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ET SI C'ÉTAIT VRAI... MARC LEVY ET SI C'ETAIT VRAI. ROBERT LAFFONT À Louis © Édition Robert Laffont, S.A., Paris 2000 ISBN 2-266-10453-5 Eté 1996 Le petit réveil posé sur la table de nuit en bois clair venait de sonner. Il était cinq heures trente, et la chambre était baignée d'une lumière dorée, que seules les aubes de San Francisco déversent. Toute la maisonnée dormait, la chienne Kali cou- chée sur le grand tapis, Lauren enfouie sous la couette au milieu de son grand lit. L'appartement de Lauren surprenait par la ten- dresse qui s'en dégageait. Au dernier étage d'une maison victorienne sur Green Street, il se composait d'un salon-cuisine à l'américaine, d'un dressing, d'une grande chambre et d'une vaste salle de bains avec fenêtre. Le sol était en parquet blond à lattes élargies, celles de la salle de bains étant blanchies à la peinture et quadrillées de carreaux noirs peints au pochoir. Les murs blancs s'ornaient de dessins anciens chinés dans les galeries d'Union Street, le plafond était bordé d'une moulure boisée finement ciselée par les mains d'un menuisier talentueux du début du siècle, que Lauren avait rechampie d'une teinte caramel. Quelques tapis de coco gansés de jute beige délimitaient les coins du salon, de la salle à manger, et de la cheminée. Face à l'âtre, un gros canapé en cotonnade écrue invitait à une assise profonde. Les quelques meubles épars étaient dominés par de très jolies lampes rehaussées d'abat-jour plissés, acquises une à une au fil des trois dernières années. La nuit avait été très courte. Interne en médecine au San Francisco Mémorial Hospital, Lauren avait dû prolonger sa garde bien au-delà des vingt-quatre heures habituelles, en raison de l'arrivage tardif des victimes d'un grand incendie. Les premières ambu- lances avaient jailli dans le sas des urgences dix minutes avant la relève et elle avait engagé sans attendre le dispatching des premiers blessés vers les différentes salles de préparation, sous les regards désespérés de ses équipiers. Avec une méthodologie de virtuose, elle auscultait en quelques minutes chaque patient, lui attribuait une étiquette de couleur matérialisant la gravité de la situation, rédigeait un diagnostic préliminaire, ordonnait les premiers examens et dirigeait les brancardiers vers la salle

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ET SI C'ÉTAIT VRAI...MARC LEVYET SI C'ETAIT VRAI.ROBERT LAFFONTÀ Louis© Édition Robert Laffont, S.A., Paris 2000ISBN 2-266-10453-5

Eté 1996Le petit réveil posé sur la table de nuit en boisclair venait de sonner. Il était cinq heures trente, etla chambre était baignée d'une lumière dorée, queseules les aubes de San Francisco déversent.Toute la maisonnée dormait, la chienne Kali cou-chée sur le grand tapis, Lauren enfouie sous lacouette au milieu de son grand lit.L'appartement de Lauren surprenait par la ten-dresse qui s'en dégageait. Au dernier étage d'unemaison victorienne sur Green Street, il se composaitd'un salon-cuisine à l'américaine, d'un dressing,d'une grande chambre et d'une vaste salle de bainsavec fenêtre. Le sol était en parquet blond à lattesélargies, celles de la salle de bains étant blanchiesà la peinture et quadrillées de carreaux noirs peintsau pochoir. Les murs blancs s'ornaient de dessinsanciens chinés dans les galeries d'Union Street, leplafond était bordé d'une moulure boisée finementciselée par les mains d'un menuisier talentueux dudébut du siècle, que Lauren avait rechampie d'uneteinte caramel.Quelques tapis de coco gansés de jute beigedélimitaient les coins du salon, de la salle à manger,et de la cheminée. Face à l'âtre, un gros canapéen cotonnade écrue invitait à une assise profonde.Les quelques meubles épars étaient dominés parde très jolies lampes rehaussées d'abat-jour plissés,acquises une à une au fil des trois dernièresannées.La nuit avait été très courte. Interne en médecineau San Francisco Mémorial Hospital, Lauren avaitdû prolonger sa garde bien au-delà des vingt-quatreheures habituelles, en raison de l'arrivage tardif desvictimes d'un grand incendie. Les premières ambu-lances avaient jailli dans le sas des urgences dixminutes avant la relève et elle avait engagé sansattendre le dispatching des premiers blessés vers lesdifférentes salles de préparation, sous les regardsdésespérés de ses équipiers. Avec une méthodologiede virtuose, elle auscultait en quelques minuteschaque patient, lui attribuait une étiquette de couleurmatérialisant la gravité de la situation, rédigeait undiagnostic préliminaire, ordonnait les premiersexamens et dirigeait les brancardiers vers la salle

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appropriée. Le tri des seize personnes débarquéesentre minuit et minuit quinze fut terminé à minuittrente précise, et les chirurgiens, rappelés pour lacirconstance, purent commencer leurs premièresopérations de cette longue nuit dès une heure moinsle quart.Lauren avait assisté le Dr Fernstein au cours dedeux interventions successives, elle ne rentra chezelle que sous les ordres formels du médecin, qui luifit valoir que, la fatigue trompant sa vigilance, ellemettait en péril la santé de ses patients.Au milieu de la nuit, elle quitta le parking del'hôpital au volant de sa Triumph, rentrant chez elleà vive allure par les rues désertes. « Je suis tropfatiguée et je roule trop vite », se répétait-elle deminute en minute, pour lutter contre l'endormisse-ment, mais l'idée de retourner aux urgences, côtésalle et non côté coulisses, suffisait en elle-même àla tenir éveillée.Elle actionna la porte télécommandée de songarage, y gara sa vieille automobile. Passant par lecorridor intérieur, elle escalada quatre à quatre lesmarches de l'escalier principal, et entra chez elleavec soulagement.L'aiguille de la pendulette posée sur la cheminéemarquait la demie de deux heures. Lauren fît tomberses vêtements à terre au milieu de son grand living.D'une nudité parfaite, elle se rendit derrière le barpour se préparer une tisane. Les bocaux qui ornaientl'étagère en contenaient de toutes essences, commesi chaque moment de la journée avait son parfumd'infusion. Elle posa la tasse sur sa table de chevet,se blottit sous la couette et s'endormit instantané-ment. La journée précédente avait été beaucoup troplongue, et celle qui s'annonçait nécessitait un levermatinal. Profitant de deux jours de congé, qui pourune fois coïncidaient avec un week-end, elle avaitaccepté une invitation chez des amis, à Carmel. Sila fatigue accumulée justifiait pleinement une grassematinée, rien n'aurait pu lui faire retarder ce réveilprécoce. Lauren adorait le lever du jour sur cetteroute qui borde le Pacifique, et relie San Franciscoà la baie de Monterey. À moitié endormie elle cher-cha à tâtons le poussoir qui interromprait le carillondu réveil. Elle se frotta les yeux de ses deux poingsfermés et posa son premier regard sur Kali, couchéesur le tapis.- Ne me regarde pas comme ça, je ne fais pluspartie de cette planète.Au son de sa voix, sa chienne s'empressa defaire le tour du lit et posa sa tête sur le ventre desa maîtresse. « Je t'abandonne pour deux joursma fille. Maman passera te chercher vers onze

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heures. Pousse-toi, je me lève et je te donne à man-ger. »Lauren déplia ses jambes, bâilla longuement enétirant ses bras vers le ciel, et sauta sur ses deuxpieds joints.Tout en se frottant les cheveux elle passa derrièrele comptoir, ouvrit le réfrigérateur, bâilla à nouveau,sortit beurre, confiture, toasts, boîte pour le chien,un paquet entamé de jambon de Parme, un morceaude Gouda, une tasse de café, deux pots de lait, unecoupe de compote de pommes, deux yogourtsnature, des céréales, un demi-pamplemousse ;l'autre moitié resta sur l'étagère du bas. Kali laregardant en hochant la tête à plusieurs reprises,Lauren lui fit les gros yeux et cria :- J'ai faim !Comme d'habitude, elle commença par préparerle petit déjeuner de sa protégée dans une lourdegamelle en terre cuite.Elle composa ensuite son propre plateau et se mità son bureau. De là, elle pouvait en tournant légè-rement la tête contempler Saussalito et ses maisonsaccrochées aux collines, le Golden Gâte tenducomme un trait d'union entre les deux côtes de labaie, le port de pêche de Tiburon, et sous elle, lestoits qui s'étendaient en escaliers jusqu'à la Marina.Elle ouvrit la fenêtre en grand, la ville était totale-ment silencieuse. Seules les cornes de brume desgrands cargos en partance pour la Chine, mêlées auxcris des mouettes, venaient rythmer la langueur dece matin. Elle s'étira à nouveau et s'attaqua d'unvif appétit à ce petit déjeuner gargantuesque. Hiersoir elle n'avait pas dîné, faute de temps. Par troisreprises elle avait bien essayé d'avaler un sandwich,mais à chaque tentative son « beeper » avait gre-lotté, la rappelant à une nouvelle urgence. Lorsqu'onla rencontrait et qu'on l'interrogeait sur son métier,elle répondait invariablement : « Pressée. » Aprèsavoir dévoré une bonne partie de son festin, elledéposa son plateau dans l'évier et se rendit dans sasalle de bains.Elle fit glisser ses doigts sur les persiennes enbois pour les incliner, abandonna sa chemise decotonnade blanche à ses pieds, et entra sous la dou-che. Le puissant jet d'eau tiède acheva de la réveil-ler.En sortant de la douche, elle enroula une servietteautour de sa taille, laissant ses jambes et ses seinsnus.Face à la glace, elle fit la moue, se décida pourun maquillage léger, enfila un jean, un polo, enlevale jean, passa une jupe, enleva la jupe et remit lejean. Dans l'armoire elle prit un sac polochon en

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toile, y jeta quelques affaires, son nécessaire de toi-lette, et se sentit fin prête pour son week-end. Ense retournant elle regarda l'étendue du désordrerégnant, vêtements au sol, serviettes éparses, vais-selle dans l'évier, literie défaite, prit un air trèsdécidé et clama à voix haute en s'adressant à tousles objets du lieu :- On ne dit rien, on ne râle pas, je rentre tôtdemain et je vous range pour la semaine !Puis elle attrapa un crayon et un papier et rédigeala note suivante, avant de la coller sur la porte duréfrigérateur avec un gros aimant en forme de gre-nouille :Maman,Merci pour la chienne, surtout ne range rien, jem'occupe de tout en rentrant.Je passe chercher Kali directement chez toidimanche vers 5 heures. Je t'aime, ta Docteur pré-férée.Elle enfila son manteau, caressa tendrement latête de sa chienne, posa un baiser sur son front, etclaqua la porte de la maison.Elle descendit les marches du grand escalier,passa par l'extérieur pour rejoindre le garage, etsauta presque à pieds joints dans son vieux cabrio-let.- Partie, je suis partie, se répétait-elle. Je nepeux pas y croire, c'est un vrai miracle, reste encoreà ce que tu veuilles bien démarrer. Amuse-toi neserait-ce qu'à tousser une fois, je noie ton moteuravec du sirop avant de te jeter à la casse et je teremplace par une jeune voiture tout électroni-que, sans starter et sans états d'âme quand il faitfroid le matin, tu as bien compris, j'espère ?Contact !Il faut croire que la vieille anglaise fut trèsimpressionnée par la conviction des propos de samaîtresse, car son moteur se mit en route au premiertour de clé. Une belle journée s'annonçait.Lauren démarra lentement pour ne pas réveillerle voisinage. Green Street est une jolie rue bordéed'arbres et de maisons. Ici, les gens se connaissent,comme dans un village. Six croisements avant VanNess, l'une des deux grandes artères qui traversentla ville, elle passa la vitesse supérieure. Une lumièrepâle, se chargeant de couleurs au fil des minutes,réveillait progressivement les perspectives éblouis-santes de la ville. Dans les rues désertes la voiturefilait à vive allure. Lauren goûtait à l'ivresse de cemoment. Les pentes de San Francisco sont particu-lièrement propices à ces sensations de vertige.Virage serré dans Sutter Street. Bruit et cliquetisdans la direction. Descente abrupte vers Union

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Square, il est six heures trente, la platine cassettedéroule une musique lue à tue-tête, Lauren est heu-reuse, comme elle ne l'a pas été depuis fort long-temps. Chassés le stress, l'hôpital, les obligations.Un week-end tout à elle s'annonce, et il n'y a pasune minute à perdre. Union Square est calme. Dansquelques heures les trottoirs déborderont de touris-tes et de citadins faisant leurs courses dans lesgrands magasins qui longent la place. Les cable-cars1 se succéderont, les vitrines seront éclairées,une longue file de voitures se formera à l'entrée duparking central enterré sous les jardins où des grou-pes de musique échangeront quelques notes etrefrains contre des cents et des dollars.En attendant, en cet instant très matinal le calmerègne. Les devantures sont éteintes, quelques clo-chards dorment encore sur les bancs. Le gardien duparking somnole dans sa guérite. La Triumph avalel'asphalte au rythme des impulsions du levier devitesses. Les feux sont au vert, Lauren rétrogradeen seconde, pour mieux engager son tournant dansPolk Street, l'une des quatre rues qui bordent lesquare. Grisée, un foulard en guise de serre-tête, elleamorce son virage devant l'immense façade del'immeuble de Macy's. Courbe parfaite, les pneuscrissent légèrement, bruit étrange, succession de cli-quetis, tout va très vite, les cliquetis se confondent,se mélangent, se disputent.Claquement brusque ! Le temps se fige. Il n'y aplus aucun dialogue entre la direction et les roues,la communication est définitivement interrompue.La voiture part de travers et dérape sur la chausséeencore humide. Le visage de Lauren se crispe. Sesmains s'accrochent au volant devenu docile, accep-tant de tourner sans fin dans un vide compromettantpour la suite de la journée. La Triumph continue deglisser, le temps semble prendre son aise et s'étirertout à coup comme dans un long bâillement. Laurena la tête qui tourne, en fait c'est le décor qui tourneautour d'elle, à une vitesse surprenante. La voitures'est prise pour une toupie. Les roues viennent bru-

1. Tramway utilisé à San Francisco.

talement buter contre le trottoir, l'avant se soulèveet embrasse une bouche d'incendie. Le capot conti-nue de se hisser vers le ciel. Dans un dernier effortl'automobile tourne sur elle-même, expulse saconductrice, devenue beaucoup trop lourde pourcette pirouette qui défie les lois de la gravitation.Le corps de Lauren est projeté en l'air, avant deretomber contre la façade du grand magasin. L'im-mense vitrine explose alors et se répand en un tapis

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d'éclats. Le drap de verre accueille la jeune femmequi roule sur le sol, puis s'immobilise, la cheveluredéfaite au milieu des débris, pendant que la vieilleTriumph finit sa course et sa carrière, couchée surle dos, à moitié sur le trottoir. Une simple vapeurqui s'échappe de ses entrailles et elle exhale sondernier soupir, son dernier caprice de vieilleanglaise.Lauren est inerte. Elle repose, paisible. Ses traitssont lisses, sa respiration lente et régulière. La bou-che à peine ouverte, on pourrait y deviner un légersourire, les yeux fermés, elle semble dormir. Seslongs cheveux encadrent son visage, sa main droiteest posée sur son ventre.Dans sa guérite le gardien du parking cligne desyeux, il a tout vu, « comme au cinéma », mais là« c'est pour de vrai », dira-t-il. Il se lève, court au-dehors, se ravise et retourne sur ses pas. Fébrilementil décroche le téléphone et compose le 911. Ilappelle au secours, et les secours se mettent en route.

Le réfectoire du San Francisco Hospital est unegrande pièce au sol de carrelage blanc, aux murspeints en jaune. Une multitude de tables rectangu-laires en Formica sont dispersées le long d'une alléecentrale qui conduit aux distributeurs de nourrituresous vide et de boissons. Le docteur Philip Sternsomnolait allongé sur l'une de ces tables, une tassede café froid dans sa main. Un peu plus loin, soncoéquipier se balançait sur une chaise, le regardperdu dans le vide. Le beeper sonna au fond de sapoche. Il ouvrit un œil et regarda sa montre enrâlant ; il finissait sa garde dans un quart d'heure.« C'est pas possible ! Je n'ai vraiment pas de bol,Frank, appelle-moi le standard. » Frank attrapa letéléphone mural suspendu au-dessus de lui, écoutale message qu'une voix lui délivra, raccrocha et seretourna vers Stern. « Lève-toi, mon grand, c'estpour nous, Union Square, un code 3, il paraît quec'est sérieux... » Les deux internes affectés à l'unitéEMS1 de San Francisco se levèrent, se dirigeantvers le sas où l'ambulance les attendait, moteur enroute, rampe lumineuse étincelante. Deux coupsbrefs de sirène marquèrent le départ de l'unité 02.Il était sept heures moins le quart, Market Streetétait totalement déserte, et la fourgonnette filait àvive allure dans le petit matin.- Putain, et dire qu'il va faire beau aujourd'hui.- Pourquoi râles-tu ?- Parce que je suis claqué, que je vais dormiret je ne vais pas en profiter.- Tourne à gauche, on va prendre le sens inter-dit.

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Frank s'exécuta, l'ambulance remonta Polk Streetvers Union Square. « Tiens, fonce, je l'ai en vue. »Arrivés sur la grande place, les deux internes aper-

1. L'EMS ou « Emergency Médical System » équivaut ànotre « SAMU ».

curent d'abord la carcasse de la vieille Triumph,avachie sur la bouche d'incendie. Frank coupa lasirène.- Dis donc, il ne s'est pas raté, constata Sternen sautant de la camionnette.Deux policiers étaient déjà sur place, l'un d'euxdirigea Philip vers la vitrine défaite.- Où est-il ? demanda l'interne à l'un des poli-ciers.- Là, devant vous, c'est une femme, et elle estmédecin, aux urgences apparemment. Vous laconnaissez peut-être ?Stern déjà agenouillé près du corps de Laurenhurla à son coéquipier de courir. Muni d'une pairede ciseaux il avait déjà découpé le Jean et le pull-over, mettant la peau à nu. Sur la longue jambegauche une déformation sensible auréolée d'un groshématome indiquait une fracture. Le reste du corpsétait sans contusion apparente.- Prépare-moi les pastilles et une perfusion, j'aiun pouls filant et pas de tension, respiration à 48,plaie à la tête, fracture fermée au fémur droit avechémorragie interne, tu me prépares deux culots. Onla connaît ? Elle est de chez nous ?- Je l'ai déjà vue, elle est interne aux urgences,elle travaille avec Fernstein. C'est la seule qui luitient tête.Philip ne réagit pas à cette dernière remarque.Frank posa les sept pastilles du scope sur la poitrinede la jeune femme, il relia chacune d'entre ellesavec un fil électrique de couleur différente à l'élec-trocardiographe portable, et enclencha ce dernier.L'écran s'illumina instantanément.- Qu'est-ce que ça donne au tracé ? demanda-t-il à son équipier.- Rien de bon, elle part. Tension à 8/6, pouls à140, lèvres cyanosées, je te prépare un tube endo-trachéal de 7, on va intuber.Le docteur Stern venait de placer le cathéter ettendit le bocal de sérum à un policier.- Tenez ça bien en l'air, j'ai besoin de mes deuxmains.Passant brièvement de l'agent à son équipier, illui demanda d'injecter cinq milligrammes d'adré-naline dans le tuyau de la perfusion, cent vingt-cinqmilligrammes de Solu-Médrol et de préparer immé-

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diatement le défibrillateur. Au même moment, latempérature de Lauren se mit à chuter brutalement,tandis que le tracé de l'électrocardiogramme deve-nait irrégulier. Au bas de l'écran vert, un petit cœurrouge se mit à clignoter, aussitôt accompagné d'unbip court et répétitif, signal prévenant de l'immi-nence d'une fibrillation cardiaque.- Allez, la belle, accroche-toi ! Elle doit pisserle sang à l'intérieur. Comment est le ventre ?- Souple, elle saigne probablement dans lajambe. Tu es prêt pour l'intubation ?En moins d'une minute Lauren fut intubée et lasonde reliée à un embout respiratoire. Stern demandaun bilan des constantes, Frank lui indiqua que la res-piration était stable, la tension avait chuté à 5. Iln'eut pas le temps de terminer sa phrase, au bip courtse substitua un sifflement strident qui jaillit del'appareil.- Ça y est, elle fibrille, tu m'envoies 300 joules.Philip frotta les deux poignées de l'appareil l'unecontre l'autre.- C'est bon, tu as le jus, cria Frank.- On s'écarte, je choque !Sous l'impulsion de la décharge le corps secourba brutalement, le ventre arqué vers le ciel,avant de retomber.- Non, ce n'est pas bon.- Recherche à 360, on recommence.- 360, tu peux y aller.- On s'écarte !Le corps se dressa et retomba inerte. « Repasse-moi cinq milligrammes d'adrénaline et recharge à360. On s'écarte ! » Nouvelle décharge, nouveausursaut. « Toujours en fîbrillation ! On la perd,injecte une unité de Lidocaïne dans la perf, etrecharge. On s'écarte ! » Le corps se souleva. « Oninjecte cinq cents milligrammes de Béryllium et turecharges à 380 immédiatement ! »Lauren fut choquée une fois encore, son cœursembla répondre aux drogues qu'on lui avait injec-tées et reprendre un rythme stable, quelques instantsseulement : le sifflement qui s'était interrompu quel-ques secondes se fit entendre de plus belle... « Arrêtcardiaque », s'exclama Frank.Immédiatement Philip entama un massage car-dio-respiratoire, avec un acharnement inhabituel.Tout en tentant de la ramener à la vie, il la supplia :« Ne fais pas l'idiote, il fait beau aujourd'hui,reviens, ne nous fais pas ça. » Puis il ordonna à sonéquipier de recharger la machine une fois de plus.Frank tenta de le calmer : « Philip, laisse tomber,ça ne sert à rien. » Mais Stern n'abandonnait pas ;il lui hurla de recharger le défibrillateur. Son par-

