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Beaumarchais, La passion du drame Est-il permis d'essayer d'intéresser un peuple au théâtre… 5

Essai Sur Le Genre Dramatique Serieux

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Beaumarchais, La passion du drame

Est-il permis d'essayer d'intéresser un peuple au théâtre…5

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J'entends citer partout de grands mots et mettre en avant, contre le genre sérieux, Aristote 1, les anciens, les poétiques2, l'usage du théâtre, les règles et surtout les règles, cet éternel lieu commun des critiques, cet épouvantail des esprits ordinaires. En quel genre a-t-on vu les règles produire des chefs-d'œuvre ? N'est-ce pas au contraire les grands exemples qui de tout temps ont servi de base et de fondement à ces règles, dont on fait une entrave au génie en intervertissant l'ordre des choses  ? Les hommes eussent-ils jamais avancé dans les arts et les sciences s'ils avaient servilement respecté les bornes trompeuses que leurs prédécesseurs y avaient prescrites ? Le nouveau monde serait encore dans le néant pour nous si le hardi navigateur génois3 n'eût pas foulé aux pieds ce nec plus ultra4 des colonnes d'Alcide5, aussi menteur qu'orgueilleux. Le génie curieux, impatient, toujours à l'étroit dans le cercle des connaissances acquises, soupçonne quelque chose de plus que ce qu'on sait  ; agité par le sentiment qui le presse, il se tourmente, entreprend, s'agrandit, et, rompant enfin la barrière du préjugé, il s'élance au delà des bornes connues. Il s'égare quelquefois, mais c'est lui seul qui porte au loin dans la nuit du possible le fanal vers lequel on s'empresse de le suivre. Il a fait un pas de géant, et l'art s'est étendu... Arrêtons-nous. Il ne s'agit point ici de disputer avec feu, mais de discuter froidement. Réduisons donc à des termes simples une question qui n'a jamais été bien posée. Pour la porter au tribunal de la raison, voici comment je l'énoncerais :

Est-il permis d'essayer d'intéresser un peuple au théâtre, et de faire couler ses larmes sur un évènement tel qu'en le supposant véritable et passé sous ses yeux entre des citoyens6, il ne manquerait jamais de produire cet effet sur lui ? Car tel est l'objet du genre honnête et sérieux. Si quelqu'un est assez barbare, assez classique, pour oser soutenir la négative, il faut lui demander si ce qu'il entend par le mot drame ou pièce de théâtre n'est pas le tableau fidèle des actions des hommes. Il faut lui lire les romans de Richardson7, qui sont de vrais drames, de même que le drame est la conclusion et l'instant le plus intéressant d'un roman quelconque. Il faut lui apprendre, s'il l'ignore, que plusieurs scènes de l'Enfant prodigue, Nanine tout entière, Mélanide, Cénie, le Père de famille, l'Ecossaise, le Philosophe sans le savoir8, ont déjà fait connaître de quelles beautés le genre sérieux est susceptible, et nous ont accoutumés à nous plaire à la peinture touchante d'un malheur domestique, d'autant plus puissante sur nos cœurs qu'il semble nous menacer de plus près. Effet qu'on ne peut jamais espérer au même degré de tous les grands tableaux de la tragédie héroïque. […]

Il est de l'essence du genre sérieux d'offrir un intérêt plus pressant, une moralité plus directe que la tragédie héroïque, et plus profonde que la comédie plaisante, toutes choses égales d'ailleurs.

J'entends déjà mille voix s'élever et crier à l'impie, mais je demande pour toute grâce qu'on m'écoute avant que de prononcer l'anathème. Ces idées sont trop neuves pour n'avoir pas besoin d'être développées.

Dans la tragédie des anciens, une indignation involontaire contre leurs dieux cruels est le sentiment qui me saisit à la vue des maux dont ils permettent qu'une innocente victime soit accablée. Oedipe, Jocaste, Phèdre, Ariane, Philoctète, Oreste9, et tant d'autres, m'inspirent moins d'intérêt que de terreur. Etres désavoués et passifs, aveugles instruments de la colère ou de la fantaisie de ces dieux, je suis effrayé bien plus qu'attendri sur leur sort. Tout est énorme dans ces drames : les passions toujours effrénées, les crimes toujours atroces, y sont aussi loin de la nature qu'inouïs dans nos mœurs ; on n'y marche que parmi des décombres, à travers des flots de sang, sur des monceaux de morts, et l'on n'arrive à la catastrophe que par l'empoisonnement, l'assassinat, l'inceste ou le parricide. Les larmes qu'on y répand quelquefois sont pénibles, rares, brûlantes ; elles serrent le front longtemps avant que

