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La Science POURQUOI LA PENSÉE CHRÉTIENNE A-T-ELLE PERDU L'INITIATIVE DU MOUVEMENT SCIENTIFIQUE? par Jean PLAQUEVENT Si Esprit voulait un jour composer un bêtisier intellectuel, il faudrait sans doute consacrer un numéro exceptionnel au problème des rapports de la science et de la foi. Toute l'histoire du XIX e siècle y passerait. II y aurait lieu de rechercher des antécédents dans les XVIII e et XVII e siècles jusqu'à Descartes. Peut-être même plus haut. Mais c'est encore de la fin du XIX e siècle à nos jours (songez à Le Dantec et dans un genre plus relevé, à certaine préface de M. Jean Perrin) que le bêtisier serait sans doute le plus richement pourvu. Au reste, les trouvailles sans nombre redevables au pré- jugé scientiste ne feraient pas tous les frais de l'exposition. II y aurait une magnifique galerie à décorer en face, avec toutes les curiosités de l'apologétique chrétienne à préten- tions scientifiques. Après tant de belles choses sur l'incom- patibilité de la Religion et de la Science, ou sur la Foi vic- torieuse de la Science, il y aurait lieu de reconnaître que jamais problème, si problème il y a, n'a été plus mal posé. On s'emploie depuis quelques années, et spécialement semble-t-il depuis quelques mois, à en rassembler plus consciencieusement, et aussi plus pertinemment les données. On dirait qu'un choeur s'organise, préludant et répondant ESPRIT - Mars 1933 - Page 1 sur 13

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La Science

POURQUOI LA PENSÉE CHRÉTIENNE A-T-ELLE PERDU L'INITIATIVE DU MOUVEMENT SCIENTIFIQUE?

par Jean PLAQUEVENT

Si Esprit voulait un jour composer un bêtisier intellectuel, il faudrait sans doute consacrer un numéro exceptionnel au problème des rapports de la science et de la foi.

Toute l'histoire du XIXe siècle y passerait. II y aurait lieu de rechercher des antécédents dans les XVIIIe et XVIIe

siècles jusqu'à Descartes. Peut-être même plus haut. Mais c'est encore de la fin du XIXe siècle à nos jours (songez à Le Dantec et dans un genre plus relevé, à certaine préface de M. Jean Perrin) que le bêtisier serait sans doute le plus richement pourvu.

Au reste, les trouvailles sans nombre redevables au pré­jugé scientiste ne feraient pas tous les frais de l'exposition. II y aurait une magnifique galerie à décorer en face, avec toutes les curiosités de l'apologétique chrétienne à préten­tions scientifiques. Après tant de belles choses sur l'incom­patibilité de la Religion et de la Science, ou sur la Foi vic­torieuse de la Science, il y aurait lieu de reconnaître que jamais problème, si problème il y a, n'a été plus mal posé.

On s'emploie depuis quelques années, et spécialement semble-t-il depuis quelques mois, à en rassembler plus consciencieusement, et aussi plus pertinemment les données. On dirait qu'un chœur s'organise, préludant et répondant

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tour à tour à la magistrale Constitution « Deus scientia-rum Dominus. »

Sans reparler ici de l'enquête déjà lointaine du Figaro, sur laquelle il y aurait beaucoup trop à gloser, nous avons eu un remarquable article d'André George dans le Corres­pondant, qui mériterait d'être analysé ligne par ligne, puis de Jacques Maritain le beau livre sur Le songe de Descartes, Les Degrés du Savoir 1 et l'étude annoncée sur La finalité dans les Sciences. Enfin du R. P. Garrigou-Lagrange ce puissant moellon : le Réalisme du principe de finalité.

Ces notes hâtives ne sont destinées dans ma pensée qu'à solliciter de la part de tous discussions, exemples, remarques et suggestions 1.

