectant les règles collectives fixées, regroupe dans une catégorie spécifique 19 termes qui

désignent des formes d’activité mathématique au rang desquelles figurent conjecturer,

modéliser, définir, calculer, estimer, raisonner, argumenter, démontrer, avec des descriptions-

définitions et des exemples qui en précisent le sens mathématique. Il est le seul dans ce cas,

les autres lexiques obéissant à d’autres structurations.

Une autre marque des contextes culturels est la place occupée dans les lexiques par des

termes ou expressions issus de la recherche. Comme cela a été précisé plus haut, les lexiques

visés ne sont pas ceux de la recherche en didactique ou en éducation mathématique. Ils

doivent refléter une terminologie ‘raisonnablement’ partagée par des enseignants

expérimentés. Certains lexiques, par exemple le lexique chilien, ne contiennent aucun terme

issu de la recherche didactique ; les candidats proposés par les chercheurs ont été

systématiquement rejetés par les enseignants des équipes car jugés non suffisamment

familiers aux enseignants. Si l’on essaie une fois de plus de situer les différents lexiques sur

un axe selon cette caractéristique, on devrait trouver, à l’opposé du lexique chilien, le lexique

japonais. En fait, le lexique japonais est imprégné de la culture des « Lesson Studies » et de la

terminologie associée. Cette terminologie est largement partagée par les enseignants du fait

du rôle clef joué par cette pratique dans leur formation et développement professionnel. Mais

comme expliqué dans (Isoda, 2015), c’est aussi une terminologie de chercheurs, le

développement de la recherche didactique au Japon étant étroitement lié à cette culture. Le

lexique français est dans une position intermédiaire haute, un de ceux où se voit le plus

nettement la marque d’une migration de concepts de la recherche didactique vers le langage

professionnel des enseignants. Sans aucun doute, l’institution des IREMs, les actions de

formation liées à la recherche que ce réseau promeut, les diverses revues d’interface qu’il

publie, constituent-ils des caractéristiques contextuelles favorables à cette migration.

Néanmoins elle reste limitée. 31 tels termes ou expressions étaient inclus dans la version qui a

été soumise à validation via les questionnaires en ligne, après plusieurs cycles de validation

locale et révision. 14 étaient issus de la seule théorie des situations didactiques associés aux

notions de milieu, variable didactique, situation adidactique/didactique, situation d’action,

situation de formulation, situation de validation, contrat didactique, effet Topaze, effet

Jourdain, dévolution, décontextualisation, institutionnalisation et ostension, reflétant en cela

le rôle joué par cette théorie dans notre culture didactique. Cette dernière validation, à laquelle

ont participé environ 150 enseignants aux profils très divers répartis tout le territoire, a montré

que sur un lexique de 115 termes, 21 ne franchissaient pas le seuil des 2/3 de familiarité

collectivement décidé et que 20 de ceux-ci étaient justement des termes didactiques. Certains

ont été néanmoins conservés dans la version finale du lexique parce qu’ils atteignaient un

seuil de familiarité supérieur à, ou voisin de, 50% ; mais 8 ont dû être écartés, et en particulier

les termes dévolution, ostension, effet Topaze et effet Jourdain issus de la TDS.

6 sciencesconf.org:emf2018:220265

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Ce ne sont ici que deux exemples parmi d’autres qui peuvent être utilisés pour montrer à

quel point les lexiques mettent en évidence des différences qui, pour être comprises, doivent

être analysées à la lumière des contextes culturels et de leur évolution historique. Pour ce qui

est des différences linguistiques, des éléments très intéressants apparaissent que nous ne

pouvons développer ici. Ils vont bien au-delà du seul constat des limitations de la langue

anglaise à fournir des traductions satisfaisantes de termes de ces lexiques.

2. La comparaison franco-tchèque

La comparaison franco-tchèque a débuté en novembre 2016, sur des versions non encore

finalisées des deux lexiques, notamment du lexique tchèque. Nous revenons ici, de façon

réflexive, sur cette comparaison dont les premiers résultats ont été présentés dans (Artigue et

al., 2017). Elle a débuté par une comparaison formelle des deux lexiques qui a montré

d’emblée des différences importantes, que nous résumons ci-après :

Différence dans le nombre de termes : 115 pour le lexique français (LF dans la suite) /

47 pour le lexique tchèque (LC dans la suite) (le plus petit des lexiques alors que le

français est, avec le chinois, celui comportant le plus de termes).

Différence dans la structuration : 5 catégories dans LC et 6 dans LF, 3 avec des

dénominations proches (par exemple : Phases de séance), mais d’autres sans équivalent

(Usage de moyens didactiques dans LC, Termes généraux, Activités mathématiques

dans LF).

Différence dans la conceptualisation des catégories, même lorsqu’ayant des intitulés

voisins, et dans les termes associés. Par exemple, les catégories Types de problèmes

dans LC et Nature des tâches dans LF contiennent respectivement 4 et 18 termes, LF

étant d’ailleurs le lexique le plus riche de ce point de vue ; malgré cela, les types de

problèmes de LC ne constituent pas un sous-ensemble des tâches identifiées dans LF. Il

n’y a que peu de termes communs entre les 13 termes de la catégorie Phases d’une

séance dans LF et les 9 termes de la même catégorie dans LC. Ceux de LF ponctuent la

progression de l’activité mathématique dans la classe (phase de rappel, phase de

recherche, mise en commun, institutionnalisation…), tandis que ceux de LC ponctuent

plutôt l’organisation globale de l’activité (students’ and teacher’s organizational

questions, maintaining the discipline, written record on the board...).

Différence dans la place accordée aux mathématiques, qui se manifeste dans LF dans

l’existence d’une catégorie spécifique mais aussi dans le nombre de types de tâches

mathématiques distinguées et dans les termes issus de la recherche didactique, alors que

LC, comme le lexique australien, reste très général et pédagogique.

Différence dans les formes et contenus des descriptions-définitions. Dans LC, elles sont

généralement très courtes, en forme active, exprimant une action observable de

l’enseignant et/ou des élèves, sans préciser ses fonctions possibles. Dans LF, elles sont

généralement plus longues, sous forme nominale, et généralement explicitent la

fonctionnalité des actions ; de plus, cette fonctionnalité est souvent accentuée par la

présence d’un commentaire, complétant la description-définition. L’exemple, dans la

table 1, d’un terme commun aux deux lexiques l’illustre.

Summarization Bilan, Synthèse

Recapitulating steps of the solution of the

problem.

Phase visant à dégager les éléments

importants à retenir de l'activité

mathématique menée.

Il peut s’agir d’un bilan local en cours de

résolution pour pointer des idées et

7 sciencesconf.org:emf2018:220265

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résultats partiels, et orienter l'activité des

élèves, ou d’un bilan (synthèse) global en

fin de résolution ou de séance.

Table 1 - Un exemple de définition dans les lexiques français et tchèques

Très vite, dans le travail conjoint avec les collègues tchèques, il nous est apparu que pour

faire sens des différences, il fallait faire intervenir des niveaux élevés de la hiérarchie de

codétermination didactique, et que nous ne pouvions non plus nous borner à considérer le hic

et nunc de nos systèmes éducatifs respectifs. Et c’est ainsi que nous avons été amenés à relier

les caractéristiques du lexique tchèque à l’existence d’une forte tradition de didactique

générale qui, en République tchèque, remonte au XIIe et à la Didactica Magna de Comenius.

Cette tradition imprègne toujours aujourd’hui le monde de l’éducation et sa culture. A cette

tradition de didactique générale s’oppose une tradition didactique française en mathématiques

qui, elle, s’est forgée au contact étroit des mathématiques, et en refusant l’idée d’une

didactique générale, même si, au fil des décennies, ses concepts ont migré à travers les

disciplines, puis s’est développée le champ des recherches comparatistes en didactique qui

questionne les cloisonnements disciplinaires (voir https://www.arcd.fr/accueil/).

Pour approfondir la comparaison et apprécier l’impact de ces différences sur ce que à quoi

des enseignants pouvaient être sensibles dans des séances de classes et exprimer ces

sensibilités, pour aussi apprécier comment ces différences étaient susceptibles d’impacter la

perception de l’imbrication entre praxéologies mathématiques et didactiques, nous avons alors

décidé d’introduire un nouvel artefact méthodologique : des narrations des vidéos de séance

conjointement conçues dans chacune de nos deux équipes. En cohérence avec l’utilisation des

narrations dans la recherche en éducation (Clandinin & Connelli, 2000), nous considérons que

ces narrations nous permettent de rendre visible que, pour chaque équipe, chaque vidéo

raconte une histoire particulière engendrée par la sélection, l’arrangement et l’interprétation

d’événements qui font sens pour le narrateur, et de ne pas oublier que ces histoires sont des

productions socio-culturelles. Ces narrations réduiraient-elles les différences formelles

observées, en permettant l’expression de sensibilités qui échappaient au filtre des lexiques ?

La réponse est clairement « Non ». Les séances françaises et tchèques qui ont été

enregistrées sont très différentes dans leur contenu et leur gestion. Les narrations qui en sont

produites respectivement par les équipes tchèque et françaises montrent ces différences, mais

ce qu’elles nous montrent plus encore, c’est la différence entre les narrations produites par les

deux équipes pour une même séance. Une identité narrative en quelque sorte se révèle.

Sommairement résumé, les histoires produites par l’équipe française nous racontent une

histoire mathématique de la classe et les phrases qui précisent ces mathématiques représentent

respectivement 27% et 26% des descriptions. L’occurrence de termes du lexique comme

Poser une question, Expliquer, y est systématiquement accompagnée de la description de leur

contenu mathématique. Les narrations tchèques sont, quant à elles, beaucoup plus courtes et

nous donnent à voir une histoire complémentaire. Les mathématiques y sont peu présentes

(elles représentent moins de 7% des narrations) mais s’y expriment très clairement les

modèles (« patterns ») d’interaction entre enseignant et élèves.

V. COMMENTAIRES ET CONCLUSION

Dans cette contribution relative à un travail de recherche en cours, nous avons approché la

dimension culturelle et linguistique, mais surtout culturelle de l’enseignement des

mathématiques, à travers un filtre, celui du lexique pédagogico-didactique sur lequel le

discours professionnel des enseignants s’appuie. Même si la partie la plus passionnante, la

comparaison des lexiques produits et ‘raisonnablement validés’ par les équipes engagées dans

8 sciencesconf.org:emf2018:220265

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ce projet ne fait que débuter, nous espérons avoir montré, dans les limites imposées à ce texte,

que le filtre utilisé est un filtre intéressant pour approcher la diversité culturelle. La

comparaison que nous avons récemment engagée avec les collègues allemands tend aussi à

mettre en évidence l’impact de différences linguistiques entre français et allemand pour

l’étude desquelles le cadre théorique de la TAD est insuffisant et la collaboration avec des

linguistes s’avère nécessaire. Il ne fait pas de doute non plus que la comparaison avec les

deux pays asiatiques engagés, Chine et Japon, qui présentent des proximités culturelles

certaines mais aussi de profondes différences notamment institutionnelles et politiques,

devrait être particulièrement intéressante. Bien sûr, comme tout filtre, ce n’est qu’un filtre très

partiel, et ce même si l’on reste dans une approche en termes de lexique : il s’agit en effet des

lexiques utilisés dans la description de séances de classe. Tout ce qui concerne le travail des

enseignants hors de la classe dont l’approche documentaire du didactique renouvelle

aujourd’hui l’étude (Gueudet, Pepin & Trouche, 2012) avec le lexique spécifique associé,

n’est pas pris en charge, par exemple3. Par ailleurs, de nombreuses questions restent

largement ouvertes, relatives au statut exact de ces lexiques et à leur usage possible,

notamment pour la formation initiale ou continue des enseignants. En France, le lexique a été

initialement conçu avec des animateurs IREM et en référence à la communauté des

enseignants qui sont actifs dans les IREM, aux termes qu’ils partagent et que l’on retrouve

dans les publications du réseau, et c’est ce même milieu un peu élargi qui a été ciblé dans les

premières validations locales. Le lexique final en porte nécessairement la marque, même si la

validation en ligne a ouvert à un public plus large. Encore une fois, on voit là l’effet de

caractéristiques contextuelles, culturellement situées.

Remerciements : Nous tenons à remercier le Conseil de recherche du gouvernement

australien qui a soutenu ce projet, les chercheurs et enseignants impliqués dans son

développement, ainsi que les IREM de Paris et Poitiers et le LDAR pour leur soutien.

REFERENCES

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Gueudet, G., Pepin, B., & Trouche, L. (2012). From Texts to ‘Lived Resources’. Mathematics

curriculum material and teacher development. New York : Springer.

3 Un développement dans ce sens vient d’être engagé à l’occasion du colloque international sur les ressources

des enseignants qui s’est tenu à Lyon en mai 2018 (https://resources-2018.sciencesconf.org).

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9

Isoda, M. (2015). The science of lesson study in the problem solving approach. In M.

Imprasitha, M. Isoda, P. Wang-Iverson 1 B.H. Yeap (Eds.) Lesson Study. Challenges in

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& B.H. Choy (Eds.), Proceedings of PME 41 (Vol. 3, pp. 241-248). Singapour : PME.

10 sciencesconf.org:emf2018:220265

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COLLABORATION INTERDISCIPLINAIRE ENTRE DIDACTIQUE DES MATHEMATIQUES ET DIDACTIQUE DU

FRANCAIS. ANALYSE DE LA PLACE DU LANGAGE DANS LES PROGRAMMES SCOLAIRES DES

MATHEMATIQUES ET DE FRANCAIS AU COLLEGE DE TROIS PAYS FRANCOPHONES :

CANADA(QUEBEC), FRANCE ET GABON.

BEH BIYOGO Armand Paul

Résumé

La question du langage est au centre de la transformation de l’enseignement et de l’apprentissage des

mathématiques aujourd’hui. En effet, cette prise en compte du langage nous amène à nous intéresser aux

formes linguistiques et/ou langagières inscrites dans les programmes scolaires des mathématiques et de

français afin de voir les croisements possibles qu’elles peuvent susciter entre l’enseignement du français et

celui des mathématiques dans une perspective interdisciplinaire.

Mots-clefs : didactique, place du langage, programme scolaire, interdisciplinarité, vision systémique.

Abstract Nowdays, the question of language is at the centre of the transformation of teaching and learning mathematical. This consideration of language question brings me to be interested in the linguistics forms registered in mathematical and french school curriculum in order to see possibles crossbreedings they can create between French and mathematical learning in an interdisciplinarity perspective. Keywords: didactic, place of language, school curriculum, interdisciplinarity, systemic view.

I.CONTEXTUALISATION

Notre étude s’inscrit dans le cadre des travaux de recherche de la thèse que nous menons

actuellement sur la thématique suivante : Du décloisonnement des activités à l’interdisciplinarité. Le

cas de l’enseignement-apprentissage du français et des disciplines scientifiques dans les collèges au

Gabon. En effet, l’ambition de ces travaux, qui englobent les mathématiques, la physique-chimie et

les sciences de la vie et de la terre, est de montrer, entre autres choses, comment à partir de

l’enseignement décloisonné du français on pourrait établir des « passerelles » avec l’enseignement

de chacune de ces disciplines. L’enjeu du colloque étant de s’interroger sur l’enseignement des

mathématiques et ses rapports avec les autres disciplines, la présente communication examinera

précisément le cas d’espèce du couple français-mathématiques. Pour y parvenir, nous avons opté de

nous appuyer sur les programmes scolaires de trois pays : Gabon, Canada(Québec) et France, liés

tant par l’histoire que par la langue française qu’ils ont en partage.

Au Gabon, par exemple, on remarque une très faible évolution du nombre d’élèves dans les

séries scientifiques (C et D) au baccalauréat, par rapport aux séries littéraires (A1, A2 et B). Selon la

Direction générale des examens et concours1, en 2007, on a enregistré dans les séries scientifiques 2

643 candidats (contre 11 336 en séries littéraires), tandis qu’en 2017 on en comptait 2 674 (contre

19 019 dans les séries littéraires). Soit une augmentation de 31 candidats en séries scientifiques, au

cours de cette dernière décennie, lorsque les séries littéraires avoisinent une croissance de près de

huit mille candidats. De plus, depuis l’institution du baccalauréat dans le système éducatif gabonais

en 1960 et jusqu’à ce jour, les mathématiques et le français sont les principales disciplines dans

lesquelles les candidats admissibles sont souvent contraints de reprendre au second tour. La plupart

du temps, plus de deux tiers des élèves reviennent pour l’une ou l’autre discipline, et, en même

temps, près de la moitié des candidats reprennent les deux matières. Ce qui semble confirmer, a

1 Rapport DGEC du Gabon (2017) sur l’évolution du nombre de candidats scientifiques au Bac.

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priori, l’appréhension de Marie Hélène Pouget (1993) qui se demandait déjà si ces deux disciplines ne

constituaient pas ‘’le couple diabolique de l’échec au collège’’ (p. 8).

Parallèlement, au cours de ces deux dernières décennies, en France, plusieurs recherches,

dans le cadre de l’interdisciplinarité français-mathématiques, sont entreprises par des IREM (Instituts

de recherche sur l’enseignement des mathématiques)2 afin d’aider les élèves en difficulté. De même,

au Québec, depuis le renouveau pédagogique impulsé par la mise en place des nouveaux

programmes en 2000, Lucie De Blois3(2011) nous révèle que certains travaux menés par le CRIRES

(Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire) montrent une différence notoire dans

les résultats aux évaluations en numératie et en littératie des élèves de niveau collège.

L’enjeu pour nous est de savoir si ce qui apparaît ici comme un champ d’exploration pour la

recherche l’est aussi manifeste dans les prescriptions ou programmes scolaires relatifs à

l’enseignement des mathématiques et du français. Comment apparaissent ces prescriptions

curriculaires en rapport avec les formes linguistiques et/ou langagières susceptibles d’établir des

« ponts » entre l’enseignement du français et l’enseignement des mathématiques ? Quels

enseignements didactiques peut-on déduire de cette introduction des questions linguistiques dans

les programmes scolaires de mathématiques et de français ? Telles sont les principales

préoccupations qui constituent le fondement de notre étude.

II. CADRE THEORIQUE : le langage comme matière-pont, une nécessité pour toutes les disciplines ?

L’analyse que nous nous proposons de faire s’inspire, pour l’essentiel, en premier lieu, des

fondements théoriques préconisés par le linguiste et éducateur Éric Hawkins (1981, 1984 & 1992) à

travers son concept, « awareness of language » (réflexion sur le langage ou prise de conscience

métalinguistique) issu de son étude menée sur le programme scolaire britannique. En effet, il s’agit là

d’une approche plurilingue de l’enseignement-apprentissage des langues (maternelle et étrangère)

dans les écoles en Grande Bretagne. Pour Éric Hawkins :

« Le point de départ de ‘’awareness of language’’ consiste, donc, à reconnaître l’importance

centrale du langage et l’insuffisance de l’apprentissage linguistique offert à l’école. La faculté

du langage est l’attribut qui détermine et définit ce qu’est l’humanité. […] Et pourtant, la

plupart de nos élèves quittent l’école sans être conscients du rôle capital joué par le langage.

Ils étudient de près le fonctionnement de l’univers physique, chimique, biologique ainsi que

d’autres disciplines difficiles. Mais les questions linguistiques importantes qui ne sont jamais

abordées dans le programme traditionnel forment malheureusement une liste fort longue ».

(p.42,1992)

Dès lors, nous constatons que Éric Hawkins fait des questions linguistiques le nœud gordien

de l’enseignement-apprentissage, quelle que soit la discipline. Pour lui, la prise en compte du langage

est une question transversale dont la vocation est de promouvoir le « décloisonnement » et

« l’interdisciplinarité ». Aussi, pense-t-il qu’il faut introduire le langage comme une matière-pont

2 - Groupe mathématiques-français de l’IREM de Strasbourg (2000). Un travail interdisciplinaire en français et

en mathématiques. Repères-IREM n°38, Tropiques Editions - IREM de Montpellier : Sauter M. (2000), Formation de l’esprit scientifique avec les narrations de recherche en cycle central du collège, Repères-IREM n°39 3 Professeur titulaire en didactique des maths, membre du CRIRES

12 sciencesconf.org:emf2018:219164

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dans le programme scolaire britannique et il en définit les contours en ces termes: « cette nouvelle

matière [qui] ne remplace en aucune façon les matières existantes mais elle constitue une

‘’passerelle’’ qui permet aux professeurs traditionnellement isolés dans leurs classes de se rencontrer

et de faire cause commune ». (p.41, 1992) Autrement dit, l’introduction de cette ‘’matière-pont’’

dans le programme, permet de « mettre un terme au cloisonnement et à l’isolement des différents

professeurs de langues, et, en même temps, de faciliter une coopération efficace entre les étapes

successives de la scolarité ». (p.41, 1992) Cette volonté de faire converger et collaborer des

professeurs de différentes disciplines, grâce à la prise en compte des questions linguistiques et /ou

langagières, fait écho au « décloisonnement » des activités, promu par les didacticiens du français

comme Sylvain Bilodeau (2009), Bertrand Daunay (2005) ou encore Daniel Stissi, qui affirme

d’ailleurs que « désormais l’enjeu est pleinement didactique, il ne s’agit plus d’un simple atout

pédagogique, ni simplement de grammaire » (2003, p.49). Laisser évoluer les « sous-disciplines » du

français de façon autonome sans chercher à les faire converger constitue alors une entrave

inadmissible à l’esprit des nouveaux programmes qui s’inscrit dans la congruence. Stissi poursuit en

déclarant de manière péremptoire : « peu importe la forme des séquences, il n’y a pas de séquence

canonique ; mais hiérarchiser les objectifs, organiser la plupart du temps les activités orales, les

activités de lecture, d’écriture et d’étude de la langue de façon convergente est une nécessité » (2003,

p.49). Ainsi, l’étude de la langue sort définitivement de son isolement et se trouve alors désacralisée,

n’étant plus seulement qu’un outil, et reconnue comme indispensable, se poursuivant jusqu’au lycée,

puisqu’elle est au cœur du décloisonnement.

Dans cette optique, notre seconde inspiration s’appuie sur les travaux réalisés par Catherine

Brissaud (2006) consistant à faire une lecture analytique des instructions officielles pour le collège,

en France, en cherchant à savoir ce qu’écrire voulait signifier dans les différentes disciplines. Il s’agit

ici d’une recherche qui s’intéresse particulièrement au langage écrit avec comme point d’ancrage le

lexique dans sa dimension polysémique nécessaire. En effet, cette étude qui examine le programme

de cinq disciplines différentes (français, mathématiques, SVT, histoire-géographie, technologie)

souligne que :

« la maîtrise de l’écriture est présentée comme un objectif majeur de l’enseignement au

collège et les différentes disciplines, qui participent à la ‘’la formation générale des élèves, à

leur apprentissage du raisonnement, de l’expression, des méthodes de travail, à leur

éducation civique’’ (pg.SVT,6e,16) doivent apporter leur contribution à l’apprentissage de la

langue, de l’expression, en coordination avec l’enseignement de français » (2006,p.15)

Ainsi, la prise en compte de la place du langage dans toutes les disciplines c‘est-à-dire sa

propension à être une ‘’passerelle’’ va favoriser non seulement le travail collaboratif mais surtout

ouvrir la voie à une nouvelle façon de penser le métier même d’enseignant, en reconsidérant son

rôle. A ce sujet, Eric Hawkins déclare :

« Nous insistons sur l’importance du ‘’travail d’équipe’’(team-teaching) de la part de tous les

professeurs de langues, en collaboration constante avec leurs collègues de musique, histoire,

géographie et biologie ; une telle collaboration n’est guère possible sans l’introduction d’une

’’matière-pont’’, un programme défini et concret dans lequel chaque professeur connaît son

rôle » (1992, p.54)

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En somme, par-delà le fait que les concepts « awareness » (la réflexion sur le

langage), « team-teaching » (le travail collaboratif), « décloisonnement » et « interdisciplinarité »

font tous de la prise en compte du langage une nécessité pour toutes les disciplines, nous sommes

amené à penser qu’une nouvelle conception didactique développant une approche systémique de

l’enseignement-apprentissage serait envisageable. Cette approche systémique consiste, pour

l’enseignant de chaque discipline, à avoir un esprit d’ouverture et de collaboration, une vision plus

globale de son rôle en reconnaissant le langage comme ’’matière-pont’’ ou point d’ancrage

nécessaire autour duquel se construisent tous les autres enseignements-apprentissages.

III. METHODOLOGIE : analyse des programmes scolaires

Il s’agit pour nous, essentiellement, de nous intéresser d’abord à l’organisation des différents

programmes pour les contenus étudiés, ensuite à la façon dont nous avons pu accéder à ceux-ci, puis

à la démarche d’analyse que nous avons adoptée pour ce travail.

1. Présentation de l’organisation des programmes

Si, a priori, l’organisation des programmes scolaires en France, au Québec et au Gabon n’est

pas la même, on relève toutefois une forte proximité entre les programmes scolaires français et

québécois. En effet, la France et le Québec ont des programmes fondés sur une approche

pédagogique dite l’approche par les compétences. Ces programmes publiés en 2006 (Québec) et

2015 (France) s’appuient sur les recherches les plus récentes dans le domaine de l’éducation et de

l’apprentissage. En même temps, ils sont conçus dans la perspective d’une formation de base

commune qui s’inscrit dans la continuité des programmes du primaire. Ils s’articulent autour de trois

points fondamentaux dont seules les formulations permettent de les distinguer.

Ainsi, les programmes français se déclinent en trois volets : le premier volet porte sur les

spécificités du cycle, dit cycle des approfondissements (cycle 4 ou collège), où cinq faits saillants

ressortent à savoir : la découverte par les élèves d’un nouveau rapport à eux-mêmes et au monde, le

passage d’un langage à un autre, les médias, la créativité et le vivre-ensemble, puis l’orientation. Le

deuxième volet égrène les contributions essentielles des différents enseignements au socle commun

de connaissances, de compétence et de culture qui met en exergue cinq domaines : les langages

pour penser, les méthodes et outils pour apprendre, la formation de la personne et du citoyen, les

systèmes naturels et les systèmes techniques, enfin les représentations du monde et l’activité

humaine. Quant au troisième volet, il énumère les enseignements proposés dans ce cycle et qui

s’élèvent au nombre de treize c’est-à-dire : français, langues vivantes (étrangères ou régionales), arts

plastiques, éducation musicale, histoire des arts, éducation physique et sportive, enseignement

moral et civique, histoire géographie, physique-chimie, sciences de la vie et de la terre, technologie,

mathématiques, éducation aux médias et à l’information.

Pour ce qui est du programme de formation québécois, les trois volets qui le structurent sont :

d’abord celui qui correspond aux domaines généraux de formation répartis en cinq pôles : santé et

bien-être, orientation et entrepreneuriat, environnement et consommation, médias, enfin vivre-

ensemble et citoyenneté. Ensuite, le deuxième volet relatif aux compétences transversales, qui sont

au nombre de neuf et regroupées en quatre ordres : ordre intellectuel (exploiter une information,

résoudre un problème, exercer son jugement critique et mettre en œuvre sa pensée créatrice) ;

ordre méthodologique (se donner des méthodes de travail efficaces et exploiter les TIC) ; ordre

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personnel et social (actualiser son potentiel et coopérer) ; ordre de la communication (communiquer

de façon appropriée). Le dernier volet concerne les domaines d’apprentissages disciplinaires qui sont

au nombre de cinq dont les langues ; la mathématique, la science et la technologie ; l’univers social ;

les arts ; enfin le développement personnel.

S’agissant des programmes scolaires du Gabon, leur grande particularité réside en ce qu’il y a

une discontinuité entre le primaire et le secondaire notamment pour ce qui concerne les approches

pédagogiques. Alors que les programmes du primaire, réformés depuis 2002 se fondent sur

l’approche pédagogique dite l’approche par les compétences, à l’instar des programmes québécois

et français, ceux du collège dont la parution remonte au milieu voire à la fin des années 90, en

revanche, s’appuient sur l’approche par les objectifs et s’articulent en deux grands points à savoir :

d’une part, les objectifs disciplinaires généraux visés (qui sont spécifiques à chaque discipline) ou

directives pédagogiques. Ainsi, en français, quatre objectifs sont visés : la maîtrise de l’expression

écrite et orale, l’acquisition des méthodes de réflexions, la capacité à se situer dans le monde et

l’enseignement de la langue. Parallèlement, en mathématiques, près d’une dizaine d’objectifs sont

visés : présenter un concept, présenter des outils, assurer une progressivité des acquis, initier au

raisonnement, prendre en compte les outils mathématiques, exploiter l’environnement socio-

culturel, rendre l’élève actif, traiter tout le programme. D’autre part, la déclinaison des contenus par

niveau qui donne la nomenclature des enseignements disciplinaires dont la présentation se fait sous

forme de plusieurs chapitres.

2. Description du mode d’accès aux différents programmes

Etant donné que les programmes scolaires des pays qui font l’objet de notre étude sont des

documents officiels de leurs Etats respectifs, nous avons dû recourir à leurs auteurs qui sont les

gouvernements à travers les ministères de l’éducation. Ainsi, pour le Québec et pour la France, c’est

via les sites internet officiels du ministère québécois de l’éducation et du ministère français de

l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche, que nous nous sommes

procurés les versions intégrales des programmes. On peut donc dire que l’accès était plutôt facile et

la consultation aisée car, à chaque fois, nous avions un document rassemblé (en 632 pages pour le

Québec et en 383 pages pour la France), réunissant l’ensemble des données relatives aux missions,

aux approches pédagogiques et contenus. Quant aux programmes du Gabon, nous avions en notre

possession uniquement les programmes de français pour l’enseignement au premier cycle

secondaire (rassemblés dans un document de 99 pages), acquis en 2005 lorsque nous commencions

notre formation de conseiller pédagogique à l’Ecole normale supérieure de Libreville. L’obtention des

programmes de mathématiques n’a pas été facile, n’eût été la collaboration de deux collègues

inspecteurs de mathématiques, en poste à Libreville, qui me les ont fait parvenir par mail dans un

document de 27 pages consacré à la classe de 3ème.

