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Chronique Sociale PRÉSENTATION DE L'AGENCE HAVAS Comme à l'enfant l'enseignement apprend à constituer les cadres de sa vie intellectuelle, la presse a pour mission d'ap- prendre à l'homme la vérité sur les choses de la cité. Selon une formule elle doit « informer le souverain », c'est-à-dire, en régime démocratique, tous les citoyens. Les industriels qui fondèrent autrefois le Temps l'avaient bien compris, qui récla- maient avant tout de leurs collaborateurs la plus sévère vérité. L'histoire de la presse, dans ces dernières années est, toute entière, l'histoire d'une mission, d'une vocation trahie : le Temps, les Débats, d'autres encore, aux mains des munition- naires, au service du Comité des Forges — la presse dite d'in- formation, qui n'est plus en réalité qu'une presse d'opinion : parce qu'on choisit les nouvelles qu'on publie, qu'on les pré- sente sur des plans différents, qu'on les cache ou les met en valeur pour appuyer telle ou telle campagne. Tout gouverne- ment pour appuyer sa politique, toute grosse affaire pour se développer ou se disculper enploient cet extraordinaire moyen de propagande : la presse « d'information » où l'on prépare l'opinion publique aux emprunts, à la lutte contre les traite- ments des fonctionnaires ou, tout aussi bien, à la politique dite de « sécurité ». Cette information dépend aujourd'hui des grandes agences, telle l'agence Havas, qui la filtrent, la choisissent, la distribuent, exerçant un véritable monopole de fait. Leur puissance est si grande qu'elles n'ont pas craint de réclamer des gouvernements, à leur congrès de Madrid, en 1932, la priorité de toutes com- munications télégraphiques : ce qui cristaliserait, établirait matériellement leur monopole de l'information. Que cette puissance essentielle soit au service exclusif de l'Argent, ESPRIT - Avril 1933 - Page 1 sur 7

Esprit 7 - 11 - Présentation de l'agence Havas

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Chronique Sociale

PRÉSENTATION

DE L'AGENCE HAVAS

Comme à l'enfant l'enseignement apprend à constituer les cadres de sa vie intellectuelle, la presse a pour mission d'ap­prendre à l'homme la vérité sur les choses de la cité. Selon une formule elle doit « informer le souverain », c'est-à-dire, en régime démocratique, tous les citoyens. Les industriels qui fondèrent autrefois le Temps l'avaient bien compris, qui récla­maient avant tout de leurs collaborateurs la plus sévère vérité.

L'histoire de la presse, dans ces dernières années est, toute entière, l'histoire d'une mission, d'une vocation trahie : le Temps, les Débats, d'autres encore, aux mains des munition-naires, au service du Comité des Forges — la presse dite d'in­formation, qui n'est plus en réalité qu'une presse d'opinion : parce qu'on choisit les nouvelles qu'on publie, qu'on les pré­sente sur des plans différents, qu'on les cache ou les met en valeur pour appuyer telle ou telle campagne. Tout gouverne­ment pour appuyer sa politique, toute grosse affaire pour se développer ou se disculper enploient cet extraordinaire moyen de propagande : la presse « d'information » où l'on prépare l'opinion publique aux emprunts, à la lutte contre les traite­ments des fonctionnaires ou, tout aussi bien, à la politique dite de « sécurité ».

Cette information dépend aujourd'hui des grandes agences, telle l'agence Havas, qui la filtrent, la choisissent, la distribuent, exerçant un véritable monopole de fait. Leur puissance est si grande qu'elles n'ont pas craint de réclamer des gouvernements, à leur congrès de Madrid, en 1932, la priorité de toutes com­munications télégraphiques : ce qui cristaliserait, établirait matériellement leur monopole de l'information.

Que cette puissance essentielle soit au service exclusif de l'Argent,

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c'est ce que nous devons montrer aujourd'hui sur l'exemple précis de l'Agence Havas, on en tirera les conclusions qu'il se doit.

A.U.

Histoire sommaire de l'Agence Havas

Immédiatement après la Guerre, en 1920, l'Agence Havas qui, depuis 1860 était une agence d'informations, absorbait la Société Générale d'Annonces (Agence Lagrange et Cerf) contre remise de 10.000.000 d'actions Havas.

