Et Lesperance Jaillit - Version Gratuite Internet2

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  • 2Chantal Dupille est ne dans l'Oise, pre bordelais et mrerusse. Aprs avoir obtenu son diplme de journaliste et salicence de Lettres Modernes la Sorbonne, elle se lance dansl'criture d'un livre sur le mai 1468 des tudiants. Suiventtrois autres ouvrages, publis par Hachette Littrature etBalland. Paralllement elle ralise 20 ans son premierreportage en vivant parmi les gitans d'Espagne. Puis elledevient journaliste, notamment Noir et Blanc, aux DerniresNouvelles d'Alsace (entre autres, Pages Jeunes) et FR3Alsace : elle y produit plusieurs documentaires, en particuliersur l'accessibilit des villes aux personnes handicapes("Mulhouse, ville en pentes douces"), ou sur les motards("Les croiss de la moto").

    Son souci pour les plus dmunis l'a conduite accueillir chez elle des personnes endifficult, s'engager dans des associations humanitaires comme la Boutique SolidaritFondation Abb Pierre, partager la vie des plus dfavoriss (dans le cadre de reportages,de confrences ou de livres), mettre en place et animer un centre d'entraide Marseille.Elle est mre de trois enfants, deux garons et une fille. Aujourd'hui, Chantal Dupilleadministre plusieurs blogs (6.000.000 de visiteurs uniques au 15 mai 2014) contre"l'intolrable, la dsinformation, les guerres, le choc de civilisations, les crises provoques",etc, ou pour les seniors et les jeunes, et elle a enregistr plusieurs vidos sur daily motion,sous le pseudo eva R-sistons. Un site centralise tout : http://chantaldupille.fr

    Chantal Dupille a, par hasard, dcouvert la foi dans les milieux chrtiens charismatiques ;sa foi est vivante comme celle des premiers chrtiens, ouverte, tolrante, incarne,prophtique, engage aux cts des plus faibles. Elle se considre comme citoyenne dumonde et milite pour une socit plus juste, plus humaine, plus fraternelle, o chacuntrouverait sa place. Pour elle ce qui compte avant tout, c'est la libert, la vrit, la justice etla paix. Elle a vcu parmi les gangs de rue au cur des ghettos amricains, surtout dans leBronx New York.

    Mikael

    le hros de

    ce roman

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    Chantal Dupille

    Et l esprance

    jaillit du gang

    Couverture ralise par Jean-Claude (blogueur) sur une ide de Chantal Dupille

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    A mes enfants chris

    Axel Christel

    Christian

  • 6Avant-Propos

    Cet ouvrage a vu le jour voici quelques annes, juste une maquette destine la mise enplace d'une Maison d'dition de livres engags. D'autres sujets devaient suivre, dont un surles gangs de rues amricains mais cette fois sous forme de reportage, et mon autobiographieque Fayard voulait diter lorsque j'avais trente ans. Finalement, le projet d'dition tait troplourd pour moi, et mon roman sur les gangs n'a pas du tout t commercialis.

    L'actualit incertaine (bruits de guerre...) m'a donn envie de reprendre rapidement lapublication, pour que cette histoire base sur des faits authentiques puisse voir enfin le jour -mais avec un titre diffrent (d'ailleurs celui que j'avais prvu au dpart), et sans illustration.Dans l'urgence, j'ai dcid de l'auto-diter, mais un diteur europen diffusioninternationale s'est intress mes crits et a voulu publier ce roman. Il m'a envoy lecontrat stipulant 12% de droits pour moi, mais aucun exemplaire d'auteur, ce qui taitinacceptable car j'ai l'habitude d'offrir, de partager... Acheter mon ouvrage pour l'offrir ?Impossible, je ne pouvais le concevoir. Donc j'ai propos de renoncer une partie de mesdroits d'auteur en change de quelques exemplaires, puis de renoncer tous mes droits enchange d'une vingtaine de livres. Voici les courriers reus la suite de mes deux offres:

    " J'ai longuement discut avec la direction pour votre demande et nous ne pourronsmalheureusement pas faire d'exception par rapport aux copies gratuites. Pour des raisons de"fair play" envers nos autres auteurs, nous ne pouvons changer les conditions existantes. J'espre pouvoir compter sur votre comprhension sur ce sujet et je tiens galement vous dire que je reste votre disposition si vous souhaitez poursuivre l'aventure avec nous " .

    " Aprs une nouvelle tentative du ct des responsables, il en ressort que nous ne pouvonstoujours pas accepter l'offre que vous nous faites. Je suis vraiment dsole que cettecollaboration ne puisse aller de l'avant. Votre ouvrage nous avait bien plu !Malheureusement, les conditions ne peuvent tre changes. J'espre que vous pourrez aller de l'avant avec la publication de votre livre en auto-dition.Tout de mme, si vous changez d'avis, nous serons trs certainement ravis de poursuivrecette aventure avec vous. N'hsitez pas me contacter cet effet ".

    L'argent ne m'intresse pas, mais le partage, oui. Donc, je poursuis l'"aventure" seule. Pastout--fait d'ailleurs, avec l'aide d'un Lecteur ami sur le plan technique et la diffusion,prfrant comme moi la socit de la gratuit celle du profit. La version pdf du livre estgratuite, la version imprime est prix cotant. Bref, j'aurai mes exemplaires d'auteur, et leprix de vente du livre ne sera pas un obstacle pour les Lecteurs et les Lectrices potentiels...

    Bonne lecture, fraternellement,

    Chantal Dupille

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    CHAPITRE 1

    1980.

    Angela sursauta. Elle venait de percevoir un bruit de pas dans le corridor,et plus il se rapprochait, plus elle tait inquite. Mais le bruit dpassal'appartement, et la jeune femme se dtendit. A ct d'elle, Juan, son dernier-n, dormait dans un tiroir de commode amnag en berceau. Angela se penchaun instant pour l'observer ; le sommeil de l'enfant semblait profond. Pourtant, lepetit corps s'agitait de temps autre, au rythme des vibrations de la tlvision.

    - Miguel ! Vicente ! Anna ! Baissez le son, vous allez finir par rveillervotre petit frre.

    Machinalement, Angela regarda la table de la cuisine, le vieux divan-lit,l'vier brch, le garde-manger vide, les chaises branlantes, le fourneau noircipar les annes, l'unique fauteuil achet crdit et qu'il faudrait probablementrestituer bientt. A travers ces meubles, sa vie dfilait, minable, lugubre,dsespre ; mais Angela tait trop amre pour s'apitoyer sur elle-mme.

    Soudain, un nouveau bruit de pas se fit entendre, lourd, tranant, sinistre. La jeune femme se leva en frmissant. Dans la pice voisine, l'an,

    Miguel, regarda sa mre ; il avait compris ce qui se prparait. Son effroi secommuniqua aussitt son frre Vicente et sa sur Anna qui regardaient latlvision ct de lui.

    - Maman, maman ! Ne dis rien ! Ne t'occupe pas de lui ! - Je sais ce que j'ai faire. Allez, tous au lit ! Vite, les enfants, il arrive !- Ne dis rien ! implora son tour Vicente. Ne rponds pas ! - Arrtez de discuter, bon sang, le voil !Le pas se rapprocha. A prsent, Angela tremblait.Soudain, la porte s'ouvrit. Il tait l, oscillant sur ses jambes, le nez rouge,

    les yeux flambants.- Oui, c'est moi, Pedro. Et vous allez me foutre la paix, ce soir !- On t'a dit quelque chose ? Non ? Bon, alors tais-toi, et va te coucher.

    C'est tout ce qu'on te demande !Pedro bouscula sa femme en bougonnant. - Pourquoi vous dormez pas, d'abord ?- Qu'est-ce que a peut te faire ? Ah, tu es beau, tiens. O tu as encore

    t traner, hein ?- Elle remet a ! Ce soir, je supporterai pas les leons de morale. Vous

    entendez, tous ?- Tous ? Pourquoi tu nous mets dans le mme sac, les enfants et moi ? Je

    ne te permets pas de me parler comme a. Aprs, ils ne me respecteront pas ! Je

  • 8suis leur mre, tu entends, leur mre ! Dans sa commode, Juan se mit pleurer. Ses cris rveillrent les autres

    petits, Andrs et Eugenia qui, dans l'unique pice voisine, dormaient dj.Les enfants se blottirent instinctivement les uns contre les autres. Ils

    regardaient leur pre gesticuler et crier, ils avaient peur, ils avaient honte.- Allez, au lit, ivrogne, au moins on sera tranquille ! lana Angela,

    excde. On en a tous marre !- Elle va la fermer ? Tu ferais mieux de me servir, garce...- Te servir ? Tu rves ! Il n'y a rien manger, tu as tout bu. C'est ta faute si

    on n'a pas d'argent ! Allez, va te coucher. Toi, au moins, tu as du liquide dansl'estomac ! Nous, on n'a rien.

    - Y'en a marre ! s'emporta Miguel. Vous allez arrter vos conneries, tousles deux, ou je me tire !

    - De quoi il se mle, celui-l, grommela Pedro ?- On en a tous marre, reprit Angela, excde. Je ne comprends pas

    pourquoi tu bois comme a. Mais qu'est-ce que tu as dans le crne ?- T'as rien compris, tu comprends jamais rien. Les copains, eux, ils me

    comprennent, c'est pour a que je prfre tre avec eux. On rigole bienensemble, ils me font pas la morale, ils m'acceptent comme je suis. Un p'tit verrene dshonore personne ! Au contraire, quand tu bois tu es un homme...

    Miguel coupa la parole son pre : - Regarde-toi, t'es pas un homme, mme pas un pre. T'es rien, moins que

    rien. Ah, j'en ai marre !- Tu crois qu'on aime vivre comme a ? Tu es l, toi, quand le petit pleure

    quand il a faim ? Et le loyer, comment on va le payer ? On va encore dmnager,peut-tre ? Tout a pour te payer tes sales tournes avec tes minables ! Ah, s'iln'y avait pas les enfants, je me serais barre depuis longtemps! Tu nous faismener une vie d'enfer !

    - Tais- toi, sale garce, je vais te rentrer dans le lard. Je vais te dfoncer !Ah, tu vas voir !

    - Il se croit fort en frappant sa femme ! Lche, va ! Allez, fiche le campune bonne fois, on ne te regrettera pas.

    - Foutez-moi donc la paix, tous. Ils sont tous contre moi ! Ah je vais vousmettre en bouillie, il en restera pas un pour me narguer !

    Joignant le geste la menace, Pedro fona sur sa femme. La ragedcuple par ses cris, il se ruait, tapait, se dmenait, mais Angela se dfenditvaillamment, griffant, frappant, mordant...

    Dcontenanc par la hardiesse de la riposte, Pedro recula. Voil que safemme lui rendait les coups, maintenant...

    - a alors, qu'est-ce qui lui prend ? Ah, je vais te dompter, sale garce ! Tusortiras pas d'ici vivante !

    Les enfants regardaient, terrifis. Juan hurlait plus que jamais.- Papa, maman, arrtez, je vous en supplie ! implora Anne la gorge serre.

  • 9- Si les jupons se liguent contre moi, o va-t-on ? Tiens, friponne !Pedro frappa l'adolescente, son tour. Et plus elle criait, plus il tapait.- De la mauvaise graine comme sa mre ! Ah, a ne respecte pas son pre,

    et a n'a pas treize ans !Pedro avait report sa rage impuissante sur sa fille. Angela tait furieuse.

    Le corsage ouvert, la poitrine fumante, elle s'interposa sauvagement entre lepre et la fille :

    - Il n'y a que les minables pour s'en prendre aux femmes ! Les pauvrestypes, c'est tout !