POSITION DE LA QUI-S'il ON

Pour le chrétien, l'homme a été créé et racheté par Dieu pour la vie éternelle, c'est-à-dire pour une vie accomplie, bienheureuse et parfaite consistant en connaissance, amour et service filial de Dieu. Cette vie commence dès ici-bas avec le baptême, elle progresse dans la nuit de la foi (qui est déjà lumière par rapport à la nuit de la raison qu elle illumine) et la mort n'est que le passage de cette double nuit de la raison et de la foi au grand jour définitif du Verbe. Pour que cette vie de connaissance et d'amour de Dieu progresse, il faut donc que toute connaissance humaine la nourrisse. Il faut que toute connaissance de l'homme et de l'univers soit moyen d'en mieux connaître l'Auteur et de l'aimer davantage.

C est la pensée que résume le principe et fondement des Exercices de Saint Ignace.

Tout moyen qui n'est pas ordonné à cette fin est, par définition, désordonné. Soit qu'il détourne l'homme de sa fin, soit seulement qu'il ralentisse et embarrasse sa marche, il devient obstacle au lieu d'être moyen.

Or, ce qu'on appelle « Science moderne », tantôt, en se mêlant à des idéologies agnostiques, détourne l'homme de Dieu, et le porte à Le nier ou à Le reléguer à un plan de con-

1. Elles seront développées dans le 3e cahier du «Programme des jeunes». — 1er Cahier paru sous le titre «Par cette Génération», Enault, éditeur, 77, rue de Rennes.

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naissance problématique, extérieure et lointaine — tantôt simplement encombre l'esprit d'un gigantesque amas de matières encore insuffisamment ordonnées, difficilement intégrables à une synthèse de connaissances rationnellement chrétiennes et nourrissantes pour la foi. Dans un cas comme dans l'autre, elle absorbe l'attention de l'homme et le dis­trait de Dieu, plutôt qu'elle ne l'en rapproche.

Un étudiant chrétien apprend d'une part, à l'église, que tout est au Christ, que la Rédemption s'étend comme la Création, à tout l'homme et à tout l'Univers et que le rôle intellectuel du chrétien est de tout repenser (au sens radi­cal : re-peser) dans le Christ, à la lumière de Sa Sagesse vivante en nous, « per SpiritumSanctum qui datus est nobis ». Sagesse qui est à mettre en œuvre, au moyen de notre enten­dement, autant que la charité de Dieu par notre cœur.

Mais, d'autre part il constate à l'Université qu'un gigan­tesque amas d'acquisitions humaines est indigéré, inassi­milé par le Christianisme, et qu'on n'y songe même pas. Il peut même constater que la plupart des esprits sont incapables de concevoir la possibilité d'une pareille diges­tion, et à plus forte raison d'en poser correctement le pro­blème. Aborder seulement la question risque de le faire pren­dre pour un naïf ou pour un mystique égaré hors de sa patrie.

Le problème s'aggrave à mesure que ses données se sim­plifient et se vulgarisent si l'on descend les degrés de l'en­seignement, du supérieur au secondaire, et du secondaire au primaire.

Dans le numéro d'Avril 1931 de la Revue de l'Enseignement chrétien, on peut lire ceci :

« Que l'enseignement chrétien ait pour but de former des chrétiens, c'est l'axiome fondamental de nos collèges. Or, nos journées scolaires sont presque entièrement occupées de disciplines profanes, étrangères, sinon nuisibles à 1 es­prit chrétien : scisnces d'abstractions quantitatives, comme les mathématiques, ou de phénomènes matériels, comme la physique, la chimie et la biologie, ou de choses temporelles, principalement économiques et politiques, comme l'histoire et la géographie ; arts d'une inspiration naturaliste, quand elle n'est pas ouvertement immorale et irréligieuse, comme les littératures antiques et une large portion des littératures modernes ; la philosophie elle-même est définie par un programme tout rationnel et officiellement neutre. Comment

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avec de telles disciplines, édifier le corps mystique de Jésus-Christ ? Grave problème, tant pour les professeurs que pour les élèves. »

