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Revue n° 96 - mars 2010 8 1 10 2 SOMMAIRE Directeur de la publication : Gilles Finchelstein / Rédacteurs en chef : Thierry Germain - Laurent Cohen / Webmestre : Jean-Pierre Pécau FONDATION JEAN-JAURÈS - 12 CITÉ MALESHERBES - 75009 PARIS - 01 40 23 24 00 7 CRITIQUES I JOSPIN PAGE A PAGE par Thierry Germain I L’ENFER DE MATIGNON. CE SONT EUX QUI EN PARLENT LE MIEUX - Raphaëlle Bacqué et Philippe Kohly (Editions Albin Michel) par Virginie His I CHAQUE PAS DOIT ETRE UN BUT - Jacques Chirac, Jean-Luc Barré (Nil Editions) par Jérémy Sebbane I L’ANTISEMITISME A GAUCHE, HISTOIRE D’UN PARADOXE, DE 1830 A NOS JOURS - Michel Dreyfus (Editions La Découverte) par Nicolas Vignolles I DE QUOI COMMUNISME EST-IL LE NOM ? - Revue Contretemps, n°4 par Thierry Roure CHRONIQUES I L’EUROPE PAR LE MARCHE – HISTOIRE D’UNE STRATEGIE IMPROBABLE - Nicolas Jabko (Presses de Sciences Po) par Etienne Pataut I POURQUOI LES CRISES REVIENNENT TOUJOURS - Paul Krugman (Editions du Seuil) par Joël Le Déroff I 428, UNE ANNEE ORDINAIRE A LA FIN DE L’EMPIRE ROMAIN - Giusto Traina (Editions Les belles lettres) par Benjamin Foissey I AL-ANDALUS, 711-1492 : UNE HISTOIRE DE L’ESPAGNE MUSULMANE - Pierre Guichard (Editions Hachette) par Benjamin Foissey ECHAPPEES I INVICTUS - Film américain de Clint Eastwood par Jérémy Sebbane 2 6 5 10 9 8 3 4 1 7

Esprit Critique 96

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Revue Esprit Critique 96

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Revue n° 96 - mars 2010

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SOMMAIRE

Directeur de la publication : Gilles Finchelstein / Rédacteurs en chef : Thierry Germain - Laurent Cohen / Webmestre : Jean-Pierre PécauFONDATION JEAN-JAURÈS - 12 CITÉ MALESHERBES - 75009 PARIS - 01 40 23 24 00

7CRITIQUES

I JOSPIN PAGE A PAGEpar Thierry Germain

I L’ENFER DE MATIGNON. CE SONT EUX QUI EN PARLENT LE MIEUX -Raphaëlle Bacqué et Philippe Kohly (Editions Albin Michel)par Virginie His

I CHAQUE PAS DOIT ETRE UN BUT - Jacques Chirac, Jean-Luc Barré (Nil Editions)par Jérémy Sebbane

I L’ANTISEMITISME A GAUCHE, HISTOIRE D’UN PARADOXE, DE 1830 A NOS JOURS -Michel Dreyfus (Editions La Découverte)par Nicolas Vignolles

I DE QUOI COMMUNISME EST-IL LE NOM ? - Revue Contretemps, n°4par Thierry Roure

CHRONIQUESI L’EUROPE PAR LE MARCHE – HISTOIRE D’UNE STRATEGIE IMPROBABLE -

Nicolas Jabko (Presses de Sciences Po)par Etienne Pataut

I POURQUOI LES CRISES REVIENNENT TOUJOURS - Paul Krugman(Editions du Seuil)par Joël Le Déroff

I 428, UNE ANNEE ORDINAIRE A LA FIN DE L’EMPIRE ROMAIN - Giusto Traina(Editions Les belles lettres)par Benjamin Foissey

I AL-ANDALUS, 711-1492 : UNE HISTOIRE DE L’ESPAGNE MUSULMANE -Pierre Guichard (Editions Hachette)par Benjamin Foissey

ECHAPPEESI INVICTUS - Film américain de Clint Eastwood

par Jérémy Sebbane

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CRITIQUES

A L'ESSAI

1. JOSPIN PAGE A PAGE

PAR THIERRY GERMAIN

Avant que Lionel Jospinne fasse valoir à son tourson droit d’inventaire1, ilaura occupé bien des pagesde multiples opuscules.Dans son journal inter-rompu2, qui aurait pus’intituler « Jocrisse au paysdes longues figures »,Sylviane Agacinski accuse :« il [Lionel Jospin] a souffert

de la publication de biographies dans lesquelles ilne se reconnaissait pas ».

Et c’est vrai que cerner l’hommeJospin ne semble pas chose aisée.Serge Raffy3 cale (« tout homme poli-tique est un leurre »), Jean-Paul

Huchon4 doute (« cethomme reste un mys-tère ») et même le fidèleOlivier Schrameck5 seperd en conjectures : « jedemeurais frappé parl’amplitude potentielledu personnage ».

Tentons donc de voirà quoi cela ressemble, une amplitudepotentielle.

Jospin est rigide

« Lionel Jospin n’a pas les neurones flexibles »(Michel Rocard ; entretiens avec Georges-MarcBenamou)

Cette rigidité souvent évoquée, chacunl’exprime à sa façon : sobre pour Jean-Paul Huchon

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(« il est raide »), prudente pour François Hollande(« son maître mot, c’est se contrôler »), un tantinetdirecte pour François Mitterrand (« quel coincépsychorigide, cérébral et compliqué »).

Même lorsqu’elle s’emploie à couvrir le tenacebruit de fond qui définitivement éloigne LionelJospin de la catégorie des artistes de cabaret, sacompagne n’inverse pas fondamentalement latendance : « L n’est pas souple, mais il a une droi-ture corporelle qui répond à sa droiture morale età son orgueil ».

Elle en mesure d’ailleurs les raisons : l’enjeuest d’abord de « se faire connaître, reconnaître,craindre. L’amitié vient en surcroît, comme unluxe qui reste fragile ». Les politiques tels lesmasques de James Ensor, ce n’est pas si mal vu.Au demeurant, si rigueur est rigidité, si droitureest aveuglement, si obstination est acharnement,si sérieux est ennui et si conviction est naïveté, onpeut effectivement dire que Lionel Jospin est« rigide ».

Mais dans le cas contraire ?

Jospin aime la castagne

« Quel dommage qu’il n’ait pas le caractère deJospin. Quelle carrière il aurait fait » (Mitterrandsur Laurent Fabius, cité par Franz-Olivier Giesbert)

« Tel est Jospin : hérissécomme un fagot d’épines, il pré-fère mourir que de se rendre »,dit aussi FOG6. Serge Raffyn’hésite pas à généraliser lepropos : « Jospin aime lesgrandes batailles. Son œils’éclaire au moment des chocsfrontaux ».

C’est ce « battling Jospin » qui aura seméquelques fameux horions, en affrontant GeorgesMarchais à la télévision (« moi aujourd’hui, j’aidonné des cours. Vous, ça fait trente ans que vousn’avez pas été en usine »), Laurent Fabius dans lescongrès, François Mitterrand en son palais, MichelRocard dans les journaux (avec le bien peu res-pectueux « gouverner mieux » en 1988), Chiracenfin un peu partout.

Avec en point d’orgue le fait d’armes d’avoirattrapé le président par le revers de sa veste, en

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CRITIQUES

plein palais de l’Elysée et à peine la présentationdu nouveau gouvernement Cresson achevée.« On ne m’a jamais traité comme cela », souffleraun Mitterrand un peu chiffonné et plutôt ébahi.

Mesurait-il à quel point ?

Jospin est un éthique qui parfois tique

« Dans la faune mitterrandienne, composée géné-ralement de fauves, petits ou grands, Jospin est trèsatypique, c’est un raton laveur » (Franz-OlivierGiesbert)

Lorsque qu’il évoque les éléphants socialistes,Jean-Paul Huchon distingue Lionel Jospin : « ilintroduisait de l’éthique. Il ignore la mesquinerieet respire la loyauté ».

La posture personnelle sera déterminantedans la « seconde carrière » de Lionel Jospin.Positive puisque collant bien à la période, elleviendra pourtant focaliser à l’excès le débat del’élection présidentielle. Cette sincérité peut aussi« jouer à la baisse» dans les périodes difficiles.Après Rennes, « l’homme est rompu par tant decontradictions intérieures » qu’il « est désormaisstatique et replié sur ses désillusions », dit Jean-Paul Huchon. « Jospin est dans un état étrange,regardant devant lui, sans expression. Il ne lèverapas le petit doigt », confirme Giesbert.

Michel Rocard7 dresse luiaussi ce portrait d’un hommedont la sincérité foncière (« lacaractéristique qui soutienttout le système : il n’aime pas lemensonge ») peut se transfor-mer en une réelle fragilité(ainsi son spectaculaire retraitde la vie politique au soir du 21avril 2002 : « sans doute un

trait de caractère qu’il n’a pas traité »).

Ce « trait », ne serait-ce pas l’orgueil ?

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Jospin ou l’art de donner du temps au temps

« Peut-on rattraper le temps qu’on n’a pas perdu ? »(Alexandre Vialatte)

L’on peut en croire Olivier Schrameck, qui leconnaît bien (« il fallait que, dans son esprit, undéclic se produisit pour que cristallisât une déter-mination, alors fermement mise en œuvre ») : lemoteur qui propulse la machine Jospin, outre qu’ilest manifestement à explosion, est un deux-temps.

Son temps mort peut quelquefois tutoyer lachance. Au début de 1993, Lionel Jospin, désireuxde prendre du recul, se voit refuser un poste parAlain Juppé. C’est ensuite Michel Rocard qui fina-lement décide d’être tête de liste auxeuropéennes, avec le résultat que l’on sait. EnfinJacques Delors choisit au terme d’un étrange sus-pens de jeter l’éponge pour 1995.

Mais ce temps n’est pas faitque d’épisodes plus ou moinsheureux. Il change aussi jus -qu’au tréfonds de l’être (« il allaitrevenir en politique et ce neserait plus le même homme »,constate Jean-Paul Huchon àLiévin)8, même si toujours ilpeut être sujet à discussion :perdu ou pas perdu, et pour qui ?

Ainsi, si l’on en croit Rocard, « Jospin estrevenu trop tôt », ce qui n’a pas permis « d’appro-fondir la mutation théorique alors en cours, etdonc d’assumer enfin d’être des sociaux-démo-crates ».

Mais existe-t-il un bon tempo en politique ?

Jospin est un « trop triste »

« Les trotskistes sont objectivement intellectuelle-ment limités » (Michel Rocard ; entretiens avecGeorges-Marc Benamou)

Le « topo guide » de la carrière politique deLionel Jospin présenta longtemps des sentiersdérobés, même s’ils étaient manifestementconnus des professionnels de la discipline.

