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RIEN NE VA PLUS CHEZ LES YAHOOS

Paule Prez

ERES | Essaim

2007/2 - n19

pages 211 222

ISSN 1287-258X

Article disponible en ligne l'adresse:

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http://www.cairn.info/revue-essaim-2007-2-page-211.htm

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Pour citer cet article :

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Prez Paule, Rien ne va plus chez les Yahoos ,

Essaim, 2007/2 n19, p. 211-222. DOI : 10.3917/ess.019.0211

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Rien ne va plus chez les Yahoos

Paule Prez

Lastuce de lhomme cest de bourrer tout cela, je vous lai ditavec de la posie qui est effet de sens, mais aussi bien effet de trou.

Il ny a que la posie, vous ai-je dit, qui permette linterprtation,et cest en cela que je narrive plus, dans ma technique,

ce quelle tienne. Je ne suis pas assez pote[prononc pote ?, poute ?, poutass ?].

Je ne suis pas pote assez.

J. Lacan, Sm. XXIV, Linsu que sait de lune-bvue saile mourre,17 mai 1977.

Du discours du capitaliste, tel que la repr Lacan en 1972, la mon-dialit contemporaine, que peut-on reprer aujourdhui ? Les analystessont-ils toujours dans le champ du sujet auquel ils ont faire ? Ce sontdes questions poses au programme de ces journes 1.

Quels changements en effet : en quoi ce qui parat nouveau lcoute clinique depuis 1972 le serait-il ? Et aussi, sous quelle perspectiveenvisager les incidences de ce quil est convenu dappeler la mondialit

contemporaine ? Depuis trente ans, on parle des ncessits dadapter les formes dor-

ganisation et les modes de fonctionnement aux modifications du march et sa globalisation . En Europe, le chmage apparu aprs le premier chocptrolier de 1973 affecte une masse critique de la population. En France,dans les annes 1990, des jeunes considrs comme des exclus navaientconnu leurs parents que dans une situation de non-travail.

Jai t y voir, pendant quelques annes, dans le monde des entre-prises, des organisations et des institutions Je viens en parler ici en toute

1. Ce texte est celui dune communication prsente aux Journes dcole de La Lettre lacanienne, unecole de la psychanalyse, 18 et 19 novembre 2006, Quelque chose manque la cit analytique .

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subjectivit. Au moment o jabordais ce travail, jtais intrigue parquelque chose dans la nomination des moteurs de recherche comme Yahooet Google, ou dans celle des serveurs comme Wanadoo, Noos considrantlactivit lie Internet comme emblmatique des changements intervenus

depuis 1972, et que Lacan na pas connus.Cest cette mode du son o-o qui ma interpelle, o jai cru entendre,

dabord, un cri de ralliement des tribus dinternautes. Jen ai appris unpeu aprs quelques recherches, sur Yahoo et Google : ce ne sont pas des crisde ralliement. Mais au moins cette fredaine ma fourni un fil conducteur.Lcriture o-o ma amene rapidement y voir un double zro, puis ellema conduite sur la suite ou la gnalogie des nombres. Et associer avecce n quon trouve en entreprise pour dsigner nimporte quel salaridans son chelon hirarchique, N+ ou N-, dsignation qui dans sona-nonymat tient plus de la haine que du n .

Cet expos prsente partir de Yahoo et Google une brve histoirede zro . Puis, un dveloppement consacr trois aspects du mondeconomique et de la vie au travail . Suit une focalisation sur deux ph-nomnes contemporains . Enfin, puisquil sagit de questionner la placede la psychanalyse, je tenterai une ouverture.

Une brve histoire de zro

Do vient le nom de Google ? Le mathmaticien amricain EdwardKasner 2 en 1935 cherche un nom pour dsigner le grand nombre quiserait compos du chiffre 1 suivi de 100 zros. Il demande laide de Milton,son neveu de 8 ans, le petit garon lui rpond : Its googol ! Accessoire-ment, le googol est suprieur au nombre de particules lmentaires delunivers. Autour de lide de mmoire trs grande capacit, on parleaujourdhui du googolplex : le googol puissance googol. Lorsque lesfondateurs de Google ont mis lintention de prendre ce nom, les hritiersde Kasner les ont assigns en justice et partir de Googol ils ont crit : Google .