La grande agence vint alors s'installer 62, Rue de Richelieu et son capital passait à 18 millions et demi. Dès lors, le capital d'Havas s'accroît rapidement : de 27 millions 750.000 francs en 1921, il passe à 37 millions en 1922, à 50.000.000 en 1924, à 87.000.000 en 1927, à 105.000.000 en 1930.

Ces sommes considérables étaient nécessitées par la création de nouvelles succursales en Province et de services d'affermage de journaux. L'agence Havas en effet, était obligée d'avoir recours à la publicité pour pallier à l'insuffisance des recettes de l'information. Les chiffres à ce sujet, sont éloquents : ils démontrent que si en 1929 par exemple, dans les comptes d'ex­ploitation, l'information comporte au crédit, une somme de 161.068 fr., la publicité par contre, apparaît la même année avec un crédit de 24.161.565 francs.

La concurrence des agences étrangères d'informations ainsi que la situation financière peu brillante des journaux obligent en effet l'Agence Havas à vendre ses informations très bon marché. II lui est donc nécessaire d'avoir recours à la publicité pour faire rentrer dans ses caisses les sommes considérables indispensables à la vie de l'affaire.

En matière de publicité, il faut distinguer trois catégories bien distinctes :

1° La publicité d'influence, c'est-à-dire celle qui est faite par un Gouvernement pour préparer ou appuyer des décisions, pour étouffer un scandale ou pour voiler au public certains mouvements à l'étranger dont la révélation pourrait orienter l'opinion contre la politique intérieure suivie. Cette publicité, qui n'a évidemment aucun caractère commercial, se traduit par des fonds versés à l'Agence Havas avec mission bien définie. La dernière interpellation de Messieurs Domange et Scapini sur les sommes attribuées à l'Agence Havas et aux banques lors de la Conversion en est un des multiples exemples.

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2° La publicité commerciale. On sait en quoi consiste cette dernière : Une entreprise décide, pour développer sa vente, d'exercer sur le consommateur direct, c'est-à-dire le public et sur les divers intermédiaires, c'est-à-dire les grossistes et les détaillants, une action susceptible d'augmenter la demande du produit fabriqué par elle. 3 Un budget de propagande est affecté à cette campagne et sa distribution est confiée soit à un chef de publicité, soit, et c'est le cas le plus fréquent, à une agence de publicité. Le rôle de cette dernière est alors de déterminer, en fonction d'une étude appro­fondie du marché, des possibilités commerciales du moment et des capacités financières de la firme intéressée, le choix des meil­leurs supports publicitaires et leur répartition dans le temps. Ce premier travail élaboré, l'Agence de publicité passe les ordres aux propriétaires des divers moyens de propagande définitivement fixés.

L'Agence Havas groupant les services généraux d'une agence de Publicité mais aussi de la plupart des supports publicitaires, presse, affichage, radiophonie est donc en principe, admirable­ment placée pour gérer les budgets commerciaux.

3° La publicité financière. Celle-ci consiste à appuyer dans la presse, par des annonces ou par des articles rédactionnels, les diverses opérations des grandes banques : émissions, emprunts etc.... La publicité financière comporte des budgets de soutien et des budgets de silence. L'Agence Havas, amie très fidèle de la Banque de Paris et des Pays-Bas a une agence financière bien à elle : l'Agence Nouvelle.

Contrairement à ce qui se passe pour Havas, les agences étrangères d'informations telles que Reuter en Angleterre, Wolf en Allemagne, ne s'occupent essentiellement que d'infor­mations. Il existe bien en France des agences concurrentes de l'Agence Havas telles que l'Agence du Petit Parisien, Radio-Informations, Fournier, etc.... mais elles ne peuvent arriver à empêcher l'Agence Havas d'être la maîtresse toute puissante de l'information française.

Contrôlant ainsi l'information, la presse Havas était évidem­ment merveilleusement placée pour affermer la publicité des journaux. Qu'entend-on d'ailleurs par affermage ? C'est 1 en­gagement pris par une agence de publicité vis-à-vis d'un jour­nal, d'assurer à ce dernier, un chiffre minimum annuel de publicité, moyennant quoi elle perçoit sur le montantdes ordres passés, un pourcentage variant entre 35 et 45 %.