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CRITIQUES

L’on sait aujourd’hui que sa rencontre avecBoris Fraenkel en 1965, puis la formation quecelui-ci délivre à sa jeune recrue, feront de LionelJospin un membre éminent de l’OCI, sous le« blaze » de Michel. Et que c’est vêtu de ce sous-vêtement idéologique que Lionel/Michel adhèred’abord au PSU, puis au PS en septembre 1971.

Une situation qui va suffisamment durer pourentretenir d’inévitables interrogations sur l’iden-tité profonde de Lionel Jospin. Ainsi en 1986,lorsque « Kostas » (Cambadélis) arrive au PSentouré de 250 membres de l’OCI, cela fait jaserdans les cénacles. D’autant que ce mouvementcollectif intervient après une tentative manquéede débarquement du camarade Lambert, ce viaune commission joliment dénommée « la hache »,laquelle avait pour mission d’enquêter sur lescomptes quelque peu fumeux d’une cellule ultra-secrète dite « israélienne » !

Mitterrand, alerté tôt par Robert Potillon, n’arien ignoré des attaches trotskystes de son pro-tégé d’alors. Il a dû penser qu’il y avait bien assezde Michel comme cela dans son environnementpolitique immédiat, et qu’à tout prendre unLionel lui irait bien mieux. Une affaire de patro-nyme qu’il s’employât à régler à sa façon, nonsans un certain succès.

D’aucuns pensent pourtant« qu’à la fin des fins, quand onen vient à la moelle de laquintessence, ça reste un ma -nœuvrier trotskiste, une sortede machiniste qui ne croitqu’aux appareils »9.

Mais faut-il croire JacquesChirac lorsqu’il parle de Jospin ?

Jospin est à bâbord d’abord

« Jospin est ancré à gauche, attaché à une traditionpopulaire, partisan d’un parti de militants capabled’affirmer son autonomie » (Jean-Paul Huchonévoquant le congrès de Rennes)

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Il ne faut pas oublier que Lionel Jospin futdans les années 1970 l’un des acteurs majeurs dudialogue (parfois rêche) avec le PC, et impulsa lepremier accord électoral législatif avec les vertsde l’histoire du PS (en 1997). Et même siChevènement n’a pu s’empêcher de risquer unbon mot en forme de nuance (« la correctionnelleaurait suffi »), c’est bien son travail autour desAssises de la transformation sociale qui sera àl’origine de la future « majorité plurielle ».

Pour la conforter, certains efforts serontméritoires, ainsi « DSK dont le conseiller parle-mentaire, Gilles Finchelstein, n’a pas répugné àaccueillir dans son bureau de Bercy des chariotschargés de pétitions du PC ». C’est cependant unevision tactique de la gaucheplurielle qui finira par l’empor-ter, avec en germe toutes lesambiguïtés puis les divisionsdu printemps 2002. Une sim-ple « navigation à vue » ensomme, le PS évoluant au cen-tre d’un système imparfait deconcessions et négociations aucoup par coup10.

Dans un mouvement de colère bien compré-hensible, au lendemain du 21 avril 2002, SylvianeAgacinski trahissait le positionnement imparfaitde son infortuné mari en affirmant : « la gauche

qui revit est celle qui s’ennuyaithier, celle que les réformes fontbâiller ». Bien qu’ayant marquéde nettes réticences devant lafameuse « troisième voie » deBlair et Schröder11, Lionel Jospina-t-il pour autant clarifié savision du socialisme et de lagauche ?

Qu’est-ce finalement que le « réalisme degauche » ?

Jospin est l’inventeur de l’inventaire

« Que Dieu préfère les imbéciles, c’est un bruit queles imbéciles font courir depuis dix neuf siècles »(Mauriac)

Avec Mitterrand, ce fut d’abord une complicité« quasi-filiale » qui installa Jospin « en héritier »(Serge Raffy). En fait l’un d’eux seulement :

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CRITIQUES

« J’avais sélectionné Fabius etJospin. Ils se sont fait la guerre »12.L’on sait que cet affrontement va(dé)structurer le PS pour desannées. Avec en point d’orguel’épisode de Rennes, durantlequel même « armé d’un cou-teau en plastique » (Pilhan),« Jospin signe sa rupture avec

Mitterrand » (Giesbert). Signe d’une réelle tension,l’épisode du mouvement lycéen vaudra au prési-dent, fait rare, une véritable « avoinée »téléphonique de la part de Jospin.

L’approche de l’échéance de 1995 se révèle doncdélicate. Outre le fameux « droit d’inventaire », lestraces sont profondes de la déclaration de Jospinrelative au livre de Péan : « on voudrait rêver d’unitinéraire plus simple et plus clair pour l’hommequi fut le leader de la gauche dans les années 70 et80 » (Le Point du 10 septembre 1994). Le plus éclai-rant étant d’ailleurs moins les adjectifs que lesdates : dans les années 90, pour Jospin, Mitterrandn’est plus le leader de la gauche.

De ce moment, selon Laure Adler, l’Elyséebaigne dans le « tout sauf Jospin ». Lucide surDelors, désireux de Mauroy, Mitterrand s’énervede la candidature de Jospin, qu’il a appris de labouche même de l’intéressé, et froidement enre-gistré. Tenu à distance de la campagne, ils’emploiera ensuite à minimiser la performancedu candidat socialiste : « n’importe qui aurait faitle même score. Ces 23 %, ce sont les miens depuisl’élection de 1965 et le congrès d’Epinay ».

Comparant les hommages posthumes deChirac et Jospin, Christophe Barbier13 note que lesecond utilise le « nous », refusant de se poser enhéritier. Et s’il ne pense certainement pas que « lemitterrandisme est ce qui sub-siste quand il ne reste plus riendu socialisme », peut-être irait-iljusqu’à constater avec Giesbertque « le prince de l’équivoque estdevenu le roi du couci-couça » ?Reste que leur histoire communel’empêche à jamais d’avoir sur

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Mitterrand les réserves faussement amusées d’unGilles Martinet (Barbier) : « on ne peut s’empêcherde penser au général Bernadotte, qui n’avaitjamais rêvé de Suède avant d’entrevoir la possibi-lité d’en devenir le roi ».

Et jamais Jospin n’aura non plus à utiliser latactique conseillée par Pilhan à Rocard : « Si vousvoulez survivre, attrapez la queue du Minotaureet ne la lâchez plus. Vous risquez d’être écla-boussé de merde, mais vous êtes sûr de ne pasprendre de coups de cornes » (Raffy).

Tel monsieur Jourdain, Lionel Jospin ferait-ildu mitterrandisme sans le savoir ?

Jospin a été un patron de gauche heureux

« Le paradoxe, c’est qu’on sera battu parce que lelibéralisme a échoué » (Emmanuelli à Bérégovoy ;cité par Franz-Olivier Giesbert)

Notre propos n’est pas dedresser ici le bilan gouverne-mental de Lionel Jospin. Resteque de la circulaire sur le fonc-tionnement général dugou vernement à la mise enœuvre d’un « pacte républicainde développement et de solida-rité », de l’animation de lagauche plurielle aux séminaires gouvernemen-taux, c’est un Jospin heureux que décriventGérard Leclerc et Florence Muracciole14, dans unhôtel Matignon pourtant souvent présentécomme une succursale de l’enfer !

Une seule ombre à ce bonheur, la cohabitationde plus en plus tendue avec le locataire du grandpalais républicain par excellence, sur l’autre rivede la Seine.

Mais s’il peut alors être utile et agréable detraverser le pont, pourquoi vouloir le faire enarmure ?

Jospin avait pourtant plus d’un tour dans son sac

« Lionel Jospin dont la qualité est de ne commettreque très peu d’erreurs » (Christophe Barbier)

Pourquoi aura-t-il fallu qu’il les commettetoutes en même temps !

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CRITIQUES

Si l’on se réfère aux slogans de sa campagnetoulousaine, « Jospin » et « communication » nefurent pas toujours de parfaits synonymes ! Entrel’improbable « un homme, en vrai » et le très vin-tage « la gauche met le turbo », cette mâleaventure s’était belle et bien finie en queue depoisson.

Pourtant, les années Matignon furent mar-quées par une bonne appréhension des enjeux decommunication et d’image. Quant à JacquesSéguéla, il avait heureusement œuvré lors de lacampagne législative victorieuse de 1997, la seulegagnée par le PS sans être dans la foulée d’uneprésidentielle.

Alors, pourquoi tant d’erreurs en si peu detemps ? Pourquoi ne pas prendre plus de recul,mieux maîtriser son temps et son tempo ?Pourquoi se focaliser sur l’adversaire ? Pourquoiune équipe de campagne pléthorique, et uneorganisation complexe ? Pourquoi ne pas se cen-

trer avant tout sur un projet, etune vision de l’avenir ?Pourquoi dire que ce projet« n’est pas socialiste » ? Pourquoiprétendre avoir « péché par naï-veté » sur la question centralede la sécurité ? Pourquoi omet-tre que le premier tour estavant le second, et qu’il sert àrassembler son camp15 ?

Ce n’est pourtant pas dans la recherche defaux coupables et de vraies raisons que toutecette terrible affaire se dénoue, mais peut-être,ironie du sort, dans cette phrase de FrançoisMitterrand cité par Thierry Saussez : « La politiquen’est ni logique, ni morale, c’est d’abord une dyna-mique ».

Au final, quelle dynamique aura manqué en2002 ?

Jospin a un fils en politique

« The Jospin’s son is alive and well and live inWashington » (citation anonyme)

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Ce que semble confirmer Sylviane Agacinski,malgré l’implacable anonymat du prénom :« parmi les politiques, Dominique m’a toujourssemblé le préféré de Lionel ».

Mais existe-il réellement des héritages enpolitique ?

Un jour, si l’on en croit Ariane Chemin et CécileAmar, Staline convoqua Khrouchtchev et luiconfia deux enveloppes. Celui-ci ne devait lesouvrir qu’en cas d’extrêmes difficultés. Lorsqu’ellesse produisirent, Khrouchtchev ouvrit la premièreenveloppe, laquelle contenait cette simple phrase :« mets-moi tout sur le dos ». Avec le 20e congrès,ce fut chose faite. Puis les choses se dégradèrentà nouveau et Khrouchtchev ouvrit la secondeenveloppe. Avec à l’intérieur ce seul message :« prépare deux enveloppes ».

Lionel Jospin ne prépare pas d’enveloppe. Ilfait des livres.

Le fait-il comme Christophe Barbier dit que lefaisait Mitterrand, « en songeant que sa plumeest la plus lente des aiguilles d’horloge » ?

