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ŒUVRES DE GIUSEPPE CAPOGRASSI CB Introduon Éditions de la revue CONFÉRENCE Essai sur l’État

Essai sur l'État de Giuseppe Capograssi

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Un volume de 320 pages, relié en toile du Marais, sous jaquette, de format 16 x 22,5 cm. Il est souvent fascinant de découvrir la première œuvre d’un philosophe, celle par laquelle il accède à lui-même ; ainsi de l’Essai sur l’État (1918) de Giuseppe Capograssi (1889-1956), c’est-à-dire du philosophe et du juriste à la fois le plus discret et le plus décisif de l’Italie du XXe siècle. Tous les thèmes essentiels qu’il approfondira dans ses œuvres ultérieures y sont déjà présents : la nature et la fin de l’État, la question de la crise moderne de l’individu, la nécessité de se mettre à l’écoute de l’expérience commune et ordinaire, l’affirmation de l’égalité de tous les êtres humains comme fruit de la «révolution» opérée par le christianisme.

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Œuvresde

Giuseppe capoGrassi

CB

Introductionà la vie éthique

É d i t i o n s d e l a r e v u e c o N F É r e N c e

Œuvresde

Giuseppe capoGrassi

CB

Introductionà la vie éthique

É d i t i o n s d e l a r e v u e c o N F É r e N c e

Essai sur l’État

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électoral, technique, est devenu la substance de l’État, et la vraie substance morale de l’État s’est presque évaporée. Les hommes sont restés à s’agiter dans des révolutions stériles au milieu d’un monde aride de choses.

1. — L’État grec.

Des États de l’Antiquité, l’État grec est le premier à entrer dans l’histoire avec sa nature terrestre et humaine, hors des grandes théocraties et des grandes bureaucraties massives, im-mobiles, rigides du monde oriental.

L’État grec est situé au sommet de l’expérience sociale et éthique du Grec. Le Grec passe distrait et perdu dans ses rêves à travers la famille, le métier, le travail, l’hétairie, la religion, par tous les stades et toutes les phases de son monde pratique, pour arri-ver à l’État, dans lequel seulement toutes les choses du concret deviennent les biens de la vie. L’État est pour lui une réalité substantielle, vivant par elle-même, ayant valeur par elle-même et vérité en elle-même : vivre humainement n’est que participer à cette réalité substantielle. La seule activité humaine qui vaille est celle qui s’identifie à l’activité de l’État : l’activité du guer-rier qui conquiert, du capitaine qui commande, du magistrat qui administre, du juge qui rend la justice, du peuple qui délibère.

Seule l’activité qui vise les fins de l’État est digne du Grec, tout le reste est affaire de barbares et d’esclaves. Agir est donc vraiment administrer tous les intérêts qui convergent et sur-gissent dans l’État, en satisfaire toutes les exigences. Et comme administrer, c’est avoir la connaissance des fins de l’État et adap-ter les moyens à ces fins, donc un savoir et une pratique, c’est celui qui a le meilleur savoir pratique qui commande, qui est souverain. Le souverain, dans l’État grec, est donc le sage : non le sage d’une science abstraite, réfléchie, philosophique, mais celui qui a conscience des fins de l’État et pratique l’art de

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les atteindre. L’État est pour le Grec l’affaire la plus sérieuse et la plus haute valeur de la vie : seul celui qui sait traiter cette affaire domine la vie entière ; il est le souverain de l’ensemble du monde pratique. Et comme l’État est le centre où se rassemblent tous les intérêts que nous voyons aujourd’hui rayonner dans la réalité avec un développement vigoureux et indépendant, et que tout est sa fonction, art et conquête, éducation et musique, la sagesse souveraine est celle qui sait traiter l’ensemble consi-dérable de ces fonctions. Redoutable exigence qui requiert le dévouement de la totalité de l’existence à la Cité, l’abandon de toutes ses forces et de toutes ses journées à son culte tyrannique.

Cette sagesse est faite d’habitudes intérieures, de formation morale, de prudence, de mesure, plus que de connaissances techniques et de notions exactes.

Pour nous, la pratique de l’État est une technique, écono-mique, financière, administrative, diplomatique, qu’exerce l’homme public ; pour le Grec, elle n’était rien de cela. Étant donné que les fins de l’État s’étendaient jusqu’à comprendre toutes les fins de la vie, l’art de l’État consistait surtout en un sentiment délicat et exquis de l’harmonie nécessaire entre toutes ces fins, dans une conception raisonnable du monde pratique comme un tout limité et proportionné. L’État grec était avant tout proportion : dans l’équilibre parfait de ses fonctions, si l’on avait tout fait pencher d’un côté, ou bien trop de choses, il se serait renversé. Un tel art ne s’apprend pas chez un maître, ni dans un livre : il est le résultat d’une formation séculaire, d’une expérience collective, de la collaboration de tout un peuple. Aussi le sage n’est-il pas une personne isolée ni quelques-uns, mais tout le peuple des citoyens, tous ceux qui vivent des choses et par les choses de l’État ; par suite, tout le peuple est souverain.

Pour la première et dernière fois dans l’histoire, cette formule correspond à une réalité : car l’homogénéité de formation a fait de l’ensemble des citoyens un peuple d’égaux, d’égaux effectifs et réels. Chacun passe — peut passer — d’une magistrature à

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une autre, d’un commandement à un autre, et la modalité la plus logique de distribution des charges est le tirage au sort ; la seule différence qu’on puisse trouver est naturelle, c’est l’âge : mais elle ne fait que confirmer l’égalité générale. Chacun peut discu-ter, dans l’assemblée, de la statue de Minerve avec Phidias, avec Périclès de l’alliance avec Corinthe, parce que chacun conçoit vraiment la pensée et parle vraiment le langage de Phidias et de Périclès. Pour la première fois, la souveraineté comme valeur spirituelle constituant la vérité des conditions concrètes d’un moment historique coïncide avec la direction pratique et effec-tive des affaires politiques. Pour la première et dernière fois, celui qui dirige matériellement les affaires est aussi, dans son époque, le porteur de la plus haute valeur.