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tenaire s'exécuta. Pour la énième fois il demandaque l'on s'écarte. Le corps se cambra encore, maisl'électrocardiogramme était toujours plat. Philiprecommença à masser, son front se mit à perler. Lafatigue accusait le désespoir du jeune médecindevant son impuissance. Son coéquipier pritconscience que son attitude perdait de sa logique.Il aurait dû tout arrêter depuis plusieurs minutes etdéclarer l'heure du décès, mais rien n'y faisait, ilcontinuait son massage du cœur.- Repasse encore un demi-milligramme d'adré-naline et monte à 400.- Philip, arrête, ça n'a pas de sens, elle estmorte. Tu fais n'importe quoi.- Ferme ta gueule et fais ce que je te dis !Le policier posa un regard interrogateur surl'interne agenouillé près de Lauren. Le médecin n'yprêta aucune attention. Frank haussa les épaules,injecta une nouvelle dose dans le tuyau de la per-fusion, rechargea le défibrillateur. Il annonça le seuildes quatre cents milliampères, Stern ne demandamême pas que l'on s'écarte et envoya la décharge.Mû par l'intensité du courant, le thorax se soulevade terre brutalement. Le tracé resta désespérémentplat. L'interne ne le regarda pas, il le savait avantmême de choquer cette dernière fois. Il frappa deson poing la poitrine de Lauren. « Merde, merde ! »Frank le saisit par les épaules et le serra fortement.- Arrête Philip, tu perds les pédales, calme-toi !Tu prononces le décès et on plie. Tu es en train decraquer, tu vas aller te reposer maintenant.Philip était en sueur, les yeux hagards. Frankhaussa le ton, contint la tête de son ami entre sesdeux mains, le forçant à fixer son regard.Il lui intima l'ordre de se calmer, et en l'absencede toute réaction il le gifla. Le jeune médecin accusale coup. La voix de son confrère se voulut alorsapaisante : « Reviens avec moi mon pote, reprendstes esprits. » À bout de forces, il le lâcha, se relevantle regard tout aussi perdu. Médusés, les policierscontemplaient les deux médecins. Frank marchaiten tournant sur lui-même, apparemment totalementdésemparé. Philip, agenouillé et recroquevillé,releva lentement la tête, ouvrit la bouche et pro-nonça à voix basse : « Sept heures dix, décédée. »Et s'adressant au policier qui tenait toujours le bocalde la perfusion en retenant son souffle : « Emme-nez-la, c'est fini, on ne peut plus rien faire pourelle. » Il se leva, saisit son coéquipier par l'épauleet l'entraîna vers l'ambulance. « Allez viens, on ren-tre. » Les deux agents les suivirent des yeux lors-qu'ils grimpèrent dans la camionnette. « Pas trèsclairs, les deux toubibs ! » dit l'un d'eux. Le second

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policier dévisagea son collègue.- Tu t'es déjà retrouvé sur une affaire où l'und'entre nous s'est fait descendre ?- Non.- Alors tu ne peux pas comprendre ce qu'ilsviennent de vivre. Allez, tu m'aides, on la prenddélicatement et on la met sur la civière dans le four-gon.L'ambulance avait déjà tourné le coin de la rue.Les deux agents soulevèrent le corps inerte de Lau-ren, le déposèrent sur le brancard, et le recouvrirentd'une couverture. Les quelques badauds attardésquittèrent les lieux puisque le spectacle était fini. Àl'intérieur de l'EMU ' les deux coéquipiers étaient

1. EMU ou «Emergency Médical Unit» équivaut auxambulances de réanimation de notre SAMU.

restés silencieux depuis leur départ. Frank rompit lesilence.- Qu'est-ce qui t'a pris, Philip ?- Elle n'a pas trente ans, elle est médecin, elleest belle à mourir.- Oui, c'est ce qu'elle a fait d'ailleurs ! Çachange quelque chose qu'elle soit belle et médecin ?Elle aurait pu être moche et travailler dans un super-marché. C'est le destin, tu n'y peux rien, c'était sonheure. On va rentrer, tu vas aller te coucher, et tuessaieras de mettre un mouchoir sur tout ça.À deux blocs derrière eux, le car de police s'enga-geait sur un carrefour lorsqu'un taxi passa un feu« très mûr ». Le policier furieux freina brutalementet donna un coup de sirène, le chauffeur de « LimoService » s'arrêta et s'excusa platement. Le corpsde Lauren en était tombé de la civière. Les deuxhommes passèrent à l'arrière, le plus jeune saisitLauren par les chevilles, le plus âgé par les bras.Son visage se figea lorsqu'il regarda la poitrine dela jeune femme.- Elle respire !- Quoi ?- Elle respire, je te dis, mets-toi au volant etroule vers l'hôpital.- Tu te rends compte ! De toute façon, ilsn'avaient pas l'air net ces deux toubibs.- Tais-toi et file. Je ne comprends rien, mais ilsvont entendre parler de moi.La camionnette des policiers doubla en trombel'ambulance sous les yeux ébahis des deux internes.C'était « leurs flics ». Philip voulut enclencher lasirène et les suivre, son acolyte s'y opposa, il étaitvidé.- Pourquoi est-ce qu'ils roulaient comme ça ?

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- Mais je n'en sais rien, répondit Frank, et puisce n'était peut-être pas eux. Ils se ressemblent tous.Dix minutes plus tard, ils se rangeaient à côté ducar de police dont les portes étaient restées ouvertes.Philip descendit et entra dans le sas des urgences.Il marcha vers l'accueil d'un pas de plus en plusprécipité. Et s'adressa à l'hôtesse d'accueil sans lasaluer.- Dans quelle salle est-elle ?- Qui ça, docteur Stern ? demanda l'infirmièrede permanence.- La jeune femme qui vient d'arriver.- Elle est au bloc 3, Fernstein l'a rejointe. Elleest de son équipe, paraît-il.Derrière lui le policier le plus âgé lui tapa surl'épaule.- Vous avez quoi dans la tête, vous les méde-cins ?- Je vous demande pardon ?Il faisait bien de demander pardon mais ça nesuffirait pas. Comment avait-il pu prononcer ledécès d'une jeune femme qui respirait encore dansson fourgon ? « Vous rendez-vous compte que sansmoi on la mettait au frigo vivante ? » Il allait enten-dre parler de lui. Le Dr Fernstein sortit du bloc aumême moment et fit mine de ne prêter aucune atten-tion à l'agent de police en s'adressant directementau jeune médecin : « Stern, combien de dosesd'adrénaline avez-vous injectées ? » « Quatre foiscinq milligrammes », répondit l'interne. Le profes-seur le réprimanda aussitôt, lui rappelant que saconduite relevait de l'acharnement thérapeutique,puis s'adressant à l'officier de police il affirma queLauren était morte bien avant que le docteur Sternne prononce l'heure de son décès.Il ajouta que la faute de l'équipe médicale étaitprobablement de s'être trop acharnée sur le cœur decette patiente, aux frais des assurés. Pour clore toutdébat il expliqua que le liquide injecté s'était amasséautour du péricarde : « Lorsque vous avez dû freinerbrutalement il est passé dans le cœur. Celui-ci aréagi purement chimiquement et s'est remis en mar-che. » Cela ne changeait hélas rien au décès cérébralde la victime. Quant au cœur en question, dès quele liquide serait dissous, il s'arrêterait, « si ce n'estdéjà fait au moment où je vous parle ». Il invita lepolicier à s'excuser auprès du docteur Stern pourson énervement totalement hors de propos et invitace dernier à passer le voir avant de partir. Le policierse retourna vers Philip et maugréa : « Je vois quenous n'avons pas le monopole du corporatisme dansla police. Je ne vous souhaite pas une bonne jour-née. » Il tourna les talons et quitta l'enceinte de

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l'hôpital. Bien que les deux vantaux du sas se soientrefermés derrière son passage on entendit claquerles portes de la fourgonnette.Stern resta les bras posés sur le comptoir, regar-dant en plissant les yeux l'infirmière de perma-nence. « Mais qu'est-ce que c'est que toute cettehistoire ? » Elle haussa les épaules et lui rappela queFernstein l'attendait.Il frappa à la porte entrebâillée du patron de Lau-ren. Le mandarin l'invita à entrer. Debout, derrièreson bureau, lui tournant le dos et regardant par lafenêtre, il attendait visiblement que Stern parle enpremier, ce que Philip fit. Il lui avoua ne pascomprendre les propos qu'il avait tenus au policier.Fernstein l'interrompit sèchement.- Écoutez-moi bien, Stern, ce que j'ai dit à cetofficier était ce qu'il y avait de plus simple à luiexpliquer pour qu'il ne fasse pas un rapport sur vouset brise votre carrière. Votre comportement est inad-missible pour quelqu'un de votre expérience. Il fautsavoir admettre la mort quand elle s'impose à nous.Nous ne sommes pas des dieux et nous ne portonspas la responsabilité du destin. Cette jeune femmeétait décédée à votre arrivée, et votre entêtementaurait pu vous coûter cher.- Mais comment expliquez-vous qu'elle se soitremise à respirer ?- Je ne l'explique pas et je n'ai pas à le faire.Nous ne savons pas tout. Elle est morte, docteurStern. Que cela vous déplaise est une chose, maiselle est partie. Je me fous que ses poumons remuentet que son cœur s'agite tout seul, son électro-encé-phalogramme est plat. Sa mort cérébrale est irré-versible. Nous allons attendre que le reste suive etnous la descendrons à la morgue. Point final.- Mais vous ne pouvez pas faire une chosepareille, pas devant tant d'évidences !Fernstein marqua son agacement d'un signe detête et en haussant la voix. Il n'avait pas de leçonà recevoir. Stern connaissait-il le coût d'une journéede réanimation ? Croyait-il que l'hôpital bloqueraitun lit pour maintenir un « légume » en vie artifi-cielle ? Il l'invita vivement à mûrir un peu. Il refu-sait d'imposer à des familles de passer des semainesentières au chevet d'un être inerte et sans intelli-gence, maintenu en vie seulement par des machines.Il refusait d'être responsable de ce type de décision,simplement pour satisfaire à un ego de médecin.Il intima l'ordre à Stern d'aller prendre une dou-che et de déguerpir de son champ de vision. Lejeune interne resta campé face au professeur, repre-nant son argumentation de plus belle. Lorsqu'il avaitdéclaré son décès, sa patiente était en arrêt cardio-

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respiratoire depuis dix minutes. Son cœur et ses pou-mons s'étaient arrêtés de vivre. Oui, il s'étaitacharné parce que pour la première fois de sa viede médecin il avait ressenti que cette femme ne vou-lait pas mourir. Il lui décrivit comment derrière sesyeux restés ouverts il l'avait sentie lutter et refuserde s'engouffrer.Alors il avait lutté avec elle au-delà des normes,et dix minutes plus tard, à l'opposé de toute logique,au contraire de tout ce qu'on lui avait appris, le cœurs'était remis à battre, ses poumons à inhaler et àexpirer de l'air, un souffle de vie. « Vous avez rai-son, enchaîna-t-il, nous sommes médecins et nousne savons pas tout. Cette femme aussi est méde-cin. » Il supplia Fernstein de lui laisser sa chance.On avait vu des comas de plus de six mois revenirà la vie, sans que personne n'y comprenne rien. Cequ'elle avait fait, personne ne l'avait jamais fait,alors tant pis pour ce que cela coûterait. « Ne lalaissez pas partir, elle ne veut pas, c'est ce qu'ellenous dit. » Le professeur marqua une pause avantde lui répondre :- Docteur Stern, Lauren était une de mes élè-ves, dotée d'un sale caractère mais d'un vrai talent,j'avais beaucoup d'estime pour elle et beaucoupd'espoirs pour sa carrière, j'en ai aussi beaucouppour la vôtre ; cette conversation est terminée.Stern sortit du bureau sans refermer la porte. Dansle couloir Frank l'attendait.- Qu'est-ce que tu fais là ?- Mais qu'est-ce que tu as dans la tête, Philip,tu sais à qui tu parlais sur ce ton ?- Et alors ?- Le type à qui tu parlais est le professeur decette jeune femme, il la connaît et la côtoie depuisquinze mois, il a sauvé plus de vies que tu ne pour-ras peut-être le faire dans toute ta vie de toubib. Ilfaut que tu apprennes à te contrôler, vraiment par-fois tu déconnes.- Fous-moi la paix, Frank, j'ai eu ma dose deleçons de morale pour aujourd'hui.Le Dr Fernstein alla refermer la porte de sonbureau, décrocha son téléphone, hésita, le reposa,fit quelques pas vers la fenêtre, reprit brusquementle téléphone. Il demanda qu'on lui passe le blocopératoire. Très rapidement une voix se fit entendreà l'autre bout du combiné.- C'est Fernstein, préparez-vous, on opère dansdix minutes, je vous fais monter le dossier.Il raccrocha délicatement, hocha la tête, et sortitde son bureau. En sortant, il tomba nez à nez avecle Pr Williams.- Comment vas-tu ? demanda ce dernier, je

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t'invite à boire un café ?- Non, je ne peux pas.- Qu'est-ce que tu fais ?- Une connerie, je me prépare à faire uneconnerie. Il faut que je file, je te téléphone.Fernstein entra dans le bloc opératoire, une blouseverte le serrait à la taille. Une infirmière lui enfilases gants stériles. La salle était immense, une équipeentourait le corps de Lauren. Derrière sa tête unmoniteur oscillait aux rythmes de sa respiration etdes battements de son cœur.- Comment sont les constantes ? demandaFernstein à l'anesthésiste.- Stables, incroyablement stables. Soixante-cinq et douze/huit. Elle est endormie, les gaz dusang sont normaux, vous pouvez y aller.- Oui, elle est endormie, comme vous dites.Le scalpel incisa la cuisse sur toute la longueurde la fracture. Tandis qu'il commençait à écarter lesmuscles il s'adressa à toute son équipe. Les appelant« ses chers collègues », il leur expliqua qu'ilsallaient voir un professeur en chirurgie, avec vingtans de carrière derrière lui, faire une interventiondigne d'un interne de cinquième année : réductiond'un fémur.- Et savez-vous pourquoi je la pratique ?Parce que aucun étudiant de cinquième annéen'aurait accepté de réduire une fracture sur une per-sonne cérébralement morte depuis plus de deux heu-res. Aussi il les priait de ne pas lui poser dequestions, ils en avaient pour quinze minutes au pluset il les remerciait de se prêter au jeu. Mais Laurenétait une de ses élèves et tout le personnel médicalprésent dans cette salle comprenait le chirurgien etl'accompagnait dans sa démarche. Un radiologueentra et lui fît passer des planches de scanner. Lesclichés faisaient apparaître un hématome au niveaudu lobe occipital. Décision fut prise d'effectuer uneponction afin de libérer la compression. Un trou futpratiqué à l'arrière de la tête, une fine aiguille ytraversa les méninges sous contrôle d'un écran. Ellefut ainsi dirigée par le chirurgien jusqu'au lieu del'hématome. Le cerveau lui-même ne semblait pastouché. Le fluide sanguin s'écoula par la sonde.Presque instantanément la pression intracrâniennechuta. L'anesthésiste augmenta aussitôt le débit del'oxygène amené au cerveau par l'intubation desvoies respiratoires. Libérées de la pression, les cel-lules reprirent un métabolisme normal, éliminantpetit à petit les toxines accumulées. De minute enminute, l'intervention changeait d'état d'esprit.Toute l'équipe oubliait progressivement qu'elleopérait un être humain cliniquement mort. Chacun

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se prit au jeu, et les gestes experts s'enchaînèrent.Des clichés radiologiques du volet costal furent pris,les fractures des côtes réparées et la plèvre ponc-tionnée. L'intervention fut méthodique et précise.Cinq heures plus tard, le Pr Fernstein faisait claquerses gants en les ôtant. Il demanda à ce que l'onreferme les plaies et qu'on transfère ensuite sapatiente en salle de réveil. Il ordonna que l'ondébranche toute assistance respiratoire, une foisl'anesthésie dissipée.Il remercia à nouveau son équipe de sa présenceet de sa discrétion future. Avant de quitter la salleil demanda à l'une des infirmières, Betty, de le pré-venir dès qu'elle aurait débranché Lauren. Il sortitdu bloc et marcha d'un pas rapide en direction desascenseurs. En passant devant le standard, il inter-pella l'hôtesse et voulut savoir si le Dr Stern étaitencore dans les murs de l'hôpital. La jeune femmerépondit par la négative, il était parti fort abattu. Illa remercia et prit congé en indiquant qu'il était àson bureau si on le demandait.Sortie du bloc opératoire, Lauren fut conduite ensalle de réveil. Betty brancha le monitoring cardia-que, l'électro-encéphalographe et la canule d'intu-bation sur le respirateur artificiel. Ainsi parée surson lit la jeune femme ressemblait à un cosmonaute.L'infirmière fit un prélèvement sanguin, et quitta lapièce. La patiente endormie était paisible, ses pau-pières semblaient dessiner les contours d'un universde sommeil doux et profond. Une demi-heure passaet Betty téléphona au Pr Fernstein. Elle lui indiquaque Lauren n'était plus sous anesthésie. Il l'inter-rogea aussitôt sur les constantes vitales. Elle luiconfirma ce à quoi il s'attendait, elles étaient tou-jours aussi stables. Elle insista pour qu'il luiconfirme la conduite à tenir.- Vous débranchez le respirateur. Je descendraitout à l'heure.Et il raccrocha. Betty pénétra dans la salle, ellesépara le tuyau de la canule, laissant son opéréeessayer de respirer par elle-même. Quelques ins-tants plus tard elle retira la canule, libérant ainsi latrachée. Elle replaça une mèche des cheveux de Lau-ren en arrière, la regarda avec tendresse, et sortit enéteignant la lumière derrière elle. La pièce s'emplitalors de la seule lumière verte de l'appareil d'encé-phalographie. Le tracé était toujours plat. Il étaitpresque vingt et une heures trente et tout était silen-cieux.Au terme de la première heure, le signal del'oscilloscope se mit à trembler, très légèrementd'abord. Soudainement, le point qui marquait lebout de la ligne se hissa d'un coup vers le haut en

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dessinant un pic important, puis il plongea vertigi-neusement vers le bas avant de revenir à l'horizon-tale.Personne ne fut témoin de cette anomalie. Lehasard est ainsi fait, Betty rentra dans la pièce uneheure plus tard. Elle prit les constantes de Lauren,déroula quelques centimètres de la bande de papiertémoin que débitait la machine, découvrit le picanormal, fronça les sourcils et continua à en lirequelques autres centimètres. Constatant la rectitudedu tracé qui suivait, elle jeta le papier sans se poserd'autres questions. Elle décrocha le combiné du télé-phone mural et appela Fernstein.- C'est moi, on est parti pour un coma dépasséavec constantes stables. Je fais quoi ?- Vous trouvez un lit au cinquième étage,merci, Betty.Fernstein raccrocha.

Hiver 1996Arthur actionna la télécommande de la porte dugarage et rangea sa voiture. Il emprunta l'escalierintérieur et se rendit à son nouvel appartement. Ilclaqua la porte avec son pied, posa sa sacoche, ôtason manteau et s'affala dans le canapé. Au milieudu salon, une vingtaine de cartons épars le rappe-laient à ses obligations. Il enleva son costume, enfilaun jean et s'attacha à défaire les colis, rangeant leslivres qu'ils contenaient dans les bibliothèques. Leparquet craquait sous ses pieds. Bien plus tard dansla soirée, lorsqu'il eut tout fini, il plia les emballa-ges, passa l'aspirateur et acheva de ranger le coincuisine. Il contempla alors son nouveau nid. «Jedois virer un peu maniaque », se dit-il. Se rendantdans la salle de bains, il hésita entre douche et bain,opta pour le bain, fit couler l'eau, alluma la petiteradio posée sur le radiateur près des placards de lapenderie en bois, se déshabilla, et entra dans la bai-gnoire avec un soupir de soulagement.Tandis que Peggy Lee chantait Fever sur101.3 FM, Arthur plongea sa tête plusieurs fois sousl'eau. Ce qui l'étonna d'abord fut la qualité sonorede la chanson qu'il écoutait, puis le réalisme stu-péfiant de la stéréophonie, surtout pour un appareilcensé être en monophonie. À bien entendre, il sem-blait que le claquement de doigts qui accompagnela mélodie provenait de la penderie. Intrigué, il sor-tit de l'eau, et marcha à pas de loup vers les portesdu placard, pour mieux entendre. Le bruit était deplus en plus précis. Il hésita, prit son souffle et ouvritbrusquement les deux battants. Ses yeux s'écarquil-lèrent, il fit un mouvement de recul.Cachée entre les cintres, il y avait une femme,

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les yeux clos, apparemment envoûtée par le rythmede la chanson, faisant claquer son pouce contre sonindex, elle fredonnait.- Qui êtes-vous, qu'est-ce que vous faites là ?questionna-t-il.La femme sursauta et ouvrit ses yeux en grand.- Vous me voyez ?- Bien sûr que je vous vois.Elle semblait totalement surprise qu'il la regarde.Il lui fit remarquer qu'il n'était ni aveugle ni sourdet formula à nouveau sa demande : que faisait-ellelà ? Pour toute réponse elle lui dit qu'elle trouvaitcela formidable. Arthur ne voyait rien de « formi-dable » à cette situation et sur un ton plus agacé queprécédemment reposa une troisième fois sa ques-tion : que faisait-elle dans sa salle de bains à cetteheure avancée de la nuit ? « Je crois que vous nevous rendez pas compte, reprit-elle, touchez monbras ! » Il resta interloqué, elle insista :- Touchez mon bras, s'il vous plaît.- Non, je ne toucherai pas votre bras, qu'est-cequi se passe ici ?Elle prit Arthur par le poignet et lui demanda s'illa sentait quand elle le touchait. L'air excédé ilconfirma avec fermeté qu'il avait senti quand ellel'avait touché, qu'il la voyait et l'entendait parfai-tement. Il demanda une quatrième fois qui elle étaitet ce qu'elle faisait dans le placard de sa salle debains. Elle éluda totalement sa question et répéta,très enjouée, que c'était « fabuleux » qu'il la voie,l'entende et puisse la toucher. Ereinté par sa jour-née, Arthur n'était pas d'humeur.- Mademoiselle, ça suffit. C'est une blague demon associé? Vous êtes qui? Une call-girl encadeau de pendaison de crémaillère ?- Vous êtes toujours grossier comme ça ? J'ail'air d'une pute ?Arthur soupira.- Non, vous n'avez pas l'air d'une pute, maisvous êtes juste cachée dans mon dressing à presqueminuit.- En attendant c'est vous qui êtes à poil, pasmoi !Arthur sursauta, saisit une serviette, la passaautour de sa taille, et essaya de reprendre une conte-nance normale. Puis il haussa la voix.- Bon, maintenant, on arrête ce jeu, vous sortezde là, vous rentrez chez vous, et vous direz à Paulque c'est très moyen, très très moyen.Elle ne connaissait pas Paul et lui intima de bais-ser le ton. Après tout, elle non plus n'était passourde, c'était les autres qui ne l'entendaient pas,elle entendait très bien. Il était fatigué et ne compre-

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nait rien à la situation. Elle semblait très perturbée,lui venait d'achever son emménagement et voulaitseulement être tranquille.- Soyez gentille, prenez vos affaires et rentrezchez vous, et puis sortez de ce placard à la fin.- Doucement, ce n'est pas si facile que ça, jene suis pas d'une précision absolue, quoique ças'améliore ces derniers jours.- Qu'est-ce qui s'améliore depuis quelquesjours ?- Fermez les yeux, j'essaie.- Vous essayez quoi ?- De sortir de la penderie, c'est ce que vousvoulez, non ? Alors fermez les yeux, il faut que jeme concentre, et taisez-vous deux minutes.- Vous êtes folle à lier !- Oh ! ça suffit d'être désagréable, taisez-vouset fermez les yeux, on ne va pas y passer la nuit.Décontenancé, Arthur obéit. Deux secondes plustard il entendit une voix qui provenait du salon.- Pas mal, juste à côté du canapé mais pas mal.Il sortit précipitamment de la salle de bains et vitla jeune femme assise par terre au centre de la pièce.Elle fît comme si de rien n'était.- Vous avez laissé les tapis, j'aime bien, maisje déteste ce tableau au mur.- J'accroche les tableaux que je veux, là où jele veux, et j'aimerais me coucher, alors si vous nevoulez pas me dire qui vous êtes ce n'est pas grave,mais dehors maintenant ! Rentrez chez vous !- Je suis chez moi ! Enfin, j'étais. Tout cela esttellement déroutant.Arthur hocha la tête, il louait cet appartementdepuis dix jours et lui fit savoir qu'il était chez lui.- Oui, je sais, vous êtes mon locataire post mor-tem, c'est plutôt rigolo comme situation.- Vous dites n'importe quoi, la propriétaire estune femme de soixante-dix ans. Et qu'est-ce quecela veut dire « locataire post mortem ? »- Elle serait contente si elle vous entendait, elleen a soixante-deux, c'est ma mère, et elle est montuteur légal dans la situation actuelle. Je suis la vraiepropriétaire.- Vous avez un tuteur légal ?- Oui, compte tenu du contexte, j'ai un mal fouà signer des papiers en ce moment.- Vous êtes suivie dans un hôpital ?- Oui, c'est le moins que l'on puisse dire.- Ils doivent être très inquiets là-bas. De quelhôpital s'agit-il, je vais vous raccompagner.- Dites-moi, vous êtes en train de me prendrepour une folle évadée de l'asile ?- Mais non...

