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Alors que la grève installée à Wakonda étrangle cette petite ville forestière de l’Oregon, un clan de bûcherons, les Stampers, bravent l’autorité du syndicat, la vindicte populaire et la violence d’une nature à la beauté sans limite. Mené par Henry, le patriarche incontrôlable, et son fils, l’indestructible Hank, les Stampers serrent les rang… Mais c’est sans compter sur le retour, après des années d’absence, de Lee, le cadet introverti et toujours plongé dans les livres, dont le seul dessein est d’assouvir une vengeance. Au-delà des rivalités et des amitiés, de la haine et de l’amour, Ken Elton Kesey (1935-2001), auteur légendaire de Vol au-dessus d’un nid de coucou, réussit à bâtir un roman époustouflant qui nous entraîne aux fondements des relations humaines. C’est Faulkner. C’est Dos Passos. C’est Truman Capote et Tom Wolfe. C’est un chef-d’œuvre.
k e n k e s e y
e t qu e lque fo i sj a i comme un egr ande i d e
oman
traduit de langlais (tats-Unis) par Antoine Caz
Monsieur Toussaint Louverture
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Ce livre a t crit par Kenneth Elton Kesey (1935-2001),
traduit par Antoine Caz,illustr par Blexbolex,
dit par Dominique Bordes,assist de Claudine Agostini, Sophie Agraphioty,
Mila Christel Bathurt, Julie Berlot, Thomas de Chteaubourg, Serne Delmas, Julie Garrat, Xavier Glard, Franois Guillaume,
Dominique Hrody, Pierre Moquet, Batrice P, Myriam Prat et Caroline Thuillier,
diffus et distribu par Harmonia Mundi et ses quipes, promu auprs de la presse par Anne Vaudoyer et Arnaud Labory,
promu auprs des libraires par Virginie Migeotte et Diane Maretheu.
Titre original : Sometimes a Great Notion
Ken Kesey, 1964.Monsieur Toussaint Louverture, 2013,
pour la traduction franaise.
isbn : 9791090724068Dpt lgal : octobre 2013.
Illustration de couverture :Blexbolex & Monsieur Toussaint Louverture.
Typographie de couverture :Blexbolex.
www.monsieurtoussaintlouverture.net
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mon pre et ma mreQui mont dit : La musique, cest du pipeau
Avant de mapprendre tous les airsEt puis des paroles gogo.
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Quelquefois jhabite la campagneQuelquefois cest en ville que je vis
Et quelquefois jai comme une grande ideDe me jeter dans la rivire aussi
Goodnight, Irene , de Huddie Lead Belly Ledbetter
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Dvalant le versant ouest de la chane ctire de lOregon...viens voir les cascades hystriques des afuents qui se mlentaux eaux de la Wakonda Auga. Les premiers ruisselets caracolent comme dpais courants dair parmi la petite oseilleet le tre, les fougres et les orties, bifurquent, se scindent...forment des bras. Puis, travers les busseroles et les ronceslgantes, les myrtilles et les mres, les bras cascadent pourfusionner en ruisseaux, en torrents. Enn, au pied des collines,mergeant entre les mlzes laricins et les pins sucre, les acaciaset les picas et puis la mosaque vert et bleu des sapins de Douglas , la rivire en personne franchit dun bond cent cin quante mtres... et l, regarde : voici quelle prend sesaises travers champs.
Vue de la grand-route en surplomb du rideau darbres,elle est dabord mtallique comme un arc-en-ciel daluminium,un long copeau dalliage lunaire. De plus prs, elle se faitorganique, vaste sourire liquide aux gencives hrisses de pilotisbriss et pourrissants, lcume aux lvres. Dencore plus prs,elle saplanit pour devenir euve, aussi plate quune rue, grisecomme du ciment et tout entire faite de pluie. Aussi platequune rue tout entire faite de pluie, mme au plus fort de lasaison des crues, en raison dun chenal si profond et dun litsi rod : nul bas-fond pour crer des rapides reuant contre-courant, nul rocher pour agacer sa surface... rien qui indiquele mouvement sinon les grumeaux dcume jauntre tour-billonnant au vent dans leur drive vers la mer, et les troncsdresss de bosquets noys que le ot noir et silencieux fait ployer,tendus et tremblants.
Une rivire lisse, dapparence calme, qui dissimule le cruelbiseau de son courant sous une surface lisse... apparemment calme.
La grand-route longe sa rive nord, et les corniches, sa rive sud. Aucun pont ne lenjambe sur ses quinze premiers kilomtres.
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Et pourtant, l-bas, ct sud, une vieille bicoque un tagerepose sur une structure bigarre de mtal enchevtr, de bois,de terre et de sacs de sable, tel un chassier emplum debardeaux, rement assis dans lenchevtrement de son nid.Regarde...
La pluie passe en nappes devant les fentres. Elle se mle la fume vaporeuse qui monte dune chemine de pierremoussue vers un ciel en pente. Le ciel ruisselle de gris, et lafume, de jaune mouill. Derrire la maison, l-haut lorebroussailleuse de la montagne, ces couleurs se fondent dans lamasse venteuse si bien que le coteau lui-mme dgouline dunvert boueux.
Sur la rive nue entre le jardin et le bord bourdonnant dela Wakonda, une meute de chiens pitine sans rpit, gmissantdune frustration froide et brutale, couinant et aboyant aprsun objet qui pendouille hors datteinte, qui sentortille et sedtortille au-dessus de leau, se balance, roide, au bout duneligne noue lextrmit dune grande perche en bois de sapinqui dpasse dune fentre ltage de la maison.
Sentortillant puis, aprs un temps darrt, se dtortillantdans les bourrasques de pluie, deux ou trois mtres au-dessus du ot rapide, un bras humain, attach par le poignet(rien que le bras, regarde bien) et dchiquet hauteurdpaule, excute des pirouettes compliques, comme m parune danseuse invisible devant un public fascin (rien que lebras, qui tourne, l, au-dessus de leau)... spectacle linten-tion des chiens sur la rive, de cette satane pluie, de la fume,de la maison, des arbres et de la foule qui crie, excde, depuislautre ct de la rivire : Stammmper ! Va pourrir en enfer,Hank Stammmmmper !