Quant aux Yahoos, ce sont des personnages que Gulliver, le hros deJonathan Swift, rencontre son quatrime voyage. Frachement dbarqusur une le, il aperoit dans les arbres une curieuse espce dhabitants quisautent darbre en arbre en poussant des cris hostiles : Quelques-uns deces dmons-l grimprent dans larbre, sagrippant aux branches qui pen-daient de lautre ct, et se mirent dcharger leurs intestins sur ma tte.

Je pus tout juste me mettre labri en maplatissant contre le tronc de

2. Auteur deMathematics and Imagination, publi en franais en 1950, Paris, Payot.

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larbre, mais je fus presque asphyxi par lodeur des excrments qui pleu-vaient autour de moi 3.

Ce sont les Yahoos. Ils vivent au milieu dun peuple beau, rationnel,duqu, les Houynhnms, qui sont des chevaux dont les Yahoos sont les

esclaves : leurs matres les emploient comme btes de trait, en attelages parsix. Les Houynhnms procdent une comparaison anatomique systma-tique entre Gulliver et des spcimens Yahoos. Et, surprise : pas-de-diff-rence entre lui et les Yahoos, cette horde d affreux, sales et mchants .

Accessoirement, sous la nomination des moteurs de recherche, il nestpas dplaisant de dcouvrir un certain humour chez leurs fondateurs. LesYahoos, semblables Gulliver, sautent darbre en arbre comme les visiteursmodernes dInternet surfent de lien en lien, par associations de mots-clsDifficile de ne pas penser aussi ce que nous faisons lcoute des analy-sants, pour y trouver quoi dailleurs ? Rien, peut-tre , ou peut-trerien

Pas grand-chose que ce zro dfini par le dictionnaire comme car-dinal de lensemble vide, lment neutre pour laddition des nombres .Cest rien mais rien plus rien plus rien, a fait trois fois rien, ettrois fois rien, cest dj quelque chose , disait Raymond Devos. Ce sym-bole numrique figur par un trou ma fait mattarder sur le vide quil des-sine et les limites qui lentourent fussent-elles graphiques, anatomiques,

ou topologiquesLimite entre ngatif et positif, et comme une traverse. Une ligne departage, qui ferait frontire, le zro a rendu possibles de nombreuses op-rations. Notamment, il a permis de traiter labsence comme une prsencedans la mmoire crite des hommes comme dit Denis Guedj et alorsla traverse de lune lautre aurait comme une tendue. Il serait dans cecas comme une bande passante dans lhistoire singulire de chacun.

Quant au redoublement du zro, il parat nigmatique. Si on interrogece redoublement du ct de la rptition, ne pourrait-on y dceler : double

prsence ou double absence, vide sur vide, empreinte, deuil ?

3. Jonathan Swift (1667-1745), crivain utopiste, ecclsiastique anglican, auteur desVoyages de Gul-liver (1726). Cette composante scatologique des Yahoos a conduit un universitaire amricain desannes 1960, Norman Brown, proche de Marcuse, dans son ouvrage ros et Thanatos, la psychana-lyse applique lhistoire (Julliard, 1960), traiter de cette analit chez Swift. Il y aurait repr

lcho de la fameuse illumination dans la tour de Martin Luther (circa 1511). Cette illumina-tion est le moment de rvlation mystique du moine Luther, tandis quil se trouvait dans les lieux daisance de son couvent Erfurt. Norman Brown opre un rapprochement entre ana-lit, symbolique du Diable, protestantisme et capitalisme, par une chane associative qui le faitglisser sur luvre clbre de Max Weber, Lthique protestante et lesprit du capitalisme.

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Enfin, si le zro ouvre la voie aux nombres ngatifs, il est aussi cequi au moyen de la fonction successeur (N + 1) pose un dbut au dfile-ment des nombres 4

Trois aspects du monde conomique et de la vie au travail

propos du un et du deux

Considrons quelques aspects du monde conomique et de la vie autravail : novlangue, effets du management participatif et noms propres dessocits anonymes.

La novlangue

Dans la novlangue du monde du travail, le pragmatisme oprecomme un mot dordre. Il y est question du faire , de l avoir , maispas du penser , ni de ltre , de lettre .