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- Parce que après la putain de tout à l'heure çafait beaucoup pour une première rencontre.Il se moquait de savoir si elle était une call-girlou une folle originale, il était exténué et voulait sim-plement se coucher. Elle ne releva pas et continuasur sa lancée.- Vous me voyez comment ? reprit-elle.- Je ne comprends pas la question.- Je suis comment, je ne me vois pas dans lesmiroirs, je suis comment ?- Perturbée, vous êtes très perturbée, dit-ilimpassible.- Physiquement, je veux dire.Arthur hésita, il la décrivit grande, très grandsyeux, jolie bouche, un visage d'une douceur enopposition totale avec son comportement, lui parlade ses longues mains qui dessinaient des mouve-ments gracieux.- Si je vous avais demandé de m'indiquer unestation de métro, vous m'auriez donné toutes lescorrespondances ?- Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas.- Vous détaillez toujours les femmes avecautant de précision ?- Comment êtes-vous entrée, vous avez un dou-ble des clés ?- Je n'en ai pas besoin. C'est tellement incroya-ble que vous me voyiez.Elle insista à nouveau, c'était pour elle un miracled'être vue. Elle lui dit qu'elle avait trouvé très joliela façon dont il l'avait décrite et l'invita à s'asseoirà ses côtés. « Ce que je vais vous dire n'est pasfacile à entendre, impossible à admettre, mais sivous voulez bien écouter mon histoire, si vous vou-lez bien me faire confiance, alors peut-être que vousfinirez par me croire et c'est très important car vousêtes, sans le savoir, la seule personne au monde avecqui je puisse partager ce secret. »Arthur comprit qu'il n'avait pas le choix, qu'illui faudrait entendre ce que cette jeune femme avaità lui dire, et bien que sa seule envie du moment fûtde dormir, il s'assit auprès d'elle et écouta la chosela plus invraisemblable qu'il entendit de sa vie.Elle s'appelait Lauren Kline, prétendait êtreinterne en médecine, et avoir eu il y a six mois unaccident de voiture, un grave accident de voiture àla suite d'une rupture de direction. « Je suis dans lecoma depuis. Non, ne pensez rien encore et laissez-moi vous expliquer. » Elle n'avait aucun souvenirde l'accident. Elle avait repris conscience en sallede réveil, après l'opération. Parcourue de sensationstrès étranges, elle entendait tout ce qui se disaitautour d'elle, mais ne pouvait ni bouger ni parler.

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Au début elle avait mis cela sur le compte de l'anes-thésie. « Je me trompais, les heures ont passé et jen'arrivais toujours pas à me réveiller physique-ment. » Elle continuait à tout percevoir mais elleétait incapable de communiquer avec l'extérieur.Elle avait alors vécu la plus grande peur de sa vie,pensant pendant plusieurs jours être tétraplégique.« Vous n'imaginez pas par quoi je suis passée. Pri-sonnière à vie de mon corps. »Elle avait voulu mourir de toutes ses forces, maisil est difficile d'en finir quand on ne peut même paslever son petit doigt. Sa mère était à son chevet.Elle la suppliait par la pensée de l'étouffer avec sonoreiller. Et puis un médecin était entré dans la pièce,elle avait reconnu sa voix, c'était celle de son pro-fesseur. Mme Kline lui avait demandé si sa fillepouvait entendre lorsqu'on lui parlait, Fernsteinavait répondu qu'il n'en savait rien, mais que desétudes permettaient de penser que les gens dans sasituation percevaient des signes de l'extérieur, etqu'il fallait être vigilant quant aux mots prononcésà côté d'elle. « Maman voulait savoir si je revien-drais un jour. » Il avait répondu d'une voix calmequ'il n'en savait toujours rien, qu'il fallait conserverune dose juste d'espoir, qu'on avait vu des maladesrevenir au bout de plusieurs mois, que c'était trèsrare mais que cela arrivait. « Tout est possible,avait-il dit, nous ne sommes pas des dieux, nous nesavons pas tout. » Il avait ajouté : « Le coma pro-fond est un mystère pour la médecine. » Étrange-ment, elle en avait été soulagée, son corps étaitintact. Le diagnostic n'était pas plus rassurant maisau moins pas définitif. « La tétraplégie, c'est irré-versible. Dans les cas de coma profond, il y a tou-jours un espoir, même minime », ajouta Lauren. Lessemaines s'étaient égrenées, longues, de plus en pluslongues. Elle les vivait dans ses souvenirs et pensaità d'autres lieux. Une nuit en rêvant à la vie de l'autrecôté de la porte de sa chambre, elle avait imaginéle couloir, avec les infirmières qui passent les braschargés de dossiers ou poussant un chariot, sesconfrères, qui allaient et venaient d'une chambre àl'autre...- Et ceci s'est produit pour la première fois : jeme suis retrouvée au milieu de ce corridor auquelje pensais si fort. J'ai cru tout d'abord que monimagination me jouait un tour, je connais bien ceslieux, c'est l'hôpital où je travaille. Mais la situationétait saisissante de réalisme. Je voyais le personnelautour de moi, Betty ouvrir le placard d'étage, yprendre des compresses et le refermer, Stephan pas-ser en se frottant la tête. Il a un tic nerveux, il faitcela tout le temps.

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Elle avait entendu les portes de l'ascenseur, sentil'odeur des repas que l'on apportait au personnel degarde. Personne ne la voyait, les gens passaientautour d'elle sans même essayer de l'éviter, totale-ment inconscients de sa présence. Se sentant fati-guée, elle avait réintégré son corps.Durant les jours qui suivirent, elle apprit à sedéplacer dans l'hôpital. Elle pensait au réfectoire ets'y retrouvait, à la salle d'urgences et bingo elle yétait. Après trois mois d'exercices, elle était arrivéeà s'éloigner de l'enceinte hospitalière. Elle avaitainsi partagé un dîner avec un couple de Françaisdans un de ses restaurants préférés, vu une moitiéde film dans un cinéma, passé quelques heures dansl'appartement de sa mère : « Je n'ai pas renouvelécette expérience, cela me fait trop de peine de lacôtoyer sans pouvoir communiquer. » Kali sentaitsa présence et tournait en rond en gémissant, celala rendait folle. Elle était revenue ici, c'était chezelle après tout, et c'est encore là qu'elle se sentaitle mieux. « Je vis dans une solitude absolue. Vousn'imaginez pas ce que c'est que de ne pouvoir parlerà personne, d'être totalement transparente, de neplus exister dans la vie de quiconque. Alors vouscomprendrez ma surprise et mon excitation quandvous m'avez parlé ce soir, dans le placard et lorsquej'ai réalisé que vous me voyiez. Je ne sais pas pour-quoi, mais pourvu que ça dure, je pourrais vous par-ler pendant des heures, j'ai tellement besoin deparler, j'ai des centaines de phrases en stock. » Lafrénésie de mots fit place à un moment de silence.Des larmes vinrent perler à la commissure de sesyeux. Elle regarda Arthur. Passa sa main sur sa joueet sous son nez. « Vous devez me prendre pour unefolle ? » Arthur s'était calmé, touché par l'émotionde la jeune femme, saisi par le récit abracadabrantqu'il venait d'entendre.- Non, tout ça est très, comment dire, troublant,surprenant, inhabituel. Je ne sais pas quoi dire. Jevoudrais vous aider, mais je ne sais pas quoi faire.- Laissez-moi rester ici, je me ferai toute petite,je ne vous dérangerai pas.- Vous croyez vraiment à tout ce que vousvenez de me raconter ?- Vous n'en croyez pas un mot ? Vous êtes entrain de vous dire que vous avez en face de vousune fille complètement déséquilibrée ? Je n'avaisaucune chance de toute façon.Il lui demanda de se mettre à sa place. Si elles'était retrouvée à minuit avec un homme cachédans le placard de sa salle de bains, légèrementsurexcité, tentant de lui expliquer qu'il était unesorte de fantôme, dans le coma, qu'en aurait-elle

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pensé, et quelle aurait été sa réaction à chaud ?Les traits de Lauren se détendirent, elle esquissaun sourire au milieu de ses larmes. Elle finit par luiavouer « qu'à chaud » elle aurait certainement hurlé,et lui accorda des circonstances atténuantes, ce dontil la remercia.- Arthur, je vous en supplie, il faut me croire.Personne ne peut inventer une histoire pareille.- Si, si, mon associé peut imaginer une blaguede cette envergure.- Mais oubliez donc votre associé ! Il n'y estpour rien, ce n'est pas une plaisanterie.Quand il lui demanda comment elle connaissaitson prénom, elle répondit qu'elle était déjà là bienavant qu'il n'emménage. Elle l'avait ainsi vu visiterl'appartement et signer, avec l'agent immobilier, lebail sur le comptoir de la cuisine. Elle était égale-ment là quand ses cartons étaient arrivés et lorsqu'ilavait cassé sa maquette d'avion en la déballant. Pourêtre honnête, bien que désolée pour lui, elle avaitbien rigolé de sa colère du moment. Elle l'avaitvu aussi accrocher cette fade peinture au-dessus deson lit.- Vous êtes un peu maniaque, déplacer vingtfois votre canapé pour finir par le mettre dans laseule position qui va, j'avais envie de vous soufflertellement c'était évident. Je suis ici avec vous depuisle premier jour. Tout le temps.- Vous êtes également là quand je suis sous madouche ou dans mon lit ?- Je ne suis pas une voyeuse. Enfin vous êtesplutôt bien bâti, à part les poignées d'amour qu'ilfaudrait surveiller, vous n'êtes pas mal du tout.Arthur fronça les sourcils. Elle était très convain-cante ou plutôt très convaincue, mais il avaitl'impression de tourner en rond, l'histoire de cettejeune femme n'avait pas de sens. Si elle voulait ycroire, c'était son problème, il n'avait aucune raisonde tenter de lui prouver le contraire, il n'était passon psychiatre. Il voulait dormir et pour en finir luiproposa de l'héberger pour la nuit, il prendrait lecanapé du salon « qu'il avait eu tant de mal à mettreen bonne place» et lui laisserait sa chambre.Demain elle rentrerait chez elle, à l'hôpital, là oùelle le voudrait et leurs destins se sépareraient. MaisLauren n'était pas d'accord, elle se posta face à lui,l'air renfrogné, bien décidée à se faire entendre. Pre-nant son souffle elle lui énonça une série surpre-nante de témoignages de ses faits et gestesaccomplis au cours des derniers jours. Elle lui rap-porta la conversation téléphonique qu'il avait eueavec Carol-Ann l'avant-veille vers onze heures dusoir. Elle vous a raccroché au nez juste après que

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vous lui avez fait une leçon de morale, assez pom-peuse d'ailleurs, sur les raisons qui font que vousne voulez plus entendre parler de votre histoire.« Croyez-moi ! » Elle lui rappela les deux tassesqu'il avait cassées en déballant ses cartons,« Croyez-moi ! », qu'il s'était réveillé en retard ets'était ébouillanté sous sa douche, « Croyez-moi ! »,ainsi que le temps qu'il avait passé à chercher sesclés de voiture en s'énervant tout seul. « Maiscroyez-moi bon sang ! » Elle le trouvait d'ailleurstrès distrait, elles étaient posées sur la petite tablede l'entrée. La compagnie du téléphone était venuemardi à dix-sept heures, et l'avait fait attendre unedemi-heure. Et vous avez mangé un sandwich aupastrami, vous en avez mis sur votre veste et vousvous êtes changé avant de repartir.« Vous me croyez maintenant ? »- Vous m'espionnez depuis plusieurs jours,pourquoi ?- Mais comment voulez-vous que je vousespionne, ce n'est pas le Watergate ici ! Il n'y a pasdes caméras et des micros partout !- Et pourquoi pas ! Ce serait plus cohérent quevotre histoire, non ?- Prenez vos clés de voiture !- Et où allons-nous ?- À l'hôpital, je vous emmène me voir.- Bien sûr ! Il est bientôt une heure du matin,et je vais me pointer à l'hôpital, à l'autre bout dela ville et demander aux infirmières de garde de bienvouloir me conduire de toute urgence dans la cham-bre d'une femme que je ne connais pas parce queson fantôme est dans mon appartement, que j'aime-rais bien dormir, qu'elle est très têtue, et que c'estle seul moyen pour qu'elle me foute la paix.- Vous en voyez un autre ?- Un autre quoi ?- Un autre moyen, parce que dites-moi quevous allez pouvoir trouver le sommeil.- Mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pourque cela m'arrive à moi ?- Vous ne croyez pas en Dieu, vous l'avez ditau téléphone à votre associé au sujet d'un contrat :« Paul, je ne crois pas en Dieu, si on a cette affairec'est parce qu'on aura été les meilleurs, et si on laperd, il faudra en tirer les conclusions et se remettreen cause. » Eh bien, remettez-vous en cause cinqminutes, c'est tout ce que je vous demande. Croyez-moi ! J'ai besoin de vous, vous êtes la seule per-sonne...Arthur décrocha le téléphone et composa lenuméro de son associé.- Je te réveille ?

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- Mais non, il est une heure du matin et j'atten-dais que tu me téléphones pour aller me coucher,répondit Paul.- Pourquoi ? Je devais t'appeler ?- Non, tu ne devais pas m'appeler mais oui, tume réveilles. Qu'est-ce que tu veux à cette heure-ci ?- Te passer quelqu'un et te dire que tes blaguessont de plus en plus stupides.Arthur tendit le combiné à Lauren et lui demandade parler à son associé. Elle ne pouvait pas prendrele téléphone, elle lui expliqua qu'elle ne pouvaitsaisir aucun objet. Paul qui s'impatientait à l'autrebout de la ligne lui demanda à qui il parlait. Arthursourit, victorieux, et enclencha le bouton « mainlibre » de l'appareil.- Tu m'entends, Paul ?- Oui, je t'entends. Dis : à quoi joues-tu ? Jevoudrais dormir.- Moi aussi je voudrais dormir, tais-toi uneseconde. Parlez-lui, Lauren, parlez-lui maintenant !Elle haussa les épaules.- Si vous voulez. Bonjour, Paul, vous nem'entendez sûrement pas, mais votre associé nonplus.- Bon, Arthur, si tu m'appelles pour ne riendire, alors il est vraiment très tard.- Réponds-lui.- À qui ?- À la personne qui vient de te parler.- C'est toi la personne qui vient de me parleret je te réponds.- Tu n'as entendu personne d'autre ?- Dis-moi, Jeanne d'Arc, tu fais une crise desurmenage ?Lauren le dévisageait d'un air compatissant.Arthur secoua la tête ; de toute façon, s'ils étaientde mèche tous les deux, il n'aurait pas lâché lemorceau aussi facilement. Dans le haut-parleur ilsentendirent Paul demander à nouveau à qui ilparlait. Arthur lui demanda d'oublier tout ça ets'excusa de l'avoir appelé si tard. Paul s'inquiétade savoir si tout allait bien, s'il avait besoin qu'ilpasse. Il le rassura aussitôt, tout allait bien et il leremerciait.- Ben, il n'y a pas de quoi, mon grand, tu meréveilles quand tu veux pour tes conneries, surtouttu n'hésites pas, on est associés pour le meilleur etpour le pire. Alors quand tu as du pire comme ça,tu me réveilles et on partage. Voilà, je peux merendormir ou tu as autre chose ?- Bonne nuit, Paul.Et ils raccrochèrent.

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- Accompagnez-moi à l'hôpital, on y seraitdéjà.- Non, je ne vous accompagne pas, franchircette porte ce serait déjà accréditer cette histoirerocambolesque. Je suis fatigué mademoiselle, et jeveux me coucher, alors vous prenez ma chambre etmoi le canapé ou vous quittez les lieux. C'est madernière proposition.- Eh bien, j'ai trouvé plus têtu que moi. Allezdans votre chambre, je n'ai pas besoin de lit.- Et vous, vous faites quoi ?- Qu'est-ce que cela peut vous faire ?- Ça me fait, c'est tout.- Moi je reste là dans le salon.- Jusqu'à demain matin et après...- Oui, jusqu'à demain matin, merci de votregracieuse hospitalité.- Et vous ne venez pas m'espionner dans machambre ?- Vous n'avez qu'à fermer votre porte à clépuisque vous ne me croyez pas, et puis si c'est parceque vous dormez tout nu, je vous ai déjà vu, voussavez !- Je croyais que vous n'étiez pas voyeuse ?Elle lui fit remarquer que tout à l'heure dans lasalle de bains, il ne fallait pas être voyeuse, il fallaitêtre aveugle. Il piqua un fard et lui souhaita bonnenuit. « C'est cela, bonne nuit Arthur, faites de beauxrêves. » Arthur s'en alla dans sa chambre et claquala porte. « Mais c'est une folle, maugréa-t-il. C'estune histoire de dingues. » Il se jeta sur son lit. Leschiffres verts de son radioréveil marquaient la demiede une heure. Il les regarda défiler jusqu'à deuxheures onze. D'un bond il se leva, enfila un grospull, un Jean, mit des chaussettes, et sortit brusque-ment dans le salon. Lauren y était assise en tailleursur l'appui de la fenêtre. Lorsqu'il entra, elle luiparla sans se retourner.- J'aime cette vue, pas vous ? C'est ce qui m'afait craquer pour cet appartement. J'aime regarderle pont, j'aime, en été, ouvrir la fenêtre et entendreles cornes de brume des cargos. J'ai toujours rêvéde compter le nombre de vagues qui se briseraientcontre leur étrave avant qu'ils ne franchissent leGolden Gâte.- Bon, on y va, lui adressa-t-il comme seuleréponse.- Vraiment ? Qu'est-ce qui vous décide tout àcoup ?- Vous avez plombé ma nuit, alors foutu pourfoutu autant régler le problème ce soir, demain jesuis censé travailler. J'ai un rendez-vous importantà l'heure du déjeuner, et il faut que j'essaye de dor-

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mir au moins deux heures, alors on y va maintenant.Vous vous dépêchez ?- Allez-y, je vous rejoins.- Où me rejoignez-vous ?- Je vous rejoins, je vous dis, faites-moiconfiance deux minutes.Il trouvait lui accorder déjà trop de confiance auregard de la situation. Avant de quitter les lieux, illui redemanda son nom de famille. Elle le renseignaainsi que sur l'étage et le numéro de la chambre oùelle était censée être hospitalisée, cinquième etchambre 505. Elle ajouta que c'était facile, il n'yavait que des cinq. Lui ne trouvait rien de facile àce qui l'attendait. Arthur ferma la porte derrière lui,descendit les escaliers, entra dans le parking. Laurenétait déjà dans la voiture, posée sur la banquettearrière.- Je ne sais pas comment vous faites cela, maisc'est très fort. Vous avez bossé avec Houdini !- Qui ça ?- Houdini, un prestidigitateur.- Vous avez de vraies références, vous.- Passez devant, je n'ai pas de casquette dechauffeur.- Soyez un minimum indulgent, je vous ai ditque je manquais encore de précision, ce n'est passi mal la banquette arrière, j'aurais pu atterrir sur lecapot. Quoique je m'étais bien concentrée sur l'inté-rieur de la voiture. Je vous assure que je progressede plus en plus vite.Lauren s'assit près de lui. Un silence s'installa,elle regardait par la fenêtre. Arthur filait dans lanuit. Il la questionna sur l'attitude à adopter une foisrendus à l'hôpital. Elle lui proposa de se faire passerpour un cousin du Mexique qui venant d'apprendrela nouvelle avait roulé toute la journée et toute lanuit. Il allait prendre un avion pour l'Angleterre aupetit matin et ne reviendrait pas avant six mois, d'oùl'impérieuse nécessité de déroger au règlement etde lui accorder l'autorisation de voir sa cousine ado-rée, en dépit de l'heure tardive. Il ne se trouvait pasfranchement le type sud-américain, et envisagea queson bobard ne marche pas.Elle le trouva fort négatif et suggéra que si teldevait être le cas ils reviendraient le lendemain. Ilne fallait pas qu'il s'inquiète. C'était plutôt son ima-gination à elle qui l'inquiétait. La Saab pénétra dansl'enceinte du complexe hospitalier. Elle le fit tour-ner à droite, puis prendre la deuxième allée sur sagauche et l'invita à se garer juste derrière le pinargenté. Une fois garés, elle lui montra du bout dudoigt la sonnette de nuit, lui précisant de ne passonner trop longtemps, cela les agaçait. « Qui ? »