Et lintention de tous ceux qui auraient envie de regarder.
lest, encore en amont sur la grand-route qui passe le col lendroit o torrents et ruisseaux sont toujours en train de rugiret de cascader, le secrtaire gnral du syndicat, Jonathan BaileyDraeger, descend depuis la ville dEugene jusqu la cte.Dhumeur trange en grande partie, il le sait, cause de lavre due une petite grippe , il sent son esprit tout la foiscurieusement drang et parfaitement lucide. Du reste, il
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envisage la journe venir avec un mlange dallgresse et dedsarroi : allgresse, car il sapprte quitter ce bourbier gorgdeau ; dsarroi, car il a promis de partager le repas de Thanks-giving avec Floyd Evenwrite, le responsable de section Wakonda. Draeger ne sattend pas passer un aprs-midi trsagrable chez les Evenwrite les rares fois o il sest retrouvchez Floyd au cours de toute cette affaire Stamper, a na past une partie de plaisir mais il nen est pas moins de bonnehumeur : avec cette visite, nie laffaire Stamper, nie pour debon toute cette histoire du secteur Nord-Ouest, touchons dubois. Demain, il pourra repartir vers le Sud et laisser cette bonnevieille vitamine D californienne asscher sa chue irritation dela peau. On a toujours la peau irrite quand on vient par ici.Sans parler des mycoses qui vous atteignent jusqu la cheville.Lhumidit. Pas tonnant que parmi les gens du pays, chaquemois il sen trouve deux ou trois pour faire le grand saut dansla rivire soit on plonge, soit on pourrit sur pied.
Et pourtant, nalement (il regarde le paysage inond quidle travers son pare-brise), la rgion na pas lair si dplai-sante, malgr toute cette pluie. Plutt calme, sans problme.Pas aussi douce que la Californie, mon Dieu a non, mais leclimat est sans aucun doute bien plus clment que sur la cteEst ou dans le Midwest. Et puis, cest une terre dabondance,donc il nest pas difcile de subsister dans le coin. Mme ce nomdorigine indienne, musical et paresseux, coule avec facilit :Wakonda Auga. Oua-kon-da-a-gaaa. Et ces maisons bties lelong du euve, certaines du ct de la grand-route, dautressur la rive oppose... elles ont lair trs agrables, pas du toutle genre quon simagine abriter une terrible dpression cono-mique. (Des maisons de pharmaciens et de quincaillers la retraite,monsieur Draeger.) Tous ces gens qui se plaignent des gravesennuis causs par la grve... ces maisons-l semblent raconterune tout autre histoire. (Des maisons de touristes en week-end etde vacanciers qui passent lhiver dans la valle et se font assez depognon pour venir se la couler douce auprs des saumons quiremontent la rivire en automne.) Pas vieillotes avec a, dans unergion quon pourrait croire un peu arrire. De jolies petitesproprits. Modernes, mais de bon got. Dans le style ranch.Avec sufsamment de terrain entre elles et la rive pour dven-tuelles extensions. (Avec sufsamment de terrain, monsieur
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Draeger, entre elles et la rive pour laisser la Wakonda Auga rognerles quinze centimtres quelle rclame chaque anne.) Mais il y aune chose qui a toujours paru bizarre : aucune maison prs deleau ou plutt, aucune maison prs de leau lexception dela chue baraque des Stamper. On aurait pu penser quon auraitconstruit l par commodit. Voil une chose qui a toujours parutrange dans la rgion...
Draeger fait tanguer sa grosse Pontiac dans les virages quilongent la rivire ; il se sent vreux, serein et repu, conscientdavoir beaucoup accompli ces derniers jours, et il songemollement une particularit que la maison qui lobsde trou-verait tout fait ordinaire. Ces maisons en connaissent un rayonsur lexistence au bord de leau. Mme celles qui ne serventque le week-end et lt ont retenu la leon. Voil longtempsque les vieilles, trs vieilles demeures construites en bardeauxde cdre et pin de Murray par les premiers colons au dbut du xixe sicle, ont t hisses sur des vrins puis hales loin deleau par des quipages de chevaux et de bufs lous desexploitations forestires. Ou bien, si elles taient trop grossespour tre dplaces, on les laissait labandon jusqu ce quellesbasculent tte la premire dans leau, leurs fondations rongespar les ots.
Bien des maisons de pionniers furent perdues ainsi. Ils avaienttous voulu btir au bord de leau durant les premires annes,par commodit, pour se trouver prs de leur moyen de transport,leur grand chemin des eaux comme on peut le lire dans lesjournaux jaunis conservs la bibliothque de Wakonda. Lescolons staient empresss de rclamer des titres de propritsur les rives, ignorant que leur grand chemin avait pour maniede rogner ses berges et dengloutir tout ce qui sy trouvait. Il fallut longtemps ces pionniers pour apprendre connatrela rivire et ses manires. coute :
Cest rien quune salet, une salet. Elle a emport mamaison lhiver dernier et ma grange cet hiver-ci, nom de dl.Les a bouffes toutes crues.
Alors vous recommanderiez pas que je btisse prs deleau ?
Je dirais pas que je le recommande et pas que je le recom-mande pas, ni lun ni lautre. Faites bien ce que vous voulez.Moi, je vous dis juste ce que jai vu. Cest tout.
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Mais si cest bien vrai ce que vous dites, si la rivire slargitvraiment cette vitesse-l, alors rchissez, y a cent ans dea, y aurait pas eu de rivire du tout.
Tout dpend de la faon que vous voyez les choses. Ellecoule dans les deux sens, pas vrai ? Alors peut-tre bien que cestpas la rivire quemporte la terre jusqu la mer comme ce quele gouvernement ils veulent nous faire croire ; peut-tre bienque cest la mer quemporte leau jusqu lintrieur des terres.
Vingt dieux. Vous croyez a ? Comment a se pourrait-y, a ?
Il leur fallut longtemps pour connatre la Wakonda Auga etcomprendre quils devaient prvoir de lotir en mnageant unezone de respect envers son apptit constant, cder une centainede mtres son avenir affam. Aucune loi ne fut jamais adoptepour imposer cette zone. Il ny en avait nul besoin. Tout lelong de trente-cinq bons kilomtres, depuis Breakback Gully, oelle jaillit en cascade travers les cornouillers en eur, jusquauxrivages envahis par les algues de la baie de Wakonda, o leseaux de son delta se mlent la mer, absolument aucune maisonne se dresse sur ses rives. Enn, absolument aucune maison nesy dresse, excepte cette chue bicoque, excepte cette seule et unique bicoque qui jamais na mnag la moindre zone de respect envers qui que ce soit et na que trs rarement cddeux ou trois centimtres, encore moins une centaine de mtres.Cette maison se dresse l o elle se dressait jadis ; elle na connuni les vrins, ni le halage, ni labandon qui et fait delle un htelenglouti pour loutres et rats musqus. On la connat dans lamajeure partie de louest de ltat sous le nom de la vieillemaison Stamper , mme parmi les gens qui ne lont jamaisvue, parce quelle slve comme un monument la mmoiredun lment gographique aujourdhui disparu, marquant lem-placement o se trouvait autrefois le bord de la rivire... Regarde :
La maison savance en saillie dans leau sur une pninsulede fortune, sur une disgracieuse jete de terre consolide de touscts avec force rondins, cordes, cbles, sacs de toile pleins de ciment et de caillasses, conduites dirrigation, poutrelles devieux ponts mtalliques et rails de chemin de fer tordus. Desolides pices de bois blanc d peine un an sont poses en travers dantiques pilotis mangs par les vers. Des clous aux reetsargents tincellent aux cts de vieilles pointes tte carre,
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couvertes de rouille. Des plaques de toiture en tle onduledpassent de la carcasse mtallique de divers vhicules. Desdouves de tonneaux renforcent des morceaux de contreplaquen lambeaux. Et cet amas htroclite est cel et fermementarrim la terre par un lacis de lins dacier et de chanes, quejoignent quatre cbles de chantier haute rsistance, cinq cen-timtres dpaisseur et cur de mtal, amarrs quatre grossapins derrire la maison. Ceux-ci sont protgs de la morsurecisaillante des cbles par des coffrages en tasseaux, et maintenuspar des haubans xs des pales dancrage en bois profond-ment ches dans le anc de la montagne.