1 Philosophe de l’antiquité dont se réclament les auteurs classiques pour asseoir leurs principes esthétiques.2 Une « poétique »est un traité de poésie, un exposé ou recueil de règles et préceptes relatifs à la composition des divers genres de poèmes puis, plus généralement des divers genres littéraires.3 Christophe Colomb.4 Limite qu’on ne saurait dépasser.5 Colonnes d’Hercule : autrement dit, le détroit de Gibraltar.6 Habitants d’une ville (d’une cité).7 Ecrivain anglais du XVIIIe dont les romans (Pamela, Clarissa…) traduits en France remportèrent un immense succès.8. Dans l’ordre : pièce de Voltaire, 1736, drame de Voltaire, 1749, drame de Nivelle de la chaussée, 1741, pièce de Mme de la Graffigny, 1750, drame de Diderot, 1758, drame de Voltaire, 1760, drame de Voltaire, 1760, drame de Sedaine, 1765.9 Héros de tragédies antiques et classiques.

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de couler. Il faut des efforts incroyables pour nous les arracher, et tout le génie d'un sublime auteur y suffit à peine.

D'ailleurs les coups inévitables du Destin n'offrent aucun sens moral à l'esprit. Quand on ne peut que trembler et se taire, le pire n'est-il pas de réfléchir ? Si l'on tirait une moralité d'un pareil genre de spectacle, elle serait affreuse, et porterait au crime autant d'âmes, à qui la fatalité servirait d'excuse, qu'elle en découragerait de suivre le chemin de la vertu, dont tous les efforts dans ce système ne garantissent de rien. S'il n'y a pas de vertus sans sacrifices, il n'y a point aussi de sacrifices sans espoir de récompense. Toute croyance de fatalité dégrade l'homme en lui ôtant la liberté hors de laquelle il n'y a nulle moralité dans ses action.

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Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux, 1767.

QUESTIONS :

1] Dégagez la composition du texte, de quel genre relève-t-il ?Paragraphe 1   : 2] Etudiez l’énonciation dans ce paragraphe.3] Toujours dans le premier paragraphe : - En quoi les règles constituent-elles une entrave au génie selon Beaumarchais ?- Comment exprime-t-il son point de vue ?Paragraphe 2   : 4] D’après l’argumentation du paragraphe 2, quel est le public visé par le drame ? Quel effet recherche-t-il ? A quel autre genre Beaumarchais l’apparente-t-il ?5] Quels sont les sujets abordés par le drame ? A quelle métaphore récurrente Beaumarchais a-t-il recours pour évoquer ces sujets ? En quoi ces sujets sont-ils supérieurs à ceux de la tragédie ?Paragraphe 3 à 6   : 6] Analysez la tournure utilisée par Beaumarchais dans le troisième paragraphe. Quelles sont les avantages du drame par rapport aux autres genres (toujours d’après le troisième paragraphe) ? Comment comprendre le GN qui conclut ce paragraphe ?7] Analysez figures de style, lexique et énonciation dans le 4e paragraphe. 8] Que Beaumarchais reproche-t-il à la tragédie, d’après le paragraphe 5 ? Par quels procédés stylistique ?9] Comment Beaumarchais conteste-il la portée « morale » de la tragédie ? Pourquoi pourrait-elle même écarter de la « vertu » ?

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Essai sur le genre dramatique sérieux, de Beaumarchais.

Ce texte ne peut se comprendre qu’en référence à l’histoire littéraire. Fin XVIIIe, les théâtres représentent toujours des comédies à la manière de Molière et des tragédies sur le modèle racinien deux genres strictement codifiés par la fameuse règle des trois unités et pat l’a nécessité d’observer une « unité » de registre, tragique ou classique. L’apparition depuis une vingtaine d’années de pièces hybrides caractérisée de « genre dramatique sérieux » invitent les auteurs à réclamer plus de liberté au théâtre, cf. Diderot par exemple avec ses Entretiens sur le fils naturel et Beaumarchais ici…

Introduction : L’Essai sur le genre dramatique sérieux, sert traditionnellement de préface à Eugénie, drame que Beaumarchais fait jouer sans succès en 1767. Dépassant le cadre de la simple préface, L’Essai… revendique pour le théâtre une esthétique nouvelle qui se définit en réaction à l’esthétique classique des trois unités.