    Miguel intervint son tour. - La prochaine fois que tu frappes ma frangine, je te dmolis !- C'est moi qui commande, ici ! C'est moi le patron !C'taient toujours les mmes rengaines, jour aprs jour. - Bon, a suffit, tous les deux ! vocifra l'an, Miguel. Arrtez, ou je me

    tire !- Mais coutez-le, celui-l ! Il se prend pour un vrai mec, son ge ! Viens

    un peu l, et tu verras ce que c'est qu'un homme, un vrai !- Tu parles d'un homme ! ricana Miguel. Un minable, oui ! Tu bois tout le

    temps, et tu frappes maman !C'en tait trop. Pedro voulut gifler son fils, mais Miguel arrta la main de

    l'ivrogne, et d'un coup de pied bien plac, le fit tomber par terre.Les enfants regardaient la scne, terrifis. Miguel tait dgot. Juan

    hurlait.Angela se tourna vers eux.- Ne restez pas plants comme a nous regarder ! Allez vous coucher,

    pronto ! Je m'occupe de votre pre. Andrs et Eugenia s'excutrent les premiers ; ils rintgrrent leur lit

    dans la chambre qu'ils partageaient avec leurs trois ans. C'tait une piced'environ onze mtres carrs sans air ni lumire, un rduit infme qui, l't,devenait une tuve. La seule fentre du logement se trouvait dans la grandepice qui servait la fois de cuisine et de chambre pour les parents et Juan ; elledonnait sur une cour, large de trois mtres seulement et noircie par les annes.

    Sur le petit matelas en mousse qui servait de lit, Eugenia se pelotonnacontre Andrs. La gamine n'avait que trois ans, elle ne comprenait pas lasituation, mais elle tait effraye par les cris, les coups, les injures. Son frre, ungros fris qui semblait venir tout droit d'une le ensoleille, prenait dj des airsde macho protecteur, du haut de ses six ans. Il lui ordonna de dormir.

    Les ans reposaient sur un autre matelas, plus grand. Anna, encoremeurtrie par les coups, se blottit contre son oreiller en pleurant ; Vicente serecroquevilla en tordant le drap ; Miguel s'allongea en grommelant.

    A ct, dans son tiroir, Juan avait cess de pleurer ; mais les yeux grandouverts, il ne dormait pas. Angela s'approcha de lui et lui murmura dans le creuxde l'oreille les mots que seule une mre sait prononcer, tendres, rconfortants.

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    - Calme-toi, c'est fini ! Pauvre chou... Allez, dors, ma puce...Juan gratifia Angela d'un sourire qui, un court instant, lui fit oublier la

    rudesse de son existence ; puis il mit son pouce dans la bouche, comme unenfant qui ne va pas tarder s'endormir.

    Angela se dirigea ensuite vers les autres enfants et les abreuva de baisers,comme si elle voulait se faire pardonner les cris, la brutalit, toute cette misrecontre laquelle elle trouvait encore la force de lutter, par dignit et par amourpour sa progniture.

    Dans la cuisine, on entendait le pre bougonner en se servant boire. - Y'a rien manger, alors je bois, il faut bien graisser les rouages !Angela rapparut dans la cuisine ; elle grimaa en regardant son mari.- Allez, tiens, je te prpare le lit. Va te coucher, animal !Pedro s'croula sur le divan-lit et s'endormit aussitt. En coutant ses

    ronflements, Angela poussa un soupir de soulagement ; elle allait tre tranquillequelques heures...

    Miguel, lui, ne parvenait pas trouver le sommeil ; toutes sortes depenses agitaient son esprit. Son pre le dgotait, sa mre lui faisait de lapeine, la vie lui pesait dj. Et il avait beau rflchir, il ne voyait aucune issue.Que faire ?

    Se suicider ? Il n'en avait pas le courage. Se shooter ? Il ne s'y rsignaitpas ; trop de problmes ! Hurler sa rvolte ? Oui, mais quoi bon ? Dcidment,il n'y avait aucune solution, aucun espoir, rien quoi se raccrocher. Sans cesse etpartout, l'existence lui crachait au visage.

    Le jeune homme frissonna. Ce n'tait pas le froid, mais la peur, le dgot,une immense lassitude de vivre. Alors, pour la premire fois, Miguel songeasrieusement quitter sa famille. Il s'endormit son tour.

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    CHAPITRE 2

    Angela venait peine de s'endormir que, brusquement, des cris larveillrent ; elle tendit l'oreille pour voir d'o ils venaient. Ah, c'taient lesJimenez, au-dessus, qui se battaient ! Le voisin avait sa cuite, lui aussi, et ilenvoyait tout valser... Sa concubine criait, les gosses hurlaient... Le cauchemar nefinirait donc jamais ?

    Pedro, son tour, ouvrit un il, puis le deuxime ; il marmonna quelquesmots. Aussitt, Angela sentit tout son corps frmir.

    - Ah non, a ne va pas recommencer ! gmit-elle.La pauvre femme guettait les moindres ractions de son mari ; elle vivait

    continuellement dans l'angoisse. - Sainte Vierge, il sort du lit ! Non, ce n'est pas possible !D'une voix pteuse, Pedro dit :- Je peux pas dormir, ils font la java l-haut. Et puis, j'ai pas assez d'huile

    dans la machine. Tu veux savoir, ma poule, je dors mieux quand on baise avant.Allez... approche, beaut, sois pas effarouche.

    - Ne me touche pas, tu pues ! Enlve tes sales pattes !- Si on peut plus rigoler, maintenant, o va-t-on ? grommela Pedro.- Va-tu me laisser, dmon ?- Je peux pas mignonne, a me dmange, c'est plus fort que moi. Je me

    frotte cinq minutes contre toi, pas plus, et aprs je dors bien, et tu es tranquille.Angela se cabra avec dgot :- Enlve tes mains puantes, sale porc, je ne ris pas, moi. Tes baisers, on sait

    comment a se termine, l'hosto ! J'en ai assez des curetages ! Et j'ai six bouches nourrir, a suffit ! Ne me touche pas, crapaud, ou a ira trs mal !

    Pedro, enfl de vin, n'entendait rien. Il s'approcha de sa femme, prt l'aspirer contre sa chair molle, paisse, avachie par l'alcool.

    Angela le repoussa violemment.- Chaque fois que tu es bourr, tu te jettes sur moi. C'est toi qui avortes ?

    C'est toi qui portes les gosses ? C'est toi qui les lves ? C'est toi qui les entendspleurer quand il n'y a rien manger ? Non ? Alors, a suffit... loigne tes mainsdgotantes.

    - Allez, protesta Pedro, tu es une bonne fille, au fond... Tu me refuseraspas un baiser, hein, un seul !

    - Lche-moi, canaille ! Ne me touche pas ! Dans sa commode, Juan hurlait nouveau. Et dans la chambre, on

    recommenait s'agiter. Miguel, lui, se bouchait les oreilles en fulminant.- Eh bien, gronda Pedro, si a va pas avec toi, j'en enfourcherai une autre !- C'est a, bon dbarras, et ne reviens plus, surtout ! Tu pues de partout !

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    - Eh bien, je t'aurai de force ! Alors la jeune femme perdit compltement la tte. Elle s'empara du

    couteau de cuisine qui tranait sur l'vier, mais malgr son tat, Pedro russit luifaire lcher prise.

    Angela se rabattit sur le balai et, la poitrine soufflante, le visage cramoisi,elle se rua sur Pedro. Rien ne pouvait plus l'arrter.

    - Qu'est-ce qui lui prend ? Elle est enrage, aujourd'hui, la garce ! Ah, tuvas voir, je vais t'trangler, oui, t'trangler !

    Angela reut un coup en pleine figure qui lui fit perdre l'quilibre. Alors,Pedro s'acharna sur la malheureuse.

    - Sainte Vierge ! Il va me tuer ! - Oui, je vais te tuer, et tu l'auras cherch ! - Eh bien, vas-y, qu'on en finisse une fois pour toutes ! Ce n'est pas une vie,

    a, c'est l'enfer ! Je n'en peux plus ! Alors, vas-y, si tu as le courage ! Mais non, tun'oseras pas ! Tu es bien trop lche... Et tu as besoin de moi pour les enfants !

    Angela connaissait parfaitement son homme. - Et puis merde, lcha Pedro. J'en ai marre de t'couter ; si je peux pas

    avoir la mre, j'aurai la fille !- Non, pas a ! Pas Anna ...- Si, et tu l'auras voulu ! Elle a treize ans, maintenant. Vous allez voir si je

    suis pas un homme, moi ! Je vais vous le prouver, et tout de suite, encore !- Non, pas a ! cria nouveau, Angela, effondre.Pedro ne laissa pas sa femme le temps de ragir ; il se prcipita dans la

    pice ct et empoigna sa fille. Les petits criaient tandis qu'Anna, les yeuxencore gorgs de sommeil, suivit machinalement son pre.

    - Je vais te montrer ce que je sais faire. Oui, je vais te montrer que je suisun homme, moi ! Allez, amne tes fesses !

    Miguel s'tait jur de ne plus intervenir, mais cette fois, son pre avaitdpass les bornes ; alors, il s'interposa entre Pedro et Anna.

    - Tu toucheras pas ma frangine ! Ou alors, il faudra d'abord me tuer !Pedro regarda son fils. Malgr ses seize ans, c'tait un gars

    impressionnant,solide, muscl, bien bti. Et surtout, il se rendit compte queMiguel tait dcid aller jusqu'au bout. D'ailleurs, l'adolescent s'tait empardu fusil pompe accroch au mur, et froidement, mthodiquement, il le chargeadevant toute la famille ptrifie.

    - Un pas de plus, et je te descends !Spectacle effrayant ! Le pre et le fils se guettaient mutuellement, chacun

    attendant que l'autre fasse un mouvement. Les petits, pouvants, s'accrochaient la chemise de nuit de leur mre. Juan pleurait, Vicente tait fig, Annatremblait. Sur le visage des deux adolescents, on pouvait dj lire la rsignationde ceux qui savent que leur existence ne sera qu'une longue tragdie.

    - T'as compris ? rpta Miguel. Si tu touches ma frangine, je tedescends !

  • 13

    Pedro tait de plus en plus impressionn par la dtermination de son fils. Machinalement, il recula.- Ah, a respecte rien, mme pas son pre ; tu finiras en taule !- C'est toi qui m'as appris. Je te traite comme tu nous traites, comme un

    chien ! N'avance pas, tu entends, ou je te descends !Pedro fulminait intrieurement, mais il n'osait pas bouger ; le moindre

    mouvement pouvait lui tre fatal.- Bon, salut la compagnie ! Vous tes tous contre moi, j'aime pas a, je vais

    me coucher. Vous tes contents, hein ? Vous avez gagn...En un instant, la tension baissa. Miguel posa le fusil sur la table ; l'ivrogne

    contourna son fils en maugrant. Il voulut aller droite, mais il se rabattit gauche, d'un pas hsitant. Enfin il pronona, entre deux hoquets, une phraseincomprhensible.

    Miguel regarda son pre avec dgot, puis sa mre, ptrifie, les petitsqui sanglotaient, Vicente et Anna livides, Juan dans son tiroir, enfin la picelugubre, le garde-manger vide, le fusil charg, les bouteilles de vin sur l'tagre...

    - Je me tire, dit-il brusquement.- O vas-tu ?C'est tout ce qu'Angela, perdue d'angoisse, trouva dire.- J'en sais rien ; je pars, voil tout.- Miguel !Le garon fit comme s'il n'avait pas entendu. Il regarda une dernire fois

    son pre, avec mpris, puis il ouvrit la porte, la claqua violemment derrire lui etse perdit dans le long corridor trou de portes uniformes qui rappelaienttrangement l'univers carcral.