Or, presque en même temps, dans un Cercle d'études religieuses qui se tient à Montparnasse, M.Berdiaeff posait sous une forme différente, la même question : « Pourquoi, » disait-il, le christianisme a-t-il perdu l'initiative du mouve » ment de la connaissance et de la civilisation ? » Et la ques­tion se pose en effet. Sans doute la civilisation et la science modernes poursuivent leur marche avec le concours de chré­tiens, mais aux yeux de tous, c est beaucoup moins en tant que chrétiens que malgré leur christianisme. Même les apologistes du christianisme ont l'air de s'édifier, de vouloir édifier les infidèles, et rassurer les fidèles sur leur foi, en faisant remarquer à tous que X*** est un grand savant, ce qui N'EMPÊCHE PAS qu'il soit un excellent chrétien ou qu'il est un excellent chrétien, ce qui N'EMPÊCHE PAS qu'il soit un grand savant.

Il me semble qu'il y a là un état d'esprit que ne suffisent pas à expliquer les ridicules prétentions d'un vulgaire scien­tisme. Ces ridicules prétentions ont plutôt contribué à rame­ner les plus probes esprits à proclamer qu'à tout le moins, il n'y a aucune incompatibilité entre le sentiment religieux et la science (Enquête du Figaro) ; mais en même temps, elles risquaient de compromettre et de déprécier la science aux yeux du grand public chrétien (Brunetière), au point que les vrais savants, chrétiens ou non, ont dû prendre en commun la défense de la science moderne.

Il y a donc là un problème beaucoup plus profond et qui, différemment posé par M. Berdiaeff et M. Georges Duret, est évidemment le même.

Comment une perspective chrétienne des connaissances humaines permet-elle du moins de le situer ?

Si l'on n'avait égard qu'aux principaux objets de la con­naissance humaine : Dieu, l'homme et l'Univers, le champ de la connaissance se répartirait en trois grands domaines : Théologie, Anthropologie et Cosmologie (entendues au sens le plus large de connaissance de Dieu, de l'homme et de l'Univers).

Mais si l'on a plutôt égard au degré, à la méthode et à l'intention de l'abstraction, c'est-à-dire à la part que l'esprit humain cherche à extraire du contenu intelligible des créa-

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tures, ou de l'océan infini d'intelligibilité du Créateur — on distinguera :

1er. — Connaissance théologique : Révélation et travail de la raison sur les données révélées (h des quaerens intel-lectum). Cette partie de la Science comporte en ses fonde­ments, les plus fermes de toutes les certitudes (Verbe révé­lant).

2e . — Connaissance métaphysique, ayant pour objet l'être entant que tel et comportant les plus fermes de toutes les certitudes, simplement rationnelles et humaines, puisque fondées sur l'évidence des premiers principes naturels.

3 e . — Connaissance mathématique de l'Univers, réduisant l'abstraction au quantum mais d'une certitude encore très haute parce que proportionnée à son degré très élevé d'abs­traction et de généralisation, et à la quantité de son évidence. Certitude qui d'ailleurs décroît à mesure que par la géomé­trie elle descend dans la direction du sensible.

4e.—Connaissance industrielle de l'Univers corporel (au sens radical du mot : indu — (intus) — struere, recherche de la structure interne, du mécanisme des êtres et de leur comportement apparent aux diverses échelles (utilisables pour l'humanité en industries diverses).

5e . — Connaissance esthétique de l'Univers corporel, ressor­tissant à l'anthropologie et ayant pour objet l'effet sur l'homme de l'aspect des créatures, et les manières diverses d'en tirer partie au profit du verbe humain (pratiquement utilisées jusqu'ici au petit bonheur, dans tous les arts).

6e. — Connaissance morale de l'homme et de /' Univers consistant non seulement en une recherche des lois du pro­grès spirituel, mais encore en un déchiffrage de l'innom­brable parabole racontée par le Verbe à travers la Création, pour l'instruction (au sens radical instruere) et l'accomplis­sement spirituel de l'homme.