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demanda-t-il. « Les infirmières qui arrivent souventdu bout du couloir et qui ne peuvent pas se télé-porter, réveillez-vous maintenant»... «J'aimeraisbien », dit-il.Arthur descendit de la voiture et sonna deuxcoups brefs. Une femme de petite taille, aux yeuxcerclés de lunettes en écaille vint lui ouvrir. Elleentrebâilla la porte et demanda ce qu'il voulait. Ilse débattit aussi bien qu'il le pouvait avec son his-toire. L'infirmière lui fit savoir qu'il y avait unrèglement, que si on se donnait la peine d'en faireun c'était certainement pour l'appliquer, et qu'iln'avait qu'à revenir demain, et retarder son départ.Il supplia, invoqua l'exception qui confirme tou-tes les règles, s'apprêta à se résigner, la mort dansl'âme, vit alors la nurse flancher, regarder sa montreet finir par lui dire. « Je dois faire ma tournée, sui-vez-moi, ne faites pas un bruit, ne touchez à rien etdans quinze minutes vous êtes dehors. » Il prit samain et la baisa en guise de remerciements. « Vousêtes tous comme ça au Mexique ? » questionna-t-elle en esquissant un sourire. Elle le laissa pénétrerdans l'enceinte du pavillon, l'invitant à la suivre.Ils se rendirent aux ascenseurs et montèrent direc-tement au cinquième étage.- Je vous emmène dans la chambre, je fais matournée, et je passe vous rechercher. Vous ne tou-cherez à rien.Elle poussa la porte du 505, la pièce était dansla pénombre. Une femme allongée sur un lit, éclai-rée par une simple veilleuse semblait dormir d'unsommeil profond. Depuis l'entrée, Arthur ne pou-vait pas distinguer les traits du visage qui reposait.L'infirmière parla à voix feutrée.- Je laisse ouvert, entrez, elle ne risque pas dese réveiller, mais faites attention aux mots que vousprononcerez près d'elle, on ne sait jamais avec lespatients dans le coma. C'est en tout cas ce que disentles médecins, moi ce que j'en dis c'est autre chose.Arthur pénétra à pas de loup. Lauren était deboutprès de la fenêtre et le pria de la rejoindre : « Avan-cez, je ne vais pas vous mordre. » Il ne cessait dese demander ce qu'il faisait là. Il s'approcha du litet baissa les yeux. La ressemblance était saisissante.La femme inerte était plus pâle que son sosie quilui souriait, mais hormis ce détail leurs traits étaientidentiques. Il fit alors un pas en arrière.- C'est impossible, vous êtes sa sœur jumelle ?- Vous êtes désespérant ! Je n'ai pas de sœur.C'est moi, allongée là, c'est seulement moi, aidez-moi et essayez d'admettre l'inadmissible. Il n'y apas de trucage et vous ne dormez pas. Arthur, jen'ai que vous, il faut me croire, vous ne pouvez pas

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me tourner le dos. J'ai besoin de votre aide, vousêtes la seule personne sur cette terre à qui je puisseparler depuis six mois, le seul être humain qui sentema présence et qui m'entende.- Pourquoi moi ?- Je n'en ai pas la moindre idée, il n'y a riende cohérent dans tout cela.- « Tout cela » est assez effrayant.- Vous croyez que je n'ai pas peur ?De la peur, elle en avait à revendre. C'était sonpropre corps qu'elle voyait se flétrir comme unlégume un peu plus chaque jour, allongé avec unesonde urinaire et une perfusion pour être alimenté.Elle n'avait aucune réponse aux questions qu'il seposait et qu'elle se posait tous les jours depuisl'accident. « J'ai des interrogations que vous ne sup-posez pas. » Le regard triste, elle lui fit part de sesdoutes, de ses frayeurs : pendant combien de tempscette énigme durerait? Pourrait-elle revivre neserait-ce que quelques jours la vie d'une femme nor-male, marchant sur ses deux jambes, serrant les gensqu'elle aime dans ses bras ? Pourquoi avait-elledonné toutes ces années à faire des études de méde-cine si c'était pour finir comme cela ? Combien dejours avant que son cœur ne lâche ? Elle se voyaitmourir, et en avait une peur bleue. « Je suis un fan-tôme humain, Arthur. » Il baissa les yeux en évitantles siens.- Pour mourir, il faut partir, et vous êtes encorelà. Venez, nous rentrons, je suis fatigué et vousaussi. Je vous ramène.Il passa son bras autour de son épaule et la serracontre lui, comme pour la consoler. En se retour-nant, il se trouva face à l'infirmière qui le dévisa-geait avec étonnement.- Vous avez une crampe ?- Non, pourquoi ?- Votre bras en l'air là, avec la main fermée,ce n'est pas une crampe ?Arthur lâcha brusquement l'épaule de Lauren etramena son bras le long de son corps.- Vous ne la voyez pas, hein ? demanda-t-il àl'infirmière.- Je ne vois pas qui ?- Personne !- Vous voulez vous reposer avant de repartir,vous m'avez l'air tout bizarre tout à coup ?L'infirmière voulut le réconforter, cela faisait tou-jours un choc, « c'était normal », « ça passerait ».Arthur répondit en parlant très lentement commes'il avait perdu ses mots et les cherchait encore :« Non, tout va bien, je vais m'en aller. » Elles'inquiéta de savoir s'il retrouverait son chemin.

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Reprenant ses esprits, il la rassura, la sortie était aubout du couloir.- Alors je vous laisse ici, j'ai encore du travaildans la chambre d'à côté, il faut que je change laliterie, un petit accident.Arthur la salua et s'engagea dans le couloir.L'infirmière le vit relever son bras à l'horizontale,et maugréer : « Je vous crois, Lauren, je vouscrois. » Elle fronça les sourcils et s'en retourna dansla pièce voisine. « Ah ! Il y en a, ça les secoue, ya pas à dire. » Ils s'engouffrèrent dans la cabine del'ascenseur. Arthur avait les yeux baissés. Il nedisait rien, elle non plus. Ils quittèrent l'hôpital. Unvent du nord s'était engouffré dans la baie, amenantavec lui une pluie fine et ciselante, il faisait un froidde loup. Il releva le col de son manteau sur sa nuqueet ouvrit la portière à Lauren. « On va se calmer unpeu sur les effets passe-muraille et remettre les cho-ses dans l'ordre, s'il vous plaît ! » Elle entra nor-malement dans la voiture et lui sourit.Le retour se fit sans un mot prononcé ni par l'unni par l'autre. Arthur se concentrait sur sa route,Lauren regardait les nuages par la fenêtre. Ce n'estqu'en arrivant au pied de la maison que sans sedétourner du ciel elle se remit à parler :- J'ai tellement aimé la nuit, pour ses silences,ses silhouettes sans ombre, ses regards que l'on necroise pas le jour. Comme si deux mondes se par-tageaient la ville sans se connaître, sans imaginer laréciprocité de l'existence de l'autre. Des tas d'êtreshumains apparaissent au crépuscule et disparaissentà l'aube. On ne sait pas où ils vont. Il n'y avait quenous à l'hôpital, pour les connaître.- C'est quand même une histoire de dingues.Avouez-le. C'est difficile à admettre.- Oui, mais on ne va pas s'arrêter là pour autantet passer le reste de la nuit à se répéter ça.- Enfin pour ce qu'il en reste, de ma nuit !- Rangez la voiture, je vous attendrai là-haut.Arthur la parqua dehors pour ne pas réveiller sesvoisins avec le bruit de la porte du garage. Il montal'escalier et entra. Lauren était assise en tailleur aumilieu du salon.- Vous visiez le canapé ? lui demanda-t-ilamusé.- Non, je visais le tapis et je suis pile dessus.- Menteuse, je suis sûr que vous visiez lecanapé.- Et moi, je vous dis que je visais le tapis !- Vous êtes mauvaise joueuse.- Je voulais vous préparer un thé mais... Vousdevriez aller vous coucher, il ne vous reste que peud'heures de sommeil.

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Il la questionna sur les circonstances de l'acci-dent, elle lui raconta le caprice de la « vieilleanglaise », la Triumph qu'elle adorait, lui parla dece week-end à Carmel au début de l'été dernier quis'était achevé sur Union Square. Elle ne savait pasce qui s'était passé.- Et votre petit ami ?- Quoi, mon petit ami ?- Vous partiez le rejoindre ?- Reformulez votre question, dit Lauren en sou-riant. Votre question c'est : « Avez-vous un petitami ? »- Aviez-vous un petit ami ? répéta Arthur.- Merci pour l'imparfait, ça m'est arrivé.- Vous n'avez pas répondu.- Ça vous concerne ?- Non, après tout je ne vois pas de quoi je memêle.Arthur tourna les talons et se dirigea vers la cham-bre, il invita de nouveau Lauren à se reposer sur lelit tandis que lui prendrait ses quartiers dans le salon.Elle le remercia de sa galanterie, mais elle seraittrès bien sur le canapé. Il alla se coucher trop fatiguépour réfléchir à tout ce que cette soirée impliquait,ils en reparleraient demain. Avant de refermer laporte il lui souhaita bonne nuit, elle lui demandaune dernière faveur : « Vous voulez bien m'embras-ser sur la joue ? » Arthur inclina la tête, interroga-teur. « Vous avez l'air d'un petit garçon de dix anscomme ça, je vous ai juste demandé de m'embrassersur la joue. Cela fait six mois que personne ne m'aprise dans ses bras. » Il revint sur ses pas, s'appro-cha d'elle, la prit par les épaules et l'embrassa surles deux joues. Elle appuya sa tête contre sa poi-trine. Arthur se sentit gauche et désemparé. Avecmaladresse il referma ses bras autour de ses hanchesfines. Elle fit glisser sa joue contre son épaule.- Merci, Arthur, merci pour tout. Allez vousendormir maintenant, vous allez être épuisé. Je vousréveillerai tout à l'heure.Il s'en alla dans la chambre, ôta son pull et sachemise, jeta son pantalon sur une chaise et plongeasous sa couette. Le sommeil le saisit en quelquesminutes. Lorsqu'il fut endormi profondément, Lau-ren, qui était restée dans le salon, ferma les yeux,se concentra, et atterrit en équilibre précaire surl'accoudoir du fauteuil, face au lit. Elle le regardadormir. Le visage d'Arthur était serein, elle y aper-cevait même un sourire à la naissance des lèvres.Elle passa de longues minutes à le regarder jusqu'àce que le sommeil l'emporte à son tour. C'était lapremière fois qu'elle dormait depuis son accident.Quand elle s'éveilla, vers dix heures, il dormait

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encore d'un sommeil profond. « Mince », hurla-t-elle ; elle s'assit près du lit et le secoua vivement.« Réveillez-vous, il est très tard. » Il se retourna etmaugréa.- Carol-Ann, pas si fort.- Gracieux, très gracieux, on se réveille, cen'est pas Carol-Ann, et il est dix heures cinq.Arthur ouvrit d'abord les yeux doucement, puisles écarquilla d'un coup et s'assit brutalement surson lit.- La comparaison est décevante ? demanda-t-elle.- Vous êtes là, ce n'était pas un rêve ?- Vous auriez pu l'éviter celle-là, elle étaitattendue. Vous devriez vous dépêcher, il est dix heu-res bien passées.- Quoi ? cria-t-il à son tour, vous deviez meréveiller.- Je ne suis pas sourde, Carol-Ann l'était ? Jesuis désolée, je me suis endormie, cela ne m'étaitpas arrivé depuis l'hôpital, j'espérais fêter cela avecvous mais je vois que vous n'êtes pas d'humeur,allez vous préparer.- Dites, ce n'est pas la peine d'avoir ce ton per-sifleur, vous avez bousillé ma nuit et maintenantvous enchaînez avec la matinée, alors s'il vous plaît,hein !- Vous êtes terriblement gracieux le matin, jevous aime mieux quand vous dormez.- Vous me faites une scène, là ?- Ne rêvez pas, et allez vous habiller, ça vaencore être de ma faute.- Bien sûr que c'est de votre faute et vous seriezbien aimable de sortir parce que je suis à poil sousma couette.- Vous êtes pudique, maintenant ?Il la pria de le dispenser d'une scène de ménagedès son réveil et eut le propos malheureux d'acheversa phrase par un « parce que sinon... ». « Sinon,c'est souvent un mot de trop ! » répondit-elle du tacau tac. D'un ton acide elle lui souhaita une bonnejournée et disparut subitement. Arthur regarda toutautour de lui, hésita quelques instants, puis appela :« Lauren ? ça suffit, je sais que vous êtes là. Maisvous avez vraiment mauvais caractère. Allez sortez,c'est stupide. » Nu et gesticulant au milieu de sonsalon, son regard croisa celui de son voisin d'enface qui regardait la scène par la fenêtre avec unétonnement certain. Il plongea sur le canapé, saisitle plaid, l'entoura autour de sa taille et se dirigeavers la salle de bains en murmurant : « Je suis àpoil, au milieu du salon, en retard comme jamais,et je suis en train de parler tout seul, mais qu'est-ce

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que c'est que cette histoire de dingues ? »En entrant dans la salle de bains il ouvrit la portede la penderie et interrogea tout doucement : « Lau-ren, vous êtes là ?» Il n'y eut aucune réponse, et ilfut déçu. Il prit alors sa douche à toute vitesse. Ensortant, il courut vers sa chambre, renouvela l'exer-cice de la penderie, et en absence de toute réaction,il enfila un costume. Il dut refaire trois fois sonnœud de cravate, pesta : « Et j'ai deux mains gau-ches ce matin ! » Habillé, il se rendit dans la cuisine,fouilla le comptoir pour retrouver ses clés, ellesétaient dans sa poche. Il sortit de l'appartement pré-cipitamment, s'arrêta net, fit demi-tour et rouvrit laporte : « Lauren, toujours pas là ? » Quelques secon-des de silence, il referma la serrure à double tour.Descendant directement dans le parking par l'esca-lier intérieur, il chercha sa voiture, se souvint qu'ill'avait garée dehors, retraversa le corridor en cou-rant et arriva enfin dans la rue. En levant les yeuxil aperçut à nouveau son voisin qui le dévisageait,l'air perplexe. Il lui fit un sourire gêné, introduisitmaladroitement la clé dans la serrure de la portière,s'installa au volant et démarra en trombe. Lorsqu'ilarriva à son bureau, son associé était dans le hall,il hocha plusieurs fois la tête en le voyant et fit lamoue avant de s'adresser à lui.- Tu devrais peut-être prendre quelques joursde vacances.- Tu prends sur toi et tu ne me fais pas chierce matin, Paul.- Gracieux, tu es très gracieux.- Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ?- Tu as revu Carol-Ann ?- Non, je n'ai pas revu Carol-Ann, c'est finiavec Carol-Ann, tu le sais très bien.- Pour que tu sois dans cet état-là il y a deuxsolutions, Carol-Ann ou alors une nouvelle.- Non il n'y a pas de nouvelle, pousse-toi, jesuis déjà assez en retard.- Non sans blague, il n'est que onze heuresmoins le quart. Son nom ?- À qui ?- Est-ce que tu as vu ta tête ?- Elle a quoi ma tête ?- Tu as dû passer la nuit avec un char d'assaut,raconte-moi !- Mais je n'ai rien à raconter.- Et ton appel de la nuit, avec tes conneries autéléphone, c'était qui ?Arthur dévisagea son associé.- Écoute, j'ai bouffé une saloperie hier soir, j'aifait un cauchemar cette nuit, j'ai très peu dormi. S'ilte plaît, je ne suis pas d'humeur, laisse-moi passer,

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je suis vraiment en retard.Paul s'écarta. Lorsque Arthur passa devant lui, illui tapota l'épaule : « Je suis ton ami, n'est-cepas ? » Arthur se retourna et il ajouta :- Si tu avais des ennuis tu m'en parlerais ?- Mais qu'est-ce qui te prend ? J'ai juste maldormi cette nuit, c'est tout, n'en fais pas une his-toire.- D'accord, d'accord. Le rendez-vous est à1 heure, on les retrouve en haut du Hyatt Embar-cadère, on ira ensemble si tu veux, je reviens aubureau ensuite.- Non, je prendrai ma voiture, j'ai un rendez-vous après.- Comme tu voudras !Arthur entra dans son bureau, posa sa sacoche ets'assit, il appela son assistante, lui demanda un café,fit pivoter son fauteuil, faisant ainsi face à la vue,s'inclina en arrière, et se mit à penser.Quelques instants plus tard, Maureen frappa à laporte, un parapheur dans une main, une tasse dansl'autre, un beignet en équilibre sur le rebord de lasoucoupe. Elle posa le breuvage brûlant sur le coinde la table.- Je vous ai mis du lait, je suppose que c'estvotre premier du matin.- Merci. Maureen, elle a quoi ma tête ?- L'air de « Je n'ai pas encore pris mon premiercafé du matin ».- Je n'ai pas encore pris mon premier café dumatin !- Vous avez des messages, prenez votre petitdéjeuner tranquillement, il n'y a rien d'urgent, jevous laisse des courriers à signer. Vous allez bien ?- Oui, je vais bien, je suis juste très fatigué.À cet instant précis, Lauren apparut dans la pièce,ratant de peu le coin du bureau. Elle disparut aus-sitôt du champ de vision d'Arthur, retombant sur letapis. Il se leva d'un bond :- Vous vous êtes fait mal ?- Non, non, ça va, dit Lauren.- Pourquoi me serais-je fait mal ? demandaMaureen.- Non, pas vous, reprit Arthur.Maureen parcourut la pièce du regard.- Nous ne sommes pas très nombreux.- Je pensais à voix haute.- Vous pensiez que je m'étais fait mal, à voixhaute ?- Mais non, je pensais à quelqu'un d'autre etje me suis exprimé à voix haute, cela ne vous arrivejamais ?Lauren s'était assise, jambes croisées, sur le coin

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de la table et décida d'interpeller Arthur :- Vous n'êtes pas obligé de me comparer à uncauchemar ! lui dit-elle.- Mais je ne vous ai pas appelée cauchemar.- Eh bien, il ne manquerait plus que cela, vousen trouverez des cauchemars qui vous préparentvotre café, répondit Maureen.- Maureen, je ne m'adresse pas à vous !- Il y a un fantôme dans la pièce ou je suisatteinte de cécité partielle et je manque quelquechose ?- Excusez-moi, Maureen, c'est ridicule, je suisridicule, je suis épuisé et je parle à voix haute, j'ail'esprit totalement ailleurs.Maureen lui demanda s'il avait entendu parler dela dépression de surmenage ? « Vous savez qu'ilfaut réagir aux premiers signes, qu'après on peutmettre des mois à s'en remettre ? »- Maureen, je ne fais pas de dépression de sur-menage, j'ai passé une mauvaise nuit, c'est tout.Lauren enchaîna :- Ah ! vous voyez, mauvaise nuit, cauchemar...- Arrêtez, s'il vous plaît, ce n'est pas possible,donnez-moi une minute.- Mais je n'ai rien dit, s'exclama Maureen.- Maureen, laissez-moi seul, il faut que je meconcentre, je vais faire un peu de relaxation et toutva aller.- Vous allez faire de la relaxation ? Vousm'inquiétez, Arthur. Vous m'inquiétez beaucoup.- Mais non, tout va bien.Il la pria de le laisser et de ne lui passer aucunappel, il avait besoin de calme. Maureen sortit dubureau à contrecœur et referma la porte. Dans lecouloir elle croisa Paul, elle lui demanda de le voirquelques instants en privé.Seul dans son bureau, Arthur fixa Lauren duregard.- Vous ne pouvez pas apparaître comme cela al'improviste, vous allez me mettre dans des situa-tions impossibles.- Je voulais m'excuser pour ce matin, j'ai étédifficile.- C'est moi, j'étais d'une humeur exécrable.- Ne passons pas la matinée à s'excuser l'unl'autre, j'avais envie de vous parler.Paul entra sans frapper.- Je peux te dire un mot ?- C'est ce que tu es en train de faire.- Je viens de parler avec Maureen, qu'est-ceque tu as ?- Mais fichez-moi la paix, ce n'est pas parceque j'arrive une fois en retard et fatigué que l'on

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doit me déclarer dépressif dans la seconde.- Je ne t'ai pas dit que tu étais dépressif.- Non, mais c'est ce que Maureen m'a suggéré,il paraît que j'ai une tête hallucinante ce matin.- Pas hallucinante, hallucinée.- Je suis halluciné, mon ami.- Pourquoi ? Tu as rencontré quelqu'un ?Arthur ouvrit en grand les bras et acquiesça d'unsigne de tête, l'œil coquin.- Ah, tu vois que tu ne peux rien me cacher,j'en étais sûr. Je la connais ?- Non, ça c'est impossible.- Tu m'en parles ? Qui est-ce ? Quand est-ceque je la rencontre ?- Ça va être très compliqué, c'est un spectre.Mon appartement est hanté, j'ai découvert ça hiersoir par hasard. C'est une femme fantôme, qui habi-tait dans le placard de ma salle de bains. J'ai passéla nuit avec elle, mais en tout bien tout honneur,elle est très belle dans le genre fantôme, pas... (ilmima un monstre) ... non vraiment, un très beaurevenant, d'ailleurs non pas revenant en fait, elle estdans la catégorie des restants puisqu'elle n'est pastout à fait partie, ce qui explique cela. Tout te sem-ble plus clair maintenant ?Paul dévisagea son ami avec compassion.- D'accord, je t'envoie chez un médecin.- Arrête, Paul, je vais très bien.Et s'adressant à Lauren :- Ça ne va pas être facile.- Qu'est-ce qui ne va pas être facile ? demandaPaul.- Je ne te parlais pas à toi.- Tu parlais au fantôme, il est là dans la pièce ?Arthur lui rappela qu'il s'agissait d'une femme,et l'informa qu'elle était assise juste à côté de luisur le coin du bureau. Paul le regarda dubitatif, etpassa très lentement la paume de sa main à plat surla table de travail de son associé.- Ecoute, je sais que je t'ai souvent fait marcheravec mes conneries, mais là, Arthur, tu me fais peur,tu ne te vois pas ce matin, mais tu as l'air au borddu gaz.- Je suis fatigué, j'ai peu dormi et j'ai sûrementune sale mine mais je suis en pleine forme à l'inté-rieur. Je t'assure tout va très bien.- Tu vas très bien à l'intérieur ? L'extérieur al'air mal en point, comment vont les côtés ?- Paul, laisse-moi travailler, tu es mon ami, pasmon psychiatre, d'ailleurs je n'ai pas de psy. Je n'enai pas besoin.Paul lui demanda de ne pas venir au rendez-vousde signature qu'ils avaient tout à l'heure. Il allait

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leur faire perdre ce contrat. « Je crois que tu ne terends pas bien compte de ton état, tu fais peur. »Arthur prit la mouche, se leva, attrapa sa sacocheet se dirigea vers la porte.- D'accord, je fais peur, j'ai une tête hallucinée,alors je rentre chez moi, pousse-toi, laisse-moi sor-tir. Venez, Lauren, on y va !- Tu es un génie, Arthur, ton numéro esténorme.- Je ne fais pas de numéro, Paul, tu as l'esprittrop, comment dire, conventionnel pour imaginer ceque je vis. Note, je ne t'en veux pas, j'ai énormé-ment évolué moi-même depuis hier soir.- Tu as entendu ton histoire quand même, c'estcolossal !- Oui, tu l'as déjà dit, écoute, ne t'inquiète derien, puisque tu te proposes d'assumer seul cettesignature c'est très bien, j'ai vraiment peu dormi,je vais aller me reposer, je te remercie, je reviendraidemain, ça ira beaucoup mieux.Paul l'invita à prendre quelques jours de repos,au moins jusqu'à la fin de la semaine ; un emmé-nagement, c'était toujours épuisant. Il lui offrit sesservices pendant le week-end, s'il avait besoin dequoi que ce soit. Arthur le remercia ironiquement,quitta la pièce et dévala l'escalier. Il sortit del'immeuble et chercha Lauren sur le trottoir.- Vous êtes là ?Lauren apparut, assise sur le capot de sa voiture.- Je vous crée plein de problèmes, je suis vrai-ment désolée.- Non, ne le soyez pas. Finalement, je n'ai pasfait cela depuis très longtemps.- Quoi ça ?- L'école buissonnière. Toute une journée avecMonsieur Buisson !Paul à la fenêtre, le front plissé, regardait sonassocié parler tout seul dans la rue, ouvrir la portièrecôté passager sans aucune raison et la refermer aus-sitôt, faire le tour de son cabriolet, et s'installer der-rière le volant. Il fut convaincu que son meilleurami faisait une dépression de surmenage ou qu'ilavait eu un accident cérébral. Installé sur son siègeArthur posa ses mains sur le volant et soupira. Ilfixait Lauren du regard, souriant en silence. Gênée,elle lui rendit son sourire.- C'est énervant d'être pris pour un fou,n'est-ce pas ? Et encore il ne vous a pas traité depute !- Pourquoi ? Mon explication était confuse ?- Non, pas le moins du monde. Où va-t-on ?- Prendre un grand petit déjeuner, et vous alleztout me raconter, dans le détail.