    Miguel n'appela mme pas l'ascenseur ; il descendit un un les dix-neuftages sales et puants. Puis il sortit un mgot de sa poche et l'alluma.

    Dehors, il faisait sombre. C'tait l'heure o la rue appartenait aux dealers,aux prostitues, aux casseurs, aux gangs. Aux gangs, surtout.

    L'adolescent contourna son immeuble. Il eut un trange rictus en voyantsur un pan de mur le mot BLOOD s'taler en lettres immenses, rouges, toutesfraches ; puis il traversa la rue et longea le grillage sordide qui dlimitait leprimtre d'un terrain de basket ; enfin, il franchit un ancien jardin public qui,maintenant, faisait office de dcharge pour les riverains, atroce verrue la facedu grand ensemble utilis par l'administration pour parquer les exclus, lesternels perdants, tous ceux qui lui faisaient honte et qu'elle assistait pour mieuxles oublier.

    Dans le lointain, le bruit d'une sirne se fit entendre, mais Miguel ne seretourna mme pas. Cela faisait partie du quotidien de son quotidien lui, lefils de Portoricains chous dans la cit sauvage pour avoir cru au miracleamricain.

    Il emprunta un boulevard sans fin aux trottoirs dfoncs, percs dechancres bants d'o surgissaient parfois quelques brins d'herbe grise. Devant lui

  • 14

    se dressaient, perte de vue, des immeubles dchiquets, tout un universdsarticul de murs lpreux, crevs, bout de souffle. Aprs avoir travers uncimetire improvis de voitures dsosses et calcines, Miguel vit se profiler l'horizon une masse sombre, encore plus hideuse que les autres, surmonte d'untoit lzard, dfigure par des myriades d'chelles extrieures moiti pourries,parcourue de tuyaux ventrs et de fentres qui partaient en lambeaux, perceen son milieu par une gigantesque fissure qui, elle seule, aurait d rebuter leplus tmraire ; mais Miguel avait appris dpasser les limites de la peur. Ilvoulut se glisser dans la fente monstrueuse, lorsqu'une silhouette surgie destnbres l'en empcha.

    - Halte ! Qui es-tu ? Ici c'est le quartier gnral des Fils de Satan.La lame d'un cran d'arrt brillait dans l'obscurit.- Qui, moi ? Euh, je m'appelle Miguel et, heu, j'habite l'ensemble des

    Evergreen. Je veux devenir membre du gang.Miguel vit enfin le visage de son interlocuteur, ou plus exactement deux

    yeux durs plants dans une face sombre. Et ces yeux-l eurent tt fait d'valuerl'intrus : bti comme un joueur de base-ball, un thorax dvelopp, des paules decolosse, la tte carre, le front large, le nez osseux. Et brun comme un Indien.

    Un deuxime garon arriva bientt, fonc comme le premier. Son visagezbr de cicatrices en disait long sur ses activits ; quelque chose de terrifiant sedgageait d'ailleurs de lui. Le nouveau venu observa Miguel de la tte aux pieds ;sa carrure lui plut, sa dtermination l'impressionna.

    - Salut, mec ! Je suis le Vice-Prsident des Fils de Satan. On m'appelleKiller parce que je sais tuer. Tu as du cran, tu es costaud, a me plait. Si ont'accepte dans notre famille, on t'appellera Goliath. J'aime ce nom.

    - Moi, fit l'autre, c'est Cobra. Qu'est-ce que tu fous sur notre territoire ?Miguel rflchit un instant. Il voulait une famille, son pre et sa mre ne

    pensaient qu' s'gorger ; il rvait d'un toit dcent, ils taient entasss commedes btes ; il avait envie de russir sa vie, on lui disait qu'il tait un bon rien, unrat, et qu'il finirait en prison...

    - Alors ? T'as la langue enfonce dans le cul, ou quoi ?- Tu veux savoir ? J'ai envie d'une famille, d'une vraie famille o on se serre

    les coudes.Miguel frona le sourcil ; une expression trs dure traversa son visage.

    Puis, soudain :- J'ai la haine ! Je veux me venger du mal qu'on m'a fait ! Je veux tuer ! Ma

    haine, je veux la vomir sur le quartier !Killer hocha la tte. Il avait compris que les Fils de Satan, dsormais,

    comptaient un membre de plus.Un membre redoutable !

  • 15

    CHAPITRE 3

    Le grand jour tait arriv. D'emble, Miguel fut projet dans un universdantesque. Il tait habitu l'horreur, mais celle-l dpassait tout ce qu'il avaitconnu jusqu'alors.

    Les Fils de Satan l'entranrent dans une enfilade de couloirs calcins,jonchs d'excrments et de dtritus que des dizaines de rats ne se lassaient pasd'explorer ; aprs avoir franchi une porte rouille, Miguel se retrouva dans unesorte de cloaque o pourrissaient ple-mle des tuyaux percs, des carcasses depoutres, des dbris de verre, des lambeaux de vtements, des planches moisies tout ce que la civilisation du Bronx vomissait chaque jour de ses entrailles.

    A l'endroit o la salle s'tranglait, une flaque d'eau boueuse,nausabonde, barrait le chemin ; il fallut la traverser. Miguel qui, pourtant, secroyait aguerri, ne put rprimer une grimace de dgot. En face de lui, il y avaitmaintenant une porte en voie de dcomposition qui grina d'une faon sinistre ;elle donnait elle-mme sur un amoncellement de vieilles bicyclettes, de matelasdchiquets, de canaps brls que les araignes utilisaient inlassablement poury tisser leurs toiles. Miguel essaya de se frayer un passage, mais il n'y parvint paset, pniblement, il escalada les paves rouilles qui obstruaient son chemin.Derrire lui, une voix rauque se fit entendre :

    - Alors, tu te dgonfles ? Il te plat pas, notre palace ? Hein, tu avances,ou tu crches ici ?

    Aprs avoir emprunt un corridor aussi hideux que les autres, Miguel sesentit monter quelques marches. Une nouvelle salle s'ouvrit lui, immense,lugubre, peine claire de bougies qui projetaient sur les murs des ombresmobiles, ardentes, inquitantes. Miguel avait vraiment l'impression d'tre enenfer !

    Soudain, une silhouette apparut. C'tait Killer. Le Vice-Prsident des Fils de Satan portait un blouson de cuir noir,

    maill d'toiles, de clous brillants et de croix gammes. Autour du cou, ilarborait un foulard rouge qui rehaussait sa farouche beaut.

    Killer eut un trange rictus. Les jambes cartes, les bras croiss, la lvreet le regard insolent, il barra le passage Miguel.

    - On t'attendait, mec. Tu as rflchi depuis l'autre nuit ? Tu es toujoursd'accord ?

    - Toujours, rpondit Miguel en dfiant son interlocuteur. Intrieurement,il tremblait.

    Alors, une trentaine de visages jaillirent de la pnombre ; c'taient desvisages sombres, amers, provocants. Terriblement provocants !

    Miguel eut envie de faire demi-tour, mais les Fils de Satan se

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    rapprochrent de lui au point de l'encercler ; il ne pouvait plus reculer, souspeine de perdre la face, et, peut-tre, la vie.

    - Tu as la trouille, Goliath ?Killer ricana bruyamment ; il y eut de l'cho dans la salle. Miguel sentit le

    sol se drober sous ses pieds ; son visage vira du brun au rouge. - Moi ? J'ai peur de rien, mme pas de la mort ! - Okay, baby, gronda Killer avec un sourire qui n'augurait rien de bon. Les

    mecs, vous tes prts ? La corrida va commencer ! Brusquement, le regard du Vice-Prsident se porta sur les filles du gang ;

    une expression mprisante apparut sur son visage.- Dehors, les sauterelles ! On a pas besoin de vous pendant la mise

    mort !Il y eut quelques signes de protestation, aussitt rprims.- Dehors, j'ai dit ! Pronto !Le ton n'admettait pas de rplique. Il fallait s'excuter, et vite ! C'est ce

    que firent les jeunes filles, de mauvaise grce d'ailleurs, en bousculant aupassage Miguel qui sortit enfin de sa torpeur. Fichtre ! Il y avait des demoiselles,dans le gang, et certaines taient belles ! De vraies Portoricaines : veloutes,grasses comme des oies bien gaves, la peau ensoleille, la poitrine insolente, labouche gnreuse, les yeux hardis. Et dj srement coquines ! Le jeune Sanchezavait seulement seize ans, pourtant il tait fier de sa personne et il aimait lesfilles. Son cur ne fit qu'un bond : il aurait bien pass un moment avec elles !Mais non, ce n'tait pas le moment, il devait d'abord faire ses preuves, montrerqu'il avait des tripes. Les gonzesses, on verrait plus tard !

    - Hein ? Qu'est-ce qui se passe ? tonna brusquement Killer.Sombrero, un garon la moustache luxuriante, se planta soudain en

    face du Vice-Prsident ; c'tait lui, ce jour-l, qui faisait le guet sur le toit.- Il y a un prcheur dans notre repaire ! - Quoi ? Tu plaisantes ? Maintenant ? Et merde, on s'occupe de Goliath !

    C'est pas le moment !Killer s'trangla de fureur.- Ouais, poursuivit Sombrero, il y a un pasteur qui amne sa viande !- Quoi ? Mais on va la rtir, sa viande ! Eh, les gars, il y a du cur, ce soir,

    au menu !Killer ne put s'empcher de sourire ; mais il se ravisa aussitt. - C'est quoi, cette histoire ? Un prcheur chez les Fils de Satan ?a, par

    exemple ! Il est gonfl, le mec !La sentinelle propulsa l'intrus au milieu de la salle.L'homme tait grand, immense mme, et il avait les yeux d'un bleu

    limpide. Avec son visage osseux, ses pommettes saillantes, son nez lgrementpointu, il n'tait pas spcialement beau, mais il manait de lui la force tranquilleet la puissante sduction de celui qui est rellement rempli de la prsence deDieu.

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    C'tait Alan Evans, un jeune pasteur baptiste qui avait quitt sa paroissede Georgie pour s'occuper des gangs de rues. Il s'tait install dans un petitbtiment baptis pour l'occasion " Resurrection Center ", parce que ce nomreprsentait pour lui l'espoir d'une vie nouvelle, le symbole que tout est possibleavec Dieu, qu'on peut tout recommencer, repartir zro, " natre de nouveau "par la puissance du Saint-Esprit (Evangile de Jean, 3) .

    Le pasteur Evans avait choisi le quartier des Fils de Satan. Et comme ilsavait parfaitement que les garons ne viendraient pas le voir, il avait dcid deleur rendre visite l o ils se trouvaient, c'est--dire dans leur repaire, unvritable coupe-gorge que mme la police prfrait viter.

    Il y eut un moment de flottement ; les garons taient mduss parl'audace du pasteur, presque ptrifis. Alan Evans saisit l'occasion pour s'adresser eux :

    - Les gars...Une voix l'interrompit :- Ouais, les potes, je le reconnais, il vient de s'installer dans le coin. H,

    h ! Il a l'intention de faire de nous des saints, le con ! A cette ide, les Fils de Satan ne purent s'empcher de rire, mais le Vice-

    Prsident ne l'entendit pas de cette faon. Il lana Sombrero un regard qu'ilprit pour une gifle.

    - Pourquoi tu l'as pas foutu la porte, espce de btard ? On n'aime pasles fouineurs, ici ! Allez, dbarrasse-nous de sa carcasse. Pronto !