En temps normal, la maison en impose : monument de boiset dobstination qui na jamais battu en retraite devant linsidieuserosion ni cd au terrible courant des ots. Mais aujourdhui, la saison des crues, tandis que sur la rive oppose se masse unefoule de bcherons moiti ivres, que stationnent des voituresde presse et un vhicule de police, des camionnettes et des jeeps,des engins jaunes couverts de boue, et qu chaque minute denouveaux vhicules viennent se ranger le long de la berge entrela grand-route et la rivire, la btisse se donne littralement en spectacle.
Draeger lve le pied linstant mme o il sort du viragequi rvle la scne sa vue. Oh, Seigneur , gmit-il, tandisque la sensation de bien-tre et daccomplissement disparatcompltement pour laisser place une mlancolie vreuse. Et quelque chose dautre : une sorte de mauvais pressentiment.
Quest-ce quils ont fait, ces imbciles ? , se demande-t-il.Et il voit la bonne vieille vitamine D californienne lui chapperbrutalement, aspire par un tunnel de trois ou quatre nouvellessemaines de ngociations noyes sous la pluie. Oh merde !Quest-ce qui a bien pu se passer !
Sa voiture sapproche en roue libre et il reconnat quelques-uns des hommes travers le va-et-vient des essuie-glaces Gibbons, Sorensen, Henderson, Owens, et la grosse masseavachie dans son survtement, cest sans doute Evenwrite tousbcherons, des syndicalistes quil a appris connatre au coursdes dernires semaines. Un rassemblement de quarante oucinquante, pas plus, certains accroupis dans labri trois mursservant de garage au bord de la route, dautres assis dans lesvoitures ou les camionnettes fumantes ranges sur la berge,
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dautres encore installs sur des caisses sous un panneau publicitaire pour Pepsi-Cola, arrach de ses amarres et convertien petit auvent de fortune : socialisez 1, le got de la convi-vialit, vante la lgende sous une bouteille leve vers deux lvresrouges et humides larges de plus dun mtre...
Mais la plupart de ces imbciles se tiennent debout sous lapluie, note-t-il, malgr lespace inoccup labri dans le garageou sous lauvent, debout en plein air comme si davoir vcu,travaill et charri des troncs dans lhumidit depuis si longtempsles rendait incapables de distinguer le mouill du sec. Quest-ce que cest que a ?!
Il oblique brusquement, traverse la route pour sapprocher dela foule, baisse sa vitre. Sur la berge, un bcheron mal ras, enpantalon sans revers et casque daluminium gaufr, a mis sesgrosses mains gantes en porte-voix devant sa bouche et lancedes cris mchs vers lautre rive Hank STAMMMMPerrrr...Hank STAMMMPerrr... tellement concentr quil ne seretourne mme pas lorsque la voiture de Draeger fait uneembarde et asperge de boue le dos de son manteau. Draegerouvre la bouche pour interpeller lhomme mais ne parvient pas se rappeler son nom, alors il poursuit sur sa lance jusquaucur de la foule o se tient la grosse masse avachie dans son sur-vtement. La masse se retourne et plisse les yeux lapprochede lautomobile, frottant vigoureusement son visage mou commedu latex humide laide de sa main rougeaude, tavele, caout-chouteuse elle aussi. Oui, cest Evenwrite en personne. Un mtresoixante-cinq imbib dalcool. Il savance pniblement vers lavoiture de Draeger.
a alors, visez un peu, les copains. a alors, non mais visez-moi a. Regardez donc qui revient me donner une petite leonde comment prendre le pouvoir dans le monde du travail. Bensi cest pas gentil, a.
Floyd, lance Draeger en saluant lhomme dun air affable.Messieurs...
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1. Le slogan Be Sociable, Have a Pepsi eut cours de 1953 1961. Il valut larme amricaine un beau succs commercial en 1959, suite lentrevue diteKitchen Debate qui eut lieu la foire internationale de Moscou entre Nixonet Khrouchtchev : ce dernier ayant t photographi en train de boire unPepsi, la photo fut lgende Khrushchev Gets Sociable, et lURSS signa uncontrat dexclusivit avec Pepsi.
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Quelle excellente surprise, monsieur Draeger, poursuitEvenwrite en souriant de toutes ses dents dans lencadrement dela vitre, de vous voir sur le terrain par un temps si pourri.
Une surprise ? Mais Floyd, je croyais que jtais attendu. Bon sang de bois ! scrie Evenwrite en frappant bang !
le toit de la voiture, a, cest vrai. Pour le repas de Thanksgiving.Mais voyez-vous, monsieur Draeger, y a eu comme qui dirait unpetit changement de programme.
Ah bon ? demande Draeger avant de regarder lattrou -pement. Un accident ? Quelquun a bu la tasse ?
Evenwrite se retourne pour informer ses potes : Les gars,monsieur Draeger veut savoir si y a quelquun qua bu la tasse. Puis revenant Draeger, il secoue la tte : Nan, monsieurDraeger, aucun heureux vnement de ce got-l.
Je vois, articule calmement Draeger, ne sachant pas encorecomment interprter le ton de son interlocuteur. Alors ? Quesest-il pass exactement ?
Pass ? Ben rien, il sest rien pass, monsieur Draeger.Pas encore. Disons que nous, avec les gars, on est l pour sassurerquil se passe rien. Disons quavec les gars, on est venus pourreprendre l o vos mthodes ont tout laiss en plan.
