22

Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère
Page 2: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Le livreC’est la nuit. Elliot n’arrive pas à dormir, alors il s’en va. Il part loin de la ville, en train, pour aller voir les étoiles, et il reviendra avant le matin.

Voir les étoiles, c’est ce qu’Elliot aime le plus au monde. Autour de lui, personne ne comprend vraiment cette passion. Avant, il observait le ciel avec son père, qui lui apprenait les constellations et les galaxies. Maintenant que ses parents sont séparés, ce n’est plus possible. Il doit y aller seul, en espérant que sa mère ne se rendra compte de rien.

Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, cette fois, il est témoin d’un phénomène inexplicable : des lumières orange et vertes qui semblent danser dans le ciel. Avec qui pourra-t-il partager cela ? Où l’écoutera t-on ? Il lui faudra peut-être partir plus loin encore, et braver l’inconnu.

L’auteurAdolescent, Éric Pessan aimait beaucoup lire. C’est alors qu’il a commencé, tout naturellement, à écrire ses propres histoires. L’un ne va pas sans l’autre : celui qui aime le foot a envie de shooter dans un ballon, celui qui aime le rock a envie de s’emparer d’une guitare. Un jour, bien plus tard, un éditeur s’est intéressé à ses textes. De la même façon qu’il était un lecteur curieux, il est devenu un écrivain curieux : la trentaine d’ouvrages qu’il a publiés mêle plusieurs genres, romans pour adultes et romans pour la jeunesse, nouvelles, pièces de théâtre, poésies, textes écrits en compagnie d’artistes ou de photographes, recueils de croquis.

La littérature est un bonheur qu’il partage aussi en animant, çà et là, des ateliers d’écriture.

Page 3: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Éric Pessan

Et les lumièresdansaient dans le ciel

Médiuml’école des loisirs

11, rue de Sèvres, Paris 6e

Page 4: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Pour Zoé, Louna et Mélio.

Il est bon de renouveler les sources d’émerveillement (…)

Ray BradburyChroniques martiennes

Si vous trouvez ce monde mauvais,vous devriez en voir quelques autres.

Philip K. DickConférence du 25 septembre 1977

Page 5: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Première nuit

Quitter les lumières de la villepour trouver celles des étoiles

Page 6: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Je n’arrivais plus à dormir depuis des semaines. Il fallait que je le fasse, et je l’ai fait.

C’est simple, en définitive.Le tout, c’est de ne pas se faire repérer.

Mon sac sur les épaules, j’ouvre la porte dema chambre, je glisse sur le carrelage sans allu-mer la lumière. J’habite cet appartement depuistoujours, je suis capable de m’y déplacer dans lenoir, de le traverser les yeux fermés. Je me revoisenfant : je jouais aux Indiens dans le couloir quiparaissait si long. Ce soir, j’avance comme l’Indienque je ne veux plus être, une main dans le dospour m’assurer que le contenu de mon sac nefera aucun bruit. J’emporte des choses métal-liques et lourdes qui pourraient s’entrechoquer.Je prends garde à ne rien heurter. J’ai beau necourir aucun risque – ma mère dort, et quand

7

Page 7: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

elle dort de son sommeil chimique rien ne peutla réveiller, pas même un coup de fil au milieude la nuit –, je multiplie les précautions. Il n’estpas tard, à peine 22 heures, j’ai les clés de la cavedans ma poche ainsi que celles de l’antivol, jedéverrouille la porte d’entrée, la serrure cliquette.Je me glisse sur le palier, ferme derrière moi àdouble tour – double cliquetis.

Mon cœur bat à peine plus fort qu’à l’ordi-naire.

La nuit transforme la banalité des murs enombres angoissantes. J’ai l’impression que desblocs d’obscurité pulsent lentement. Le palier neressemble plus au palier. Je pourrais me trouverailleurs, dans un espace inconnu, un bâtimentétranger, un château, une cave sans lumière. Jerespire lentement et j’arrête de me faire des films.J’allume la veilleuse, l’espace redevient familier.Je cours dans les escaliers, récupère mon vélo,glisse les oreillettes du MP3 sous mon bonnet etfile vers la gare.

8

Page 8: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Je longe la ligne du tramway, je fais mon possible pour ne pas penser à mes actes. Partir lanuit quand on n’a pas encore quinze ans, quel’on a cours le lendemain et sans qu’aucun adultene soit prévenu, cela se nomme une fugue. Jemonte le son, la guitare des Grizzly Bear recouvrel’inquiétude d’un cocon musical familier.