    Sombrero fit la moue en regardant le pasteur qui conservaitimperturbablement son calme en observant attentivement chaque garon ; cecalme l'impressionnait et l'agaait la fois.

    - Fous-le la porte toi-mme ! Le Bon Dieu, je m'y frotte pas, a meflanque la trouille. Je sais pas quoi faire !

    - Tu es embt ? rugit une voix. Tu ne sais pas quoi faire ? Moi, je vais tedire. Tu lui flanques ton poing dans la gueule, ou tu lui envoies une dcharge deplomb, a lui apprendra se mler de nos affaires. On aime pas les mouchards,ici. Ah, il est gonfl, le corbeau !

    Il y eut un instant de flottement. Miguel en profita pour observer celuiqui venait de parler et que tout le monde semblait craindre. C'tait une sorte decolosse au teint basan, nanti d'un regard sournois, dissimul derrire deslunettes qui lui donnaient un air faussement intellectuel. Une longue balafrecourait sur son visage de l'arcade sourcilire la bouche.

    - Qu'est-ce qui m'a foutu une bande de trouillards pareils ? poursuivit-il.Tas de dgonfls ! Moi, le Bon Dieu, il me fait pas peur. Et d'abord, j'ai peur derien.

    Les Fils de Satan observrent le pasteur, son air dtermin, sa longuesilhouette, son paule droite lgrement plus basse que l'autre.

    - Tu sais quoi tu ressembles ? lana le colosse d'un air narquois. A unetige de fer ! Qu'est-ce qui t'a tir comme a ? Il est vraiment pas dou, ton

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    patron ! Il a rat son coup.Tout le monde se mit rire, mme Miguel qui, maintenant, se sentait plus

    l'aise. Il n'tait pas mcontent de la diversion !- Eh, les gars ! Il est mme pas droit, le sorcier, il est tordu ! s'cria le

    garon au regard sournois, visiblement encourag par les ricanements de sesamis. Il a une paule qui dgringole, ma parole, si a continue, elle va se casserla figure ! Et visez-moi ses jambes, les mecs, on dirait Gary Cooper ! Dis,prcheur, les longues bquilles, c'est pour aller au ciel plus vite ?

    Les rires reprirent de plus belle. Le pasteur, lui, regardait droit dans lesyeux ses interlocuteurs et les laissaient le dvisager. Son courage, sadtermination impressionnaient.

    - Alors, crapaud de de bnitier, qu'est-ce que tu nous baves ? demandaKiller en regardant frocement le pasteur.

    - Mes amis, je m'appelle Alan. Je suis venu vous dire que Jsus vous aime...Killer l'interrompit :- Tiens, par exemple, quelqu'un nous aime ? C'est bien la premire fois

    que j'entends a. Je vais te dire, moi : j'ai pas vraiment l'impression que ton Jsusse penche sur mon cas...

    Alan voulut rpondre, mais le colosse aux lunettes l'en empcha.- a va, remballe ton sermon, tu perds ton temps avec nous, tu t'es

    tromp d'adresse. On t'a assez cout, c'est bidon ton truc, on va t'effacer lesourire...

    Puis, se souvenant brusquement qu'ils taient runis pour l'initiation deMiguel :

    - Tu veux voir notre paradis nous, sale prcheur ? Allez, vise donc, aprsa tu n'auras plus envie de fourrer ton museau dans nos affaires !

    Killer intervint son tour :- Aujourd'hui, c'est le jour de l'initiation de notre pote. Alors, regarde

    bien, c'est la premire fois qu'un prcheur voit a, et a, c'est pas de la frime !Quand tu auras vu notre spectacle nous, tu n'auras plus envie de revenir !Seulement voil, on te prvient, la sortie, tu fais pas le mouchard, tu la fermes,compris ! Nous, on n'aime pas les rapporteurs, on les liquide. Et a, tu te lefourres dans le crne une fois pour toutes ! Tu entends, pasteur, tu la fermes ouje te bute ! Allez, pose ton cul et allume bien tes lanternes, comme a tucomprendras qu'on n'est pas du mme monde, et que t'as rien faire chez nous !

    Le Fils de Satan tendit une chaise au pasteur, branlante comme lesfauteuils et les canaps qui se trouvaient dans la salle. Il s'agissait d'ailleursplutt d'une cave, spacieuse certes, mais noire, sale, humide, peine claire.Sur les murs, il y avait un grand drapeau portoricain, des posters, d'innombrablesphotos rotiques, les emblmes du gang et de nombreuses vestes aux couleursdes bandes rivales, sinistres trophes destins commmorer les victoiressanglantes. Enfin, l'autre bout de la salle, un bar et un billard trnaient aumilieu de vieux cartons d'emballage et de matelas uss.

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    - Dis donc, prcheur, j'ai oubli de me prsenter, reprit le colosse auregard sournois. Je suis Graffiti, Prsident des Fils de Satan. Allume ta lucarne,pasteur, on va faire la fte notre manire ! Dans quelques instants, il y aura dusang et un nouveau Fils de Satan ! Alors, allume bien tes lanternes, a, c'est pasde la frime !

    Graffiti empoigna vigoureusement Miguel et l'envoya rouler l'autrebout de la salle.

    - Baby, a va tre ta fte ! Debout, on va d'abord s'expliquer !Miguel, les ctes endolories, se releva pniblement.- Comment t'appelles-tu ?- Miguel Sanchez.- Dans notre famille, tu seras Goliath. Quel ge as-tu ?- Seize ans.- Tu aimes te battre ?- Bien sr !- Et tu es prt tuer ?- Ouais ! J'ai envie de tuer... j'ai besoin de tuer. Pour me venger du mal

    qu'on m'a fait !La rponse plut au Prsident ; il se gratta le menton avec satisfaction.A cet instant prcis, Alan Evans fit une tentative pour prendre la parole :- coutez, je suis venu vous dire...Graffiti ne le laissa pas finir.- Toi, je t'ai pas dit de la ramener. Compris ? Sinon, tu verras pas le

    spectacle, tu seras au cimetire avant.Et il reprit l'interrogatoire :- Tu appartiens un gang ?- Non.- Tu veux faire partie de notre famille ?- Oui, je veux une famille, et je veux tuer. Je veux les deux.- Parfait, baby ! Tu auras les deux. Okay ! All down the line ! Tous en

    ligne ! Vise un peu, prcheur, les potes vont se mettre face face !En un instant, deux ranges furent formes, des btons ferrs, des cannes,

    des chanes, des coups de poing amricains, des battes de base-ball et descrosses de fusil se dressrent au-dessus d'une vingtaine de ttes haineuses,avides de sang.

    Alan voulut s'interposer, mais d'un geste violent Graffiti le fit rasseoir.- Tu l'as cherch, crapaud ! Il fallait pas fourrer ton sale museau dans nos

    affaires !Puis, s'adressant Miguel qui faisait un effort furieux pour matriser sa

    peur :- Si tu veux faire partie de notre bande, montre tes tripes avant ! Tu as

    intrt galoper, ou tu finis en marmelade !Miguel observa les deux ranges haineuses, les corps sauvages, les

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    muscles gonfls ; il regarda les mains meurtrires, les yeux injects de sang, lesvisages qui le narguaient en vocifrant. La peur lui tordait de plus en plus lesboyaux.

    Comme dans un songe, il entendit une voix hurler :- Brothers ! Let's dance ! Que la fte commence !Alors, Miguel baissa la tte et fona comme un blier, renversant tout sur

    son passage. Avant mme que les Fils de Satan eussent trouv le temps de ragir,il avait dj parcouru plus de la moiti de la range. Soudain, un coup cinglants'abattit sur lui par derrire. Miguel s'effondra, mais pour se relever aussitt et,d'un formidable coup de botte, il envoya valser la canne pointue et le btonferr qui taient sa porte. Surpris par tant d'audace, les Fils de Satan n'avaientmme pas eu le temps de se ressaisir.

    Le chemin tait dgag.Provisoirement. Car il restait encore deux masses normes, compactes,

    deux garons menaants, grimaants, froces. Une montagne franchir ! Et unemontagne qui voulait du sang...

    Miguel prit son lan et, d'un violent coup de poing, il dtourna la crossede fusil pointe sur lui, puis il sauta pieds joints contre le dernier garon qui, entombant, se cogna durement la tte contre le billard. Il avait pass la range !Bris, mais vainqueur !

    - a va, brother ? s'enquit Graffiti.Il y avait de l'admiration dans les yeux du chef, et de l'enthousiasme dans

    sa voix.- Tu as prouv que tu avais des tripes. Maintenant, tu es un Fils de Satan.

    Miguel est mort, vive Goliath !Puis, se tournant vers le pasteur :- a t'en bouche un coin, hein ?- Graffiti, vous vous comportez comme des sauvages, mais Dieu qui voit

    au fond des curs...- Des sauvages ? Des hros, oui, des hros ! Tout le quartier est sous notre

    coupe, on fait la loi, on protge notre territoire, les ennemis tremblent quand onpasse, on parle de nous dans les journaux.

    Alan se tourna vers Miguel ; ses yeux bleus rencontrrent les prunellesardentes du Portoricain.

    - Miguel, ne t'embarques pas l-dedans. Tu as mieux faire ! Tu es ungaron courageux, tu as de la valeur !

    Miguel regarda le pasteur avec intensit. Pour la premire fois, quelqu'unsemblait s'intresser lui, l'apprcier, l'encourager . D'ailleurs, il y avait dans leregard et dans la voix d'Alan tant d'amour que l'adolescent en fut troubl. C'taitplus fort que lui !

    - H, les gars, visez-moi a ! tonna Killer. Le prcheur a ensorcelGoliath !

    Un immense ricanement parcourut l'assemble. En voyant les expressions

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    mprisantes des garons qui l'encerclaient, Miguel eut honte et il se ressaisit ;son expression changea aussitt. On pouvait lire de la provocation dans sonregard, et de l'insolence sur ses lvres paisses, sensuelles.

    - Tu as entendu ? Miguel est mort, maintenant je suis Goliath, Fils deSatan. FILS DE SATAN !

    Miguel se rapprocha d'Alan, sans doute pour mieux le narguer. Les Fils deSatan retinrent leur souffle.

    - Le ciel, hurla le Portoricain, j'en ai rien branler ! Dieu et moi, on est pasdu mme bord. Tu veux savoir ? Ma vie, c'est l'enfer ! Je connais que les coups,l'alcool, la faim, la haine... Dgage, pasteur, et la ramne plus jamais. Si je tetrouve encore sur mon chemin, je t'arrache les boyaux un un !

    - Miguel, arrte ! Dieu peut changer tout a ; il a un plan...Le garon ne lui laissa pas le temps de continuer. Enhardi par

    l'approbation silencieuse de l'assistance, il envoya un violent coup de poing dansl'estomac du pasteur. Il tait Goliath, maintenant, Fils de Satan part entire !

    Alan avait mal, mais il ne le montra pas.- Je refuse, Miguel, de rpondre la violence par la violence. Jsus m'a

    donn son amour pour toi et pour tes amis. Ok, je pars, mais on se retrouverad'une faon ou d'une autre !

    Et, fermement, il se fraya un passage travers les kids mduss.Graffiti tait ravi d'tre dbarrass du pasteur avec panache. En trois

    enjambes, il rejoignit Alan et, d'un geste moqueur, il lui montra la porte :- Par ici, la sortie, sale prcheur. Et bon vent ! Avec notre spectacle

    maison et la racle qu'on t'a servie, j'espre que tu as compris qu'on n'est pas dumme bord et que t'as rien foutre chez nous. La prochaine fois qu'on te trouvesur notre route, ou si tu racontes ce que tu as vu, tu peux compter tes abattis !On dcapite ta tronche, et on la promne au bout d'une pique dans tout lequartier ! C'est nous les matres, ici ! Et tu nous feras pas avaler ton Bon Dieu,sorcier, tu entends, jamais. JAMAIS ! Alors, viens plus nous emmerder avec tesdiscours !