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De la fenêtre de son bureau Paul continuait desurveiller son ami garé en bas devant la porte del'immeuble. Lorsqu'il le vit parler seul dans la voi-ture, s'adressant à un personnage invisible et ima-ginaire, il se décida à l'appeler sur son téléphoneportable. Dès qu'Arthur décrocha il lui demanda dene pas démarrer, il descendait sur-le-champ, il fal-lait qu'il lui parle.- De quoi ? demanda Arthur.- C'est pour cela que je descends !Paul dévala l'escalier, traversa la cour et, arrivédevant la Saab, ouvrit la portière du conducteur ets'assit presque sur les genoux de son meilleur ami.- Pousse-toi !- Mais monte de l'autre côté, bon sang !- Ça ne t'embête pas si c'est moi qui conduis ?- Je ne comprends pas, on parle ou on roule ?- Les deux, allez, change de siège !Paul poussa Arthur et s'installa derrière le volant,il fit tourner la clé de contact et le cabriolet quittason aire de stationnement. Arrivé au premier carre-four il freina brutalement.- Juste une question préalable : Ton fantôme estdans la voiture avec nous en ce moment ?- Oui, elle s'est assise sur la banquette arrière,vu ta façon cavalière d'entrer.Paul ouvrit alors sa portière, descendit de la voi-ture, inclina le dossier de son siège, et s'adressantà Arthur :- Sois gentil, tu demandes à Casper de nouslaisser et de descendre. J'ai besoin d'avoir uneconversation en privé avec toi. Vous vous retrou-verez chez toi !Lauren apparut à la fenêtre côté passager.- Retrouve-moi à North-Point, dit-elle, je vaisaller me promener là-bas. Tu sais, si c'est tropcompliqué, tu n'es pas obligé de lui dire la vérité,je ne veux pas te mettre dans une situation impos-sible !- C'est mon associé et mon ami, je ne peux paslui mentir.- Tu n'as qu'à parler de moi avec la boîte àgants ! reprit Paul, moi tu vois, hier soir j'ai ouvertle frigo, j'ai vu de la lumière, je suis rentré, et j'aiparlé de toi avec le beurre et une salade pendantune demi-heure.- Je ne parle pas de toi avec la boîte à gants,mais avec elle !- Eh bien, tu vas demander à Lady Casperd'aller repasser son drap pour qu'on puisse se parlerun peu !Elle disparut.- Il est parti ? demanda Paul un peu nerveux.

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- C'est Elle, pas Il ! Oui, elle s'est absentée, tues tellement grossier ! Bon, à quoi joues-tu ?- À quoi je joue ? interrogea Paul en faisant lamoue.Il redémarra.- Non, je préférais juste que nous soyons seuls,je voulais te parler de choses personnelles.- De quoi ?- Des effets secondaires qui surviennent parfoisplusieurs mois après une séparation.Paul partit sur une grande tirade, Carol-Annn'était pas faite pour lui, il pensait qu'elle l'avaitfait beaucoup souffrir pour rien et qu'elle n'en valaitpas la peine. Après tout, cette femme était uneinfirme du bonheur. Il en appela à son honnêteté,elle ne méritait pas l'état dans lequel il avait vécuaprès leur séparation. Depuis Karine, il n'avaitjamais été détruit comme ça. Et Karine, il compre-nait alors que franchement, Carol-Ann...Arthur lui fit remarquer qu'à l'époque de lafameuse Karine, ils avaient dix-neuf ans, et que desurcroît il n'avait jamais flirté avec elle. Vingt ansque Paul lui en reparlait, simplement parce qu'ill'avait vue en premier ! Paul nia l'avoir même évo-quée. « Au moins deux à trois fois par an !» rétor-qua Arthur. «Pouf! elle ressort d'une boîte àsouvenirs. Je n'arrive même pas à me rappeler sonvisage ! » Paul se mit à gesticuler, soudainementexcédé.- Mais pourquoi n'as-tu jamais voulu me direla vérité à son sujet ? Avoue-le, bon sang, que tu essorti avec elle, puisque cela fait vingt ans commetu le dis, il y a prescription maintenant !- Tu m'emmerdes, Paul, tu n'es pas descendudu bureau en courant, et nous ne sommes pas entrain de traverser la ville parce que tout à coup tuvoulais me parler de Karine Lowenski ! Où va-t-on,d'ailleurs ?- Tu ne te souviens pas de sa tête, mais tu n'aspas oublié son nom de famille en tout cas !- C'était ça ton sujet très important ?- Non, je te parle de Carol-Ann.- Pourquoi me parles-tu d'elle ? C'est la troi-sième fois depuis ce matin. Je ne l'ai pas revue etnous ne nous sommes pas téléphoné. Si tu es sou-cieux à cause de ça, ce n'est pas la peine que nousdescendions avec ma voiture jusqu'à Los Angeles,parce que mine de rien, nous venons de traverser leport et nous sommes déjà dans South-Market.Qu'est-ce qu'il y a, elle t'a invité à dîner ?- Comment peux-tu imaginer que je veuilledîner avec Carol-Ann ? Du temps où vous étiezensemble j'avais déjà du mal à le faire, et pourtant

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tu étais à table.- Alors de quoi s'agit-il, pourquoi me fais-tutraverser la moitié de la ville ?- Pour rien, pour te parler, pour que tu me par-les.- De quoi ?- De toi !Paul bifurqua sur la gauche et fit pénétrer la Saabsur le parking d'un grand immeuble de quatre étagesaux façades recouvertes de faïence blanche.- Paul, je sais que cela va te paraître dingue,mais j'ai vraiment rencontré un fantôme !- Arthur, je sais que ça va te paraître dingue,mais je t'emmène vraiment faire un bilan médical !Arthur qui regardait son ami retourna brusque-ment la tête, fixant le frontispice qui ornait la devan-ture de l'immeuble :- Tu m'as emmené dans une clinique ? Tu essérieux ? Tu ne me crois pas ?- Mais si, je te crois ! Et je vais te croire encoreplus quand tu auras fait un scanner.- Tu veux que je fasse un scanner ?- Écoute-moi bien, grande girafe ! Si j'arriveun jour au bureau avec la tête d'un type qui est restécoincé sur un escalier roulant pendant un mois, queje repars en colère alors que je ne perds jamais moncalme, que de la fenêtre tu me vois marcher sur letrottoir le bras en l'air à quatre-vingt-dix degrés àl'horizontale, puis ouvrir la portière de ma voitureà un passager qui n'existe pas, que non content del'effet provoqué je continue à parler en gesticulantdans la voiture, comme si je parlais à quelqu'un,mais qu'il n'y a personne, vraiment personne, et quepour seule explication je te dis que je viens de ren-contrer un fantôme, j'espère que tu seras aussiinquiet pour moi que je le suis pour toi en cemoment.Arthur esquissa un sourire.- Quand je l'ai rencontrée dans mon placard,j'ai cru que c'était toi qui me faisais une blague.- Tu vas me suivre, on va aller me rassurermaintenant !Arthur se laissa tirer par le bras jusque dans lehall d'accueil de la clinique. La réceptionniste lessuivit du regard. Paul installa Arthur sur une chaise,en lui donnant l'ordre de ne pas en bouger. Il secomportait avec lui comme on traite un enfant pastrès sage dont on redoute à chaque instant qu'iléchappe à votre périmètre de vue. Puis il se renditau comptoir, et héla la jeune femme en scandant :- C'est une urgence !- De quel type ? répondit-elle du tac au tac,avec une certaine désinvolture dans sa voix, alors

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que le ton emprunté par Paul traduisait clairementson impatience et son énervement.- Du type assis là-bas sur un fauteuil !- Non, je vous demande de quelle nature estl'urgence ?- Traumatisme crânien !- Comment est-ce arrivé ?- L'amour est aveugle et lui passe son temps àprendre des coups de canne blanche sur la tête, alorsà force, ça finit par l'esquinter !Elle trouva la réplique très drôle, sans être tou-tefois certaine d'en avoir perçu le sens. Sans ren-dez-vous et sans prescription elle ne pouvait rienfaire pour lui, elle en était désolée ! « Attendez pourêtre désolée ! » Elle le serait quand il aurait fini deparler, annonça-t-il, demandant d'une voix autori-taire si cette clinique était bien celle du Dr Bresnik ?L'hôtesse acquiesça de la tête. Il lui expliqua d'unton tout aussi vif que c'était au sein de cet établis-sement que les soixante collaborateurs de son cabi-net d'architecture venaient faire chaque année leurcontrôle médical, mettre leurs bébés au monde,conduire leurs enfants pour les faire vacciner ou soi-gner rhumes, grippes, angines et autres saloperies.Il enchaîna sans reprendre son souffle et lui expli-qua que tous ces gentils patients, et néanmoinsclients de cette institution médicale, étaient sous laresponsabilité de l'énergumène qu'elle avait devantelle, mais également du monsieur qui était assis avecson air désemparé sur le fauteuil en face.- Alors, mademoiselle, ou le Dr Bresmachins'occupe de mon associé maintenant, ou je vousgarantis que plus un seul d'entre eux ne foulera letapis-brosse de votre somptueuse clinique, pasmême pour se faire poser un patch !Une heure plus tard Arthur, accompagné de Paul,commençait une batterie d'examens en vue d'uncheck-up complet. Après un électrocardiogrammesous effort (on le fit pédaler vingt minutes sur unvélo d'appartement, des tas d'électrodes collées sursa poitrine), on lui préleva du sang (Paul ne putrester dans la pièce). Puis un médecin lui fit unesérie de tests neurologiques (on lui demanda delever une jambe, yeux ouverts et yeux fermés, onlui tapa à l'aide d'un petit marteau sur les coudes,sur les genoux et sur le menton, on lui gratta mêmela plante du pied avec une aiguille). Enfin sous lapression de Paul on accepta de lui faire passer unscanner. La salle d'examen était divisée par unegrande cloison vitrée. D'un côté trônait l'impres-sionnante machine cylindrique évidée en son centrepour permettre au patient d'y pénétrer de toute lalongueur de son corps (c'est pour cela qu'on la

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comparait souvent à un gigantesque sarcophage), del'autre côté, une salle technique encombrée de pupi-tres et de moniteurs reliés par de gros faisceaux decâbles noirs. Arthur fut allongé et sanglé au crâneet aux hanches sur une plate-forme étroite recou-verte d'un drap blanc, le docteur appuya sur un bou-ton le faisant avancer à l'intérieur de l'appareil.L'espace entre sa peau et les parois du tube n'étaitpas supérieur à quelques centimètres, il ne pouvaitplus effectuer aucun mouvement. On l'avait avertide l'extrême sensation de claustrophobie qu'il pour-rait ressentir.Il allait rester seul tout au long de l'examen, maisil pourrait communiquer à tout moment avec Paulet le médecin, installés de l'autre côté de la paroide verre. La cavité dans laquelle il était emprisonnéétait équipée de deux petits haut-parleurs. On pou-vait converser avec lui depuis la salle de contrôle.En appuyant sur la petite poire en plastique qu'onlui avait glissée dans la main il activerait un microet pourrait s'exprimer. La porte fut refermée et lamachine commença à émettre une série de sons per-cutants.- C'est insupportable ce qu'il subit ? demandaPaul d'un air amusé.Le manipulateur expliqua que c'était assez désa-gréable. Beaucoup de patients claustrophobes nesupportaient pas cet examen et le contraignaient àinterrompre le protocole.- Ça ne fait pas mal du tout, mais le confine-ment et le bruit rendent la chose nerveusement dif-ficile.- Et on peut lui parler ? enchaîna Paul.Il pouvait s'adresser à son ami en appuyant surle bouton jaune à côté de lui. Le manipulateur pré-cisa qu'il valait mieux le faire quand le scannern'émettait pas de sons, sinon les mouvements de lamâchoire d'Arthur pouvaient rendre les clichés flousquand il répondrait.- Et là vous voyez l'intérieur de son cerveau ?- Oui.- Et qu'est-ce qu'on découvre ?- Toute forme d'anomalie, un anévrisme, parexemple...Le téléphone retentit et le docteur décrocha.Après quelques secondes de conversation il s'excusaauprès de Paul. Il lui fallait s'absenter un instant. Ill'invita à ne rien toucher, tout était automatique etil reviendrait dans quelques minutes.Lorsque le médecin eut quitté les lieux, Paulregarda son ami au travers de la vitre, un étrangesourire lui vint aux lèvres. Ses yeux se portèrent surle bouton jaune du microphone. Il marqua un temps

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d'hésitation et appuya :- Arthur, c'est moi ! Le toubib a dû s'absenter,mais ne t'inquiète pas je suis là pour surveiller quetout se déroule bien. C'est incroyable le nombre deboutons de ce côté. On se croirait dans un cockpitd'avion. Et c'est moi qui conduis, le pilote a sautéen parachute ! Dis donc, mon vieux, tu vas la balan-cer l'info, maintenant ? Alors, Karine, tu n'es passorti avec elle, mais tu as quand même couché avecelle, non ?Lorsqu'ils sortirent sur le parking de la clinique,Arthur avait sous son bras une dizaine d'enveloppesen kraft contenant des comptes rendus d'examenstous parfaitement normaux.- Tu me crois maintenant ? demanda Arthur.- Tu me déposes au bureau et tu vas te reposerchez toi comme prévu.- Tu éludes ma question. Est-ce que tu me croismaintenant que tu sais que je n'ai pas de tumeurdans la tête ?- Écoute, va te reposer, tout ça peut venir d'unecrise de surmenage.- Paul, j'ai joué le jeu de ton bilan médical,joue le jeu toi aussi !- Je ne suis pas sûr qu'il m'amuse, ton jeu ! Onen reparlera plus tard, il faut que je file directementau rendez-vous, je vais prendre un taxi. Je te télé-phonerai plus tard dans la journée.Paul le laissa seul dans la Saab. Il quitta les lieuxet roula vers North-Point. Au fond de lui, Arthurcommençait à aimer cette histoire, son héroïne, etles situations qu'elle ne manquerait pas de provo-quer.Le restaurant à touristes était perché sur la falaiseet surplombait le Pacifique. La salle était presquepleine et au-dessus du bar deux télévisions permet-taient aux convives de suivre deux matches de base-ball. Les paris allaient bon train. Ils étaient attablésderrière la baie vitrée.Il allait commander un cabernet-sauvignon lors-que, surpris par un frisson, il s'aperçut qu'elle lecaressait de son pied nu, sourire de victoire auxlèvres, les yeux malicieux. Piqué à vif, il lui saisitla cheville, et remontant le long de sa jambe :- Je vous sens aussi !- Je voulais en être certaine.- Vous l'êtes.La serveuse qui prenait sa commande l'interrogeaen faisant une moue dubitative.- Vous sentez quoi ?- Rien, je ne sens rien.- Vous venez de me dire « je vous sens aussi ».S'adressant à Lauren qui affichait un sourire écla-

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tant :- C'est facile, je peux me faire enfermer commecela.- Vous feriez peut-être bien, répondit la ser-veuse en haussant les épaules et en tournant lestalons.- Je peux passer ma commande ? cria-t-il.- Je vous envoie Bob, juste pour voir si vousle sentez aussi.Bob se présenta quelques minutes plus tard, pres-que plus féminin que sa collègue. Arthur luicommanda des œufs brouillés au saumon et un jusde tomate assaisonné. Il attendit cette fois que leserveur s'éloigne pour questionner Lauren sur sasolitude de ces six derniers mois.Bob, arrêté au milieu de la salle, le regardait par-ler tout seul avec consternation. La conversationdébuta, elle l'interrompit au beau milieu d'unephrase et lui demanda s'il avait un téléphone por-table. Ne voyant pas le rapport il hocha la tête ensigne d'acquiescement. « Décrochez-le et faitessemblant de parler dedans, sinon ils vont vraimentvous faire enfermer. » Arthur se retourna et constataque plusieurs tablées le fixaient du regard, certainespersonnes presque dérangées dans leur déjeuner parcet individu qui parlait dans le vide. Il saisit sonmobile, mima un numéro et prononça un « Allô ! »à très haute voix. Les gens continuèrent de le fixerquelques secondes et la situation redevenant pres-que normale, ils reprirent le cours de leur repas. Ilreposa dans le combiné sa question à Lauren. Lespremiers jours sa transparence l'avait amusée. Ellelui décrivit cette sensation de liberté absolue qu'ellevécut au commencement de son aventure. Plus dequestions à se poser sur sa façon de se vêtir, de secoiffer, sur la tête que l'on a, sur sa ligne, plus per-sonne ne vous regarde. Plus aucune obligation, plusde cadre, plus besoin de faire la queue, on passedevant tout le monde et sans gêner personne, pluspersonne ne vous juge sur vos attitudes. Plus besoinde faire semblant d'être discret, on peut écouter lesconversations des uns et des autres, voir l'invisible,entendre l'inaudible, se trouver là où l'on n'a pasle droit d'être, plus personne ne vous entend.- Je pouvais aller me poser sur le coin du bureauovale et écouter toutes les confidences de l'État,m'asseoir sur les genoux de Richard Gère ou pren-dre une douche avec Tom Cruise.Tout ou presque lui était possible, visiter lesmusées quand ils sont fermés, entrer dans un cinémasans payer, dormir dans des palaces, monter dansun avion de chasse, assister aux opérations chirur-gicales les plus pointues, visiter en secret les labo-

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ratoires de recherche, marcher au sommet des pilesdu Golden Gâte. L'oreille collée à son portable, ileut la curiosité de savoir si elle avait tenté au moinsl'une de ces expériences.- Non, j'ai le vertige, j'ai horreur de l'avion,Washington est trop loin, je ne sais pas me trans-porter à de telles distances, j'ai dormi pour la pre-mière fois hier, alors les palaces ne me servent àrien, quant aux magasins, à quoi ça sert quand onne peut rien toucher ?- Et Richard Gère et Tom Cruise ?- C'est comme pour les magasins !Elle lui expliqua avec beaucoup de sincérité quece n'était pas du tout marrant d'être un fantôme.Elle trouvait cela plutôt pathétique. Tout est acces-sible mais tout est impossible. Les gens qu'elleaimait lui manquaient. Elle ne pouvait plus entreren contact avec eux. « Je n'existe plus. Je peux lesvoir mais cela fait plus de mal que de bien. C'estpeut-être cela le Purgatoire, une solitude éternelle. »- Vous croyez en Dieu ?- Non, mais dans ma situation on a un peu ten-dance à remettre en cause ce que l'on croit et ceque l'on ne croit pas. Je ne croyais pas non plusaux fantômes.- Moi non plus, dit-il.- Vous ne croyez pas aux fantômes ?- Vous n'êtes pas un fantôme.- Vous trouvez ?- Vous n'êtes pas morte, Lauren, votre cœur batquelque part et votre esprit est en vie ailleurs. Lesdeux se sont séparés momentanément, c'est tout. Ilfaut chercher pourquoi, et comment les réunir denouveau.- Vous noterez que vu sous cet angle c'estquand même un divorce lourd de conséquences.C'était un phénomène hors du champ de sacompréhension, mais il ne comptait pas s'arrêter àce constat. Toujours pendu à son téléphone, il insistasur sa volonté de comprendre, il fallait chercher ettrouver le moyen de lui faire regagner son corps, ilfallait qu'elle sorte du coma, les deux phénomènesétant liés, ajouta-t-il.- Pardon, mais là je crois que vous venez defaire un grand pas dans vos recherches !Il ne releva pas son sarcasme, et lui proposa derentrer et d'entamer une série d'enquêtes sur le Web.Il voulait y recenser tout ce qui se rapportait aucoma : études scientifiques, rapports médicaux,bibliographies, histoires, témoignages. Particulière-ment ceux portant sur des cas de comas longs dontles patients étaient revenus. « Il faut que nous lesretrouvions et que nous allions les interroger. Leurs

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témoignages peuvent être très importants. »- Pourquoi faites-vous cela ?- Parce que vous n'avez pas le choix.- Répondez à ma question. Vous rendez-vouscompte des implications personnelles de votredémarche, du temps que cela va vous prendre ?Vous avez votre métier, vos obligations.- Vous êtes une femme très contradictoire.- Non, je suis lucide, ne vous apercevez-vouspas que tout le monde vous a regardé de travers,parce que pendant dix minutes vous parliez tout seulà table, savez-vous que la prochaine fois que vousviendrez dans ce restaurant on vous dira que c'estcomplet ; parce que les gens n'aiment pas la diffé-rence, parce qu'un type qui parle à voix haute etgesticule lorsqu'il ne dîne avec personne, celadérange ?- Il y a plus de mille restaurants en ville, celalaisse de la marge.- Arthur, vous êtes un gentil, un vrai gentil,mais vous êtes irréaliste.- Sans vouloir vous blesser, en matière d'irréa-lisme je crois que dans la situation actuelle vousavez une longueur d'avance sur moi.- Ne jouez pas avec les mots, Arthur. Ne mefaites pas de promesses à la légère, vous ne pourrezjamais résoudre une telle énigme.- Je ne fais jamais de promesses en l'air, et jene suis pas un gentil !- Ne me donnez pas des espoirs inutiles, vousn'aurez simplement pas le temps.- J'ai horreur de faire ça dans un restaurantmais vous m'y forcez, excusez-moi une minute.Arthur fît semblant de raccrocher, il la fixa duregard, décrocha à nouveau et composa le numérode son associé. Le remerciant pour le temps qu'illui avait consacré le matin même, pour son atten-tion. Le rassurant par quelques phrases apaisantes,il lui expliqua qu'il était effectivement au bordd'une crise de surmenage et qu'il valait mieux pourl'entreprise et pour lui qu'il s'arrête quelques jours.Il lui communiqua certaines informations spécifi-ques sur les dossiers en cours et lui indiqua queMaureen se tiendrait à sa disposition. Trop fatiguépour partir où que ce soit, il restait de toute façonchez lui et on pourrait le joindre par téléphone.- Voilà, je suis désormais libre de toute obli-gation professionnelle et je vous propose que nouscommencions nos recherches tout de suite.- Je ne sais pas quoi dire.- Commencez par m'aider avec vos connais-sances médicales.Bob apporta l'addition en dévisageant Arthur. Ce