7e. — Connaissance mystique faite de toutes les connais­sances révélées, expérimentales et rationnelles, orientées et même tendues dans un effort de contemplation active, vers le don surnaturel de science qui appartient à la contemplation infuse.

Comment maintenant l'esprit chrétien a-t-il abordé et commencé cet immense champ de connaissance, en y inté­grant les acquisitions antérieures, en y ajoutant de nouvelles ordonnées en une nouvelle synthèse ? Et comment s'est-il

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laissé débordé par un mouvement contraire de laïcisation de l'intelligence au profit des métaphysiques agnostiques, du mathématisme (de Descartes à Russell), d'une physico­chimie matérialiste, de l'organicisme biologique, du paga­nisme esthétique, du moralisme sans obligation ni sanction, et de toutes les extravagances et perversions du mysticisme ?

APERÇU HISTORIQUE

Comment d'abord l'intelligence chrétienne a-t-elle abordé cet immense champ de la connaissance humaine ? D'une manière discrète sans doute, et prudente, mais magistrale. Dans l'Italie d'aujourd'hui, on l'appellerait « totaliste », et tels diraient « révolutionnaire ». Si l'on entend, par Révo­lution, retour à un point de départ, le fait est que le chris­tianisme a marqué à l'intelligence humaine un nouveau point de départ, et un nouveau centre de synthèse, par le bouleversant apport de l'idée de Création.

Dieu n'est pas seuleme nt cause initiale mais cause univer­selle et continuelle. En ce moment même, II crée tout et nous cause nous-mêmes, en un sens plus réel, plus profond, plus complet, qu'un homme qui parle émet sa voix. De cette idée nouvelle ne sortira pas seulement une théologie et une spiritualité nourries de l'adoration du Dieu-Cause, mais au dualisme d où les anciens n'avaient jamais pu sortir, succédera une perspective unifiée de tout l'être ab alto autour de l'Unique Etre a se. II ne faudrait pas croire que cette pers­pective n'apparaît qu'au Moyen-Age avec les grandes doc­trines de l'analogie et de la participation. Elle est déjà en substance dans l'Ecriture et dans la littérature patristique.

« In ipso omnia constant ». Non seulement Dieu cause tout, mais II ne le cause pas sans raison, II le cause pour l'utilité physique et morale de l'homme, chef et couronne­ment de la création, Il le cause pour que la création serve à l'homme d'initiation à la connaissance du Créateur : « Invisibiiia enim Ipsius a creatura mundi per ea quae facta » sunt intellecta conspiciuntur : sempiterna quoque ejus » virtus et divinitas ». (Saint Paul. Rom. I. 20.)

L'Univers corporel sert donc à l'homme dans la nouvelle perspective de la science :

1erà illustrer de manière sensible les merveilles invisibles de Dieu, racontées par le Verbe Créateur dans toute la nature ;

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2e à permettre à l'homme de s'accomplir d'une certaine manière, dès ici-bas, en transformant le monde à son usage.

Quoiqu'incomplètement, à cause des conséquences per­sistantes du péché originel, c'est le retour à l'ordre primitif. L'homme est, en effet, placé dans le jardin pour y jouir de Dieu, en même temps que pour transformer et cultiver le jardin, et faire hommage au Créateur de la création à laquelle il coopère. Car, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, il est ingénieur et artiste lui aussi ; il conçoit dans son Verbe humain, il produit hors de son verbe, il réalise.

Ici devraient prendre place d'innombrables textes patris-tiques sur 1 interprétation morale et théologique de la Nature, chez les Pères et les Ecrivains ecclésiastiques jusqu'au XVIe

siècle. Saint Clément de Rome, pour ne citer que lui, voit dans la Création une exhortation divine, non seulement à la contemplation, mais au travail, à la production. Il en dégage l'idée d'obéissance universelle aux lois de Dieu.