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    CHAPITRE 4

    La porte du repaire venait peine de se refermer que Graffiti se tournavers Miguel, en arborant un sourire hollywoodien qui laissa paratre de grandesdents blanches, rgulires, bien formes.

    - Tu es des ntres, maintenant, tu peux tre fier ! commenta le Prsidenten donnant une tape amicale sur l'paule de Miguel. Maintenant, tu es un Fils deSatan et tu vas frquenter de vrais tueurs. Tu sais, mon pote, seul on ne peut rienfaire ; ensemble, on est fort, tout est possible : boire, fumer, glander, dtrousserun type, arnaquer, conduire toute blinde, crocheter les serrures,s'approvisionner en armes, tagger, baiser, couter de la musique fond, fairechier les vieux, les zonards ou les pds, piquer une voiture, la brler, ladsosser, faire la fte, jouer la roulette russe, braquer, cogner, casser lescabines de tlphone, refroidir un gars ou simplement l'amocher... Ensemble, ons'clate, c'est le pied ! On est les matres de la rue, les cads du Bronx, les stars dughetto, les Fils de Satan, les clbres Fils de Satan ! Tout le monde a peur denous.

    Soudain, Graffiti prit un ton plus confidentiel :- coute, Goliath, on a aussi nos lois. Si tu veux faire partie du gang, tu

    dois agir comme nous, tu es un frre, maintenant . On va te mettre au parfum !Le Prsident fit signe Sombrero :- H, toi, va chercher les demoiselles. Pronto !La salle, en un instant, ressembla un poulailler en effervescence. Graffiti

    en fut irrit.- Elles vont la fermer, les sauterelles ? Ou a va barder !Chacun savait que le chef ne plaisantait pas. On n'entendit plus une

    mouche voler. Alors Graffiti ordonna aux Fils de Satan de s'installer autour de lui,puis il se jucha sur le bar et, les jambes ballantes, les bras carts, il prit la paroleen se donnant un air important :

    - Goliath, on est un gang. Un gang, c'est une famille, avec son territoire,ses lois, son organisation, ses chefs. Notre secteur, c'est tout le boulevardjusqu'au mtro. Le super-march nous appartient, l'cole, les magasins, ledrugstore, la casse, le parking, les dcharges, le cinoche, le fast-food, le terrainde basket, les bistrots, les immeubles, et le parc en bordure de mtro ; lesDragons disent qu'il est eux, c'est bidon. Quand ils nous emmerdent trop, onles liquide... Tu connais bien le quartier, Goliath, tous ses recoins, tous sestrsors ?

    - Ouais, fit machinalement Miguel.- La ligne arienne de mtro, c'est la frontire, enchana Graffiti sans

    mme couter la rponse. D'un ct, il y a les Dragons, ces salopes de ngres.

  • 24

    D'abord, je supporte pas les ngres .Le Prsident cracha son dgot par terre.- Et de l'autre ct du mtro, il y a les Immortels. Ceux-l sont rglos, ce

    sont des Irlandais et des Italiens. Mais les ngres ! Putains de ngres, je lesdteste. Bon, passons. Plus au nord, le quartier appartient aux Iroquois, desfrres ceux-l, des Portoricains comme nous. Derrire l'hpital abandonn, leterritoire est contrl par ces ordures de Lords, encore des ngres ; les ngres, jeles dteste.

    Graffiti cracha nouveau par terre.- Enfin, reprit-il sans transition, au-del de la dcharge, il y a les Ching-A-

    Ling, des Portoricains. Des croulants ! On s'ignore. On a rien de commun, partla nationalit. Je sais pas ce qu'ils fabriquent, au juste, et j'essaie pas de fourrermon nez dans leurs affaires... Ils veulent pas qu'on parle d'eux, alors on sait pasce qu'ils trafiquent. Tu veux que je te dise, cousin ? C'est un gang comme lesHell's Angels, un gang moto. Ah, ces machines, ces machines, si tu les voyais !

    Graffiti siffla d'admiration :- Des engins comme a, c'est pas permis ; je me demande o ils les

    trouvent. Bon, ce sont pas mes oignons. Ils emmerdent personne, eux au moins,et en cas de coup dur on peut compter sur eux, ils sont Portoricains. Mais lesngros, eux, je les dteste !

    Miguel tait fascin par l'loquence du Prsident ; il ne perdait aucun deses propos.

    - Sur notre territoire, poursuivit Graffiti, on est chez nous. Aucune rue,aucun passage, aucun toit, aucune cave n'a de secrets pour nous. C'estimportant, quand a chauffe, et tu peux compter sur nous pour que a chauffesouvent. On est les plus forts ! Les flics et les Dragons ne peuvent rien contrenous. Et personne ne peut traverser notre territoire sans notre permission.Seulement, baby, il faut le protger, notre secteur. Tu piges ? On est des frres,en cas de coup dur on ne laisse pas tomber un copain. Par exemple, si dessalopards arrangent le portrait d'un pote, s'ils disent des trucs qui ne nousconviennent pas, c'est notre affaire tous ; c'est a, notre force ! Hein, baby,c'est chouette de savoir qu'on n'est pas tout seul, qu'il y a du monde derriresoi...

    Brusquement, Graffiti plissa les yeux et une lueur mauvaise traversa sonregard.

    - Seulement voil, il faut pas rompre le contrat, il faut la fermer quand tute fais prendre, il faut pas dnoncer un pote, il faut pas chercher des crasses unfrre. Sinon, on te rate pas, tu piges ? Les conneries, chez nous, a se paie au prixfort. Par exemple, on te balance en plein territoire Dragon avec les couleurs dugang sur le dos, ou on t'arrache les dents une une. De toutes faons, t'es bonpour la bote dominos ! Il vaut mieux encore crever que perdre son honneur...Compris ?

    Miguel acquiesa de la tte ; il savait que Graffiti disait la vrit. On lui

  • 25

    avait souvent racont des histoires de garons abattus par leurs propres frres,simplement parce qu'ils avaient essay de quitter le gang ou qu'ils avaientdnonc un de leurs compagnons. L'adolescent sentit son sang se glacer dans lesveines ; mais il ne fallait surtout pas que les Fils de Satan s'en aperoivent, et ilprit un air dtach.

    - Je vends jamais un pote, dit-il simplement. Je prfre crever !- Bien, rpondit Graffiti ; t'as tout pig. Dans le gang, on veut pas de

    poules mouilles. Aimer la bande, har les autres, voil notre loi. Et quand on n'apas d'ennemis, on s'en trouve. Hein, un beau baston, a pose ! Oui, baby, on perdjamais une occasion de se bagarrer. a donne du piment l'existence et on parlede nous dans le journal. Les vieux, ils comprennent rien, ils disent qu'on est desracailles. C'est bidon ! On prend notre pied, voil tout ; chacun prend son piedcomme il peut ...

    Graffiti avala le contenu d'une canette de bire tout en observant Migueldu coin de l'il, puis l'assemble. Apparemment, on apprciait son discours, et iltait enfl d'importance.

    - Maintenant, coute-moi bien, mec ; on doit aussi s'aider sur le planmatriel. Si tu as des problmes, c'est notre affaire, on te laisse pas tomber.Quand tu te barres de chez toi ou que tes vieux te foutent la porte, tu peuxcompter sur nous, on a notre gourbi, d'accord, c'est pas le Hilton, mais il y aquelques matelas, au premier, dans un coin pas trop crado... et que j'ai dcormoi-mme !

    Graffiti tait fier de ses talents de peintre, et il ne manquait jamais uneoccasion d'en faire tat.

    - Et dans notre paradis nous, il y a les filles. Au plumard, elles sedbrouillent. Tu as compris, cousin ? On a pas seulement des devoirs, on a aussides droits ; on est comme des frres ! Maintenant, je vais te prsenter l'tat-major, les barons, les chefs, les cads... D'abord, euh, il y a moi. Moi, le Prsidentdes Fils de Satan.

    Graffiti esquissa un sourire satisfait, laissant de nouveau apparatre sasuperbe range de dents.

    - Je suis le Prsident, le Pres, comme on dit entre nous. On m'appelleGraffiti parce que j'aime barioler les murs, laisser ma marque. Les graffitis, c'estma spcialit, enfin, l'une de mes spcialits !

    Les garons se dpchrent d'approuver. De toutes faons, il valait mieuxne pas contrarier le Prsident. Mais une fille se permit de donner son avis :

    - C'est comme a, mme, que tu es devenu Prsident ! Parce que tudessines bien et que tu es sur tous les murs, dans le mtro, partout...

    - J'ai pas dit aux nanas de l'ouvrir ! interrompit schement Graffiti. C'estmoi qui commande, ici. De quoi je me mle ? Je tolre pas que les sourism'interrompent. Quand je parle, personne doit m'interrompre, personne. Okay ?Et surtout pas les souris, a alors !

    Il y eut un murmure d'approbation chez les garons. Alors, le chef se

  • 26

    gratta crmonieusement le front.- Bon. De quoi est-ce que je causais ? Ah, de moi. Goliath, tout le quartier

    connat mon talent, et pas seulement le quartier... Chouette, hein ? Et comme jesuis le Prsident, j'organise tout, les activits, les rglements, les objectifs, tout.Et c'est moi qui forme les nouveaux.

    Sans transition, Graffiti se tourna vers le Vice-Prsident.- Killer, tu connais, c'est le mec ma droite. Il est toujours le premier

    s'expliquer, les bastons, il adore, il a pas froid aux yeux ! Et il a pas peur deliquider un type, il sait le descendre vite fait et proprement. Il aime a, tuer, pasvrai, Killer ?

    - Ouais, grommela le Vice-Prsident en se forant sourire.Miguel regarda Killer. Le garon avait un visage hermtique, taill dans le

    roc, l'oreille perce, un nez cass, compltement tordu, des lvres paisses et, entravers de la joue, les normes cicatrices qu'il avait remarques le premier soir,cicatrices qui d'ailleurs rehaussaient sa beaut virile. La montagne franchir,tout l'heure, c'tait lui, le guerrier unanimement apprci ; et la crosse de fusilqui avait vals, la sienne. Miguel tait enfl d'importance. Un sacr coup ! LeVice-Prsident, lui, ne l'avait pas digr et, pour une fois, il n'en menait paslarge.

    - Killer, c'est le Vice-Prsident, poursuivit Graffiti, intarissable. Il meremplace quand je suis pas l, par exemple si je suis en taule, alors c'est lui lechef. Quand on se bat, il est en premire ligne et il coordonne les oprations.Bon, Big Man, amne ta viande. Lui, c'est le conseiller de guerre, il estresponsable en cas de baston. C'est le stratge, le tac... tac... euh... tacticien. Il ditquand on doit attaquer, avec qui, o, comment. Et c'est lui, aussi, qui signe lapaix. La paix, a se fera jamais avec les ngros. C'est des cannibales, hein, BigMan ?

    Le conseiller de guerre approuva de la tte. C'tait un grand gaillard,dpassant d'une demi-tte les autres membres, facile reprer surtout avec sacoiffure afro et son ternel blouson d'un rouge flamboyant.

    Miguel observa attentivement Big Man. Il avait des pommettes saillantes,un front et un menton prominents, un sale regard qui dshabille jusqu' lamoelle, et surtout l'air de celui qui domine les autres et pas seulement sur le planphysique. Bref, un garon sr de lui et de sa supriorit.