Certes, les journaux préfèrent être libres, mais, immédiate-

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ment après la Guerre et, désorganisés pour la plupart, ils n'a­vaient pas de représentants à Pans et ne pouvaient de ce fait, recueillir un chiffre important d'ordres extra-régionaux. Ils furent donc heureux de trouver auprès de la plus grande agence Française, un appui qui leur assurât à l'origine, une grande extension de leur publicité.

Fort bien organisée grâce à ses services parisiens, à son réseau de succursales et à sa puissance financière, l'agence Havas a réussi à affermer en dix ans plus de 240 journaux régionaux et locaux de toutes nuances politiques. Citons parmi eux :

A Paris. — Ce que l'on appelle le groupe des quatre grands, c'est-à-dire le Journal, le Matin, l'Écho de Paris et le Petit Journal.

En Province. — De nombreux journaux tels que la Petite Gironde, la Dépêche du Nord, le Télégramme de Boulogne, le Journal de Rouen, l'Ouest-Eclair, la Dépêche de Brest, le Petit Méridional, le Petit Marseillais, l'Eclaireur de Nice, le Nouvelliste de Lyon, le Moniteur et l'Avenir du Puy-de-Dôme, etc....

La conséquence de cet état de choses fut que, profitant de ses relations puissantes, et faisant état de sa presse affermée et ralliée, Havas imposa son entremise pour la distribution des budgets importants de publicité et en particulier, des budgets d'Etat ou étrangers. Ces derniers craignaient en effet, et l'exem­ple du Groupe des Huiles et essences américaines l'a illustré, que l'Agence Havas intervînt auprès du Gouvernement pour augmenter les droits à l'importation ou pour créer un mouve­ment national contre l'achat de produits étrangers.

D autre part, les budgets commerciaux estiment trouver, auprès de l'Agence Havas, des prix plus bas, des conditions meilleures, ont confié en grande partie la gestion de leur publi­cité à l'Agence Havas.

Rien n'empêcha alors Havas, ayant la force en mains d'aller, comme disait Bismarck, « de l'avant dans son sens ». Elle favo­risa dans la distribution des budgets, sa presse affermée et né­gligea forcément les journaux libres. Lorsque ceux-ci protes­tèrent, on leur répondit : « Vous n'avez vous-mêmes qu'à vous affermer, vous aurez les avantages de la collaboration d'Havas ».

Lorsque les journaux au contraire, non seulement refusent de s'affermer, mais prennent position contre Havas, celle-ci n'a qu'un but : détruire leur influence, saper leur clientèle. Le cas de l'Ami du Peuple est probant à ce sujet.

Certains journaux préfèrent se rallier, d'autres au contraire.

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gardent leur indépendance, et ceci d'autant plus que commence à se dessiner actuellement, dans la clientèle commerciale comme dans le public, une réaction contre l'omnipotence d'Havas.

Au point de vue de la publicité, Havas a, certes, des concur­rents en France, mais ces concurrents sont très loin de posséder l'organisation de la grande Agence. Les plus importants ont dû très souvent se placer sous le contrôle d'Havas afin de pou­voir traiter les affaires de leur clientèle dans des conditions avan­tageuses. C'est le cas des grandes filiales telles que la Société Nouvelle de Publicité, la Société Européenne de Publicité, l'Avenir-Publicité, Périodique-Publicité, Agence Parisienne de Publicité (Hémet Jep et Carré), Dam-PubJicité Crédit-Publi­cité, Compagnie Française de Radiophonie (Radio-Paris), etc. .

Les agences anglaises et américaines libres qui réussirent fort bien après la guerre n'ont pu actuellement, en face d'une cer­taine réaction nationaliste, conserver la première position acquise. C'a été le cas du groupe Dorland, Mac Khan Corpo­ration, Lord et Thomas, Walter Thomson, Crawford, Erwin, Wasey, etc....

Les agences libres sont peu nombreuses en France. Elles sont d'ailleurs dans l'impossibilité de grandir au-delà de certaines proportions, parce que la situation économique actuelle étant peu favorable à la publicité, les nouvelles affaires sont rares et doivent être traitées à des prix très bas.

D'autre part, les anciennes affaires appartiennent en général à l'agence Havas ou à ses filiales qui, bien placées par l'affer­mage des journaux pour obtenir les meilleurs prix, ne songent nullement à abandonner les distributions dont elles sont char­gées actuellement.