Du point de vue de la contemplation et de l'interpréta­tion morale et théologique de la Création, une synthèse s'exquisse ainsi dès les Pères apostoliques et va s'enrichissant jusqu'à Saint Augustin, en passant par Sainte Irénée, Clé­ment d'Alexandrie, Origène, Saint Hippolyte, Tertullien, Saint Cypnen, e tc . . A des systèmes théologiques comme la Gnose ou le Manichéisme, où la théologie comprend une cosmogonie, et prétend donner à l'homme une connaissance exhaustive non seulement de Dieu, mais de l'homme et de l'univers, les premiers grands penseurs chrétiens oppose­ront une synthèse théologique où la connaissance de la nature a sa place, et plus qu'en tout autre système, son uti­lité et son sens. La création est un langage visible, mysté­rieux, mais déchiffrable, et permettant d'exprimer de manière plus sensible (symbolisme qui envahira de plus en plus la liturgie), le commerce d'amour du Créateur et de sa créa­ture rachetée.

Ce grand mouvement intellectuel, ralenti durant les înva-oioris barbares, reprend l'essor aux IXe, X e et XIe siècles, pour toucher bientôt à son apogée aux XIIe et XIIIe siècles,

Si l'on reprend maintenant la carte exquissée plus haut, du champ des connaissances humaines, pour y tracer le front des connaissances acquises, on s'aperçoit que les con­quêtes se sont surtout étendues dans le domaine de la connaissance théologique et dans celui de la connaissance métaphysique.

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La conquête des connaissances esthétiques est aussi extrêmement avancée, si l'on entend esthétique dans un sens notablement distinct du sens actuel, mais non fondamen­talement différent.

L'interprétation morale et théologique du monde sensible, considéré comme une grande parabole créée, atteint son apogée au XIIe siècle. Pour Hugues de Saint Victor, chaque créature est un sacrement, c'est-à-dire un signe sensible chargé d'un message divin pour notre âme. Et Saint Bernard applique le système en une immense synthèse où entre toute la science théologique, anthropologique et cosmologique de son temps.

Est-ce à dire que l'esprit du Christianisme s'opposait, par son essence même, aux conquêtes de la connaissance, dans l'ordre que nous avons appelé, au sens radical « indus­triel », et que nous appellerions aujourd'hui, expérimental ou physico-chimique ? Aucunement (si l'on met à part certaines attitudes indésirables de la Sorbonne et de certains savants d'Eglise, dont les fins de non-recevoir se limitaient d'ailleurs à quelques problèmes). Mais l'esprit humain est limité. S'il se laisse absorber d'un côté, il est presque fata­lement distrait de plusieurs autres. Le fait est que le Moyen Age, absorbé surtout par les plus grands problèmes théolo­giques et métaphysiques (controverses eucharistiques, que­relles des universaux), a été distrait et détourné de l'obser­vation des phénomènes naturels. Cependant même en ce sens, et surtout en ce sens, il ne faut pas exagérer. Gilson et surtout Whitehead n'hésitent pas à insister sur le rôle « scientifique » d'un Saint Benoît, d'un Saint Grégoire le Grand et de tant d'autres « expérimentateurs avant la lettre. »

Il y aurait beaucoup à dire sur la pensée scientifique du Moyen-Age et sur ses rapports avec la théologie et la méta­physique. Spécialement sur Saint Anselme, Jean Scott, Origène, Albert Le Grand, les Victorins, Saint Thomas, et sur la vulgarisation scientifique (bestiaires moralises, lapi­daires, images et miroirs du monde), Philippe de Thaon, Guillaume Leclercq, Richard de Fournival, e tc . . P is sur les grands précurseurs de la Science moderne, Jordanus, Néemorarius, Roger Bacon et cet anonyme que Duhem appelle le précurseur de Léonard de Vinci.