Ou le fait-il parce que, un certain soir d’avril2002, il a pu prendre à son compte une très bellephrase de sa femme, chuchotée un jour à l’oreillede Dominique Desanti : « il faut parfois faire sondeuil des vivants, pas seulement des morts, etc’est encore plus difficile ».

1. Lionel Jospin, Pierre Favier : Lionel raconte Jospin (Seuil ; 2010)2. Sylviane Agacinski : Journal interrompu (Seuil ; 2002)3. Serge Raffy : Jospin, secrets de famille (Fayard ; 2001)4. Jean-Paul Huchon : Jours tranquilles à Matignon (Grasset ; 1993)5. Olivier Schrameck : Matignon rive gauche 1997/2001 (Seuil ;2001)6. Franz-Olivier Giesbert : La fin d’une époque (Fayard/Seuil ; 1993)7. Michel Rocard, Georges-Marc Benamou : Si la gauche savait(Robert Laffont ; 2005)8. Jean-Paul Huchon : La montagne des singes (Grasset ; 2002)9. Franz-Olivier Giesbert : La tragédie du président (Flammarion ;2006)10. Cécile Amar, Ariane Chemin : Jospin et compagnie, l’histoire dela gauche plurielle (Seuil ; 2002)11. Sylvie Maligorne : Duel au sommet (Seuil ; 2002)12. Laure Adler : L’année des adieux (Flammarion ; 1995)13. Christophe Barbier : Les derniers jours de François Mitterrand(Grasset ; 1997)14. Gérard Leclerc, Florence Muracciole : Jospin, l’énigme du con-quérant (JC Lattès ; 2001)15. Jacques Séguéla, Thierry Saussez : La prise de l’Elysée (Plon ;2007)

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CRITIQUES

A L'ESSAI

2. L’ENFER DE MATIGNON.Ce sont eux qui en parlentle mieux

Raphaëlle Bacqué et Philippe KohlySérie documentaire de quatre fois 52 minutesen DVD et VODEditions Albin Michel,septembre 2008, 318 pages, 20 €

PAR VIRGINIE HIS

Ils sont douze*, onze hommes et une femme.Ils ont un point commun : chacun d’eux aséjourné à l’Hôtel Matignon. Dans la vie commedans la série, ils se sont donc pour la plupartsuccédés les uns aux autres dans ce fauteuil auxallures de siège éjectable. Tous les Premiersministres de la Ve République ne sont pas là,puisque Jacques Chirac a été écarté pour exer-cice de fonctions présidentielles. Pierre Bérégovoy,qui mit tragiquement fin à ses jours, est lui pré-sent grâce aux images d’archives. En charge duministère des Finances dans le gouvernementd’Edith Cresson, il tient une large place dans lespropos sans concession de celle-ci, qui luireproche d’avoir entravé son action en lui refu-sant les budgets nécessaires. Première femme àexercer de telles fonctions, elle explique avoirété un « pion » de François Mitterrand qui vou-lait être le premier à nommer une femme à ceposte tout en élaborant la liste de celles et ceuxdevant entrer dans son gouvernement. La damene semble donc guère avoir trouvé de motifsd’épanouissement à Matignon ! Chez ses cama-rades masculins les souvenirs, même s’ils sontsouvent aigres, sont remémorés avec une cer-taine nostalgie, un recul par rapport au tumulteque fut l’exercice de leur fonction si particulière.Les Premiers ministres les plus heureux ont sansaucun doute été ceux de la cohabitation :

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Edouard Balladur etLionel Jospin en fontl’aveu même si tous deuxn’ont jamais pu traverserla Seine pour aller s’ins-taller dans le Palais d’enface… Hormis pourJacques Chirac, et pasdans la foulée l’une del’autre, la fonction dePremier ministre ne sem-ble donc pas être letremplin idéal pour la Présidence, même si cer-tains y croyaient vraiment ou que d’autres ycroyaient pour eux. Ainsi Alain Juppé raconte-t-ilqu’alors qu’il est au plus bas dans l’opinion,Jacques Chirac lui demanda un jour « C’est dur,hein ? ». Alain Juppé en soupirant lui répondit« Oui, c’est dur » et le Président d’ajouter « Vousverrez, on est bien mieux ici ».

De l’antichambre au bureau, des couloirs auxvestibules, le cadre policé de l’Hôtel Matignon,avec son majestueux jardin à la française auxapparences tranquilles, est en réalité rempli dechausse-trappes que le Premier ministre doittenter d’éviter. Il s’y joue une pièce dont aucundes protagonistes n’est dupe. Méfiance, arro-gance, vindicte, désaveu, coups bas et complotsen tous genres, tout y est. Il y a toujours des« visiteurs du soir » pour nuire rive droite auxintérêts du Premier ministre. Car malgré l’enfer,le poste est convoité. Contrairement à ses cama-rades, François Fillon témoigne alors qu’il estaux commandes de la France. Il parle de sonamitié avec le Président de la République, on lesvoit courir ensemble... presqu’une imaged’Epinal. On imagine l’exercice délicat pourl’actuel Premier ministre que de confier ainsi sesétats d’âme ; même s’il avoue regretter la rési-dence de la Lanterne autrefois dévolue auPremier ministre désireux de faire une petitepause, désormais intégrée dans le giron del’Elysée. Il se remémore ses postes de ministre etfait son best of des différents locataires deMatignon qu’il a connus. Sans surprise, c’estEdouard Balladur qui décroche la première placedu podium.

Entre anecdotes, situations tragi-comiques,moments historiques et temps forts de laRépublique, ce sont souvent les petites histoiresqui font la grande. Ainsi ce récit de Michel

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CRITIQUES

Rocard dans le chapitre consacré à la santé desPremiers ministres. Il y relate comment il a finidans un bain chaud pendant que Jean-MarieTjibaou et Jacques Lafleur tentaient de trouverune solution amiable pour régler le conflit enNouvelle-Calédonie. Pris d’une crise de colitenéphrétique affreusement douloureuse, MichelRocard est contraint de quitter fréquemment latable de ce déjeuner qui devait être celui de laconciliation entre les deux parties. La douleurpersistant, le médecin de Michel Rocard ordonnealors « Mettez le Premier ministre dans un bainchaud ! ». Pendant que celui-ci repose soulagédans sa baignoire de Matignon pendant près dequarante-cinq minutes, Jean-Marie Tjibaou etJacques Lafleur trouvent un terrain d’accord etsignent un communiqué commun.

On savoure sans modération le récit desnominations. Raymond Barre avoue sa surpriseet se demande s’il sera à la hauteur, FrançoisMitterrand propose à Pierre Mauroy un ticketgagnant qui restera leur secret jusqu’auxéchéances, Edouard Balladur, après avoir visitéune exposition consacrée à un pharaon, racontequ’il a été informé en regardant la télévision queFrançois Mitterrand le nommait Premier ministre.Dans un déjeuner à quatre avec Pierre Bérégovoyet Jean-Louis Bianco, François Mitterrand aubeau milieu de la réunion de travail expliqueque dans une heure et quart il doit nommer unnouveau Premier ministre et qu’il y a une« petite prime pour Michel Rocard », au granddam de son ami Pierre Bérégovoy. Quant àLaurent Fabius, François Mitterrand l’informelors d’un déjeuner qu’il est un des derniers enliste des premier ministrables. Le jeune énarqueannule alors ses rendez-vous, ayant à peineréfléchi à l’éventualité de prendre Matignon,lorsqu’il apprend dans l’après-midi que FrançoisMitterrand l’a nommé.

Alors, enfer ou paradis ? Comme le dit juste-ment Edouard Balladur, « Je n’ai jamais entendudire que qui que ce soit ait refusé de l’être ».

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L’enfer, c’est aussi l’après-Matignon. QuandMichel Rocard raconte son retour dans son fiefdes Yvelines et qu’il lit le journal dans un bureaude la mairie de Conflans, on imagine le contrasteet le sentiment de n’être plus rien, d’avoir toutperdu. Il faut se reconstruire. Alain Juppé a« pansé ses plaies à Venise ». Pierre Mauroy est leplus émouvant car, plus que quitter Matignon,c’est quitter François Mitterrand qui l’attriste. Lesimages d’archives de ce dernier petit-déjeuner entête-à-tête témoignent de cette difficulté à sequitter pour les deux hommes qui tentent deralentir la course frénétique du temps pourpasser encore quelques instants d’amitié.François Mitterrand dira « ce sera un des momentsles plus émouvants de ma carrière politique ».

En quatre heures d’images et de témoi-gnages, ce documentaire nous plonge dans celieu de pouvoir exceptionnel mais aussi dansl’univers parfois impitoyable de la politiquefrançaise et de la Ve République. On y voit leshommes derrière la fonction, et ce point de vueest trop rare pour ne pas être goûté à sa justevaleur.

* Pierre Messmer, Raymond Barre, Pierre Mauroy, MichelRocard, Edith Cresson, Edouard Balladur, Dominique deVillepin, Alain Juppé, Lionel Jospin, Jean-Pierre Raffarin,François Fillon.

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A L'ESSAI

3. CHAQUE PAS DOITETRE UN BUT.Mémoires tome 1

Jacques Chirac, Jean-Luc BarréNil Editions,novembre 2009, 512 pages, 21 €

PAR JEREMY SEBBANE

Depuis qu’il n’est plusleur président, les Français,pas rancuniers aprèsdouze ans d’inaction,aiment de plus en plusJacques Chirac devenuchampion des baromè-tres politiques. Comme si,progressivement, l’imagedu politicien sympa-thique et chaleureux avaitremplacé celle du candi-

dat de la fracture sociale jamais résorbée et desinnombrables promesses non tenues.

Dans ce contexte, le succès époustouflant dupremier tome de ses mémoires n’aura été unesurprise pour personne. Il est vrai que la promo-tion de l’ouvrage a été aidée par le renvoi aumême moment de l’ancien Président de laRépublique devant le tribunal correctionnel deParis où il comparaîtra peut-être pour « abus deconfiance » et « détournement de fonds publics »portant sur 21 emplois fictifs à la mairie de Parisqu’il a occupée de 1977 à 1995.

Alors autant dire la vérité : le livre de JacquesChirac est globalement ennuyeux, ne nousapprend pas grand-chose et est assez mal écrit,même si, rendons justice à l’ancien Président, lesautobiographies politiques sont souvent

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dépourvues de style et consensuelles dans lefond comme dans la forme.