La nuit est froide, glaciale, ma respiration mebrûle les narines. Les réverbères jaunissent laroute. Le ciel, tout là-haut, m’attend, magnifique,scintillant, il lutte à armes inégales contre leslueurs de la ville. Là où je vais, le ciel gagnera lebras de fer, il étincellera pour moi seul. Je pédalevite, j’ai rendez-vous avec les étoiles pendant quema mère dort artificiellement, pendant que monpère fait je ne sais quoi, pendant que le reste del’humanité regarde la télévision, ouvre des pagessur Internet ou s’occupe comme il peut.

J’oublie le monde, il n’est que la troisièmeplanète d’un système solaire de banlieue d’unegalaxie mineure.

9

Page 9: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Lumière d’un réverbère, obscurité relative dela nuit, lumière d’un réverbère, obscurité ; j’avancecomme on saute d’une case blanche à une casenoire.

Quand j’arrive à la gare, j’ai l’impression quele froid va détacher mes oreilles : elles tomberontau sol sur la dalle gelée et se briseront dans unpetit bruit de verre cassé. Et je ne pourrai plusrien entendre : ni les cours des profs, ni les crisde ma mère, ni la voix presque muette de monpère au téléphone. Ce ne serait pas si mal, maisla musique me manquerait.

Je me place vers le milieu du quai, c’est là ques’arrête la voiture où l’on peut monter avec unvélo.

Roulis du train. Mes mains dans les pochesde ma veste, j’observe les rares passagers qui ren-trent chez eux dans le vignoble ; avec deuxpouces, ils racontent leurs journées à leurs télé-phones, ou ne font rien d’autre que de s’enfon-cer profondément dans le vacarme de leurs

10

Page 10: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

écouteurs. La nuit transforme les vitres en miroir,le paysage a disparu, je me vois : bonnet enfoncéjusqu’aux sourcils, écharpe remontée jusqu’aunez, deux vagues yeux marron enfouis entre lesplis des étoffes. Si jamais je devais disparaître, per-sonne ne pourrait témoigner de m’avoir aperçudans ce train.

Le visage renvoyé par la vitre est mon visage :un visage qui finit par devenir étranger si je lecontemple trop longtemps.

Je suis jaune dans la lumière du train,les gens sont jaunes,nous sommes tous sur une autre planète,traversant l’espace dans une longue navette.

Je tourne la roulette du MP3, je cherche unvieux truc, un disque de mon père, David Bowie,Ziggy Stardust. J’écoute la complainte d’un extra-terrestre et je ferme un instant les yeux. Cetalbum est paru l’année de naissance de mon père,c’est lui qui me l’a dit.

11

Page 11: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

La nuit métamorphose tout,rien n’est ordinaire,la moindre chose apparaît comme neuve,je suis peut-être un fugueur,les gens sont peut-être des aliens,notre fusée traverse le Système solaire,et Ziggy plays guitar.

J’avais préparé et caché le sac, avec la carte duciel, deux canettes de boisson énergisante, unpaquet de chips à grignoter, mes jumelles, unelampe torche dont j’ai peint l’ampoule avec levernis à ongles rouge de ma mère, la lunette etson trépied. Le strict minimum. Je me contente-rai de la monture altazimutale, mon père possèdeune lunette bien plus puissante, motorisée : il suffit de rentrer les coordonnées d’une planèteou d’une constellation, et la lunette la retrouveautomatiquement. Seulement, il faut une voiturepour la déplacer, sa lunette. Elle est lourde etencombrante. Et elle est chez lui. Elle pourraitêtre au Japon ou sur l’île de Java, cela ne seraitpas plus loin. Autant faire une croix sur elle.

12

Page 12: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Les soirées d’observation avec mon père, c’estfini.

Discrètement, cette semaine, j’ai organisé masortie, j’ai appris les cartes : Jupiter est visible enseconde partie de nuit dans les Gémeaux, Marsest dans le Cancer. Et j’arriverai trop tard pourobserver Saturne dans la Balance. Mais peuimporte en définitive, c’est le ciel que je veuxvoir, pas un astre ou une planète en particulier.Avec mon père, on pouvait passer une nuit àscruter tel détail d’un amas ou tel alignementd’étoiles ; il faisait des photos, cherchait toujoursà améliorer la netteté et le grossissement. Moi,j’ai juste envie de retrouver les gestes : être avec lanuit, lever le nez vers les astres, frissonner d’im-mensité, jouer à suivre les satellites pendant queles pupilles progressivement s’habituent à l’obs-curité, voir s’allumer des éclats que l’œil gorgéde lumières ne peut pas discerner, me casser lanuque à repérer les constellations les plus évi-dentes, trouver l’étoile Polaire qui sert de pointde départ à l’exploration, glisser le long de la

13

Page 13: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Petite Ourse, puis courir le long de la GrandeOurse, placer le Dragon, Cassiopée, Andromèdeet Pégase. Et, pendant ce temps, ne penser à riend’autre qu’à la beauté du ciel, laisser mon espritatteindre les limites de l’Univers, ne pas pouvoirm’empêcher d’imaginer les millions de millionsd’étoiles, même si mes yeux en voient moins dedeux mille, paraît-il, c’est ce que mon père a ludans des bouquins. Chavirer.