Comment a laiss en plan, Floyd ? Dune voix toujourscalme, toujours assez avenante, mais... ce mauvais pressentimentqui part du creux de lestomac, remonte dans les poumons et gagnele cur comme une amme glace. Pourquoi ne pas me diretout simplement ce qui sest pass ?
Alors a, que le bon Dieu mtripatouille ! sexclameEvenwrite en comprenant tout coup, incrdule. Il est vraimentpas au courant ! a alors, les gars, le grand Johnny B. Draegerest mme pas au courant, putain ! Comment que vous expliqueza, hein ? Notre chef en personne, et il a rien entendu dire !
Jai entendu dire que les contrats taient n prts, Floyd.Jai entendu dire que le comit sest runi hier soir et que toutle monde tait absolument daccord. Il sent sa bouche compl -tement sche, la amme remonte jusqu la gorge... oh merde,Stamper naurait pas... mais il dglutit et demande, impertur -bable : Cest Hank qui a chang ses plans ?
Evenwrite frappe de nouveau le toit de la voiture, cette foisen colre : Nom de dl ! Vous voulez que je vous dise sil achang ses plans ? Il les a juste balancs par la fentre, ses plans,
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voil ce quil en a fait ! Laccord tout entier ? Tout le putain daccord tout entier. Exactement. Tout
larrangement quon tait srs dobtenir bang ! envol. Il faut croire que sur ce coup-l, Draeger, vous vous tes plant.Oh misre... Evenwrite secoue la tte, sa colre cdant le pas une profonde tristesse, comme sil venait juste dannoncer la ndu monde. On est revenus exactement au point o on en taitavant que vous arriviez.
Malgr le ton dapocalypse quadopte lhomme pour son petitnumro, Draeger na aucun mal percevoir la note triomphalederrire chacun de ses mots. videmment, ce gros imbcile nepeut pas sempcher de bicher, mme si ma dfaite est aussi lasienne. Mais comment Stamper a-t-il pu changer davis ? Vous entes sr ? demande-t-il.
Vous avez d faire une petite erreur de calcul, conrmeEvenwrite en fermant les yeux.
Cest vraiment bizarre , marmonne Draeger en sefforantde ne pas laisser transparatre la panique dans sa voix. Ne jamaismontrer que vous paniquez, professe-t-il toujours. Note jete surun calepin dans sa poche de chemise : En toute situation moinsgrave quun incendie ou un raid arien, tirer le signal dalarmene peut que troubler les esprits, perturber les sens et, dans laplupart des cas, dcupler le danger. Mais o se cache cette petiteerreur de calcul ? Son regard revient Evenwrite : Quelles taientses raisons ? Qua-t-il donn comme raisons ?
En un clin dil, le visage dEvenwrite exprime de nouveaula colre : Est-ce que jai lair dtre le frre de cet enfoir ?Son camarade de chambre, peut-tre ? Comment vous voulezque je... comment vous voulez que nimporte qui, bordel, puisseconnatre les raisons Hank Stamper ? Merde alors. Moi je trouveque je me dbrouille dj vachement bien pour me tenir aucourant de ses actes, alors ses raisons, hein !
Mais il a bien fallu que vous les dcouvriez, ses actes, dunefaon ou dune autre, Floyd. Il a fait quoi ? Parvenir un messagedans une bouteille jusquen ville ?
Cest tout comme. Gibbons ma appel depuis le Snag 1
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1. Ici le nom dun bar, le terme snag dsigne les troncs darbres morts ottantsur les rivires qui risquent de provoquer une dchirure (sens premier desnag) dans la coque des bateaux.
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pour me dire quil avait entendu la femme Hank, qutait venuetout raconter Lee le frre Hank, un petit crneur , commequoi Hank se prparait louer un remorqueur et draver quandmme.
Vous avez russi entendre le pourquoi de ce changementsoudain ? demande Draeger en tournant le regard vers Gibbons.
Ben, le gamin lui, il avait lair de savoir pourquoi, vucomment il dblatrait...
Bon, trs bien, et vous lui avez pos la question ? Ma foi, non, jai pas pens ; jai juste pass un coup de l
Floyd. Vous croyez que jaurais d ? Draeger fait courir ses mains gantes sur le volant. Il sen veut
de snerver si btement devant la fausse candeur de cet imbcile.a doit tre la vre. Trs bien. Si jallais l-bas pour parler ce garon, vous croyez quil expliquerait le revirement deStamper ? Je veux dire, si je lui demandais ?
Jen doute, monsieur Draeger. Parce quil est parti. Evenwrite attend un moment, rictus aux lvres. Mais la femme Hank, elle est toujours l-bas. Alors vous, avec vos mthodes,vous pourriez peut-tre en tirer quelque chose...
Les gars rigolent, mais Draeger parat perdu dans ses penses.Il caresse le plastique du volant. Un canard solitaire fait siferlair tandis quil passe juste au-dessus deux, jetant un il pourpresur la foule. Sous la conserverie, les chats errants miaulent.Draeger palpe un moment le caoutchouc lisse travers le cuirde son gant, puis lve de nouveau le regard : Mais vous navezpas essay dappeler Hank ? De lui poser la question directement ?Je veux dire...
Lappeler ? Lappeler ? Bordel de diable, vous croyez quonfait quoi depuis quon est l ? Vous entendez pas les gars quibeuglent l-bas ?
Je veux dire au tlphone. Vous avez essay de lui tl-phoner ?
videmment quon a essay le tlphone. Et... ? Quelle a t sa rponse ? Je veux dire... Sa rponse ? Evenwrite se frotte le visage nouveau : Ma
foi, je vais vous la donner sa rponse ou plutt, vous la montrer.Howie ! Ramne-toi par ici avec les jumelles. Y a monsieurDraeger qui veut connatre la rponse Hank.
Lhomme sur la berge se retourne lentement : La rponse... ?
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La rponse ! La rponse ! Ce quil nous a rpondu quandon lui a demand dy rchir deux fois, si on peut dire. Passeles jumelles, que monsieur Draeger il puisse jeter un il.
Les jumelles sont extraites de la poche ventrale dun sweat -shirt dun gris sale. Elles sont froides au contact de la main deDraeger, mme travers lpaisse peau dlan. La foule se masse. Tenez, dit Evenwrite en pointant triomphalement du doigt,la voil, la rponse Hank Stamper !