Cependant, tout n’est évidemment pas àjeter dans cet ouvrage. On peut par exemplesaluer la pudeur de Jacques Chirac quand ilévoque dans de jolies pages sa jeunesse et safamille. On pourra aussi s’amuser de le voir reve-nir sur sa période communiste (« Ce qui m’aentraîné brièvement vers les communistes, c’estavant tout les idéaux pacifistes dont ils se récla-maient. Comme beaucoup de jeunes gens dema génération, horrifiés par la tragédied’Hiroshima, j’étais hostile à toute nouvelle uti-lisation de l’arme nucléaire »). S’amuser plusencore de le voir revenir sur sa rencontre avecMichel Rocard qu’il trouvait à l’époque, ironie del’histoire, « pas assez à gauche » : « Je me senstellement en phase avec ses convictions antico-lonialistes et tiers-mondistes que je le jugeparfois trop modéré. (…) Un jour, Michel Rocardm’explique qu’il est temps pour moi d’adhérer àla SFIO. Je lui réponds, après avoir accepté del’accompagner à une réunion de section, queson parti me paraît encore trop conservateur, sice n’est réactionnaire, et qu’il manque de dyna-misme. En bref, la SFIO, pour moi, n’est pas assezà gauche ».

On notera également la volonté de JacquesChirac de rappeler son engagement continucontre la peine de mort : « J’ai toujours été hos-tile à la peine de mort, estimant qu’en aucun caselle ne saurait constituer un acte de justice.Personne, selon moi, n’est en droit de porteratteinte à la vie humaine. J’ai beaucoup regrettéqu’on ait tant tardé à prendre une telle décision.Mais celle-ci ne pouvait venir que du chef del’Etat, seul détenteur du pouvoir de gracier ounon un condamné. Si j’avais été élu président dela République en mai 1981, c’est une des pre-mières mesures que j’aurais tenté de faireadopter, mais avec moins de facilité, sans doute,que François Mitterrand. »

On pourra d’ailleurs également juger digneet élégant le bel hommage que Jacques Chiracrend à son prédécesseur François Mitterrand,pour lequel il semble avoir une grande admira-tion et une certaine fascination malgré lesdésaccords que ceux-ci ont pu avoir durant prèsd’un quart de siècle : « Je n’ignore pas la com-plexité du personnage, ni les zones d’ombre qui

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CRITIQUES

jalonnent son parcours, mais l’homme que jedécouvre m’apparaît d’une finesse de jugementet d’une intelligence tactique que j’ai rarementrencontrées dans le monde politique ».

On pourra, enfin, reconnaître à JacquesChirac un certain talent pour la formule semi-assassine quand il évoque Valéry Giscardd’Estaing (« Ce bref séjour commun au fort deBrégançon ne fait que confirmer tout ce qui mesépare d’un président si imbu de ses préroga-tives qu’il en arrive à traiter ses hôtes, fût-ce sonpremier ministre, avec une désinvolture demonarque »), Edouard Balladur (« Sceptique parnature et libéral par conviction, EdouardBalladur est un calculateur froid qui répugneaux emballements et aux coups d’éclat ») ou leNicolas Sarkozy d’avant 1995 (c’est un hommeavec une « volonté, qui ne l’a pas quitté, de serendre indispensable, d’être toujours là, nerveux,empressé, avide d’agir et se distinguant par unsens indéniable de la communication »).

Mis à part cela, force est de constater queJacques Chirac ne se livre pas beaucoup dans cetouvrage. L’ancien Président déroule finalementson parcours au sein des palais de la Républiquesans jamais proposer d’analyse politique, selimitant à des commentaires superficiels etusant de formules convenues et passe-partoutdont il a habitué les Français.

On pourra également lui reprocher unemémoire un peu sélective lorsqu’il passe sur lesaffaires et préfère valoriser son refus incontesta-ble de s’allier avec le Front National plutôt quede rappeler l’épisode du « bruit et des odeurs »,prélude à bien des dérapages qui malheureuse-ment encore aujourd’hui gangrènent la viepolitique française.

Souhaitons en tout cas bonne chance àJacques Chirac pour la rédaction du deuxièmetome de ses mémoires où il reviendra sur sesdouze années de présidence. Nul doute quecette suite sera plus courte, bien peu de Françaispensant que le bilan de ses deux mandatsmérite de s’étaler sur 512 pages…

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A L'ESSAI

4. L’ANTISEMITISME AGAUCHE.Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours

Michel DreyfusEditions La Découverte,septembre 2009, 345 pages, 23 €

PAR NICOLAS VIGNOLLES

L’antisémitisme est un cancer politique. Il aexisté et continue d’exister en France, dans lesesprits et dans les mots. Selon les époques, sonintensité et ses formes ont varié. Religieux, éco-nomique ou racial, l’antisémitisme traversedepuis 1830 l’ensemble de la vie politique fran-çaise, suscitant des débats au cœur de toutes lesformations politiques, de droite comme degauche. C’est ce « comme de gauche », queMichel Dreyfus se propose de comprendre.Comment la gauche, traversée par des idéesaussi puissantes et généreuses que l’universa-lisme, l’antifascisme, l’antiracisme ou le pacifismea pu – ce ne fut jamais le cas que d’une partie deses composantes – s’arranger avec l’antisémi-tisme ? Dans quels interstices, par quelsmanquements, à cause de quels renoncementsla pensée de gauche a-t-elle pu parfois s’avilir aupoint de se laisser tenter par la haine des juifs ?

D’abord une mise au point car ce questionne-ment, forcément passionné, n’empêche pas lalucidité : si l’on peut indiscutablement parlerd’un antisémitisme à gauche, il ne serait pasjuste, historiquement, de parler d’un antisémi-tisme de gauche. Entre la « pensée antisémite »et la gauche, il fut le plus souvent question d’ar-rangement ; tout au long de son histoire, jamaisla gauche n’en a fait un élément structurant deson discours ou de son identité. Au contraire,

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l’immense majorité dela gauche a fait ducombat contre l’antisé-mitisme et contretoutes les formes deracisme le cœur de soncombat politique et unferment de cohésion.Là fut même souvent leplus petit dénomina-teur commun detoutes les gauches !Enfin, si le doute était

permis jusque dans les années 1880-1900, il fautrappeler l’importance de l’affaire Dreyfus pour lagauche française. L’Affaire marque, au tournantdu siècle, une rupture nette. Pour MichelDreyfus, « ce tournant est le plus important detoute l’histoire du rapport de la gauche à l’anti-sémitisme : désormais, plus rien ne sera commeavant ». Pourquoi l’Affaire eut-elle sur la gauchel’effet d’un électrochoc ? Sans doute parce queles socialistes français, notamment, compren-nent à cette occasion que leur combat n’est passeulement social mais qu’il est aussi démocra-tique, qu’il suppose la défense des droits del’homme et donc la dénonciation de l’antisémi-tisme. Il n’est plus possible de se revendiquerouvertement de gauche tout en portant un dis-cours antisémite.

Pour Michel Dreyfus, l’idée d’un antisémitismede gauche s’avère peu pertinente. Certes, sousl’impulsion de Toussenel, une partie de lagauche a grandement contribué au développe-ment et à la « vulgarisation » d’un antisémitismeéconomique, associant systématiquement lejuif à la figure du riche banquier et à la familleRothschild. Certes, la gauche a également faitsienne pendant un temps la pensée racialiste dela fin du XIXème siècle, au nom d’une forme descientisme... Certes enfin, le pacifisme desannées 1930 ou les critiques formulées contre lesionisme puis contre la création d’Israël en 1948ont conduit parfois à des dérives antisémites. Iln’en reste pas moins que, comme l’écrit MichelDreyfus, la responsabilité de la gauche est« moins d’avoir pensé l’antisémitisme que de nepas avoir compris toute sa nocivité ». Quellesformes a pris depuis 1830 cet antisémitisme àgauche, ces « judéophobies multiples » selonl’expression de Maxime Rodinson ?

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CRITIQUES

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Michel Dreyfus recense cinq formes d’antisé-mitisme à gauche. Chacune est le produit d’uncontexte historique et se trouve façonnée voirerenforcée par la réalité économique, institution-nelle, sociale du moment, mais aucune necorrespond pour autant exclusivement à unepériode historique donnée. Le plus souvent, plu-sieurs antisémitismes se sont parfois agrégés etsuperposés en même temps à gauche. Quelssont ces cinq idéaux-types ?

D’abord, l’antisémitisme économique, qui estintimement lié à l’antijudaïsme religieux. La cri-tique anticapitaliste conduit les socialistes, sousla plume d’auteurs comme Toussenel, à repren-dre à leur compte l’image du juif usurier, dubanquier vivant dans l’opulence et le luxe.L’Affaire Dreyfus marquera la fin officielle de cetantisémitisme, même si l’on observera quelquesrésurgences dans certains discours commu-nistes, et dans les rangs des anarchistes et despacifistes.

Un second antisémitisme apparaît dans lesannées 1880. Il puise sa source dans l’affirmationprogressive des nationalismes européens etdans l’apparition en Europe de mouvementsxénophobes. La nation, qui depuis la Révolutionétait plutôt un combat de la gauche, devient un« étendard » de la droite. Le contexte de criseéconomique, le nationalisme ambiant, les scan-dales politiques (Panama), la fièvre boulangistefont émerger un antisémitisme nouveau, teintéde xénophobie et alimenté par la croyance enune « hiérarchie des races ». La Première Guerremondiale marquera un coup d’arrêt mais onassistera dans les années 1930 à une forme deréactivation de cet antisémitisme racial, sousune forme rénovée.

En effet, durant les années 1930, dans uncontexte de crise économique grandissante, vase construire sur le terreau favorable de l’antisé-mitisme économique et xénophobe un troisièmeantisémitisme, plus complexe, dont le moteurprincipal sera paradoxalement le pacifisme. Eneffet, face à une Allemagne hitlérienne de plusen plus belliqueuse, nombre de militants degauche, marqués par le souvenir de la Grande

guerre, refusent le combat frontal face à l’hitlé-risme et critiquent sévèrement l’antifascisme.C’est au nom du pacifisme et de l’antimilita-risme que va se développer dans les rangs de lagauche un antisémitisme particulier, l’antisémi-tisme pacifiste, dénonçant les juifs commefauteurs de guerre et percevant la présence deLéon Blum à la tête du gouvernement françaiscomme un danger et comme le signe que lesjuifs, bellicistes, « tirent les ficelles du monde »...

Une quatrième forme d’antisémitisme appa-raît durant l’entre-deux-guerres, lié à l’apparitiondu sionisme et qui se poursuivra, dans une cer-taine mesure, avec la création de l’Etat d’Israël. Siles socialistes sont d’abord hostiles au sionisme,essentiellement parce qu’ils sont favorables àl’assimilation républicaine des juifs français plu-tôt qu’à la constitution d’un Etat juif, ilsapportent ensuite leur soutien sans réserve àIsraël. En revanche, l’hostilité de l’extrêmegauche française va de manière constante trou-ver à s’affirmer, d’abord sur la question même dusionisme, ensuite sur la question plus large del’anticolonialisme à partir de 1948, enfin sur laquestion plus spécifique de la défense de lacause palestinienne après la guerre des Six joursen 1967. Difficilement saisissable, cet antisémi-tisme lié à un antisionisme radical restemarginal, y compris au sein de l’extrême gauche.