2. Description de la démarche empruntée et analyse des données

Notre objet d’étude étant d’examiner la place du langage dans les programmes scolaires des

mathématiques et de français, aussi, notre démarche sera-t-elle d’essence comparative et analytique

comme le font Catherine Brissaud (2006) et Éric Hawkins (1992) en procédant respectivement à une

lecture analytique des instructions officielles, en France et à une analyse du programme scolaire

britannique. En effet, cette démarche, qui est une analyse discursive des différents programmes, se

caractérise par une mise en exergue du lexique consistant dans un premier temps à repérer des

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indices lexicaux ou formes linguistiques et /ou langagières en tenant compte de leur polysémie,

ensuite à les comparer selon les disciplines ciblées et par rapport à l’objet d’étude, puis à établir des

convergences voire des ‘’passerelles’’ pouvant conduire à la mise en place des ‘’team-teaching’’

(équipe de travail) tel que le préconise Éric Hawkins (p. 54, 1992) . Ainsi, pour mieux faire ressortir la

dimension comparative, notamment les éléments de convergence, par discipline et par pays,

indispensables à la collaboration et à l’interdisciplinarité, nous présentons notre analyse sous forme

de deux tableaux : le premier tableau présente les mathématiques, tandis que le second est dédié au

français. Chaque tableau se subdivise en six colonnes indiquant les pays, les années de publication,

les approches pédagogiques en vigueur, les indices lexicaux identifiés ou les manifestations des

formes linguistiques et/ou langagières, puis le relevé des compétences travaillées et/ou objectifs

visés. Il faut noter que la quatrième colonne est éclatée en quatre rubriques précisant chacune le

caractère implicite, explicite ou non du lexique et appuyé par des exemples correspondant aux

citations de chaque programme. Dès lors, par le jeu de la comparaison, nous pourrions dégager

certaines occurrences lexicales ou linguistiques qui vont nous permettre de construire les résultats

escomptés.

Tableau 1 : Lecture analytique et comparative des programmes de mathématiques

Pays Années Approches

pédagogiques

Indices lexicaux ou manifestations des Formes

linguistiques et/ou langagières en maths

Compétences travaillées et/ou

objectifs visés

Implicite Explicite Aucun Exemples

France

2016

Par

compétences

X

Comprendre,

s’exprimer en

utilisant les

langages

mathématiques

(voir domaine 1

du socle)

-faire le lien entre langage

naturel et langage algébrique

-expliquer à l’oral ou à l’écrit

-comprendre les explications

d’un autre et argumenter

-vérifier la validité d’une

information

-lire, interpréter, commenter,

produire des tableaux…

Gabon

1999

Par objectifs

X

Initier le plus tôt

possible au

raisonnement

-émettre des conjectures

-argumenter, justifier des

réponses

-infirmer des propositions par

des contre-exemples

Canada

(Québec)

2006

Par

compétences

X

Communiquer

de façon

appropriée

-analyser une situation de

communication à caractère

mathématique

-produire un message à

caractère mathématique

-interpréter ou transmettre des

messages à caractère

mathématique

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Tableau 2 : Lecture analytique et comparative des programmes de français

Pays Années Approches

pédagogiques

Indices lexicaux ou manifestations des Formes

linguistiques et/ou langagières en français

Compétences travaillées ou

Objectifs visés

Implicite Explicite Aucun Exemples

France

2016

Par

compétences

X

Comprendre,

s’exprimer en

utilisant la langue

française à l’oral

et à l’écrit

(voir

domaine 1 du

socle)

-comprendre et s’exprimer à

l’oral

-lire

-écrire

-comprendre le

fonctionnement de la langue

Gabon

1999

Par objectifs

X

Maîtriser

l’expression orale

et écrite

Enseigner la

langue

-communiquer

-écouter

-parler

-lire

-écrire avec rigueur et profit

Canada

(Québec)

2006

Par

compétences

X

Communiquer de

façon appropriée

-lire et apprécier des textes

variés

-écrire des textes variés

-communiquer oralement

selon les modalités variées

En observant de près les deux tableaux, nous pouvons relever essentiellement une forte

récurrence des verbes et autres vocables dont la signification renvoie explicitement (soit par

synonymie, soit par dénotation) ou implicitement (par connotation) au langage. Par-delà la

dimension sémantique, il faut aussi souligner l’importance des occurrences ainsi que la reprise à

l’identique (au moins cinq fois) de certains verbes comme « communiquer », « comprendre »,

« lire », « écrire » aussi bien en mathématique qu’en français et dans l’ensemble des trois

programmes d’étude. Il en est de même de l’utilisation récurrente de certains termes tels que

« l’oral », « l’écrit », « la communication » dans l’ensemble des programmes. Tous ces usages

communs du lexique en rapport avec le langage montrent que les programmes de mathématiques et

du français posent en quelque sorte les jalons des possibles passerelles entre les didactiques de ces

deux disciplines.

IV. RESULTATS DE L’ANALYSE

Les différentes formes linguistiques et/ou langagières que nous avons identifiées dans les

trois programmes scolaires de mathématiques et de français retenus pour cette étude nous ont

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permis de réaliser combien la prise en compte du langage dans le processus d’enseignement-

apprentissage, longtemps présentée comme l’apanage du français, apparaît aujourd’hui comme une

nécessité irréfutable pour l’enseignement des mathématiques. En effet, cette tendance promue par

les didacticiens de mathématiques semble être bien ancrée déjà dans les programmes scolaires

notamment ceux qui ont adopté l’approche pédagogique dite par les compétences. Deux résultats

aux allures complémentaires se dégagent de cette analyse, à savoir d’une part que la prise en

compte du langage pour enseigner les mathématiques donne une nouvelle vision à cet enseignement

qui se veut plus globale, plus ouverte et, d’autre part, qu’elle suscite une dynamique congruente

entre les enseignements-apprentissages du français et des mathématiques.

1. Une vision systémique des liens interdisciplinaires entre français et mathématiques

Ce premier résultat est manifeste dans l’ensemble des programmes que nous avons

examinés en ce qu’il trouve ses origines dans la primauté accordée à la place de la maîtrise du

langage dans le processus d’enseignement-apprentissage des mathématiques et du français. En effet,

le langage apparaît ici comme l’élément qui va fédérer l’enseignement-apprentissage des deux

disciplines autour de la volonté de « communiquer », caractéristique commune à l’enseignement du

français et des mathématiques. Dès lors que la question du langage se retrouve au centre de

l’enseignement-apprentissage, il va sans dire que cette évolution se traduit par la transformation de

la conception et de la pratique du métier d’enseignant. L’exigence de la bonne maîtrise du langage

dans l’enseignement-apprentissage des mathématiques permet au professeur de mathématiques

d’avoir une vision plus ouverte et globale, pour faciliter l’accès aux apprentissages mathématiques.

Certes, le degré et la nature de l’exigence ne sont pas les mêmes, dans ces deux disciplines, mais il

reste tout de même que la préoccupation fondamentale, c’est-à-dire un meilleur apprentissage, est

toujours de mise. C’est pourquoi, cette vision systémique des liens interdisciplinaires dont l’enjeu est

de la question du langage à partir du croisement des disciplines va favoriser le travail collaboratif

susceptible de faire éclore la congruence des enseignements-apprentissages.

2. Une congruence des enseignements-apprentissages

Une vision systémique de l’interdisciplinarité entre le français et les mathématiques a pour

conséquence immédiate la nécessité de trouver des convergences entre ces disciplines et la volonté

de créer une cohérence tant dans les didactiques que dans les apprentissages. En effet, l’exigence

partagée de la maîtrise des discours en français et mathématiques fait que les enseignants et

didacticiens de ces disciplines doivent veiller à ce que le langage soit plutôt une source de cohérence

dans les apprentissages. Par-delà la conception que l’on peut se faire du langage, le plus important

est qu’à partir des formes linguistiques et/ou langagières, les didacticiens et enseignants de

mathématiques formulent des contenus et adoptent des pratiques en intelligence avec leurs

collègues de français, pour rendre leurs enseignements cohérents, donc plus accessibles aux élèves.

Ainsi, il en est par exemple de la compétence « lecture » que l’on retrouve invariablement en

mathématiques et en français comme étant une compétence qui se travaille et autour de laquelle se

greffent d’autres compétences qui lui sont intimement liées comme « l’interprétation » et « la

compréhension ». Si la vision systémique et la congruence des enseignements-apprentissages sont

mises à profit dans le cas d’espèce cité ci-dessus, alors la compétence « lecture » avec ses

ramifications pourrait bien faire l’objet d’un travail collaboratif entre enseignants et didacticiens de

mathématiques et ceux de français. L’intérêt d’une telle démarche serait de faire en sorte que se

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mettent en place des équipes de travail didactiques dynamiques qui pourraient proposer des

conceptions communes. D’ailleurs, les différents programmes examinés ne manquent pas

d’encourager ces échanges interdisciplinaires entre les mathématiques et le français, fondés sur le

croisement de leurs contenus respectifs.

V. DISCUSSION ET PERSPECTIVES : quels enseignements ?

Notre étude dont la spécificité méthodologique reposait sur une analyse discursive et

comparative des programmes des mathématiques et du français avait pour priorité d’identifier

toutes les formes linguistiques et/ou langagières d’ordre lexical se rapportant au langage dans leur

enseignement-apprentissage. L’objectif était donc de voir si, à partir de ces formes linguistiques

et/ou langagières, nous pouvions établir des relations interdisciplinaires entre l’enseignement du

français et l’enseignement des mathématiques en vue de faciliter l’accès des élèves aux

apprentissages mathématiques. En effet, cet objectif nous semble, a priori, atteint à en juger par les

deux résultats énoncés ci-dessus, lesquels mettent en exergue l’affirmation de la primauté du rôle de

la langue dans les enseignements-apprentissages et la nécessaire interdisciplinarité entre les

didactiques des mathématiques et de français. Il faut dire aussi que ces résultats abordent là, sans

doute, ce pan de la recherche en linguistique et en didactique qui fait, depuis près de deux

décennies, l’objet de plusieurs travaux tendant à montrer en quoi la maîtrise de la langue est une clé

majeure, aujourd’hui, pour l’enseignement-apprentissage des mathématiques en particulier, et de

toutes les disciplines scolaires en général comme le soulignent les études de Elizabeth Bautier (1997),

celles de Maryse Rebière, Martine Jaubert et Jean Pierre Bernié (2004) ainsi que les travaux de

Christophe Hache(2013). Toutefois, ce regain d’intérêt pour la question de l’interdisciplinarité ne

manque pas de susciter des interrogations de nature dubitative comme le révèlent les publications

de Corinne Castela (2018) et de Pierre Legrand (2018). En effet, Corinne Castela met en exergue par

exemple « la complexité épistémologique et institutionnelle de tout projet interdisciplinaire » (2018,

p.83) dans ce qu’elle qualifie de « voyage en terres inconnues ». Et Pierre Legrand, en réaction

offensive à la publication du Manifeste pour l’interdisciplinarité4 par Florence Nény, ajoute sans

équivoque : « Il s’agit ici de s’interroger sur le principe même d’activités interdisciplinaires au collège

et au lycée, ainsi que sur les modalités de ces activités » (2018, p.108)

Au-delà de ce débat, nous pensons, néanmoins, que notre analyse gagnerait davantage en

épaisseur en la renforçant avec d’autres outils que les programmes scolaires tels que les manuels, les

entretiens avec les principaux acteurs (enseignants, élèves), leurs écrits ainsi que les observations de

classe. Tel est justement l’éventail de notre champ de recueil des données de l’ensemble du travail

de notre thèse en cours.

REFERENCES

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4 Florence Nény dans le Bulletin APMEP n°524

19 sciencesconf.org:emf2018:219164

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QUELLES PRATIQUES LANGAGIERES? QUELS ENJEUX ?

DOUEK Nadia

ESPE Université de Nice - Equipe LINE

Résumé – Une conception des savoirs doublée d’une pratique langagière cohérente avec celle-ci, prégnantes dans les classes françaises, mèneraient à des conceptualisations « pauvres » des objets d’enseignement mathématiques, et contribueraient à faire des élèves d’habiles exécutants. Nous préciserons notre cadre de la conceptualisation, décrirons ces conditions à partir d’exemples et soulignerons de possibles racines idéologiques. Des pratiques interprétatives contribueraient à surmonter ces conditions et leurs effets.

Mots-clefs : (interprétation, dialectique concepts quotidiens concepts, champs conceptuel, expérience culturelle, prolétarisation)

Abstract – A widespread conception about knowledge associated with linguistic practices coherent with it are widespead in french classrooms. They could be factors that induce « poor » conceptualization of mathematical objects, and contribute to develop students into skilled executants. We will present a framing for conceptualization, and will describe these factors through examples, underlying possible ideological roots. We present interpretative practices as a possible way to overcome these factors and their effects

Keywords: (interpretation, every day concepts/scientific concepts dialectic, conceptual fields, cultural experience, proletarization)

I. INTRODUCTION

A travers plusieurs exemples, je voudrais mettre en évidence une conception « technicienne » des savoirs prégnante dans le cadre scolaire français. Les savoirs et les pratiques mathématiques se présentent souvent déterminés par chapitres, rationalisés par les techniques efficaces qu’ils procurent et s’enchaînent de façon cohérente, pyramidale, un peu sur le modèle bourbakiste ; et de façon indépendante des pratiques socio-culturelle que peuvent approcher les enfants dans leur vie quotidienne. Leurs sens et leurs champs d’application s’adossent généralement à des situations internes aux mathématiques ou à des situations épurées de toute « complexité » que provoquerait l’écart entre ces outils (comme modèles) et la réalité (aussi familière soit-elle).

Cette conception est doublée d’une pratique langagière particulière qui se veut rigoureuse, et transparente : il est attendu qu’une expression soit comprise de la même façon par tous les membres de la communauté concernée (une classe, un groupe d’enseignants…) quand ils interagissent. Les explications se basent souvent sur la cohérence interne, logique, des mathématiques. L’ambigüité est exclue ou d’emblée évitée par un supplément de précisions. On peut le voir dans les énoncés de problèmes les plus courants, et dans les activités qui « enseignent » à « comprendre » et traiter ces énoncés (on recherche les données utiles, on identifie les opérations…). Le langage sert le plus souvent à faire des liens entre des objets supposés connus, mais rarement à « triturer » des mots ou les représentations sémiotiques, ou à faire des hypothèses sur les rapports entre signifiés et signifiants. Peu de place est laissée au travail de douter, de s’aventurer à faire des liens interprétatifs intuitifs ou métaphoriques. J’ai souvent entendu l’argument que l’élève sera perdu ou se raccrochera à, stabilisera, des significations inadéquates. Ne risque-t-on pas ainsi (selon l’expression de P. Coz, 2010) :

...l’annexion du territoire de la réflexion libre et critique par une forme procédurale de pensée. La rationalité instrumentale attaque à sa racine toute pensée du monde, toute appréhension intuitive et incarnée de ce qui se donne à voir et à vivre pour l’homme.

Nous présentons trois exemples. Le premier est issu d’une séance expérimentée dans une classe de primaire qui revisitait les savoirs construits sur les décimaux, le deuxième, d’une

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situation observée en fin d’école maternelle et analysée avec de professeurs en formation, le troisième est un texte d’exercice de fin d’études secondaire qui a récemment fait scandale en France. Les trois me permettent : d’illustrer les conditions que forment cette conception technicienne des savoirs et cet usage du langage (en interaction ou dans un texte d’énoncé) que nous pointons ; et d’ouvrir des perspectives de dépassement des limitations qu’imposent ces conditions, à travers des pratiques interprétatives.

Une caractérisation de ces conditions et des perspectives proposées émergent de l’analyse du premier exemple. La proposition d’un cadre théorique de la conceptualisation, et d’une réflexion sur les bases idéologiques, et les enjeux sociétaux qui pourraient être derrière cette conception des savoirs et ces formes de pratiques langagière clôt le texte.

1. Expérimentation dans une classe d’école primaire d’une ville Française

Il s’agit d’une séance dans une classe de cinquième (et dernière) année du primaire, de « niveau moyen ». Le travail proposé (accepté par l’enseignante) était inhabituel, tant au niveau des tâches que de l’organisation (production individuelle écrite suivie de débat collectif sur la base de quelques productions). Les élèves avaient étudié les décimaux en quatrième année avec la même enseignante, et reprenaient le sujet depuis plusieurs jours. Les décimaux avaient été introduits après les fractions comme des fractions décimales. Ils ont été représentés par des nombres à virgule équivalents à des sommes d’entiers et de fractions décimales, et aussi dans un tableau de numération. Les élèves commençaient à les représenter sur la droite numérique (bien connue, tant de façon abstraite que pour représenter des mesures de longueurs non entières). Ils connaissaient les tableaux de conversion pour diverses mesures de grandeurs, ainsi que la lecture des heures et la représentation des durées.

L’exercice peut paraitre artificiel (comme bien des exercices de mathématiques). L’enjeu déclaré au fur et à mesure du déroulement de la séance est le questionnement (ce qui n’est pas artificiel) et la recherche d’exemples. On s’intéressait aux liens entre ce que les élèves connaissent de la structure décontextualisée des décimaux (construite en classe) et d’autres connaissances scolaires ou extrascolaires proches, ainsi que les liens entre les différentes représentations sémiotiques des décimaux, enseignées ou en cours d’enseignement.

Représenter les nombres utilisés ci-dessous de plusieurs façons différentes, même avec des dessins ou schémas, si vous voulez. Puis les écrire en chiffres avec des décimaux :

Un kilomètre cinq ; Un euro cinq ; Une heure cinq ; Un an et demi ; Un mètre cinq ; Un kilo et demi.

Ces expressions sont courantes dans l’environnement culturel des élèves (sauf peut-être un mètre cinq, on ne fait plus de couture dans les familles !). L’écart entre les expressions familières des nombres en jeu et celles établies dans la classe de mathématiques créait des ambigüités (voulues). En particulier entre « 1km5 » et 1 km et 5 hm ou 1km 500m ; et entre « 1m5 » et 1m05, de l’autre. Et les heures et les durées ne sont représentées avec des décimaux ni à l’école ni en dehors. Les ambigüités, les questionnements potentiels et les enjeux d’apprentissages se situaient dans les points suivants :

• Certaines expressions verbales communes ne sont pas bien maîtrisées par les élèves ; • Les représentations « quotidiennes » de nombres plutôt familiers ont en classe des

expressions et représentations spécifiques différentes. Le travail de mise en relation entre le langage familier et le langage spécifique est indispensable, or ce dernier est souvent apporté pour « corriger » le premier.

• La tâche mélange des « chapitres » : décimaux, conversions, durées et lecture de l’heure, et certaines représentations sont inutiles que ce soit à l’école ou en dehors.

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• Le résultat attendu ne correspondait pas à un modèle connu. Au lieu d’une question du type « placer ces nombres dans un tableau » on a : « représenter ces nombres » (cette expression avait-elle un sens ?) et « de diverses façons ».

• L’activité sollicitée est une exploration, le questionnement des significations des différentes expressions et leurs liens, l’explicitation de systèmes de représentation.

Il est certain que ces élèves pratiquent des représentations variées des nombres depuis la première année du primaire. Mais quelle conscience qu’un même nombre puisse avoir des représentations différentes ? que des changements de représentation aient un rôle à jouer ? que cela ne relève pas exactement d’exercices de calcul ? Ces activités tendent à favoriser le doute, qui peut être inacceptable s’il n’a pas été expérimenté comme une phase dans l’apprentissage, et comme fondamentalement relié à l’interprétation.

Il ne nous importait pas, bien sûr, qu’ils « trouvent » les représentations mathématiques correctes. Nous cherchions à provoquer la recherche de significations et l’exploration de liens entre des savoirs scolaires tous acquis (en dehors de l’expression « un mètre cinq » et peut-être de 1km5), la comparaison de termes verbaux entre eux, leurs rapports avec les contextes (scolaires ou extrascolaires) dans lesquels on peut les rencontrer, leur confrontation à leurs différentes représentations sémiotiques. Nous cherchions aussi à provoquer l’expression de doutes, d’alternatives : une « activité interprétative ». D’où le parti pris d’une certaine ambigüité : reconstituer des liens et des significations aurait peu de raison d’être dans un cadre précis et limpide. Mais existe-t-il des cadres précis et limpides… pour tous ?

Les élèves ont éprouvé des difficultés que nous n’avions pas imaginées. Mais après un certain temps et quelques interactions, voici quelques productions, parmi les plus élaborées:

a- un km cinq : 1 km et 5 millimètres b- 1,5 parce que c’est un km plus la moitié d’un km c- 1,5 un euro et cinq centimes sont égales à 1,5= 5/10 (barré) 5 /100 .

5 centimes ça fait 5/100 (réponses à des questions du maître) d- 1kg et demi=1,5= un kg plus 500gr où on a enlevé le zéro dans 1,5 1005g=1000g+5Gr e- c'est un kg et demi de patates, c'est un km et demi jusqu'à Oran...

Aucun élève n’a fait de schéma ou dessiné spontanément. Nous espérions que les dessins de pièces de monnaie engagent des activités d’interprétation. La référence aux savoirs extrascolaires n’a eu lieu que chez une élève considérée en difficulté, avec des exemples de contextes (production e), sans références à d’autres représentations sémiotiques, sans exhiber de liens avec les savoirs scolaires. D’autres ont écrit des nombres en chiffres, comme répondant à une devinette, cherchaient-ils à enclencher un automatisme, ou des calculs ?

Ni moi, ni la maîtresse de la classe, n’avons eu la présence d’esprit d’exploiter la proposition 1km et demi jusqu’à Oran, probablement démunies face au jugement que l’élève est en difficulté, et piégées par la valeur accordée aux représentations scientifiques.

Après le temps de production individuelle, le débat collectif a commencé par le traitement de « un euros cinq » afin de faciliter pour tous le rapport entre pratiques extrascolaires et scolaires et la schématisation, mettre en évidence des appuis pour le travail d’interprétation et lever les doutes qui aller surgir des différentes propositions.

Nous avons demandé si « c’est 1,5 » et « c’est un euro et cinq centimes » disaient la même chose. La majorité pense que oui, mais les justifications (juste ou non) sont « formelles », ne se référent qu’aux règles d'écriture et aux mots qui correspondent directement à l’écriture : il y a équivalence entre un euro cinq et un virgule cinq (voir la production c). L’élève qui a produit la réponse c présente alors sa proposition finale (élaborée en interaction) 1,05. On cherche alors les justifications de chacune des réponses, et des réfutations dans le cas de

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désaccord. Pour stimuler la production de justifications, nous avons dû questionner les rapports entre « centimes », « centième » et « centaine », entre « centime » et « euro » (questionnement, enjeu d’apprentissage, que nous espérions dévoluer aux élèves). Pourquoi entend-on « cent » à chaque fois ? Et qu’est-ce qui fait que cela ne donne pas les mêmes sortes de significations ? En va-t-il de même pour « dix », « dizaine » et « dixième » ? on n’a pas de mot spécifique pour la pièce de 10 centimes… cela a été stimulant pour la plupart. Nous avons donc confronté la règle d’écriture en chiffres, les règles sur les mots-chiffres, la connaissance des pièces de monnaie. Les différentes représentations « mathématiquement valides » de « 1€5 » ont été structurées dans un tableau de numération adapté à la monnaie en rapport avec la recherche étymologique (habituelle aux heures d’apprentissage de la langue, mais pas en mathématiques). Et on a clarifié que l’expression, valide hors de l’école, crée des confusions en mathématique elle car l’unité n’est pas précisée.

L’enjeu explicite était donc devenu le rapport entre des règles d’écriture des nombres en mathématiques, leur expression « quotidienne » et la variété des significations des mots ou des expressions selon le contexte. Nous devions explicitement admettre que les élèves avaient bien raison de se tromper car ils gèrent des systèmes différents en même temps (réflexion que je n’ai jamais rencontrée dans une classe et qui rebute généralement les enseignants en formation). Nous n’avons évidemment pas insisté sur l’objet central de ce texte : nous (enseignants) devrions travailler à mettre en évidence ces inadéquations et développer la clairvoyance des élèves, leur capacité de se demander dans quelle optique ils se situent, au lieu de se laisser enfermer dans des règles de fonctionnement (souvent « aveugles »).

Nous avons touché un enjeu d’apprentissage : entrer dans un jeu d’interprétation, profiter du doute, l’exprimer et (pour l’instant) en sortir avec une réponse claire et satisfaisante pour tous. Un bagage de références et de significations existe bien chez les élèves ou se trouve à leur portée, parce qu’existant dans leur environnement.

Mais, ce bagage est-il accessible ? Plusieurs conditions interviennent. Le contrat didactique sur la nature des explications attendues en mathématiques (à quoi est-ce pertinent de se référer dans la classe de mathématique ? métaphores ou calculs et règles à appliquer ?) ; la forme langagière permise ou encouragée (mots rigoureux ou approximatifs ?; les liens conscients entre les éléments de ce bagage, ou la possibilité d’en amener à la conscience. Chez les « bons » élèves de cette classe, la signification des représentations des nombres (verbale ou symbolique) semblait fonctionner comme une relation bijective entre signifiant et objet précisément signifié, portée par des règles (comme les enseignants en formation, ils perdent de vue l’irrégularité de l’expressions des nombres en français). Les rapporter à des situations du quotidien ne fonctionnerait pas ainsi.

Une fois la discussion des significations des mots et des écritures engagée, il a été facile d’établir que si dans les usages courants 1km5 désigne un kilomètre et demi ou 1km 500, ceux qui ont proposé 1km et 5 mm ne manquaient pas de logique, mais d’habitudes, puis d’écrire cette proposition sur le tableau de numération, servant alors de tableau de conversion.

Enfin, tous les élèves savent ce que représente un an et demi. Mais que signifie d’écrire 1,5 année ? que représenterait le chiffre 5. Bon nombre ont répondu 5 mois, ce qui a justifié un travail interprétatif. Il n’a pas été trivial, mais a engagé les élèves. Les interactions incluaient la mise au point de la signification de la position des chiffres dans l’écriture décimale.

Cet exemple permet de souligner la richesse d’un travail d’interprétation dépassant les limites disciplinaires ou scolaires, son potentiel en apprentissages de contenus mathématiques comme en pratiques réflexives constructives, articulés au questionnement des procédures et des représentations, et au traitement de l’ambigüité (inhérents à l’interprétation). Mais on doit

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noter que les élèves sont surtout entraînés à mobiliser des procédures décontextualisées, et que la référence au contexte et le questionnement tendent à les dérouter.

2. Exemple en formation initiale des enseignants du primaire

Dans le cadre de la formation initiale d’enseignants de l’école primaire, j’ai exploité, avec un groupe de stagiaires, une situation que j’avais observée dans une classe de Grande Section de maternelle (élèves de 5-6 ans) : les élèves ont chacun sa carte avec son prénom accrochée sur un tableau mural partagé en deux colonnes, maison et école. En arrivant le matin, ils posent leur carte du côté « école ». Celles qui restent du côté maison sont celles des enfants absents. Tous les jours les élèves se comptent et comptent le nombre de cartes des absents. Depuis quelques temps la maîtresse leur demande de trouver le nombre de présents, connaissant le nombre d’absents. Ils utilisent une file numérique faite de cartons juxtaposés allant de 1 à 31. Elle est proche du tableau Ecole/Maison, et sert à mener diverses activités numériques dont la reconnaissance de la date du jour. La carte 26 est marquée d’un point car elle correspond au nombre d’élèves de la classe.

Il s’agissait d’imaginer 1) quelles procédures les élèves pourraient trouver pour répondre à la question, et 2) comment gérer les interactions avec les élèves pour les amener tous à construire la résolution du problème. Les stagiaires ont fait les propositions suivantes :

a- compter 7 cartons partant de 26 et conclure que le nombre d’élèves se voit sur la carte juste avant la dernière comptée, soit 19 que l’on pointe (favorisé la maîtresse novice observée) ; b- placer chacune des cartes d’absents sous un carton numéroté, de 26 jusqu’à 20, et conclure que les autres cartes correspondent aux élèves présents. On entoure le carton 19. c- compter des sauts (comme dans les jeux de plateaux avec dés). d- ils ont bien sûr imaginé que les élèves compteraient tout simplement les présents, éventuellement pour valider la réponse au problème (ce qui a aussi eu lieu dans la classe).

Les propositions a et c étaient les plus répandues. Ces enseignants en formation étaient

gênés en se demandant comment trancher, avec les élèves si c’est bien le 19 qu’il faut retenir ou le 20. Car la procédure pour 20 (réponse erronée) ressemblerait à celle du dénombrement où le dernier objet compté/numéroté donne le cardinal recherché. Cette remarque est très pertinente, les enfants sont précisément en train d’apprendre à dénombrer à cet âge.

Cependant, leur inquiétude me paraît révéler la suprématie qu’ils accordent à la procédure sur la recherche du sens de la situation, des représentations et des actions. Les propositions a et c sont « techniques ». Quand, à ma demande, ils cherchaient comment expliquer aux élèves ces procédures, ils ne se référaient pas à la réalité des présences et des absences. Leurs gestes pointaient les cartons au rythme des 7 doigts qui s’abaissent, amenant à la réponse. Pas d’interprétations verbales des différents gestes (comme le permettrait la proposition b). Des questions comme : pourquoi placer la carte d’un élève absent sous le carton 26 ? qu’est ce que cela signifie ? à quoi fait-on correspondre la carte 20 ? et la 19 ? et les autres avant 19 ? n’ont pas été proposées. Certains stagiaires ne les trouvaient pas assez épurées pour les enfants, craignaient la confusion, préféraient la simplification par allègement du langage, des signes...

On voit chez la plupart des stagiaires la compétence de développer un langage précis mais vide de lien avec l’expérience, au prix de perdre de vue les conceptualisations quotidiennes, vidant la situation de sa caractéristique principale : d’être riche de sens pour l’élève.

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3. Un exercice proposé dans un ouvrage scolaire

Un exercice sur les suites géométriques dans un ouvrage scolaire destiné aux élèves de fin d’étude secondaire de section sciences sociales (Hyperbole Term ES) commence ainsi :

Des migrants fuyant la guerre atteignent une ile en méditerrané. La première semaine il en arrive 100. Chaque semaine le nombre de nouveaux arrivant augmente de 10%...

Cet exercice a provoqué un tollé. Des collègues se sont scandalisés. Journal télévisé, article de journaux ont suivi, l’éditeur a remplacé ces manuels. Dans un premier temps on peut regretter que cet exercice reflète un manque de respect envers les migrants ou qu’il contribue à diffuser la peur de l’invasion. Mais, mon hypothèse est que les auteurs eux-mêmes se soient piégés dans diverses abstractions : 1) celle des outils mathématiques ; 2) le sens de la modélisation ; 3) l’enjeu du travail de classe, il faut bien trouver des exemples destinés aux élèves des sections sciences sociales, même si la situation invoquée improbable (mais pensable « techniquement ») ; et 4) celles des questions de société qu’on leur désigne (le sujet des migrants occupe une place importante dans les médias, souvent présentés comme une menace par un raisonnement computationnel) et, parce que désignées, prennent un air de réalité détachées du contexte dans lequel se situent les migrations.