Il suit le doigt et remarque quelque chose l-bas dans la brume,loscillation dun objet accroch comme un appt au bout dunegrosse perche partant de cette antique et grotesque btisse surlautre rive. Mais quest-ce que cest que... Il lve les jumelleset approche ses yeux des illetons, actionnant la molette aveclindex. Il sent les hommes aux aguets dans son dos. a ne medit toujours pas ce que... Lobjet devient ou, brouill,vaporeux, informe, puis se prcise soudain, si net et si proche,que Draeger en prouve toute la puanteur atroce au fond de sagorge brlante On dirait un bras humain, mais a ne me dittoujours pas ce que... et cest alors que linsidieux pressen- timent spanouit pleinement. Je vais... quest-ce que... ? Il entend des rires gras slever tout autour de sa voiture. Pousseun juron et, face un visage si rigolard quil en est mconnais-sable, tend brusquement les jumelles pour les rendre. Remontela vitre mais il les entend toujours. Se penche au-dessus du volant vers les essuie-glaces qui balaient le pare-brise : Je vaisaller en ville parler cette lle, sa femme... Viv, cest a ? Pourcomprendre... Et patine dans la gadoue pour rejoindre la grand-route et fuir tous ces rires.
Il serre les mchoires et suit la lvre de ce euve au large rictus.branl et hors de lui ; personne ne lui a jamais ri au nez, surtoutpas une telle bande dimbciles... Personne, jamais ! Secou etblme de fureur, et fou de rage, et taraud par le soupon : nonseulement une bande dimbciles continue sans doute semoquer de lui l-bas sur la rive (comme si leur raction idiotelui faisait le moindre effet !), mais en plus un autre imbcile semarre srement, invisible derrire sa fentre ltage de cettechue baraque...
Quest-ce qui a bien pu se passer, la n ? Celui qui a choisi lendroit o suspendre ce bras au bout de
sa perche a tout fait pour donner la scne le mme air de d
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la fois comique et sinistre que la vieille maison ; celui qui sestdmen pour que le bras vienne osciller bien en vue depuis larou te a aussi pris la peine de replier tous les doigts avant de lesatta cher, tous sauf le majeur, de sorte que cette provocation la raideur universelle demeure, dresse dans son mpris, bienreconnaissable par nimporte qui.
Et dresse tout particulirement son intention lui, Draegerle sentait bien. Cest a ! Mhumilier pour... mtre tromp cepoint. Pour... Dresse pour rfuter ouvertement tout ce quilpensait tre vrai, tout ce quil savait tre vrai au sujet de lhumanit ; dresse pour outrager, jusquau blasphme, une foiforge sur une enclume lourde de trente annes, une convic-tion prcise et infaillible, faonne par un quart de sicle pass rgler des questions de main-duvre et de gestion presqueune religion, comme un paquet, soigneusement tiquet etjoliment enrubann, de vrits sur les hommes, et sur lHom -me. Jai la preuve ! que lHomme, cet imbcile, est capable desopposer tout sauf une main tendue ; quil sait rsister tous les prils mais pas la solitude ; que, pour obir sesprincipes les plus minables, les plus fragiles et les plus tordus, ilpeut sacrier sa vie, supporter la douleur, le ridicule, et parfoismme lpreuve la plus dgradante qui soit pour un Amricain,linconfort ; mais quil revient toujours sur la plus inexible deses dcisions par amour. Tout cela, Draeger le savait dexprience.Il avait vu des patrons au cur de chne massif accepter desconditions ridicules plutt que de voir leurs lles boutonneusescloues au pilori dans la cour de rcration, vu des propri-taires vieux racs bouffeurs de syndicalistes accorder 25 centsde lheure et des assurances maladie plutt que de risquer deperdre laffection douteuse dune tante snile qui se trouvait jouertous les jours la canasta avec la femme du frre dun employgrviste, quils ne connaissaient ni dve ni dAdam. Car lamour et toutes ses ramications compliques, pensait Draeger commande bel et bien tout, assurment ; lamour ou lapeur de ne pas tre aim, ou langoisse de ne pas tre assezaim, ou la terreur de ne plus ltre commande bel et bien tout,indubitablement. Pour Draeger, cette certitude tait une arme ;il lavait compris trs jeune, et pendant vingt-cinq annes donc-tueuses magouilles et de joyeuses combines, il sen tait servi avecun succs considrable, conqurant un monde rendu simple,
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prcis et prvisible par la foi inbranlable en sa puissance. Etvoil quune espce de bcheron illettr la tte dune petitetroupe de forestiers rebelles essayait de prtendre, seul face aumonde entier, que cette arme ne pouvait pas latteindre, lui !Nom de Dieu, cette chue vre...
Arc-bout sur son volant, Draeger, qui aime se considrercomme un homme doux et matre de lui-mme, regarde lai-guille grimper malgr tous ses efforts pour limiter sa vitesse. Cestla grosse cylindre qui a pris le contrle. Elle a acclr de sonpropre chef. Elle se prcipite vers la ville dans un anxieux cris-sement de pneus mouills. Les lignes blanches dlent touteallure. travers les vitres, les saules frmissent et vibrent jusqulimmobilit, comme le font les rayons de la roue dun chariotlanc folle allure dans un western hollywoodien. Draeger passenerveusement ses doigts gants dans sa chevelure rase et grison-nante en soupirant et se laisse envahir par son pressentiment :si Evenwrite dit vrai (et pourquoi mentirait-il ?), cela signieencore des semaines faire preuve de cette mme patience quilsimpose depuis un mois et qui le laisse puis, incapable dedormir deux nuits sur trois. Encore se forcer sourire, se forcer parler. Encore faire semblant dcouter. Et encore du Desenexpour traiter un cas de pied dathlte 1 digne de nir dans les annalesde la dermatologie. Il soupire nouveau, tout en se rsignant,oh et puis zut, a peut arriver tout le monde de se planter detemps en temps. Mais la voiture ne ralentit pas, et au trfondsde son cur rigoureux et infaillible, l o le pressentiment adabord germ, et o la rsignation forme prsent comme untapis de mousse sinistre, une autre eur est sur le point dclore.
Mais si, en fait, je ne mtais pas plant... si en fait, je navaispas commis derreur de calcul...
Une eur diffrente. Aux ptales ourls de stupfaction. Alors peut-tre que cet imbcile-l cache mieux son jeu
que je naurais pu limaginer. Et peut-tre que, par consquent, il en va de mme pour
tous ces imbciles.Il arrte la voiture, en raclant ses pneus ancs blancs contre
le trottoir devant le Sea Breeze. travers le pare-brise qui ruisselle,la grand-rue stale devant lui. Dserte ? Pluie dautomne et chats
1. Mycose localise entre les orteils.
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errants, cest tout. Il remonte son col et sort sans prendre le tempsdenler son imper, puis traverse au pas de course pour rejoindrela devanture du Snag, baigne de non. lintrieur, le bar a lairdsert lui aussi ; le juke-box brille tout en mettant sa doucemusique, mais il ny a personne en vue. Bizarre... Toute la villeserait alle faire le pied de grue dans la gadoue pour lui rire au nez ?a parat compltement... Cest alors quil voit lhomme prs dela fentre, parfait strotype du barman ple et ventripotent, quilobserve derrire ses longs cils recourbs.