    - Sa spcialit, reprit Graffiti, c'est le cran d'arrt. Il fend le squelette d'unennemi en moins de temps qu'il faut pour le dire. Hein, Big Man ?

    Le conseiller de guerre se dpcha d'approuver.- Enfin, voici Dollar, notre secrtaire-trsorier ; le pognon, c'est son

    affaire. Dis donc, Goliath, je t'ai pas encore dit qu'il faudra cracher dix dollarspar semaine, vingt en temps de guerre; c'est pour les sorties, les munitions,l'essence, les boissons, les mdicaments, et mme l'avocat. Tu les as pas ? Alorstu les trouves. Comment ? En braquant, en arnaquant, en dtroussant, en faisantles troncs... On te mettra au parfum ! Tu sais, avec une bonne lame, on obtient

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    tout. Ct clients, choisis de prfrence les poivrots, les pds, les cams, leszonards... Tous les pauvres types, quoi ! Ils savent pas se dfendre, ils sont bons rien, ce sont des minables, des moins que rien. Surtout, vite les commerants ducoin ! Aprs, les vieilles rlent, parce qu'ils dmnagent et qu'elles sont obligesd'aller faire leurs courses l'autre bout du quartier .

    Miguel dvisagea Dollar. Le garon tait plutt petit, maigre, sec,nerveux, il portait des lunettes noires. Dollar passait son temps mchonner unchewing-gum qu'il adorait faire claquer bruyamment au nez de sesinterlocuteurs.

    - Okay, baby. On t'a prsent notre tat-major. Tu vas obir ?- Ouais, rpondit machinalement Miguel. - Et tu acceptes nos lois, nos rglements, nos commandements ?- Bien sr.- Tu jures de tuer sans faire de sentiment ?- videmment !- Okay, boy ! Maintenant, Goliath, tu choisis une poulette parmi les

    quatre qu'on va te prsenter. Elles sont clibataires, ou veuves. Attention ! J'aibien dit une la fois, c'est la rgle chez nous. Les souris, il est vous...

    Miguel frmit de plaisir. La perspective d'avoir tuer l'enchantait, l'espritde solidarit des Fils de Satan le comblait, et maintenant l'ide d'avoir une fillepour lui tout seul, bien lui, le rjouissait. Dcidment, le gang avait du bon !

    Quatre filles s'avancrent. La premire ne devait gure avoir plus dequatorze ans ; pourtant, elle avait un ventre saillant et la poitrine tombante.Miguel remarqua aussi son air dvergond.

    - Elle s'est fait arrondir le devant par Football, un pote qui est mortrcemment dans un combat. Si tu l'pouses, on te donne le lardon en prime. amarche ?

    Miguel fit la moue. Les responsabilits, ce n'tait pas son genre. On ne luiavait pas appris ! Alors, du regard, il chercha les trois autres candidates.

    - Il y a aussi Carolina, poursuivit Graffiti.Miguel valua la jeune fille des pieds la tte : peau sombre, un peu trop

    mme, postrieur et nichons bien rembourrs, yeux hardis. Mais une expressionsi dure qu'il en fut lui-mme troubl.

    - Alors ?- Et la troisime ? se contenta-t-il de rpondre.- Rosa ? Rosa, amne ton museau.Celle-l, Miguel sut d'emble qu'elle n'tait pas pour lui. Un vrai garon

    manqu ! Les cheveux coups ras, l'il autoritaire, le jean sale et dchir. Lestigresses, a ne lui disait rien.

    Il ne restait plus que la quatrime. Elle tait petite, gracieuse, fminine.Miguel admira le cou grle de la jeune fille qui contrastait avec des rondeurstypiquement portoricaines, puis sa peau, bronze souhait. En plus, la dernirecandidate avait des yeux qui respiraient une douce volupt, et une norme

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    poitrine qui, faute de soutien-gorge, frtillait en permanence sous le tee-shirtflamboyant.

    - Alors, tu te dcides ? - Je choisis la quatrime, fit Miguel, l'il allum. Et il prit un air de coq de village, satisfait, bat, repus. - C'est Maria. Maria, la proprit de Goliath partir d'aujourd'hui. Tope-

    l ! Marions-les sur le champ ! Le mariage avec une fille, chez nous, c'est commeune sorte de mariage avec la bande.

    Aussitt dit, aussitt fait.Graffiti prit Miguel et Maria par le bras, puis il leur ordonna de s'asseoir

    sur un canap branlant. Autour d'eux, il y avait une trentaine de visagesindiscrets.

    - Tu veux prendre Goliath pour mari ? demanda Graffiti Maria.Des yeux velouts se posrent aussitt sur Miguel. Il tait muscl, viril,

    sduisant. Et en mme temps, certainement clin. Le rve !D'une petite voix toute mue on ne se marie pas tous les jours, mme

    dans un gang elle rpondit :- Oui.- Bien. Dsormais, c'est ton homme.Alors, Graffiti se tourna vers Miguel :- Tu veux prendre Maria pour femme ?- Ouais, rpondit le garon avec enthousiasme.Miguel brlait dj de possder la jeune fille ; il la mangeait des yeux en

    attendant de lui dvorer la peau, l'envie le chatouillait, lui gonflait les lvres etlui enhardissait les mains. Il ne tenait plus en place. Les ressorts usags ducanap vibraient au rythme de ses impatiences.

    - Bon, dit Graffiti, je mlange vos sangs, alors vous serez maris.Et, joignant le geste la parole, il s'empara de la main tremblante de

    Maria. Quand elle sentit la lame du couteau pntrer dans sa chair, elle poussaun petit cri. Dj, le sang jaillissait.

    Graffiti prit la main de Miguel et en fit autant. Puis il unit les deux sangs.- Maintenant, vous tes mari et femme. Goliath, embrasse ta lgitime.

    Elle t'appartient, tu peux batifoler avec elle.Miguel ne se fit pas prier ; il avala goulment la bouche de Maria.Brusquement, une immense clameur salua les nouveaux maris, une

    terrifiante explosion de joie secoua le btiment tout entier qui sembla sortir desa lthargie. Dans l'ivresse de la libert, les Fils de Satan firent circuler desbouteilles de coca-cola et des canettes de bire ; au milieu des jurons colors,des propos obscnes et des rires sauvages, elles s'changeaient,s'entrechoquaient, tourbillonnaient. Les filles passaient galement de mains enmains ; dbrailles jusqu' la ceinture, elles se laissaient taquiner, caresser,explorer, en poussant des petits cris de joie.

    Graffiti empoigna Miguel et Maria par le bras et, avant mme qu'ils

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    n'aient eu le temps de ragir, il les poussa dans un rduit contigu la salle.- C'est l que vous allez passer votre nuit de noces. Vingt-quatre heures

    d'amour ininterrompu pour faire connaissance, qu'est-ce que vous en dites, hein,les tourtereaux ?

    Miguel examina la pice. Elle tait obscure et humide ; sur le sol btonn,il y avait un matelas et, ct, quelques sandwiches, de la bire et un rcipientpour les besoins urgents.

    Le jeune Sanchez ne perdit pas son temps. Il allongea Maria toutepalpitante sur le matelas, la prit par la taille, plongea une main pleine decuriosit sous son tee-shirt, appliqua des baisers partout. Et plus il l'explorait, lataquinait, se frottait elle, la chatouillait, la pinait, la mordait, la testait, lagotait, plus elle riait avec des mines gourmandes grasses de vice prcoce.Miguel n'en finissait pas de retourner Maria, de la palper, en s'enhardissantchaque fois davantage.

    Alors, la gorge renverse, elle s'abandonna tout fait.

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    CHAPITRE 5

    Dsormais, Miguel tait un Fils de Satan part entire. Il connaissaittoutes les ressources de son secteur, les points stratgiques des zoneslimitrophes, la manire de passer inaperu en territoire ennemi et bien sr lesmille et une ficelles de la misre, toutes les astuces qui permettent de survivredans un monde hostile, sauvage, impitoyable. S'il voulait braver la mort le pluslongtemps possible, l'adolescent savait qu'il devait avoir en toutes circonstancesle pied rapide, des yeux partout, la main agile ; en plein Bronx, le simple fait demarcher dans la rue relve d'un art consomm comme d'un dfi permanent.

    En vrai Fils de Satan, Miguel tait toujours sur ses gardes et, sans en avoirl'air, arm jusqu'aux dents. Sur lui, d'ailleurs, il portait en permanence un rasoir,soigneusement dissimul dans sa ceinture cloute et, au fond d'une chaussette,une lame bien aiguise qu'il pouvait tout moment convertir en instrumentd'attaque ou de dfense, sans tomber sous le coup de la loi.

    Grce Graffiti, Miguel, dsormais, savait fabriquer toutes sortes d'armesplus ou moins sophistiques, plus ou moins meurtrires, notamment le zip gun,le revolver que les membres confectionnaient partir d'antennes de radio etd'objets vols principalement dans les quincailleries. Mais s'il voulait acqurir seslettres de noblesse dans le gang, il devait prouver qu'il tait capable decommettre un braquage et mme de tuer.

    L'occasion lui en fut bientt fournie.Ce jour-l, Miguel tranait en compagnie de Graffiti et de deux autres Fils

    de Satan, Chino, un solide gaillard au physique oriental et au teint mat, et LittleBoy, ainsi surnomm parce qu'il se dconsidrait sans cesse maladroitement auxyeux de tous. C'tait l'ternel gaffeur, le geignard permanent qui agaait tout lemonde, redout pour ses accs subits de rage, encombrant comme personne,l'esprit tortueux, l'il sombre, les mains malhabiles sauf lorsqu'il s'agissait depourfendre tous ceux qui avaient le tort de ne pas lui plaire. C'tait d'ailleurspour a qu'on l'avait tolr dans le gang.

    Les quatre garons venaient peine de dpasser le drugstore queGraffiti, soudain, se planta en face de Miguel.

    - Dis donc, cousin, je parie que t'as pas encore fauch le fric ou lacamelote dont tu as besoin. Il faut prouver que tu as de l'estomac si tu veux treun vrai Fils de Satan. Nous, on ratisse comme on respire, on se remplit le garde-manger sans se faire pincer, on a nos fringues l'il. On fauche aussi quand anous chante, comme a, pour se fendre la gueule, parce qu'on s'emmerde oupour voir la tronche des mecs quand on pique leur pognon. Et puis, hein, il fautbien sortir les meufs au cinoche ou au Mac Do, sans a elles rlent. Entre nous,plus c'est casse-gueule, plus tu prends ton pied. Okay, baby ? Et plus c'est casse-

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    gueule, plus on montre qu'on a des tripes. Gloire, man ! On parle de nous dans lejournal, on est les vedettes du quartier. Qu'est-ce que vous en dites, les mecs ?On montre notre savoir-faire Goliath ? On joue " tu paies ou tu crves " ?

    Little Boy protesta pour la forme, comme on s'y attendait ; Graffiti fit lasourde oreille. Chino, quant lui, trouva l'ide excellente ; il adorait lessituations prilleuses dont il se tirait toujours avec panache. Son courage,d'ailleurs, lui valait l'admiration de tous : les Fils de Satan l'coutaient, lesuivaient, le respectaient ; des habitants du quartier apprciaient sa bravoure, etsa notorit avait mme franchi les limites du territoire. Les gangs ennemis leredoutaient particulirement.

    Graffiti carta un instant les lunettes de ses yeux pour se gratter le lobede l'oreille, puis il reprit son monologue en regardant Miguel droit dans les yeux.