Léonard de Vinci me semble le dernier penseur et en un certain sens, le premier qui se meuve sans œillères, en com-

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plète liberté d'allure, sur le champ total des connaissances humaines. Entre le Moyen-Age et les temps modernes, il occupe une position exceptionnellement centrale, et n'est distrait d'aucune branche de la rose des vents de l'esprit. Malgré sa forte teinte de naturalisme, que n'a-t-il écrit un organum ou un discours de la méthode. 11 nous aurait sauvés de Bacon et de Descartes. Car la révolution scientifique n'est point partie de Galilée, mais de Descartes.

LA RÉVOLUTION CARTÉSIENNE

Elle se préparait depuis la fin du XIIe siècle. L'esprit humain a toujours eu une tendance funeste à doter le monde sensible d'une objectivité, dune existence exagérée, incon­sciemment teintée d'absolu et qui est autant d'enlevé à Dieu, au profit d'une certaine religion, plus ou moins définie, de l'Univers. Non que l'Univers corporel soit absolument dénué d'objectivité et d'existence : dans la mesure même où il est créé, il participe à l'objectivité, et à l'existence, il la tient de Dieu avec ce qu'il détient d'intelligibilité.

Mais la pente est savonnée qui, en raison même de notre concupiscence, conduit à attribuer à l'Univers une objec­tivité inconsciemment divine, et sans tomber dans le pan­théisme, ou tout au moins sans toujours se l'avouer, on en arrive à concevoir que l'Univers s'explique assez bien par lui-même, et se suffit assez bien à lui-même pour qu'on ait le moins possible besoin de Dieu.

Aux exagérations des « réaux » en ce sens, répond, par réac­tion en sens contraire, l'assaut nominaliste, surtout dange­reux à partir d'Occam, et qui fait la première brèche profonde dans les fondements de la pensée cosmologique chrétienne. Dès que la pensée humaine ne se sent plus liée au contenu intelligible des choses sensibles, l'idéalisme moderne acom-rnencé son histoire.

Enfin Descartes vient, qui aggrave définitivement la situation par le divorce de la pensée et de l'étendue. L'intel­ligibilité de l'étendue étant exclusivement réduite à la men­sualité (mathématisme), la Science moderne est fondée. L'Univers révélé par Descartes prend alors aux regards de l'esprit humain une objectivité monstrueuse, que tâchera de déprimer ensuite, par réaction, le subjectivisme kantien. Tandis que se poursuit ainsi à grande échelle la vieille que­relle des nominaux et des réaux, jusqu'à encombrer le théâ-

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tre de la pensée, l'échelle des degrés de certitude commence à pencher et arrivera, en moins de trois siècles, à se retourner tout à fait. Libérée du concret, la pensée (liberté pure), lancée à la poursuite des systèmes et des hypothèses, devient à la fois de plus en plus maîtresse et de plus en plus sujette à caution. La plus forte certitude (pour ne pas dire la seule) sera bientôt d'ordre sensible, expérimental, les mathémati­ques gagneront en gratuité, et la métaphysique avec la théologie par derrière, seront de plus en plus reléguées dans le domaine litigieux de l'angoisse, du sentiment et du rêve.

Nombre de savants chrétiens essayent bien de lutter con­tre le courant qui les emporte. D'où ces curieuses introduc­tions pieuses aux traités les plus foncièrement profanes ; — mais ce choc du sacré et du profane, en des domaines si bien laïcisés, sonne nettement faux. Le temps n'est plus loin où la Science moderne se fera l'ennemie de la Religion avec le Scientisme positivisme. Tous n'y ont pas pris garde heu­reusement, mais on en était déjà là depuis Condorcet. De plus en plus chez le savant chrétien une cloison étanche s'é­tablit entre sa science et sa vie intellectuelle chrétienne. On cite le cas d'un mathématicien Jésuite : le P. Poulain, si je ne me trompe, qui s'éleva à de hauts états mystiques en partant des mathématiques et sans sortir des mathématiques. C'est vraiment, je crois, une exception, et encore n'était-elle peut-être plus permise qu'en mathématiques. Les mathéma­tiques, en effet, par le degré de leur abstraction et les qualités de leurs certitudes, ont été moins contaminées que les autres disciplines par les « fausses métaphysiques de derrière la tête » qui, dans la plupart des travaux scientifiques des XVIlIm eet XIXm e siècles ont présidé aux expériences et se sont mêlées aux théories.