La novlangue emprunte divers domaines, dabord la technique : fusions, restructurations, performance, fusibles . Au militaire : strat-gie, cible, tats-majors, objectifs, seconds couteaux, chefs charismatiques .Aux lexiques professionnels : des pressings et de la dittique quand on

dgraisse les effectifs comme des lipides excdentaires. celui destueurs gages : les DRH killers ont un prix, leur salaire est proportion-nel au nombre de salaris quils ont flingus . Et aussi aux techniquescomportementales : assertiveness, coping, stress, self-esteem

Notons leuphmisme de la diplomatie : un licenciement en nombredevient un plan social , un manipulateur quelquun qui sait motiver ,un harceleur un spcialiste du management par le stress .

Ce qui se passe dans le travail a son envers dans le non-travail : le ch-mage. L cest le lexique du marketing , et notamment du marketingpersonnel pour trouver un emploi, chacun tant invit se considrercomme un produit vendre dans son crneau ou dans sa niche commerciale. Lors de la foire aux candidats qui se pratique dans diverssalons et expositions, des postulants un emploi doivent se prsenter etse vendre , en cinq minutes. Un cabinet proposait des formations pourchmeurs intitules LOVE , acrostiche pour apprendre rdiger une lettrepour obtenir vite un entretien.

4. Zro (ou les cinq vies dAmer), Paris, R. Laffont, 2005.

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Je renvoie au travail de Guy Lrs sur la logique discursive, notam-ment son article Copulation discursive 5 partir de lide lacaniennedes quatre discours , la notion de discours tant l ce qui permet defaire une articulation entre le singulier et le collectif.

Mais poursuivons. Les chmeurs diplms de plus en plus nombreux,on les appelle les intellos prcaires . tymologiquement, prcaire signifie obtenu par la prire . Les prcaires ayant longtemps t desouvriers (surtout agricoles) qui se louaient la journe, on peut en voir lematin du ct de la rue du Caire Paris : la prcarit devient ltat decelui qui na pas de pr carr .

Des travailleurs hautement qualifis sont sans emploi. On prfre lescompter dans les statistiques de la formation et ils deviennent des sta-giaires de la formation continue . partir de 57 ans et six mois, ils reoi-vent notification de lAssdic qui a le plaisir de les informer quils sontdsormais dispenss de recherche demploi . Ils ne sont plus calculs .

Leuthanasie car cen est une touche aussi les entreprises. Quand ondcide une mort programme, un prsident est charg de conduire lentre-prise sa mise en liquidation. Le montant de ses indemnits, nomm le parachute dor , est ngoci ds lembauche. On na pas oubli laffairedu directeur dune chane de magasins qui avait touch une prime phara-mineuse pour avoir licenci sept cents personnes, la maison mre le remer-

ciait pour service rendu . Il est encore question ici de rien ou presquerien , le poids social du salari de base tant voisin de zro .

Le management participatif

Cest dans ce mouvement quest n le management comme unepratique, des techniques, et mme une discipline universitaire avec ses coles . Jvoque particulirement le management participatif , censinciter linitiative personnelle et visant lpanouissement de chacun.

Chaque un , dailleurs, par le biais de lvaluation annuelle des salaris,preuve rituelle qui se prpare par une autovaluation, est invit devenirson propre censeur, au nom des valeurs de lentreprise. Il aura non pasune note , mais une apprciation qualitative de son travail.

On est tous dans le mme bateau ou la mme galre . Lquipe,cest un pour tous, tous pour un . Lentreprise affirme son unit , elleest une

5. Essaim n 15, automne 2005.


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Lacan 6, en 1966, dans son discours de Baltimore, dclare ceci : Lidede lunit unifiante ma toujours fait leffet dun scandaleux mensonge. Aussi suggre-t-il de considrer lunit sous un autre angle, non pluscelui de lunit unifiante, mais celui de lunit comptable, un, deux, trois .

On en tait l avec cette affaire de zro et de la fonction successeur (+ 1). Cela donne, avec Lacan cest cette question du 1 en plus qui repr-sente la clef de la gense des nombres .

La hirarchie en entreprise est dsigne par les formules N + 1, N 1.Lindividu salari est comptabilis comme un sur les effectifs : pourtotaliser un nombre, pas pour son nom. Exit le sujet 7. Chacun est donc lafois un N + x et un N x. Sauf pour lemploy le plus subalterne, qui est unN . Ainsi linterchangeabilit est assure. Un N + 1 = un autre N + 1. Lepatron, qui est le N suprieur , a un N + dun autre ordre : lactionnaire.