Si des dérapages existent, ils sont moins le faitdes organisations d’extrême gauche et mouve-ments associatifs défendant la cause palestinienneque celui de personnalités ayant dérivé vers lerévisionnisme et le négationnisme, qui consti-tuent la cinquième forme d’antisémitisme selonla typologie de Michel Dreyfus. La rencontreentre militants de l’utra-gauche et militantsd’extrême droite n’a que peu à voir avec lagauche et la droite... Il reste toutefois que le révi-sionnisme, alimenté par des auteurs venus de lagauche comme Rassinier, et le négationnismede Faurisson permettent à certaines personnali-tés de justifier leurs prises de position sur laquestion proche-orientale et même sur la mon-dialisation.

Contrairement à certains raccourcis faciles, ouà certaines accusations dont elle est la cible, lagauche n’a rien à voir avec ces rapprochementsentre extrémistes. Il est de son devoir, à chaquefois, de dénoncer les dérapages antisémites de

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CRITIQUES

certaines franges de l’ultra-gauche, lorsqueceux-ci se produisent. Mais il est aussi de sondevoir de rester lucide et de défendre le droit deceux qui critiquent, y compris de manière radi-cale, la politique étrangère d’Israël ou l’attitudede l’Etat hébreu envers ses citoyens arabes.Aucune complaisance avec l’antisémitisme,mais aucun recul sur la liberté d’expression.

La polémique récente autour des propos deGeorge Frêche et leur condamnation unanimepar l’ensemble de la classe politique sont venuesopportunément rappeler combien les dérapagesantisémites n’ont plus leur place dans l’espacepublic. Elles rappellent surtout la gauche à sondevoir permanent de vigilance.

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CRITIQUES

EN REVUE

5. DE QUOI COMMUNISMEEST-IL LE NOM ? Revue Contretempsn°4, décembre 2009

PAR THIERRY ROURE

La revue Contretemps, créée en 2001 parDaniel Bensaïd, fondateur et théoricien de laLCR, récemment décédé1, vient d’être relancéeaprès avoir fusionné avec la revue Critique com-muniste de la LCR. Elle vise à constituer un lieude débat centré sur le marxisme mais demanière non dogmatique (elle contient d’ail-leurs une rubrique intitulée « Mille marxismes »,expression chère à Gramsci). Malgré sa volontéd’ouverture, elle n’en affiche pas moins sonorientation : développer une réflexion anticapi-taliste cherchant à dépasser la « crise dessolutions à la crise », un peu à l’image de sonfondateur.

Le quatrième numéro de décembre 2009 dela nouvelle série, qui a fait le choix d’être théma-tique, s’intitule « De quoi communisme est-il lenom ? », référence explicite au De quoi Sarkozyest-il le nom ? d’Alain Badiou sans que l’on com-prenne quel est l’objectif de cette référence (leprésident de la République actuel ayant peu àvoir, à notre connaissance, avec le communisme),si ce n’est que l’auteur de L’hypothèse communistea développé une controverse constructive avecDaniel Bensaïd qu’il considérait comme uneespèce de « compagnon lointain ».

Ceci dit, la somme des contributions conte-nues dans ce numéro est intéressante. DanielBensaïd y développe une vision programma-tique du communisme, rappelant que, depuis leManifeste du parti communiste de Marx etEngels, il est fondé sur l’appropriation publiquedes moyens de productions, l’interdiction de

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l’héritage de ces derniers, l’instauration d’unefiscalité progressive, la centralisation du créditet la mise en place d’une éducation publique etgratuite. Cet ensemble doit ainsi conduire aucommunisme où « le libre-développement dechacun est la condition du libre développementde tous ». Ce faisant, il reste résolument fidèle aumarxisme, et ce d’autant plus que l’hubris capita-liste remet désormais en cause les grandséquilibres écologiques ; il préconise ainsi de déve-lopper un « écocommunisme radical ». Dans sacontribution, Olivier Besancenot s’inscrit danscette filiation en revendiquant un métissage ducommunisme avec la pensée libertaire.

Si, dans les articles suivants, les interactionscomplexes entre « communisme » et « socialisme» depuis le début du XIXème siècle sont bien retra-cées, Isabelle Garo, présidente de la GEME (Grandeédition de Marx et d’Engels) et co-animatrice duséminaire « Marx au XXIème siècle » de laSorbonne, met surtout l’accent sur la nécessitéd’articuler réflexion et action, travail théoriqueet mise au point d’une stratégie politique adé-quate, s’inscrivant de ce fait dans la grandetradition marxiste voulant remettre l’idéalismehégélien sur ses pieds.

On le voit, dans bon nombre des contribu-tions, la référence à l’auteur du Capital resteconstante et le mot même de « communisme »est revendiqué : la nécessité de remplacer lessocialismes utopiques par un communismescientifique, la lutte des classes comme moteurde l’histoire, la spécificité du prolétariat, classeuniverselle dont le triomphe conduira à unesociété sans classes et la substitution dans lecommunisme de l’administration des choses augouvernement des hommes conduisant audépérissement de l’Etat constituent l’« horizonindépassable de la pensée », pour parler commeSartre, des brillants auteurs de ce dossier.

Cependant, deux contributions prennentleurs distances avec la référence au marxisme :Michel Surya, spécialiste de Bataille et directeurde la revue Lignes, met en exergue la nécessitéde développer un « bas matérialisme » seul àmême selon l’auteur de La part maudite de faireface au fascisme, contrairement au « haut maté-rialisme » puritain de Marx. Quant à ChristianLaval, auteur d’un remarqué La nouvelle raisondu monde écrit avec Pierre Dardot en 2009, il

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CRITIQUES

entend rompre définitivement avec le marxismeen mettant en avant la nécessité d’instituer des« communs », biens à l’usage de tous qui seraientpréservés du marché, donnant au terme de« communisme » un tout autre sens que celui dela vulgate marxiste.

Faisant fond sur ces deux derniers auteurs,on peut poser aux défenseurs du marxisme telqu’il est représenté par la revue Contretempsune série de questions. Sur le fond, comment sefait-il que la concorde universelle n’ait pasdécoulé de l’étatisation des moyens de produc-tion dans le nombre considérable de pays qui sesont convertis au communisme au XXème siècle ?Pourquoi tous ces pays sont-ils revenus sur cetteoption économique ? Faut-il ne voir là qu’une« contre-révolution bureaucratique » ? Ou le malest-il plus profond ? Par ailleurs, les catastrophesécologiques n’ont-elles pas été tout aussi impor-tantes à l’est qu’à l’ouest ? De surcroît, la luttedes classes est-elle toujours le moteur de l’his-toire alors que de nombreux ouvriers sontactionnaires de leur entreprise et que les cadresdirigeants sont salariés ? La volonté d’instaurer un« égalitarisme radical » conduisant à la volonté decréer un homme nouveau est-elle réaliste auregard de la nécessaire opacité du social et de lanature humaine ?

N’y a-t-il pas là l’expression d’une « passionde l’égalité », pour parler comme Tocqueville,typiquement française, qui conduit au contrairedu but recherché, conformément au sens cos-mologique du terme de « révolution » commeretour au même ? Dans ces conditions, la seulevoie progressiste n’est-elle pas plutôt la réformeque la révolution ?

Sur la stratégie, est-il conséquent de se pré-senter toujours comme révolutionnaire alorsque le vieux Engels avait considéré dès lesannées 1890 que « le temps des barricades étaitterminé » ? Plus profondément, peut-on encorese présenter comme révolutionnaire quand sonaction vise au contraire à résister au démantèle-ment de l’Etat social comme l’a bien pointéPierre-André Taguieff ?

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Autant de questions auxquelles nousn’avons pas vraiment trouvé la réponse dans cenuméro, par ailleurs stimulant, de la revueContretemps.

1. Sur Daniel Bensaïd, on lira avec profit son autobiographie,Une lente impatience (Ed. Stock), où il retrace son itinéraire dubistrot familial à Toulouse jusqu’à sa charge d’enseignant àl’université de Paris VIII-Saint-Denis, de la création des JCR auCafé de la mairie de Saint-Sulpice à Paris jusqu’à la fondationdu NPA, en passant par mai 68 et de nombreuses participa-tions aux mouvements révolutionnaires internationaux.La Société Louise Michel, qu’il avait fondée peu avant dedisparaître, vient d’organiser un important colloque intitulé« Puissance du communisme » à l’université de Saint-Denis.

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CHRONIQUES

EUROPE

6. L’EUROPE PAR LE MARCHE.Histoire d’une stratégie improbable

Nicolas JabkoPresses de Sciences Po, novembre 2009, 288 pages, 28 €

(Edition actualisée et remaniée de « Playing theMarket : A Political Strategy for Uniting Europe »,1985-2005, Cornell UP, 2006)

PAR ETIENNE PATAUT

La « décennie Delors » (soit, grosso modo, lesannées 1985-1995) reste encore aux yeux deceux que la construction européenne enthou-siasme une sorte d’âge d’or. C’est la décennie aucours de laquelle a été adoptée l’acte uniqueeuropéen, qui a permis l’achèvement du marchéintérieur et vu l’édification des fondations del’Union économique et monétaire avec, à la clé,l’adoption d’une monnaie unique. C’est encorependant cette période qu’a été adopté le traitéde Maastricht, créant l’Union européenne etintroduisant dans les textes fondateurs lanotion de citoyenneté européenne.

Pour autant, et ce n’est sans doute pas lemoindre des paradoxes, c’est aussi à ce momentqu’a progressé l’idée, aujourd’hui si profondé-ment ancrée, selon laquelle l’Europe sera« libérale », entièrement orientée autour de laconstruction d’un marché à la concurrence libreet non faussée et dont les enjeux politiques prin-cipaux seront confisqués par une poignée detechniciens non élus mettant en danger la démo-cratie telle qu’elle s’exerce dans le cadre national.Cette ligne d’argumentation a conduit aux gravesdéraillements de la construction européenne au

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moment du rejet duprojet de constitu-tion, que l’on peineencore aujour d’hui àsurmonter.

Le très grand inté-rêt qui se dégage dela lecture du livre deNicolas Jabko vientprécisément de cequ’il aborde de frontet en profondeur cequi n’est, le plus sou-vent, qu’un discours critique assez peu articulésur ce caractère libéral de l’Europe. En étudianten détail certaines des décisions politiquesmajeures et les stratégies de négociation pour yparvenir, il montre précisément comment lesacteurs de la construction européenne se sontemparés de la notion de marché pour en faire lelevier d’une relance de celle-ci.