Il ne s’agit pas de tenter de questionner cette réalité humaine, c’est juste un exemple. Contester la manière de le présenter paraît incongru d’autant qu’il est proche de la présentation par les média. Ce qui est recherché est que l’élève, pour qu’il soit en mesure de faire l’exercice, perçoive dans une situation présentée de façon claire, assez simple et sans ambigüité, des correspondances entre les données (bien choisies) et un outil mathématique étudié, et qu’il puisse s’en service « efficacement ». Il n’est pas question de se poser des questions de modélisation (compétence mathématique, éventuellement visitée dans un autre chapitre) ni de sens de la situation ou de l’outil mathématique (réflexions nécessitant l’interprétation et le doute). Réfléchir ne permettrait pas de faire cet exercice.

Cette maladresse des auteurs révèle l’ampleur de la diffusion de cette conception technique des savoirs et de cet usage de la langue détaché de l’interprétation.

II. ELEMENTS DE CADRAGE THEORIQUE

1. Cadre théorique de la conceptualisation

Je pars 1) des travaux de Vergnaud (1990) sur les champs conceptuels. Un champ conceptuel est défini par trois composantes, imprégnées de facettes socio-culturelles : l’ensemble de situations de références, celui des invariants opératoires (que je remplacerais par celui des schèmes d’actions) et celui des représentations sémiotiques. Et, 2) des travaux de Vygotski (1985) sur la dialectique concepts quotidiens / concepts scientifiques, qui modélise l’apprentissage et affecte le développement cognitif. Elle se reflète dans l’évolution des modes de mobilisation des objets de savoirs (dans un panel qui va de la mobilisation intuitive basée sur la richesse de l’expérience, à la mobilisation explicite et volontaire, consciente des liens systémiques) et l’étendue de leurs significations. J’articule ces deux perspectives afin d’analyser la conceptualisation de l’élève et son évolution à travers son activité.

Cette articulation ouvre l’analyse épistémologique et cognitive du concept au(x) contexte(s) socio-culturel(s) de son émergence et de son développement, à travers l’activité du sujet. Elle permet de déterminer des situations de référence qui caractérisent les aspects quotidiens (ou scientifiques) d’un concept, des schèmes d’action enracinés dans des pratiques quotidiennes ou typiques de pratiques scientifiques, et de même pour les représentations.

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L’école vise la formation de savoirs structurés maîtrisés de façon consciente et volontaire, structurés, ce qui est décrit par la conceptualisation scientifique chez Vygotski. Mais, comme nous le suggèrent les exemples ci-dessus, elle perd de vue leurs racines signifiantes, expériencielles ou « quotidienne », que nous indique la dialectique Vygotskienne.

2. A propos de l’Interprétation

Je définirais l’activité inteprétative à partir de la réflexion développée dans l’exemple 1 : développer une posture de doute et d’écoute, mettre en rapport explicitement différents aspects des connaissances en présence (ses connaissances propres et celles qu’apportent les autres, qu’elles soient adéquates ou non). Laisser exister des résonances pour mieux cerner la signification des mots, des signes, etc. j’adhère à la description faite par L. Jenny ( 2005) :

… l'attitude interprétative n'est pas le propre de la réception littéraire des textes. Elle caractérise la communication verbale en général. Les énoncés ne se suffisent pas à eux-mêmes, contrairement à ce que suggéraient les schémas de la communication proposés dans les années 1960 par la linguistique de l'énoncé. (…) Pour être pleinement compris, un énoncé verbal doit être complété par la convocation d'un ensemble d'informations contextuelles, de savoirs et de raisonnements.

III. COMMENTAIRES GENERAUX ET DISCUSSION

Ces exemples reflètent des formes d’enseignement où les références aux pratiques socio-culturelles et la participation créative de l’élève (ses schématisations, ou son imagination farfelue) sont souvent réduites à des entrées en matière. L’institutionnalisation est régulièrement menée avec un soin de l’expression rigoureuse, et assez rapidement après l’introduction de ses enjeux. En général, les élèves collent sur le cahier ou recopient l’institutionalisation après avoir contribué à la formuler (mais pas toujours). L’articulation entre le traitement des ambigüités et questionnements avec les constructions mathématiques n’est pas travaillée et n’est pas envisagée comme moyen d’enseignement.

On vise des apprentissages « techniques » : la maîtrise de procédures « expertes » et de jeux de représentations sémiotiques spécifiques. Les situations de référence, contextualisées ou non, sont bien mises en place, mais sont assez dépouillées, relativement artificielles, bien ajutées à la « modélisation » mathématique à venir (comme dans le malheureux exemple des suites géométriques de migrants). Le rapport simplifié entre situations de référence et constructions mathématiques rend naturels l’usage du langage comme s’il était transparent et l’idée qu’il est facile et primordial d’éviter les malentendus, et même que le monde est modélisable. Les formulations rigoureuses s’imposent (voir les problèmes à énoncés) pour éviter malentendus et ambigüités qui empêcheraient de « comprendre » (en fait de comprendre tout de suite). Le résultat, pour beaucoup d’élèves, est que la réflexion doit se développer dans des créneaux langagiers et conceptuels étroits usant d’expressions et représentations normées, aux significations limitées et aux sens fragiles.

Les activités mathématiques peuvent inclure des argumentations, mais comme dans les exemples 1 et 2, leurs fondements habituels sont de l’ordre des règles mathématiques. Elles évacuent les besoins d’interprétation et donc fragilisent l’enracinement de la conceptualisation de l’élève aux constructions communes. Les fondements partagés sont propres à la discipline, en général non négociés.

J’ai cherché à montrer que les pratiques d’interprétation favorisent la mobilisation d’une riche variété de composantes (accessibles) d’un concept, et le positionnement de l’élève comme sujet vis à vis des savoirs en construction et vis à vis de la multitude des apports qu’il reçoit de ses environnements, scolaires et extrascolaires. Elles poussent à rechercher et

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rencontrer une variété de représentations, de situations de références qui jouent comme des exemples ou des contre-exemples et enrichissent de nouveaux mots ou images les liens systémiques ou intuitifs qu’on met à jour. Elles peuvent rapprocher des références ou formes d’actions quotidiennes avec des formes structurées sur le mode scientifique. A l’enseignant de de permettre l’expérience intellectuelle qui enracine la conceptualisation « scientifiques » à des champs conceptuels riches et élaborés et de soutenir leurs articulations explicites (voir la didactique des domaines d’expérience dans Douek 2014).

Interpréter passe par le travail de « triturer » les mots, les schémas, les significations, les comparer, les confronter à l’expérience perceptive. Le pouvoir de le triturer les mots et de les confronter à ceux des autres en se permettant des sauts dans l’imaginaire construit une base de signification partagée et met l’élève dans une posture de sujet conscient de ce qu’il partage et de ce qui sort des limites de ce partage. Wittgenstein (1986) :

Pour tracer une frontière à l’acte de penser, nous devrions penser les deux côtés de cette frontière.

L’importance prématurée des énoncés précis, du travail dans des cadres qui se voudraient limpides, et sur des modes techniques, la fragmentation des savoirs et des pratiques, révèlent plusieurs aspects idéologiques : une croyance à l’universalité des objets de savoirs et au formalisme comme représentation universellement partageable des savoirs et toujours possible pour traiter n’importe quel sujet; et d’une certaine façon, une acceptation de perte de sens au profit d’un fonctionnement « efficace » et universel. Perte de sens entendue comme réduction des liens avec les composantes expérientielles du sujet, ses références et les enjeux de ses actions. Cette perte de sens organisée me semble relever de la prolétarisation, dont parlent de nombreux philosophes d’après Marx. Citons par exemple R. Gori

Pour Marx, la prolétarisation de l’ouvrier se déduit de l’aliénation de ses savoirs et savoir-faire artisans à la machine, qui prescrit un acte fragmenté et rationnalisé à produire.

REFERENCES

Douek, N. 2014 : ‘La didactique des domaines d’expérience et l’encadrement de la conceptualisation’. In JP Bernié et M Brossard (Ed.) Vygotski et l’école - Apports et limites d’un modèle théorique pour penser l’éducation et la formation. Presses Universitaires de Bordeaux.

Rolland Gori, 2014 : http://www.directions.fr/Piloter/fonctionnement-structure/2014/10/-L-evaluation-produit-des-impostures--2028306W/

Laurent,J. 2005 :www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/interpretation/ipintegr. Le Coz P., 2010 : ‘Roland Gori, philosophe. Comment repenser l’intimité ?’. Cliniques

méditérannéennes, n°82, 53-61. Vergnaud, G. 1990: La théorie des champs conceptuels. Recherches en Didactique des

Mathématiques, 10, 133-170. Vygotsky, L. 1985: Pensée et langage, Paris: Editions Sociales.

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus. Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986,

p. 31.

A. Crouzier, P.-A. Desrousseaux, D. Eynard, A. Gonçalvès, J. Ternoy, M. Védrine, 2017 :

Hyperbole Term ES Spécifique + Spécialité / L Spécialité. Éditions Nathan.

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PERCEPTIONS DE MATHÉMATIQUES CHEZ LES HMONG EN FRANCE

Barry J. GRIFFITHS*– Janet F. DAUGHERTY

**

Résumé – Cette étude utilise une approche qualitative pour rechercher les perceptions de Hmong en France

en ce qui concerne les mathématiques, et s’interroge quant à savoir si la culture Hmong affecte leur capacité

à apprendre le sujet et plus particulièrement les fractions et les problèmes. Les participants signalent un

niveau élevé de confiance et de compétence et notent le rôle que jouent les parents dans l'encouragement et la

promotion de l'aspiration éducative.

Mots-clefs : Hmong, France, ethnomathématique, fractions, problèmes

Abstract – This study uses a qualitative approach to seek the perceptions of Hmong in France with regard to

mathematics, and focuses specifically on whether Hmong culture affects their ability to learn the subject, and

whether this is particularly true of fractions and word problems. The participants report a high level of

confidence and competence, and note the role that parents play in encouraging and nurturing educational

aspiration.

Keywords: Hmong, France, ethnomathematics, fractions, word problems

I. INTRODUCTION

Bien que l'histoire et la culture du Hmong ne soient pas communément connues, les

estimations placent leur nombre à environ 15.000 en France (Vang, 2016). Originaires de Chine,

beaucoup de Hmong ont migré vers le sud sur les hauts plateaux du Laos, de la Thaïlande et du

Viêtnam, cherchant à échapper à la domination chinoise. Cependant, en acceptant d'aider les

États-Unis dans la guerre du Viêtnam, les Hmong ont été forcés de fuir la vengeance des partis

communistes qui ont pris le pouvoir une fois que les forces américaines se sont retirées. On

estime que 130.000 se sont réfugiés en Thaïlande au milieu des années 1970, jusqu’à être hors de

danger (Xiong, 2004). Fortement encouragée par les Nations unies, la France a reconnu le devoir

envers les personnes qui étaient autrefois sous son autorité et a accepté des milliers de réfugiés,

en privilégiant ceux qui ont démontré une connaissance minimale de la langue française, avaient

servi sous l'armée française ou la fonction publique en Indochine, ou avaient déjà une famille en

France (Gilles, 2000). Une fois en France, les Hmong ont été envoyés aux centres provisoires

d'hébergement (CPH) où ils ont vécu pendant six mois. Durant cette période, les Hmong ont pu

s'intégrer en France grâce à une introduction aux commodités modernes et l'apprentissage

quotidien de la langue française (ibid). Xiong (2004) note l'accueil chaleureux que les

immigrants de première génération ont reçu des communautés locales en France, le

gouvernement créant un bureau traitant spécifiquement des besoins des réfugiés d'Asie du Sud.

En ce qui concerne l'éducation, il est difficile d'évaluer les progrès du Hmong par rapport aux

autres minorités ethniques et celles originaires de France en raison de la loi Informatiques et

libertés (L. n° 78-17) qui interdit aux chercheurs de se renseigner sur l'origine ethnique et le pays

de naissance lors de la réalisation d'enquêtes. Les Français ne reconnaissent pas l'idée d'une

minorité et ne tiennent pas les registres démographiques officiels des populations minoritaires.

Cela a causé une controverse considérable dans le discours national (Tribalat, 2016) et les

chercheurs frustrés en raison de la difficulté d'obtenir des statistiques significatives causées par le

manque de désagrégation entre les groupes ethniques.

* Université de Floride Centrale – États-Unis – [email protected]

** Université de Floride Centrale – États-Unis – [email protected]

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Payet et van Zanten (1996) contrastent avec la situation aux États-Unis, qui abritent 275.000

Hmong, où les études ethniques sont permises et montrent que le taux de réussite au baccalauréat

et le nombre des Hmong avec un diplôme de bachelier est très bas par rapport à d'autres ethnies

asiatiques, et bien en dessous de la population totale (US Census Bureau, 2010). Les raisons

invoquées comprennent des niveaux élevés de pauvreté, une difficulté à assimiler à la culture

américaine, le nombre élevé des grossesses chez les adolescentes et le racisme (Weinberg, 1997).

Cependant, des études approfondies en France (Vallet et Caille, 1996; Brinbaum et Cebolla-

Beado, 2007) ont conclu que, surtout lorsqu'on contrôlé statistiquement pour la classe sociale et

l'éducation parentale, la performance scolaire des immigrants et des indigènes est similaire, et les

familles des immigrants expriment souvent des aspirations plus élevées pour leurs enfants.

Néanmoins, Yang (1995) note que compte tenu de la nature orale de la langue hmong, la

communauté hmong se trouve dans une situation unique quant à l’apprentissage écrire en

français.

En ce qui concerne les mathématiques, il a été établi que les étudiants qui les apprennent dans

une autre langue rencontrent des problèmes quant à la compréhension des mots utilisés dans les

énoncés (Adetula, 1990; Moschkovich, 2005; Neville-Barton & Barton, 2005). Ces difficultés

sont à prévoir pour les Hmong, car leur langue maternelle ne leur a été transmise qu’oralement

jusqu’au milieu du 20e siècle (Bliatout et al., 1988). Il n'y a toujours pas de traduction claire de

termes mathématiques communs (Vang, 1988). Par conséquent, Xiong (2012) a décrit comment

les étudiants de Hmong avec lesquels il avait travaillé ont souvent eu du mal à traduire des

problèmes en équations mathématiques nécessaires pour les résoudre. Les traductions littéraires

du français au Hmong ont souvent conduit à une mauvaise interprétation du problème, et

notamment pour les fractions dont les expressions similaires sont très peu présentes dans la

langue hmong (Kimball, 1990; Hammond 2006). Cette étude examine ces problèmes à

l’obtention d’informations de Hmong vivant en France, en particulier s'ils croient qu'il existe des

aspects culturels et linguistiques qui influent sur leur capacité à comprendre les fractions, les

problèmes et les mathématiques en général. Par conséquent, cette étude intègre les principes

fondateurs de l’ethnomathématique, qui est une des branches des mathématiques datant de 1976

et a été articulé par Rosa et al. (2016) comme étant le processus par lequel nous « étudions les

moyens par lesquels différents groupes culturels comprennent, articulent et appliquent des idées,

des procédures et des techniques identifiées comme des pratiques mathématiques ».

II. MÉTHODOLOGIE

Afin de recueillir les expériences et les perceptions de Hmong en France en matière de

mathématiques, un sondage en ligne a été créé, et été envoyé par email à des organisations et des

églises en France avec un nombre significatif de Hmong parmi de leurs membres entre avril et

juillet 2017. Une demande a été faite pour distribuer l'enquête parmi les membres de

l'organisation. En plus de l'information démographique, on a posé aux participants dix questions

liées à leur propre expérience en mathématiques, en particulier si les fractions et les problèmes

ont causé des difficultés particulières et commenter plus généralement si les problèmes culturels

et linguistiques affectent les Hmong quand ils apprennent des mathématiques. Toute la

communication a eu lieu en français, mais en dépit de l’offre de 10€ pour compléter le sondage,

aucune donnée n'a été reçue depuis plus de deux mois, ce qui n'était pas tout à fait surprenant

étant donné que Hmong a tendance à être timide et réticent à discuter ouvertement de leurs

sentiments et opinions avec des étrangers (Cha, 2003). Il se pourrait aussi que les participants

potentiels se méfient des motifs de l'étude, compte tenu de la façon dont la majorité des études

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Perceptions de mathématiques chez les Hmong en France 3

portant sur Hmong ont abouti à des conclusions peu flatteuses ou ne se sentait pas qualifié pour

commenter, même si les questions étaient presque exclusivement liées à des expériences

personnelles. Par conséquent, le taux de réponse a été regroupés autour d'une période de deux

semaines, alors qu'il est probable que les participants aient incité leurs connaissances à participer

à cette étude, ce qui a été mentionné à la fin du sondage. Bien que l'on craigne que cela puisse

affecter l'hétérogénéité des répondants surtout en ce qui concerne leur niveau d'éducation,

l'équilibre entre les sexes et la tranche d'âge des participants suggèrent qu'aucun groupe de pairs

n'était pas trop représenté. Il convient de noter que trois participants ont refusé l'offre de

paiement, et trois ont demandé que le don soit versé à une église locale ou à un organisme de

bienfaisance.

De ce fait, l'échantillon ciblé comprenait 15 participants, tous issus de familles arrivant en

France d'Indochine entre 1975 et 1980. Il y avait neuf participants masculins et six participantes

féminines, avec une tranche d'âge de 22-57 (un participant retenant leur âge), et le plus haut

niveau d'éducation allant de zéro à un doctorat. Tableau 1 résume les informations

démographiques, avec des noms anonymes donnés aux participants en fonction de leur sexe. Les

données ont été analysées de manière itérative, en lisant à plusieurs reprises les réponses pour

trouver les intentions sous-jacentes exprimées. Les points communs et les différences ont été

trouvés en comparant et en contrastant les réponses individuelles, les hypothèses émergentes

étant confirmées et modifiées, avant d'être finalement intégrées dans un récit cohérent.

Participant Genre Niveau de

l’éducation

Âge

Dawb Femme BAC+2 29

Alang Homme BAC+2 22

Mooj Homme BAC+2 37

Blong Homme BAC 38

Fwam Homme Doctorat 29

Hli Homme BAC+5 38

Kauj Homme BAC+3 23

Koob Homme BAC+5 36

Houa Femme BAC 37

Lauj Homme BAC+5 49

Eve Femme BAC+2 22

Xob Homme < BAC 57

Kajsiab Femme BAC+5 24

Npaim Femme BAC+3 -

Sua

Femme .BAC+3 22

Tableau 1 – Démographiques des participants

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III. RÉSULTATS

1. Perceptions des fractions

Lorsqu'on leur a demandé de décrire si leurs expériences en mathématiques étaient

généralement positives ou négatives, presque sans exception, les participants ont décrit comment

leur expérience a été positive. La structure logique de la pensée mathématique était

particulièrement appréciée, et la nature inhérente du sujet comme science exacte était considérée

comme une bonne chose :

Je commence à aimer les maths depuis que je suis au collège. (Eve)

Mon expérience a été positive. J'aime les choses logiques, qui se justifient clairement, sans argumentation.

(Sua)

Mon expérience en mathématiques a généralement été positive, car les nombres sont plus faciles à utiliser

que les mots. J'aime le fait que la logique des nombres est différente des mots. (Npaim)

Lorsqu'on leur a demandé si les fractions avaient posé des difficultés particulières, la plupart

des participants ont simplement dit non, bien que certains aient mentionné le temps qu’il leur a

fallu pour maîtriser le concept. Une exception était Xob, le participant le plus âgé, qui faisait

partie de la première génération des Hmong à avoir quitté le Laos pour la France en 1970.

Comme ce fut le cas à cette époque (Weinberg, 1997), il n’avait reçu aucune éducation formelle

lorsqu’il est arrivé en France et donc pas d’apprentissage des fractions :

Quand j'étais plus jeune, j'ai eu des problèmes avec les fractions, mais plus aujourd'hui. (Kauj)

Comme je ne suis jamais allé à l'école en France ou au Laos, je ne sais même pas ce que sont les fractions.

(Xob)

Les participants ont été invités à commenter la déclaration des érudits (Kimball, 1990;

Hammond 2006) que les Hmong n'utilisent pas de fractions dans leur système de numération.

Beaucoup d’entre eux étaient d’accord sans fournir d'autres détails, bien que Mooj se soit

interrogé ironiquement contre l'assertion. Hli et Lauj ont convenu et ont noté que la

multiplication et les nombres négatifs entraînent également des difficultés.

LOL ! Qui sont les érudits ? (Mooj)

Je suis d'accord. La langue hmong n'utilise pas les fractions. Donc, les fractions ne sont pas un point fort,

mais elles ne sont pas plus difficiles que la multiplication. Le langage de la multiplication chez les Hmong est

encore plus difficile à cerner. (Hli)

Oui, je suis d'accord. On pourrait même dire par extension que les Hmong ne connaissent que les entiers

naturels. (Lauj)

2. Perceptions des problèmes

On a demandé aux participants si les problèmes mathématiques (c'est-à-dire des problèmes

avec de nombreux mots où l'on doit appliquer la théorie mathématique aux situations du monde

réel) avaient causé des difficultés particulières lorsqu'ils étudiaient le sujet, beaucoup ont

confirmé que cela avait été le cas. D'autres ont répondu en disant que la question était

simplement une fonction de leur capacité en général en ce qui concerne les mathématiques, ou

comment ces problèmes étaient d'abord difficiles, mais sont devenus plus faciles avec la pratique

et une meilleure compréhension des mots utilisés :

Tout à fait. Les maths ne sont pas mon domaine. (Houa)

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Perceptions de mathématiques chez les Hmong en France 5

Non. J’ai toujours bien-aimé les problèmes en maths. (Eve)

Oui, ils ont posé difficulté. Néanmoins, les habitudes que j'ai su développer en mathématiques facilitant cette

opération. (Kauj)

Quand j'étais petit garçon, j’avais du mal, mais avec le temps, ça va maintenant. L'application des

mathématiques au monde réel est difficile, car nous n'avons pas toujours les mots qu’il faut. (Hli)

Une question de suivi naturel était de se demander si, face à problèmes, ce sont les mots ou

les mathématiques qui ont posé la plus grande difficulté. Alors que beaucoup ont vu que les mots

étaient le plus grand défi à surmonter, d'autres n'étaient pas d'accord, tandis que certains ont

reconnu qu'en lisant attentivement la question (et souvent à plusieurs reprises), il est devenu un

problème mathématique plutôt que d'un problème linguistique :

Ce sont les mots qui causent la difficulté. (Dawb, Koob)

Ce sont les mathématiques nécessaires pour résoudre le problème. (Kajsiab)

Non, je peux comprendre le problème en le relisant, plusieurs fois si nécessaire. J'essaie de poser les données

d'abord pour avoir une idée claire du chemin à suivre. (Alang)

Cela dépend du niveau de la personne confrontée au problème. Pour ma part, je pense que, au-delà d'un

certain niveau, la difficulté réside dans l'utilisation des mathématiques. (Kauj)

3. Aspects culturels et linguistiques de l'apprentissage des mathématiques

La dernière question posée aux participants était de savoir s’ils pensaient que les facteurs

culturels et linguistiques pouvaient affecter la capacité des Hmong dans leur apprentissage des

mathématiques. Cette question a suscité une plus grande réflexion et des réponses plus nuancées

de la part des participants. Les réponses étaient plus élaborées que pour les autres questions,

peut-être en raison de leur plus grande généralité. Sans répondre directement à la question, Sua et

Hua ont noté l'importance d'être compétents en matière de mathématiques et combien les Hmong

en France y étaient déjà parvenus :

En France, les mathématiques sont un sujet obligatoire dès leur plus jeune âge - nous commençons à l'âge de

six ans avec les bases. Il est très important de pouvoir développer une compréhension mathématique dans

l'école. (Sua)

Je ne pense pas qu'il y ait des facteurs culturels ou linguistiques, autant de Hmong sont doués en

mathématiques et ont passé le baccalauréat scientifique en France. (Hua)

Il était intéressant de noter que bien que de nombreux participants croient que la culture

hmong joue un rôle dans la capacité d'apprendre les mathématiques, ils ont été divisés quant à

savoir si le rôle était positif ou négatif. Quelques-uns déclarés qu'il existe des éléments de la

culture et du patrimoine hmong qui rend plus difficile l'apprentissage du sujet :

Le Laos est l'un des pays les plus pauvres d'Asie, beaucoup plus que la Chine ou la Thaïlande. Il y a donc un

fossé entre les générations, et nous devons donner au temps de la génération plus jeune pour s'adapter à un

pays qui n'est pas le nôtre. (Kajsiab)

La culture hmong est traditionnellement une culture orale, sans écrit, dont les compétences de base sont

l'agriculture et l'artisanat. Cela peut expliquer pourquoi la deuxième génération a encore des problèmes avec

l'écriture et les mathématiques. (Hli)

Cependant, Npaim était en désaccord, affirmant que la capacité d'apprendre les

mathématiques est personnelle :

Le facteur de culture n'affecte pas la capacité d'apprendre les mathématiques car cela dépend de la personne

et de son caractère. (Npaim)

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Eve et Kauj sont allés plus loin, suggérant que le fait que les Hmong proviennent d'une région

pauvre d'Asie leur donne une plus grande motivation à apprendre les mathématiques :

Je pense que la capacité mathématique est liée au développement du pays. Plus on est dans un pays riche,

plus les gens sont heureux de vivre avec ce qu'ils ont. Dans les pays moins riches, les gens essaient de créer

plus que leur mode de vie limité. (Eve)

Du fait de venir d’un pays asiatique, nous bénéficiions peut-être de l’attraction des mathématiques et d’une

forte motivation à étudier cette discipline. (Kauj)

Les participants étaient plus d'accords en ce qui concerne le rôle que la langue avait eu sur

l'apprentissage des mathématiques, avec presque tous indiquant que le manque de termes

mathématiques contenus dans la langue hmong a contribué à une difficulté accrue :

Le facteur linguistique joue un rôle négatif car le vocabulaire Hmong est moins élevé. (Npaim)

Le langage des mathématiques est très précis, mais la langue hmong a peu de vocabulaire, il est donc facile

de confondre les termes. (Koob)

Les mathématiques ne font pas partie de la culture Hmong, ce qui est perceptible dans la langue. Les

opérations, même la soustraction, la multiplication et la division n'existent pas à Hmong, sans mentionner les

équations et les fonctions. L'abstraction est difficile à comprendre. Essayer d'expliquer des nombres

rationnels et complexes à Hmong est impossible, car les mots n'existent pas. (Lauj)

Enfin, on a fait allusion au rôle que jouaient les parents dans le succès scolaire de leurs

enfants, tous deux directement en offrant de l'aide et des encouragements, et indirectement par le

niveau d'éducation qu'ils ont reçu :

Pour les questions d'éducation, le niveau de l'élève dépend de l'implication personnelle, mais aussi de la

participation de la famille. (Mooj)

Parmi la deuxième génération, certains ont bien assimilé les mathématiques parce que leurs parents l'ont déjà

étudié. C'est le cas pour moi parce que mes parents sont allés au collège à Vientiane. (Hli)

IV. DISCUSSIONS

Il existe un contraste clair entre nombres des études sur l'éducation des Hmong discutées plus

tôt, en particulier ceux axés sur l'expérience de Hmong aux États-Unis, qui a tendance à

représenter une image sombre d'un groupe ethnique luttant pour faire correspondre les

réalisations de leurs homologues asiatiques et les résultats de cette étude, qui indiquent la

confiance et la compétence en ce qui concerne les mathématiques. Il existe de nombreux facteurs

qui peuvent aider à expliquer cela, la première étant la vitesse et le succès avec lesquels les

Hmong ont assimilé en France, ce qui rend une grande partie de l'ancienne littérature obsolète.

Une proportion des immigrants Hmong en France a été sélectionnée en raison d'une

connaissance existante (mais souvent ténue) de la langue (Gilles, 2000), ou provenaient de

familles exceptionnelles au Laos qui avaient bénéficié d’une certaine éducation et étaient issues

de la classe moyenne. (Weinberg, 1997). D’autres ont été soutenus afin de s’intégrer dans leur

nouvel environnement grâce à des programmes soutenus par le gouvernement. Tout aussi

important était le fait qu'en raison de leur nombre relativement faible et de leur dispersion

délibérée par les autorités, les Hmong ne pouvaient pas maintenir d’homogénéité sociale, comme

aux Etats-Unis, et n’avaient d’autre choix que d'assimiler plus rapidement. En raison de leur

isolement, Tapp (2004) note qu'il est devenu difficile pour les Hmong en France de maintenir

leurs pratiques et leurs traditions culturelles. Alors que l'individualisme de la société française

s'est révélé difficile pour certains de la première génération, qui a été éduquée de façon à ne pas

se mêler aux étrangers, leurs enfants se sont entourés principalement d'amis français, ont assumé

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Perceptions de mathématiques chez les Hmong en France 7

les noms hmong et français (Hassoun, 1997), et a développé un niveau de maîtrise linguistique

qui leur a permis d'exceller académiquement. Comme un jeune homme interrogé par Xiong

(2004) a déclaré : « Ce sont nos parents qui sont devenus les enfants et nous, les enfants, qui sont

devenus les parents, parce que ce sont nous qui connaissons la langue, la culture et le système

français dans lequel nous existons ». Pendant que Lauj a reconnu que la langue de Hmong ne se

prête pas bien aux mathématiques, et Xob n’avait reçu aucune éducation formelle, il est

maintenant vrai que beaucoup de jeunes Hmong en France ne peuvent s'exprimer couramment

dans la langue de leurs parents (Xiong, 2004), et donc les problèmes auxquels ils sont confrontés

avec des fractions sont identiques à ceux pour qui le français est la première langue. De même,

avec des problèmes - au fil du temps, ils deviennent simplement des questions liés à leur capacité

en mathématiques, et non à leur compréhension du français.

Bien que les réalisations éducatives des participants et la valeur qui est clairement placée sur

l'éducation affirment les résultats de l'étude par Daugherty (2015), il a été noté par Hli et Kajsiab

que beaucoup de la deuxième génération ont encore des problèmes d'écriture et de

mathématiques, et cela a été expliqué par des facteurs culturels. Cependant, cela n'est pas

surprenant compte tenu de la disparité entre le niveau d’éducation des immigrants de première

génération du Laos. En ce qui concerne l'avenir, il est difficile de prévoir si l'assimilation décrite

ci-dessus continuera dans la prochaine génération, ou si les Hmong utilisent les médias sociaux

et d'autres plateformes pour maintenir leur patrimoine et leur identité. Dans les deux cas, il n'y a

aucune raison de s'attendre à ce que le niveau d’éducation des Hmong en France ne corresponde

pas ou ne dépasse pas la moyenne nationale, bien que Stovall et van den Abbeele (2003)

avertissent que certaines ethnies d'Asie du Sud sont encore appelées « les immigrés », même si

nés en France et complètement assimilé à la culture française, ce qui pourrait continuer le

schéma observé par Dos Santos et Wolff (2011) où les immigrants sont dirigés vers les lycées

professionnels au collège plutôt que des lycées général et technologique qui sont plus probable

de mener à un diplôme universitaire.