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dernier ouvrit grands les yeux, fit une mimiqueeffrayante, tira la langue et se leva d'un bond. Bobfit un pas en arrière.- J'attendais mieux que cela de vous, Bob, jesuis très déçu. Venez, Lauren, cet endroit n'est pasdigne de nous.Dans la voiture qui les ramenait vers l'apparte-ment, Arthur expliqua à Lauren la méthodologied'investigation qu'il comptait mettre en application.Ils échangèrent leurs points de vue, et se mirentd'accord sur un plan de bataille.De retour chez lui, Arthur s'installa derrière satable de travail. Il alluma son ordinateur et seconnecta sur Internet. Les « autoroutes informati-ques » lui permettaient d'accéder instantanément àdes centaines de bases de données sur le sujet quile concernait. Il avait formulé une requête sur sonlogiciel de recherche, en tapant simplement le mot« Coma » dans la case dédiée, et le « Web » lui avaitproposé plusieurs adresses de sites contenant despublications, témoignages, exposés, et conversa-tions sur ce sujet. Lauren vint se poser à l'angle dubureau.En tout premier ils se connectèrent au serveur duMémorial Hospital, rubrique Neuropathologie ettraumatologie cérébrale. Une récente publication duPr Silverstone sur les traumatismes crâniens leurpermit d'accéder à la classification des différentstypes de coma selon l'échelle de Glasgow : troischiffres indiquaient la réactivité aux stimuli visuels,auditifs et sensitifs. Lauren répondait aux classes1.1.2, l'addition des trois chiffres déterminait uncoma de classe 4, autrement dénommé « Comadépassé ». Un serveur les renvoya vers une autrebibliothèque d'informations, détaillant des champsd'analyses statistiques sur les évolutions des patientsdans chaque famille de coma. Personne n'étaitjamais revenu d'un voyage en « quatrièmeclasse »...De nombreux diagrammes, coupes axonométri-ques, dessins, rapports de synthèses, sources biblio-graphiques, furent chargés dans l'ordinateurd'Arthur, puis imprimés. Au total près de sept centspages d'informations classées, triées et répertoriéespar centres d'intérêts.Arthur commanda une pizza et deux bières, ets'exclama qu'il n'y avait plus qu'à lire. Lauren luidemanda de nouveau pourquoi il faisait tout cela. Ilrépondit : « Par devoir vis-à-vis de quelqu'un quien très peu de temps m'a appris bien des choses, etune tout particulièrement, le goût du bonheur. Tusais, dit-il, tous les rêves ont un prix ! » Et il repritsa lecture, annotant ce qu'il ne comprenait pas,

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c'est-à-dire presque tout. Au fur et à mesure queleurs travaux avançaient, Lauren expliquait les ter-mes et raisonnements médicaux.Arthur installa une grande feuille de papier sursa table d'architecte et commença à y rédiger lessynthèses des notes qu'il avait collectées. Classantles informations par groupes, il les entourait et lesreliait entre eux par ordre de relation. Ainsi se des-sinait progressivement un gigantesque diagramme,aboutissant à une seconde feuille où les raisonne-ments se confondaient en conclusions.Deux jours et deux nuits furent ainsi consacrés àessayer de comprendre, d'imaginer une clé àl'énigme qui s'imposait à eux.Deux jours et deux nuits pour arriver à conclureque le coma restait et resterait encore, pour quelquesannées et quelques chercheurs, une zone bien obs-cure où le corps vivait, divorcé de l'esprit quil'anime et lui donne une âme. Épuisé, les yeux rou-gis, il s'endormit à même le sol ; Lauren, assise àla table d'architecte, regardait le diagramme, par-courant les flèches du bout du doigt, et notant aupassage, non sans surprise, que la feuille ondulaitsous son index.Elle vint s'accroupir près de lui, frotta sa mainsur la moquette puis passa sa paume le long de sonavant-bras, les poils se levèrent. Elle esquissa alorsun sourire, caressa les cheveux d'Arthur et s'allon-gea à ses côtés, pensive.Il s'éveilla sept heures plus tard. Lauren était tou-jours assise à la table d'architecte.Il se frotta les yeux et lui fit un sourire qu'ellelui rendit aussitôt.- Tu aurais été mieux dans ton lit mais tu dor-mais tellement bien, je n'ai pas osé te réveiller.- Je dors depuis longtemps ?- Plusieurs heures, mais pas assez pour comblerton retard.Il voulait prendre un café et s'y remettre, maiselle l'interrompit dans sa lancée. Son engagementla touchait beaucoup mais c'était peine perdue. Iln'était pas médecin, elle juste interne et ils n'allaientpas résoudre à eux deux la problématique du coma.- Tu proposes quoi ?- Que tu avales un café comme tu l'as dit, quetu prennes une bonne douche et que l'on aille sebalader. Tu ne peux pas vivre en autarcie, reclusdans ton appartement sous prétexte que tu hébergesun fantôme.Il allait déjà prendre ce café, après ils verraient.Et il voulait qu'elle arrête avec son « fantôme », elleavait l'air de tout sauf d'un fantôme. Elle l'interro-gea sur ce qu'il voulait dire par « tout » mais il

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refusa de répondre. « Je vais dire des choses gen-tilles et après tu m'en voudras. »Lauren haussa les sourcils, interrogative, deman-dant ce que c'était, « des choses gentilles ». Il insistapour qu'elle oublie ce qu'il venait de dire, maisc'était, comme il s'en doutait, peine perdue. Ellemit ses deux poings sur ses hanches, se posta faceà lui et insista.- C'est quoi, des choses gentilles ?- Oublie ce que je viens de dire, Lauren. Tun'es pas un revenant, c'est tout.- Je suis quoi alors ?- Une femme, une très belle femme, et main-tenant je vais prendre une douche.Il quitta la pièce sans se retourner. Lauren caressade nouveau la moquette, ravie. Une demi-heure plustard, Arthur enfilait un jean et un gros pull en cash-mère et sortait de la salle de bains. Il manifestal'envie d'aller dévorer une bonne viande. Elle luifit remarquer qu'il n'était que dix heures du matin,mais il répliqua aussitôt qu'à New York il étaitl'heure d'aller déjeuner et à Sydney d'aller dîner.- Oui, mais nous ne sommes pas à New Yorkou à Sydney, nous sommes à San Francisco.- Cela ne changera rien au goût de ma viande.Elle voulait qu'il retourne à sa vraie vie et ellele lui dit. Il avait la chance d'en avoir une et il fallaitqu'il en profite. Il n'avait pas le droit de tout laissertomber comme cela. Il refusa qu'elle dramatise.Après tout il ne prenait que quelques jours, maispour elle il se prenait surtout à un jeu dangereux etsans issue. Il explosa :- C'est formidable d'entendre cela de la bouched'un médecin, je croyais qu'il n'y avait pas de fata-lité, que tant qu'il y a de la vie il y a de l'espoir,que tout est possible. Pourquoi est-ce moi qui y croisplus que toi ?Parce qu'elle était médecin justement, répondit-elle, parce qu'elle revendiquait d'être lucide,convaincue qu'ils perdaient leur temps, son temps.- Tu ne dois pas t'attacher à moi, je n'ai rienà t'offrir, rien à partager, rien à donner, je ne peuxmême pas te préparer un café, Arthur !- Merde alors, si tu ne peux pas me préparerun café, il n'y a aucun futur possible. Je ne m'atta-che pas à toi, Lauren, ni à toi ni à personne d'ail-leurs. Je n'ai pas demandé à te rencontrer dans monplacard, seulement tu y étais, c'est la vie, c'estcomme ça. Personne ne t'entend, ne te voit, necommunique avec toi.Elle avait raison, enchaîna-t-il, s'occuper de sonproblème était risqué, pour eux deux, pour elle, pourles faux espoirs que cela pouvait nourrir, pour lui,

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« pour le temps que cela va me prendre et le bordelque cela fout dans ma vie, mais c'est la vie, juste-ment». Il n'avait pas d'alternative. Elle était là,autour de lui, dans son appartement « qui est aussiton appartement », elle était dans une situation déli-cate et il prenait soin d'elle, « c'est ce qui se faitdans un monde civilisé, même si cela comporte desrisques ». À ses yeux, donner un dollar à un clo-chard en sortant d'un supermarché était une chosefacile qui ne coûtait pas. « C'est lorsque l'on donnedu peu que l'on a que l'on donne vraiment. » Ellene savait pas grand-chose de lui, mais il revendi-quait d'être entier et décidé quoi qu'il en coûte àaller jusqu'au bout.Il lui intima de lui laisser le droit de l'aider, insis-tant en disant que la seule chose de la vraie vie quilui restait était bien d'accepter de recevoir. Si ellepensait qu'il n'avait pas réfléchi avant de s'engagerdans cette histoire elle avait tout à fait raison. Iln'avait absolument pas réfléchi. «Parce que c'estpendant qu'on calcule, qu'on analyse les pour et lescontre, que la vie passe, et qu'il ne se passe rien. »- Je ne sais pas comment, mais on te sortira delà. Si tu avais dû mourir ce serait déjà fait, moi jesuis juste là pour te donner un coup de main.Il conclut en lui demandant d'accepter sa démar-che, sinon pour elle, au moins pour tous ceux qu'ellesoignerait dans quelques années.- Tu aurais pu être avocat.- J'aurais dû être médecin.- Pourquoi ne l'as-tu pas été ?- Parce que Maman est morte trop tôt.- Tu avais quel âge ?- Trop tôt, et je ne souhaite pas vraiment abor-der ce sujet.- Pourquoi ne veux-tu pas en parler ?Il lui fit remarquer qu'elle était interne et pas psy-chanalyste. Il ne voulait pas en parler parce que celalui était douloureux et que cela le rendait tristed'aborder ce sujet. « Le passé est ce qu'il est, voilàtout. » Il dirigeait un cabinet d'architecture. Il enétait très heureux.- J'aime ce que je fais et les gens avec qui jetravaille.- C'est ton jardin secret ?- Non, un jardin cela n'a rien de secret, un jar-din, c'est tout le contraire, c'est un don. N'insistepas, c'est quelque chose qui m'appartient.Il avait perdu sa mère très jeune, et son pèreencore plus tôt. Ils lui avaient donné le meilleurd'eux-mêmes, le temps qu'ils avaient pu. Sa vie étaitcomme ça, cela avait eu ses avantages et ses incon-vénients.

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- J'ai toujours très faim, même si l'on n'est pasà Sydney, alors je vais me faire des œufs et dubacon.- Qui t'a élevé après la mort de tes parents ?- Tu n'es pas du tout têtue ?- Non, pas le moins du monde.- C'est sans intérêt tout ça. On s'en moque, ily a bien plus important à faire.- Si, moi cela m'intéresse.- Qu'est-ce qui t'intéresse ?- Ce qui s'est passé dans ta vie pour que tu soiscapable de ça.- Capable de quoi ?- De planter tout pour t'occuper d'une ombrede femme que tu ne connais pas, et ce n'est mêmepas pour le cul, alors cela m'intrigue.- Tu ne vas pas me psychanalyser, parce queje n'en ai ni l'envie ni le besoin. Il n'y a pas dezone d'ombre, tu comprends ? Il y a un passé toutce qu'il y a de plus concret et définitif, parce qu'ilest passé.- Donc je n'ai pas le droit de te connaître ?- Si, tu as le droit, bien sûr que tu as le droit,mais là c'est mon passé que tu veux connaître, pasmoi.- C'est si difficile à entendre ?- Non, c'est intime, ce n'est pas d'une gaietéfolle, c'est long, et ce n'est pas le sujet.- On n'a pas de train à prendre. On vientd'enchaîner deux jours et deux nuits non-stop surle coma, on peut faire un break.- Tu aurais dû être avocate !- Oui, mais je suis médecin ! Réponds-moi.Le travail fut son excuse. Il n'avait pas le tempsde lui répondre. Il finit ses œufs sans dire un mot,déposa son assiette dans l'évier et se remit à sonbureau. Il se retourna vers Lauren, assise dans lecanapé.- Tu as eu beaucoup de femmes dans ta vie ?demanda-t-elle sans lever la tête.- Quand on aime, on ne compte pas !- Et tu n'as pas besoin d'un psy ! Et des « quicomptent », tu en as eu beaucoup ?- Et toi ?- C'est moi qui ai posé la question.Il répondit qu'il avait eu trois amours, un d'ado-lescent, un de jeune homme et un de « moins jeunehomme » en train de devenir un homme mais pastout à fait quand même, sinon ils seraient encoreensemble. Elle trouva la réponse fair-play mais vou-lut tout de suite savoir pourquoi cela n'avait pasmarché. Lui pensait que c'était parce qu'il était tropentier. « Possessif ? » demanda-t-elle, mais il insista

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sur le mot entier.- Ma mère m'a gavé d'histoires d'amour idéal,c'est un lourd handicap que d'avoir des idéaux.- Pourquoi ?- Ça place la barre très haut.- Pour l'autre ?- Non, pour soi-même.Elle aurait voulu qu'il développe mais il souhaitas'abstenir par crainte de « faire vieux jeu et d'êtreridicule ». Elle l'invita à tenter sa chance. Sachantqu'il n'en avait aucune de la faire dévier de ce sujetil choisit la première :- Identifier le bonheur lorsqu'il est à ses pieds,avoir le courage et la détermination de se baisserpour le prendre dans ses bras... et le garder. C'estl'intelligence du cœur. L'intelligence sans celle ducœur ce n'est que de la logique et ça n'est pas grand-chose.- Donc c'est elle qui t'a quitté !Arthur ne répondit pas.- Et tu n'es pas tout à fait guéri.- Oh si, je suis guéri, mais je n'étais pas malade.- Tu n'as pas su l'aimer ?- Personne n'est propriétaire du bonheur, on aparfois la chance d'avoir un bail, et d'en être loca-taire. Il faut être très régulier sur le paiement de sesloyers, on se fait exproprier très vite.- C'est rassurant ce que tu dis.- Tout le monde a peur du quotidien, commes'il s'agissait d'une fatalité qui développe l'ennui,l'habitude, je ne crois pas à cette fatalité...- Tu crois à quoi ?- Je crois que le quotidien est la source de lacomplicité, c'est là qu'au contraire des habitudes onpeut y inventer « le luxe et le banal », la démesureet le commun.Il lui parla des fruits que l'on n'a pas cueillis,ceux qu'on laisse pourrir à même le sol. « Du nectarde bonheur qui ne sera jamais consommé, par négli-gence, par habitude, par certitude et présomption. »- Tu as expérimenté ?- Jamais vraiment, juste de la théorie tentée enpratique. Je crois à la passion qui se développe.Pour Arthur, il n'y avait rien de plus completqu'un couple qui traverse le temps, qui accepte quela tendresse envahisse la passion, mais commentvivre cela lorsque l'on a le goût de l'absolu ? Pourlui il n'y avait pas d'erreur à accepter de conserverune part d'enfance en soi, une part de rêve.- Nous finissons par être différents, mais nousavons tous d'abord été des enfants. Et toi, tu asaimé ? demanda-t-il.- Tu connais beaucoup de gens qui n'ont pas

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aimé ? Tu veux savoir si j'aime ? Non, oui, et non.- Beaucoup d'outrages dans ta vie ?- Proportionnellement à mon âge, oui pas mal.- Tu n'es pas très loquace, qui était-ce ?- Il n'est pas mort. Trente-huit ans, cinéaste,beau gosse, peu disponible, un peu égoïste, le mecidéal...- Et alors ?- Alors à des milliers d'années-lumière de ceque tu décris de l'amour.- Chacun son monde tu sais ! Le tout c'est deplanter ses racines dans la terre qui nous convient.- Tu fais toujours des métaphores comme ça ?- Souvent, cela rend les choses plus douces àdire pour moi. Alors ton histoire ?Elle avait partagé quatre années de sa vie avecson cinéaste, quatre années d'une histoire décousue,recousue, où les acteurs se déchirent et se recollentmaintes et maintes fois, comme si la dramaturgiedonnait une dimension de plus à l'existence. Ellequalifia cette relation d'égotique, et sans intérêt,maintenue par la passion des corps. « Tu es trèsphysique ? » demanda-t-il. Elle trouva la questionimpudique.- Tu n'es pas obligée de répondre.- Mais je ne vais pas le faire ! Enfin, il a rompudeux mois avant l'accident. Tant mieux pour lui, aumoins il n'est responsable de rien aujourd'hui.- Tu le regrettes ?- Non, je l'ai regretté au moment de la rupture,aujourd'hui je me dis qu'une des qualités fonda-mentales pour vivre à deux c'est la générosité.Elle avait eu sa dose des histoires qui se terminenttoujours pour les mêmes raisons. Si certains perdentde leurs idéaux avec l'âge, Lauren faisait lecontraire. Plus elle vieillissait et plus elle devenaitidéaliste. « Je me dis que pour prétendre partagerune tranche de vie à deux, il faut cesser de croireet de faire croire qu'on entre dans une histoire quicompte si l'on n'est pas vraiment prêt à donner. Onne touche pas au bonheur du bout des doigts. Ou tues un donneur ou tu es un receveur. Moi je donneavant de recevoir mais j'ai fait une croix définitivesur les égoïstes, les compliqués et ceux qui sont tropradins du cœur pour se donner les moyens de leursenvies et de leurs espoirs. » Elle avait fini par admet-tre qu'il est un temps où il faut s'avouer ses propresvérités et identifier ce que l'on attend de la vie.Arthur trouva son propos véhément. « J'ai trop long-temps été attirée par le contraire de mes rêves, auxantipodes de ce qui pouvait m'épanouir, c'est tout »,répondit-elle.Elle eut envie d'aller prendre l'air et ils sortirent

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tous les deux. Arthur les conduisit sur Océan Drive.- J'aime me rendre au bord de l'eau, dit-il, pourrompre un long silence.Lauren ne répondit pas tout de suite, elle fixaitl'horizon. Elle agrippa Arthur par le bras.- Qu'est-ce qui t'est arrivé dans la vie ?demanda-t-elle.- Pourquoi une telle question ?- Parce que tu n'es pas comme les autres.- Ce sont mes deux nez qui te gênent ?- Rien ne me gêne, tu es différent.- Différent ? Je ne m'étais pas senti différent,et puis de quoi, de qui ?- Tu es serein !- C'est un défaut ?- Non, pas du tout, mais c'est très déroutant.Rien n'a l'air de te poser de problème.- Parce que j'aime chercher des solutions, alorsje n'ai pas peur des problèmes.- Non, il y a autre chose.- Revoilà mon PPP.- C'est quoi ton PPP ?- Mon Psychiatre Personnel Portable.- Tu as le droit de ne pas répondre. Mais j'aile droit de ressentir les choses, et je n'en fais pasune inquisition.- Ça fait très vieux couple, notre conversation.Je n'ai rien à cacher, Lauren, pas de zone d'ombre,pas de jardin secret, pas de traumatisme. Je suiscomme je suis, avec plein de défauts.Il ne s'aimait pas particulièrement, mais ne sedétestait pas non plus, appréciait sa façon d'êtrelibre et indépendant des modes établies. C'est peut-être cela qu'elle ressentait. «Je n'appartiens pas àun système, j'ai toujours lutté contre ça. Je vois lesgens que j'aime, je vais là où je veux aller, je lisun livre parce qu'il m'attire et non parce qu'il faut"absolument l'avoir lu" et toute ma vie est commecela. » Il faisait ce qu'il avait envie de faire sans seposer mille questions sur le pourquoi et le commentdes choses, « et je ne m'embarrasse pas du reste ».- Je ne voulais pas t'embarrasser.La conversation reprit un peu plus tard. Ils étaientrentrés à la chaleur du salon d'un hôtel. Arthurbuvait un cappuccino et grignotait des sablés.- J'adore cet endroit, dit-il. C'est familial,j'aime regarder les familles.Assis sur un canapé, un petit garçon de huit ansà peine était lové dans les bras de sa mère. Elletenait un grand livre ouvert et lui racontait les ima-ges qu'il découvrait avec elle. De sa main gaucheson index caressait la joue de l'enfant d'un mouve-ment lent, alourdi de tendresse. À son sourire, deux

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fossettes rayonnaient comme deux minusculessoleils. Arthur les fixa longuement.- Qu'est-ce que tu regardes ? demanda Lauren.- Un vrai moment de bonheur.- Où ça ?- Cet enfant, là-bas. Regarde son visage, il estau cœur du monde, de son monde à lui.- Cela te renvoie à des souvenirs ?Pour toute réponse, il se contenta d'un sourire.Elle voulut savoir s'il s'entendait bien avec sa mère.« Maman est morte hier, hier il y a des annéesde cela. Tu vois, ce qui m'a étonné le plus au len-demain de son départ, c'est que les immeublesétaient toujours là, bordant les rues pleines de voi-tures qui continuaient à rouler, avec des piétons quimarchaient, semblant ignorer totalement que monmonde à moi venait de disparaître. Moi je savais, àcause de ce vide qui se fixait sur ma vie comme surune pellicule en désordre. Parce que tout à coup laville avait cessé de faire du bruit, comme si en uneminute toutes les étoiles s'étaient cassé la gueule oubien s'étaient éteintes. Le jour de sa mort, et je tejure que c'est vrai, les abeilles du jardin ne sont passorties de la ruche, pas une seule ne butinait dansla roseraie, comme si elles aussi savaient. Ce quej'aimerais être, seulement cinq minutes, ce petit gar-çon caché des autres dans le creux de ses bras, bercéau son de sa voix. Revivre ces frissons qui descen-daient le long de mon dos quand elle me faisaitpasser des éveils aux sommeils de mon enfance, enpassant son doigt sous mon menton. Plus rien nepouvait m'arriver, ni les persécutions du grandSteve Hacchenbach à l'école, ni les cris du profes-seur Morton parce que je ne savais pas ma leçon,ni les odeurs acres de la cantine. Je vais te direpourquoi je suis "serein", comme tu dis. Parce quel'on ne peut pas tout vivre, alors l'important est devivre l'essentiel et chacun de nous a "son essen-tiel". »- Je voudrais que le ciel t'entende à mon sujet ;mon « essentiel » est encore devant moi.- C'est pour ça que c'est « essentiel » que nousn'abandonnions pas. On va rentrer se remettre autravail.Arthur paya la note et ils se dirigèrent vers leparking. Avant qu'il ne rentre dans la voiture, Lau-ren l'embrassa sur la joue. « Merci pour tout », dit-elle. Arthur sourit, rougit, et ouvrit la portière sansrien dire.Arthur passa près de trois semaines à la biblio-thèque municipale, imposant bâtiment de style néo-classique, construit au début du siècle où, dans desdizaines de salles aux voûtes majestueuses, règne