Quest-ce quil tombe dehors, pas vrai Teddy ? Tout a cache autre chose que... Je pense bien, monsieur Draeger. Teddy ? Regarde : mme cette espce de petite tantouse franaise
de barman... mme lui, il en sait plus que moi. Floyd Evenwritema dit que cest ici que je pourrais trouver la femme de HankStamper.
Oui, cest vrai, sentend-il rpondre par le petit bonhomme.L-bas derrire, monsieur Draeger. Dans la rserve.
Merci. Et au fait, Teddy, votre avis pourquoi... Pour quoiquoi ? Il reste l un moment, sans se rendre compte quil xetellement le barman de son regard vide quil le fait rougir etbaisser ses longs cils. Laissez tomber , conclut Draeger, qui sedtourne et sloigne Je ne peux pas lui poser la question. Je veuxdire, il ne pourrait pas me rpondre... mme sil savait, il refuse-rait de me rpondre... en passant devant le juke-box au momentprcis o celui-ci cliquette, bourdonne et lance une nouvellechanson :
Et si tu menlaais... pour mconsoler,Si tu mcaressais... pour mrchauffer,Et apaiser mon cur une dernire fois ?
Il suit linterminable bar au-del des lueurs du juke-box quiclignotent doucement, passe devant la table du jeu de palets,traverse la pnombre que compartimentent les boxes vides etdcouvre enn la jeune femme, tout au fond de la salle. Un verrede bire devant elle. Le col relev dune paisse veste poisencadre les traits ns de son visage mouill. Mouill par... il nesaurait dire si ce sont des larmes ou des gouttes de pluie, ou bienjuste quelle chaleur ici bon Dieu de la sueur. Ses mains blmes
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reposent sur un grand album marron... elle le regarde approcher,un sourire imperceptible se dessine sur ses lvres. Elle aussi, raliseDraeger en la saluant, plus encore que moi. Bizarre... que jaiecru avoir tout compris.
Monsieur Draeger, dit-elle en indiquant une chaise, vousavez lair dun homme en qute dinformations.
Je veux savoir ce qui sest pass, rpond-il en sasseyant. Et pourquoi.
Les yeux rivs sur ses mains, elle secoue la tte : Des infor-mations dont je ne dispose pas, jen ai bien peur. Elle relve latte et lui sourit nouveau : Je vous le jure. Cest vrai, je crainsde ne pas pouvoir vous expliquer le pourquoi son souriredsabus, mais nullement moqueur comme le rictus de cesimbciles tout lheure, est mme empreint dune certainedouceur. Draeger est surpris par la colre que suscite en luicette rponse satane grippe ! , surpris par lacclration de sonpouls et sa voix qui drape soudain dans les aigus.
Cet idiot qui vous sert de mari est-il donc aveugle ? Je veuxdire, ne voit-il pas le danger quil court en sembarquant sur la rivire sans la moindre assistance ?
Vous voulez dire, reprend la jeune femme sans cesser delui sourire, est-ce que Hank ne voit pas ce que le reste de la villeva penser de lui sil sentte... Ce nest pas plutt a que vousvoulez dire, monsieur Draeger ?
Bon daccord. Oui. Oui, cest a. Est-ce quil se rendcompte quil risque de se retrouver tout fait, je veux dire totalement, isol ?
Il risque bien plus que cela. Il pourrait perdre sa chrepetite femme sil sentte. Et dune. Et de deux, il pourrait aussiy perdre la vie.
Alors quoi, bon Dieu ? La jeune femme observe Draeger avec attention pendant un
moment, puis avale une petite gorge de bire : Vous ne com-prendriez jamais toute lhistoire. Vous voulez juste connatre uneraison, ou deux, ou trois. Alors que les raisons, elles remontent deux ou trois cents ans...
Foutaises ! Tout ce que je veux savoir, cest pourquoi il sestmis en tte de changer davis.
Pour cela, il faudrait que vous sachiez dabord commentsest form tout ce quil y a dedans, pas vrai ?
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Comment a, tout ce quil y a dedans ? Dans sa tte, monsieur Draeger. Oui, bon, daccord. Daccord, jai compris. Jai le temps
quil faut. La jeune femme sirote une nouvelle gorge. Elle ferme les yeux
et carte une mche humide de son front. Draeger se rend brus-quement compte quelle est puise, presque anantie. Il attendquelle rouvre les yeux. Une odeur de dsinfectant mane destoilettes proximit. La cadence du juke-box fait vibrer les mursde pin noueux, noircis par la fume :
Dans lespoir doublier jreprends la bouteille...La voil qui est vide et mon cur est brisEt toi tu tournicotes au fond dmes penses.
La jeune femme ouvre les paupires et remonte une de sesmanches pour consulter sa montre. Puis croise de nouveau lesmains sur lalbum marron :
Jimagine, monsieur Draeger, quautrefois les choses ntaientpas pareilles dans la rgion. Foutaises ! Le monde est toujours lemme. Non, ne me fusillez pas du regard comme a, monsieurDraeger. Je suis srieuse. Moi non plus, je ny croyais pasvraiment... Elle lit dans mes penses ! Mais petit petit jaichang davis. Tenez. Laissez-moi vous montrer quelque chose.
Elle ouvre lalbum ; lodeur lui rappelle celle du grenier. (Oh,le grenier. Il ma embrasse pour me dire adieu, et mes lvres quime faisaient mal...) Ceci est lhistoire de la famille, en quelquesorte. Je me suis enn dcide my plonger fond. (Jai nipar admettre... jai les lvres gerces, tous les hivers.)
Elle pousse le volume vers Draeger : cest un grand albumphotos, tout encombr de vieux clichs. Draeger lattrape avecprcaution, chaud par lpisode des jumelles tout lheure.
Je ne vois rien dcrit, l-dedans. Seulement des dates etdes photos.
Faites appel votre imagination, monsieur Draeger. Cestce que jai fait, moi. Allez, cest amusant. Regardez.
La jeune femme tourne les pages pour lui, se passant discr-tement le bout de la langue sur la commissure des lvres. (Tousles hivers, depuis mon arrive dans ce pays...) Draeger se penchepour regarder de prs les photos mal claires. Foutaises ! Elle ne
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sait rien de plus que... Tandis que lhomme fait dler quelquespages remplies de visages, le juke-box spanche :
Je broie du noir tout seul dans mon ptit coinEt puis tout seul je mfais mon ptit cin.