Encore ceci propos de haine : certains N + 2 ne parlent qu leurN 1, pas aux N 2, quils adressent leur N 1, ils parlent un che-lon en moins, pas deux .

Les noms propres des socits anonymes

Si lon associe cette question de la gense des nombres lide dunehistoire, dune fondation ou dune gnalogie, on en trouve une dans le

monde du travail. loccasion de fusions-restructurations , bon nombredentreprises ont chang de nom. Au fond, on revient par un autre chemin lhistoire de nomination de Yahoos Google.

Peut-on parler, pour une collectivit, de quelque chose qui serait lenom-du-pre, ou le nom-des-pres ? Ce phnomne de dnominations-renominations peut nanmoins tre questionn en tant que tel.

Certaines sont alles puiser dans le gisement grco-romain : Thals,Novartis, Aventis. Ce faisant, elles ont fait disparatre trace dune fonda-tion, par leffacement dun nom, comme Thomson, ou dune rfrence

rgionale, comme Rhne-Poulenc. Prendre un nom qui puise dans le ber-ceau de Rome et Athnes, est-ce se doter dune inscription atemporelle,comme si ces entreprises taient notre dj-l , en niant le temps ?

6. De la structure en tant quimmixtion dun Autre pralable tout sujet possible (1966), Bulle-tin association freudienne, n 41 (1991). Titre original : Of structure as an inmixing of an othernessprerequisite to any subject whatever , dans R. Macksey et E. Donato, The Languages of Criticism

and the Sciences of Man, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1970.7. Cela fait penser lexcommunication laquelle Lacan fait rfrence, comparant son exclusion delIPA celle que la synagogue a inflige Spinoza en 1656, herem (excommunication) suivi dechemmata (impossibilit de retour) : radiation du nom. Les quatre concepts fondamentaux de la psy-chanalyse, Points Seuil, coll. Essais , 1973.

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Il y a eu des rsultats malencontreux : par exemple, la multinationalesidrurgique qui a pris pour nom Arcelor, dans les annes o se promul-guait la loi sur le harclement professionnel. On peut y deviner aciers deLorraine , mais avec quelque chose qui pourrait voquer limage dun

esclavage, associ aux conditions de vie des ouvriers des forges .

Une focalisation sur deux phnomnes

Dmatrialisation de lchange et dlocalisation du tiers

Il sagit de se focaliser sur deux phnomnes lis des changementsmassifs depuis 1972, sans mattarder cependant sur ce qui serait la

nature des changements (cest--dire se sont-ils produits par accentua-tion dune situation ou par rupture ? Sont-ils en continuit ou constituent-ils une discontinuit ?). Je veux parler dune part du dveloppement de ladmatrialisation de lchange et dautre part de ce que jappelle une dlo-calisation du tiers.

Dmatrialisation de lchange

Pierre Legendre, dans La fabrique de lhomme occidental 8, montre que

lentreprise est devenue une autre scne pour lagressivit, la haine, lapulsion de mort, le sacrifice. Il prsente une scne o les bureaux sont pay-sags et dune propret impeccable, o il ny a pas de sang et pas decadavres. a sest dmatrialis. a se joue beaucoup par les outils vir-tuels, la technologie. Mais les pripties, elles, ne senchanent pas diff-remment de chez Sophocle.

Cette dmatrialisation saccompagne de lmergence dautres phno-mnes qui bousculent nos catgories et certaines de nos reprsentations.Achats de produits financiers se font instantanment, dun continent unautre. Lespace et le temps sont concerns. On na plus vraiment besoin dela signature de la main des acteurs. Le corps, la matrialit, sont va-cus. Dans les entreprises, si linvestissement sur les places boursires rap-porte davantage que lactivit de base, le projet industriel passe au secondplan. Aprs avoir dgag de la production le cash qui a permis dinvestir,on ne se soucie pas des salaris achets puis revendus avec leurs machineset les murs des usines.

Sans doute, tre ngoci nest pas pour un sujet humain une situation

rare, contrairement au verbiage qui concerne la dignit humaine, voire les

8. Pierre Legendre, La fabrique de lhomme occidental, Paris, Mille et une nuits, 1999.


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Droits de lhomme. Chacun, tout instant et tous les niveaux, est ngo-ciable, puisque ce que nous livre toute apprciation un peu srieuse de lastructure sociale est lchange 9.