De Descartes à Russel, tous les systèmes de philosophie (monadologie, ontologisme, kantisme, hégelianisme, posi­tivisme, bergsonisme), partent de la science moderne et cherchent à l'asseoir, à la fournir de fondements. Ils se pensent en fonction d'elle, et chacun leur tour réagissent sur elle en influençant souvent à son insu le cheminement de la pensée scientifique.

L'unité relative de cette pensée n'est sauvée que par un-certaine notion de laScîence plus négative d'ailleurs que posir tive et qui est métaphysiquement opposée à la notion médié­vale de Science. Les riches matériaux accumulés sous le règne de cette notion moderne de Science (fondée par

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Descartes) sont évidemment intégrables à une synthèse qui serait reprise d'un point de vue chrétien et total. Mais quant à son aspect formel, je la crois inintégrable à la pensée chré­tienne. Au reste, au sein même de son organisation provi­soire, la Science moderne est encore devant une quantité de faits non classés et dont beaucoup sont probablement inclassables en raison des idéologies diverses et souvent contradictoires qui sont entrées en composition avec les expériences, les formules et les hypothèses. Pour la pensée achrétienne, l'essentiel est que l'Univers puisse s'expliquer sans qu'il soit aucunement besoin de recourir à l'idée de Création, de commencement, de cause première, de finalité, e t c . qui sont considérées comme des idées anti-scientifi­ques. Exemple frappant de ce qui se passe actuellement en astrophysique : devant l'irréversibilité thermodynamique de l'Univers, aggravée par la dégradation de la matière en cha­leur (radio-activité), processus qui postule un commence­ment et une fin, des savants tels que Nerst font des efforts désespérés pour trouver le moyen de fermer le cycle et de prouver l'état stationnaire.

Il faut, coûte que coûte, pour rester fidèle à l'esprit scien­tifique moderne, que l'Univers ne commence jamais, ne finisse jamais et puisse complètement se passer de Dieu.

Tout au plus, aux yeux des moins sectaires, Dieu appa­raît-il comme une hypothèse légitime au même titre que le monisme évolutionniste, ou la théorie de l'état stationnaire. Encore peut-on être dispensé de choisir par l'agnosticisme qui continue de se porter très bien.

Ainsi s'explique-t-on que l'essentiel du Scientisme, ce qu'il a de foncièrement anti-chrétien continue de faire florès non seulement dans toute l'étendue de l'enseignement pri­maire ou secondaire, mais encore chez les savants authen­tiques. On n'en finirait pas d'énumérer les ouvrages de science publiés durant ces dernières années qui en sont plus ou moins subtilement pénétrés. Marcel MoII, Houllevigue, Perrin, etc. . On n'oubliera pas de si tôt la désolante préface donnée par cet éminent physicien au beau livre de Couderc sur l'Architecture de l'Univers. Ce beau livre lui-même (on rêve de ce sujet traité par Albert le Grand avec les données actuelles) emprunte ses éléments de métaphysique à Anatole France. Ce qui est bien fait pour inspirer la pitié.

Mais en dehors de ce courant scientifique, issu de Descar­tes et de toutes ces vicissitudes, où Descartes lui-même ne

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reconnaîtrait plus toujours son esprit et sa méthode, il y a un autre courant scientifique non conformiste, qui part de Pascal et semble devoir de plus en plus triomphalement aboutir dans la physique contemporaine. Son empirisme reste dans la pure ligne primitive des pré-baconiens du Moyen-Age et de Léonard de Vinci. Il bénéficie en physique de 1 ébranlement récent du déterminisme, en dehors de l'échelle macroscopique. Sans rien perdre de ce qui s'est acquis d'inébranlable au cours de la formidable aventure cartésienne, Louis de Broglie rallie la route royale \