La pluie fredonne sur le toit. Draeger repousse lalbum, puisle reprend. Foutaises ! elle ne... Il essaie de se caler plus confor-tablement sur sa chaise en bois, dans lespoir de surmonter lapanique incontrle qui na cess de monter en lui depuis lemoment o il a ajust cette molette.
Cest absurde. Mais cest bien le problme, cest bien l toutle problme... Tout cela ne rime rien. Il repousse une nouvellefois lalbum. Compltement absurde.
Pas du tout, monsieur Draeger. Regardez. (Tous les hivers !) Laissez-moi feuilleter quelques pages du pass familial desStamper... Petite conne, le pass na rien voir... Par exemple,ici, 1909, laissez-moi vous lire... avec la faon dont les hommesse comportent aujourdhui. Cet t, les algues rouges ont envahila cte et empoisonn les clams, tuant une douzaine de Peaux-Rouges et trois de nous autres, chrtiens. Vous imaginez,monsieur Draeger. Mais malgr tout, les jours sont les mmes,sapristi (des jours qui vous laissent la mme impression que dupapier de verre humide et ramolli entre les doigts, les mchoiressilencieuses et souples du temps accomplissant leur travail desape) ; les ts sont les mmes. Ou bien... voyons un peu... l,lhiver 1914, quand la rivire avait gel de part en part. Les hiverssont les mmes, eux aussi. (Chaque hiver revient la moisissure.Vous voyez comme elle passe sa langue grise et indolente lelong des plinthes ?) Ou du moins pas fondamentalement diffrents.(Chaque hiver la moisissure, et les ruptions cutanes, et lesboutons de vre au coin de la bouche.) Et il faut endurer unde ces hivers pour commencer se faire une petite ide. Vousmcoutez, monsieur Draeger ?
Draeger sursaute : Bien sr, lance-t-il la jeune femme, quisourit. Bien sr, continuez. Cest juste... ce juke-box. Quispanche : Je broie du noir tout seul dans mon ptit coin / Et puistout seul je mfais mon ptit cin... Pas vraiment fort, mais... Maisoui, je vous coute.
Et vous faites marcher votre imagination ?
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Oui, oui ! Alors, quest-ce que a peut bien faire comme diffrence, tout ce fatras du pass ? (Chaque hiver un nouveau tubede baume lvres.) vous disiez ? Tas chu le camp, mais moijsuis l pour toi... La jeune femme a soudain lair de quelquunqui entre en transe, les yeux clos. mon avis, monsieur Draeger,les raisons remontent trs loin en arrire... Absurde ! Foutaises !(Et pourtant, chaque hiver, vous sentez le trou qui se creuse ?Lvre infrieure ?) Autant que je me souvienne, le grand-prede Hank le pre de Henry attendez voir un peu... Mais.Peut-tre. (Sans rpit.) Dans le noir tout seul. Bien sr, il ya... Nanmoins. (Et pourtant.) Dun autre c... Stop... stop.
STOP ! DU CALME. FAIS JUSTE UN PETIT PAS DECT POUR VOIR LES CHOSES SOUS UN AUTREANGLE. Regarde... La ralit est plus grande que la sommede toutes ses parties, et largement plus sacre, aussi. Et la viede la vaine substance dont se forment les songes est peut-treenvironne de sommeil 1 mais elle ne vous fait pas de cadeau.Lheure de vrit narrive pas toujours temps, cest parfoisla vrit du temps qui arrive lheure. Quant aux scnes dupass et aux scnes du futur, elles scoulent et se mlent auxvertes profondeurs marines tandis que linstant prsent dessinedes cercles concentriques la surface. Alors du calme. Pour yvoir plus clair, fais juste un petit pas en avant ou en arrire.Et une fois encore... regarde :
Tandis que la salle du bar explose et sparpille doucementdans la pluie, en vagues concentriques :
Une gare dans la poussire du Kansas en 1898. Le soleildchiffre vue les dorures griffonnes sur la porte du Pullman.Jonas Armand Stamper se tient l, une volute de vapeur drapeautour de sa taille svelte, tel un drapeau en berne sur une hampenoire. Debout prs de la porte dore, un peu lcart, un chapeaunoir bords plats serr dans une main de fer et un livre reliplein cuir noir dans lautre, il contemple en silence les adieuxque font sa femme et ses trois ls au reste de la famille rassem-ble pour loccasion. Une progniture assez vigoureuse songot, se dit-il, dans leur mousseline amidonne. Un troupeau
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1. William Shakespeare, La Tempte, acte IV, scne 1.
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des plus impressionnants. Et il sait aussi quaux yeux de la foulequi se presse ce midi dans la gare, il parat lui seul plusvigoureux, empes et impressionnant que tous les autres runis.Sa chevelure longue et luisante trahit du sang indien ; ses sourcilset sa moustache dessinent une ligne parfaitement horizontale,comme deux parallles traces la mine paisse sur son visagemassif. Mchoire carre, cou noueux, torse imposant. Et bienquil soit loin datteindre le mtre quatre-vingt, il se tient dunefaon telle quil parat beaucoup plus grand. Oui, impression-nant. Le patriarche empes, reli plein cuir, au cur de fer, quimne sans crainte sa famille vers lOuest, jusque dans lOregon.Le vigoureux pionnier la conqute de nouvelles frontiressauvages. Impressionnant.
Sois prudent, Jonas. Dieu y pourvoira, Nathan. Cest luvre du Seigneur
que nous accomplissons. Tu es un brave homme, Jonas. Dieu veille toujours sur les siens, Louise. Amen, amen. Cest la volont du Seigneur qui commande ton dpart. Il approuve gravement dun hochement de tte et, en se
retournant pour monter dans le train, il aperoit ses trois ls...Regarde : tous trois afchent un large sourire. Il fronce les sourcilsan de leur rappeler que, mme si cest peut-tre eux qui ontdfendu lide de quitter le Kansas pour les territoires sauvagesdu Nord-Ouest, la dcision de partir lui appartient, lui seul,cest sa dcision et sa permission, et ils ont intrt, Dieu soitlou, ne pas loublier ! Cest la volont de notre bon Seigneur ,rpte-t-il, et les deux cadets baissent le regard. Lan, Henry,continue de xer son pre droit dans les yeux. Jonas ouvre nouveau la bouche, seulement voil, il y a quelque chose danslexpression du garon de si manifestement triomphal et blas-phmatoire que les mots du patriarche intrpide restent coincsau fond de sa gorge, mais il sen passera du temps avant quil necomprenne vritablement le sens de ce regard. Non, tu lasreconnu tout de suite en le voyant. Grav l comme le regard torvede Satan. Tu las reconnu et ton sang sest glac quand tu as vu cedont tu avais t le complice ton insu.