Ce texte de Beaumarchais est un texte argumentatif qui défend une thèse très moderne, il faut désormais préférer le « genre dramatique sérieux » (appelé drame bourgeois dans les histoires littéraires) aux genres pratiqués par les classiques (tragédie et comédie)

1°) La composition du texte   :

§ 1 : Remise en cause des règles du classicisme§ 2 : Définition de l’effet recherché par le « genre dramatique sérieux » ou drame : susciter les larmes (le pathétique donc !)§ 3 à 6 : Ebauche d’une comparaison entre le drame et la tragédie

. Le § 3 compare l’intérêt suscité chez le spectateur par le drame en regard de l’intérêt suscité par la tragédie, le § s’achève sur une précaution qui consiste à ne pas supposer le drame supérieur aux autres genres (l. 29). Dans le § 4 l’auteur imagine les réactions des tenants du classicisme, ce qui lui permet d’affirmer la modernité de ses idées. Le § 5 met en évidence la démesure de la tragédie. Le § 6 met en doute la capacité du genre tragique à édifier le spectateur sur le plan moral.

2°) Le premier paragraphe   :

L’énonciation dans le § 1.L’Enonciation revêt les caractéristiques du genre de l’essai :a. Forte implication de l’auteur :pronom « je » (l.1)pronom « nous » (l. 13-14), un nous de convention dans lequel s’implique l’auteur mais qui marque aussi une volonté d’impliquer le lecteurb. L’expression du jugement passe par l’utilisation d’un lexique dévalorisant : « cet éternel lieu commun » par exemple pour désigner l’argument des auteurs classiques qui se réfèrent aux « règles » (celles des 3 unités).

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c. La 1e phrase est à ce titre emblématique d’un registre polémique, si Beaumarchais semble prendre en compte les critiques adressées aux partisans du « genre dramatique sérieux » par une accumulation « Aristote, les anciens… », il termine sur une métaphore dévalorisante : « cet épouvantail des esprits ordinaires » pour fustiger l’idée de règle.d. Multiplie les questions oratoires (questions qui ont simplement pour but de mobiliser l’attention du lecteur) : Cf. l. 3 à 7.

Les règles une entrave au génie.La série de questions oratoires tend à démontrer le caractère néfaste des règles à l’expression du génie.. La 1e question est une fausse question qui sous entend une réponse évidente : « En quel genre a-t-on vu les règles produire des chefs-d'œuvre ? "ce ne sont pas les règles qui produisent les chefs-d’œuvre.. la seconde quest. est construite selon le même principe mais elle déplace l’intérêt du lecteur sur la question de l’origine des règles : d’où proviennent-elle ? De l’exemple donné par les créateurs de génie qui eux ne s’en souciaient pas. On « intervertit » donc l’ordre des priorités en questionnant les œuvres sur les règles au lieu de les questionner sur leur valeur.. la 3e quest est un élargissement, elle dépasse le cadre de l’esthétique pour s’intéresser d’une manière plus générale aux arts et aux sciences. On notera l’antithèse « avancé »vs « respecté les bornes » qui signifie que le génie est précisément celui qui ne se laisse pas enfermer dans un cadre.Les exemples   : Beaumarchais emprunte d’abord un exemple à l’histoire (le choix de l’exemple n’est pas indifférent puisqu’il montre comment les « Anciens » ont pu se tromper au sujet des « colonnes d’Hercule »), la périphrase, le « le hardi navigateur génois » permet de signaler le courage du génie qui contredit les idées reçues.la réflexion qui suit (l. 9 à 13) constitue ce qu’on appelle en rhétorique classique une période (longue phrase persuasive) dont l’ampleur mime la fertilité (voir les nombreux verbes d’action) et l’élan du génie qui va « rompre les digues du préjugé ».On notera par ailleurs dans ce passage les oppositions lexicales lexique de la limite (cercle, bannières, bornes) pour désigner métaphoriquement les connaissances acquises et les préjugés ; lexique de mouvement et de l’expansion pour désigner le génie en mouvement.La réflexion s’achève sur une image qui assimile le génie à un porteur de feu (fanal), emblème même de la connaissance (figure illustrée dans les mythologies par les Lucifer ou Prométhée).