Laisser les étoiles m’emporter dans leur grandsilence.

Le train se vide un peu plus à chaque arrêt.Je vais bientôt être le dernier passager de la rame.Les gens descendent sans un bruit, fantômes quidonnent l’impression de ne pas toucher le sol. Ilsglissent vers la nuit, leur vie, leurs maisons, aprèsavoir rendossé la fatigue qu’ils avaient déposéeun instant sur le siège d’à côté ou à leurs pieds.

Si on n’a pas un jour contemplé les étoiles,on ne sait rien.

14

Page 14: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

C’est mon père, avant, qui m’a montré labeauté du ciel.

C’est à cause de nos sorties que la juge lui ainterdit de me revoir.

C’est ma mère qui a prévenu la juge.C’est moi qui ai avoué nos sorties à ma mère.Voilà, la traîtrise se paie cher en temps de

guerre.Parce que c’est la guerre entre mon père et

ma mère.

Avant-dernier arrêt. Bientôt le terminus, lefroid et l’immensité pour moi seul. Un gars àl’autre bout de la voiture se lève, et je jureraisvoir les lumières du train traverser son corps.

J’ai attendu que ma mère s’endorme, elleprend des calmants depuis le déclenchement dela guerre avec mon père, elle se couche tôt etsombre immédiatement dans un profond som-meil. Parfois, je la vois, elle s’endort quasimentdevant la télévision. Tu devrais aller te coucher,je lui conseille. Elle sursaute. Elliot ? elle demande,

15

Page 15: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

comme si quelqu’un d’autre que moi pouvait setrouver dans le salon. Elle se frotte les yeux, bouge,tasse un coussin derrière son dos, résiste un peu,gagne un quart d’heure et sa tête retombe. Je croisbien qu’elle n’a pas vu la fin d’un film depuis desmois.

Ça me fait un peu bizarre de lui dire d’allerdormir, c’est comme si on échangeait nos répli -ques. Je dis ce qu’une mère doit dire à son enfant.Ma voix sonne faux. Maman, le soir, marche auralenti, parle au ralenti et disparaît à 21 h 30 auplus tard dans sa chambre. Ensuite, elle tombedans un trou jusqu’au moment où le réveil luijette une échelle, neuf heures plus tard.

J’avais vérifié : le dernier train pour le vignoblepassait à 22 h 10, terminus à 22 h 38. Je resserremon écharpe, me prépare à descendre, j’en aipour trente à quarante minutes avant d’atteindrele coin où j’allais avec mon père. C’est dans lesvignes, il faut suivre une petite route qui devientun chemin de terre entre les rangs. Un peu encontrebas, abrité du vent et loin de tout village

16

Page 16: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

ou de toute source lumineuse parasite, se trouveun espace dégagé, sans arbre à proximité, seule-ment protégé par une haie de ronces. L’endroitidéal pour observer le ciel. Les TER reprennent à5 heures, je serai rentré avant le réveil de ma mère.

Le train ralentit, je me lève, je fixe mon sacsur mes épaules, j’ai chaud dans la voiture et jesais que je vais avoir froid dehors. Pourtant, j’aienfilé deux pulls, un blouson de pluie contrel’humidité. J’ai deux paires de chaussettes, mesgants, un bonnet, une écharpe. Il fait froid la nuit,très froid en ce mois de janvier. Il va geler. Peut-être gèle-t-il déjà ? Je ne pense pas au froid queje vais ressentir. Au pire, j’attraperai la crève, etpersonne ne soupçonnera quoi que ce soit parceque tout le monde est malade au collège. J’aipeur que le froid ne gêne mes observations. Lalunette de mon père, elle, est équipée d’un sys-tème de réchauffement pour éviter la condensa-tion sur les lentilles, pas la mienne ; on verra bien.Le ciel n’a pas un seul nuage ce soir, même ducentre-ville on pouvait apercevoir quelques

17

Page 17: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

étoiles. Mon père emporte toujours un tapis decamping et une plaque de polystyrène, c’est untruc qu’il a inventé pour ne pas avoir trop froid.Son bricolage empêche l’humidité de remonterdu sol. C’est par les pieds que l’on s’enrhume, ildit. Il prend des boissons chaudes, du café pournous deux. Quand j’étais plus jeune, il préparaitun Thermos de chocolat brûlant. Et puis il a tou-jours sur lui sa fiole de cognac.

Encore une trahison dont j’ai honte : d’avoiravoué à maman qu’il m’avait fait goûter une gor-gée de cognac. La température était descendue àmoins six, c’était le mois dernier, avant Noël.