La valeur de largent, ou des titres, devient la marchandise ultime, et

celle qui rapporte le plus. Ce nest plus seulement ce qui permet leschanges dans une certaine spcularit . On arrive un stade extrmedabstraction. Quadvient-il de lchange dans la structure sociale sil ny aplus rien de concret, de matriel, dans ces oprations de spculation financire ?

La dmatrialisation est concomitante dambiguts qui la soutiennent.Ainsi, un salari actionnaire dune autre entreprise que celle qui lemploiepeut devenir complice involontaire de licenciements dans lentreprise dontil est actionnaire. Si le capital de son entreprise est ouvert, il pourra tre vic-time pareillement lui aussi. Mais si son entreprise distribue des actions, ildevient associ de ses employeurs. Et en tant quactionnaire, il vote las-semble des actionnaires. Ds lors, si les comptes prsentent des dficits,comment va-t-il arbitrer intrieurement entre sa position de salari menacdans son emploi et celle dactionnaire menac dans son patrimoine ? Ladistinction entre les termes salari et employeur sen voit crase.

Les produits financiers se nomment des actions et des obliga-tions . Difficile de ne pas y lire thique et surmoi . La multiplication

des holdings financires qui grent bon nombre des firmes10

le font encran . cran total mme, si linvestisseur a plant son sige social surquelque paradis fiscal . Linvestisseur capitaliste sexonrerait-il juste-ment du souci social, par la seule nonciation de ces signifiants : action et obligation , et ainsi se donnerait-il le droit de jouir du corps du corps social ?

Le tiers se dlocalise

Bon alors, encore un effort Les entreprises rdigent leur codede bonne conduite , leur charte sociale , leur liste des valeurs . Cesdocuments, qui ne sont pas proposs au dbat avec les partenaires sociaux,font progressivement rfrence. Au point que lon demande aux nouveauxembauchs de commencer par les signer, en annexe leur contrat de tra-vail, plutt que le rglement intrieur qui, lui, a fait obligatoirementlobjet dun accord officialis et act dans les instances reprsentativesdes deux parties. Cest le dbut dune substitution qui joue comme unesubrogation.

9. J. Lacan, Les quatre concepts, op. cit.10. Le terme, paradoxalement, vient du mot firma : signature.

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Auparavant, en cas de conflit entre salari et patron, si le contrat detravail ntait pas explicite, on se rfrait la convention collective propreau secteur professionnel concern. Si cela ne rsolvait pas le conflit, onse tournait alors vers le droit du travail, crit, galitaire et universel, qui

primait sur toutes les instances. Cest ce quon appelait la hirarchie desnormes . Dsormais on voudrait que, devant le poids de la conventioncollective et devant le droit du travail, le contrat de travail prime et disele vrai 11 . Ces mesures visent un renversement de la hirarchie desnormes, et ce que cette inversion devienne lgale avec lappui et linterven-tion du politique.

Cest dans ce creuset que sinscrit la tentative en partie russie dinstaurer de nouveaux contrats de travail, prsents notamment par lepatronat 12 comme des outils sociaux, mais qui sont des chevaux de Troie prts donner des coups de boutoir au droit du travail (cf. le contrat nou-velle embauche, ou CNE, dit contrat Villepin, qui permet au patron de licen-cier facilement pendant deux ans). La contractualisation comme lieu-tenante de la Loi, et dont il est fait loi, figure la rduction du trianglesalari/employeur/loi, deux parties de force ingale. Le trois qui faittenir est rduit deux , il y a un tour de passe-passe.

Et le politique charg du lgislatif se fait lui-mme acolyte dunddoublement et dun dplacement du lieu o scrit le droit.

largissement, ouvertures ?

Si les catgories explosent, que devient cette loi ?

Et en effet elles explosent

Pour le dire rapidement, la globalisation rend proche le lointain, et faitde lautre un semblable, il y a chez lautre du mme avec les marques uni-formises, Nike, Coca-Cola, etc. Les frontires ne font plus coupure oubord, lennemi est non plus hors des frontires mais au-dedans, la distinc-tion dedans et dehors, est dstabilise. Orange, ex-France-Telecom, cre le

11. Extrait de lintervention du ministre du Travail F. Fillon lors du dbat parlementaire, le11 dcembre 2003 lAssemble nationale : Cette loi qui affirmait le principe de la libertcontractuelle reste aujourdhui la pierre angulaire, la base de notre droit de ngociation collective.[] Cette rforme a dailleurs pour objectif de donner toute sa porte la loi de 1950 en recon-

naissant enfin pleinement la libert contractuelle. [] Le principe de laccord majoritaire, quellequen soit sa forme majorit dadhsion ou majorit dopposition est pos au niveau de len-treprise. Cest le point fondamental : les accords dentreprise seront dsormais toujours majori-taires, par adhsion ou par absence dopposition majoritaire.