    - Voler, man, c'est tout un art ! Si tu veux pas avoir les flics aux trousses, ilfaut pas liquider tes clients, mme s'ils te cherchent, mme s'ils ont la langue unpeu trop pendue. Pour pas se faire reprer, on opre gnralement en quipe,c'est plus sr. On passe la camelote au pote derrire, puis au zbre qui suit, et letour est jou, on se fait pas choper. Tu piges ?

    Graffiti tait satisfait de sa rhtorique. Miguel, lui, commenait s'impatienter. Il brlait de passer l'action !

    - Bon, qu'est-ce qu'on se tape ? Les parcmtres, les tlphones publics,les troncs ? Un poivrot, un croulant ?

    Graffiti consulta Chino du regard.- Quelque chose de plus difficile, conseilla le garon.- Et si on foutait le feu avant de faucher ? suggra Little Boy qui adorait

    voir les btiments flamber.Il n'en fallut pas plus pour que Graffiti se fche.- Ah, celui-l, par exemple, il faut toujours qu'il la ramne ! Tu vas la

    fermer, fils de pute ? Je vais t'arracher la langue, moi, pour t'apprendre vivre...Y'en a marre, la fin ! Aujourd'hui, on crame pas, on fauche, compris ? Bon,Goliath, choisis : on pique une bagnole et on fait un tour ? Ou tu prfresl'arnaque l'tal ? Un vol l'arrach ou la portire, peut-tre ? Qu'est-ce qui teplat ?

    La rponse ne se fit pas attendre :- Le gros truc. On se pointe dans un super-march, on sme la panique. Le

    danger, j'adore !Miguel avait, dans les yeux, une lueur de dfi qui plut Graffiti ; le

    Prsident esquissa un sourire puis il s'abma dans ses penses. Soudain, il prit unair triomphant.

    - J'ai une ide, les gars ! coute, Little Boy, puisque a te dmanged'allumer un feu, tu vas l'avoir. Un petit feu, mais un feu quand mme. Tu piges ?On fauche le pognon dans un super-march qui crame. Chouette, hein, lespotes ? Tope-l !

    - Tope-l, rpondirent en chur les trois garons, tout excits l'ide de

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    vivre ensemble une grande aventure.Graffiti tait fier de lui, et ce n'tait ni la premire ni la dernire fois.

    Personne, d'ailleurs, ne mettait en doute ses talents d'orateur, l'originalit de sesides, son sens de l'organisation, ses capacits artistiques, ses dons de formateur bref, son gnie. Il n'tait pas chef d'un gang rput pour rien ! Graffiti sesentait parfois plus qu'un Prsident, une sorte de superman... qui aurait eu lamalchance de natre dans les immeubles calcins du Bronx !

    - Bon, les gars, il est quelle heure ? Six heures quinze ? Parfait. Le caissierdu rayon vtements de sports, je l'ai bien observ, il est cingl, le mec! Chaquejour, il tourne le dos sa recette pendant trois secondes, le temps d'enfiler saveste. Il pose le pognon sur son bureau, s'habille, met le fric dans le coffre. Lesgars, j'ai un plan... Direction le super-march ! Et que a saute !

    Les Fils de Satan ne se firent pas prier. Ils ne sautrent pas, ils bondirent !Enfin, le centre commercial apparut, massif, carr, lumineux ; il se dressait

    prs d'un changeur qui bourdonnait en permanence. Le super-march, c'tait la fois le ple d'attraction du quartier, le centre vital du territoire, le lieu derendez-vous de tous les habitants, la caverne d'Ali-Baba. Instrument deconsommation pour les uns, lieu d'vasion pour les autres, mirage pour tous, ilfascinait, blouissait, obsdait... et parfois, le pige se refermait sur ceux qui, enqute du ncessaire, se laissaient tenter par le superflu.

    Au rayon sports, le groupe se scinda en deux. Graffiti et Little Boy sedirigrent vers l'escalier, Miguel et Chino se rapprochrent imperceptiblementdu caissier. Autour d'eux, il y avait des vestes de toutes les couleurs, de toutes lestailles, de toutes les marques. Les deux garons en essayrent quelques-unes,histoire de dtourner l'attention et, au passage, ils s'amusrent intervertir lestiquettes. Dans le Bronx, tout peut devenir fun... magie du dsespoir !

    A l'heure habituelle, le caissier, avec une rgularit mcanique, posal'argent sur son bureau et dcrocha sa veste suspendue un portemanteau.Soudain, un immense cri fendit l'espace :

    - Au secours ! Au feu !Alors, tout l'tage entra en effervescence ; les clients criaient, se

    prcipitaient vers les ascenseurs, se ruaient sur les escaliers ; les employsaccouraient pour teindre les flammes naissantes. Le caissier, lui,instinctivement, lcha sa veste et fona vers l'extincteur juste ct de lui ; dansl'affolement, il avait oubli la recette. Elle tait l, grasse, allchante, superbe.

    Chino, d'une main leste, s'en empara aussitt. Il n'avait pas plus ttaccompli son forfait, que le caissier songea la liasse de billets et de chquesqu'il avait imprudemment abandonne sur son bureau. M par un sombrepressentiment, il fit demi-tour.

    Trop tard ! La recette avait disparu, et les kids galement.

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    CHAPITRE 6

    Lorsqu'ils furent hors de danger, les Fils de Satan cessrent de courir.Comme d'habitude, Graffiti s'octroya la parole :

    - T'as vu, Goliath ? dit-il en reprenant son souffle. Facile, hein, brother ?C'est toujours comme a. Les gens sont si btes, il suffit d'tre malin et de fairevite.

    Le Prsident marqua une pause ; il riait et haletait en mme temps.Chino, lui, comptait discrtement les billets aprs les avoir spars des chques.

    - 935 dollars, les mecs ! On est vraiment trs forts ! On a gagn notrejourne, on va arroser a avec les filles.

    Graffiti freina l'ardeur de son compagnon.- Fais gaffe, on va nous voir ! Planque le fric, imbcile !Puis, se tournant vers Miguel :- Dis donc, Goliath, la prochaine fois on trouvera un truc plus marrant.

    Par exemple, on jouera celui qui pique le plus de fric en un minimum de temps,a amuse les demoiselles ; elles parient toujours sur leur mec. Ma copine, elle,pour l'exciter, il faut que je fauche au nez des vigiles, elle nique mieux aprs.

    - Ouais, renchrit la nouvelle recrue. a, au moins, c'est vivre, c'est pas dela frime, a pose !

    Soudain, Miguel se gratta la tte d'un air perplexe ; manifestement,quelque chose le gnait. Graffiti remarqua aussitt l'embarras de son copain.

    - H, mon pote, qu'est-ce que tu as ? s'enquit-il en posant un brasprotecteur sur l'paule du jeune Sanchez. a va pas ?

    Euh, si, mais, euh... o est ta copine ? Tu me l'as pas encore prsente !- Tu veux savoir, baby ? Ses vieux l'ont envoy prendre l'air la

    campagne. T'tais pas au courant ? Je lui ai fait un moutard, vite fait et bien fait.Et puis...

    - Et puis ? Miguel avait hte de connatre la suite.- Euh, reprit le Prsident. Le polichinelle, on l'a retir du tiroir avant qu'il

    devienne trop grand. Et... euh... a a failli mal tourner ! Ma poulette s'estretrouve l'hosto. Maintenant, ses vieux sont en ptard contre moi. Alors, ilsl'ont envoye chez sa tante, dans le Missouri, histoire de lui changer les ides ;mais c'est moi qu'elle a dans la peau, alors un de ces jours te fais pas de bile, tuverras son joli petit cul...

    - Elle est belle, au moins ?- a alors, quelle question ! Si tu voyais ses nichons, et son bec, et sa

    chatte ! C'est la plus belle, c'est pour a que je l'ai choisie ! Un Prsident doitavoir le meilleur. Toujours !

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    Graffiti prit soudain un ton plus confidentiel :- Elle pense qu' baiser ! Et elle sait faire, crois-moi !Puis, se ravisant :- Bon, les mecs, on a assez caus, maintenant on bosse. Goliath, tu vas

    nous prouver que t'as de l'estomac !- Pas d'accord, protesta Little Boy. C'est mon tour d'aller au charbon...Le garon brlait de montrer son savoir-faire au nouveau-venu.- Je t'ai dit de la ramener ? Non ? Alors, ferme-la. C'est moi le chef.Mais Little Boy ne l'entendit pas de cette faon. Il devint tout rouge, ses

    yeux se mirent briller et son corps fut secou de rage.- Ah, tu piques ta crise ? gronda le Prsident. C'est le moment, hein ? Tu

    veux qu'on nous remarque, avec le pognon qu'on a piqu ? Alors, ferme-la,animal, ou je te rduis au silence.

    Graffiti ne plaisantait pas, et Little Boy le savait. Il haussa les paules etcracha par terre.

    - a va, Pres, on a compris, allez, mets-la en veilleuse...Little Boy sortit un mgot de sa poche, l'alluma avec dsinvolture et tira

    ostensiblement quelques bouffes en direction du Chef. Pure provocation ! MaisGraffiti fit celui qui ne voyait rien, ne remarquait rien, n'entendait rien. Chinoavait une belle liasse de billets dans sa poche, et ce n'tait pas le momentd'attirer l'attention.

    - Bon, Goliath, c'est ton tour. Tu l'as choisi, ton client ?L'adolescent regarda autour de lui.- Tiens, celui-l, par exemple, rpondit-il tranquillement en montrant du

    doigt un homme qui sortait en zigzagant d'un bistrot.- Il arrivera pas au bout du boulevard, le zbre ! commenta Chino en

    riant. Les poivrots, c'est des sous-mecs ; il faut leur apprendre marcher droit !D'un geste autoritaire, Miguel fit signe ses compagnons de rester en

    arrire. Puis il rattrapa l'ivrogne et le bouscula sans mnagement. L'hommemarmonna un juron en Anglais et continua son chemin comme si rien ne s'taitpass. Alors, Miguel sortit sa lame et l'appuya discrtement sur la nuque dumalheureux. L'ivrogne se retourna, ouvrit des prunelles effares et essayad'appeler au secours, mais aucun son ne sortit de sa bouche.

    L'argument tait irrsistible.- Pas un mot, pas un mouvement, bonhomme, ou je te descends,

    compris ? dit Miguel dans un mauvais Anglais. Allez, file-moi ton pognon si tuveux pas crever btement. Hein, a serait dommage de crever si tt, un poivrotcomme toi, tu manquerais ta famille !

    C'tait plus fort que lui, il fallait toujours qu'il plaisante, mme hors depropos.

    - Alors, papa, tu veux dj mourir ?L'ivrogne tait paralys par la peur.- a va, bonhomme, j'ai compris ! Le tonifiant dans l'estomac, a rend

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    coopratif, hein ? Aboule le pze.Miguel fouilla les poches du malheureux. Ds qu'il eut trouv ce qu'il

    cherchait, il partit en courant. Ses amis l'attendaient l'angle du boulevard.- Alors, tu as gagn le gros lot ? demanda Chino sans mchancet.- Filons, reprit Graffiti qui s'inquitait pour la liasse de billets.Lorsqu'ils furent en scurit, les quatre kids ouvrirent le portefeuille vol.

    Il contenait exactement... trois dollars !- Bien jou, Goliath, ricana frocement Little Boy, ravi de prendre sa

    revanche. Il a tout bu, le mec ! a t'apprendra bien choisir tes clients, laprochaine fois. Je vais te montrer, moi...

    Graffiti ne laissa pas Miguel le temps de rpondre la provocation.- a va, mon vieux, tu as prouv que tu as du cran. Tu sais, on tombe pas

    toujours du premier coup sur des richards. Une autre fois, tu feras mieux. Tuchoisiras un banquier, hein, cousin ?