V. CONCLUSION

Cette étude est la première à examiner les perceptions des mathématiques parmi les Hmong

en France. Il illustre un haut niveau d'assimilation dans la culture française, en particulier chez

les immigrants de deuxième génération, et comment les difficultés liées à l'éducation ont été de

plus en plus surmontées par les personnes nées en France. Les questions spécifiques des fractions

et des problèmes, qui reposent sur des concepts qui ne sont pas facilement traduits dans la langue

hmong, ne sont généralement pas considérés comme causant des problèmes liés à ethnicité et

sont principalement considérés que comme des obstacles mathématiques. Les niveaux

d'éducation et d'aspiration sont élevés parmi les participants, et leur milieu familial est une

source de motivation vers la réussite plutôt qu’une excuse pour avoir un faible niveau

d’éducation, surtout s’ils sont encouragés par leurs parents.

Les limites de cette étude sont nombreuses. Bien que n'y a pas de barrière démographique

inhérente aux sources de données, une taille d'échantillon beaucoup plus grande est nécessaire

pour détecter la différence dans les perceptions liées à l'âge, au genre, à l'éducation, à la

compétence linguistique et à l'éducation parentale, ce qui permettrait une analyse plus

quantitative. Cependant, étant donné la difficulté d'obtenir des données d'une population assez

timide et insulaire, cette étude représente une première étape nécessaire, et les données

fournissent une perspective révélatrice des Hmong de deuxième génération en France en ce qui

concerne leurs perceptions de mathématiques.

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ASPECTS CULTURELS DES MATHÉMATIQUES : ENJEUX ET

PERSPECTIVES POUR UN COURS CLASSIQUE DE MATHÉMATIQUES

André Janvier KY*

Résumé – Des recherches en ethnomathématique ont montré l’existence de potentiels mathématiques

culturels non exploités par nos systèmes scolaires. Comment intégrer ces savoirs dans un cours de

mathématiques « classiques » ? Nous présentons une expérience sur l’enseignement des figures

géométriques en classe de 6e que sont le parallélogramme et le rectangle à partir de mathématiques

explicitées dans les pratiques quotidiennes chez des paysans burkinabè.

Mots-clefs : ethnomathématique, mathématiques culturelles, approche collaborative, programme de

mathématique, culture

Abstract – Research in ethnomathematics has shown the existence of mathematical potential in our

societies not exploited by the school system. How to integrate this knowledge into a "classical"

mathematics lesson? We present an experience on geometrical figures, in first form, that are the

parallelogram and the rectangle teaching based on mathematics that has been explained in the daily

practices of farmers in Burkina Faso.

Keywords: didactic engineering, ethnomathematics, cultural mathematics, collaborative approach,

mathematical program, culture

I. INTRODUCTION

Des recherches en ethnomathématique ont montrés l’existence de potentiels

mathématiques dans nos sociétés non exploités par nos systèmes scolaires (Gerdes, 1993 ;

Traoré, 2007). Ces savoirs sont souvent même méconnus des spécialistes de l’éducation. Les

tenants de ce discours formulent l’hypothèse selon laquelle l’enseignement et l’apprentissage

des mathématiques pourraient être améliorés si nos systèmes scolaires s’appuyaient davantage

sur ces savoirs culturels1 (Gerdes, 1993; Traoré, 2007). Comment intégrer ces savoirs dans un

cours « classique » de mathématiques ? Dans ce travail, il est question de construire et

d’analyser une séance d’enseignement des figures géométriques que sont le parallélogramme

et le rectangle à partir de mathématiques explicitées par un chercheur dans des pratiques

quotidiennes chez des paysans burkinabè.

Dans la partie qui suit, nous élucidons quelques concepts clés de ce travail.

II. CADRE THEORIQUE

1. L’ethnomathématique

Le terme ethno renvoie à tout ce qui a trait à l’identité culturelle : le langage, le jargon, les

valeurs, les croyances, les traits physiques, les habitudes, la nourriture et les vêtements. Le

terme mathêma fait allusion à une large vision des mathématiques qui comprend les activités

de numération, de mesure, de repérage dans le temps et l’espace, de construction, de jeux, de

raisonnement. L’ethnomathématique serait donc un ensemble de techniques, de manières

d’expliquer, d’apprendre, de connaître, de s’approprier les mathématiques dans différents

environnements naturels, sociaux culturels, imaginaires.

* Unversité Norber Zongo, – Burikna Faso – [email protected]

1 Les savoirs culturels sont les savoirs développés en contexte, des connaissances ou des savoir-faire développés

par une communauté

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Dans la perspective de Traoré (2007), il s’agit pour l’ethnomathématique d’expliciter les

ressources mathématiques mobilisées dans les pratiques sociales pour un enseignement

contextuel des mathématiques. Cette vision prône à long terme une réforme des curricula

adaptés au contexte des apprenants.

Norte objectif est de concevoir un une séance d’enseignement à partie

d’ethnomathématiques. Dans un premier temps, un modèle théorique de séquence est proposé

puis, il est expérimenté en classe. La seconde phase de ce travail requiert donc la

collaboration des enseignants.

2. La recherche collaborative

Derrière cette seconde phase se cache la nécessité de rapprocher le chercheur du monde

des enseignants (Desgagné et al, 2001). D’une part, il y a cette nécessité de prendre en compte

le point de vue du praticien et d’autre part il y a cette contrainte liée au paradigme même de la

recherche scientifique qui impose que les choix soient éclairés par des repères conceptuels.

Cette recherche collaborative se décline en trois étapes : la co-situation, la co-opération et la

co-production (Desgagné et al, 2001 ; Barry, 2009).

La première étape de cette collaboration est donc la co-situation, à ce niveau, le chercheur

et les praticiens négocient un objet de réflexion sur la pratique. Il s’agit pour le chercheur

d’obtenir l’adhésion de l’enseignant à son projet de recherche (Barry, 2009). Si au départ les

préoccupations sont celles du chercheur, la co-situation permet de s’assurer que les aspects

abordés sont suffisamment pertinents aussi bien pour le chercheur que pour les enseignants,

afin que d’une part, ces derniers puissent s’impliquer suffisamment dans la réalisation du

projet et que d’autre part le chercheur puisse atteindre les objectifs de sa recherche.

La seconde étape est la co-opération. À ce niveau, le modèle théorique à analyser est

« interprété » pour être adapté au contexte de la classe. En effet c’est en tenant compte

plusieurs paramètres notamment, ses connaissances sur les méthodes pédagogiques, les outils

dont il dispose, ses connaissances sur la notion à enseigner, le temps dont il dispose que

l’enseignant conçoit sa séance d’enseignement.

La dernière étape de cette collaboration est celle de la co-production. Le chercheur et

l’enseignant coproduisent un savoir. Des pratiques nouvelles d’enseignement éclairées par un

cadre théorique et une posture épistémologique.

La collaboration entre chercheur et enseignants à lieu pendant tout le processus à travers

des rencontres régulières. Ces rencontres constituent à n’en point douter un cadre de

formations pour les enseignants volontaires.

3. Les programmes de mathématiques du post-primaire au Burkina Faso

De l’analyse des programmes, il ressort que de façon générale, les démarches

pédagogiques qui accordent un grand intérêt à l’activité des apprenants, qui suscitent

constamment l’activité de l’élève en faisant une large place à l’observation et à la

manipulation sont recommandées. À travers l’emploi d’expressions comme : « cultiver les

qualités d’observation et d’analyse » ; « stimuler l’imagination »; « entrainer à la penser

déductive » ; « exclure les exposés dogmatiques», il apparait que l'expérimentation est partie

prenante de l'activité mathématique de l’élève et les pédagogies actives sont fortement

recommandées.

Particulièrement, en classe de 6e, il s’agit essentiellement de construire des figures à l’aide

des instruments de dessin, de reconnaitre les figures géométriques au programme, de

reconnaitre les propriétés, de calculer le périmètre ou l’aire d’une figure à partir de formules.

Cependant, l’enjeu majeur de l’enseignement de la géométrie à ce stade, c’est de faire en sorte

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que les acquis du passage d’une vision iconique de la figure à une vision non iconique

favorisent chez les élèves le passage d’une géométrie naturelle à une géométrie déductive.

III. LA MÉTHODOLOGIE

Le support principal de ce travail est donc des extraits d’un dialogue entre un chercheur et

des paysans burkinabè ; ils sont extraits des travaux de Traoré (2007). À partir de ce support,

un modèle théorique de séquence d’enseignement est produit. Avec un enseignant, il est mis à

l’épreuve de la pratique afin de juger de sa pertinence. Après l’expérimentation en classe, des

éventuelles corrections sont apportées. Ce processus est repris avec d’autres enseignants. Au

total nous avons travaillé avec trois enseignants.

Nous présentons à présent les grandes lignes du scénario qui se veut flexible et que nous

avons proposé afin de servir de support pour les premiers échanges avec les enseignants.

1. Le scénario

Extrait n°1

Acteur1 : Dans un premier temps, les coins que l’on détermine sont provisoires…On

tâtonne en jouant sur le 3e coin pour déterminer le 4

e coin de telle sorte que les « côtés

obliques » soient égaux. C’est à ce niveau qu’on a besoin de l’aide des autres. Ça c’est

difficile à faire seul…

Extrait n°2

Acteur1 :…Après cela c’est la détermination des coins définitifs. Là on mesure les « coins

obliques » (c’est-à-dire les diagonales). Elles doivent avoir la même longueur. Si ce n’est pas

le cas on joue sur les coins pour que ça soit ainsi.

Chercheur : Mais à ce moment-là est-ce que les côtés opposés auront toujours la même

longueur ?

Acteur1 : En principe oui avec des gens qui connaissent le travail…on vérifie toujours une

deuxième fois avant de fixer définitivement les coins. Là-bas on prend tout le temps parce que

s’il y a une erreur dans les mesures, tout le travail que vous aurez fait est inutile. Vous allez

forcément casser la case.

Chercheur : Pourquoi vous mesurez les diagonales ?

Acteur2 : C’est pour que la case ne soit pas « aplatie ». Il faut que les 4 coins aient la

même longueur.

Extrait n°3

Chercheur : (Le chercheur dessine au sol l’image suivante)

Figure 1 – Schéma de la base d’une case aplatie

Si c’est comme cela, est-ce que la case est aplatie ? Tu vois que ce coin est large là.

Acteur2 : Mais oui. Dans le sens que moi je dis en tout cas c’est aplati. Les 4 coins doivent

être pareils. C’est pour cela qu’il faut que les diagonales aient la même longueur.

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Acteur1 : Attend voir ce que tu as fait là. Tu vois ce coin est large, forcément lui là est

aussi large et les deux autres seront petits. Les coins « opposés » vont toujours ensemble.

Même quand on pose les briques, on tient compte de cela.

2. Les différentes étapes du scénario

Pour concevoir ce scénario, nous nous sommes inspiré d’un certain nombre de recherches

(Battie, 2009 ; Pech, 2013) qui expérimentent l’utilisation des textes historiques dans

l’enseignement des mathématiques. Nous essayons d’adapter les démarches mises en œuvre

dans ces travaux à notre situation. Ainsi, nous avons retenu trois étapes clés dans une séance

de cours : L’observation, l’explicitation et la reconstitution. La première étape a pour but

d’introduire le cours à partir d’objet familier à l’environnement des apprenants. Il s’agit à ce

stade d’une vision purement iconique des objets. Les mathématiques étant un langage, à la

deuxième étape, les propos des paysans sont traduits pour qu’ils soient conformes au langage

des mathématiques scolaires ceci afin que les apprenants puissent entrer dans la situation. La

dernière étape est la mise en activité des apprenants. Les apprenants essaient de reprendre la

démarche des paysans. En réalisant cette reconstitution, les élèves devraient percevoir les

éléments caractéristiques des différentes figures étudiées.

L’observation

- Observer la base d’une case rectangulaire.

Figure 2 – Vue d’une concession (Traoré, 2007, p.194)

Dans certaines régions du Burkina Faso, les paysans ont des techniques de construction

pour obtenir une forme rectangulaire. Ils utilisent une corde et des piquets. Les extraits

suivants ont été recueillis lors d’une enquête auprès de paysans pour comprendre comment

ceux-ci procèdent.

- Lire attentivement les extraits.

L’explicitation ou la dévolution

Dans le texte, que signifient les expressions suivantes : « coins », dans l’extrait n°1 ?

« Coins », dans l’extrait n°2 ? « Les 4 coins aient la même loguer », dans l’extrait n°2 ? Les

4coins doivent être pareils », dans l’extrait n°3 ? « Côté oblique », dans l’extrait n°1 ? « Case

aplatie », dans l’extrait n°3 ? « Coin large », « coin petit », ans l’extrait n°3 ? Et « les coins

opposés vont toujours ensemble », dans l’extrait n°3 ?

La reconstitution

Le matériel est constitué d’une planche d’environ 0,75 m sur 1m, de ficelles en laine et de

quatre punaises de couleurs différentes. Ce dispositif permet de générer des quadrilatères

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lorsque la corde est tendue autour des punaises. Il s’agit de reproduire les expériences des

paysans à une échelle réduite en assimilant notamment les piquets aux punaises.

- L’étude du parallélogramme

Travail à faire :

En groupe de 4 élèves à l’aide du matériel qui vous est présenté, reprendre

l’expérience décrite dans l’extrait n°1.

À l’aide d’un compas un et d’une règle construire individuellement un dessin sur une

feuille de papier qui satisfait aux conditions des paysans dans l’extrait n°1.

Quelles sont ces conditions ?

- L’étude du rectangle

Travail à faire :

En déplaçant uniquement deux punaises d’un même côté, combien de

parallélogrammes peut-on obtenir ?

À partir de l’extrait n°2, achever le travail de construction en groupe.

Combien de parallélogrammes dont les diagonales ont la même longueur peut-on

obtenir ?

Qu’est-ce qu’un rectangle pour ces paysans ?

Nous présentons dans la section suivante les observations faites à la suite de la séance

d’enseignement.

IV. L’ANALYSE DES SÉANCES D’ENSEIGNEMENT

L’introduction de la séance a suscité de la curiosité chez les élèves. En effet, dès l’entame

l’enseignant tout en présentant l’image d’une case rectangulaire réalisée par des paysans, fait

la comparaison avec la forme de la classe et annonce que les paysans réalisent la fondation de

cet ouvrage à partir de cordes et de piquets. Comment procèdent-ils ? Tout se passe comme si

la leçon portait sur l’étude d’une pratique culturelle du terroir, sur des savoirs et savoir-faire

d’une communauté à laquelle ils appartiennent ou au moins dont se ils sentent proches. De

façon générale, les apprenants paraissent très motivés. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce

constat.

Nous avons des activités qui ont du sens pour les élèves. En effet, dans ces activités l’on

poursuit un objectif qui a du sens pour les apprenants : construire un objet familier, utile dans

la vie de tous les jours.

La curiosité suscitée chez les élèves dès l’introduction. Ceux-ci sont étonnés du fait que

leurs concitoyens réalisent avec du matériel rudimentaire des figures jugées complexes à leur

niveau. À ce propos, un des enseignants volontaires, déclare lors d’un entretien que « les

élèves étaient étonnés de voir que l’on peut construire un parallélogramme à l’aide d’une

corde et des punaises ». Cet étonnement suscitait en eux de la curiosité et partant une envie

d’apprendre, de savoir comment tout cela fonctionne. Au-delà de cette curiosité, on

percevait également un sentiment de fierté. Fierté d’appartenir ou de se sentir proche d’une

communauté dont les savoirs et savoir-faire étaient reconnus et institutionnalisés par le

système scolaire classique.

Au-delà de la motivation des élèves, nous constatons que par un questionnement, les

enseignants arrivent à faire énoncer par les élèves une caractérisation ou une définition du

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parallélogramme et du rectangle. Voici ce qui ressort lors d’un entretien après une séance

d’enseignement : « les élèves ont participé à l’élaboration du contenu de le leçon. À partir des

manipulations, ils ont pu donner deux caractérisations du rectangle : une première en utilisant

les diagonales et le fait qu’il soit un rectangle, et la deuxième en utilisant les angles droits ».

Les élèves donc participent efficacement à l’élaboration du contenu de la leçon ;

contrairement à ce qui est fait couramment, « d’habitude, on plaque la définition et les

propriétés ».

En outre, le fait de tâtonner en jouant sur les mesures afin d’obtenir la figure souhaitée fait

prendre conscience aux élèves la nécessité de réunir un certain nombre de conditions pour

qu’un énoncé soit vrai ; toute chose qui contribue à une meilleur sériation des énoncés

mathématiques et donc à un apprentissage du raisonnement déductif.

V. CONCLUSION

Les retombées de cette expérience se situent à plusieurs niveaux. Elle a été une occasion de

formation pour l’enseignant volontaire; une occasion pour l’enseignant de porter un regard

réflexif sur sa pratique. Une pratique qui à regarder de près, respect très peu les instructions

officielles dans la mesure où elle n’accorda pas de place à l’activité des apprenants. Les

enseignants se souciaient très peu des conséquences de leurs actions sur les apprentissages

futurs des élèves en géométrie et plus généralement en mathématiques. Par ailleurs, cette

expérience a permis aux enseignants de découvrir une nouvelle façon de présenter le rectangle

en tant que position limite d’un ensemble de parallélogrammes.

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UNE PRATIQUE MATHEMATIQUE QUI VIT EN MARGE DES

MATHEMATIQUES SCOLAIRES: LA RESOLUTION DES PROBLEMES

DES HERITAGES PAR DES PROFESSIONNELS AU MAROC

LAABID Ezzaim1

Résumé : Encore de nos jours, certains professionnels résolvent les problèmes des héritages par des

techniques utilisant un langage et un vocabulaire qui ne font plus partie des mathématiques actuelles.

L’efficacité de ces techniques et la confiance des praticiens à leur égard nous amènent à étudier cette

pratique mathématique. En nous basant sur des entrevues avec des praticiens, nous allons jeter quelque

lumière sur leur procédure de résolution et sur la perception qu’ont de la notion de fraction.

Mots-clefs : Problèmes des héritages, mathématiques actuelles, vocabulaire, fraction, procédé de

résolution

Abstract : Still today, some professionals solve inheritance problems using techniques that use language

and vocabulary that are no longer part of mathematics today. The effectiveness of these techniques and

the confidence of practitioners in them lead us to study this mathematical practice. Based on interviews

with practitioners, we will shed some light on their resolution procedure and on the perception of the

concept of fraction.

Keywords: Problems of inheritance, Today’s mathematics, vocabulary, fraction, resolution process.

I. INTRODUCTION

Au Maroc, la question des héritages se rencontre dans deux contextes. Le premier

concerne l’enseignement dans la mesure où elle fait partie du cursus juridico-religieux de base

enseigné au secondaire et dans certaines filières de l’enseignement supérieur (sciences

humaines et sociales). Il s’agit d’une discipline appelée cilm al-farā’iḍ (litt. Science des

prescriptions) avec ses manuels et ses professeurs. Le second a trait au code de la famille (la

Modawwana) car le code successoral en fait partie. L’analyse de ces deux contextes montre

que la répartition des héritages revêt deux aspects: juridique et mathématique. S’il n’est pas

étonnant que le volet juridique est régi par des règles qui émanent de la religion musulmane il

n’en est pas de même du volet mathématique. Ce dernier met en œuvre, à la fois dans la

pratique et dans l’enseignement, une mathématique qui utilise un langage et un vocabulaire

spécifiques et différents de ceux véhiculés dans l’enseignement actuel des mathématiques. Il

semble en fait qu’il s’agit de vestiges des mathématiques médiévales, voire des

mathématiques antiques.

Dans cette étude nous essayons d’apporter des éclairages sur cette pratique mathématique

et mettre en évidence certaines de ses particularités. Pour cela, nous menons des entrevues,

avec des praticiens qui sont amenés à résoudre des problèmes d’héritage dans le cadre de leur

profession et avec des professeurs qui s’occupent de l’enseignement de cette discipline.

Avant d’aller plus loin, illustrons cette pratique à l’aide d’exemple. Il s’agit d’un problème

d’héritage tiré d’un manuel destiné à la fois à l’enseignement de cette discipline et aux

praticiens des héritages2.

Exemple : Une femme décédée laisse : son mari, sa mère et ses deux fils. Avant le partage

de la succession l’un des fils décède. Lui survivent, outre les héritiers déjà mentionnés, son

épouse, un fils et une fille.

1 GREDIM, ENS, Université Cadi Ayyad, Maroc, [email protected]

2 Il s’agit de : iḍāḥ al asrār al maṣūna fi al jawāhir al maknūna fi ṣadfi al-farā’iḍ al masnūna (Eclaircissement des secrets

préservés dans les merveilles cachées au sein des farā’iḍ prescrites), livre composé par un spécialiste des héritages du XVIIe

siècle , ar-Rasmūkī(m.1721) (p.184).

44 sciencesconf.org:emf2018:222890

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2

Ce problème se compose en fait de deux problèmes. Il s’agit de les résoudre chacun

séparément et ensuite, de faire une récapitulation.

Solution juridique

1er

problème : le mari et la mère sont des héritiers à part fixe, il leur revient respectivement

et

de l’héritage. Les deux fils sont des héritiers à reliquat, ils reçoivent le reste (soit 1-

-

=

).

2e problème : Le mari du problème 1 accède à l’héritage dans le problème 2 comme un

père, et reçoit

de l’héritage. La mère du problème 1 devient une grand-mère dans le

problème 2, il lui revient

de l’héritage. Le fils survivant du problème 1, qui est un frère

dans le problème 2, est exclu de l’héritage par la présence du père. Les autres héritiers qui ne

figurent pas dans le problème 1 sont l’épouse, le fils et la fille. L’épouse reçoit le

de

l’héritage et la fille et le fils se partagent le reste selon la règle « deux pour le fils et un pour la

fille ».

Solution mathématique

Selon un point de vue moderne cette solution procède comme suit :

1er problème : après le prélèvement des quotes-parts du mari et de la mère, il reste 1-

-

=

aux

deux fils, chacun en reçoit :

. C’est cette part qui doit être partagée entre les héritiers du 2

e problème.

2e problème : Le père et la grand-mère reçoivent chacun :

.

. L’épouse reçoit :

.

; le fils et la

fille se partagent :

-(

+

).

=

.

. ; la fille en reçoit :

.

.

et le fils en reçoit :

.

.

.

La quote-part finale de chacun des héritiers est la somme de ses quotes-parts dans chacun des deux

problèmes. Ainsi, en réduisant au même dénominateur, le partage final se fait ainsi:

- les héritiers du 1er problème :

le mari :

+

.

=

; la mère :

+

.

=

; le fils survivant :

;

- les héritiers du 2e problème :

l’épouse :

.

; la fille :

.

.

=

; le fils :

.

.

=

.

Résumons maintenant les principales étapes du procédé utilisé par le manuel évoqué ci-

dessus.

2 72 3 7

12 24 24 72 1728

Mari (

) 3 6 Père (

) 4 12 516

Mère (

) 2 4 grand-mère (

) 4 12 372

fils (r) 7

7 décédé

fils (r) 7 504

Epouse (

) 3 9 63

Fille (r) 13

13 91

Fils (r) 26 182

45 sciencesconf.org:emf2018:222890

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Explicitations des calculs permettant de remplir le tableau :

Les sept colonnes du tableau se répartissent comme suit :

a). Les colonnes 1 à 3 concernent la résolution du problème 1. Celle-ci se décline ainsi : le

dénominateur commun des fractions

et

(quotes-parts légales du mari et de la mère) est

12. Le mari en prend 3 et la mère 2, il reste 7 pour les deux fils (ce sont les nombres de la

colonne 2). La division du nombre 7 qui revient aux deux fils par 2 donne 3+

. On multiplie

12 par 2, le nombre inscrit au dessus de la deuxième colonne, on obtient 24 que l’on inscrit

en haut de la troisième colonne et on multiplie ensuite les autres nombres de la seconde

colonne par 2 (on obtient les nombres de la colonne 3).

b) Les colonnes 4 à 6 concernent la résolution du problème 2. Sa déclinaison, qui se fait

d’une manière identique que précédemment, donne lieu aux nombres des colonnes 5 et 6.

c) La colonne 7 permet de récapituler les deux résultats trouvés précédemment. Ainsi : le

nombre inscrit en haut de cette colonne provient de la multiplication de 24 par 72 car 7 (la

quote-part de fils décédé) et 72 (le dénominateur de son problème) sont premiers entre eux. Si

ces deux nombres avaient eu un diviseur commun d il aurait fallu prendre

x24 (ou

x72).

Les nombres inscrits dans les autres lignes de la dernière colonne représentent la quote-part

finale qui revient à chaque héritier. Elle se calcule ainsi : pour le mari : 72x6+7x12=516 ;

pour la mère : 72x4+7x12=372, …etc

Le procédé utilisé dans cet exemple se base en fait sur deux opérations. La première est

l’opération qui consiste à déterminer le dénominateur commun des fractions légales (

,

dans le problème 1 ;

et

dans le problème 2), appelé Aṣl al-farīḍa, est désignée par le

Ta’ṣīl al-farīḍa. La seconde est celle qui consiste à se débarrasser des « fractionnements »

intervenant dans les deux problèmes (7 par 2 dans le problème 1 et 13 par 3 dans le problème

2) est appelée le Taṣḥīḥ al-farīḍa. On cherche à l’aide de cette opération à rendre entières les

solutions du problème.

La résolution résumée dans le tableau ci-dessus suit au fond le même schéma que celui de

la résolution moderne mais, d’une part, elle évite toute opération directe sur les fractions et

ramène toutes les opérations sur des entiers ; et d’autre part, elle utilise un vocabulaire

obsolète, tout au moins si on le regarde à l’aune des mathématiques actuelles.

II. OBJECTIFS DE L’ETUDE

Les deux opérations, le Ta’ṣīl al-farīḍa et le Taṣḥīḥ al-farīḍa évoquées ci-dessus, peuvent

se réitérer selon la complexité de la situation à solutionner. Le Ta’ṣīl al-farīḍa consiste à

trouver le plus petit nombre entier permettant d’avoir pour les parts, correspondantes aux

proportions fixées par la loi, des nombres entiers. Le Taṣḥīḥ al-farīḍa est la recherche du plus

petit nombre permettant d’avoir pour la quote-part, de chacun des héritiers qui interviennent

dans le problème, un nombre entier ; cette opération consiste à « rendre entiers » les nombres

fractionnaires qui interviennent éventuellement dans les calculs.

En réalité, ces deux opérations se basent sur une « mise en rapport » de nombres entiers

qui peut être interprétée en termes modernes comme la recherche du ppcm et du pgcd de

nombres entiers. Mais, les manuels destinés à la pratique et à l’enseignement de cette

discipline utilisent un vocabulaire spécifique qui ne fait plus partie du langage mathématique

actuel. Nous pensons qu’une rencontre avec des praticiens et des enseignants nous apportera

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plus d’éclaircissements non seulement sur les procédés de résolution mais aussi sur le

vocabulaire et le langage utilisés.

Par ailleurs, la manipulation des fractions semble a priori inévitable dans la résolution de

ces problèmes dans la mesure où les fractions interviennent à l’origine même de ces

problèmes puisque les parts des héritiers sont à la base exprimées comme des fractions. Or

comme le montre le traitement de l’exemple ci-dessus, la résolution est ramenée

exclusivement aux calculs sur des nombres entiers. La notion de fraction est alors contournée

puisque on évite d’opérer directement sur les fractions. A priori, cette façon de faire se

rattache à « une vision médiévale » de la division non exacte. Selon une telle vision, le

quotient d’une division non exacte est exprimé en termes de fractions et non à l’aide d’une

écriture décimale comme aujourd’hui. Ainsi, le fractionnement de l’unité est

vraisemblablement perçu dans le contexte des héritages comme étant une chose à éviter.

Nous nous fixons alors deux objectifs pour cette étude : le premier concerne le procédé de

résolution et le deuxième a trait aux perceptions de notion de fraction dans cette pratique

mathématique.

Objectif 1 : Eclaircir le procédé et le vocabulaire utilisés pour la résolution des problèmes

d’héritage

Objectif 2 : Mettre en évidence les perceptions de la notion de fraction.

III. METHODOLOGIE DE L’INVESTIGATION

Dans cette investigation nous avons opté pour la technique d’entrevue comme instrument

de recherche.

1. Les entrevues

L’entrevue que nous avons utilisée est une entrevue de type semi structurée. La manière

dont les sujets sont amenés au cours de l’entretien, la façon dont les questions sont formulées

et l’ordre dans lequel elles sont apparues ne sont pas fixés d’une manière rigide à l’avance et

ne sont pas nécessairement identiques pour toutes les entrevues. Elles sont enregistrées sur

support audio. Les entrevues se sont déroulées sur une période de deux semaines dans la ville

de Marrakech. Chaque entrevue était formée de deux activités se chevauchant. La première

activité en est une de résolution de problèmes, au cours de laquelle le candidat parle à haute

voix pour expliciter ainsi sa démarche et toutes les opérations qu’il effectue. La résolution

s’est faite sur des feuilles, contenant les énoncés des problèmes et qui sont présentées aux

candidats. L’autre activité consiste en une entrevue dans laquelle les questions sont posées

soit au cours de la résolution soit après celle-ci. Ces questions concernent le procédé de

résolution, le vocabulaire, les concepts mathématiques, la notion de fraction,…etc. Pour la

plupart des entrevues, il y eut une rencontre préliminaire durant laquelle l’objectif de la

recherche, les énoncés des problèmes furent présentés au candidat et la date, ainsi que le lieu

de la rencontre officielle furent fixés. Pour une seule entrevue, il n’y a pas eu de rencontre

préliminaire mais le rendez-vous a été fixé par l’intermédiaire d’une tierce personne.

2. Candidats interviewés

Les personnes interviewés sont de deux catégories: d’une part, des praticiens qui sont

amenés à résoudre des problèmes d’héritages dans le cadre de leur vie professionnelle, il

s’agit notamment de professionnels qui travaillent sous l’égide des juges responsables du

code de la famille (appelés des cadūls, une sorte de « notaires traditionnels ») ; et d’autre part,

des enseignants qui abordent ces problèmes dans le cadre de leur enseignement. Ces

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personnes sont formées soit dans les universités de droit ou de théologie ou encore dans les

« Medersa » où avait lieu l’enseignement traditionnel. En fait, nous avons interviewés quatre

enseignants (trois enseignent au secondaire et un à l’université)(candidats n° : 1 à 4) et cinq cadūls (candidats n° : 5 à 9). L’âge des candidats varie entre 37 et 62 ans pour les enseignants

et entre 28 ans et 70 ans pour les praticiens. Leur expérience dans le domaine de travail varie

entre 8 ans et 20 ans pour les enseignants et entre 3 ans et 40 ans pour les cadūls. Le choix des

candidats n’était soumis à vrai dire qu’au seul critère de devoir exercer dans le domaine des

héritages. Les durées des entrevues n’étaient pas les mêmes pour tous les candidats. La

disponibilité des gens, les circonstances du déroulement nous ont obligés à l’adaptation à

chaque situation. De plus certains candidats élaborent davantage sur certaines questions par

rapport à d’autres.