J’avais froid, papa a rigolé, il m’a tendu lafiole. Bois juste une goutte, Elliot, il a dit, ça faitpousser la moustache. C’était con comme phrase,je l’avais entendue mille fois depuis que j’étaisenfant, mais ça m’a fait rire, et j’ai bu une goutte.À l’anniversaire de Samy, j’avais essayé le whisky.Le cognac m’a fait le même effet : un truc chaudqui crame la gorge, descend dans le ventre etlaisse un arrière-goût de forêt dans la bouche. En

18

Page 18: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

douce, on boit plutôt des cocktails, une flasquede rhum de cuisine que l’on mélange avec desbriques de jus d’orange, c’est doux et sucré. Ça,évidement, je ne m’en vante pas. Si ma mèreapprenait que j’ai déjà bu de l’alcool, je seraisenfermé dans ma chambre à double tour jusqu’àma majorité.

Et je jure que je n’ai bu qu’une seule goutte,une goutte minuscule comme du temps où il meprenait enfant sur ses genoux et me tendait audessert sa coupe de champagne. Comme avant,quand mon père et ma mère invitaient des amisle soir ou le dimanche, du temps où ils n’avaientpas oublié comment on rit. Bois, disait mon pèreà l’époque, ça te fera pousser la moustache. Ettout le monde riait, et je riais, et ma mère riaiten faisant de gros yeux, elle faisait semblantd’être en colère, elle disait que j’allais être soûl,et je riais tellement que je ratais ma bouche. Lechampagne coulait sur mon menton, et ma mèren’avait aucune envie de se lever pour téléphonerà une juge. Pourtant, j’avais dix ans à l’époque.

Traître, j’ai avoué parce que maman m’a posé

19

Page 19: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

vingt fois la question, j’ai avoué par lassitude,parce qu’une goutte de cognac à mon âge celan’a aucune importance, parce que ma mère refusede me voir grandir, parce qu’elle ne sait pas ceque l’on boit parfois quand on fête l’anniversaired’un ami. J’ai avoué pour de bonnes et de mau-vaises raisons, et aussitôt elle l’a répété à la juge.

Dans la guerre, la moindre information estutilisée comme une arme.

J’ai bêtement oublié la première fois où monpère m’a amené voir les étoiles. J’étais trop jeune.Peut-être que je n’avais pas encore cinq ans. J’aigrandi en apprenant à reconnaître les constella-tions dans le ciel. L’été, dès qu’il faisait doux,j’accompagnais mon père. Plusieurs fois, pourmes anniversaires, lorsque la météo le permettait,on filait lui et moi. Comme je suis né la nuit, àtrois heures du matin, on partait la veille, on ins-tallait la lunette et on ne rentrait pas avant d’avoirobservé le ciel à l’heure précise de ma naissance.En une petite quinzaine d’années, presque rienn’a bougé là-haut. Mon père me montrait quelles

20

Page 20: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

étaient mes bonnes étoiles. C’est encore une deses expressions : mes bonnes étoiles.

« Mes astronomes », nous surnommait mamère, avant. Avant la guerre.

C’est la guerre qui nous rend guerrier,la violence qui nous rend violent,à force d’être déchiré, pris en otage, manipulé,

détruit, on a envie de tout envoyer bouler d’ungrand coup de pied et de frapper au risque des’y briser les doigts. Ne plus se contenter deregarder la bataille en craignant d’être fauché parune balle perdue. En temps de guerre, on n’a pasle droit d’être neutre. Il faut prendre parti, on nepeut pas demeurer les bras croisés dans le noman’s land d’où toute belle chose a été arrachée,dévastée et soigneusement niée.

À cause d’une gorgée de cognac, mon père aété jugé incapable de s’occuper de moi. Unefameuse arme de destruction massive, le cognac.

Armistice : les portes s’ouvrent et le froid mesaisit au visage. Le froid a l’avantage de balayermes pensées d’un seul coup. Je sors. Le vélo à la

21

Page 21: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

Du même auteur à l’école des loisirs

Collection Médium

Plus hauts que les oiseauxLa plus grande peur de ma vie

Dans la forêt de Hokkaido

Collection Médium +

Aussi loin que possibleLes étrangers

L’homme qui voulait rentrer chez lui

Collection Théatre

Cache-cachePebbleboy

Page 22: Et les lumières dansaient dans le ciel · 2020. 11. 13. · Le ciel le console, le ciel le rassure, et il le connaît mieux que personne. Mais, ... Je cours dans les escaliers, récupère

© 2014, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition papier© 2019, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition numérique

Loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publicationsdestinées à la jeunesse : février 2014

ISBN 978-2-211-XXXXX-X 978-2-211-30252-4