12. Par la voie et la voix du MEDEF.


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concept Unik, le tlphone rversible, fixe et portable, avec pour slogan : Entrez dehors et sortez dedans.

Il y a de quoi sembrouiller. Guy Lrs parle de mbianisation dudiscours moderne , Guy Le Gaufey voque que la Raison se disloque

lentement . Le mme Le Gaufey poursuit : Si la science bouge en sa consistance intrinsque, linconscient sen trouveradplac ; si ltat cesse dtre ce quil tait, linconscient sen trouvera dplac itou 13.

La science Elle a dsormais renonc son hgmonie sur la vrit comme une et une seule. On ne parle plus de lunit de la science lamanire positiviste. Aujourdhui les chercheurs dgagent lhistoricit desdcouvertes, les contextualisent, les relativisent, en multiplient les pointsde vue, etc. Citons au passage deux illustrations : le livre Histoire de larc-

en-ciel de Bernard Maitte 14, sur les multiples faons denvisager le phno-mne mtorologique. Ou encore Expliquer la vie 15, dEvelyn Fox Keller,qui explore comment chaque poque a gnr ses dfinitions de la vie.Cette ancienne physicienne amricaine, ayant choisi de bifurquer sur labiologie molculaire, a dvelopp une rflexion pistmologique qui laconduite par ailleurs sinvestir dans la problmatique du genre dansle langage de la science.

Entre projet dune construction universelle, dpendance ou infoda-tion aux modes de financement et aux pouvoirs, abus de ses applications

technologiques, la science peut bien tre objet de critique. De plus, pour cequi nous intresse, les vises de la science ne sont pas axes sur le sujet etsa singularit. Mais on a besoin de certaines avances pour penser. Cellesde la physique moderne, de la linguistique, de la logique, de la topologieont fourni des repres pour penser, jusqu la psychanalyse. Il serait tempspeut-tre douvrir un chantier afin dy dbattre des distinctions oprer ausein des concepts, des thories et des pratiques scientifiques, entrerecherche et applications, entre dcouverte heuristique et vise de puis-

sance sans fin, entre le discours de la science et les conditions de saconstitution, dans la pense lacanienne notamment.Ltat LEurope promulgue des lois qui sont des directives , cest-

-dire des cadres ouverts, en dlguant chaque pays au nom du prin-cipe de subsidiarit le soin de formuler ses propres applications. Tous lestats doivent se mettre terme en conformit avec les directives euro-pennes. De plus, ltendue et la multiplication des changes amnent desaffaires de justice sur un terrain multinational o la comptence des lieuxde justice, qui doivent juger les affaires, est incertaine.

13. LUnebvue n 20 (automne 2002) : Du sujet coinc entre homme et citoyen .14. Paris, Le Seuil, coll. Science ouverte , 2005.15. Paris, Gallimard, 2004.

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De fait, ce que je veux souligner, cest quavec la gouvernance mondialeet des ensembles supranationaux, comme lONU, lEurope, la Confrence destats africains, etc., on assiste lafin du monopole des tats sur le droit.

Il y a urgence prendre des risques

Un droit et une jurisprudence sont faire. Des spcialistes syemploient : on les appelle des experts. Lexpertise est mise en cause, sou-vent juste titre. Elle lest, mise en cause, quand, comme dit Guy Lrs 16, on voit que leffet du savoir universitaire sur celui du matre sinterprtedans le tout-savoir de la bureaucratie . Cela se produit quand lexpertpay pour penser se loge, sabrite, dans cette bureaucratie, ou pire, quandsa pense ne sert qu contribuer au renforcement et la reproductiondes verrous institus.