Tout cela fait de l’État une organisation de spécialistes, qui ont voué leur être et leur force à leur spécialité, c’est-à-dire à l’État, et réduit tout le reste du monde pratique à une prépara-tion harassante servant seulement de base à ce petit monde de sages. D’où le mépris que la conscience grecque a du travail. Aristote — qui de tous les gens instruits est celui qui se tient le plus près de l’Autorité — exprime la conviction commune, quand il affirme que, dans les États les mieux ordonnés, ce n’est pas la vie des artisans et des marchands que doivent vivre les citoyens : c’est là une vie ignoble1 ; artisans, marchands, agricul-teurs sont nécessaires à l’État, mais ne font pas partie de l’État ; ils doivent travailler et produire pour ceux qui dirigent l’État, pour ceux qui, libérés des soucis ordinaires de la vie, peuvent veiller, sans être dérangés désormais, à créer pour l’État la puis-sance, la beauté, la sagesse. Le souverain grec est donc écono-miquement improductif, il est seulement consommateur, le plus grand consommateur de l’Antiquité : ayant absorbé la richesse du monde avec l’instrument génial d’un système financier fondé sur les mines, les droits de douane, les tributs des alliés, il la dé-

1. Politique, IV, 8, 2.

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pense pour sa vie aventureuse et oisive et ses temples de marbre et d’or. Il n’y a rien dans les États modernes qui corresponde à une telle situation ; son intimité et sa structure rendent l’État grec seulement semblable à une grande Église dans laquelle les citoyens seraient les prêtres, exclusivement voués à l’entretien du temple, et où tout le reste de l’humanité — esclaves, pé-rièques, métèques, étrangers — serait le profanum vulgus, occupé à fournir à l’ordre sacré des lévites, exclus de l’héritage du travail matériel, le pain pour sa nourriture et l’encens pour le sacrifice.

Jamais la souveraineté n’a atteint le degré de réalisation (concretezza) qu’elle a connu dans l’État grec.

En tant que réalisation extrême, elle aboutit à une particularité extrême. S’étant réalisé dans la race grecque, l’État est exclusion de tout autre peuple comme barbare. S’étant réalisé dans l’idéal historique de la conquête, de la domination, de l’éloquence, de l’art, de la consommation, il est exclusion du travail et de la pro-duction ; bref, s’étant réalisé dans une individualité historique très déterminée, il est exclusion de toute autre humanité, de toute l’humanité. C’est de cette réalisation essentielle que meurt l’État grec : elle constitue sa loi de fer et sa perte. Les historiens qui reprochent à Périclès d’avoir ordonné le recensement des citoyens et appauvri par des exclusions rigoureuses la bourgeoi-sie déjà disparue, et qui louent Xénophon d’avoir prononcé des mots en faveur de l’inclusion des métèques dans la cité, n’ont pas compris la constitution de l’État grec et ses nécessités.

Si Périclès avait pensé à des inclusions et à des élargisse-ments, il aurait été le fondateur d’un État nouveau, et non le représentant admirable et complet de l’ancien. Ces inclusions impliquaient des reconnaissances morales, c’est-à-dire d’autres valeurs, une autre société, une autre morale, une autre consti-tution. Une nouvelle souveraineté dont l’apparition fit s’éva-nouir l’État grec, après qu’il eut, par son immense création d’art et de pensée, réveillé et mis en activité toutes les énergies de l’esprit assoupi.

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2. — Rome.

Le Strepsiade des Nuées d’Aristophane, dans l’Athènes déjà entièrement consumée par la grande démocratie marchande, regrette la simplicité recueillie et tranquille de la vie qu’il me-nait dans sa campagne laborieuse, entre les abeilles, les brebis et les oliviers, quand la cité ne l’avait pas encore jeté dans sa fournaise. Le regret du vieux paysan de l’Attique est l’élégie étouffée et désespérée où s’achève et s’éteint, pour ainsi dire, le bruyant monde grec. Mais il y a aussi en elle, avec le souvenir nostalgique du passé, un sentiment, vague encore, de l’histoire de l’avenir. Il y a le sentiment de Rome. Rome commence avec la vie concentrée, laborieuse, tourmentée des champs.

L’État grec est la tentative incessante de dépasser la sphère des intérêts pratiques, de vaincre les nécessités et les utilités de la vie, de s’y soustraire, et de supprimer tous les obstacles au plein développement de la vie. Aristote voyait de l’inconvenance pour un homme libre à rechercher l’utilité toujours et en toute chose, et il pose comme cause finale des opérations humaines la satisfaction de toutes les fins, le « repos » que seule la musique doit remplir de sa grâce1. Rome ne connaît pas un tel idéal. Rome, au lieu de dépasser l’utilité et le monde pratique, comme fait le Grec, assied et construit sa vie et son histoire précisément sur l’utilité et le monde pratique. Elle déplace le centre de la vie de l’idée de l’État à l’action de l’individu.

Le Romain ne vit plus pour la vie splendide de l’État, il vit d’abord en lui-même et pour lui-même, dans son entreprise, dans sa res. Son activité se fait en se recueillant en elle-même, sa volonté semble poser et pose en chaque acte sa personnalité tout entière. Aussi chaque acte de la vie pratique, que les Grecs n’avaient même pas jugé digne d’observation, devient-il décisif,

1. Aristote, Politique, VIII, 3, 2 ; 2, 5-6.

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grave comme une loi de l’État. La volonté porte un État en elle-même. Grâce à elle, chaque moment de l’action pratique de l’homme, chacune de ses créations, est éclairé, précisé, pour ainsi dire, consolidé, devient quelque chose d’objectif et de dé-finitif, un acquis et une conquête de la personne, qui doit être affirmé et défendu à tout prix. L’Athénien, mangeant des fèves dans l’agora, entre un spectacle et un discours, passe d’une déli-bération sur la guerre à un décret pour une fête, et son esprit vole sur tous les intérêts les plus colossaux et les plus variés avec la légèreté d’un papillon. Le Romain habille de formes solennelles, compliquées, puissantes, les actes les plus ordinaires de la vie, une vente, un paiement, un prêt, et fait de ces actes sa méditation la plus profonde.

En passant du monde grec au monde romain, on croit passer du règne de la jeunesse à celui de la maturité et du silence.

La société s’est appesantie, comme si tous les intérêts avaient gelé au contact du vouloir romain glacial et inflexible. En appa-rence, l’histoire, qui avait eu un vol si ample dans l’horizon grec, s’est réduite aux proportions d’une petite entreprise domes-tique et d’une bourgade de paysans avares et méfiants ; mais l’apparence est trompeuse.