Est-ce à dire que nous revenons à l'ancienne synthèse où toutes les sciences humaines retrouvent leur place et cessent de se disputer le terrain, les titres de noblesse et les degrés de certitude, pour recommencer, à l'Hommage et à la Louan­ge du Verbe Créateur, le concert interrompu. Je crois que nous en sommes encore loin. Si l'accord se fait de plus en plus entre chimistes et physiciens, (par absorption progres­sive de la chimie dans la physique) les disputes ne semblent pas près de finir entre physico-chimistes et biologistes vita-listes sur le problème de la vie. Enfin, les biologistes les plus libres de préjugés positivistes et les plus indépendants par leur formation intellectuelle se montrent encore très timi­des à l'égard du plus sain finalisme intrinsèque. Je parle ici de ce finalisme intrinsèque que Léonard avait dépouillé des naïvetés médiévales du finalisme extrinsèque, avant que Descartes n'ait rebrouillé les deux finalismes en un seul qu'il semblait condamner en bloc et que tous, après lui, jusqu aux positivistes, se sont accordés à rejeter systémati­quement.

D'UN CERTAIN JANSÉNISME

Je voudrais terminer ces suggestions par quelques remar­ques sur l'anti-cartésianisme de Pascal qui, je crois, m'aide­ront à préciser l'orientation de ma curiosité.

Si la Science moderne a fait une énorme consommation de métaphysique et d'hypothèses, elle a usé aussi une quantité de dieux, jusqu'à s'en passer complètement : Dieu à chique­naude de Descartes, Dieu-mécanicien des Cartésiens, Dieu horloger de Voltaire, Dieu-humanité (plus ou moins archi-

I. Le causalisme de Meyerson, pourtant si passionnant, n'est peut-être pas encore de tout repos, mais il est certainement utilisable.

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PENSÉE CHRÉTIENNE 985

tecte de Comte) Dieu axiome de Taine, Dieu immanent et provisoire de Renan, etc . . Je crois que c'est parce que ces secrets postulats métaphysiques et même méthodologi­ques ont toujours été radicalement incompatibles avec le Dieu Cause totale et continuelle efficiente et finale, avec le Dieu créateur des chrétiens.

C'est pourquoi il me semble que Pascal avait vu profond et juste, lorsque, contre l'engouement de tout un siècle, il continuait à branler la tête :

« Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu ; mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement. Après cela, il n'a plus besoin de Dieu ».

Quelles qu'aient été les intentions de Descartes, on s'est assez vite arrangé pour se passer même de la chiquenaude.

Mais quand Pascal ajoute à sa critique de Descartes que, quand tout ce travail « incertain et pénible » aboutirait à donner la vraie « composition de la machine », il « n'es­time pas que toute la philosophie (entendez toute la science de l'Univers) vaille une heure de peine » ; cela qui enveloppe dans la même réprobation Descartes aussi bien que le Pascal d'avant la conversion, n'est plus chrétien, mais jan­séniste. C'est une dépréciation systématique, étrangère au christianisme orthodoxe, de l'activité naturelle de l'homme.

Le Christianisme non seulement pousse à une contempla­tion pénétrante en tous sens et, s'il se peut, exhaustive de l'Univers, pourvu que Dieu en soit mieux connu, davan­tage aimé, glorifié par toute découverte.

Le Christianisme pousse à l'accomplissement humain (parabole des talents), il veut que le savant persévère dans sa science et y trouve les échelons de sa montée vers Dieu.

Mais si toutes les industries de l'homme, fruit d'une scien­ce qui le distrait de Dieu, n'aboutissent qu'à ce que nous voyons, c'est qu'il est grand temps pour les chrétiens de réviser tant de notions fondamentales qu'ils empruntent paresseusement à un monde intellectuel dont ils ne sont pas, et de se remettre ainsi en mesure de reprendre une bonne fois I'INITIATIVE.

Jean PLAQUEVENT.

ESPRIT - Mars 1933 - Page 13 sur 13