A cet égard, le résultat le plus spectaculaire– qui constitue le cœur de l’ouvrage – est sansconteste de montrer en quoi le « marché », dansle cadre de la construction européenne est enréalité un répertoire d’idées et non pas unconcept aux contours définis ; de montrer enquoi le recours à la notion de marché a permisde créer les conditions d’un consensus politiqueimprobable entre les tenants d’un véritable libé-ralisme économique et ceux qui restaientattachés à l’interventionnisme politique enmatière économique, entre les fédéralistesconvaincus et les souverainistes militants.

En montrant précisément les conditions poli-tiques d’élaboration de chacun de ces pans de laconstruction communautaire, l’étude fait litièred’une sorte de déterminisme historique rétros-pectif. Le visage de l’Europe tel qu’il se présenteaujourd’hui n’était pas forcément impliqué parles traités tels qu’ils ont été conclus et rédigésen 1957. Que les pères fondateurs aient choisi lavoie de la coopération économique concrète estun fait acquis. Il n’était aucunement nécessaire,pour autant, que cette coopération prenne laforme qu’elle a progressivement adoptée dans lesannées 1980, lors de l’élaboration de politiquesdont leurs auteurs ne savaient d’ailleurs pas si

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CHRONIQUES

elles allaient ou non être couronnées de succès. Decela, rien n’atteste mieux que les très grandesincertitudes qui, jusqu’au dernier moment, ontaffecté l’adoption progressive de l’euro.

Il y a bien, dès lors, une stratégie politique à lafois précise et nouvelle, décidée et mise enœuvre par les États au Conseil, mais sous l’ai-guillon efficace et inlassablement actif de laCommission. De cette politique, la notion demarché était le pivot. Recourir à celle-ci, c’étaitutiliser un terme acceptable pour tout le mondepour parvenir à un consensus sur des réformesdont le caractère économiquement libéral étaitextrêmement variable. En d’autres termes, c’estprécisément l’extrême plasticité de la notion demarché qui en a fait l’efficacité politique.

La thèse est originale et ambitieuse. Elle per-met de proposer une explication à quelquesparadoxes bien connus de l’Union européenne.Le fait particulièrement que les deux principauxpostes budgétaires de l’Union soient la PAC etles politiques structurelles, qui sont, pour dire lemoins, des politiques fort peu libérales. Le fait,encore, que la création de ces fonds structurelsait été l’œuvre presque exclusive de la Commissioneuropéenne, cette même Commission qui, paral-lèlement, mettait en œuvre une politique deconcurrence dont on critiquait alors l’extrêmerigidité.

Pour étayer son argumentation, l’auteur s’ap-puie sur l’étude précise de quatre cas : laconstruction d’une zone financière unique, celled’un marché intérieur de l’énergie, l’adoptiond’une politique structurelle et l’élaboration d’uneUnion économique et monétaire. Pour chacun deces exemples, qui fait l’objet à chaque fois d’unchapitre propre, le marché sert d’outil de justifica-tion, d’argument rhétorique propre à faireémerger les conditions d’un consensus politiquetoujours difficile à obtenir. Jamais, de ce fait, iln’est chargé du même sens ni du même rôle.

Chacun de ces chapitres, parfois assez tech-niques, permet de suivre pas à pas l’élaboration

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de la décision, les hésitations, les volte-face par-fois, qui ont accompagné le processus. Ladescription de ce que l’auteur appelle la « sagade la libéralisation de l’électricité », par exemple,permet de montrer à merveille la très grandeambiguïté des acteurs de l’époque, à commen-cer par les Français, qui d’un côté ont semblé unmoment s’opposer à la libéralisation tout enpréparant leur industrie à en tirer les bénéfices.L’Union européenne, en jouant sur ces ambiguï-tés, a réussi à convaincre progressivement unensemble d’acteurs aux intérêts divergents quela construction d’un marché intérieur de l’élec-tricité était effectivement souhaitable et qu’ilétait nécessaire d’introduire une concurrence làoù elle n’existait pas. L’objectif de l’auteur n’estpas ici de se prononcer sur les vertus ou lesdéfauts d’une telle libéralisation. Il est plutôt demontrer comment, en s’appuyant sur l’idée demarché (et en modifiant très profondément, et àplusieurs reprises, ses propositions) la Commissiona pu faire adhérer des États aux politiques trèsdifférentes à un projet d’une incontestableampleur économique et politique.

Dans le même sens, mais en donnant cettefois à la notion de marché un contenu tout à faitdifférent, c’est la Commission qui s’est chargée deconvaincre les Etats d’abonder à des fonds char-gés d’être dépensés dans le cadre de la politiquestructurelle. Le choix était ici doublement risqué,d’abord parce que ces fonds, en tant que méca-nisme de redistribution, n’ont rien de libéral,ensuite parce qu’ils supposaient une augmenta-tion du budget global de l’Union dont les Etatsétaient alors loin d’être convaincus. La justifica-tion était ici encore celle de la construction d’unmarché, vu cette fois comme un espace communau niveau de développement comparable. Auxtenants du laisser-faire, on faisait valoir que com-penser les inégalités régionales de l’Europe àl’aide des fonds structurels, c’était améliorer lacompétitivité des régions. Aux interventionnistes,on affirmait qu’il s’agissait là d’un embryon depolitique sociale. Dans les deux cas, c’était bien lemarché qui servait de pivot à l’argumentation,permettant d’obtenir l’adhésion des différentsgouvernements européens, de droite comme degauche.

Construire l’Europe par le marché, dès lors,c’était aller de l’avant dans la construction euro-

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CHRONIQUES

péenne, c’était lancer des projets politiquementtrès ambitieux, en rassemblant autour de ceux-ci des Etats aux conceptions économiques etpolitiques fortement divergentes. Le résultatn’était pas garanti d’avance. Avec le recul, il fautsaluer un incontestable succès, dont NicolasJabko permet de beaucoup mieux comprendreles ressorts.

Et maintenant ?

Il apparaît assez clairement que la stratégie dumarché montre aujourd’hui ses limites.L’ambiguïté fondamentale du recours à la notionde marché, tout d’abord, ne pouvait perdurer infi-niment. Des choix politiques essentiels doiventaujourd’hui être faits et assumés peut-être plusclairement qu’ils ne l’ont été jusqu’ici. Par ailleurs,le rejet assez massif dont fait l’objet le recoursaux seuls arguments économiques, encore accen-tué par la crise, montre qu’il est aujourd’huiurgent de trouver d’autres leviers d’action. Cesleviers, institutionnellement, existent déjà.Depuis le traité de Maastricht, tout particulière-ment, ont été élaborés de nouveaux instruments,visant précisément à faire sortir de son lit pure-ment économique la construction européenne.

A cet égard plus que l’Europe sociale, encorelargement théorique, l’espace de liberté, sécu-rité, justice est peut-être l’un des candidats lesplus prometteurs. Au sein de l’Europe, en effet, sebâtit progressivement un espace de justice au ser-vice du citoyen encore largement méconnu maispotentiellement de grande envergure. La promo-tion des libertés fondamentales, l’élaboration d’unstatut du citoyen et de la famille européenne,l’émergence d’une nouvelle coopération pénale :tous ces nouveaux domaines, et bien d’autresencore, sont désormais explorés au sein del’espace de liberté, sécurité, justice. Leur importanceindéniable, leur proximité avec les préoccupationsquotidiennes laisse penser qu’il s’agirait là d’undomaine d’action à la fois ambitieux et susceptiblede réconcilier l’Europe avec ses citoyens.

Le levier existe donc bien. Il reste à trouver unnouveau Delors pour s’en emparer.

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CHRONIQUES

ECONOMIE

7. POURQUOI LES CRISESREVIENNENT TOUJOURS

Paul KrugmanEditions Seuil,collection Economie Humaine,août 2009, 214 pages, 17 €

PAR JOEL LE DEROFF

Le lecteur espérantdécouvrir l’explicationde la crise par le prixNobel de l’économie2008 « dans le stylelimpide qui a fait sarenommée mondiale »,comme promis par laquatrième de couver-ture, aura peut êtreun moment de décep-tion en constatantqu’il s’agit d’une édi-

tion mise à jour d’un ouvrage paru il y a unedizaine d’années.

Cette prise de conscience une fois passée,il pourra remercier la collection de JacquesGénéreux d’avoir publié en français ce quel’auteur définit comme un traité analytiqueretraçant l’histoire macro-économique des vingtdernières années. L’emballage ne ment pas : lenon initié aura droit à des rappels et à des expli-cations abordables, ainsi qu’à des aperçus utilessur les expériences de nombreux pays clés denotre économie mondialisée. Le tout suivant unplan qui a quelque chose en commun avec leroman policier : une progression vers la solution,soigneusement gardée pour la fin, des énigmesposées.

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L’histoire récente… ou comment ne pas en tirerde leçon

1982, 1987, 1990, 1995, 1997, 1998, 1999, 2001…Il ne s’agit pas ici de prouver que je sais compterjusqu’à 2010. Je me contente d’énoncer les datesdes principales alertes ayant secoué l’économiemondiale et déstabilisé des pays ou des régionsentiers au cours du dernier quart de siècle. Unefois tous les trois à quatre ans, en moyenne.

Mexique, Etats-Unis, Japon, Mexique,Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Corée, Russie,Brésil, Argentine… Il ne s’agit pas du catalogued’une agence de voyage, mais de la liste desgrands pays touchés par ces épisodes violents.Encore s’épargne-t-on d’autres détours moinsexotiques comme celui de 1992-1993 et de lacrise du système monétaire européen quiaffecta notamment le Royaume-Uni et l’Italie, etqui eut il est vrai des effets moins violents surl’économie réelle.

Dans chacun de ces exemples, nous retrou-vons des dégâts économiques et sociauxconsidérables, une chute brutale de la richessenationale, des destructions d’emploi massives.Dans chacun de ces exemples, la communautéfinancière internationale, sur la base du consen-sus de Washington1, a retenu des solutionsdrastiques d’austérité budgétaire et de politiquemonétaire restrictive. Une nécessité manifeste…Dès lors que la priorité absolue était de rassurerdes investisseurs.

Mais s’est-on intéressé à la manière dont lesmêmes investisseurs, ainsi que les fonds opé-rant des placements, tous à la recherche derentabilité (c’est humain !), effectuaient leurschoix ? Et si d’aventure les choix de ces agentsn’obéissaient pas à une logique rationnelle,s’est-on demandé, comment y remédier ? Quelest le moteur de leur sur-réactivité aux effetsd’annonce, positifs comme négatifs ? Pourquoiune telle déconnexion entre économie réelle etéconomie financière ? Pourquoi les fluctuationsde la seconde ont-elles néanmoins des consé-quences destructrices sur la première ?