La vie, scandée et sculptée par une volonté aussi forte dans tous ses mouvements et toutes ses situations, prend une gravité profonde. Elle n’est plus l’ombre d’un rêve, ou l’infelicitas fati1, ou encore le « repos » musical d’un esprit éduqué ; elle est une étoffe rugueuse d’actions que la volonté a tissée, une chose tout entière voulue, c’est-à-dire tout entière créée, décrétée, établie, accomplie par l’individu. Aussi la conception romaine de la pra-tique est-elle une conception juridique. Non pas au sens où Rome a créé le droit, qui est un acte de l’esprit et commence à exister quand l’histoire se met à exister, mais au sens où elle a fixé et, pour ainsi dire, découvert ce côté de la réalité resté

1. Cf. supra, note 1, p. 144.

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dans l’ombre, en concevant la vie entière comme une fonction concrète, sérieuse, revêtue d’une forme, de la volonté de l’indi-vidu comme tel.

L’État qui en découle est l’État qui peut découler d’une telle volonté. L’individu, qui a consacré et transformé en acte de son vouloir son mariage, sa paternité, sa famille, sa lignée, ne perd pas sa souveraineté en entrant dans l’État et maintient son autonomie ; et l’État devient la chose de chacun de ceux qui le créent, patrie, selon la profonde étymologie proposée par Vico1, res patrum, la res des plus forts, de ceux qui ont la volonté la plus forte, la plus avisée, la plus ample. L’État perd la plénitude et la complétude concrète de vie qu’il avait dans le monde grec : il tire sa substance du vouloir objectif, qui se vide de tous les contenus brillants et épisodiques dont l’esprit grec l’avait rempli, et se montre dans la nudité décharnée de lui-même, comme vouloir purement humain, qui opère et crée l’ensemble du monde pratique. Dans cette substance propre-ment juridique qui est la sienne, l’État romain se renferme, se fait intime, se concentre, se contracte, pourrait-on dire, et travaille furieusement à la déterminer et à l’étendre. Le travail de l’État a pour cette raison un aspect absolument nouveau. Il ne s’agit plus de construire des temples, de pourvoir à des commerces, de régler des systèmes éducatifs ; tout cela passe au second plan. Aristote voulait que le citoyen se modelât sur le principe de l’État2. Le travail essentiel de l’État romain devient le renversement de cette maxime ; toute son histoire interne aboutit à l’effort continuel de se modeler sur le principe des ci-toyens, c’est-à-dire selon la réalité de leur vouloir. C’est la lutte

1. Cf. Vico, De constantia, XII, 16 (éd. Cristofolini, Florance, Sansoni, 1974, p. 609), et la note correspondante (100 ; éd. citée, p. 805 : « Unde “patria” dicta ? — Unde “respublica” ? “Res patrum”, ut postea “respublica”, “res populica”, “res populi” »). (NdT)

2. Politique, VIII, 1, 1.

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entre pères et plébéiens : la profonde volonté romaine rend les pères acharnés à conserver le droit public et les institutions, et la plèbe acharnée à les réclamer. Ce sont deux volontés qui, précisément par cet acharnement, donnent la preuve de l’unité de leur nature, et, à travers cette lutte, créent dans cette unité l’unité de l’État.

L’égalité, que nous avons vue être dans l’État grec une qua-lité naturelle, un développement naturel, est le fruit dans l’État romain d’un long processus d’action et de passion. Apparaît l’idée que le droit, on ne le possède pas, mais qu’on l’obtient par des épreuves infinies, et que l’État n’est pas un refuge pour les faibles et les convalescents, mais un donné de la volonté, un résultat de la volonté, la récompense de l’effort et du vouloir. L’État s’humanise. La victoire des plébéiens précipite toujours plus le processus de réduction de la volonté patricienne, quirite, à la volonté romaine, à la volonté humaine.

La lutte des plébéiens et des patriciens est la méditation pro-fonde de la volonté humaine menée à travers les expériences sanglantes des choses. Elle permet au Romain, que la conquête met au contact de tous les autres peuples, de reconnaître chez l’autre peuple, à travers les mœurs, les lois, les institutions et sa volonté même, le ius naturale, le ius gentium1, un monde plus large. La romanité devient l’humanité qui commence à se re-connaître elle-même dans les produits de sa propre histoire. La conscience a changé, la conception du monde s’est renversée : l’État n’est plus exclusif, comme l’État grec, isolé dans sa subs-tantialité, mais inclusif au plus haut degré ; Cicéron en avait une conscience très précise quand il parlait de la « largitio et commu-nicatio civitatis » comme de l’un des fondements, ou plutôt du fondement principal, de la grandeur romaine2.

1. « Le droit naturel », « le droit des peuples ». (NdT)2. Cicéron, Pro Balbo, XIII (« un élargissement et une communication

de la cité » [NdT]).

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La communication du droit, d’abord à la plèbe puis aux peuples, est l’accomplissement progressif de l’État romain. Ce-lui-ci se construit par la reconnaissance, à travers la guerre, la lutte et les conquêtes, d’abord chez la plèbe et ensuite chez les peuples, de la substance identique du vouloir opérant, qui est son principe objectif. Il est la volonté romaine, qui ras-semble et unifie l’histoire en donnant à toute l’histoire un seul intérêt profond, l’intérêt de la romanité. Et la souveraineté, à partir de l’esprit capable d’embrasser tous les buts de l’État, d’administrer toute l’encyclopédie du savoir pratique, passe à cet intérêt, qui s’incarne dans un peuple, le peuple romain. La souveraineté se dépersonnalise, se pose comme la conscience des peuples, l’unité humaine dans l’unité du vouloir. Cette reconnaissance est une reconnaissance pratique. La souverai-neté romaine est juste parce qu’elle est conscience objective. Elle considère les réalités pratiques du monde, patrie, plèbe, peuples, non pas enfermées dans l’absolutisme de sa nature, comme la souveraineté grecque, mais dans leur substance in-trinsèque, dans leur vouloir intérieur et objectif. La souverai-neté romaine est souveraineté sur tout le monde des nations, parce qu’elle entre dans l’intimité de ce monde, parce qu’en entrant dans son intimité elle en découvre la vraie substance, la vérité, et lui donne ainsi, donne aux nations, la conscience d’eux-mêmes comme humanité et partie de l’humanité. Ce qu’on appelle l’impérialisme romain n’est pas une domina-tion vide ni l’exercice d’une puissance aveugle du peuple de Rome sur les nations : mais ce sont les nations qui, avec Rome, ont effectivement pris le commandement d’elles-mêmes, en tant qu’elles ont acquis en Rome la conscience de leur nature commune. L’État de Rome est la chose de tous, la res publica, la res universelle, le Panthéon aux cent portes où les nations, sor-tant de leurs particularités, célèbrent leur humanité. Et toutes les nations y pénètrent, non pas abstraitement ou numérique-ment, mais réellement, avec tout leur organisme et toute leur