Mais peut-on envisager la fondation dun droit sans experts, si celui-ciest sollicit comme faisant un apport dexprience(s), origine du termedexpert ? Pour les questions qui touchent certaines dimensions du tra-vail, les experts europens auraient pu travailler plus mal, puisque, parexemple, lorsquune entreprise dun pays embauche dans une filiale tran-gre un salari, celui-ci doit bnficier des conditions de travail et decontrat du pays qui prsente les clauses les moins dsavantageuses pour le

salari, ce quon appelle juste titre le mieux-disant social .On peut lire sur un tract rcent de la CGT que lenjeu des annes venirest de faire en sorte que les pratiques sociales se fassent dans le souci despersonnes : Pour la CGT, le salariat, dans sa diversit daujourdhui, abesoin dun socle commun de garanties permettant de renforcer, de fairerespecter les droits individuels des salaris. Et aussi, dans un ouvragedconomiste que je ne nommerai volontairement pas, on lit que dans toutela mesure du possible les dcisions prises dans lintrt collectif doiventtenir compte aussi des singularits.

Ce qui traduit le mieux ma perplexit cet gard serait cette phrase deLacan prononce dans son discours Baltimore : Mon exprience ma mon-tr que la caractristique principale de la vie humaine va, comme on le dit enfranais, la drive. La vie descend la rivire, touchant une rive de tempsen temps, sarrtant un moment ici ou l, sans rien comprendre rien 17

Pourtant Il y a compter sur ces retournements inattendus venantde tout un chacun, loin de la psychanalyse, mais peut-tre parfois toutcontre elle. En effet, pour ce que jen sais et ce que jen suppose, il y a une

16. Toujours dans son article Copulation discursive .17. De la structure en tant quimmixtion , op. cit.


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forte probabilit que parmi les concepteurs, voire les auteurs darticles delois, un bon nombre aient fait un sjour sur un divan.

Ce sont ceux que jappelle les allis invisibles , qui par leur exp-rience, de leur place, peuvent faire que la psychanalyse infuse comme par

capillarit le corps social, peut-tre le corps lgal et lthique de leurprofession. Dans ce cas, chacun ou chacune dentre eux est peut-tre untout petit moins dsubjectiv que celui qui ne serait pas venu en ana-lyse, ou alors cest dire que ce que nous faisons, cest zro . Or, un seulmot diffrent sur un texte de loi ou sur un dcret dapplication un signi-fiant apparemment insignifiant et quelque chose peut bouger. Cest lepari que je fais pour ma part. Et je ne sais pas si on a le choix.

Experts, dcideurs, syndicalistes, conomistes, gestionnaires ou autres,il y en a, en effet, qui viennent en analyse et qui sont pris dans la moder-nit contemporaine . Mais la petite diffrence, le petit rien en plus , cestquils y travaillent.

nous peut-tre aussi de ne pas opposer notre propre novlangue celle dans laquelle ils sont plongs. Car pour en scrter une qui fait effetde produit isolant, nous sommes devenus assez comptents. Mais quel estnotre dsir ?

Peut-tre cela signifie-t-il quil faille que nous devenions plus exercs lcoute des effets de cette mbianisation des discours modernes et de

cette dislocation de la raison . Plus lcoute aussi, de ces bruissementssinguliers qui mergent chez les analysants, pour tre en mesure den la-borer quelque chose avec eux, plus prs de l o a merge, afin que cettembianisation puisse, selon le vu de Guy Lrs, au moins individuelle-ment tre contrarie . Je dirais plutt pour quelle puisse au moins tre explore, dpasse, voire outrepasse et que quelque chose puisse setransmettre pour eux et dans le corps social .

Quoi ! sexclame Le Gaufey, on narrivait dj plus comprendre cequi senveloppe aujourdhui du nom de psychanalyse, et en plus il fau-

drait comprendre comment tout a se situe sur lchiquier de la pense et despratiques contemporaines ! 18 Et jajouterai : sur plusieurs dimensions.

Pour moi il y a l urgence aller jouer sur cet chiquier, justementparce quil est devenu un hologramme dchiquier. Il y a donc des tasde chantiers ouvrir pour la psychanalyse

On songe cette phrase de Lacan lors de son voyage aux tats-Unis,et dcouvrant le panorama de Baltimore par la fentre : Linconscient,cest Baltimore Notre actualit, cest Baltimore, cest a le trs grandrisque prendre. Aussi, au lieu de sappeler Rien ne va plus chez lesYahoos , ce travail pourrait sintituler : Allons Baltimore. Ensemble.

18. Guy Le Gaufey, ibid.

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