Peu de réponses à ces questions qu’il seraitpourtant bien légitime de considérer commefondamentales. Résultat : 2008 et la crise, mon-diale, cette fois. Et ce que Paul Krugman appelle

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le retour d’une « économie de dépression », allu-sion à des phénomènes que les pays développésn’avaient plus connu depuis les années 1930, eten particulier à l’incapacité de la demande àrepartir, en dépit des incitations des autoritésmonétaires et des plans de relance gouverne-mentaux. En termes savants : « la trappe àliquidités ».

Pourquoi de tels échecs, et que faire : quelquesprincipes de base

En laissant entendre que Paul Krugman« met au jour une crise du système lui-même, desa logique fondée sur la libre circulation descapitaux et la valorisation du capital, alorsqu’une prospérité durable suppose de donner lapriorité à la satisfaction des besoins du plusgrand nombre et de distribuer équitablement lepouvoir d’achat », la quatrième de couvertureferait presque passer l’auteur pour un socialiste.C’est sans doute aller un peu au-delà des posi-tions politiques de ce keynésien d’aujourd’hui.

Il n’en reste pas moins que les insuffisancesde la régulation et de l’intervention publiquessont au cœur du raisonnement. C’est bien là querésident les solutions des énigmes exposées parce livre – à défaut de solutions miracles et sûrespour sortir de la crise.

Puisque tout repose sur la confiance (desinvestisseurs et spéculateurs), sur quoi celle-cise fonde-t-elle donc, et comment en arrive-t-elleà faire défaut ? Le talent de Paul Krugman est dedémontrer de manière claire ce que nous pres-sentons déjà depuis quelques crises.

Premièrement, les agents économiquesattendent d’une économie nationale qu’elle soitconforme au modèle défini par l’idéologie domi-nante du moment. La domination de cetteidéologie est elle-même assise sur un consensusdont l’établissement doit beaucoup au confor-misme de l’élite financière, politique, économiqueet parfois universitaire.

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Deuxièmement, conditionné par l’idéologiedominante, le marché est lui-même susceptiblede réagir de manière disproportionnée par rap-port à la nature des informations qui sontdisponibles. Les informations optimistes,comme les informations négatives. Voici doncexpliqué le mécanisme des bulles comme celuide leur éclatement. Les anticipations ne sont pasrationnelles, mais elles sont auto-réalisatrices.Sans doute faut-il ajouter que l’appréciation desinformations est également conditionnée pardes effets de mode et par des préjugés.

Par exemple, lorsque les pays occidentauxs’enthousiasment pour le Japon, celui-ci a déjà,depuis longtemps, effectué son rattrapage éco-nomique et n’est pas loin d’aborder sa longuestagnation des années 1990-2000. Quelquesannées plus tard, l’ensemble des pays d’Asie dusud-est sont mis dans le même sac par les insti-tutions financières, malgré les différencesnotables existant entre eux.

Troisièmement, aux côtés du secteur ban-caire régulé depuis les années 1930 par unensemble de codes de conduite, de normes juri-diques et d’obligations de réserve, existe un« secteur bancaire de l’ombre ». C’est l’expres-sion, parlante à souhait, choisie par PaulKrugman pour décrire les fonds et autres insti-tutions financières dont l’activité correspond àla définition du cœur de métier des banques,sans pour autant être considérés comme tels. Etqui échappent pour cette raison aux régula-tions, développant des techniques génératricesd’instabilité. « Du point de vue de l’économiste,les banques se définissent par ce qu’elles font.C’est la promesse d’un accès immédiat à desliquidités pour ceux qui lui confient leur argentqui caractérise d’abord la banque, même si elleinvestit la majeure partie de cet argent dans desactifs qui ne peuvent pas être liquidés sans préa-vis ». Toute institution agissant de la sorte doitdonc être soumise aux règles régissant le sec-teur bancaire. C’est de ce principe simple quel’économie financière des dernières années s’estaffranchie.

Tout en sauvant ce qui peut être sauvé desinstitutions de crédit, agissons pour une relancemassive. Et, en attendant de changer le para-digme de fonctionnement de tous les agentséconomiques, assurons-nous au moins que nos

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régulations couvrent bien l’ensemble deschamps qu’elles ont vocation à encadrer. Voicil’urgence.

Ne se serait-on pas ému, dernièrement, danscertains cercles financiers européens, d’avoir enMichel Barnier (!!) un nouveau commissaireeuropéen trop « régulationniste » pour le porte-feuille du marché intérieur et des servicesfinanciers ?

Un livre à mettre en fiches d’urgence, et àdistribuer à nos gouvernants !

1. Expression créée en 1989 par l’économiste John Williamsonpour résumer les mesures standard alors recommandéesaux économies en difficulté par les institutions financièresinternationales sises à Washington que sont la Banque mon-diale et le Fonds monétaire international, soutenues, en lamatière, par le Département du Trésor américain.

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HISTOIRE 8. 428.Une année ordinaire à la finde l’empire romain

Giusto TrainaEditions Les belles lettres,2009, 282 pages, 25 €

PAR BENJAMIN FOISSEY

C’est à un exercice historique très peu courantque s’est livré Giusto Traina, universitaire italienspécialiste de l’Arménie. Une perspective très éloi-gnée de la Grande histoire et de ces grandesdates dont l’importance est souvent remise encause par l’étude des faits. L’année 428, en effet,passe souvent inaperçue dans les études sco-laires dédiées à l’Empire romain ou dans lesmanuels d’histoire.

On lui préfère très nettement 410, année de laprise et du sac de Rome par les Wisigoths, ouencore 476, année qui vit le dernier empereurromain occidental Romulus Augustule, dont leprestige est inversement proportionnel à celui deses deux noms, rendre symboliquement lesarmes devant Odoacre. Les symboles du déclinpuis de la chute donnent à l’histoire un caractèretragique propre à fasciner, au prix parfois d’unecertaine distance avec la réalité des faits.

Cette année 428 a comme fait le plus mar-quant la fin du royaume d’Arménie, en fait lareprise en main des territoires de langue armé-nienne par le puissant empire perse Sassanideaux dépens de Theodose, alors empereur romainoriental. Il ne s’agit en rien d’un tournant crucial,tout au plus d’une déconvenue pourConstantinople. L’intérêt de l’ouvrage n’est pasdans le déploiement d’une histoire linéaire maisdans le portrait qu’il dresse d’un univers qui, parcertains aspects, nous fait penser au nôtre et

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jette quelque peule trouble sur nostotems.

L’empire romaind’Occident demeure àcette date une réalité,une cour s’est rétabliedans la nouvelle capi-tale de Ravenne, dontl’urbanisme préfi-gure Venise. J’entendsici par réalité plutôt

le fait que cette entité continue d’avoir la puis-sance nécessaire au maintien d’un lien crédibleentre son univers conceptuel et le monde qu’ilaffronte, ce qui n’empêche pas le décalage de secreuser. En Gaule mais aussi en Espagne eten Afrique, les confédérations tribales ger-maniques dans leur majorité se sontprofondément installées au cœur des diocèsesromains. Elles sont, pour certaines d’entre elles,« fédérées » ou « alliées » de Rome, ce qui leurpermet de demeurer au cœur d’un Empire quiconserve ainsi la face. Les Wisigoths enAquitaine mais aussi les Burgondes constituentdes Etats dans l’Empire.

Valentinien, un empereur romain d’Occidentremis sur le trône par son alter ego orientalTheodose, se tient passivement au centre d’unjeu complexe d’intrigues à la cour de Ravennequi voient s’affronter de grands généraux,champions de la romanité face aux barbarescertes, mais le plus souvent grâce aux barbaresqui depuis longtemps ont massivement intégrél’armée romaine. Le plus célèbre est Aetius, quiécrase cette même année 428 les Francs entre laMoselle et le Rhin mais reste célèbre pour avoir,quelques années plus tard, repoussé les Hunslors de la Bataille des champs catalauniques.Son rival, Boniface, s’apprête alors à recevoirl’assaut des Vandales depuis l’Espagne surl’Afrique. Ces patrices, généraux ou comtes, fontfigure de grands aventuriers s’efforçant, poureux mais aussi pour une idée qu’ils se font d’uneromanité éternelle, de colmater certainesbrèches et de sauver les apparences. La réalitéde cet empire réside plus dans une dominationdes mers et des ports que dans le contrôle desterres. Il serait cependant excessif de parler àcette date d’un Etat fantoche, vide de sens ou depuissance.

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Cette fébrilité et le talent mis pour poser unvernis romain sur une réalité qui s’en écarte, pourglorifier des distinctions entre romains et « bar-bares », entre sénat de Rome et conseil municipal,de plus en plus tenus, sont un indicateur de déclinbien plus sûr qu’une défaite militaire. Les intellec-tuels les plus brillants de l’époque, Saint Augustinau premier chef depuis son évêché d’Hippomebientôt pillé par les Vandales, ne se laissent pastromper. La désagrégation de l’idéal romaind’unité politique tout comme les peuples quibâtiront moins d’un demi-siècle plus tard desembryons d’Etats sans aspirations universellesposent certains des éléments politiques centrauxde l’Europe telle que nous la connaissonsaujourd’hui, sans que l’on puisse dire qu’unedynamique inéluctable était enclenchée.

Autre puissance politique appelée à un avenircertain, le christianisme. Il s’impose doucement,connaît des avancées mais aussi des reculs signi-ficatifs d’une résistance païenne qu’il ne faut enaucun cas imaginer comme une idéologie uni-fiée. Le paganisme, au début du Vème siècle,constitue une myriade de résistances aussi poli-tiques que religieuses à une donne nouvelle. Ilprend la forme d’un parti sénatorial conservateur,méprisant et tenace à Rome, d’un ensemble depostures philosophiques à Athènes et du simplemaintien de cultes très localisés dans nombre decampagnes.

Le christianisme lui-même prend des formestrès diverses tant au niveau du dogme que despratiques. L’ascétisme le plus radical, notammenten Syrie et en Asie mineure, cohabite avec unchristianisme plus pragmatique porté par desévêques dont la fonction objective s’apparentebeaucoup plus à celle du haut fonctionnaire oude l’homme d’Etat. Nestorius, moine syriaquenommé archevêque de Constantinople parTheodose, remplit ainsi un rôle éminemmentpolitique. Bien que l’Eglise officielle soit alors unieface à un nombre incalculable d’hérésies dontcertaines telles le donatisme ou l’arianisme,acquirent une puissance certaine, des différencesdans le rapport au religieux se font sentir entre

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Orient et Occident. A Rome et Ravenne, les luttespolitiques ne revêtissent pas l’aspect de contro-verses théologiques abstraites qu’elles ont àConstantinople.