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réalité. Cicéron, écrivant à son frère Quintus élu gouverneur de la province d’Asie, lui conseille de veiller aux intérêts, à l’utilité, à l’intégrité de ses administrés, non seulement parce que c’est là un devoir d’humanité, mais aussi et surtout parce que c’est de cette population que découle la civilisation dont Rome jouit1. L’histoire du royaume de Pergame rendu élé-ment de la politique romaine devient elle aussi histoire de Rome, et l’État devient porteur d’humanitas au sens profond de reconnaissance des autres nations, et comme nature com-mune, dans la volonté humaine commune, et comme histoire commune dans la continuité et la succession de l’histoire.

C’est la première fois que l’on peut parler d’un monde des nations, parce que les nations se trouvent pour la première fois sur le même plan et parlent la même langue. L’édit du Préteur crée une réalité qu’Athènes n’avait même pas soup-çonnée, et dévoile en l’éclairant tout un monde différent, plus nôtre, que les grands feux grecs avaient recouvert de leurs éclatantes lueurs. Sur les très anciennes bureaucraties cérémo-nielles et religieuses de l’Orient, sur les démocraties grecques qui rêvent et se dévorent elles-mêmes, sur le mercantilisme avide et ingénieux de Carthage, et même sur la jeunesse divine mais irréfléchie et vagabonde d’Alexandre, la volonté romaine est vraiment souveraine, parce qu’elle est vraiment une « natura praestantior »2.

Mais malgré tout, nous sentons que quelque chose manque à l’État romain : l’orbis devenu urbs, sous la puissante rectifi-cation du vouloir, s’est fait uniforme, s’est comme alourdi en entrant dans les schémas juridiques de Rome ; l’homme, tout en étant à présent un homme, a une conscience aride de lui- même, une conscience vide, pourrait-on dire, dans la domination

1. Cicéron, Ad Quintum fratrem, I, 1.2. « Nature supérieure » : l’expression se rencontre un certain nombre

de fois chez Vico. (NdT)

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perpétuelle et l’action perpétuelle du vouloir juridique. Sa vie est une épuisante conquête, et un effort incessant dans le seul but de parcourir toute l’échelle des intérêts matériels et parti-culiers. Il semble qu’il soit tourmenté par l’impuissance à sortir de lui-même et du cercle où il est pris, qu’il soit déchiré par l’insatisfaction éternelle qui l’attend au terme de son chemin empirique, de ses actions et de son activité abstraitement juri-dique, au-delà de laquelle il n’y a rien. D’où cet air sombre en-tourant comme un nuage de tristesse toute l’histoire de Rome, et accompagnant toutes ses grandes individualités. Les grands esprits de Rome semblent errer dans le monde comme des pri-sonniers de la Ville et d’eux-mêmes. César, qui est jeune, n’est jamais vraiment jeune ; la formidable mélancolie de l’Empire le suffoque, comme elle suffoque les nations. Seul Cicéron, qui parvient par l’admirable équilibre de son esprit à sortir de la course folle qui entraîne tout son monde, entrevoit dans une synthèse supérieure quelque chose qui franchit les limites de ce monde tourmenté, trouve la paix, et nous offre la seule image sereine et humaine de l’Antiquité.

L’État romain meurt donc de son principe : de la volonté romaine abstraite, pure, vide. Ses formes souveraines : l’édit, la norme, la loi ; son seul contenu : la justice, l’idée la plus haute à laquelle la romanité se soit élevée. Faculté plus négative que positive, plus statique que dynamique, incapable de créer un nouveau droit, elle sait seulement reconnaître ce qu’elle trouve, et laisse l’esclave à son bagne, la femme à sa condition inférieure d’assujettissement servile ou de licence effrénée, l’enfant au bon plaisir du père, de l’État ou du hasard, qui peut le rendre digne de la vie ou de l’exposition et de la mort ; l’homme, enfin, seul, harcelé par la fureur incandescente de ses passions et de ses ambitions.

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3. — La révolution chrétienne.

Le Christ vient mener plus loin cette humanité à l’arrêt, comme hypnotisée, sur la ligne immobile de la justice romaine. L’humanité antique ne connaissait pas, selon les mots de saint Paul, les chemins de la paix1. Elle se débattait dans l’étau redoutable de ses fins sensibles, et posait et résolvait sans cesse des problèmes de puissance et de domination, s’agitait, se démenait, s’acharnait dans une activité éperdue et frénétique. Si loin qu’elle soit allée, qu’elle ait cherché à se fuir elle-même, elle ne parvenait jamais à se libérer de son vouloir aride ni de ses exigences stériles. Elle se roulait dans tous les plaisirs et ne trouvait jamais ni vrai plaisir ni vraie délec-tation, ajoutait conquête sur conquête, garnison sur garnison, et ne trouvait jamais ni vraie richesse ni vraie défense ; elle scrutait de fond en comble la volonté juridique et découvrait principes sur principes, inventait lois sur lois, mais les principes de tous les principes et la loi de toutes les lois ne cessaient de lui échapper.

Le Christianisme, dépassant d’un coup la justice romaine, ras-semble toute l’activité éparpillée, multiple, innombrable de ce monde en une seule vision, perçoit avec une extrême netteté, non pas dans son intelligence, mais dans son amour et sa pitié, toute l’essence et tout le mal de ce monde, dans une synthèse immense et simple, où toute l’Antiquité et son humanité sont mises à nu, étudiées et jugées.