Le chef de gare annonce le dpart. Les deux cadets passentdevant le pre et montent bord, marmonnant un remerciement,
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merci beaucoup pour le pique-nique offert par tous les parentsvenus leur dire au revoir. Leur mre les suit, anxieuse, les yeuxhumides, elle embrasse des joues, serre des mains. Puis vientlan, les poings serrs dans les poches de son pantalon. Le trainfait une brusque embarde et le pre agrippe la barre pourslancer bord, la main leve en rponse aux adieux de la famille.
bientt. Vous crirez, Jonas, daccord ? On vous crira. On espre vous voir tous nous rejoindre
bientt. bientt... bientt. Il se retourne pour grimper sur le marchepied en fer brlant
et aperoit de nouveau ce regard tandis que Henry passe de laplate-forme lintrieur de la voiture. Seigneur ayez piti ,murmure-t-il, sans savoir pourquoi. Non, admets-le ; tu le savais.Tu savais que ctait ce pch ancestral resurgi du fond de lenfer, ettu connaissais ta part de responsabilit ; tu la connaissais tout aussisrement que ce pch lui-mme. Un pcheur-n, marmonne-t-il, maudit la naissance.
Car, pour Jonas et sa gnration, lhistoire familiale portaitla souillure noire de ce pch-l : Tu le connais, ce pch. Mal-diction de lerrant ; maldiction du vagabond ; amre maldictiondes impies, qui toujours tournent le dos au sort que le Seigneurleur a rserv...
Toujours la bougeotte , assuraient les plus conciliants. Frnsie ! tonnaient les champions de la stabilit. Blasph-
mateurs ! Tous des rdeurs. Des imbciles ! De pauvres fous ! Rien que des migrants, voil ce que montre lhistoire de la
famille. Une race indocile et ttue de coureurs des bois tout enmuscles noueux, voil ce que rvle lhistoire de leur disper-sion. Trop dos et pas assez de viande, toujours en partance depuisle jour o le premier Stamper posa son pied dimmigrantefanqu sur la cte est du continent. Des vies frntiquementconsacres prendre le large. Une gnration aprs lautre sedplaant vers lOuest travers la jeune et sauvage Amrique,non comme des pionniers pour accomplir luvre du Seigneurau pays des mcrants, ni comme des visionnaires pour montrer
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le chemin une nation en plein essor (bien quils eussent fortsouvent achet la ferme de pionniers aigris ou bien lattelage de visionnaires dsabuss sen retournant arpenter les pistes bien balises du Missouri), mais simplement comme un clandhommes maigres sans cesse victimes de la bougeotte et de lafrnsie, en proie la folie des rdeurs, enclins croire que lherbesera plus verte dans la prochaine valle et les sapins plus droitsdans la futaie suivante.
Tas raison. On avance sur la piste jusqu ce point, l-bas,et pis on pose nos valises et on se la coule douce.
Daccord. On aura tout le temps du monde une fois l-bas...
Mais chaque fois, quand le vieux avait enn russi abattretous les arbres et dessoucher tout le terrain, et quand la vieilleavait enn enduit son parquet dhuile de lin aprs avoir tant rlpour quon la lui procure, il y avait toujours un grand dadaispour aller planter ses dix-sept ans devant la fentre, regarderdehors en se grattant un ventre aux muscles noueux, et coasser : Vous savez quoi... on peut faire beaucoup mieux que ce coinde cambrousse quon a l dehors.
Beaucoup mieux ? Juste au moment o on commence sen sortir ?
Je crois bien que oui. Peut-tre que toi, tu peux faire mieux mme si jai
vraiment des doutes l-dessus mais ton pre et moi, on bougeplus dun pouce !
Comme vous voudrez. Sans nous, monsieur La Bougeotte ! Pour ton pre et moi,
la route sarrte l. Alors le paternel et toi, vous faites comme vous voudrez,
mais moi je mets les voiles. Le paternel et toi, vous pouvez bienfaire comme a vous chante.
Attends voir un peu, redis-moi a, mon gars... Ed ! Et de quoi je me mle, bobonne ! Tu voudrais peut-tre
dcider ma place ce que je veux moi. Bon alors, mon gars, cestquoi que tavais en tte au juste, simple curiosit ?
Ed ! Tais-toi bobonne ! Le ston et moi, on cause. Oh, mon Dieu, Ed !...
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Et les seuls qui nissaient par rester sur place taient ceuxqui ne pouvaient plus continuer vers lOuest, trop vieux ou tropmalades. Trop vieux, trop malades, ou bien en ce qui concer-nait cette famille-l trop morts. Car lorsque lun deux dcidaitde partir, ils partaient tous. Des lettres eurant bon le tabac,retrouves dans des bonbonnires en forme de cur au fondde maints greniers, regorgent de tmoignages indiquant lexcitation qui suivait tous ces dparts :
Et puis lair est tellement revigorant... Les enfants vont bien mme si lcole comme tu peux
ten douter dans ce coin recul ne casse pas trois pattes uncanard...
On espre vous voir tous trs bientt par ici, daccord ?... Ou bien tmoignent de laccablement lannonce du dsir
de partir : Lou me dit que je devrais pas faire attention toi, qu cause
de toi dOllen et de tous les autres je me fais du mouron pourrien mais je sais pas trop je lui dis que je sais pas trop. Je lui disdune que je suis pas encore prt minstaller et de deux que cequon a ici cest tout notre bien alors elle ferait mieux de laissertomber et de trois que y a rien qui pourrait amliorer un peunotre sort. Enn bon, je vais y penser...
Alors ils sen allaient. Et si, au l des ans, certaines branchesde la famille avanaient moins vite que dautres, ne bougeantque de quinze ou vingt kilomtres durant toute leur vie, il nenreste pas moins que le dplacement se faisait toujours verslOuest. Certains nissaient par se faire dloger de leur masurepar des petits-enfants insistants. Peu peu, il sen trouva mmequi parvinrent natre et mourir dans la mme ville. Et puis aubout du compte, des Stamper apparurent qui avaient lespritpratique et plus raisonnable ; des Stamper sufsamment lucidespour sarrter, tenir en place et regarder autour deux ; desStamper rchis, renfrogns, capables de reconnatre ce traitdistinctif quils se mirent appeler la tare familiale et quilssemployrent corriger.
Des hommes lucides qui rent de rels efforts pour remdier cette tare, des efforts tangibles pour mettre un terme dnitif cette absurde rue vers lOuest, pour sarrter, sinstaller,prendre racine et se satisfaire du sort que leur avait attribu leSeigneur dans sa bont. Des hommes pleins de bon sens.
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