L’intérêt de cet ouvrage, outre les partis prisméthodologiques originaux, réside dans cettecapacité qu’a l’auteur de nous faire sentir un cer-tain temps long à travers la description du tempscourt. Dans cette romanité dont la réalité changebien plus vite que les mythes politiques, il peutégalement arriver au lecteur de reconnaître cer-taines postures, face à un monde angoissant, quine nous sont pas tout à fait étrangères.

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HISTOIRE

9. AL-ANDALUS, 711-1492.Une histoire de l’Espagnemusulmane

Pierre GuichardEditions Hachette,septembre 2001, 269 pages, 6,90 €

PAR BENJAMIN FOISSEY

L’essent ia l i smeculturel qui refaitmassivement sonapparition en poli-tique depuis lesannées 1980 remetau goût du jour l’utili-sation politique del’Histoire, chose trèsdifférente de l’utilisa-tion politique deshistoriens qui pour-rait, dans ce contexte,faire figure d’anti-

dote. Nombreux sont les débats télévisés, lesmarronniers journalistiques au cours desquels,face à la sempiternelle question de la solubilitéde l’Islam dans la République, le cas Al-Andalusest invoqué tel un symbole maçonnique dans leDa Vinci Code.

Ce livre a l’avantage de remettre certainesidées communes à leur place, quel que soit, d’ail-leurs, le camp politique qui s’en fait le héraut. Lechoc des civilisations, comme la tolérance del’Islam andalou, le roman national français dansson chapitre poitevin et le roman national espa-gnol et son « hibérité » qui aurait traversé lessiècles des Wisigoths à Isabelle de Castille, enfont les frais. Au passage, quelques figures poli-tiques étonnamment actuelles parsèment unrécit passionnant.

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Al Tariq, conquérant de l’Espagne wisigo-thique, est sans doute la première de ces figures.Jeune meneur d’hommes manifestement trèsambitieux, il est à la tête de contingents enmajorité berbères. Ses succès face aux troupesdu roi Rodrigue le mettent en délicatesse avec legouverneur d’Afrique jaloux de l’étoile mon-tante. Il est aidé, on ne sait pas à quel point, parle « Comte Julien », gouverneur de Ceuta pour lecompte de la monarchie de Tolède, laissé enplace par les conquérants musulmans et qui,visiblement, chercha à se venger du roi wisigothqui aurait « forcé la porte » de la chambre de safille alors à Tolède.

Les amateurs des chroniques de messieursDeloire et Dubois apprécieront. Le programmepolitique, certainement présent chez les fau-cons de la conquête musulmane, les qaysites,n’est qu’un élément parmi beaucoup d’autrespermettant d’expliquer cette campagne. Lesappétits d’outsider comme des amours pas for-cément partagées ou acceptées par la bellefamille tiennent une part non négligeable danscette aventure militaire.

S’ensuivent des expéditions dans ce quideviendra la France, des alliances avec des ducs oupatrices wisigoths et francs, d’autant plus intéres-santes que l’on se rend compte que la victoire dePoitiers, point d’arrêt parmi d’autres en Gaule del’invasion arabo-berbère, permet surtout aux maî-tres de palais francs de mater les velléitésséparatistes aquitaines et provençales bienqu’elles soient dès cette époque perçues commeune victoire de la chrétienté face à l’Islam.

La prise de pouvoir, en 756 à Cordoue, par unmembre de la famille Omeyyade renversée sixans plus tôt à Bagdad, marque le commence-ment de la période califale, caractérisée à sonterme par des conflits de légitimité qui, là aussi,nous sont familiers par certains aspects. A côtéde la famille émirate omeyyade porteuse d’unelégitimité historique et religieuse, se développeune dynastie de hâdjib (huissier, gouverneur,terme très proche en Al Andalus du maire depalais carolingien). Ces derniers finissent pardétenir le pouvoir réel sans jamais parvenir, pourautant, à remplacer les émirs.

Ils tiennent leur légitimité de l’action et selivrent à une inflation d’expéditions militaires en

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CHRONIQUES

direction des royaumes chrétiens du nord. AlMansour, l’un de ces hâdjib qui franchit un passupplémentaire dans la provocation en ce procla-mant roi (Malik), est une des figures les plusconnues d’Al Andalus. En déficit constant de légi-timité face aux derniers omeyyades, il appelachaque année à la guerre sainte contre les chré-tiens du nord, se lança dans des raidsinnombrables contre le Léon et le comté deBarcelone sans jamais pour autant détruire cesentités. Ces actions pour l’action d’al mansour etde ses successeurs, accompagnées d’une propa-gande massive, n’eurent pour effet qued’accélérer la rupture avec les omeyyades et l’écla-tement définitif d’Al Andalus en petits émirats.

Une légitimité qui vient de la définition d’unennemi et qui ne peut perdurer que tant que cetennemi se maintient comme tel, cela rappelledes croisades contre le terrorisme ou l’insécuritétrès actuelles.

L’éclatement de l’Espagne musulmane àl’orée du second millénaire en petits royaumesqui se limitent le plus souvent à une ville-centreet sa campagne, les Taïfas, ouvre une périoderiche aussi bien culturellement que politique-ment. La concurrence de ses micro-Etats, dans lechamp du mécénat notamment, a donné desrésultats splendides. Les alliances qui se font etse défont entre Taïfa et royaumes chrétiens,l’emploi massif de mercenaires venus du nord,dont le fameux Cid, par les petits Etats musul-mans relativisent le clivage civilisationnel.

Le jihad contre les Etats chrétiens en expan-sion revêt le caractère de mot d’ordre politiqueet sert des confréries almoravides puis almo-hades en Espagne sans aboutir jamais à unrenversement durable de la situation. Le résultatde l’appel à la guerre sainte est toujours la prisede pouvoir d’un camp musulman au dépendd’un autre à l’intérieur de l’Islam.

Quand au rayonnement culturel d’AlAndalus, il est évident au regard de l’héritagearchitectural laissé notamment à Cordoue et

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Grenade, dernier bastion musulman enEspagne. Les mariages singuliers que représen-tent par exemple les cultures mozarabe et juived’al-andalus sont des signes indiscutablesd’échanges. Ce dialogue entre les cultures et latolérance religieuse doivent cependant êtrerelativisés.

Le sort réservé aux chrétiens, aux juifs et auxmozarabes varient dans le temps et l’espace. Cequi est frappant, c’est le parallélisme des catégo-ries nées de la conquête musulmane et de lareconquista chrétienne.

Il y eut dans les deux cas ceux qui parta-geaient sans ambiguïté la religion des nouveauxmaîtres, musulmane puis chrétienne, mais aussiceux qui adoptèrent cette religion et/ou cette cul-ture et qui furent toujours suspectés au minimumd’ambivalence, les mozarabes après la conquêtemusulmane, les morisques, les conversos et lesmaranes après la reconquista chrétienne.

Il y eut enfin ceux qui rejetèrent radicale-ment la culture et la religion des vainqueurs, quiprirent les armes et se lancèrent dans la guérilla.On les retrouve aussi bien après la conquêtemusulmane qu’après la reconquête chrétienne.Cette étrange similarité des contraires paraît làaussi singulièrement actuelle.

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ECHAPPEES

CINEMA

10. INVICTUS

Film américain réalisé par Clint EastwoodSortie en France : 13 janvier 2010

PAR JEREMY SEBBANE

Depuis à peu près une décennie maintenant,Clint Eastwood n’est plus le justicier à lagâchette facile des westerns archi-rediffusés dutype Pour une poignée de dollars, mais un réal-isateur encensé par les critiques et dont les filmsrencontrent souvent massivement le public.

On se souvient naturellement de l’époustou-flant Gran Torino, de l’exceptionnelMillion dollarbaby ou de l’excellent Mystic River (les plus sen-timentaux auront, eux, retenu Sur la route deMadison qui aura fait couler bien des larmes).

Autant dire donc qu’on partait les yeux fer-més voir Invictus, dernière création en date duréalisateur multirécompensé, qui nous replongedans l’Afrique du Sud post-apartheid au lende-main de l’élection historique à bien des égardsde Nelson Mandela à la présidence.

Un problème cependant : si le sujet du filmest ambitieux parce qu’il raconte un aspectméconnu de l’histoire du pays (comment NelsonMandela a tenté d’unir l’ensemble des citoyensd’Afrique du Sud en s’alliant avec le capitaine del’équipe nationale de rugby afin que noirs etblancs vibrent pour cette même équipe et lasoutiennent pour la Coupe du monde), la façonde le traiter est tout simplement consternante.

Non seulement le film aligne des scènes depathos terribles agrémentées de petitesmusiques sirupeuses à souhait, mais la présen-tation de Nelson Mandela comme une sorte desaint laïc disant toujours « Bonjour » à tout le

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monde, faisant toujoursde beaux sourires, plai -santant gaiement avecses assistantes et nes’énervant jamais estsimplement ridicule.

Il ne s’agit bien sûrpas de considérer qu’ilaurait fallu présenterNelson Mandela commeun tyran, mais qu’ilaurait probablement été plus juste de le dépein-dre comme un homme capable d’avoir desdoutes, des failles, des hésitations voire des fai-blesses.

Au final, persuadé d’avoir un nouvel Oscargrâce à ce sujet historico-sportivo-biographiquequi plaît toujours aux votants, Clint Eastwoodlivre une œuvre globalement ennuyeuse, filméede façon convenue et avec une interprétationminimaliste de la plupart des acteurs.

Morgan Freeman en Nelson Mandela esttout à fait crédible mais fait le strict minimum,tant il est desservi par la faiblesse du scénario.Quant à Matt Damon, celles et ceux qui étaiententrés dans la salle pour voir son joli sourire etses abdos saillants en auront pour leur argent,mais l’acteur ne parvient hélas jamais à rendreson personnage attachant.

Enfin, et c’est un comble pour un film plein debonnes intentions et qui se veut aussi politique-ment correct que possible (les méchants – blancset noirs – deviennent tous gentils à la fin…), onpeut rester sceptique quant au message global dufilm qui pourrait se résumer à : « Vive le sport quipermet d’effacer toutes les différences et de réglerbien des problèmes politiques ».

Sans considérer le sport comme une sorted’opium du peuple, on peut simplement se rappe-ler, nous Français, que celles et ceux qui ont assistéà l’apologie de la « France black-blanc-beur », fruitde la victoire française à la coupe du monde, sesont réveillés quatre ans plus tard avec Jean MarieLe Pen au deuxième tour et cinq ans après dansune France qui dispose d’un ministère del’Immigration et de l’Identité nationale.

De quoi sérieusement nuancer le messagesimpliste de ce film peu inspiré…