Une seule loi la domine et l’explique : la loi du péché et de la mort qui réduit la chair des hommes à une pauvre chose mortelle et corruptible. L’homme, qui s’est détaché de l’infini et de l’esprit, qui est tombé dans le péché, devient la proie de la matière et des choses finies, devient fini et trouve dans le fini sa propre mort : et per peccatum mors2.

1. Cf. Rom, 3, 17. (NdT)2. Rom, 5, 12 (« et la mort est venue par le péché » [NdT]).

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Face à ce monde en décomposition, déchiré par le péché et détruit par la mort, le Christianisme vient affirmer la nécessité de Dieu. Il ne s’arrête pas à tel ou tel aspect de la crise, à tel ou tel remède. Tous les besoins qui font le tourment de la société humaine, le Christianisme les ramène à un seul, immense et vital : le besoin de la gloire de Dieu. Omnes enim peccaverunt et egent gloria Dei1. Mais Dieu, dans la vision chrétienne, apparaît totalement transfiguré : il brise le schéma abstrait où l’Anti-quité l’avait enfermé et se montre vraiment tel qu’il est, esprit concret, car il devient miséricorde infinie, amour infini et donc action infinie.

Saint Augustin sculpte cette nouveauté du Christianisme quand il dit que chez Platon, il a trouvé la divinité du Verbe, mais n’a pas trouvé l’humilité du Verbe2. L’humilité du Verbe est une contradiction sublime dans laquelle réside toute la révolu-tion de Dieu que le Christianisme opère. C’est l’Immobile qui se meut, l’Impassible qui pâtit, l’Infini qui se limite et l’Éternel qui meurt. La Vérité souveraine que Platon avait assurément entrevue sous les voiles de la création et des idées comme une vérité immobile, est devenue, dans la vision chrétienne, action, douleur, acte, mouvement, vie. Elle se vide, s’humilie, se fait homme et subit les épreuves humaines, la souffrance humaine, la tentation humaine, la mort humaine3.

D’où la transfiguration du fini ; au lieu d’être rejeté, méprisé, détaché de l’esprit, comme d’autres doctrines et d’autres reli-gions l’avaient voulu, ici le fini accueille l’Infini en lui, la chair accueille Dieu en elle. L’homme, qui a reçu cette noblesse, par-tage le sort de Dieu.

1. Rom, 3, 23 (« car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu » [NdT]).

2. Saint Augustin, Confessionum libri XIII, lib. VII, c. IX, 2.3. Heb, 2, 10-18 ; 4, 14 ; Rom, 8, 3 [ajoutons, pour la première expres-

sion, Phil, 2, 7 (NdT)].

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Les facultés qui divisaient et brisaient son être, sortent elles aussi de leur état d’abstraction et s’unissent ; son esprit devient unité et plénitude de vie. Pour être véritable pensée, sa pensée doit descendre dans la vie, doit se faire vie ; sa moralité, pour être véritable, doit être véritable pensée, doit être vérité. Véri-té et bien coïncident pour la première fois, non pas dans une conception abstraite, mais comme exigence pratique et acte. D’un mot que toute l’Antiquité n’aurait pas compris, saint Paul dit veritatem facere in charitate1. La vérité ne se contemple plus, ni ne se connaît plus extérieurement et logiquement : on la connaît en la faisant et en la mettant en œuvre. Penser n’est pas pen-ser abstraitement, cogitation stérile, construction logique, mais aimer vraiment, réaliser, vivre, créer. La vie de l’homme devient imitation du drame éternel de Dieu. De même que Dieu n’est pas resté immobile dans ses cieux à observer avec l’indifférence païenne les jeux des hommes, mais a éprouvé en lui la miséri-corde profonde des hommes et c’est pour cela humanisé et a connu la mort, de même l’homme doit sortir de la prison et de la vanité des sens et conformer sa vie à la réalisation de la vérité, ordonner toute sa vie à une épuisante préparation de la vérité, faire avec sa volonté la volonté de Dieu, être la volonté de Dieu. Connaître Dieu signifie adhérer à Dieu, devenir un seul esprit avec lui : qui autem adhaeret Domino unus spiritus est2.

L’Antiquité, qui n’avait pas connu la vérité, qui s’était éloi-gnée de la vérité, avait une loi incapable de produire le bien et une science incapable de montrer le vrai. Elle croyait, par la loi, réfréner la cupidité et dompter les passions — comme l’espé-rait un grand auteur antique3 —, mais devant le renversement mortel et passionnel de la vie, la loi restait tragiquement inutile.

1. Eph, 4, 15 (« faire la vérité dans la charité » [NdT]).2. 1 Cor, 6, 17 (« celui qui adhère au Seigneur ne fait avec lui qu’un

seul esprit » [NdT]).3. Cicéron, De oratore, I, 43, 194.

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Saint Paul reprochait à la science non seulement de se perdre en de vaines cogitations, mais de ne pas empêcher les hommes de se précipiter vers la ruine des passions ignominieuses : tradidit illos passionibus ignominiae1.

Dans la doctrine nouvelle, la pensée devient au contraire vie et action, et l’action et la vie pratique du chrétien deviennent pensée et doctrine. Comme Rome, le Christianisme met tout son intérêt dans la vie pratique et quotidienne. Mais dans la conscience romaine, la vie pratique restait ce qu’elle était à l’état naturel ; et le schéma juridique du vouloir restait nettement au-dehors de sa vigoureuse spontanéité. La vie pratique devient pour la pensée chrétienne la grande œuvre de l’homme : l’œuvre vrai-ment, intimement, profondément sienne, sienne non pas au sens romain, mais au sens où il n’y a que dans l’acte de la vie pratique que l’homme réalise et établit la valeur de son humanité nou-velle. La volonté romaine ne savait trouver entre une action et l’autre que le lien extérieur et grossier de la pertinence de l’une et de l’autre au sujet juridique, à la volonté juridique ; le chrétien trouve dans chaque action l’unité, la source et la raison de sa vie pratique. Tout le but de la vie, toute la vérité se montrent et se situent précisément dans l’action comme telle. Et l’action la plus humble comme la plus grande, l’acte de patience le plus bref comme la vie de sacrifice la plus épuisante, contiennent en eux tout le prix de la vie et la valeur de Dieu. Pour le chrétien, au commencement est l’action, parce que ce n’est que dans l’action que la connaissance de la vérité devient entière et vivante.