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une atmosphère si différente à bien d'autres lieuxsemblables. On y croise souvent, dans celles réser-vées aux archives de la ville, des membres de lahaute société franciscaine côtoyant de vieux hippiessur le retour, échangeant anecdotes, convergenceset divergences de points de vue sur des histoires dela cité. Inscrit dans la n° 27, celle qui rassemblaitles ouvrages de médecine, assis dans la rangée 48,celle attenante aux ouvrages de neurologie, il ydévora en quelques jours des milliers de pages surle coma, l'inconscience et la traumatologie crâ-nienne. Si ses lectures l'éclairaient sur la conditionde Lauren, aucune ne le rapprochait d'une solutionau problème qui lui était posé. En refermant chaqueouvrage il espérait trouver une idée dans le suivant.Il se présentait chaque matin à l'ouverture, s'instal-lait avec des piles de manuels et se plongeait dansses « devoirs ». Il lui arrivait de s'interrompre pourse rendre de son pupitre à une console informatique,envoyant des messages truffés de questions à d'émi-nents professeurs en médecine. Certains lui répon-daient, parfois intrigués par le but de ses recherches.Puis il retournait à son siège, reprenant le cours deses lectures.Il marquait une pause déjeuner à la cafétéria,emmenant des magazines traitant des mêmes sujets,et finissait ses journées studieuses vers vingt-deuxheures, à la fermeture de l'établissement.À la fin du soir, il retrouvait Lauren, et lui rendaitcompte en dînant de ses recherches du jour. Devraies discussions s'engageaient alors, où elle finis-sait par oublier qu'Arthur n'était pas étudiant enmédecine. Il la confondait par la rapidité aveclaquelle il avait acquis un vocabulaire médical.Arguments et contraires se succédaient ou s'oppo-saient entre eux, souvent jusqu'aux limites de la nuitet de l'épuisement. Au petit matin en prenant sonpetit déjeuner il lui décrivait la piste qu'il emprun-terait au cours de sa journée de recherche. Il refusaitqu'elle l'accompagne, arguant que sa présence ledéconcentrerait. Si Arthur ne se décourageait jamaisdevant elle, et si ses propos étaient toujours emplisd'optimisme, chaque silence leur faisait ressentirqu'ils n'aboutissaient pas.Un vendredi qui clôturait sa troisième semained'études, il quitta la bibliothèque plus tôt. Dans lavoiture il poussa à fond le volume de la radio surune musique de Barry White. Un sourire prit formesur ses lèvres, il bifurqua brusquement dans Cali-fornia Street et s'arrêta faire quelques courses. Iln'avait rien découvert en particulier, mais avait unesoudaine envie d'un dîner de fête. Il était décidé àdresser une table en rentrant, à l'éclairer avec des

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bougies et à inonder l'appartement de musique, ilinviterait Lauren à danser, et proscrirait touteconversation médicale. Alors que la baie s'éclairaitd'une splendide lumière crépusculaire il se garadevant la porte de la petite maison victorienne deGreen Street. Il monta l'escalier en rythme, fit quel-ques acrobaties pour introduire la clé dans la serrureet entra les bras chargés de paquets. Il repoussa laporte du pied et posa tous les sacs sur le comptoirde la cuisine.Lauren était assise sur le rebord de la fenêtre.Contemplant la vue, elle ne se retourna même pas.Arthur la héla sur un ton ironique. Elle était detoute évidence d'humeur maussade, et elle disparutd'un coup. De la chambre, Arthur entendit grom-meler : « Et je ne peux même pas claquer uneporte ! »- Tu as un problème ? cria-t-il.- Fiche-moi la paix !Arthur enleva son manteau et se dirigea d'un paspressé vers elle. Lorsqu'il ouvrit la porte, il la vitdebout, collée à la vitre, la tête dans les mains.- Tu pleures ?- Je n'ai pas de larmes, comment veux-tu queje pleure ?- Tu pleures ! Qu'est-ce qui se passe ?- Rien, il ne se passe rien du tout.Il appela son regard mais elle lui demanda de lalaisser. S'avançant doucement il l'enveloppa de sesbras, la fit pivoter afin de voir son visage.Elle baissa la tête, il la releva du bout d'un doigtposé sur son menton.- Qu'est-ce qu'il y a ?- Ils vont en finir !- Qui va en finir et de quoi ?- Je suis allée à l'hôpital ce matin, Maman étaitlà. Ils l'ont convaincue de pratiquer une euthanasie.- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui aconvaincu qui de faire ça ?La mère de Lauren s'était rendue comme chaquematin au Mémorial Hospital. Trois médecins l'atten-daient au chevet du lit. Lorsqu'elle entra dans lapièce, l'un des docteurs, une femme d'âge mûr, sedirigea vers elle, demandant à lui parler en particu-lier. La psychologue déléguée saisit Mme Kline parle bras et l'invita à s'asseoir.Commença alors un long exposé où tous les argu-ments furent avancés pour la convaincre d'accepterl'impossible. Lauren n'était plus qu'un corps sansâme que sa famille entretenait, à un coût exorbitantpour la société. Il était plus facile de maintenir unêtre cher en vie artificielle que d'accepter la mort,mais à quel prix ? Il fallait admettre l'inadmissible

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et s'y résoudre, sans culpabilité aucune. Tout avaitété tenté. Il n'y avait là aucune lâcheté. Il fallaitavoir le courage d'admettre. Le Dr Clomb insistaitsur la dépendance qu'elle entretenait avec le corpsde sa fille.Mme Kline, se détachant violemment de sonemprise, secoua la tête en signe d'un refus total.Elle ne pouvait et ne voulait pas faire cela. Deminute en minute les arguments de la psychologue,maintes fois rodés, grignotaient l'émotion au béné-fice d'une décision raisonnable et humaine ; prou-vant avec une rhétorique subtile que le refus seraitinjuste, cruel, pour elle et pour les siens, égoïste,malsain. Le doute finit par s'installer. Avec beau-coup de délicatesse, des argumentations plus fortesencore, des mots plus subtils, plus culpabilisantsfurent prononcés, avec beaucoup de douceur. Laplace qu'occupait sa fille dans le service de réani-mation empêchait un autre patient de survivre, uneautre famille d'avoir des espoirs fondés. On subs-tituait une culpabilité à une autre culpabilité... et ledoute gagnait du terrain. Lauren assistait à ce spec-tacle, terrorisée, voyait la détermination de sa mèreentamée petit à petit. Au terme de quatre heures deconversation, la résistance de Mme Kline se brisait,elle admit, en larmes, le bien-fondé des propos ducorps médical. Elle acceptait d'envisager une eutha-nasie sur sa fille. La seule condition qu'elle impo-sait, sa seule requête était que l'on attende quatrejours, « pour être sûre ». Nous étions un jeudi, rienne devrait être pratiqué avant le lundi. Il fallaitqu'elle se prépare et qu'elle prépare ses proches.Compatissants, les médecins hochèrent la tête,mimant leur totale compréhension, masquant leurprofonde satisfaction d'avoir trouvé, chez une mère,la solution à un problème que toute leur science nesaurait résoudre : que faire d'un être humain ni mortni vivant ?Hippocrate n'avait pas envisagé que la médecineengendrerait un jour ce genre de drames. Les méde-cins quittèrent la pièce, la laissant seule avec sa fille.Elle lui prit la main, plongea sa tête sur son ventreet lui demanda pardon, en larmes. « Je n'en peuxplus ma chérie, ma toute petite fille. Je voudrais êtreà ta place. » À l'autre bout de la chambre, Laurenla contemplait, imprégnée d'un mélange de peur, detristesse et d'horreur. Elle vint à son tour prendreles épaules de sa maman, qui ne sentit rien. Dansl'ascenseur, le Dr Clomb, s'adressant à ses collè-gues, se félicita.- Tu ne crains pas qu'elle change d'avis ?demanda Fernstein.- Non, je ne crois pas, et puis nous lui repar-

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lerons si nécessaire.Lauren quitta sa mère et son propre corps, leslaissant tous les deux. Dire qu'elle erra comme unfantôme n'est pas un pléonasme. Elle retourna direc-tement sur le rebord de la fenêtre, décidée à s'impré-gner de toutes les lumières, de toutes les vues, detoutes les odeurs et de tous les frissonnements dela ville. Arthur la prit dans ses bras, l'enveloppantde toute sa tendresse.- Même lorsque tu pleures, tu es jolie. Essuietes larmes, je vais les en empêcher.- Et comment ? demanda-t-elle.- Laisse-moi quelques heures pour y réfléchir.Elle s'éloigna de lui et revint à la fenêtre.- À quoi bon ! dit-elle en fixant le lampadairedans la rue. C'est peut-être mieux comme ça, c'estpeut-être eux qui ont raison.Qu'est-ce que cela voulait dire « C'est mieuxcomme ça » ? Posée sur un ton agressif, sa questionn'eut pas d'écho. Si forte d'habitude, elle se trouvarésignée. Si l'on voulait être honnête, elle n'avaitplus qu'une demi-vie, elle détruisait celle de samère, et à ses dires, « personne ne l'attendait à lasortie du tunnel ». « S'il y a réveil... et il n'y a riende moins sûr. »- Parce que tu crois un seul instant que ta mèresera soulagée si tu meurs à jamais.- Tu es mignon, dit-elle en l'interrompant.- Qu'est-ce que j'ai dit ?- Non rien, c'est ton « mourir à jamais » que jetrouve mignon, surtout dans la conjoncture actuelle.- Crois-tu qu'elle comblera le vide que tu vaslaisser ? Tu penses que la meilleure chose pour ellec'est que tu renonces ? Et moi ?Elle le fixa d'un regard interrogatif.- Quoi toi ?- Moi je t'attendrai au réveil, tu es peut-êtreinvisible aux yeux des autres, mais pas aux miens.- C'est une déclaration ?Elle était devenue narquoise.- Ne sois pas suffisante, répondit-il sèchement.- Pourquoi fais-tu tout cela ? dit-elle presqueen colère.- Pourquoi es-tu provocante et agressive ?- Pourquoi est-ce que tu es là, autour de moi,à tourner en rond, à t'escrimer pour moi ? Qu'est-cequi ne tourne pas rond dans ta tête ?Elle hurla.- C'est quoi ta motivation ?- Là, tu deviens méchante !- Réponds alors, réponds honnêtement !- Assieds-toi près de moi et calme-toi. Je vaiste raconter une histoire vraie, et tu vas comprendre.

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Il y avait eu un jour ce dîner chez nous, près deCarmel. J'avais au plus sept ans...Arthur lui rapporta l'épisode conté par un vieilami de ses parents lors d'un dîner où il avait étéinvité. Le Dr Miller était un grand chirurgien oph-talmologue. Ce soir-là, il était étrange, comme trou-blé ou timide, ce qui ne lui ressemblait pas. Tant etsi bien que la mère d'Arthur s'en inquiéta et luidemanda ce qu'il avait. Il raconta l'histoire suivante.Quinze jours auparavant, il avait opéré une petitefille, aveugle de naissance. Elle ne savait pas à quoielle ressemblait, ne comprenait pas ce qu'était leciel, ignorait les couleurs et ne connaissait mêmepas le visage de sa propre mère. Le monde extérieurlui était inconnu, aucune image n'avait jamaisimprégné son cerveau. Elle avait deviné des formeset des contours toute sa vie, mais sans pouvoir asso-cier quelque image à ce que ses mains lui racon-taient.Et puis Coco, c'était le surnom qu'on lui donnaittous, avait pratiqué une opération « impossible »,tentant le tout pour le tout. Le matin qui précédaitle dîner chez les parents d'Arthur, seul dans lachambre avec la petite fille, il avait ôté ses banda-ges.- Tu commenceras à voir quelque chose avantque j'aie fini d'enlever tes pansements. Prépare-toi !- Qu'est-ce que je vais voir ? demanda-t-elle.- Je te l'ai déjà expliqué, tu verras de lalumière.- Mais c'est quoi la lumière ?- De la vie, attends encore un instant...... Et comme il l'avait promis, quelques secondesplus tard, la lumière du jour entra dans ses yeux.Elle déferla au travers des pupilles, plus rapidequ'un fleuve libéré d'un barrage qui viendrait decéder, franchit à toute vitesse les deux cristallins etvint déposer au fond de chaque œil les milliardsd'informations qu'elle transportait. Stimulées pourla première fois depuis la naissance de cette enfant,les millions de cellules de ses deux rétines s'exci-tèrent, provoquant une réaction chimique d'unecomplexité merveilleuse, afin de codifier les imagesqui s'imprimaient sur elles. Les codes furent retrans-mis instantanément aux deux nerfs optiques quis'éveillaient d'un long sommeil et s'activaient àacheminer ce haut débit de données vers le cerveau.En quelques millièmes de seconde, ce dernierdécoda toutes les données reçues, les recomposa enimages animées, laissant à la conscience le soin deles associer et de les interpréter. Le processeur gra-phique le plus ancien, le plus complexe et le plus

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miniature du monde, venait d'être subitement reliéà une optique et se mettait en œuvre.La petite fille, tout aussi impatiente qu'effrayée,saisit la main de Coco et lui dit: «Attends, j'aipeur. » Il marqua un temps, la prit dans ses bras etlui raconta une nouvelle fois ce qui allait se passerlorsqu'il aurait fini d'ôter les bandes. Des centainesd'informations nouvelles à absorber, à comprendre,à comparer avec tout ce que son imaginaire avaitcréé, pour elle. Coco se remit alors à dérouler lesbandages.En ouvrant les yeux, ce sont ses mains qu'elle aregardées en premier ; elle les a fait tourner commedes marionnettes. Puis elle a penché la tête, s'estmise à sourire, à rire, à pleurer aussi, sans pouvoirdétacher son regard de ses dix doigts, comme pouréchapper à tout ce qui l'entourait et qui devenaitréel, parce qu'elle était probablement terrorisée.Puis elle a posé son regard sur sa poupée, cetteforme de tissu qui l'avait accompagnée dans sesnuits et ses jours tout en noir.À l'autre bout de cette grande pièce, sa mère estentrée sans dire un mot. La petite fille a levé la têteet l'a regardée fixement pendant quelques secondes.Elle ne l'avait encore jamais vue ! Pourtant, alorsque cette femme se trouvait encore à quelquesmètres d'elle, les traits de l'enfant ont changé. Enune fraction de seconde, ce visage est redevenu celuid'une toute petite fille, qui a ouvert ses bras en grandet a appelé sans aucune hésitation cette « inconnue »Maman.- Lorsque Coco eut terminé de raconter cettehistoire, j'ai compris qu'il avait désormais dans savie une force immense, il pouvait se dire qu'il avaitfait quelque chose d'important. Dis-toi simplementque ce que je fais pour toi, c'est à la mémoire deCoco Miller. Et maintenant si tu es calmée, il fautque tu me laisses réfléchir.Lauren ne dit rien, elle murmura quelque choseque personne n'entendit. Il s'installa dans le canapé,et se mit à mâchonner un crayon qu'il avait saisisur la table basse. Il resta ainsi de longues minutes,puis il se leva d'un bond, alla s'asseoir à son bureauet commença à griffonner sur une feuille de papier.Il lui fallut en tout près d'une heure, pendantlaquelle Lauren le regarda comme un chat scruteavec attention un papillon ou une mouche. Elle pen-chait la tête, une moue intriguée à chacun de sesgestes, chaque fois qu'il se mettait à écrire ous'interrompait, remâchant son crayon à papier.Lorsqu'il eut fini, il s'adressa à elle, l'air trèssérieux.- Quels sont les traitements qui sont pratiqués

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sur ton corps à l'hôpital ?- Tu veux dire en plus de la toilette ?- Surtout les soins médicaux.Elle lui décrivit qu'elle était sous perfusion, nepouvant s'alimenter autrement. On injectait troisfois par semaine quelques antibiotiques à titre pré-ventif. Elle décrivit les massages qu'on pratiquaitsur ses hanches, ses coudes, ses genoux et ses épau-les pour prévenir la formation d'escarres. Le restedes soins consistait à vérifier ses constantes vitaleset sa température. Elle n'était pas sous respirateurartificiel.- Je suis autonome, c'est là tout leur problème,sinon ils n'auraient eu qu'à débrancher. En gros,c'est à peu près tout.- Alors pourquoi disent-ils que cela coûte sicher ?- À cause du lit.Elle expliqua pourquoi la place dans un servicehospitalier coûtait une fortune. On ne distinguait pasvéritablement les typologies de soins apportés auxpatients. On se contentait de diviser le coût de fonc-tionnement des services par le nombre de lits qu'ilscontenaient et par le nombre de jours dans l'annéequ'ils étaient occupés ; on obtenait ainsi le coût jour-nalier d'hospitalisation par service, neurologie, réa-nimation, orthopédie...- Nous allons peut-être résoudre notre pro-blème et les leurs d'un seul coup, affirma Arthur.- Quelle est ton idée ?- T'es-tu déjà occupée de patients dans tonétat?Elle l'avait fait pour des patients admis auxurgences, mais sur de courtes durées, jamais dansle cadre d'hospitalisations longues. « Mais si elleavait dû le faire ? » Elle supposait que cela ne luiaurait pas posé de problème, c'était presque un tra-vail du ressort d'une infirmière, sauf en cas decomplication soudaine : « Donc tu saurais lefaire ? »Elle ne comprenait pas où il voulait en venir.- La perfusion, c'est très compliqué ? insista-t-il.- En quoi ?- À s'en procurer, on peut la trouver en phar-macie ?- À celle de l'hôpital, oui.- Pas dans une pharmacie publique ?Elle réfléchit quelques secondes et acquiesça, onpouvait reconstituer la perfusion en achetant le glu-cose, les anticoagulants, le sérum physiologique eten les mélangeant. C'était donc possible. D'ailleurs,les personnes hospitalisées à domicile le faisaient

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faire par leurs infirmières qui commandaient les pro-duits dans une pharmacie centrale.- Il faut que j'appelle Paul maintenant, dit-il.- Pourquoi ?- Pour l'ambulance.- Quelle ambulance ? Quelle est ton idée ? Jepeux en savoir plus ?- On va t'enlever !Elle ne comprit pas du tout où il voulait en venir,mais elle commençait à être inquiète.- On va t'enlever. Pas de corps, pas d'eutha-nasie !- Tu es complètement dingue.- Pas tant que ça.- Comment va-t-on m'enlever ? Où cacherons-nous le corps ? Qui veillera dessus ?- Une question à la fois !Elle s'occuperait de son corps, elle avait l'expé-rience requise. Il fallait juste trouver le moyen dese procurer un stock de liquide de perfusion, maisà l'entendre cela ne semblait pas impossible. Il fau-drait peut-être changer de pharmacie de temps àautre pour ne pas trop attirer l'attention.- Avec quelles ordonnances ? demanda-t-elle.- Ça fait partie de ta première question,comment ?- Alors ?Le beau-père de Paul était carrossier, spécialisédans la réparation de véhicules de secours : pom-piers, police, EMU. Ils « emprunteraient » une am-bulance, piqueraient des blouses, et ils iraient lachercher pour la transférer d'hôpital. Lauren se mità rire nerveusement. « Mais cela ne se passe pascomme ça ! »Elle lui rappela qu'on n'entrait pas dans un éta-blissement hospitalier comme dans un supermarché.Pour effectuer un transfert, un secondaire commeon disait dans son jargon, il y avait des tas de démar-ches administratives. Il fallait un certificat de priseen charge du service d'arrivée, une autorisation desortie, signée par le médecin traitant, un bon detransfert de la compagnie d'ambulance, accompa-gnée d'une lettre de voyage qui devait décrire lesmodalités du transport.- C'est là que tu entres en jeu, Lauren, tu vasm'aider à me procurer ces documents.- Mais je ne peux pas, comment veux-tu que jefasse, je ne peux rien saisir, rien déplacer.- Mais tu sais où ils se trouvent ?- Oui, et alors ?- Alors c'est moi qui vais les subtiliser. Tuconnais ces formulaires ?- Oui, bien sûr, j'en signais tous les jours, sur-

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tout dans mon service.Elle les lui décrivit. Il s'agissait de bordereauxtypes, sur des papiers blancs, roses, bleus, avec l'en-tête et le logo des hôpitaux ou de la compagnied'ambulance.- Alors on va les reproduire, conclut-il. Accom-pagne-moi.Arthur prit son blouson, ses clés, il était commedans un état second, d'une détermination qui laissaitpeu le loisir à Lauren de contre-argumenter ce projetirréaliste. Ils s'installèrent dans la voiture, ilactionna la télécommande de la porte du garage, ets'engagea dans Green Street. Il faisait nuit. Si laville était calme, lui ne l'était pas, il roula à viveallure jusqu'au Mémorial Hospital. Il se renditdirectement sur le parking du service des urgences.Lauren l'interrogea sur ce qu'il était en train defaire, il répondit d'un simple sourire au coin deslèvres : « Suis-moi et ne ris pas ! »Au moment où il franchit la première porte dusas des urgences, il se plia en deux et se dirigeaainsi courbé jusqu'au comptoir d'accueil. L'em-ployée de garde lui demanda ce qu'il avait. Il décri-vit les crampes violentes qui s'étaient déclaréesdeux heures après son repas, précisa par deux foisqu'il avait déjà été opéré de l'appendicite, mais qu'ilavait déjà eu, depuis, ce type de douleurs insuppor-tables. L'aide-soignante l'invita à s'allonger sur unbrancard en attendant qu'un interne s'occupe de lui.Assise sur l'accoudoir d'une chaise roulante, Lau-ren commençait, elle aussi, à sourire. Arthur jouaitparfaitement bien la comédie, elle-même avait étéinquiète lorsqu'il s'était presque effondré dans lasalle d'attente.- Tu ne sais pas ce que tu es en train de faire,lui avait-elle murmuré au moment même où unmédecin venait le prendre en charge.Le Dr Spacek s'était présenté et l'avait invité àle suivre dans une des salles que longeait le couloir,occultée des autres par un simple rideau. Il le fits'allonger sur le lit d'examen et l'interrogea sur sesmaux, tout en lisant la fiche où figuraient toutes lesinformations demandées à l'accueil. À part l'âge oùil était devenu un homme, presque tout sur lui devaity être inscrit, tant cela avait relevé de l'interroga-toire policier. Il déclara avoir des crampes terribles.« Où avez-vous ces crampes terribles ? » questionnale docteur. « Partout dans le ventre », cela lui faisaitun mal de chien. « N'en rajoute pas, souffla Lauren,tu vas avoir le droit à une piqûre de calmants, àpasser la nuit ici, et demain matin, à un lavementradio baryté suivi d'une fibroscopie et d'une colos-copie. »

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- Pas de piqûre ! laissa-t-il échapper malgré lui.- Mais je n'ai pas parlé de piqûre, dit Spaceken relevant la tête de son dossier.- Non, mais je préfère en parler tout de suiteparce que je déteste les piqûres.L'interne lui demanda s'il était d'une nature ner-veuse et Arthur confirma d'un signe de tête. Il allaitle palper et il devrait lui indiquer où la douleur étaitplus vive. Arthur hocha la tête à nouveau. Le méde-cin posa ses deux mains, l'une sur l'autre, sur leventre d'Arthur, et commença son travail d'auscul-tation.- Avez-vous mal là ?- Oui, dit-il hésitant.- Et ici ?- Non, tu ne veux pas avoir mal à cet endroit,lui souffla Lauren en souriant.Arthur nia aussitôt l'existence de toute douleur àl'endroit où l'interne était en train de le palper.Elle le guida ainsi dans ses réponses tout au longde la consultation. Le médecin conclut à des colitesd'origine nerveuse nécessitant la prise d'un anti-spasmodique que la pharmacie de l'hôpital lui déli-vrerait contre remise de l'ordonnance qu'il achevaitde lui rédiger. Deux poignées de mains et trois« Merci docteur » plus tard, il parcourait d'un pasléger le long corridor qui menait à l'officine. Il avaitdans sa main trois documents différents, tous à en-tête et logo du Mémorial Hospital. L'un bleu, l'autrerose, le troisième vert. L'un étant une ordonnance,le second un reçu de facture, et le dernier unedécharge de sortie, portant la mention en grosseslettres : « Bon de Transfert / Bon de sortie », et encaractères italiques : « Rayez la mention inutile ». Ilavait un large sourire au visage, très content de lui.Lauren marchait à ses côtés. Il la prit sous son bras.« On forme une bonne équipe quand même ! »De retour à l'appartement, il glissa les trois docu-ments dans le scanner de son ordinateur et les copia.Il disposait dès lors d'une source intarissabled'imprimés de toutes les couleurs et de toutes lesformes, aux lettres officielles du Mémorial.- Tu es très fort, lui dit Lauren lorsqu'elle vitsortir de l'imprimante couleurs les premiers papiersà en-tête.- Dans une heure, j'appelle Paul, lui répondit-il.- On va d'abord parler un peu de ton projet,mon Arthur.Elle avait raison, dit-il, il lui fallait la questionnersur tout ce qui concernait le fonctionnement d'uneprocédure de transfert. Mais ce n'était pas de celadont elle voulait discuter.