IV. PRESENTATION DES RESULTATS

Afin de comprendre les extraits des entrevues rapportés ci-dessous, nous reproduisons

trois parmi les problèmes donnés aux candidats accompagnés de leurs solutions [obtenues

selon la démarche des interviewés].

Problème 1 : un homme décédé laisse son épouse, sa mère, son père, son fils et sa fille.

Problème 2 : un homme décédé laisse ses deux épouses et ses deux fils.

Problème 3 : un homme décédé laisse ses deux épouses, ses trois filles, son frère germain

et sa sœur germaine

Les tableaux suivants résument les solutions de ces problèmes.

3 2 6

24 72 8 16 24 144

Pro

blè

me

1 Epouse

(1/8)

3 9

Pro

blè

me

2 épouse

(1/8) 1

1

Pro

blè

me

3 épouse

(1/8) 3

9

Mère(1/6) 4 12 épouse 1 épouse 9

Père(1/6) 4 12 fils (r) 7

7 fille

(2/3) 16

32

Fils (r) 13

26 Fils 7 fille 32

Fille (r) 13 fille 32

Frère (r) 5

20

Sœur 10

1. Procédés de résolution et vocabulaire utilisé

Nous présentons quelques extraits des interviews et quelques commentaires.

La première étape : le Ta’ṣīl al-farīḍa

Candidat 1 : La recherche du Aṣl al-farīḍa est la recherche du dénominateur commun qui regroupe toutes

les proportions attribuées aux héritiers ; comme en mathématiques c’est le dénominateur commun des

différents rapports. Ici en multipliant le wafq de 8 par 6 ou le wafq de 6 par 8, on obtient 24.

Candidat 2 : Pour chercher le Aṣl al-farīḍa, on compare les dénominateurs 6 et 8 ; i.e on cherche s’ils

ont un diviseur commun, ici le diviseur commun de 6 et 8 est 1/2. [ je m’excuse, est ce que le diviseur

commun est ½ ou 2 ?] c’est ½ et non 2. 6 a une moitié et 8 a une moitié, y a-t-il un autre diviseur

moindre ? e.g 6 a un 1/6,1/3 et 2/3 mais 8 n’a ni 1/6, ni 1/3, ni 2/3 entiers, d’où le diviseur commun de 6

et 8 est ½. Ceci s’appelle la concordance.(…) La règle dit dans ce cas, prendre la moitié de l’un des deux

nombres et la multiplier par l’autre ; ce qui donne ici 24.

Candidat 3 : Il faut chercher un nombre contenant tous les dénominateurs et il faut chercher le plus petit.

Si on prend 8, on a le 1/8 et pas le 1/6 et si on prend 6 on a le 1/6 et pas le 1/8. Il faut chercher un

dénominateur ayant le 1/8 et le 1/6. Pour cela on divise l’un par 2 et on multiplie le résultat par l’autre ; ce

qui donne 24.

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Candidat 7 : On considère 1/6,1/6 et 1/8 et on compare 6,6 et 8 selon les quatre regards. 8 et 6 ont ½ et la

moitié de 6 est 3 et la moitié de 8 est 4 ; on multiplie la moitié de 6 par 8 ou l’inverse. Ce qui donne 24.

La recherche du dénominateur de base du problème (Aṣl al-farīḍa) revient en termes

actuels à chercher le ppcm de deux nombres. Pour cela on sait que pour deux nombres a et b

donnés quatre cas sont possibles : i) a=b ; ii) a divise b ou b divise a ; iii) il existe d tel que d

divise a et d divise b ; iv) a et b sont premiers entre eux. D’où le ppcm de a et b est :i)a=b ;ii)

a ou b (le plus grand) ;iii) (axb)/d où d est pgcd de a et b ;iv) axb s’ils sont premiers entre eux.

L’algorithme utilisé par les candidats est dans le fond le même que celui-ci sauf que le

vocabulaire utilisé pour l’exprimer est différent du vocabulaire actuel. Il est désigné dans la

tradition par « la comparaison des nombres selon les quatre regards » et il reflète ainsi toutes

les étapes utilisées. Les quatre cas s’expriment alors en ces termes :

1e regard : Le cas de l’identité où il suffit de prendre pour le dénominateur de base l’un des

deux nombres.

2e regard : Le cas d’imbrication, c’est-à-dire l’un des nombres divise l’autre ou encore on

peut mesurer l’un par l’autre alors le dénominateur de base est le plus grand des deux

nombres.

3e regard : Le cas de la congruence ou concordance dans une partie commune, c’est-à-dire

les deux nombres ont un diviseur commun, ou encore, ils ont une unité de mesure commune

alors le dénominateur de base est égal au « Wafq » de l’un multiplié par l’autre

4e regard : Le cas de la discordance c’est-à-dire les deux nombres n’ont aucun diviseur

commun ou encore ils n’ont aucune mesure commune alors le dénominateur de base est égal

au produit de deux nombres.

La seconde étape : le Taṣḥīḥ al-farīḍa

Candidat 1 : (…) dans le problème, on doit éliminer deux fractions, car 1 n’est pas divisible par 2 et 7

n’est pas divisible par 2 ; en principe, on devrait multiplier la base du problème par 2, nombre d’épouses

et 2 nombres de fils mais il suffit de la multiplier par 2 [si on a multiplié par 4, le résultat sera-t-il

incorrect ?] non, comme vous dites en mathématiques, la réponse est correcte, mais il n’y a pas de

simplification. (…) pour plus de deux fractions on procède de façon analogue.

Candidat 2 : (…) 13 est commun entre la fille et le fils, or il ne peut être partagé entre eux, on dit que l’on

a un fractionnement (inkisār), car le nombre d’individus ici 3 a un tiers mais 13 n’en a pas, on multiplie 3

par le dénominateur de base de problème 24 et on multiplie aussi la part de chaque héritier par 3. Les

héritiers n’ont rien perdu suite à cette opération, car le rapport de 3 à 24 est le même que celui de 9 à 72,

par exemple. Puis on fait la somme, si on trouve 72 le résultat est correct sinon il faut refaire le travail.

Pour contourner les nombres fractionnaires qui risque d’intervenir dans un problème

lorsque plusieurs héritiers doivent se partager une part commune, les praticiens recourent

quasiment à la même technique de comparaison. Ils l’appliquent au nombre de parts et au

nombre d’héritiers par lesquels le partage ne peut être fait. Par exemple, dans le problème 1

où le nombre 13 doit être partagé entre la fille et le fils, ou dans le problème 2 où 1 doit être

partagé entre les deux épouses et 7 doit être partagé entre les deux fils, ou dans le problème 3

où 3,16 et 5 doivent respectivement être partagés entre les deux épouses, les trois filles et le

frère germain et la sœur germaine. Explicitons leur procédé sur le problème 3 par exemple.

On a 3 et 2 sont discordants, on retient 2(le nombre d’épouses), de même 16 et 3 sont

« discordants » on retient 3(nombre de filles), 5 et 3 sont discordants on retient aussi 3.

Maintenant on compare les nombres retenus 2, 3, 3 selon les quatre regards. On a : 2 et 3 sont

discordants, on fait leur produit qui vaut 6, on compare 6 et 3, ils s’imbriquent on prend alors

le plus grand, soit 6. C’est le nombre qu’il faut multiplier par le dénominateur de base afin

d’éliminer les nombres fractionnaires.

49 sciencesconf.org:emf2018:222890

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2. Perception des fractions, deux sens : fraction-action et fraction-reste

Nous avons un problème de traduction du mot « fraction » et du mot « fractionnement »,

les interviewés utilisent deux mots « kasr » et « inkisār » qui proviennent de la même racine.

Le premier peut être traduit par fraction, cassure, brisure. Or en mathématiques, il désigne

fraction. Le second exprime l’action de se briser, de se casser. Les interviewés expriment une

division exacte en disant c’est une division sans fraction. En nous basant sur le fait que dans

les manuels des héritages on exprime habituellement une division non exacte comme une

division avec fraction nous avons supposé qu’il en est de même chez nos candidats. Dans

certains cas nous avons essayé d’improviser à l’aide des questions directes avec certains

candidats mais ils répondaient toujours en termes de parts et de non divisibilité de nombres

sans se détacher du contexte des héritages. Voici un exemple d’une telle discussion :

Candidat 4 :[ tu as dit qu’on trouve dans le problème « kasr » une fraction, qu’est ce qu’ une fraction ?]

c’est-à-dire que 7 n’est pas divisible par 3, la fraction est la non divisibilité d’un nombre par un ensemble

d’héritiers. [ et si on fait par exemple, 7/2=3,5 ou 3 et ½] non il ne doit pas y avoir de fraction.[ je n’ai pas

compris ce que tu entends par fraction, est ce que ce qui reste ?] la fraction est la non divisibilité par un

nombre d’héritiers, le sens de cela est l’existence dans un problème d’une ou de plusieurs parts qui ne

sont pas divisibles par leur ayant droit.

Les interviewés semblent attribuer deux sens différents à la fraction dans le processus de

résolution d’un problème d’héritage. D’une part, lorsqu’il s’agit de chercher le ppcm de deux

nombres la fraction apparait comme étant une action, et d’autre part, dans la représentation du

quotient d’une division non exacte, il apparait comme un reste. On peut qualifier ces deux

sens par fraction-action et fraction-reste.

Fraction-action

La lecture des extraits des entrevues concernant le calcul de Aṣl al-farīḍa montre que

même si on manipule les fractions, en fait des quantièmes, celles-ci représentent en fait des

actions dont les résultats sont des nombres entiers.

Candidat 1 : le diviseur commun de 6 et 8 est ½ (…) c’est-à-dire 6 a une moitié et 8 a une moitié. Il n’y a

pas d’autres diviseurs communs ; par exemple 6 a 1/6,1/3 et 2/3, mais 8 n’a ni 1/3, ni 1/6, ni 2/3 donc on

prend la moitié de l’un et on la multiplie par l’autre.

Candidat 3 : 8 a un 1/8 mais pas 1/6, de même 6 a 1/6 et pas 1/8 ; il faut chercher un dénominateur ayant

1/6 et 1/8, pour cela on prend la moitié de 6 et on la multiplie par 8 ou l’inverse.

Nous constatons que le vocabulaire utilisé pour la recherche de la divisibilité d’un nombre

diffère du vocabulaire auquel nous nous sommes habitués dans l’enseignement. Ce

vocabulaire montre que ce n’est pas le diviseur en lui-même qui est intéressant mais plutôt le

résultat de la division par ce diviseur. Ainsi, lorsqu’un candidat dit, par exemple, « 6 a une

moitié et 8 a une moitié », il veut en fait dire « je prends la moitié de 6 et je prends la moitié de 8 ».

Ainsi ½ est perçue comme une fraction liée à « prendre la moitié » plutôt qu’une fraction tout

court. De plus, le résultat de l’action « prendre la moitié » a un nom spécial : le wafq ; le

wafq de 6 dans la moitié est 3 et le wafq de 8 dans la moitié est 4. Le sens attribué à la

fraction dans cette perspective est une fraction-action.

Fraction-reste

Dans une division non exacte le quotient peut être représenté de deux façons. L’une qui

est courante aujourd’hui consiste à l’écrire sous forme décimale. Et l’autre consiste à l’écrire

sous forme fractionnaire. Le quotient de 13 par 3 peut alors s’écrire 4,33 ou 4+1/3. Si dans

l’enseignement et dans la plupart des domaines d’application des mathématiques on a

tendance à utiliser la première représentation, dans le domaine des héritages la seconde

représentation est privilégiée.

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Tous les candidats expriment la non divisibilité d’un nombre a par un nombre b en disant

qu’on ne peut effectuer la division sans fraction ou encore que a est fractionné par b. Une

fraction représente le reste de la division d’un nombre par un autre. Ainsi, le sens attribué à la

fraction dans ce contexte peut être qualifié de fraction-reste. Cette vision d’une fraction

comme fraction-reste montre qu’une fraction n’est pas perçue comme un nombre mais comme

une partie de quelque chose. Par exemple 4 et 1/3 signifie 4 parts et 1/3 d’une part ou 4 unités

et 1/3 d’une unité.

D’un autre coté, cette perception trouve son origine dans le caractère traditionnel de cette

pratique ; en effet, le poids de la tradition est tel que même les jeunes gens ayant suivi un

enseignement moderne utilisent le vieux langage. Certains candidats font certaines

correspondances entre le vocabulaire mathématique moderne et celui utilisé dans les

héritages, en mentionnant par exemple qu’en mathématique on parle de recherche de

dénominateur commun tandis que dans le domaine des héritages, on dit « les quatre regards ».

Ainsi, la représentation du quotient sous forme fractionnaire remonte probablement à la

manière traditionnelle d’écrire les fractions et les nombres fractionnaires à l’aide des fractions

unitaires. Cette représentation en facilite par ailleurs l’expression et l’écriture littérale. Il est

plus facile et plus joli par exemple d’exprimer dans une langue écrite (et parlée) le résultat de

la division de 13 par 3 comme 4 et 1/3 que comme 4,33. Cette façon de voir les fractions est

étroitement liée au procédé qui permet de les éliminer des calculs. Une fraction-reste est

éliminée en considérant ce reste de l’unité comme une nouvelle unité.

3. Contournement des fractions

Au cours de la résolution les interviewés sont amenés à contourner les fractions. A la

question « pourquoi évitez-vous les fractions lors de la résolution dans un problème

d’héritage ?», on a eu les réponses suivantes.

Candidat 3 : Je pense que c’est une tradition juridique qui affirme que si on laisse les fractions cela fait

des parties nombreuses et par suite des fractions dans le partage; si une personne est versée en

mathématiques, elle peut arriver au même résultat ; toutefois cela peut causer des erreurs. C’est pour cela

qu’on évite les fractions dans les calculs.

Candidats 7 : pour que les parts soient compréhensibles pour les héritiers. Par exemple, si on divise 13

par 3 dans ce problème <1> la fille prend 4 et 1/3 et le fils 8 et 2/3 ; mais ceci n’est pas très clair pour les

héritiers. Le but d’éliminer les fractions est de faire en sorte que les parts soient « perceptibles » par les

héritiers car la plupart des gens sont en général naïfs. De plus, l’élimination des fractions est nécessaire

dans les problèmes contenant 10 ou 15 décès, par exemple ; si on laisse des fractions cela risque de poser

de nombreuses difficultés, alors qu’une fois les fractions éliminées les problèmes se résolvent sans

difficultés.

Candidat 9 : On évite les fractions pour simplifier les calculs ; mais il est possible de résoudre ces

problèmes à l’aide des fractions, sauf que cela crée des difficultés et des complications, car les fractions

ont des règles qui risquent d’induire en erreur, ce qui n’est pas le cas si on travaille uniquement avec des

entiers. Toutefois, ce résultat par exemple [celui du problème 3] peut être exprimé en termes de fractions

et on dira par exemple, 9/144. Les fractions forment en fait l’essentiel de l’arithmétique, mais pour

simplifier on pose le tableau. Cependant, on peut dire par exemple qu’un tel héritier a reçu 3 de 24 ou 1/8

ou 6 sur 48 etc.

Ainsi, les raisons évoquées, pour le contournement des fractions par les candidats sont de

deux natures : soit des raisons pragmatiques, soit des raisons ayant trait à la complexité des

fractions.

V. EN GUISE DE CONCLUSION

On constate chez ces praticiens la persistance d’un langage et d’un vocabulaire qui

privilégient les raisonnements en termes de proportions, se démarquant ainsi de l’arithmétique

51 sciencesconf.org:emf2018:222890

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actuelle. De plus, les opérations sur les fractions sont contournées par des changements

d’unités de mesure. Ce contournement peut s’expliquer par deux raisons.

Tout d’abord une raison pratique. Puisqu’on dispose d’un moyen permettant d’obtenir les

solutions d’une manière simple, il est inutile de compliquer les choses. Dans cette

perspective, les fractions qui interviennent dans les calculs des héritages sont perçues

uniquement comme des quantièmes ou des parties d’un tout. Le procédé de résolution vise

alors à trouver la partie la plus fine, permettant de faire le partage le plus simplement possible.

Les transformations effectuées correspondent donc à un changement d’unités de mesure. Et

comme ceci peut se réaliser uniquement par la manipulation des entiers le recours aux

fractions est alors inutile.

Ensuite, le contournement de fraction dans cette pratique aurait pour origine une « vision

médiévale » persistance de la notion de fraction. A titre d’exemple, un manuel des héritages

contient un préambule présentant les outils mathématiques utiles dans le domaine des

héritages (nombres entiers, divisibilité, fractions…) dans un langage et un vocabulaire que

l’on trouve dans les livres mathématiques du 15e siècle

3. Dans la tradition arithmétique

médiévale la théorie des fractions revêtait un caractère compliqué comme le montrent

plusieurs études sur les mathématiques arabes (cf. par exemple Youshkévitch (1976), Djebbar

(1990)). Leur manipulation exigeait alors la maîtrise d’un vocabulaire, d’un symbolisme ainsi

que des techniques spécifiques. La résolution des problèmes d’héritage à l’aide des fractions

aurait nécessité alors toute une préparation mathématique préalable. Ceci a probablement

limité leur utilisation par les praticiens des héritages.

Au terme de cette conclusion, nous signalons qu’on est dans le domaine des héritages, en

présence d’une activité mathématique où la fraction apparait sous deux formes : fraction-

action et fraction-reste. On ne la conçoit pas comme nombre mais comme partie de quelque

chose. Et pourtant cette conception est fonctionnelle et permet de résoudre des problèmes

compliqués. Ces experts opèrent continuellement sur des fractions qui sont en fait des

fractions-actions. Cette vision de la fraction est dynamique. L’aspect dynamique de la fraction

n’est-il pas important et ne faut-il pas en tenir compte dans l’enseignement !

REFERENCES

Chatti,S. (1988) Lubāb al-farā’iḍ ou quintessence des partages successoraux ; jurisprudence,

calcul des parts fixes et dispositions pratiques, Beyrouth dār al Gharb al islāmī, 1ere

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masnūna (Eclaircissement des secrets préservés dans les merveilles cachées au sein des

farā’iḍ prescrites), le Caire, Dar al-Kitāb al carabi li tiba

ca wa nashr, ed.1939.

Youschkevitch,A.P.(1976) Les mathématiques arabes (VIIIe-XVe s.), Paris Vrin.

3 Chatti (1988).

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QUELQUES IDÉES POUR TRAITER LES PROBLÈMES DE LA

GLOBALISATION DE L’ENSEIGNEMENT DES MATHÉMATIQUES Paolo Boero, DISFOR – Université de Gênes

Résumé: Un cadre théorique, dérivé du travail de Habermas sur la rationalité, est proposé pour traiter les

relations entre le caractère universel des maths d’aujourd’hui et les cultures des lieux où elles sont

enseignés (cultures des étudiants, scolaire, du contexte social). Des exemples (sur la modélisation et les

maths pures) montrent comment l’enseignement-apprentissage des maths peut rencontrer les conceptions

des étudiants et les cultures du contexte dans la perspective de développer les rationalités respectives.

Mots-clefs: rationalité selon Habermas, enculturation, acculturation, alphabétisation mathématique, diversité

culturelle

Abstract: A framework, derived from Habermas’ elaboration on rationality, is proposed to deal with the

relations between the universal character of today mathematics, and the cultures of where mathematics is

taught (students’ cultures, school culture, social context cultures). Some examples are presented (as

regards mathematical modeling and pure mathematics) to illustrate how mathematics teaching and

learning may meet students’ conceptions and context cultures in the perspective of developing related

rationalities.

Keywords: Habermas’ rationality, enculturation, acculturation, mathematical literacy, cultural diversity.

I. INTRODUCTION

Si on considère le panorama des changements des programmes et des orientations des

curricula de mathématiques dans les dernières 60 ans, on voit se renforcer des phénomènes de

domination culturelle véhiculée par des organismes internationaux (comme l’OCDE) et/ou

imposée par des relations de domination politique (cf Wagner & Lunney Borden, 2012).

Le cas des mathématiques dites « modernes » (« New Maths ») est typique et bien connu –

dans ce cas, l’OCDE a eu une importance décisive pour les pays membres, tandis que dans

beaucoup de pays francophones de l’Afrique l’influence décisive a été celle de la France, pour

des raisons liées au passé colonial et à la langue, et parce que la France peut à juste titre être

considéré le berceau des mathématiques modernes.

Autre cas : à partir des années ‘90 les standards NCTM (Etats Unis) sont devenus des

standards de référence pour beaucoup de pays de l’Amérique Latine et de l’Asie.

Plus récemment, la définition de «Mathematical literacy » de PISA, et l’élaboration relative

au niveau OCDE, sont en train d’influencer fortement les programmes et le curricula dans le

monde, grâce aussi au fait que les compétences mathématiques des jeunes des différents pays

sont comparées selon les tests PISA (donc selon l’idée de « literacy » OCDE-PISA) – avec

des retombées importantes dans les pays moins performants : si un pays adapte ses

programmes dans ce sens, on aura plus d’espoir de réussir dans les comparaisons

internationales.

Une raison portée pour justifier cette tendance à la standardisation (de haut en bas) de

l’enseignement des mathématiques est la prétendue nécessité d’une unification au niveau

globale des compétences mathématiques, compte tenu de la globalisation dans les domaines

économique, technologique, et donc du travail et des échanges scientifiques et

technologiques. Une autre raison est celle lié à la globalisation des avancés des

mathématiques pures et appliquées. Ces motivations sont raisonnables et fortes; le problème

est qu’elles se traduisent en oubli du problème du rapport avec les cultures locales et les

cultures des élèves.

La domination culturelle peut passer à travers :

- le manque de rapport avec les traditions culturelles locales: les mathématiques de

l’école ; les mathématiques enracinées dans l’histoire locale ; les mathématiques de la

rue et des pratiques artisanales; et le « sens » des mathématiques pour la culture du

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pays (par exemple, on trouve une situation très différente en Hongrie, où les journaux

de jeux mathématiques ont une diffusion extraordinaire, et en Italie) ;

- la langue, quand les mathématiques sont enseignées dans une langue autre que celles

qui sont parlées par la majorité des gens dans le pays, ou autre que les langues d’une

partie de la population scolaire (comme dans le cas des classes multi-ethniques de

beaucoup de pays de l’Europe) ;

- le manque de rapport avec la réalité des enfants (leur façon de raisonner, leurs

expériences, leurs conceptions – qui peuvent différer d’un pays à l’autre et d’un milieu

social à l’autre).

Les élèves qui réussissent dans une situation de domination culturelle ne sont pas forcément

ceux qui ont les meilleures ressources intellectuelles ; ce sont le plus souvent ceux qui

s’adaptent mieux aux impositions culturelles de l’école pour des raisons familiales, ou intimes

- de disponibilité à s’intégrer dans un discours « autre » par rapport à ses convictions et façon

de penser. On peut dire des choses semblables pour les enseignants.

Ces constats posent un problème politique (celui de concilier la nécessité d’une formation

valable au niveau globale avec les liens à établir avec la réalité culturelle locale et

personnelle), un problème culturel (celui de l’orientation culturelle de la formation – quelles

mathématiques?) et un problème théorique (celui de l’outillage théorique pour traiter ces

questions). Ma contribution concerne ce dernier problème, avec des liens avec les autres.

II. POUR UN ENCADREMENT DES ACTIVITES MATHÉMATIQUES EN

RELATION AVEC LE CONTEXTE CULTUREL

L’institution scolaire, et l’enseignant comme fonctionnaire de l’institution, portent une

exigence d’universalisme dans l’enseignement des mathématiques. Déjà au niveau de l’école

on peut considérer les mathématiques scolaires comme une offre culturelle qui prétend à

l’universalisme vis-à-vis des conceptions et des cultures particulières des élèves ; la référence

plus ou moins fidèle aux programmes du pays donne une sorte de légitimation à cette

prétention d’universalisme, et à leur tour les programmes se référent (implicitement ou

explicitement) à un universalisme global quand ils s’alignent aux standards NCTM ou à la

« mathematical literacy » OCDE-PISA. Je pense que tout cela est inévitable et même

nécessaire; le problème politique concerne le rapport à établir entre cette exigence

d’universalisme poussée jusqu’au niveau global, la culture (mieux : les cultures) des élèves et

la culture (mieux : les cultures) du contexte social dans lequel l’école est insérée.

L’outillage théorique disponible, bien qu’utile, me semble insuffisant pour traiter ce

problème: en particulier, la distinction classique entre « acculturation » et « enculturation »

(de H. F. Wolcott, cité in Bishop, 2002, pp. 193-194) est utile pour décrire (avec

l’enculturation) la normalisation culturelle des élèves selon la culture dominante portée par

l’école, et (avec l’acculturation) le dialogue continu entre traditions culturelles différentes, en

particulier au sein de l’école. Mais cet outillage n’est pas suffisant pour traiter la complexité

d’une rencontre productive originale, à mon avis souhaitable, entre une culture scientifique

globalisée (en particulier, dans le domaine des mathématiques) offerte par l’école, et la

maturation et le développement des cultures locales sollicitée par cette offre, avec la

médiation cruciale de l’enseignant.

Il faut un outillage théorique susceptible de :

- Mettre en évidence les caractères saillants des différentes traditions et pratiques

culturelles, pour permettre de déceler les points de contact et les différences entre

elles, en particulier dans le domaine des mathématiques (des mathématiciens, de

l’école, de la rue…) ;

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- Mettre en relation la culture disciplinaire des mathématiques et les autres cultures, en

particulier dans le cas de la modélisation mathématique.

La rationalité du connaître, de l’agir et du communiquer

Beaucoup d’activités culturelles (y inclues les activités mathématiques) peuvent être décrites

comme des activités discursives avec des caractéristiques communes :

- L’existence de critères pour établir le vrai et le faux des propositions et la validité des

raisonnements ;

- La présence de stratégies pour aboutir, susceptibles d’évaluation ;

- La présence d’un langage spécifique pour l’interaction sociale et le dialogue avec soi-

même.

Le cadre de la rationalité élaboré par Habermas (1998) peut bien servir pour passer de cette

description superficielle à un traitement plus profond des activités discursives. Dans ce cadre,

le comportement rationnel est caractérisé : par la prise en charge consciente des critères de

vérité et de validité (rationalité épistémique), des stratégies pour aboutir (rationalité

téléologique), et des moyens pour communiquer (rationalité communicative); et par les liens

dynamiques entre connaître, agir et communiquer dans la perspective de la rationalité, qui

trouvent leur raison d’être dans l’aspect « génératif » (de nouvelles idées, de nouvelles

solutions de problèmes) du comportement rationnel – si important dans la perspective de

l’ « expansive learning » de Engeström (voir Engeström & Sannino, 2010): Of course, the reflexive character of true judgments would not be possible if we could not represent our

knowledge, that is, if we could not express it in sentences, and if we could not correct it and expand it;

and this means: if we were not able also to learn from our practical dealings with a reality that resists us.

To this extent, epistemic rationality is entwined with action and the use of language (Habermas, 1998,

p. 312; emphasis in original).

Autre caractéristique saillante de la rationalité (intéressante pour l’enseignement) est

l’importance attribué à l’intentionnalité subjective par rapport à la réussite d’un

comportement rationnel ; dans le cas de la dimension épistémique de la rationalité on trouve

chez Habermas : This does not mean, of course, that rational beliefs or convictions always consist of true judgements. (…)

Someone is irrational if she puts forward her beliefs dogmatically, clinging to them although she sees that

she cannot justify them. In order to qualify a belief as rational, it is sufficient that it can be held to be true

on the basis of good reasons in the relevant context of justification (…) (Habermas, 1998, p. 312).

Pour une discussion du potentiel et des limitations de l’adaptation de la rationalité selon

Habermas dans la didactique des mathématiques voir Boero & Planas (2014).

Avec cet encadrement, on peut, selon des zooms différents et des intérêts différents:

- Comparer, au sein des mathématiques actuelles (scolaires – aux différents niveaux- ou

académiques), des rationalités mathématiques différentes ;

- Comparer les caractéristiques saillantes des mathématiques des mathématiciens

d’aujourd’hui avec celles des mathématiques du passé, de l’école, des activités

quotidiennes;

- Comparer les mathématiques avec d’autres disciplines (comme la grammaire d’une

langue, ou la physique, ou l’astronomie) ;

- Comparer les mathématiques avec des systèmes de connaissances et de pratiques dans

les cultures locales : les formes de rationalités « autres », qui peuvent marquer une

opposition ou une congruence avec la rationalité mathématique.

L’avantage de cet encadrement est de permettre une vision détachée en même temps critique

des rapports entre pratiques discursives différentes au sein des mathématiques, et en relation

avec d’autres pratiques discursives. Par conséquent, cet encadrement peut être utilisé dans la

formation des enseignants (voir Guala & Boero, 2017 ; Boero, Fenaroli & Guala, 2018) et

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dans le dessin et l’analyse des parcours et des situations didactiques au niveau scolaire (voir

Douek & Morselli, 2012). Ici on l’utilise pour traiter au niveau théorique quelques problèmes

de l’enseignement de la modélisation mathématique et des mathématiques pures au temps de

la globalisation de l’enseignement des mathématiques.

III. LE CAS DE LA MODÉLISATION MATHÉMATIQUE

La problématique de l’enseignement-apprentissage de la modélisation mathématique est

devenue de plus en plus importante dans les programmes et les standards de plusieurs pays;

son rôle est central dans la définition de « mathematical literacy » de OCDE-PISA.

Je vais proposer trois exemples, pour lesquels les rapports entre la rationalité de la

modélisation mathématique et les rationalités des enfants et/ou de leurs milieux de

provenance sont différents et posent beaucoup de problèmes mais aussi offrent des

opportunités culturelles intéressantes (dans la perspective de la prise en charge par l’école des

rationalités des élèves).

1. La monnaie et les achats

Dans ce cas la modélisation mathématique fonctionne en accord avec les transactions

commerciales : en termes de rationalité on peut dire que les critères de validité pragmatique

sont généralement bien en accord avec l’organisation et les résultats du calcul (si on doit

payer 8 €, le fait que 2+2+2+1+1=8 est bien en accord avec le fait que avec trois pièces de 2€

et deux pièces de 1€ le payement du prix de 8€ sera accepté). D’ailleurs une des origines du

calcul arithmétique se situe dans le domaine des échanges économiques. Mais dans le

contexte réel des activités d’usage de la monnaie on peut déceler trois types de situations qui

demandent une réflexion à propos des limites du processus de modélisation et de ses résultats,

et qui concernent le rapport entre la rationalité de la modélisation et les rationalités selon

lesquelles s’organisent les décisions des sujets humaines et, plus en général, le

fonctionnement du contexte dans lequel s’insère la modélisation:

- Le fait (assez simple, en vérité, mais instructif pour des enfants d’école primaire) que

le marchand, ou la machine, peuvent refuser un payement légitime du point de vue du

modèle mathématique : un distributeur de boissons, comme souvent le vendeur dans

un magazine, n’accepte pas le payement d’une bière qui coute 2,50€ avec 250 pièces

de monnaie de 1 cent.