Ainsi l’univers chrétien n’est pas immobile, cristallin, maté-riel, fixe, mais il est toujours en mouvement, en activation et en création continues, parce qu’il doit se défendre du fini, de la matière, du péché, qui tendent infatigablement à s’étendre sur l’esprit et à mécaniser la vie. La vie est une conquête quo-tidienne et un engagement sans répit qu’un instant de trêve et

1. Rom 1, 26 (« elle les a livrés aux passions avilissantes » [NdT]).

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d’assoupissement suffit à compromettre à tout moment. L’Anti-quité elle aussi connaissait la lutte, mais celle-ci était épisodique, politique, moyen extérieur pour des fins extérieures ; la lutte chrétienne est une âpre querelle intérieure qui a sa fin en elle-même : la fin est la sanctification de la vie, et la sanctification advient par la lutte intérieure incessante, ou plutôt elle est la lutte incessante avec le fini, toujours dompté et perpétuelle-ment rebelle.

Dans l’Antiquité, la récompense de l’effort était finie, sensible, était partialité, « amoindrie s’il faut la partager »1, et en fin de compte n’équivalait jamais à l’effort ; elle restait considérable-ment inférieure au sacrifice, et laissait cette insatisfaction amère qui fait l’immense tragédie du monde antique2. Dans la lutte chrétienne, la récompense est dans la lutte même, en chaque action pourvu qu’elle soit imitation de l’action du Christ, dans tous les sacrifices qui sont élévation de la volonté, à travers la patience et l’épreuve, jusqu’à l’espérance. La vie prend un sens caché. Tout le visible devient signe de l’invisible, tout le fini devient chemin vers l’infini, toutes les choses se découvrent de-venues esprit. Atteindre l’invisible, l’infini, l’esprit, est la grande espérance chrétienne ; et la foi est la certitude, la substance et l’argument de cette espérance.

La foi est la force nouvelle née dans le monde : elle contient et soutient une conception de la vie qui est profonde, qui est une philosophie profonde et difficile qui serait même restée obscure, peut-être, à Platon, et qui naît pourtant chez tout esprit plus limité et se nourrit en tout esprit, non de terribles médita-tions, mais des actions simples et humbles de tous les jours.

1. Dante, Purg., XV, 50. (NdT)2. Cf. Lucrèce, De rerum natura, IV, 1133-1134, que des textes ultérieurs

de l’auteur se plairont à citer : « … medio de fonte leporum / surgit amari ali-quid », « de la source même des plaisirs, surgit je ne sais quelle amertume ». (NdT)

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Cette nouvelle conception du réel n’est pas une philosophie de gens instruits, mais la simple parole de la vie, et, comme telle, elle est comprise de tout homme et enfermée par tout homme dans les profondeurs de son âme. Au Concile de Nicée, un laïc de retour des persécutions, âme candide et primitive, a défini le caractère vital de la nouvelle doctrine en lançant au constructeurs éthérés de systèmes pleins d’élégance et de sophismes cette remarque aussi brève qu’essentielle : « Christus et apostoli non artem nobis dialecticam, nec inanem versutiam tradide-runt, sed apertam ac simplicem doctrinam, quae fide bonisque artibus custoditur »1.

Cette doctrine claire et simple ne peut pas ne pas reconnaître les valeurs sociales dans lesquelles culmine la réalité pratique : mais elle les prend dans le mouvement de ses transformations pour les remplir d’une vie nouvelle et prodigieuse.

Le renouvellement chrétien est une nouvelle genèse parce qu’il rassemble tous les éléments disséminés dans le chaos de l’univers en une nouvelle et vivante unité. L’unité est le grand résultat de la loi nouvelle2. L’humanité, si variée, si différente, si hétérogène, si multiple de la période antique découvre qu’au fond de toutes les différences, la faute qui fait rage et qui bat dans le sang de chacun est unique, et que le rachat qui couronne par la grâce de l’Esprit le destin des hommes est unique comme la faute. L’unité de la foi et des choses espérées rassemble en une formidable totalité organique toutes les volontés, toutes les activités, toutes les vies, toutes les consciences, et condense et efface toutes les différences de l’univers en un seul acte d’élé-vation à Dieu.

1. Socrate, Historia ecclesiastica, I, c. VIII, 20 (« le Christ et les apôtres ne nous ont pas laissé l’art de la dialectique ni de vaines finesses, mais une doc-trine claire et simple, que la foi et des moyens de bon aloi suffisent à faire observer » [NdT]).

2. Gal, 3, 28.

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Au sein du vieux monde matériel et sensible, plein de faits, lourd de formes, compliqué de heurts et de frottements, un nou-veau monde s’est composé, où les exigences idéales et morales qui étaient réprimées dans l’ancien ont connu un libre dévelop-pement et conquis toute la vie en une souveraineté incontestée.

Dans ce monde nouveau, l’égalité des hommes n’est pas le fruit de la conquête comme à Rome, ni la conclusion harassante de tout un processus séculaire d’éducation comme en Grèce ; elle est une simple conséquence qu’on pourrait presque dire se-condaire de l’altération universelle intervenue en toutes choses. L’unité de l’origine, de la fin et de la foi rend les hommes si parfaitement et si totalement égaux, qu’alors que pour l’Anti-quité la difficulté est de passer des énormes différence sociales à l’égalité, la difficulté dans la nouvelle doctrine en est le renver-sement : passer de l’égalité intime et vivante de tous les hommes dans le Christ aux différences qui rendent la vie sociale acci-dentée et désordonnée. Sur quoi fonder ces différences, com-ment justifier les infériorités et les supériorités quand tous les hommes se fondent si profondément dans l’unité de l’esprit ?

Partie de la prémisse de cette unité, qui comprend tout, la nouvelle pensée ignore toute la doctrine de l’esclavage qui était la création politique la plus caractéristique du monde antique. Elle dépasse toutes les infériorités et les supériorités établies par les lois de l’État, les systèmes en vigueur, les institutions politiques, et après avoir réduit le monde social à son ossature essentielle, elle n’accepte de lui que le nécessaire et l’éternel, les autorités naturelles autour desquelles la vie pratique des hommes se dispose et se forme. La relation conjugale, la rela-tion avec la famille, avec la domesticité, avec l’État, les seules reconnues légitimes, sont incluses comme les éléments propres de l’univers moral du chrétien et traitées comme tels. Mais elles passent elles aussi du régime de la loi à celui de la grâce. Une simple idée profondément changée suffit à opérer une transfi-guration aussi totale. C’est l’idée d’autorité.