    Puis, sans transition :- Allez, maintenant c'est toi, Little Boy, montre ton savoir-faire !Le Fils de Satan lana Miguel un regard charg de haine.- Allume bien tes lanternes, Goliath ! Tu vas voir un travail de pro. Moi, je

    m'intresse pas aux minables. Je prends des risques !- C'est quoi, ton coup ? questionna Chino, l'il brillant de curiosit. - Un braquage chez le confiseur sur le territoire des Ching-A-Ling. On a

    de bons rapports avec eux, ils nous laissent tranquilles. Et les vieilles sontcontentes, on fait pas fuir les commerants du coin... On y va, les mecs ?

    Graffiti acquiesa en claquant bruyamment les doigts.- Ouais, pour une fois que t'as des ides, on te suit !Le confiseur tait rput pour son caractre irascible. En s'en prenant au

    vieux marchand, Little Boy, assurment, faisait preuve d'audace ; les kids taientpantois d'admiration. Little Boy, lui, jubilait intrieurement ; il prenait sarevanche sur le nouveau venu. Enfonc, Goliath ! Ah, il voulait jouer les cads, peine arriv dans le gang ! Il allait voir, l'orgueilleux, qu'on ne s'improvise pas Filsde Satan !

    Ds le dpart, Little Boy avait conu de l'aversion pour Miguel. Il luisemblait que le nouveau venu ferait tout pour accder rapidement aux postesles plus importants du gang ; cette perspective ne l'enchantait gure, d'ailleursle garon tait jaloux de tout le monde. Il rvait d'estime, on le mprisait ; ilqutait inlassablement l'approbation des autres, on la lui refusait toujours. Soncur tait rempli d'amertume et le ressentiment, chez lui, se muait en haine.

    Cette fois, Little Boy savait qu'on clbrerait son courage, il tait sr queles Fils de Satan l'accueilleraient triomphalement en hros. Et il savouraitd'avance sa victoire, une victoire chrement acquise la pointe de sa lame.

    - On y va, dclara Graffiti satisfait.- On y va, rpondirent en chur les Kids que l'aventure grisait dj.Les quatre garons suivirent le boulevard jusqu'au terrain vague qui

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    servait de principale dcharge publique. Ils riaient, plaisantaient, s'amusaient,tout en gardant l'il, l'oreille et la main aux aguets. Ils n'taient pas l'abri del'incursion d'un gang ennemi !

    Little Boy prit un air conqurant :- Voil la confiserie, les mecs. Goliath, toi tu vas en avant. Vise bien ! Le

    nom de Fils de Satan, a se mrite. Il faut faire ses preuves, d'abord, et passeulement avec les gonzesses !

    Au fond de son cur, Little Boy nourrissait de la jalousie pour tous ceuxqui russissaient, surtout auprs des filles. Emprunt comme il tait, peu gt parla nature, il parvenait difficilement s'attirer les faveurs fminines. Et cela nefaisait que l'aigrir davantage !

    Miguel pntra dans la boutique avec l'assurance tranquille de celui quin'a rien se reprocher et qui veut se donner le temps de comparer avantd'acheter, avec l'insouciance, aussi, de celui qui ne risque rien. Derrire sa caisse,le vieux marchand l'observa un instant, puis il reprit la lecture de son journal.

    A son tour, Little Boy entra dans la confiserie, en regardant de tous cts.Il n'y avait personne, hormis le patron de la boutique et Miguel. Alors,rsolument, il s'avana vers le caissier. Celui-ci posa son journal et regarda LittleBoy droit dans les yeux, comme s'il flairait quelque chose.

    L'air inquisiteur du vieil homme stoppa net le garon ; il sentit son corpsse drober sous lui. Brusquement, il eut follement envie de faire demi-tour. Maisnon, c'tait impossible ; un Fils de Satan ne recule jamais. Goliath l'observait et, l'extrieur, Graffiti, discrtement, en faisait autant. Il fallait aller jusqu'au bout,sous peine de perdre la face.

    Plus Little Boy tremblait intrieurement, plus le regard du marchanddevenait menaant. Que faire, fuir, et affronter ensuite la colre du Prsident, lempris des Fils de Satan et les moqueries de Goliath ? C'tait impossible. Alors,lentement, comme un automate, il s'avana vers le caissier. Les quelques pas quilui restaient parcourir lui semblrent une ternit.

    Arriv la hauteur du vieux marchand, le Fils de Satan sortit un couteau cran d'arrt.

    - Aboule ton pze, ou je te descends. Pronto !L'homme le regarda droit dans les yeux ; pas un muscle de son visage ne

    bougeait. - Les gamins dans ton genre ne me font pas peur ! J'en ai vu d'autres.

    Fiche le camp, ou j'appelle la police.Little Boy aurait tout donn pour quitter immdiatement les lieux, mais la

    tte haute.- J'ai dit : aboule l'oseille. Pronto !Sans quitter le Portoricain du regard, le marchand ouvrit le tiroir de sa

    caisse ; il prit des billets, et les tendit au garon. Une main tremblante les saisit.Little Boy fit demi-tour. Lentement, pour ne pas perdre la face devant ses

    amis. Soudain, comme dans un mauvais rve, il entendit une voix lui dire :

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    - Arrte, ou je tire !Le Fils de Satan se retourna, une lueur mauvaise dans les yeux. Il regarda

    le vieil homme, puis le revolver qu'il tenait en main.- T'oseras pas, sale mec !D'un bond, il se dirigea vers la sortie. Miguel, lui, avait dj fil.Trop tard. Une balle l'avait atteint en plein dos. Une seule, mais qui ne

    pardonne pas.Little Boy tournoya sur lui-mme, puis il s'effondra sur le sol qui devint

    tout rouge.Alors, le vieux marchand s'approcha du garon, pendant que Miguel et

    ses amis prenaient la fuite.Il le regarda.En face de lui, il y avait un enfant, un gamin comme tant d'autres dans le

    Bronx : avide de reconnaissance, paum, haineux, dsespr. Et qui, maintenant,versait ses dernires larmes parce qu'il allait mourir btement, avant mmed'avoir vcu et surtout sans jamais avoir aim, sans avoir connu la moindre joievraie, la moindre esprance.

    Little Boy, le mal aim, avait risqu sa vie par dfi, et l'avait perdue.Nul ne regretta le garon. Ce fut la dernire dfaite de sa courte

    existence.

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    CHAPITRE 7

    Sur le toit de l'immeuble qui servait de quartier gnral aux Fils de Satan,Miguel tait heureux. Depuis qu'on l'avait charg de surveiller le territoire dugang, de guetter tout mouvement suspect, pour la premire fois de sa vie il sesentait apprci, utile, respect, puissant mme. A porte de mains, d'ailleurs, ilavait toujours un fusil deux canons Browning 9 mm appartenant au Prsidenten personne , des talkies-walkies et un rcepteur radio ondes courtes qu'ilutilisait pour capter la frquence de la police. Enfin, il portait sur le dos de sonblouson le nom du gang, se dtachant en gros caractres sur une tte de mort.Une fiert de plus !

    Au sommet du toit, le jeune Sanchez avait l'impression de dominer laville. Sous lui, ses pieds, s'tendait un univers qui lui tait familier, du bton,des chelles d'incendie, les pylnes du mtro arien, des terrains vagues, desvoitures dsosses, des toitures bantes, des fentres condamnes, des magasinsdsaffects, des bistrots, des btiments dsarticuls, et puis du grillage pertede vue, autour du terrain de basket, autour de l'cole, autour des dcharges, etde nouveau l'asphalte, le bton, l'interminable boulevard sous les rails. Partout,l'image de la destruction, un paysage sordide de dsolation, un univers de fin dumonde. L'horreur au ras du trottoir !

    Mais, juch sur son toit, Miguel avait fini par s'habituer l'horreur etmme y trouver un certain charme. Il s'enorgueillissait d'ailleurs de connatretous les aspects du quartier, ses moindres mandres, les habitudes de chaquehabitant. En fait, toute la vie tait concentre autour du super-march et del'entre du mtro. Il y avait l pour combien de temps encore ? un cinma, untablissement de Pompes Funbres, une banque, une station-service, quelquesbistrots sordides, des magasins dont l'un, surtout, tait frquent par les jeunesdu quartier : une sorte de drugstore, avec son distributeur de soda, de glaces, defriandises, son prsentoir magazines, son juke-box, sa cabine tlphonique,son comptoir, des tabourets.

    Miguel s'amusait observer les personnages du quartier, tous pluspittoresques les uns que les autres ; il connaissait par cur leurs habitudes,attribuant chacun un nom, une identit, une histoire. Les jours de forte chaleur,tout ce petit monde s'chauffait, il y avait davantage d'animation dans les rues,les enfants jouaient avec les bouches incendie ouvertes, provoquant devritables geysers d'eau qui retombaient en cascades la vue mme despoliciers qui prfraient les laisser patauger dans leurs inondations plutt quede voir l'agressivit exploser sous l'action de la canicule.

    Miguel tait fascin par les rondes de la police, incessant ballet auxmultiples protagonistes que l'adolescent consignait soigneusement dans sa tte.

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    A force d'observer les alles et venues des patrouilles, il connaissait le visage dechaque officier, ses habitudes, son emploi du temps. Il savait, par exemple, quela voiture bleue et blanche conduite par un policier qui ressemblait JohnWayne et s'ingniait cultiver cette ressemblance, s'arrterait treize heuresprcises devant l'entre du mtro, quatorze heures le long des grandsensembles, quinze heures en face de l'cole, seize heures prs du super-march, dix-sept heures devant le drugstore, et ainsi de suite chaque pointstratgique. Miguel savait aussi que les officiers guettaient, inspectaient,passaient au peigne fin chaque bloc, chaque boulevard, chaque rue, chaquepassage, chaque voie sans issue, comme lui, inlassablement. Mais leur travailtait plus vari ; parfois, en effet, les policiers sortaient de leur vhicule pourdiscuter avec un habitant du quartier Miguel avait repr les indics ou pourinterpeller un individu dont le comportement leur paraissait suspect. Et lesmotifs d'interpellation ne manquaient pas ! Le garon s'tait amus lesrecenser : plaque d'immatriculation rcente sur une vieille voiture, automobilefrachement repeinte, manteau port malgr la chaleur, sacs de super-marchtrop grands pour de jeunes mains et qui pouvaient receler des armes...

    Chaque jour, Miguel guettait son spectacle favori. Il se produisaitlorsque, brusquement, les voitures de police, sirnes hurlantes, dmarraient entrombe, brlant les feux rouges, fonant dans les carrefours, s'arrtant en pleinmilieu de la rue, repartant en faisant des queues de poisson, vitant les voitures,virevoltant, zigzagant, tourbillonnant... Man ! Quelle maestria ! L'adolescenttait pantois d'admiration. Quand les courses-poursuites prenaient des alluresde rodos, Miguel se tortillait de joie comme au cinma lorsqu'on donne un bonsuspense. Mais celui-l tait vivant, rel et gratuit, toutes choses que le kid duBronx savait apprcier. Parfois, le spectacle se corsait ; les officiers arrtaient l'undes protagonistes du rodo, en direct, sous les yeux de Miguel bloui. Desmoments comme ceux-l donnaient du piment l'existence !

    Autre spectacle pris par le jeune Sanchez, les balades improvises bord de voitures voles. Le garon se dlectait particulirement lorsquec'taient des gamins qui prenaient le volant et qu'il voyait le vhicule conduitpar des mains inexpertes faire des embardes, partir brusquement d'un ct puisde l'autre, heurter des voitures en stationnement, dmarrer en trombe, foncer aumilieu d'un concert de klaxons et de cris