3°)Le second paragraphe   :

Ce paragraphe définit les caractéristiques et la visée du drame ainsi que ses sources d’inspirations.Beaumarchais insiste ici sur le fait que le public visé par le drame (genre dramatique sérieux), c’est le peuple (peuple, l.16, citoyen, l. 17). L’effet recherché par le drame c’est la compassion (faire couler ses larmes, l. 16). Les sujets qu’il affectionne : le « tableau fidèle des actions des hommes » (recherche d’un certain réalisme donc) ; la « peinture du malheur domestique ». Les termes que nous venons de citer sont clairement références à une esthétique du tableau.Cette volonté de faire ressembler la scène du théâtre à un tableau se trouve déjà chez Diderot qui admirait particulièrement les tableaux de J.B. Greuze (Vous pouvez en admirer quelques-uns uns sur le site du Louvres : http://www.louvre.fr/ taper « Greuze » dans le cadre de recherche proposé par le site, La malédiction paternelle ou Le fils puni son particulièrement représentatifs de l’esthétique recherchée.)

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L’exemple de Richardson romancier anglais en vogue à la fin du XVIIIe vient préciser les origines cette. Les romans larmoyants de cet auteur constituent une influence clairement revendiquée. L’accumulation d’exemples qui suit a pour but de suggérer le succès croissant du genre.Le paragraphe se conclut sur la mise en antithèse de deux adjectifs ; « domestique » et « héroïque », emblématiques des deux genres comparés ‘drame et tragédie. Le drame est plus proche du spectateur parce qu’il évoque un monde qui lui est familier, ce qui n’est pas le cas de la tragédie.

4°) Les paragraphes 3 à 6

§ 3 : « Il est de l'essence du genre sérieux d'offrir un intérêt plus pressant, une moralité plus directe que la tragédie héroïque, et plus profonde que la comédie »Le tour impersonnel présente un argument, sommes toute contestable, comme incontestable (apparence d’objectivité).Selon Beaumarchais, l’action du genre sérieux offre pour le spectateur un plus grand intérêt et le drame est incontestablement plus édifiant sur le plan moral. Le § s’achève néanmoins sur une précaution oratoire (cf. mouvement du texte).

§4 : L’hyperbole les « mille voix » auxquelles l’auteur prête un lexique religieux (impie, anathème) montre que Beaumarchais a le sentiment de transgresser un interdit presque sacré (les règles classiques). Le « je » s’oppose à la multitude, comme le génie évoqué précédemment l’a déjà fait.

§ 5 : L’auteur reproche à la tragédie ses excès (l. 36 « Tout est énorme dans ces drames » – le mot est à prendre dans son sens courant).L’excès inspire indignation (l. 32), terreur (l. 34), frayeur (l. 35) – idées conformes à la Poétique d’Aristote.Pour signaler les excès de la tragédie Beaumarchais, utilise une rhétorique classiqueL’antithèse : dieux cruels/innocentes victimesPériphrases qui suscitent la compassion (l. 34-35)Accumulations qui se construisent sur un champ lexical du mal (l. 37 à 39).

§ 6 : Beaumarchais conteste la portée morale de la tragédie tant vantée par les tenants du classicisme. « les coups inévitables du Destin n'offrent aucun sens moral à l'esprit ». Il s’agit d’une assertion péremptoire exposée au présent de vérité générale ce qui lui donne un caractère incontestable.Beaumarchais justifie ensuite son raisonnement par un raisonnement qu’il présente comme fruit de la situation dans laquelle la tragédie plonge le spectateur :  « Quand on ne peut que trembler et se taire, le pire n'est-il pas de réfléchir ? » Le raisonnement se fait sur le mode hypothétique (subordonnées hypothétiques introduites par « si » et utilisation de conditionnels). Conduire le raisonnement sur ce mode permet une modalisation (atténuation) du propos qui pourrait choquer, cet argument du « spectacle moral » de la tragédie étant l’argument privilégié des partisans de l’esthétique classique.Selon Beaumarchais, la tragédie décourage de suivre le « chemin de la Vertu », il s’en explique par un aphorisme en forme de chiasme : « S'il n'y a pas de vertus sans sacrifices, il n'y a point aussi de sacrifices sans espoir de récompense. » qui conduit naturellement à opposer « fatalité » à « liberté ». La liberté étant la condition même d’une attitude vertueuse.

Conclusion- Un texte critique qui remet en cause l’esthétique classique

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- Un texte programme qui défend une esthétique nouvelle fondée sur la proximité entre spectateur et spectacle.- Un texte qui annonce la profonde remise ne cause romantique des romantiques.