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L’Antiquité avait appuyé sur elle toutes ses constructions, elle lui avait lié, comme à un rocher, l’inquiétude immaîtrisable des passions individuelles et des caprices collectifs. L’autorité était le droit puissant de maintenir dans la soumission, par la puissance du glaive, épouse, enfants et esclaves dans la famille, peuples et nations dans la cité et dans le monde : un droit qui trouvait son but en lui-même et accomplissait sa fonction en s’exerçant sans trêve et sans limite. La doctrine chrétienne le transforme sim-plement en devoir.

Celui qui possède l’autorité la possède non pour atteindre ses propres buts, mais pour atteindre le but de la loi nouvelle, le bien absolu de l’autre : le bien de celui sur qui l’autorité s’exerce est la fin, la raison, la justification de l’autorité, qui perd ainsi son autonomie et se confond avec le bien lui-même, devient la réalisation du bien. Dominer veut dire en réalité servir, et obéir signifie en réalité s’élever.

Mais en vérité plus personne ne sert avec la nouvelle doc-trine. Le Christ, en remontant au Ciel, captivam duxit captivita-tem1. L’Évangile fut l’édit de libération. Celui qui sert, sert Dieu en travaillant à l’accomplissement du bien objectif, et cela n’est pas servir, mais au contraire accomplir le sacrement de la volon-té divine que saint Paul annonce, instaurare omnia in Christo2, et c’est pour cette raison véritablement liberté. Ubi spiritus Domini ibi libertas3.

Le serviteur sait que lui est réservée la même récompense céleste qu’au maître, et le maître sait qu’il est compagnon de servitude de son serviteur, et que personarum acceptio non est apud Deum4. L’un obéit comme s’il servait Dieu, l’autre commande comme s’il parlait à un frère : l’un et l’autre font ensemble la

1. Eph, 4, 8 : « y a mené captive la captivité ». (NdT)2. Eph, 1, 10 : « tout récapituler dans le Christ ». (NdT)3. 2 Cor, 3, 17 : « là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté ». (NdT)4. Col, 3, 25 : « Dieu ne fait pas acception des personnes ». (NdT)

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même route mortelle, et, comme il arrive dans les longs voyages, les mêmes peines et les mêmes espérances les confondent dans la même foi.

Désormais la loi de toutes les autorités a été établie par le Christ, qui, renversant la conception du pouvoir antique et cri-tiquant l’idée antique de la domination, prescrivit aux disciples : « Quicumque voluerit inter vos maior fieri, sit vester minister. Et qui voluerit inter vos primus esse, erit vester servus »1. Cette loi devient aussi la loi fondamentale de l’État tel que la révolution chré-tienne l’établit. Saint Paul applique immédiatement le nouveau précepte à l’autorité étatique en définissant le pouvoir comme « minister Dei in bonum »2. Comme serviteur, il n’a pas de valeur en soi mais seulement en Dieu, dans le bien qu’il représente. Il n’est donc pas en celui qui l’exerce mais dans la réalité supé-rieure : il est un simple truchement à travers lequel la volonté divine se réalise et se pose dans les choses sociales. Au moyen du pouvoir, l’ordre social devient donc vraiment ordre en tant qu’il participe de l’esprit et s’objective dans la rationalité de la justice.

Aussi, comme en tous les moments et toutes les formes de ce monde social transfiguré, obéir au pouvoir est obéir à l’esprit, et, par suite, acte de la conscience morale plus que la sensibilité utilitaire.

Cette consécration de l’État contient en elle une immense limitation. Avec la naissance de l’institution considérable de l’Église, cette limitation prend corps et figure dans le domaine historique. L’État domine, mais seulement là où, dans l’ordre que la bonté divine a marqué pour les choses, il doit dominer. Au-delà de l’État, l’échelle de la réalité monte et s’élève jusqu’à l’infini. L’autorité du nouvel État est, dans l’univers désormais

1. Matth, 20, 26-27 (« Si quelqu’un veut être plus grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur ; et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave » [NdT]).

2. Rom, 13, 4 (« le serviteur de Dieu en vue du bien » [NdT]).

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réélaboré à partir des fondements, une autorité subordonnée. La souveraineté grecque était une réalité établie, donnée, im-médiate, une substantialité, et dominait, comme la souveraineté romaine qui s’était précisée dans la volonté juridique, tout le domaine de la vie. La nouvelle souveraineté est au contraire dominée par toutes les forces et toutes les valeurs de la vie. Dans ce système vif et puissant de commandements et d’obéissances qu’est le nouveau monde social du chrétien, l’État est un mo-ment qui se coordonne à toutes les autres formes de la vie pra-tique et se subordonne à toutes les exigences de l’esprit. Il n’est pas non plus un moment supérieur. Saint Paul le dit institué non timori boni operis, sed mali1 : institué pour maintenir la vie bonne et tranquille, comme il le dit ailleurs2.

L’homme de bien ne doit pas le craindre : en tant qu’il fait le bien, il a laissé l’État de côté, il l’a pour ainsi dire évité ; en poursuivant dans l’attention et le silence son chemin éthique, il l’a oublié au bord de la route.

Il représente dans l’économie générale de l’esprit une forme inférieure du bien, le bien encore enserré et resserré dans la ma-térialité des besoins, encore pelotonné dans la société de l’utile, encore à l’état de larve, pour ainsi dire, loin de la plénitude de son développement en papillon angélique. Aussi la vie morale, loin de culminer dans cette forme de bien, dépasse et absorbe, par le rythme incessant de son élévation, le moment et la valeur de l’État dans un moment et une valeur plus hauts.

L’obéissance à son commandement est désormais dans cette dialectique vertigineuse, sans cesse assurée et sans cesse condi-tionnée. Résister à ses ordonnances est résister aux ordonnances divines ; mais si l’État cesse d’être serviteur du bien, s’il tente de renverser la formidable gradation de valeurs établie dans la réa-

1. Rom, 13, 3 : « pour inspirer non la crainte de faire le bien, mais celle de faire le mal ». (NdT)

2. 1 Tim, 2, 2. (NdT)

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lité, résister à ses ordonnances est l’exigence inéluctable de tout le nouvel ordre, le plus digne et le plus tragique devoir moral de l’homme.