- Le fait que les stratégies arithmétiques « de la rue » sont souvent différentes des

stratégies de l’école et aussi étranges à la tradition culturelle des mathématiques des

mathématiciens du passé : les recherches des années ’80 au Brésil (voir Nunez,

Carraher & Schliemann, 1993) ont bien mis en évidence des différences importantes à

ce sujet, qui concernent la dimension téléologique de la rationalité des mathématiques

et en partie aussi les autres dimensions. En particulier – à propos de la dimension

épistémique – on a mis en évidence le fait que des critères pragmatiques – liés à

l’efficacité des stratégies et à la validité des résultats – permettent de valider des

algorithmes et des raisonnements sans souci de validation au sein de l’arithmétique de

l’école.

- Le fait beaucoup plus complexe des décisions éventuelles du vendeur pour la

fidélisation du client.

Dans ces cas, les critères de vérité des résultats des calculs économiques ne correspondent pas

aux critères de validité pour les choix des gens. Il s’agit d’une réflexion importante à partir de

l’école primaire, pour commencer à mettre en discussion le « sens » des résultats du calcul

économique et leur rapport avec les choix des gens et les situations réelles.

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2. Les ombres du soleil

Le modèle géométrique des ombres du soleil peut être considéré comme une des

constructions culturelles les plus importantes pour les premiers développements des

mathématiques dans le bassin de la Méditerranée (cf Serres, 1993). Et en effet ce modèle

assure une bonne description, interprétation et prévision du phénomène (au moins au niveau

macroscopique). Les résultats dérivés d’une modélisation correcte correspondent au

fonctionnement du phénomène. La validité des propositions (et des représentations

graphiques qui les soutiennent) est en accord avec les fonctionnements de la réalité. Mais si

on choisit les ombres du soleil comme sujet de travail dans nos classes on découvre

facilement que la rationalité de la modélisation géométrique n’est pas pour les enfants de

l’école primaire l’unique forme d’organisation des connaissances sur le phénomène des

ombres du soleil. L’idée de l’ombre-image de l’objet illuminé par le soleil (en particulier,

dans le cas du corps humain : ombre comme sujet « autre ») est très fréquente chez les

enfants ; l’idée de l’ombre-tapis est fréquente aussi chez certains adultes ! Il est vrai qu’il est

assez facile mettre en crise dans la classe ces conceptions à travers des observations et des

situations-problèmes bien choisies, mais pour les enfants l’abandon de la conception de

l’ombre comme « double » de soi-même peut constituer un renoncement à une construction

importante du point de vue affectif. La rationalité inhérente cette conception fait partie du

développement de l’identité de l’enfant ; la mise en évidence au niveau conscient et la

valorisation de cette conception (à travers des contes à lire et/ou à inventer) peut contribuer au

développement d’une rationalité « autre » par rapport à la rationalité de la modélisation

géométrique (rationalité « autre » qui ouvre des connections avec la littérature et l’art).

L’expérience qui dans mon parcours personnel à propos de rationalité a eu plus d’importance

a été celle du traitement des ombres du soleil par des enfants de l’école moyenne en Érythrée :

dans ce cas, la conception des ombres n’était pas une conception « d’enfants » seulement (elle

venait de la culture locale), elle était liée à des formes de pensée complexe et la rationalité

inhérente permettait de résoudre beaucoup de situations-problèmes. En effet, les enfants

répondaient à beaucoup de questions posées d’une façon correcte, selon leur rationalité, et

ensuite cherchaient de justifier la réponse donnée dans le cadre de la modélisation

géométrique du phénomène (« parce que vous enseignez les maths ! »).

La conception des ombres chez beaucoup d’enfants de cette classe dépendait d’une vision

d’équilibre dynamique entre lumière et obscurité, comme expression de cet équilibre, moment

par moment : au matin, l’obscurité perd de force, vis-à-vis de la lumière, et l’ombre réduit

progressivement sa longueur, jusqu’à midi, puis la vigueur de la lumière se réduit, et alors

progressivement l’ombre s’allonge… Moment par moment, l’extension (en longueur et en

ampleur : en deux dimensions, on peut bien dire) de l’ombre dans le cas des objets qui font

d’obstacle à la lumière dépend de l’extension de l’obstacle. Etc. Même la variation de la

vitesse de raccourcissement de l’ombre le matin (et d’allongement l’après-midi) peut être

interprété de cette façon ! (tandis qu’une interprétation mathématique est beaucoup plus

compliquée). La chose intéressante est que cette façon de voir un phénomène de la nature

dans une perspective d’équilibre dynamique (qui semble partagée par d’autres cultures aussi :

voir Cheng, 1997, à propos de la pensée chinoise) est assez importante pour deux raisons

liées: elle peut offrir une perspective plus générale pour considérer des phénomènes d’intérêt

écologique ; et elle constitue une référence (come façon de penser) pour entrer dans une

perspective de modélisation mathématique avancée de certains phénomènes (comme celui de

l’équilibre dynamique prédateur-proie selon le modèle différentiel de Lotka-Volterra).

Dans une perspective d’enculturation, le modèle des ombres du soleil de certains enfants

d’Érythrée constituerait un obstacle, une conception à éradiquer ; dans une perspective

d’acculturation, il pourrait être comparé avec le modèle géométrique, et finalement celui-ci

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émergerait comme supérieur (« often one of the contact cultures is dominant, regardless of

whether such dominance is intended » – Wolcott (1974) cité in Bishop, 2002, p. 194) ; dans la

perspective que je propose à travers la rationalité, la rationalité de l’équilibre dynamique

pourrait donner lieu, à travers une prise de conscience de plus en plus poussée, à un

développement important, vers des rencontres avec des mathématiques avancées et surtout

vers des relations à établir avec des enjeux actuels dans le domaine écologique et

économique.

3. La transmission des caractères héréditaires

Dans ce cas, la rationalité de la modélisation probabiliste trouve sur le terrain (chez les

enfants, mais aussi chez les adultes) des autres rationalités robustes et bien enracinées dans les

cultures du passé et d’aujourd’hui : en particulier, dans le cas des maladies héréditaires, la

rationalité qui fait dépendre ce qui se passe de la volonté d’un sujet supérieur (sujet-

décideur) ; et la rationalité fondé sur la conception d’un sujet interne aux événements

aléatoires, qui règle ces événements – et qui (par exemple) assure que après quatre « face »

dans un lancement de monnaie, la probabilité de voir apparaître « croix » doit augmenter

(pour équilibrer le déséquilibre qui s’est crée).

Dans une perspective d’enculturation, il s’agit de conceptions qu’il faut éradiquer comme

« anti-scientifiques » et même dangereuses (dans le domaine de la santé) ; dans une

perspective d’acculturation il faut les prendre en compte, en rapport avec la modélisation

probabiliste, pour montrer le bien-fondé expérimental et/ou théorique de celle-ci (mais on ne

peut pas empêcher qu’un élève puisse dire « bien que Dieu se soumet aux lois de la

probabilité, il peut décider de punir X comme cas singulier »). Dans la perspective de la

rationalité on peut aller au fond des besoins qui induisent les conceptions (et les rationalités)

non-probabilistes, et les faire évoluer. En particulier dans une expérience-pilote menée avec

des enfants de 10-11 ans à la fin d’un parcours d’environ 30 heures on a pu traiter le cas des

accidents de la route, en orientant leur réflexion de l’appel à l’intervention d’un sujet

supérieur protecteur, vers l’identification dans une entité supérieure (l’état) et ses lois (normes

de sécurité) d’une réponse possible au besoin de protection, qui met en jeu aussi la

responsabilité de l’individu (sans pour autant nier le recours à d’autres entités protectrices,

bien enracinée dans le milieu des élèves!).

IV. LE CAS DES MATHÉMATIQUES PURES

Le cas des mathématiques pures peut sembler simple à traiter dans la perspective de la

globalisation de l’enseignement des mathématiques : selon une analyse superficielle,

seulement des problèmes de rapport aux conceptions des élèves (et des enseignants) devraient

être pris en considération, pour tenir compte de la nécessité d’un dialogue avec ce que pensent

ces sujets. Au contraire dans la perspective de la rationalité on doit prendre en compte des

problèmes complexes qui concernent :

- la présence au sein des mathématiques d’aujourd’hui de formes de rationalité

différentes pour ce qui concerne les trois dimensions de la rationalité (non seulement

des langages spécifiques, mais aussi des stratégies différentes et parfois des critères

différents pour la vérité des propositions – comme on voit si on compare, par exemple,

la théorie des graphes et l’algèbre, à propos de ce qui est vrai « par évidence »). La

chose est encore plus complexe si on considère le fonctionnement des « pratiques

discursives » des mathématiques au sens large, non pas limité à la rédaction des

produits finaux du travail mathématique, mais incluant la production des conjectures

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et des preuves, et la validation et la communication des résultats parmi les experts (cf

Thurston, 1994).

- La transposition didactique des mathématiques aux différents niveaux scolaires, et le

rapport entre ce qui dérive des avancements des mathématiques des mathématiciens, et

les mathématiques scolaires avec leur inertie et leur organisation interne ; dans la

perspective de la rationalité on peut identifier des points importants de rupture de

continuité surtout pour ce qui concerne la dimension épistémique (en particulier dans

le passage du niveau primaire au niveau secondaire).

- Les options épistémologiques (et souvent même idéologiques) qui influencent (et

parfois déterminent) le processus de transposition didactique. Deux exemples

significatifs à ce propos concernent les « mathématiques modernes », et la vision des

mathématiques à enseigner et apprendre sous-jacente à la « mathematical literacy » de

OCDE-PISA. Si on considère les rationalités inhérentes à ces orientations de la

transposition didactique on trouve des divergences très importantes pour ce qui

concerne les trois dimensions de la rationalité (y inclue la dimension communicative

et son lien avec la dimension épistémique – caractéristiques et rôle du formalisme

mathématique).

Dans la perspective de la rationalité, les questions évoquées ci-dessus ont une grande

importance si on veut tenir compte des cultures locales et du dialogue à établir avec elles :

l’exercice des rationalités des mathématiques d’aujourd’hui demande souvent une rupture (en

termes de rationalité) avec les rationalités des mathématiques scolaires dans beaucoup de

pays ; et les options épistémologiques et idéologiques qui influencent la transposition

didactique peuvent ajouter des éléments de conflit et de complexité. Plus en profondeur, les

moyens langagiers (mieux, logico-langagiers) disponibles chez les élèves, liés étroitement aux

formes de rationalité de la culture locale, peuvent être insuffisants, ou dissonants, par rapport

aux moyens langagiers nécessaires pour l’exercice des activités mathématiques selon les

rationalités imposées par la globalisation. Un exemple est celui de la maîtrise de la période

hypothétique (en particulier dans le raisonnement par l’absurde), qui pose des problèmes (en

particulier au niveau écrit) dans les langues écrites non alphabétiques (voir Wong, 2017); un

exemple à un niveau beaucoup plus élémentaire, et moins difficile à traiter dans

l’enseignement, concerne la distinction entre « nombre » et « numéro » (présente au niveau de

langue commune dans certains langues), qui peut favoriser la prise en charge du concept de

nombre comme quantité, entité distincte de l’étiquette symbolique (une difficulté en Italie, où

la distinction entre « nombre » et « numéro » n’existe pas dans la langue naturelle).

Tout cela pose des problèmes difficiles à résoudre si on veut éviter l’enculturation aveugle

avec ses conséquences d’éradication culturelle et d’aliénation pour ceux qui réussissent. Pour

quelques espoirs de l’éviter, la prise de conscience chez les enseignants des enjeux de la

globalisation de l’enseignement des maths dans la perspective de la rationalité me semble en

ce moment une condition préliminaire (voir Guala & Boero, 2017). Des élaborations

ultérieures sont nécessaires sur le plan épistémologique et anthropologique : en ce moment les

points de contact entre les rationalités des mathématiques pures actuelles et les rationalités

(actuelles ou potentielles) de la majorité de la population mondiale semblent assez réduits !

Les moyens langagiers et les formes de pensée qu’on peut réaliser avec ces moyens présentent

dans le monde une grande variété, bien au-delà des phénomènes décrits par Luria (1976).

V. CONCLUSION

Chaque sujet est porteur de cultures (avec composantes personnelles et sociales mélangées),

et souvent porteur aussi de rationalités potentielles, qu’il faudrait rendre conscientes et

développer dans le dialogue avec une culture mathématique qui prétend à l’universalisme,

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pour aboutir à une synthèse originale ouverte sur le futur mais bien enracinée dans les cultures

d’origine. Dans la perspective de la rationalité les cultures d’origine ne sont pas seulement des

occasions de « motivation » pour les élèves, mais peuvent porter dans l’école des éléments

importants pour leur formation culturelle. On peut entrevoir des possibilités réelles dans ce

sens (au moins sur le plan théorique) dans le cas de la modélisation mathématique (voir

Section III). La situation semble beaucoup plus difficile dans le cas des mathématiques

pures : en particulier, les moyens langagiers des sujets et les caractères propres des langues

naturelles semblent être des éléments discriminants pour pratiquer les rationalités des

mathématiques pures sans couper les liens avec ses racines culturelles (Section IV).

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L’ETHNOMATHÉMATIQUE ET LA MISE EN QUESTION D’UNE

MATHÉMATIQUE OCCIDENTALE UNIVERSELLE

RADFORD* Luis

Résumé – Dans cet article, deux conceptions de l’ethnomathématique sont discutées : la deuxième

considère l’ethnomathématique comme une production de savoirs à l’intérieur de sa propre rationalité

autochtone ; la première, par contre, prend comme référence, les mathématiques occidentales :

l’ethnomathématique y apparaît comme une modalité folklorique de ces mathématiques considérées

comme universelles. La question de l’universalité des mathématiques occidentales est abordée à la fin de

l’article.

Mots-clefs : ethnomathématique, Azandé, ontologie du monde, mathématiques universelles, colonisation.

Abstract – In this article, I discuss two conceptions of ethnomathematics: the second conception

considers ethnomathematics as the production of knowledge within its own indigenous rationality. By

contrast, the first conception considers Western mathematics as its reference point: ethnomathematics

appears as a folkloric modality of Western universal mathematics. The question of the universality of

Western mathematics is discussed in the second part of the article.

Keywords: Ethnomathematics, Azande, ontology of the world, universal mathematics, colonisation.

I. INTRODUCTION

L’idée générale qu’on se fait de l’ethnomathématique repose sur la juxtaposition de deux

termes : d’une part, le terme ethno et d’autre part le terme mathématique. On passe de la

formule additive « ethno + mathématique » à la formule linguistique composée « ethno-

mathématique ». De cette formule, on passe ensuite au terme singulier éthnomathématique.

On finit par comprendre l’éthnomathématique comme les mathématiques pratiquées par un

groupe socioculturel donné. C’est exactement ce que fait Wikipédia :

L'ethnomathématique » est l'étude de l'essor et de l'évolution des mathématiques et des compétences

mathématiques dans des groupes socioculturels, aussi bien dans les premières sociétés durant

la Protohistoire, que dans des groupes identifiables au sein des sociétés modernes (catégories

professionnelles, collectivités locales, communautés religieuses, etc.).

(https://fr.wikipedia.org/wiki/Ethnomathématiques)

Mais à y voir de plus près, le sens que porte le terme mathématique dans l’expression

ethnomathématique elle-même est très problématique. Le terme mathématique est utilisé

comme si, au fond, il serait invariable, indépendamment du contexte culturel. C’est-à-dire

qu’on agit comme si le contenu de la pratique ou l’activité à laquelle fait référence le terme

mathématique était le même d’un contexte culturel à un autre. Dans cette ligne de pensée, le

préfixe « ethno » nous montrerait la variation qu’opère la culture autour d’un noyau qui, lui,

serait invariable. L’ethnomathématique apparaît ainsi comme l’expression d’un même

contenu auquel on ajoute une certaine couche pittoresque et folklorique.

Il ne faut pas faire un grand effort pour voir que la réponse à la question : « quel serait

alors ce noyau de référence que désigne le terme ‘mathématique’ ? » Ce n’est rien d’autre que

la mathématique occidentale. Le problème théorique que pose cette compréhension de

l’ethnomathématique est qu’une telle compréhension devient complice de l’idéologie

colonisatrice et universaliste qui prend comme point de référence, la mathématique d’une

culture particulière et qui suppose que toutes les cultures pratiquent au fond cette même

mathématique. Dans un article publié dans la Revista Latinoamericana de Etnomatemática,

Peña-Rincó (2015) se prononce contre cette vision colonialiste européenne qui nie ou qui a

des difficultés à comprendre l’existence d’autres compréhensions légitimes du monde en

* Université Laurentienne – Canada– [email protected]

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dehors de la compréhension eurocentrique. Peña-Rincón plaide pour une approche qui

reconnaît une multitude de façons d’agir et de concevoir le monde. Un tel projet, cependant,

est hanté par « une tension constante entre le besoin de se décoloniser —en prenant distance

théorique et épistémologique avec la tradition académique occidentale— et la résistance à

adopter ou à se laisser enfermer par des « cages » épistémologiques déterminées » (p. 5).

La position eurocentrique mentionnée ci-dessus est ancrée dans une conception très

particulière de la relation entre histoire et culture et la production des idées que le philosophe

allemand K. Marx met en évidence dans son œuvre L’idéologie allemande. Dans cette œuvre,

Marx se plaint de la position idéaliste qui voit la production des idées comme un processus

indépendant de la production matérielle de la vie quotidienne des individus, le résultat étant

une conception de la production d’idées indépendante de la société et de ses formes de

coopération humaine. Dans cette perspective idéaliste, ce n’est pas la pratique matérielle —

c’est-à-dire les caractéristiques des forces productives de la culture, ses structures supra-

symboliques et les relations sociales historiquement constituées—qui explique l’idée ; c’est

plutôt l’idée elle-même qui explique la pratique et la vie des individus. On finit par oublier

que « les circonstances font les hommes autant que les hommes font les circonstances »

(1982, p. 1072) et que les idées ne sont pas du ressort d’un universel (substance, idée, essence

de l’homme, etc.), mais des « forces productives, des capitaux et de modes de commerce

social, que chaque individu et chaque génération trouvent devant eux comme un fait donné »

(1982, p. 1072). La production vitale réelle de l’existence humaine —par exemple celle des

objets matériels et celle des idées— finit par être conçue comme une production indépendante

des conditions concrètes, culturelles, sociales et spirituelles produites historiquement. Dans

cette perspective, le domaine des idées « apparaît comme séparé de la vie ordinaire, comme

s’il était en dehors ou au-dessus du terrestre. » (1982, p. 1072). Le résultat est que les idées et

leurs histoires apparaissent comme « détachées des faits et des développements pratiques qui

en constituent le fondement » (1982, p. 1075). Il n’est pas surprenant que, dans ce contexte et

compte tenu de l’histoire politique et économique de l’Europe depuis l’ère des premières

grandes colonisations, c’est-à-dire depuis la fin du XVe siècle, la mathématique occidentale

soit prise comme point de référence pour comprendre et expliquer l’éthnomathématique.

Or, il y a une autre façon de concevoir l’ethnomathématique. C’est justement celle

qu’Ubiratan d’Ambrosio a articulé depuis ses premiers travaux. L’ethnomathématique, dit

D’Ambrosio, est « l'art ou la technique (technè = tica) qui vise à expliquer, à comprendre et à

composer avec la réalité (mathème) dans un contexte culturel spécifique (ethno)»

(D'Ambrosio, 1993 p. 9; cité dans Saldanha, Kroetz et Machado de Lara, 2013, p. 3). Plus

précisément, « Ethnomathématique(s) sont les ticas (techniques) utilisées pour comprendre et

vivre dans la réalité (matemá) d’un groupe (etno) donné » (D’Ambrosio, 2013).

Dans cette définition, D’Ambrosio évite de prendre comme référence la mathématique

occidentale et nous invite à visiter les savoirs autochtones en eux-mêmes et par eux-mêmes.

Esquincalha (n.d.), note très bien que, dans la perspective D’Ambrosio, «

l’ethnomathématique ne se limite pas à [ce que nous appelons - LR] la mathématique! ».

L’ethnomathématique peut très bien ne rien à voir avec ce que nous entendons par

mathématique… En effet, l’éthnomathématique porte sur la production, l’organisation et la

diffusion des savoirs d’une culture à l’intérieur de sa propre manière de voir le monde.

Dans la première partie de cet article1, j’examine brièvement l’exemple de la communauté

Azandé; dans la deuxième partie, je discute de la position universaliste des mathématiques.

1 Une version précédente de cet article a paru dans Radford (2017).

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II. MATHEMA CHEZ LES AZANDE

La communauté Azandé vit dans les régions géographiques de la République démocratique

du Congo, l'ouest du Soudan du Sud et la République centrafricaine. Elle a été étudiée dans

les années 1920 par l’anthropologue britannique Edward Evans-Pritchard. Dans son livre,

« Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé », qui a été publié en 1937 et qui a été traduit

en français en 1972, Evans-Pritchard présente une étude détaillée de la manière dont cette

communauté africaine voit, comprend et compose avec sa réalité. Les Azandé perçoivent leur

réalité à la lumière de plusieurs concepts, dont un, mangu, qu’Evans-Pritchard traduit, non

sans hésitation, par le terme occidental « witchcraft » (« sorcellerie »). Il s’agit d’un concept

qui permet de donner un sens à de nombreux événements de la vie quotidienne Azandé et

d’arriver à des explications sophistiquées. Celles-ci sont tout à fait différentes de nos

explications de nature galiléennes auxquelles nous sommes habitués. Depuis Galilée, nous

concevons la nature d’une manière très particulière (Cassirer, 1983). La nature nous apparaît

comme étant gouvernée par des lois qui s’expriment selon des formules mathématiques qui

sont calculables et indépendantes de la volonté individuelle —des lois qui expriment ce que

nous appelons des causes « naturelles », « objectives ». Chez les Azandé, les choses

s’expliquent autrement que par des causes « naturelles ».

le concept de sorcellerie fournit [aux Azandé] une philosophie naturelle qui explique les rapports des

hommes et les événements malencontreux; il leur fournit aussi un moyen tout prêt et tout classique de

réagir à pareils événements. En outre, les croyances relatives à la sorcellerie renferment un système de

valeurs régulatrices de la conduite humaine. (Evans-Pritchard, 1972, p. 96)

L’un des exemples qu’ Evans-Pritchard analyse dans son livre porte sur un enfant qui, en

courant dans les bois, s’est fait mal au pied :

Un jeune garçon donna du pied contre une petite souche au milieu d’une piste de la brousse, ce qui se

produit fréquemment en Afrique; ce fut pour lui une souffrance et une gêne. La coupure de l’orteil était

mal placée, il était impossible d’éviter le contact de la saleté, et elle commença de s’envenimer. Le

garçon déclara que la sorcellerie lui avait fait heurter la souche du pied. J’ai toujours discuté avec les

Azandé en critiquant leurs affirmations, et je ne manquai pas de le faire en cette occasion. Je dis au

garçon qu’il avait heurté la souche par inattention, que la sorcellerie n’avait pas placé la souche sur le

chemin, et que celle-ci avait grandi sur le chemin naturellement. Il tomba d’accord avec moi: la

sorcellerie n’avait rien à voir avec le fait que cette souche se trouvait sur son chemin; mais, ajouta-t-il, il

avait ouvert l’œil et pris garde aux souches, comme il est bien vrai que tout Zandé y prend garde avec le

plus grand soin; et s’il n’avait pas été ensorcelé, il aurait vu la souche. Il avançait enfin cet argument

décisif, qu’en général, il ne faut pas des jours et des jours pour qu’une plaie guérisse, mais qu’au contraire

elle se ferme rapidement, car telle est la nature des coupures. Pourquoi donc sa plaie s’était-elle

envenimée et demeurait-elle ouverte, s’il n’y avait nulle sorcellerie là-dessous? (Evans-Pritchard, 1972,

p.99, traduction ajustée)

Ce que cet exemple montre, c’est que la vision Azandé du monde repose sur une théorie de

la causalité qui est différente de la nôtre. Un autre exemple peut nous aider à mieux

comprendre cette différence.

Un jour, un grenier s’effondre en blessant un groupe d’individus qui s’y étaient réfugiés

pour se protéger de la chaleur du jour. Les Azandé savent, nous dit Evans-Pritchard, que les

termites mangent les colonnes du grenier et que même le bois le plus dur finit par s’affaiblir.

Les Azandé ne sont donc pas surpris par le fait qu’éventuellement le grenier finisse par

tomber.

Eh bien, pourquoi faut-il que ces personnes-là se soient précisément trouvées sous ce grenier au moment

précis où il s’est effondré ? Il devait s’effondrer, cela s’entend facilement, mais pourquoi fallait-il qu’il

s’effondrât au moment particulier où ces personnes particulières étaient assises à son ombre ? (Evans-

Pritchard, 1972, p.103)

La réponse est la suivante :

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C’était là l’effet de la sorcellerie. S’il n’y avait pas eu sorcellerie, les gens se seraient assis sous le grenier

et il ne serait pas tombé sur eux. Ou bien le grenier se serait effondré, mais les gens ne s’y seraient pas

abrités à ce moment-là. La sorcellerie explique en quoi ces deux événements coïncident. (Evans-

Pritchard, 1972, p.104; traduction ajustée)

Evans-Pritchard s’est efforcé de convaincre les Azandé que les raisons étaient autres. Mais

les raisons étayées par l’anthropologue britannique étaient tout de suite réinterprétées à la

lumière du système de pensée et de l’ontologie du monde Azandé :

Que le lecteur veuille bien penser à n’importe quel argument capable de démolir de fond en comble toutes

les prétentions Azandé au pouvoir de l’oracle. Si l’on traduisait cet argument dans les modes de pensée

Azandé, il servait à étayer toute la structure de leurs croyances. Car leurs notions mystiques sont

cohérentes au suprême degré; elles sont reliées entre elles par un réseau d’attaches logiques, et disposées

dans un tel ordre que jamais elles ne contredisent trop crûment l’expérience sensorielle; au contraire,

l’expérience semble les justifier. (Evans-Pritchard, 1972, pp. 370-371, traduction ajustée)

La vision Azandé du monde repose sur un système complexe en trois moments : la

sorcellerie, les oracles et la magie :

La sorcellerie est une procédure d’accusation permettant d’expliquer une situation de malheur . . . Le

deuxième moment est celui du recours aux oracles, qui consiste à donner du poison à des volailles en

posant une question dont la réponse positive ou négative dépend de la mort ou de la survie de la volaille.

L’oracle permet ainsi de désigner qui est le sorcier, et donc d’aller le voir pour lui demander d’arrêter son

action maléfique. Le troisième moment est alors celui du recours à la magie proprement dite, qui consiste

en l’utilisation de médecines pour guérir ou nuire à quelqu’un. (Keck, 2002, pp. 6-7)

Ces moments à partir desquels les Azandé analysent leur vécu sont le produit de leur

propre pensée « abstraite », une pensée leur permettant de composer avec leur réalité. « We

arrive at the hypothesis, » dit Paul Feyerabend, « that there exist many different ways of

living and of building up knowledge. Each of these ways may give rise to abstract thought

which in turn may split into competing abstract theories» (Feyerabend, 1987, p. 75). Ces

manières différentes de vivre et de produire des savoirs sont précisément les mathéma

auxquelles fait référence le terme ethnomathématique, si nous suivons la définition de

D’Ambrosio qui a été rappelée plus haut.

Cette conception de l’ethnomathématique nous amène à poser la question des rapports

possibles entre les différentes mathéma produites par des cultures différentes. En particulier

se pose la question de savoir s’il est légitime d’essayer de reconnaître dans les théories et les

techniques autochtones (les tica, chez D’Ambrosio) quelques notions qui évoqueraient des

« mathématiques » au sens occidental. En raison des limites d’espace, je me limite à la

deuxième question. On peut y répondre de plusieurs façons :

Une réponse courte :

a) La façon la plus courte est de répondre négativement : il n’y a rien dans les procédures

et les techniques Azandé qui se rapprochent de nos mathématiques. Voilà une réponse

plausible. La question se complique quand les théories et les techniques autochtones semblent

comporter quelques notions de mathématique (au sens de notre culture). C’est la situation

dans laquelle s’est trouvé Vandendriessche (2017) dans sa conférence donnée dans le cadre

du Colloque du Groupe de didactique des mathématiques du Québec 2016. Pendant la période

de questions qui a suivi la conférence d’ouverture de Vandendriessche, un membre du public

a posé la question suivante : « Est-ce qu’il y a de la mathématique dans les jeux mélanésiens

de ficelles ou c’est nous qui y voyons nos mathématiques? »

Une réponse moins courte et plus complexe :

b) Une autre façon de répondre fait appel à une position plus nuancée : on pourrait dire

qu’il y a, dans le mathéma Azandé ou le mathéma mélanésien des façons de procéder qui —

bien que différentes de la structure théorético-déductive euclidienne— sont théoriques dans

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leur propre sens. Après tout —on peut argumenter— il y a, dans le cas des Azandé, des

décisions à prendre par rapport au type d’animal (volailles) qui participe à la procédure

oraculaire ; il y a des décisions à prendre quant au type de poison et à la quantité à administrer

; il faut aussi interpréter le résultat de l’oracle. La décision oraculaire est prise à l’intérieur

d’un cadre institutionnel formel qui fait référence à des généralisations « scientifiques » et à

un calcul des énonciations explicites et implicites propres à la logique Azandé.

En suivant la définition de D’Ambrosio, on pourrait appeler « mathématiques » ces

théories Azandé. Elles seraient mathématiques dans le sens où elles portent sur une

production hautement cohérente de savoirs ayant trait à la mathema d’une ethnie précise.

Dans une culture à ontologie galiléenne, comme la nôtre, on procéderait autrement. On

aurait recours à une autre ontologie du monde qui serait d’ordre naturaliste et à une autre

mathématique —en fait, à une autre ethnomathématique : celle dont l’origine remonte aux

ethnies de la Méditerranée (D’Ambrosio, 2013). Pour expliquer l’infection du pied du garçon

ou l’effondrement du grenier, on invoquerait l’idée d’une nature assujettie à des causes

naturelles et on déploierait des procédures méthodologiques de prise et d’analyse des données

appuyées par des catégories ethnomathématiques conceptuelles propres. Il y aurait autant de

mathématiques méditerranéennes dans l’ethnomathématique Azandé qu’il y a du mangu

Azandé dans les procédures basées sur une vision galiléenne du monde.