Les filiales de 1 agence Havas, vis-à-vis de la clientèle, se prétendent toujours libres mais un simple examen des conseils d'Administration prouve le contraire. Nous trouvons en effet dans tous les conseils d'administration des filiales précédem­ment nommées, les noms des membres du Conseil d'Adminis­tration de l'agence Havas, c'est-à-dire, MM. Léon Renier père, Léon Renier fils, Maurice Depierre, Charles Houssaye, Carre, Paul Sencier, Pierre Argence, etc....

Si l'agence Havas tient fortement entre ses mains la presse, elle a aussi acquis un droit de regard très important dans l'affi­chage par son ingérence dans la Société Européenne de Publicité, dans l'Avenir-Publicité, dans l'Affichage du Domaine Muni­cipal, etc.... D'ailleurs, on peut dire pour l'Avenir Publicité que cette maison, créée grâce aux capitaux de M. Henri Lillaz du

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Bazar de l'Hôtel de Ville, connaît également le chemin de la maison la plus proche, c'est-à-dire, le Conseil Municipal.

Enfin, l'Agence Havas est évidemment très soutenue au point de vue financier par la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui l'appuie toujours lors de difficultés financières ou lors de certaines augmentations de capital.

Malgré toute la puissance que nous venons d'indiquer, existe-t-il cependant en France, des causes de déclin prochain de l'A­gence Havas ? On ne peut affirmer qu'ils soient vraiment tan­gibles, mais par contre, des raisons psychologiques et d'ordre presque sentimental commencent à dresser actuellement le grand public contre l'agence Havas. Peut-être d'ailleurs, cette attitude tient-elle simplement au fait que le Français, né indivi­dualiste, est toujours contraire à une puissance disproportion­née, contre laquelle l'individu comme l'Etat est impuissant. D'autre part, crrtaines interventions de l'agence Havas en faveur de cas politiques douteux ou de marques étrangères venant en quelque sorte concurrencer nos grandes industries nationales ont été fort mal accueillies de la population française.

Enfin, les « annonceurs » supportent difficilement la con­trainte de l'Agence Havas qui, maîtresse d'une partie impor­tante des moyens publicitaires, prétend contrôler intégralement le marché de la publicité et empêche, lorsqu'il lui plaît, le passage des ordres dans les journaux affermés par elle.

Pour se défendre, les annonceurs ont cherché à faire des groupements, mais ceux-ci semblent avoir été jusqu'ici im­puissants car, travaillés individuellement par les Directeurs de l'agence Havas, certains d'entre eux n'ont pas voulu adhérer à ces sortes d'unions et ont rendu stériles les efforts des autres.

L'ingérence de l'agence Havas dans les affaires économiques d'État est certes inquiétante, car elle semble indiquer que les différents Ministères sont obligés de passer par elle pour la propagande des produits nationaux, même si celle-ci est faite à des conditions nettement supérieures à celles qui pourraient être consenties par d'autres agences libres,

Pour ne citer que quelques produits nationaux, le Riz d In­dochine, la Bière, les Oranges etc.... sont entre les mains de I agence Havas.

Y a-t-il actuellement un effort dans la presse Française pour se libérer du joug, chaque jour plus accentué, donc chaque jour plus dangereux ? Oui, mais faiblement. Des groupes se sont depuis quelques années, noyautés autour de journaux ayant le

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« vent en poupe », c'est-à-dire, la faveur du public. Les deux principaux de ces groupes sont 1° le groupe Petit Parisien, qui rallie autour de lui le Nouvelliste de Lorient, Ouest- Journal et surtout Marseille-Matin, concurrent actif du Petit Marseillais, puissamment soutenu par les Compagnies Fabre et Fraissinet; 2° Le groupe Patenotre, c'est-à-dire une vingtaine de petits journaux de province et, depuis quelques mois, le Petit Journal. A ce sujet, il est curieux de constater que si l'agence Havas garde la publicité des affaires anciennes, soumises au régime des « qua­tre grands », par contre, la publicité des affaires nouvelles est libre.

Nous avons souvent parlé ici des forces qui règlent la cité sous l'apparence fragile des gouvernements. II n'est pas inutile de les présenter au public les unes après les autres.

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