L’ensemble du monde social et des créations éthiques établies s’expliquent et se justifient par le passage en elles de l’esprit objectif, comme de figure en figure, d’image en image. Toute la société est une édification : l’Esprit lui-même se réalise dans le vouloir qui, devenu chrétien, s’efforce de sanctifier et de purifier tous ses moments et ses stades. Or, quand l’État pré-tend se situer au-dessus de ce qui le dépasse, en substituant au prix d’une erreur épouvantable le particulier à l’universel et le contingent au nécessaire, en jetant la confusion et l’équivoque dans l’ordre et la logique du monde, c’est l’Esprit qui rétablit la vérité, c’est-à-dire lui-même : le véritable protagoniste de la lutte contre l’État, c’est lui-même, parce que c’est lui-même qui est en question ; les petits hommes, leurs paroles, leurs actions, leurs gestes sont vraiment ici les instruments animés de l’Absolu qui poursuit l’œuvre de la création en protégeant de l’erreur l’ordre de l’univers. Le Christ a annoncé cette transformation de la lutte historique en une psychomachie dramatique d’une profonde objectivité morale, dans l’une de ses paroles les plus divines adressée à ses disciples en ces simples termes : « Cum autem tradent vos, nolite cogitare quo modo aut quid loquamini : dabi-tur enim vobis in illa hora quid loquamini ; non enim vos estis qui loquimini, sed Spiritus Patris vestri qui loquitur in vobis »1.

Dans la lutte contre l’État romain, les martyrs, les confes-seurs, les persécutés semblent perdre peu à peu, dans le grand courant lustral de l’esprit qui traverse l’histoire, leur indivi-dualité distincte, et, au milieu du tumulte confus de l’empire

1. Matth, 10, 19-20 (« Lorsqu’on vous livrera, ne vous inquiétez pas de savoir comment vous parlerez ni ce que vous direz : ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là, car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’esprit de votre Père qui parlera en vous » [NdT]).

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qui s’effondre, ils ne font qu’écouter et répéter les paroles qui montent de l’infini.

La formule définitive de la lutte fut exprimée par Pierre ré-pondant à l’État juif qui ordonnait aux apôtres de ne pas ensei-gner au nom du Christ : « Si iustum est in conspectu Dei, vos potius audire quam Deum, iudicate ; non enim possumus quae vidimus et audi-vimus non loqui »1. Ces paroles constituent la dégradation décisive de l’État antique et la subordination de l’État à la vie de l’Absolu. Elles ouvrent — aliud initium libertatis2 — toute l’histoire mo-derne. Le nouvel homme de l’histoire est Pierre qui inaugure le nouvel État en mourant pour attester devant le monde la néces-sité de désobéir à l’autorité des lois, et le vieil homme est Socrate qui marque le sommet de l’État antique en mourant pour témoi-gner de la nécessité de maintenir à tout prix la fidélité aux lois.

Ainsi la nouvelle conception du monde née avec le Christ et élaborée par saint Paul se présente précisément non comme une révolution au milieu d’autres révolutions de l’histoire, mais comme la Révolution même, comme la révolution essentielle qui porte en elle l’idée, le germe et le principe de tout renver-sement. Avant elle, le monde avait connu des retournements et des cataclysmes, des souverains découronnés et exilés comme Denys de Syracuse, des changements de régime, des soulève-ments réprimés, des tyrans éteints, des villes labourées, comme dans l’histoire de Rome ; mais l’État, dominant de haut l’agita-tion océanique de ces vicissitudes, restait immobile, intangible, indiscutable, plus à l’abri que Zeus père que Platon analysait et dont Lucien se moquait. L’État était la forteresse granitique dans laquelle l’Antiquité avait comme enfermé les richesses de son

1. Actes, 4, 19-20 (« Qu’est-ce qui est juste aux yeux de Dieu : vous écouter, ou écouter Dieu ? À vous d’en juger. Car nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu » [NdT]).

2. « Un nouveau commencement de la liberté » : Tite-Live, VIII, 28. (NdT)

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monde : la Révolution chrétienne l’attaque en ruinant toutes les idées qui avaient donné naissance à son idée, et en changeant entièrement l’âme des hommes autour de lui. Quand un seul homme pense et dit face à un État une parole comme celle que Pierre prononça, cet État, c’est-à-dire la foi qui le soutenait, est fini ; mais quand cette parole est celle de l’Esprit objectif, la Pensée même qui, à travers l’esprit individuel, s’affirme dans l’histoire, alors ce n’est pas un État ni une foi qui sont renver-sés, mais l’État, privé de son autonomie, réduit à une situation subalterne, soumis à une autorité immensément plus haute.

Les effets d’une telle révolution ne cessent d’être présents dans le cours de la réalité : par son intimité, et parce qu’elle est devenue une exigence nouvelle et vive de l’esprit, la Révo-lution chrétienne n’a jamais disparu et ne peut disparaître du domaine de l’histoire. Sa vie ineffaçable est toujours manifeste et vit toujours au sein de l’État.

L’État, sous ses attaques incessantes, travaille sans cesse à se justifier lui-même. Soumis à l’autorité de l’esprit, il s’échine continuellement à obéir non pas à ses propres exigences, mais aux exigences impératives de la nouvelle réalité. Il sent que la raison de sa vie n’est plus en lui mais en une raison que son action doit s’efforcer de réaliser : son action est devenue désor-mais une fonction de la justice.

L’État perd ainsi sa belle insouciance antique. Sorti de l’état de nature dans lequel il avait vécu durant toute la gentilité, il se trouve pris, comme le sauvage de Rousseau, dans les agitations amères de la vie réfléchie. Comme le sauvage de Rousseau, il éprouve de loin en loin une nostalgie mal étouffée du passé, de l’agora antique et des faisceaux consulaires, et cherche à dépas-ser, mais en vain, le petit livre de l’Évangile qui lui barre la route et lui complique la vie.

Cet État dans lequel le Christianisme a troublé le miroir lim-pide de l’ingénuité primitive et créé la conscience du bien et du mal est l’État moderne.