Toutefois, il ne faudrait pas penser que l’ontologie du monde et de la nature à laquelle nous

participons chaque jour d’une infinité de manières faisait déjà partie de notre âme et de notre

corps au moment de notre naissance. On ne naît pas avec une ontologie, comme on naît avec

une tête et des genoux. L’ontologie n’est pas un trait génétique ou physiologique de l’espèce

humaine. Il n’y a rien de plus culturel que l’ontologie à travers laquelle chacun de nous voit le

monde. Evans-Pritchard raconte qu’à six ans, les enfants Azandé exhibent déjà une

compréhension du monde à travers le prisme du mangu. Ces enfants élaborent leur

compréhension du mangu à partir de ce qu’ils voient et écoutent autour d’eux, en particulier

au contact de leurs parents et des adultes du village. Dans les sociétés occidentales, les parents

et les autres adultes jouent aussi un rôle important dans l’acquisition chez le jeune d’une

ontologie galiléenne, mais l’école formalise l’acquisition de cette ontologie d’une manière

très précise — même si les enseignantes et enseignants ne le font pas nécessairement de

manière consciente. En plus de préparer l’enfant au marché du travail, l’école introduit

l’enfant, par des mécanismes formels et informels, tant visibles qu’invisibles, à une manière

culturelle de voir le monde. Subrepticement, on introduit une ontologie galiléenne du monde.

Et comme les jeunes Azandé, les jeunes qui fréquentent les classes nord-américaines,

européennes et autres finissent par voir le monde d’une certaine manière. Là où les autres

voient du mangu, nos jeunes finissent par voir une nature gouvernée par des formules

mathématiques. L’ontologie se constitue ainsi en une deuxième nature à travers laquelle les

individus interprètent et donnent un sens à leur monde. Dans ce sens, l’ontologie devient une

sorte d’âme de la culture. C’est justement pour cette raison que l’historien et philosophe

allemand Oswald Spengler (1948) affirmait qu’il n’y a pas une seule mathématique, mais

autant de mathématiques que de cultures.

Dans un livre remarquable, « Imaginario colectivo y creación matemática», le sociologue,

mathématicien et philosophe espagnol Emmánuel Lizcano (2009) montre, à travers une

analyse archéologique textuelle et contextuelle très fine, comment les mathématiques

anciennes grecques et chinoises s’organisent autour de deux ontologies radicalement

différentes. La première repose sur la catégorie d’opposition exclusion (l’un ou l’autre)

être/non-être, catégorie qui rendra opérationnel le principe du tiers exclu. La deuxième

ontologie repose sur la catégorie d’opposition dialectique inclusive (l’un toujours avec

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l’autre) yin/yang. Elles donnent ainsi lieu à des mathématiques différentes avec leurs propres

fondements, leurs propres méthodes et leurs propres problématiques (Radford, 1996, 2010).

II. LA MATHEMATIQUE UNIVERSELLE

Naturellement, tout le monde n’est pas d’accord avec ce qui a été dit dans la section

précédente. À la position que je viens de décrire d’une multitude de mathématiques s’oppose,

en effet, une position universaliste selon laquelle il n’y a qu’une seule mathématique, une

mathématique a-ethnique : la mathématique universelle. Les mathématiques chinoises,

grecques, azandé, mélanésiennes ne seraient toutes que des déclinaisons d’une seule

mathématique. C’est justement cette position qu’un autre fameux ethnomathématicien, Paul

Gerdes, défendait dans ses travaux. Pour Gerdes, les mathématiques sont une discipline

unique issue de la contribution de cultures différentes. Dans cette perspective, il est redondant

de parler des mathématiques occidentales. Comme Miarka le souligne, « Gerdes conçoit les

mathématiques de manière universelle, mais en constante expansion. Cela n'a pas de sens de

parler de mathématiques au pluriel » (Miarka, 2013, p. 4).

La conception universaliste des mathématiques est sans doute la conception la plus

répandue chez les mathématiciens, les philosophes et les épistémologues. Cette conception

reste peut-être encore la conception la plus répandue chez les didacticiens des mathématiques,

mais à un degré moindre et de manière plus nuancée. L’universalité des mathématiques est

une question qui émerge de temps à l’autre dans nos différentes rencontres nationales et

internationales. C’est le cas de la rencontre CANP-5 organisé par ICMI et tenue à Lima,

Pérou en février 2016 (http://www.mathunion.org/icmi/activities/outreach-to-developing-

countries/canp-project-2016-andean-region/). Un soir, un groupe de participants à cette

rencontre s’est donné rendez-vous dans un fameux restaurant —Los Pescados Capitales.

Michèle Artigue était assise à côté de moi. Nous discutions de certaines idées qui avaient été

présentées pendant la journée et qui avaient conduit à une courte discussion sur l’universalité

des mathématiques. Ce soir, à un certain moment, quand on nous servait le plat principal, j’ai

demandé à Michèle sa position par rapport à cette question litigieuse. Au départ, Michèle a

semblé surprise par la question ; elle a avoué que ce n’est pas une question que nous nous

posons fréquemment en didactique des mathématiques. Après avoir tourné en rond pour un

moment, elle m’a fourni une réponse : il n’y aurait pas une mathématique universelle. Mais il

y a un universel qui est la recherche de solutions à des problèmes qui se posent à l’intérieur

de chaque culture et qui peuvent se concevoir en termes d’une mathématique au sens

autochtone.

Mais comme je l’ai déjà mentionné, la nature universelle des mathématiques demeure une

conception importante chez les mathématiciens, les philosophes et les épistémologues. C’est

celle que défend, par exemple, le célèbre philosophe et historien des mathématiques français

Maurice Caveing dont les études sur les mathématiques de l’antiquité méditerranéenne sont

parmi les plus fines et mieux élaborées (voir, par exemple, Caveing, 1982).

Dans son livre, « Le problème des objets dans la pensée mathématique », Caveing (2004)

consacre un chapitre au problème de l’objectivité de la connaissance mathématique. Le

chapitre aborde trois types d’universalité : l’universalité relative aux « cultures » des peuples,

l’universalité relative au temps et l’universalité relative aux sujets individuels.

Dans le traitement de l’universalité des mathématiques par rapport aux cultures, le

philosophe français suggère de faire une distinction entre les idéalités mathématiques et leurs

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représentations.2 C’est dans la non-distinction entre idéalités et représentations que résiderait,

selon lui, la confusion malencontreuse à la base des positions relativistes issues de

l’ethnomathématique et de l’anthropologie. Selon Caveing, derrière la multitude de manières

de représenter les nombres naturels que rapporte la recherche ethnomathématique, deux choix

s’imposent : le choix de la base des nombres et la manière de représenter la puissance de la

base. Les différences se situent donc, au niveau de ces choix et non pas au niveau de l’idéalité

mathématique à laquelle ces choix renvoient. Caveing peut donc en conclure que « bien loin

que l'ethnomathématique tienne en échec 1'« européocentrisme » mathématique, ce sont au

contraire les propriétés des idéalités mathématiques valant de manière universelle et

nécessaire qui rendent compte de la possibilité des variantes ethnoculturelles. » (2004, p.

107). Car, en tant qu’idéalité mathématique, « le nombre entier est indépendant des systèmes

[de représentation] » (p. 108). Le nombre entier fait partie des « universaux » de « l’esprit

humain » (p. 109).

L’esprit humain serait en fait muni, dans sa structure interne la plus intime, de cette

logique universelle qui garantit l’existence des idéalités mathématiques, toujours les mêmes

indépendamment du lieu et du temps. Ce sont des idéalités a priori, au sens kantien du terme,

c’est-à-dire des idéalités indépendantes de l’expérience que les sujets peuvent faire du monde.

Plutôt que dérivées de l’expérience sensuelle, sociale, politique et économique du monde et

des idées que les individus se font de ce monde, ces idéalités a priori ordonnent cette

expérience à travers leur existence omniprésente à l’insu des sujets eux-mêmes. Quand le

sujet Azandé du bassin d’Uelle disait « sa, wet, biata, biama, biswi, batisa, etc. », il était en

toute réalité en train de faire référence aux nombres entiers universaux 1, 2, 3, 4, 5, 6 et ainsi

de suite jusqu’à 20, car les Azandé de la fin du 19e siècle, c’est-à-dire avant l’arrivée des

Belges, des Français, des Anglais, ne comptaient pas au-delà de vingt (Lemaire, 1894, p.

192). Sans qu’il le sache, sans qu’il en ait la moindre idée, s le sujet Azandé opérait déjà cet a

priori conceptuel universel, cette idéalité mathématique inscrite dans son être et ce même

avant sa naissance.

Derrière cette interprétation de l’ethnomathématique, nous trouvons, bien sûr, les concepts

fondateurs de la vision du monde de la philosophie des lumières, en particulier ses concepts

de civilisation, de rationalisme (européen) universel et d’individu transcendantal vis-à-vis sa

société et sa culture. C’est la même interprétation que nous trouvons dans le livre The School

in the Bush. Dans ce livre publié à l’époque de la colonisation africaine des années 1920, livre

à travers lequel nous voyons à l’œuvre le processus d’assujettissement des peuples

autochtones aux manières européennes de voir le monde, son auteur, Victor Murray dit : « In

a mission school near Lake Mweru I found the European teacher […] laboriously doing

arithmetic with numbers in Bemba, and he justified himself because this was the language

with which the children were familiar » (Murray, 1967, p. 135). Murray n’a pas de problème

avec cette manière de procéder, car un nombre exprime la même idée, indépendamment de la

langue ou de sa représentation. Un nombre dans la langue Bemba « is a pure equivalent » (p.

136). Qu’on dise « amakulu amahlanu anamashumi amahlanu anesihlanu en Zoulou ou five

hundred and fifty-five » (Murray, 1967, p. 136) n’a pas d’importance, car cela revient au

même. « An African number is not more psychological in its use than an English one, any

more than the written form ‘555’ can be described as English, Zulu, French, Dutch or Xosa »

(p. 136). Mais, à la limite, on peut aussi se passer des mathématiques dans les langues

autochtones. Comme nous dit Loram, si on tient à ce que les langues bantoues survivent, c’est

pour une simple raison sentimentale. Car la vérité, c’est que les langues autochtones

2 Caveing (2004, p. 77) donne la définition suivante d’idéalité, proposée par Jean Toussaint Desanti : « nous

entendrons par « idéalité »: « un « être » qui n'est jamais offert par sa simple présence, mais par la médiation du

système réglé des désignations qui permettent d'en disposer ».

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have served their purpose. They are not capable of expressing the ideas which the new European

civilisation has brought to the country. They are hopelessly clumsy and inadequate on the mathematical

and scientific sides (Loram, 1917, p. 233).

En guise de conclusion, revenons à la question du départ, la question de l’universalité des

mathématiques. S’agit-il d’une seule mathématique, celle produite par l’occident, les autres

mathématiques n’étant que déclinaisons folkloriques de celles-ci ? Ou s’agit-il des

mathématiques au pluriel, toujours ancrées dans leur contexte social, culturel et historique ?

Si on conçoit les mathématiques comme des productions humaines issues organiquement et

profondément de la pratique sociale, la réponse, il me semble, se penche du côté de la

deuxième option.

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LA CONSTRUCTION DISCURSIVE DE L’ACTIVITÉ DE L’ÉLÈVE DANS LE

PROGRAMME CADRE ET DANS UNE SÉRIE DE MANUELS SCOLAIRES EN

ONTARIO : UNE ANALYSE DE TEXTES SUR LES FRACTIONS

TCHEUFFA NZIATCHEU* Jean – BARWELL

** Richard

Résumé – Dans le présent article, nous présentons les résultats d’une analyse des pratiques discursives en

rapport au concept de fraction dans le programme cadre de mathématique mandaté par le Ministère

d’éducation et la série de manuels scolaires en mathématique (Math Makes Sense) en Ontario. Notre

analyse portait sur les rôles qu’occupent les apprenants dans ces textes par rapport à la construction des

savoirs et la pensée mathématique.

Mots-clefs : Discours, curriculum, manuels, fractions, Ontario.

Abstract – The present research examines the Ontario mathematics curriculum and textbooks (Math

Makes Sense), to identify discursive practices through which mathematical thinking relating to the

concept of fraction are constructed and learners’ roles in those textbooks in the primary school program.

Keywords : Discourse, curriculum, textbooks, fractions, Ontario.

I. PROBLEMATIQUE

Le programme cadre (en abrégé PC dans le contenu du présent document) de

mathématique du Ministère d’éducation de l’Ontario, au Canada, détermine ce qu’un

enseignant doit enseigner en mathématiques. C’est une intention et une articulation d’une

vision (Smith & Morgan, 2016, p. 30) sur lesquelles doivent se référer des auteurs pour

produire des manuels scolaires (Herbel-Eisenmann, 2004). Le manuel est un message statuant

sur quoi l’élève doit apprendre. Dans une perspective discursive, le langage du PC et des

manuels scolaires statuent sur les constructions mathématiques, les acteurs dans les cours de

mathématiques et les rôles des élèves, des enseignants, des parents et les auteurs de ces

manuels (Herbel-Eisenmann & Wagner, 2005). Les choix discursifs des auteurs peuvent être

examinés comme un sous-entendu idéologique qui met en avant des rôles pour ces auteurs ou

le lecteur sur une notion mathématique (Herbel-Eisenmann, 2004). Dans notre étude

exploratoire, nous nous intéressons à la construction de l’activité des élèves en mathématiques

à travers les constructions de savoirs. De plus, nous nous intéressons au rapport entre la

construction de l’activité mathématique des élèves selon le PC du Ministère et sa construction

à travers les contenus des manuels scolaires. Compte tenu de la nature exploratoire de notre

étude, nous avons choisi les fractions comme sujet d'intérêt. Ce sujet est bien défini et se

trouve au programme des mathématiques de chaque année de l’élémentaire (de la 1ère à la

8ème année en Ontario). Plusieurs recherches montrent que la compréhension du concept de

fraction est un défi pour les élèves en Amérique du Nord (Groff, 1996; Bruce & al., 2013), car

elle prend plusieurs formes (Poon & Lewis, 2015, p. 178), n’est pas régulièrement utilisée

dans la vie quotidienne (Hasemann, 1981), son apprentissage est à la fois problématique

(Duval, 2006) et enrichissant parce qu’il comporte plusieurs interprétations (Behr & al.,

1983). Au sujet des fractions, le PC ontarien suggère un cadre solide dans lequel l’élève

s’équipe de connaissances, de savoirs et d’habiletés pour réussir dans la vie quotidienne à

travers divers processus mathématiques, la résolution de problèmes, la communication, la

modélisation, la réflexion… (MEO, 2005). Ainsi, nos questions de recherche sont : comment

le PC en mathématique de la province de l’Ontario construit-il l’activité de l’élève dans

l’apprentissage des fractions à l’élémentaire ? Comment la série de manuels scolaires des

mathématiques (Math Makes Sense) de la province de l’Ontario construit-elle l’activité de

* Université du Québec à Montréal (UQAM) – Canada – [email protected]

** Université d’Ottawa – Canada – [email protected]

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l’élève dans l’apprentissage des fractions à l’élémentaire ? Quel est le rapport entre ces deux

constructions ? Pour répondre à cette question, nous allons dans la section suivante présenter

des concepts se rattachant à notre recherche en nous référant à quelques études qui

s’intéressent à l’analyse discursive en mathématiques et sur le rôle du langage ainsi que son

utilisation dans le processus apprentissage/enseignement (Sfard, 2001; Pimm, 1987; Halliday,

1978; Barwell, 2008, p. 1059).

II. CADRE THEORIQUE

Il existe plusieurs formes de recherche en analyse discursive dans le domaine de la

didactique des mathématiques : la forme sociologique et socioculturelle qui promeut la co-

construction de connaissances mathématiques à travers des interactions enseignants/élèves

(Moschkovich, 2002; Bauersfeld, 1980; Cobb & Bauersfeld, 1995; Rowland, 2000; Lerman,

2001, Barwell, 2008, p. 1064); la forme post structuraliste qui promeut la voie selon laquelle

une personne développe son discours mathématique dépendamment de son identité culturelle

langagière et de son histoire (Barwell, 2008, p. 1066; Barwell, 2013; Walkerdine, 1988); et la

forme socio-sémiotique où le discours mathématique inclut la production et l’usage des

manuels de mathématiques, les articles et autres textes et où ladite forme constitue un système

de potentiels sémantiques par lesquels des personnes créent du sens mathématique dans un

univers social donné (Morgan, 1996; Morgan, 1998; Rotman, 1988; Herbel-Eisenmann, 2004;

Herbel-Eisenmann & Wagner 2005; Barwell, 2008, p. 1064; O'Halloran, 2008). La forme

socio-sémiotique est celle que nous adoptons dans notre recherche parce qu’elle concerne les

productions des textes et l’analyse discursive de ces textes permet d’examiner le contenu des

manuels (Presmeg & al., 2016; O'Halloran, 2008). Nous adoptons le cadre théorique critique

d’Halliday (1973) qui est utilisé dans le domaine de la didactique des mathématiques par

Morgan (1996, 1998), Herbel-Eisenmann (2004) et O’Halloran (2008). Halliday postule que

le langage est une ressource pour opérer des choix, atteindre des objectifs et réaliser

différentes fonctions (Halliday, 1994; O'Halloran, 2008). L’analyse discursive est donc une

interprétation critique de la façon dont les choix langagiers construisent une réalité

particulière et, plus particulièrement, des relations sociales (O'Halloran, 2008). Halliday

(1973, 1994) identifie trois méta-fonctions du système langagier : la fonction idéationnelle, la

fonction interpersonnelle et la fonction textuelle1. La fonction idéationnelle exprime l’aspect

conceptuel d’un texte c’est-à-dire ce que suggère un texte (les concepts en jeu, la production

de connaissances, les actions prises); la fonction interpersonnelle exprime les relations

auteurs/lecteurs (les rôles implicites des lecteurs selon le discours et les relations qui les lient

avec les connaissances construites dans ce texte); tandis que la fonction textuelle organise le

texte (la relation entre les sections, la procédure utilisée par les auteurs) (Morgan, 1996, 1998,

2002; Herbel-Eisenmann, 2004). La combinaison de ces trois fonctions met en avant le style

d’écrit des auteurs. Le chercheur en analyse discursive doit porter une attention sur les usages

précis des auteurs. Par exemple, dans notre analyse, nous portions un regard précis aux

formules impératives, car d’une part, elles permettent aux auteurs de s’adresser avec autorité à

un lecteur qui doit suivre ces commandes pour répondre, et d’autre part, elles appellent le

lecteur à construire des connaissances mathématiques d’une manière déterminée par l’auteur.

Dans le même ordre d’idées, nous avons analysé l’usage des pronoms personnels (Herbel-

Eisenmann, 2004). Par exemple, les pronoms personnels je et nous2 indiquent que les auteurs

eux-mêmes sont interpellés dans l’activité dans le texte tandis que tu/vous3 peut interpeller

1 « ideational », « interpersonal » et « textual »

2 « I » et « we »

3 « you »

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directement le lecteur (Halliday, Matthiessen & Matthiessen, 2014). Cette approche

systématique permet d’examiner les rôles des lecteurs (les élèves), des auteurs et les relations

entre eux (Otte, 1983; Love & Pimm, 1996).

III. METHODOLOGIE

Pour réponde méthodologiquement à nos questions de recherche, nous avons choisi la série

de manuels Math Makes Sense sélectionnée dans la liste officielle Trillium4 où l’éditeur qui

apparaissait le plus était Pearson Addison Wesley, une des compagnies qui domine le marché

du livre en Amérique du Nord (Gutstein, 2012). Cette série de manuels est la plus utilisée à

l’élémentaire ontarien. Nous avons également utilisé le programme cadre (ou PC) pour les

mathématiques au primaire en Ontario. Nous avons obtenu les versions papier du PC et des

manuels, et la version électronique du PC sur le site officiel de ministère de l’Éducation de

l’Ontario. La version électronique du PC permet de faire le décompte des mots spécifiques

traitant des mathématiques, de les situer par rapport au cadre théorique et de mettre en

évidence les fonctions du langage afin de mettre en avant les rôles de l’apprenant. Le PC est

organisé en objectifs généraux et spécifiques, et précise quelques rôles des enseignants, des

parents et ce que l’élève devrait réaliser par année. Math Makes Sense va de la 1ere à la 8e

année et nous avons analysé sept documents sur les huit, car nous n’étions pas en mesure de

retrouver celui de la 2e année dans le temps dont nous disposions. Chaque manuel est

organisé en modules5 suivis de son numéro et du titre; de la section lancement

6 qui occupe les

deux premières pages du module et qui présente les objectifs d’apprentissage et mots clés7 qui

sont vus dans ce module (voir tableau 1); ensuite viennent des leçons qui mettent en

application le contenu de la section lancement, suivies enfin d’une revue du module et des

problèmes8. Par exemple, en 3

e année, module 8 : Exploration des fractions

9 est constitué de

la section lancement (Pizza Lunch, pp. 302-303), de 7 leçons, d’une revue du module et des

problèmes). Pour notre démarche d’analyse, nous avons utilisé les trois méta-fonctions du

système langagier pour analyser le programme cadre et les manuels. Ces deux analyses ont

permis de déterminer le rapport entre les deux types de documents. Pour chaque manuel

analysé, nous avons identifié, les deux premières pages de chaque module qui se rapporte à la

fraction (c’est-à-dire la partie lancement) pour voir si les objectifs d’apprentissage à chaque

niveau correspondent aux attentes énoncées par le curriculum à ce niveau et parce cette partie

est en congruence avec le contenu des leçons. Dans chaque manuel et à travers le module

portant sur la fraction, ces objectifs d’apprentissage sont atteints à travers les leçons qui sont

toutes divisées en huit sections à savoir : explorer, montrer et partager, se connecter,

pratiquer, se rappeler, réfléchir, nombres de tous les jours et la section à la maison10

. La

section « explorer » permet d’explorer un problème de fraction avec un pair en utilisant du

matériel, montrer et partager permet à l’élève de communiquer son travail à d’autres, se

connecter résume la pensée mathématique travaillée, la pratique permet à l’élève de se

pratiquer sur différentes situations, se rappeler rappelle d’utiliser des images, mots, ou

nombres dans la réponse du lecteur, réfléchir appelle le lecteur à penser à l’idée générale de la

leçon, le nombre chaque jour permet au lecteur de travailler sur des variantes de nombres, et

la section à la maison propose des devoirs de maison. Pour voir les rôles assignés aux élèves à

4 cf. http://www.edu.gov.on.ca/trilliumlist/

5 « Units »

6 « Launch »

7 « learning goals » et « key words »

8 « Unit Review » et « Unit Problem »

9 « Exploring fractions »

10 « explore, show and share, connect, practice, remind, reflect, numbers every day and at home »

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travers le concept de fraction dans ces manuels, nous nous appuyons sur des extraits de textes

que nous jugeons pertinents et que nous analysons à travers notre cadre théorique.

Tableau 1- informations générales sur les objectifs d’apprentissage et mots clés sur le concept de fraction dans

« Math Makes Sense »

Manuels Modules Fraction units Pages Objectifs d’apprentissage (« learning goals ») Mots clés (« Key words »)

Math Makes

Sense 3

11 Unit 8 : exploring

fractions

302-

330

Find fractions of a whole, of a length, and of a set. Solve fractions problems. Explore mixed

problem. (3 learning goals)

Equal parts, fractions, halves, sixths,

quarters/fourths, fifths, eights, thirds,

tenths, mixed numbers.

Math Makes

Sense 4

11 Unit 8: fractions

and decimals

270-

316

Model, compare, and order fractions and mixed numbers. Explore and model tenths and hundredths

as decimals. Compare and order decimals. Add and subtract decimals. Add and subtract money. (5

learning goals).

Tenths, numerator, denominator, proper

fraction, equivalent fractions, improper

fraction, mixed number, decimal, decimal

point, hundredths.

Math Makes

Sense 5

11 Unit 8: fractions

and decimals

256-

304

Model, compare, and order fractions, improper fractions, and mixed number. Explore equivalent

fraction. Explore patterns involving fractions. Relate fractions to division and to decimals. Estimate

decimal products and quotients. Multiply decimals with tenths and with hundredths. Divide decimals

with tenths and with hundredths. Pose and solve problem involving decimals and fractions. (8

learning goals).

Equivalent fractions. Proper fraction.

Mixed number. Improper fraction.

Quotient. Divisor. Dividend.

Math Makes

Sense 6

11 Unit 8: fractions,

percents, ratios,

and rates

286-

338

Express fractions in simplest form. Related mixed numbers and improper fractions. Compare and

order mixed numbers and fractions. Explore addition and subtraction of fractions. Explore percents.

Relate percents to fractions and decimals. Estimate and calculate percents. Solve multistep

problems using percents. Use ratio for part-to-part and part-to-whole comparisons. Explore

equivalent ratios. Explore rates. Solve problems involving fractions, percents, ratios, and rates. (12

learning goals)

Simplify, simplest form, percent, terms of

a ratio, ratio, equivalent ratios, rate, and

continuous line graph.

Math Makes

Sense 7

11 Unit 8: working

with percents

290-

286

Relate decimals, fractions and percents. Solve problems that involve fractions, decimals, and

percents. Multiply decimals. Divide decimals. Draw circle graph by hand. (5 learning goals)

Percent, percent circle.

Math Makes

Sense 8

11 Unit 4 : Fractions

and decimals

134-

180

Compare and order fractions. Add and subtract fractions. Multiply a fraction by whole number and

by fraction. Divide a whole number by fraction and a fraction by a fraction. Convert between

fractions and decimals. (5 learning goals).

Reciprocals, terminating decimal,

repeating decimal.

IV. ANALYSE DE DONNEES

Pour faire suite à l’analyse du programme cadre, la fonction idéationnelle met en avant

les attentes générales et spécifiques. De la 1ere à la 8e année, pour tout concept mathématique,

l’approche par la résolution de problème est priorisée à travers différentes situations, pour la

plupart, issues de la vie quotidienne des élèves, que l’enseignant doit leur faire vivre, pour

qu’ils développent des habiletés en résolution de problème, à raisonner mathématiquement, à

communiquer, réfléchir, à établir des liens entre des données, à sélectionner des outils

appropriés et à modéliser tout au long de leur apprentissage mathématique. Dans la résolution

de problèmes, l’élève doit apprendre à comprendre le problème à travers la lecture et la

compréhension des données, à élaborer un plan de résolution et de le mettre en œuvre, pour

ensuite faire des vérifications de ses résultats. Ce PC suggère que l’élève aille du concret vers

l’abstrait et doit commencer par explorer les fractions avec du matériel concret en 1ere année

pour tendre vers des opérations sur les fractions et la résolution de problèmes de fractions en

utilisant une variété de stratégies en 8e année. Le PC ne précise pas la façon dont l’activité

mathématique progresse au sujet de la fraction, mais donne des précisions sur différentes

attentes que les élèves doivent réaliser par année. Dans la fonction interpersonnelle, le PC

suggère ce que l’élève peut, doit, devrait, devra… faire11

de la 1ere à la 8e année sur le

concept de fraction. Les enseignants jouent un rôle important dans la progression des

apprentissages sur le concept de fraction. Dans le PC, le mot will (sera) est utilisé 243 fois de

l’année 1 à 8 et le plus souvent dans l’expression les « élèves devront12

» utilisé 157 fois

interpellant directement l’apprenant. L’expression « l’enseignant devra13

» s’adresse

directement à l’enseignant. Le terme « doit » ou « doivent14

» est utilisé 28 fois (p. ex. les

11

« can, must, should, will… » 12

« students will » 13

« teacher will » 14

« Must »

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jeunes élèves doivent15

; « l’enseignant doit » et l’expression « l’élève doit16

» est utilisé 5

dans le programme. Le terme « pourrait » est utilisé une fois et l’élève peut17

est utilisé 11

fois. Il n’y a pas de forme « les parents pourraient… peuvent…pourront ». La seule modalité

concernant les parents est : « les parents peuvent18

» qui apparait seulement 3 fois dans le PC.

La forme [élèves, parents ou enseignants + verbe] exprime ce que les auteurs demandent au

lecteur de faire. Dans la fonction textuelle, la fraction est organisée en listes de concepts

regroupés sous différents thèmes où les savoirs construits sont morcelés. D’une année à

l’autre, la fraction évolue suivant différentes notions. En 2e année, on a la partie tout et la

comparaison, la 4e année traite de la lecture et de la comparaison pour passer en 5

e année sur

la fraction décimale, propre et impropre ; la 6e année s’organise autour des relations entre les

fractions, le nombre décimal et les pourcentages tandis que la 7e année porte sur l’addition, la

soustraction des fractions et les nombres décimaux. La 8e année traite de la division et la

multiplication des fractions pour ouvrir sur l’algèbre.

Au niveau des manuels scolaires, dans la fonction idéationnelle, les activités vont

généralement du concret vers l’abstrait avec usage du matériel, du simple au complexe de la

1ere à la 8e année. Dans ses multiples rôles, l’élève explore la fraction en 3e année; travaille

la fraction décimale en 4e et 5e années; les pourcentages, taux, rapports et opérations sur les

fractions en 6e et 7e années; la comparaison, la conversion et les opérations de fractions avec

passage vers l’algèbre en 8e année. Selon le niveau primaire, pour le concept de fraction, on

constate que les objectifs d’apprentissage (cf. tableau 1) sont généralement inscrits dans les

attentes du PC. Ces objectifs sont mis en évidence à travers différents modules répartis en

leçons subdivisées en huit parties. Dans la fonction interpersonnelle, le style d’écriture des

auteurs est majoritairement basé sur des commandes impératives pour parler avec autorité à

travers les pronoms personnels tu/vous, des verbes comme écrire, dire, utilise,

montre…dessine… qui interpellent directement le lecteur. Ils utilisent très rarement Je/nous

pour s’interpeller eux-mêmes. Dans Math Makes Sense de la 4e année par exemple, on peut

lire entre autres, « écrire une fraction pour dire quelle partie de chaque courtepointe est rayée

(p. 273) ou utilise des carrés de couleur pour montrer chaque fraction (p. 274)19

», etc. Ces

extraits interpellent directement l’élève à exécuter ces tâches sans toutefois solliciter son avis

par exemple sur l’explication de sa démarche. Ce sont des questions un peu plus fermées qui

poussent l’élève juste à exécuter les tâches. On y voit là une posture autoritaire des auteurs.

Dans Math Makes Sense 5e année, on peut également lire, « quand tu vois une fraction

impropre, comment peux-tu l’écrire comme un nombre mixte (p. 264) ou quand utilises-tu les

fractions et les nombres mixtes20

» qui laisse une place à la réflexion chez l’élève. La

première permet plus à l’élève d’objectiver ses connaissances tandis que la seconde permet de

penser à différentes situations où utiliser ces concepts à la maison. Dans une section du

manuel de 8e année, on peut lire la situation suivante :

Explore: Work with a partner. You will need 1-cm grid paper and coloured pencils. Use these rules to

create a rectangular design on grid paper. (The design must have line symmetry or rational symmetry;

One-half of the grid squares must be red – One-third of the grid squares must be blue - The remaining

grid squares must be green; The rectangle must have the fewest squares possible). What fraction of the

squares are green? How do you know? How many squares did you use? Explain. Describe your design.

(Math Makes Sense 8, p, 143). Reflect & Share: compare your design with that of another pair of

15

« Younger students must » 16

« Younger students must » et « student must » 17

« could » et « student can » 18

« parents can » 19

write a fraction to tell what part of each quilt is striped » (p. 273) ; « Use coloured squares to show each

fraction » (p. 274) 20

Reflect: when you see an improper fraction, how can you write it as a mixed number? » (p. 264) ou « At home:

when do you use fractions and mixed numbers at home? Explain » (p. 264).

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EMF2018 – GT8 2

classmates. If the designs are different, do both of them obey the rules? Explain. Compare your design

with those of another classmate. How many different designs are possible? (Math Makes Sense 8, p, 143)

Dans les situations « explorer réfléchir et partager 21

», les auteurs sont moins autoritaires

parce qu’ils laissent le libre choix aux élèves de créer un design rectangulaire à partir de

certaines règles. Le choix revient aux élèves non seulement de créer, mais également

d’exprimer ce qu’ils font à travers des questions comme : comment le sais-tu ? Explique.

Décrivez votre conception. Les auteurs laissent libre court aux élèves de faire une

comparaison de leur production avec d’autres si les designs sont différents et si les règles ont

été prises en compte. Par la suite, tous les élèves font une confrontation de leur production en

vue de dénombrer tous les cas de productions possibles. Ceci, ainsi que les analyses des autres

manuels nous amènent à constater que ces auteurs à travers leurs écrits sont plus autoritaires

en début du cycle primaire et relativement moins vers la fin de la 8e année.

Dans la fonction textuelle, chaque livre est organisé en modules comportant des leçons

avec chaque leçon qui comporte huit sections. Chaque leçon traite un (ou plus d’un objectif)

énoncé dans la section lancement qui s’inscrit dans le programme, utilise une multitude des

situations à travers lesquelles l’élève va s’exercer sur le concept de fraction tout en résolvant

des problèmes liés à son milieu de vie et en développant des savoirs, le savoir-faire et le

savoir-être. On a aussi beaucoup d’images coloriées dans le texte et une grande variété de

représentations sémiotiques (au sens de Duval) permettant de présenter la fraction sous

différentes formes. L’organisation des chapitres et telle que les leçons constituent des

moments d’apprentissage ordonnés et progressifs avec des exercices d’application ou

réflexifs. Concernant les fractions, dans le PC, les objectifs généraux et spécifiques que

doivent réaliser les élèves se traduisent dans les faits à travers divers chapitres dans la

collection Math Makes Sense où la construction mathématique s’opère selon l’année du

primaire. De la 1ere vers la 8e année, les exercices proposés vont du simple en 1ere année et

se complexifient au fur et à mesure que l’on avance dans le cycle primaire. Pour chaque

année, le contenu de chaque chapitre sur la fraction fait un rappel sur la notion abordée

l’année précédente afin d’assurer une continuité dans la construction de connaissances

mathématiques sur la fraction le long du primaire.

V. CONCLUSIONS

L’analyse du PC ontarien révèle que l’apprenant est au centre de préoccupations. Une

analyse des formes des verbes (voir section précédente) suggère que ces manuels expriment

une relation d’autorité avec les élèves de la 1ere à la 6e année parce qu’ils n’ont pas une

grande marge de liberté à exprimer librement leur pensée. Pour les modules analysés, dans les

Math Makes Sense des années 7 et 8, l’on observe une baisse de la relation d’autorité par

rapport aux élèves à certains endroits. Cette baisse serait due au fait que les auteurs

commencent à préparer les lecteurs (élèves) pour leurs études supérieures en les encourageant

à penser par eux-mêmes à travers certaines situations mathématiques. Notre recherche révèle

que pour la fraction, Math Makes Sense s’inscrit globalement dans les orientations du PC tant

au niveau des attentes générales que spécifiques. Cependant, ce programme suggère de

donner plus d’espace pour la pensée réflexive de l’élève, or pour les parties traitant la

fraction, le caractère autoritaire du manuel révèle que ce dernier ne n’inscrit que partiellement

dans cette attente, ce qui marque un écart entre le PC et ces manuels. Notons qu’une des

limites de notre travail est de n’avoir pas expérimenté ces relations d’autorité auprès d’élèves

pour savoir jusqu’à quel point l’impact de cette relation d’autorité a sur les élèves.

21

explore et Reflect & Share

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78 sciencesconf.org:emf2018:216774

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MATHEMATIQUES ET LANGAGE : LE CAS DES CLASSES

MULTILINGUES, UN DEFI POUR L’ENSEIGNEMENT

LUXEMBOURGEOIS

VLASSIS* Joëlle

Résumé – Cet article propose une réflexion théorique sur les défis des enseignants luxembourgeois de

mathématiques confrontés à des classes multilingues. En éducation mathématique, de nombreux

chercheurs soulignent le rôle crucial du langage dans les apprentissages. Ce principe rend complexe leur

enseignement dans les classes multilingues où il s’agit de viser à la fois des objectifs de langue et de

contenu. Le translanguaging semble constituer un paradigme prometteur pour cadrer des pratiques

d’enseignement adaptées à ces contextes.

Mots-clefs : Content and Language Integrated Learning, Langage, Mathématiques, Classes multilingues,

Translanguaging

Abstract – This article proposes a theoretical reflection on the challenges of Luxembourgish teachers of

mathematics confronted with multilingual classes. In mathematics education, many researchers point to

the crucial role of language in learning. This principle makes their teaching complex in multilingual

classes, where the aim is to target both language and content objectives. Translanguaging appears to be a

promising paradigm for framing teaching practices adapted to these contexts.

Keywords: Content and Language Integrated Learning, Language, Mathematics, Multlingual classrooms,

Translanguaging,

I. INTRODUCTION

Le Grand-Duché Luxembourg est le plus petit pays de l’Union Européenne. D’un point de

vue géographique, il est situé entre la Belgique, la France et l’Allemagne. Il est également

historiquement, économiquement et culturellement connecté à ces pays, francophones d’une

part, et germanophone d’autre part. Pour ces raisons notamment, le pays compte trois langues

officielles : le luxembourgeois, l’allemand et le français. Le pays est donc trilingue.

Cependant, Kirsch (2006) précise que, tandis qu’en Belgique et en Suisse, le multilinguisme

est « juxtaposé » (avec différentes communautés linguistiques vivant les unes à côté des

autres), le trilinguisme au Luxembourg est « superposé » c’est-à-dire que les mêmes

personnes utilisent différentes langues en fonction des situations. Pour une majorité

d’autochtones, le luxembourgeois est la langue préférée et la mieux maitrisée, suivie de

l’allemand.

Le Grand-Duché du Luxembourg se caractérise également par une immigration importante

et présente une grande hétérogénéité des nationalités et des cultures. Sa population est

composée pour près de la moitié (47,7%) (STATEC, 2017) de résidents étrangers en

constante augmentation, dont les plus nombreux sont les Portugais (16,4% des étrangers)

(STATEC, 2017). Au trilinguisme national s’ajoute ainsi un multilinguisme de la population

issue de l’immigration.

Cette situation se traduit dans les classes par un pourcentage d’élèves qui ne parlent pas ou

qui parlent mal les langues d’enseignement, à savoir le luxembourgeois ou l’allemand dans

l’enseignement fondamental (4 – 12 ans). Au secondaire, la situation linguistique se

complexifie encore, même pour les Luxembourgeois, dans la mesure où le cours de

mathématiques qui se donnait au fondamental en allemand se donne désormais en français

pour les filières classique et technique permettant d’accéder à l’enseignement supérieur. Au

* Université du Luxembourg – Grand-Duché du Luxembourg – [email protected]

79 sciencesconf.org:emf2018:222719

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multilinguisme des classes s’ajoute donc au secondaire l’obstacle du français, langue souvent

mal maîtrisée par les autochtones.

Or, dans l’enseignement des mathématiques, les recherches récentes basées sur les

approches socio-culturelles plaident pour des pratiques de classes où la communication est

prépondérante et l’utilisation de la langue inhérente aux apprentissages mathématiques.

Comment alors développer de manière significative, les apprentissages mathématiques dans

des classes où un grand nombre d’élèves ne parle pas couramment la langue d’enseignement ?

Dans cet article, nous proposons de développer une réflexion théorique sur les défis des

enseignants luxembourgeois de mathématiques confrontés aux classes multilingues. Nous

nous attacherons en particulier à la situation linguistique des classes de mathématiques du

début du secondaire où la langue d’enseignement des mathématiques passe de l’allemand au

français. La première section présentera la situation linguistique de l’école luxembourgeoise

ainsi que les problèmes rencontrés par les élèves du secondaire dans l’utilisation du français

en mathématiques. Dans la seconde, nous rappellerons l’importance de la langue dans les

apprentissages mathématiques. La troisième partie présentera le ‘translanguaging’, un

paradigme prometteur pour les approches pédagogiques destinées aux classes de

mathématiques multilingues. Enfin, dans la dernière section, nous traiterons des pistes

d’actions pratiques pour les enseignants et nous illustrerons notre propos par une courte

réflexion autour d’une activité dans le domaine de la généralisation.

II. LE MULTILINGUISME A L’ECOLE LUXEMBOURGEOISE

1. La situation linguistique dans les classes luxembourgeoises

Dans ce contexte de multilinguisme de la société et de l’école luxembourgeoise,

l’enseignement des langues fait l’objet d’une grande attention de la part des responsables

éducatifs. Au préscolaire, la langue d’enseignement est le luxembourgeois tandis que les

élèves de 1ère

année primaire sont alphabétisés en allemand, qui n’est donc pas la langue

maternelle des autochtones, et dès le 2e année primaire, le cours de français est introduit. Au

total, dès la 3e année primaire, 13 périodes sur les 28 (et donc près de la moitié) sont dévolues

à l’enseignement des langues (MEN, 2011). L’objectif consiste à former des citoyens dont le

pays a besoin, c’est-à-dire capables de communiquer et d’échanger avec les pays voisins. Au

secondaire, dans les filières porteuses c’est-à-dire celles qui ouvrent la voie aux études

supérieures (le classique c’est-à-dire la filière générale et une filière du technique), certains

cours donnés en allemand au primaire sont désormais donnés en français. C’est le cas des

mathématiques. Ainsi, les enseignants du secondaire doivent non seulement enseigner les

mathématiques mais également gérer la diversité linguistique de leur classe, à deux niveaux :

1) le multilinguisme inhérent aux classes luxembourgeoises et 2) la transition de la langue

d’enseignement des mathématiques qui passe de l’allemand au français. Ce parcours

linguistique à travers la scolarité est déjà difficile pour les autochtones mais que dire des

enfants qui entrent dans le système luxembourgeois avec une, voire deux langues différentes

parlées à la maison, comme le portugais ou encore le russe, l’anglais, etc.

2. Difficultés des élèves et langue d’enseignement en mathématiques

D’une manière générale, Martin et Houssemand (2003) ont montré que le multilinguisme

tel qu’il est pratiqué au Luxembourg réduit fortement à la fois l’efficacité et l’équité du

système éducatif. La maîtrise (formelle) surtout de l’allemand, mais aussi du français,

constitue un facteur de sélection très fort alors que certaines compétences langagières des

enfants sont négligées. Ainsi, la non-maîtrise formelle de la langue empêche en partie l’accès

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à des apprentissages comme les mathématiques, soit par le biais d’une interdiction d’accès à

certaines filières scolaires, soit par le biais d’une maîtrise insuffisante de la langue véhiculaire

de ces branches. Ces données relativement anciennes sont malheureusement toujours

d’actualité comme en témoignent les informations relatives à l’échec scolaire dont nous

évoquons quelques éléments ci-dessous.

Du point de vue de la transition de langue d’enseignement des mathématiques au

secondaire, les difficultés des élèves dans la maîtrise du français sont attestées par trois

indicateurs au moins. Tout d’abord, les taux les plus importants de notes insuffisantes

recueillies par les élèves au début du secondaire dans les filières classique et technique

concernent les mathématiques, suivies de près du français, loin devant l’anglais et les autres

branches (MEN, 2017 ; MEN, 2016). Ensuite, une étude menée par Van Rinsveld, Schiltz,

Brunner, Landerl et Ugen (2016) a montré que des élèves du secondaire (du grade 7 au grade

11) voire des adultes réussissent mieux des tâches arithmétiques (effectuer une addition)

lorsqu’ils doivent donner la réponse en allemand qu’en français. Même si cet effet s’atténue

au fil des années avec une progression dans la maîtrise du français, cet effet reste toujours en

faveur des réponses données en allemand. Ces résultats témoignent du rôle de la langue en

arithmétique et montrent, selon Van Rinsfeld et al. (2016), que ce qui est appris en

mathématiques dans une langue n’est transférable dans une autre langue qu’avec un effort

cognitif important. Enfin, ce dernier constat se voit confirmé par le choix spontané des élèves

de la langue des questions dans les évaluations externes soumises aux élèves du secondaire,

telles que PISA, les épreuves standardisées1, ou encore le concours du Rallye Mathématique

Transalpin2 (‘Maachmath’ au Luxembourg). Les élèves, dans leur très grande majorité

choisissent les questions et problèmes en allemand pour pouvoir répondre en allemand

également, alors qu’à ce niveau scolaire, les mathématiques sont enseignées en français.

III. MATHEMATIQUE ET LANGAGE

« It is not the mental activity that organizes the expression, but it is the expression that

organizes the mental activity » (Voloshinov, in Radford, 2017)

Cette citation nous paraît emblématique de la nature de la relation entre l’expression et

l’activité mentale. C’est bien l’expression qui détermine la pensée, et non l’inverse. Ainsi, le

rôle des modes d’expression, dont la langue, est déterminant pour la réflexion mentale et donc

les apprentissages mathématiques.

De même, depuis la diffusion des travaux de Vygotsky et leur prise en considération en

éducation mathématique, la communication et les interactions sociales sont considérées

comme consubstantielles à l’apprentissage et à la pensée. Ainsi, si la formation de la

connaissance est considérée d’un point de vue social, l’utilisation des signes - autrement dit

des outils médiateurs de la communication - devient un élément culturel de la cognition

(Radford, 1998). Et la langue, dans cette théorie, est l’outil médiateur par excellence.

En éducation mathématique précisément, cette importance de la relation entre la langue et

les apprentissages est reconnue par divers auteurs. Ainsi, Radford et Barwell (2016)

soulignent que la langue, la parole, le texte ainsi que la production et l’interprétation de

1 Ce sont des épreuves soumises chaque année aux élèves à certains moments clés de leur scolarité tant au

primaire qu’au secondaire. Il s’agit d’une évaluation externe commanditée par le Gouvernement du

Luxembourg, afin de fournir aux différents partenaires éducatifs des données fiables et objectives sur les

compétences acquises des élèves. 2 Le Rallye Mathématique Transalpin (RMT) est un concours de résolution de problèmes par classe. Il est

proposé dans les pays suivants : la Suisse, l’Italie, la France, la Belgique ainsi que le Grand- du Luxembourg.

Ce concours s’adresse aux élèves du primaire et du secondaire depuis le grade 3 jusqu’au grade 10.

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symboles font partie intégrante du développement de l’apprentissage, de l’enseignement et de

l’évaluation, et ce en particulier pour les mathématiques. Selon Lee (2006), la langue, et plus

généralement le ‘discours’3 sont considérés comme cruciaux dans l’apprentissage. L’acte de

formuler une idée pour partager l’information ou les arguments pour convaincre les autres

constitue une part importante de l’apprentissage. En effet, demander aux élèves de structurer

leurs idées implique une activité métacognitive et donc en retour améliore la clarté de la

pensée. Des recherches, toujours selon Lee (2006), ont par ailleurs montré qu’inviter les

enfants à partager leur pensée mathématique résultait en une amélioration des apprentissages

mathématiques. Quand les élèves formulent leurs propres idées en vue de les rendre

disponibles pour les autres, ils rendent leurs pensées manifestes et tangibles pour eux-mêmes.

Dans cette perspective, on peut ainsi affirmer que communiquer - à travers divers modes

d’expression - et conceptualiser vont de paire (Vlassis, Fagnant & Demonty, 2015). Ce

principe constitue, à nos yeux, une autre formulation de l’idée de Voloshinov.

D’un point de vue pédagogique, cela signifie que les enfants n’apprendront efficacement

que si les enseignants leur permettent de participer au discours de la communauté de classe,

en utilisant le langage pour construire et exprimer des idées mathématiques, et en structurant

le contexte social de la classe de telle manière que les élèves utilisent le langage oral et écrit

dans un processus d’apprentissage des mathématiques (Lee, 2006). Pour décrire cette

perspective d’enseignement, Sfard (2006) évoque la métaphore de la participation.

L'apprentissage est, dans cette approche, considéré avant tout comme le développement de la

façon dont l'individu participe à des activités communes. Cette participation implique la

capacité de communiquer dans le langage de cette communauté et d'agir selon ses normes

particulières. Cette conception de l’apprentissage rejoint celle proposée par Radford (2013)

qui postule que, plutôt que de réduire l’apprentissage à une assimilation de quelque chose de

déjà là, il paraît plus opportun de l’envisager comme une activité à laquelle l’individu

participe.

Mais cette perspective d’enseignement où l’utilisation de la langue et de différents modes

d’expression sont inhérents aux apprentissages mathématiques, ne risque-t-elle pas de poser

d’importantes difficultés dans les classes où la plupart des élèves ne maîtrisent pas la langue

d’enseignement comme c’est le cas dans les classes au Luxembourg, et en particulier au

secondaire? Comment alors gérer à la fois les apprentissages mathématiques et les

apprentissages langagiers ? C’est ce que nous développons dans les sections suivantes.

IV. MATHEMATIQUES ET MULTILINGUISME

La problématique qui est ainsi questionnée concerne ce qu’on appelle dans la littérature

anglo-saxone, le ‘Content and Language Integrated Learning’ (CLIL) qui concerne les

approches d’enseignement qui ciblent à la fois l’apprentissage de contenu et de langue. Cette

problématique est relativement neuve, surtout en éducation mathématique.

1. Vers l’émergence d’un nouveau paradigme basé sur le translanguaging

De nombreuses études menées dans le contexte de l’enseignement des mathématiques en

contexte multilingue mettent en avant l’intérêt de développer le code-switching c’est-à-dire le

changement de langues au cours d’une même conversation que ce soit au niveau du mot ou de

la phrase ou encore au niveau d’un bloc de discours (Baker, 2011). Actuellement, la recherche

(Culligan & Wagner, 2015 ; Cenoz, 2017) plaide pour une perspective qui reconnaît les

3 Selon Lee (2006), le discours renvoie à ‘the full range of language use that can be entered into in a classroom’.

(p. 1)

82 sciencesconf.org:emf2018:222719

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ressources que les apprenants apportent à la classe de mathématiques plutôt que de cibler

leurs manques ; dans les approches socio-culturelles, ces ressources incluent l’utilisation de la

langue parlée à la maison. Ainsi, même si, historiquement, le code switching a été considéré

comme visant à pallier les lacunes des élèves en matière de maîtrise de la langue

d’enseignement dans les classes multilingues, celui-ci s’oriente actuellement dans une

perspective orientée « ressources » (Culligan & Wagner, 2015).

Parallèlement, la recherche en éducation multilingue met actuellement en avant un

nouveau paradigme, le « translanguaging » qui se définit comme un processus visant à donner

du sens, ainsi qu’à façonner l’expérience, la compréhension et les connaissances à travers

l’utilisation de deux ou plusieurs langues (Baker, 2011). Ce concept a d’abord été largement

utilisé comme une stratégie d’enseignement efficace dans les classes multilingues du pays de

Galles, mais il est dorénavant utilisé pour référer aux différentes pratiques discursives dans les

contextes bilingues et multilingues partout dans le monde (Cenoz, 2017).

Tout en se focalisant sur les ressources des apprenants plutôt que sur leurs manques, le

translanguaging et le code-switching diffèrent cependant, selon Garcia et Li Wei (2014, in

Cenoz, 2017), de par leur ancrage initial. En effet, tandis que le code-switching considère

comme point de départ les grammaires différentes de chaque langue, le translanguaging

s’ancre dans les pratiques langagières utilisées dans les communications multilingues. Les

frontières entre les langues deviennent plus souples et les ressources spécifiques des locuteurs

sont perçues comme un important support. Si on s’en réfère à Garcia (2009, in Cénoz 2017),

le translanguaging implique de multiples pratiques discursives dans lesquelles les apprenants

s’engagent dans leurs environnements multilingues. A ma connaissance, ce paradigme reste

encore peu présent en éducation mathématique où on utilise plus souvent le concept de code-

switching. Cependant, on peut peut-être rapprocher la translanguaging du concept de

multilittératie que certains auteurs en éducation mathématique (cités par Takeuchi, 2015)

évoquent, en raison probablement de la spécificité du contenu mathématique. La

multilittératie considère l’idée de littératie comme un ensemble de diverses activités

sémiotiques médiatisées par des ressources multimodales afin de donner du sens. Cette

théorie met l’accent sur deux aspects de la multiplicité : a) la diversité culturelle et

linguistique des environnements dans lesquels les étudiants apportent de multiples langues en

classe et b) la multiplicité des canaux de communication et media incluant des langages non

verbaux, comme les symboles, les sons, les dessins, les gestes, etc. (multimodalité).

L’intérêt majeur de ce type de paradigme basé sur le translanguaging est qu’il répond à la

fois à la problématique des apprentissages des langues avec l’importance de la notion

d’activité et de diversité des pratiques discursives qui donne sens aux apprentissages

langagiers, mais également aux principes de l’enseignement des mathématiques évoqués dans

la section 2 de cet article.

2. Les croyances des enseignants en matière d'enseignement des mathématiques en

classe multilingue

Malgré l’intérêt potentiel du translanguaging, cette pratique risque, dans le concret des

classes, de se heurter à diverses croyances bien ancrées chez certains enseignants. Au Grand-

Duché du Luxembourg, aucune étude n’a encore été menée sur le sujet mais après une

expérience de 11 ans en tant qu’enseignante-chercheure dans la formation des futurs

instituteurs primaire et préscolaire, j’ai eu l’opportunité de me rendre régulièrement dans les

classes pour les visites de stage. Par ailleurs, j’ai mené tout récemment un projet de recherche

en algèbre en collaboration avec les professeurs de mathématiques du début du secondaire. De

ces nombreuses rencontres, certaines croyances pointées, par ailleurs, dans la littérature de

recherche, sont régulièrement ressorties du discours des enseignants : 1) Penser qu’on

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apprend les langues “automatiquement” en étant simplement exposé à un enseignement donné

dans la langue cible et qu’il n’est pas nécessaire de mettre en place des opportunités

d’apprentissage (Kirsch, 2006 ; Takeuchi, 2015) ; 2) Interdire aux élèves d’utiliser leur

langue maternelle afin de maximiser l’exposition à la langue cible, (Takeuchi, 2015) ; 3)

Sous-estimer les difficultés et les problèmes de langues des apprenants (Kasule & Mapolelo,

2005) ; 4) Considérer les mathématiques comme une matière indépendante de la langue

(Takeuchi, 2015) ; 5) Eviter les aspects langagiers de l’enseignement des mathématiques en

décontextualisant les problèmes et en évitant des pertes de temps dans les interactions

verbales. Une pratique fréquente consiste à cibler les apprentissages mathématiques sur les

calculs et procédures considérant les textes et contextes comme de peu d’importance (Smit &

van Eerde, 2011).

Ces croyances que j’ai pu observer dans le discours de certains enseignants renvoient non

seulement à la question des langues et de leur apprentissage, mais également à la conception

de l’enseignement des mathématiques. Les enseignants qui présentent des croyances 4 ou 5 ne

vont pas être sans conséquence pour l’enseignement des langues mais également et surtout

pour l’enseignement des mathématiques, même en milieu monolingue.

V. PISTES D’ACTIONS PRATIQUES DANS LE CONTEXTE CLIL

Dans le contexte des CLIL, le recours à des pratiques pédagogiques spécifiques est crucial

si on veut parvenir à atteindre à la fois les objectifs de langue et de contenu. Or, plusieurs

enseignants luxembourgeois parmi ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer semblent « nier »

le problème du multilinguisme de leur classe. En effet, soit les enseignants affirment que dans

leur classe, les enfants maîtrisent tous suffisamment la langue d’enseignement (croyance 3),

soit que les enfants apprendront au simple contact de la langue (croyance 4). Dans le cas du

secondaire, certains enseignants préoccupés par le faible niveau de français des élèves,

préfèrent donner leur cours de mathématiques en luxembourgeois afin que les élèves

comprennent mieux la matière. Sauf que les tests et évaluations sont rédigés en français, et les

réponses doivent également être formulées en français. Dans ce cas, il est à craindre que les

aspects langagiers dans les questions et les réponses des évaluations soient fortement réduits.

Cette attitude, partant pourtant d’une bonne intention, est peu appropriée, d’une part, parce

que les étudiants ne maîtrisent de toute façon pas tous le luxembourgeois, c’est donc reporter

le problème sur certains élèves, et d’autre part, cette réduction des aspects langagiers dans les

évaluations entraînera par voie de conséquence souvent une réduction des aspects langagiers

dans les apprentissages eux-mêmes (croyance 5). En conséquence, on assiste le plus souvent à

un enseignement des mathématiques pauvre en discussions et échanges, pourtant nécessaires

au développement de la pensée mathématique comme évoqué au point 2.

Ces quelques constats m’amènent à considérer, avec Smit et van Eerde (2011), que le

premier pas vers des pratiques adaptées au contexte CLIL, consiste peut-être à faire prendre

conscience aux enseignants des problèmes linguistiques de leurs élèves et de la nécessité de

viser dans leur cours de mathématiques, à la fois des apprentissages de contenu et de langue.

Ensuite, le translanguaging peut constituer un cadre général d’actions dans lequel des

pratiques précises peuvent être développées dans les contextes CLIL. A ce sujet, Cenoz et

Gorter (2017, in Cenoz, 2017) évoquent deux types de translanguaging, le translanguaging

pédagogique d’une part et le translanguaging spontané d’autre part. Le premier est planifié

par l’enseignant et peut référer, par exemple, à l’utilisation de langages différents pour l’input

(écouter/lire) et l’output (parler/écrire) ou tout autre stratégie planifiée basée sur l’utilisation

des ressources des étudiants au départ de l’ensemble de leur répertoire linguistique. Smit

(2013) préconise des pratiques d’étayage précises telles que : proposer une liste de mots ou

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des plans écrits, utiliser des gestes ou des schémas pour supporter les réflexions verbales, etc.

Le translanguaging spontané, quant à lui, renvoie aux pratiques discursives qui peuvent

prendre place au sein de la classe dans le flux des discussions. Cette distinction des deux

types de translanguaging me paraît intéressante dans la mesure où elle met en évidence le fait

qu’il ne suffit pas pour un enseignant de se montrer ouvert aux différentes langues parlées par

les élèves de sa classe, de favoriser les échanges ou de tenir compte des ressources des élèves,

il s’agit également de planifier a priori des pratiques précises, que ce soient des outils

d’étayage comme ceux qui viennent d’être évoqués ou encore des activités permettant le

développement d’approches multimodales.

De ce point de vue, au début du secondaire, les activités de généralisation peuvent remplir

cet objectif. Sur le plan mathématique, les activités de généralisation sont considérées par de

nombreux auteurs comme des opportunités fondamentales pour développer la pensée

algébrique. Ces activités impliquent souvent une communication forçant la production de

messages par les élèves, qui seront exprimés de manière non-conventionnelle, dans un

premier temps, puis de manière de plus en plus conventionnelle au fil des nécessités de

l’activité. Un exemple d’activité est l’activité « Antoine fait des mosaïques » qui est issue de

celle du « Manufacturier » (Bednarz, 2005). La situation est présentée sur la base de

représentations picturales en l’occurrence une mosaïque composée de carrés colorés à

l’intérieur avec une bordure de carrés blancs. Le questionnement de cette activité consiste à

demander aux élèves de trouver un moyen pour déterminer le nombres de carrés blancs en

bordure quel que soit le nombre de carrés colorés. La situation envisage une progression au

départ de matériel concret (petits cubes ou carrés autocollants) utilisé pour établir le nombre

de carrés blancs en bordure. Les élèves sont ensuite invités à produire un calcul d’abord pour

une petite quantité de carrés puis pour une plus grande quantité. Enfin, les élèves doivent

trouver un message général dont l’expression était libre dans un premier temps puis

mathématique dans un second temps. L’activité complète sera présentée au cours de la

communication. Cette activité riche sur le plan mathématique, présente également tout un

potentiel en matière du développement de la langue sur la base de diverses ressources

multimodales inhérentes à l’activité (matériel concret, dessins, opérations numériques, textes

et le langage algébrique) mais aussi de son exploitation en classe (gestes pour montrer sur les

dessins, explication en mots, par les opérations numériques ou algébriques, etc.).

VI. EN GUISE DE CONCLUSION …

Les défis posés à l’école luxembourgeoise et qui viennent d’être discutés ne se cantonnent

évidemment pas au Grand-Duché du Luxembourg. En raison d’une augmentation constante

des flux migratoires dans le monde, de plus en plus d’enseignants sont confrontés aux enjeux

pédagogiques de fournir un enseignement d’un contenu en même temps que celui de la langue

d’enseignement. Il s’agit là bien plus qu’une question d’ouverture aux langues. En effet, cela

renvoie, comme nous l’avons discuté précédemment, à la conception même des

mathématiques, qui ne peuvent être considérées comme une matière indépendante du langage,

mais aussi à celle des pratiques de classe où l’apprentissage des élèves est vu comme leur

participation au discours mathématique en utilisant diverses langues ainsi que différents

modes d’expression. Cela renvoie enfin à la conception de l’élève qui vient non seulement

avec des besoins spécifiques qu’il faut identifier mais également avec ses ressources qu’il

s’agit d’accueillir dans les activités de classe. Cela implique un changement considérable dans

les pratiques d’enseignement et dans les conceptions qui ne peut qu’être bénéfique pour les

élèves, tant dans les classes multilingues que dans les classes monolingues, mais qui

nécessitera des moyens importants en terme de développement professionnel.

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