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- De quoi alors ?- Arthur, ton projet me touche, mais pardon, ilest irréaliste, fou, et beaucoup trop dangereux pourtoi. Tu iras en prison si tu te fais piquer, au nom dequoi, bon sang ?- Parce que ce n'est pas beaucoup plus risquépour toi si on ne tente rien ? Nous n'avons que qua-tre jours, Lauren !- Tu ne peux pas faire ça, Arthur, je n'ai pasle droit de te laisser faire. Pardon.- J'ai connu une amie qui disait pardon à cha-cune de ses phrases, c'en était tellement exagéré queses copains n'osaient plus lui proposer un verred'eau de peur qu'elle ne s'excuse d'avoir soif.- Arthur ! Ne fais pas l'imbécile, tu sais ce queje veux dire, c'est un projet dingue !- C'est la situation qui est dingue, Lauren ! Jen'ai pas d'autre solution.- Et moi, je ne te laisserai pas prendre de telsrisques pour moi.- Lauren, il faut que tu m'aides, pas que tu mefasses perdre du temps, c'est ta vie qui est en jeu.- Il doit y avoir une autre solution.Arthur ne voyait qu'une alternative à son projet,parler à la mère de Lauren et la dissuader d'accepterl'euthanasie, mais cette option était difficile à mettreen œuvre. Ils ne s'étaient jamais vus, et obtenir unrendez-vous était improbable. Elle n'accepterait pasde recevoir un inconnu. Il pouvait prétendre être unproche de sa fille, mais Lauren pensait qu'elle seméfierait, elle connaissait tous ceux qui étaient pro-ches d'elle. Il pourrait peut-être la rencontrer parhasard, dans un lieu où elle aurait l'habitude de serendre. Il fallait identifier l'endroit propice.Lauren réfléchit quelques instants.- Elle promène la chienne tous les matins à laMarina, dit-elle.- Oui, mais il me faudrait un chien à promener.- Pourquoi ?- Parce que si je marche avec une laisse sansun chien au bout, ça peut me discréditer tout desuite.- Tu n'as qu'à faire un footing à la Marina.Elle trouva l'idée séduisante. Il n'aurait qu'à mar-cher le long de la Marina, à l'heure de la promenadede Kali, s'attendrir sur la chienne, la caresser, etn'aurait plus qu'à engager la conversation avec samère. Il accepta de tenter le coup, il y serait dès lelendemain. Au petit matin Arthur se leva, enfila unpantalon de toile écrue et un polo. Avant de partir,il demanda à Lauren de le serrer très fort dans sesbras.- Qu'est-ce qui te prend ? dit-elle d'un air

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timide.- Rien, je n'ai pas le temps de t'expliquer, c'estpour la chienne.Elle s'exécuta, posa sa tête sur son épaule et sou-pira. « Parfait, dit-il d'un ton énergique, en se déga-geant, je file sinon je vais la rater. » Il ne prit pasle temps de lui dire au revoir, et quitta l'appartementen trombe. La porte se referma et Lauren haussa lesépaules en soupirant : « Il me prend dans ses brasà cause de la chienne. »Alors qu'il entamait sa promenade, le GoldenGâte dormait encore dans un nuage d'ouate. Seul lehaut des deux piles du pont rouge dépassait des bru-mes qui l'enveloppaient. La mer emprisonnée dansla baie était calme, les mouettes matinales tournaienten larges ronds en quête d'un poisson, les largespelouses qui bordaient les quais étaient encore trem-pées des embruns de la nuit, et les bateaux amarrésà leur quai dodelinaient tout doucement. Tout étaitpaisible, quelques coureurs matinaux fendaient l'airchargé d'humidité et de fraîcheur. Dans quelquesheures un gros soleil s'accrocherait au-dessus descollines de Saussalito et de Tiburon et délivrerait lepont rouge de ses brumes.Il la vit de loin, parfaitement conforme à la des-cription qu'en avait faite sa fille. Kali trottinait àquelques pas d'elle. Mme Kline était perdue dansses pensées et semblait porter en elle tout le poidsde sa peine. La chienne passa à la hauteur d'Arthuret très étrangement s'arrêta net, huma l'air autourde lui, dans un mouvement de truffe et de tête cir-culaire. Elle s'approcha d'Arthur, renifla le bas deson pantalon et se coucha instantanément en gémis-sant ; sa queue se mit à battre l'air avec frénésie,l'animal tremblait de joie et d'excitation. Arthurs'agenouilla et commença à la caresser doucement.Celle-ci s'empressa de lui lécher la main, augmen-tant l'intensité et la cadence de ses gémissements.La mère de Lauren s'approcha, très étonnée.- Vous vous connaissez ? dit-elle.- Pourquoi ? répondit-il en se relevant.- Elle est si craintive d'ordinaire. Personne nepeut l'approcher et là elle semble se prosternerdevant vous.- Je ne sais pas, peut-être, elle ressembleincroyablement à la chienne d'une amie qui m'étaittrès chère.- Oui ? dit Mme Kline le cœur battant la cha-made.La chienne s'assit aux pieds d'Arthur et se mit àjapper en lui tendant la patte.« Kali ! héla la maman de Lauren, laisse ce mon-sieur tranquille. » Arthur tendit la main et se pré-

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senta, la femme hésita et tendit la main à son tour.Elle trouvait l'attitude de sa chienne extrêmementdéroutante et s'excusa de tant de familiarité.- Il n'y a aucun problème, j'adore les animauxet elle est très mignonne.- Mais si sauvage d'ordinaire, elle semble réel-lement vous connaître.- J'ai toujours attiré les chiens, je crois qu'ilssentent lorsqu'on les aime. Elle a vraiment unebonne tête.- C'est une vraie bâtarde, moitié épagneul, moi-tié labrador.- C'est incroyable ce qu'elle ressemble à lachienne de Lauren.Mme Kline en eut presque un vertige, ses traitsse crispèrent.- Vous allez bien, madame ? demanda Arthuren lui prenant la main.- Vous connaissiez ma fille ?- C'est la chienne de Lauren, vous êtes samère ?- Vous la connaissiez ?- Oui, très bien, nous étions assez proches.Elle n'avait jamais entendu parler de lui et voulutsavoir comment ils s'étaient connus. Il déclara êtrearchitecte et avoir rencontré Lauren à l'hôpital. Ellel'avait recousu d'une mauvaise coupure faite au cut-ter. Ils avaient sympathisé, et se voyaient souvent,« je passais de temps à autre déjeuner avec elle auxurgences, et nous dînions aussi de temps en temps,lorsqu'elle finissait tôt le soir ».- Lauren n'avait jamais le temps de déjeuner etrentrait toujours tard.Arthur baissa la tête, silencieux.- Enfin, Kali semble bien vous connaître en toutcas.- Je suis désolé de ce qui lui est arrivé, madame,je suis allé la voir souvent à l'hôpital depuis l'acci-dent.- Je ne vous y ai jamais croisé.Il lui proposa de faire quelques pas avec elle. Ilsmarchèrent le long de l'eau, Arthur se risqua àdemander des nouvelles de Lauren, arguant qu'il nes'était pas rendu à son chevet depuis quelque temps.Mme Kline parla d'une situation stationnaire qui nelaissait plus de place à l'espoir. Elle ne dit rien dela décision qu'elle avait prise, mais décrivait l'étatde sa fille dans des termes résolument désespérés.Arthur marqua un temps de silence, et commençaun plaidoyer d'espoir. « Les médecins ne savent riensur le coma »... « Les comateux nous entendent »...« Certains sont revenus au bout de sept ans »...« Rien n'est plus sacré que la vie, et si elle se main-

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tient en dépit du bon sens, c'est un signe qu'il fautlire. » Même Dieu fut invoqué, « comme Seul apteà disposer de la vie et de la mort ». Mme Klines'arrêta soudainement de marcher et fixa Arthurdans les yeux.- Vous n'étiez pas sur mon chemin par hasard,qui êtes-vous et que voulez-vous ?- Je me promenais là simplement, madame, etsi vous trouvez que cette rencontre n'est pas le fruitdu hasard, c'est à vous seule à vous poser la ques-tion du pourquoi. Je n'ai pas dressé la chienne deLauren pour qu'elle vienne à moi sans que jel'appelle.- Que me voulez-vous ? Et que savez-vous pourme balancer vos phrases définitives sur la vie et lamort ? Vous ne savez rien, rien de ce que cela repré-sente d'être là tous les jours, de la voir inerte, sansqu'un de ses cils ne bouge, de voir sa poitrine sesoulever mais de regarder son visage fermé aumonde.Dans un élan de colère, elle lui décrivit les jourset les nuits passés à lui parler dans l'espoir fouqu'elle l'entende, sa vie qui n'existait plus depuisque sa fille était partie, l'attente d'un coup de télé-phone de l'hôpital qui lui dirait que c'était fini. Ellelui avait donné la vie. Chaque jour de son enfancela réveillait le matin, l'habillait et la conduisait àl'école, chaque soir la bordait dans son lit en luiracontant une histoire. Elle avait été à l'écoute dechacune de ses joies, de chacun de ses tourments.«Quand elle est devenue une adolescente, j'aiaccepté ses colères injustes, partagé ses premierstourments amoureux, travaillé la nuit à ses études,révisé tous ses examens. J'ai su m'effacer quand ille fallait, et si vous saviez comme elle me manquaitdéjà de son vivant. Chaque jour de ma vie je mesuis réveillée en pensant à elle, couchée en pensantà elle... »Mme Kline s'interrompit, saisie par un hoquet delarmes contenues. Arthur la prit par l'épaule ets'excusa.- Je n'en peux plus, dit-elle à voix basse. Par-donnez-moi, et partez maintenant, je n'aurais jamaisdû vous parler.Arthur s'excusa à nouveau, caressa la tête de lachienne et s'éloigna à pas lents. Il monta dans savoiture, en s'éloignant il vit dans son rétroviseur lamère de Lauren qui le regardait partir. Lorsqu'il ren-tra à l'appartement, Lauren était debout, en équili-bre sur une table basse.- Qu'est-ce que tu fais ?- Je m'entraîne.- Je vois.

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- Ça s'est passé comment ?Il fit le récit détaillé de sa rencontre, déçu de nepas avoir infléchi la position de sa mère.- Tu avais peu de chances, elle ne changejamais d'avis, elle est têtue comme une mule.- Ne sois pas dure, elle souffre le martyre.- Tu aurais été un gendre idéal.- Quel est le sens profond de cette dernièreremarque ?- Rien, tu es le type à être adoré des belles-mères.- Je trouve ta réflexion moyenne, et je ne croispas que ce soit le sujet.- Non, ça je dois dire ! Tu serais veuf avant dete marier.- Tu veux me dire quoi sur ce ton acidulé ?- Rien, je ne veux rien te dire. Bon je vais allerregarder l'océan tant que je peux encore le faire.Elle disparut soudainement, laissant Arthur seulet perplexe dans l'appartement. « Mais qu'est-cequ'elle a ?» se dit-il à voix basse. Puis il se mit àsa table d'architecte, alluma son ordinateur, etcommença la rédaction d'un rapport. Il avait pris sadécision dans la voiture, en quittant la Marina. Iln'y avait pas d'alternative et il fallait faire vite. Dèslundi, les médecins « endormiraient » Lauren. Il éta-blit une liste des accessoires qui lui étaient néces-saires pour mettre son plan en œuvre. Il imprimason fichier, et décrocha son téléphone pour appelerPaul.- J'ai besoin de te voir de toute urgence.- Ah, tu es revenu de Knewawa !- C'est urgent, Paul, j'ai besoin de toi.- Où veux-tu que nous nous retrouvions ?- Où tu veux !- Viens chez moi.Paul l'accueillit une demi-heure plus tard. Ilss'installèrent dans les canapés du salon.- Qu'est-ce que tu as ?- J'ai besoin que tu me rendes un service sansme poser de questions. Je veux que tu m'aides àenlever un corps dans un hôpital.- C'est une série noire ? Après le fantôme onva s'occuper d'un cadavre ? Je peux te filer le miensi tu continues, il va être disponible !- Ce n'est pas un cadavre.- Alors c'est quoi, c'est un malade en pleineforme ?- Je suis sérieux, Paul, et très pressé.- Je ne dois pas te poser de questions ?- Tu aurais du mal à comprendre les réponses !- Parce que je suis trop bête ?- Parce que personne ne peut croire ce que je

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vis.- Tente ta chance.- Il faut que tu m'aides à enlever le corps d'unefemme qui est dans le coma, elle sera euthanasiéelundi. Et je ne veux pas.- Tu es tombé amoureux d'une femme qui estdans le coma ? C'était ça ton histoire de fantôme ?Arthur répondit par un vague « hum hum », Paulinspira profondément et s'inclina en arrière dans lecanapé.- Ça va faire une séance à deux mille dollarschez le psy cette histoire. Tu as bien réfléchi, tu esdéterminé ?- C'est avec ou sans toi, mais je vais le faire.- Tu as une passion pour les histoires simples !- Tu n'es pas obligé, tu sais.- Non, je sais. Tu débarques ici, je n'ai pas denouvelles de toi depuis quinze jours, tu ne ressem-bles plus à rien ; tu me demandes de risquer dix ansde taule pour t'aider à enlever un corps dans unhôpital, et moi, je vais prier pour me métamorphoseren dalaï-lama, c'est ma seule chance. Tu as besoinde quoi ?Arthur expliqua son plan, et les accessoires quePaul devrait lui fournir, essentiellement une ambu-lance, empruntée au garage de son beau-père.- Ah, et en plus il faut que je braque le maride ma mère ! Je suis content de te connaître, monvieux, c'est un truc qui aurait pu me manquer dansla vie.- Je sais que je te demande beaucoup.- Non, tu ne sais pas ! Il te faut tout ça pourquand ?Il lui fallait l'ambulance pour le lendemain soir.Il opérerait vers vingt-trois heures, Paul passerait lechercher à son domicile une demi-heure avant.Arthur lui retéléphonerait tôt dans la matinée pourfaire le point sur les différents détails. Il serra fortson ami dans ses bras, en le remerciant chaleureu-sement. Préoccupé, Paul le raccompagna jusqu'à laportière de sa voiture.- Encore merci, dit Arthur en sortant sa tête parla fenêtre.- Les amis sont là pour ça, j'aurai peut-êtrebesoin de toi à la fin du mois pour aller couper lesgriffes d'un grizzli dans la montagne, je te tiendraiau courant. Allez, barre-toi, tu m'as l'air d'avoirencore beaucoup de choses à faire.La voiture disparut après le carrefour et Paul,s'adressant à Dieu, leva les bras au ciel en hurlant :« Pourquoi moi ? » Il contempla les étoiles ensilence pendant quelques instants, et comme aucuneréponse ne semblait lui revenir, il haussa les épaules

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et marmonna : « Oui, je sais ! Pourquoi pas ! »Arthur passa le reste de sa journée à courir depharmacies en dispensaires, et à remplir le coffrede sa voiture. De retour dans l'appartement, il trouvaLauren assoupie sur son lit. Il s'assit près d'elle avecbeaucoup de précautions et passa sa main juste au-dessus de ses cheveux, sans les toucher. Puis il mur-mura : « Tu arrives à dormir maintenant. Tu esvraiment très belle. »Puis il se leva, tout aussi doucement, et retournadans le salon, à sa table d'architecte. Dès qu'il eutquitté la pièce, Lauren ouvrit un œil et sourit mali-cieusement. Arthur saisit les formulaires adminis-tratifs qu'il avait imprimés la veille et commença àles remplir. Il laissa certaines lignes vides et classale tout dans une chemise. Il remit son blouson, pritsa voiture et roula en direction de l'hôpital. Il serangea au parking des urgences, laissa la portièreouverte et se faufila dans le sas d'entrée. Unecaméra filmait le couloir, mais il ne la remarquapas. Il remonta le corridor jusqu'à une grande piècequi servait de réfectoire. Une infirmière de garde lehéla.- Qu'est-ce que vous faites là ?Il venait faire une surprise à une amie de longuedate qui travaillait ici, elle la connaissait peut-être,elle s'appelait Lauren Kline. L'infirmière resta uninstant perplexe.- Il y a longtemps que vous ne l'avez pas vue ?- Au moins six mois !Il s'improvisa photographe reporter, tout justearrivé d'Afrique, et qui voulait saluer une de sescousines par alliance. « Nous sommes très proches.Elle ne travaille plus ici ? » L'infirmière éluda laquestion et l'invita à se rendre à l'accueil où on lerenseignerait ; il ne la trouverait pas ici, elle en étaitdésolée. Arthur feignit l'inquiétude, et demanda s'ily avait un problème. Manifestant une gêne certaine,elle insista pour qu'il se rende à la réception del'hôpital.- Je dois ressortir du bâtiment ?- En principe oui, mais vous allez devoir faireun grand tour...Elle lui donna les indications pour qu'il se rendeà l'accueil en passant par l'intérieur de l'établisse-ment. Il la salua et la remercia en conservant l'airinquiet qu'il avait su emprunter. Libéré de la pré-sence de l'infirmière, il se faufila de couloir en cou-loir jusqu'à trouver ce qu'il cherchait. Dans unepièce à la porte entrouverte, il aperçut deux blousesblanches, accrochées à des portemanteaux. Il entra,s'en empara, les roula en boule et les cacha sousson manteau. Dans la poche de l'une d'elles il sentit

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un stéthoscope. Il retourna promptement dans lecouloir, suivit les indications données par l'infir-mière, et ressortit de l'hôpital par l'entrée princi-pale. Il contourna le bâtiment, rejoignit sa voituredans le parking des urgences et rentra chez lui. Lau-ren, assise devant l'ordinateur, n'attendit pas qu'ilentre dans la pièce pour s'exclamer : « Tu es fou àlier ! » Il ne répondit pas, s'approcha du bureau ety jeta les deux blouses.- Tu es vraiment dingue, l'ambulance est dansle garage ?- Paul vient me prendre avec elle, demain à dixheures trente.- Où les as-tu prises ?- À ton hôpital !- Mais comment fais-tu tout cela ? Quelqu'unpeut-il t'arrêter quand tu as décidé de faire quelquechose ? Montre-moi les étiquettes sur les blouses.Arthur les déplia, enfila la plus grande, et seretourna, imitant un mannequin qui défile sur unpodium.- Alors comment me trouves-tu ?- Tu as piqué la blouse de Bronswick !- Qui est-ce ?- Un éminent cardiologue, l'ambiance va êtretendue à l'hosto, je vois déjà la ribambelle de notesde service qui vont être placardées. Le directeur dela sécurité va se faire souffler dans les bronches.C'est le toubib le plus acariâtre et imbu de lui-mêmede tout le Mémorial.- Quelle est la probabilité que quelqu'unm'identifie ?Elle le rassura, le risque était très faible, il fau-drait un coup de malchance, il y avait deux chan-gements d'équipes, celle du week-end et celle de lanuit. Il ne courait aucun risque de croiser un mem-bre de son équipe. Le dimanche soir c'était un autrehôpital, avec d'autres gens, et une atmosphère dif-férente.- Et regarde, j'ai même un stéthoscope.- Passe-le autour de ton cou !Il s'exécuta.- Tu es terriblement sexy en docteur, tu sais ?dit-elle d'une voix très tendre et très féminine.Arthur rougit quelque peu. Elle prit sa main etcaressa ses doigts. Elle leva les yeux vers lui et ditd'un ton tout aussi tendre :- Merci de tout ce que tu fais pour moi, per-sonne n'a jamais pris soin de moi comme ça.- Et voilà pourquoi Zorro est arrivé !Elle se leva, son visage se rapprocha de celuid'Arthur. Ils se regardèrent dans les yeux. Il la pritdans ses bras, passa sa main sur sa nuque, la courba

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jusqu'à ce que sa tête repose sur son épaule.- Nous avons beaucoup de choses à faire, luidit-il. Il faut que je me mette au travail.Il s'écarta pour s'installer à son bureau. Elle posasur lui un regard plein d'attention et se retira silen-cieusement dans la chambre laissant la porteouverte. Il travailla très tard dans la nuit, ne s'arrê-tant que pour grignoter quelques crudités, tapant deslignes de texte, face à son écran, très concentré surses notes. Il entendit la télévision se mettre en mar-che. « Comment as-tu fait ça ? » demanda-t-il àhaute voix. Elle ne répondit pas. Se levant, il tra-versa le salon et se pencha dans l'entrebâillementde la porte. Lauren était sur le lit, allongée sur leventre. Elle détourna son regard de l'écran et luisourit, taquine. Il lui rendit son sourire, et revint àson clavier. Lorsqu'il fut assuré qu'elle était plon-gée dans son film, il se leva et se dirigea vers lesecrétaire. Il en sortit une boîte qu'il posa sur sonbureau et regarda longtemps avant de l'ouvrir. Elleétait de forme carrée, grande comme un carton àchaussures et recouverte d'un tissu passé par lesannées. Il prit sa respiration et souleva le couvercle ;elle contenait un paquet de lettres attachées par uneficelle de chanvre. Il saisit une enveloppe bien plusgrosse que les autres et la décacheta. Une lettre scel-lée et un trousseau de vieilles clés, grandes et lour-des, tombèrent du pli. Il s'en saisit, le fit jouer dansses mains et sourit en silence. Il ne lut pas la lettremais la fit glisser dans la poche de sa veste, avecle trousseau. Il se leva, remit la boîte en place, etretourna à son bureau où il imprima son pland'action. Enfin, il éteignit l'ordinateur et se renditdans la chambre. Elle était assise au pied du lit,regardant un « soap opéra ' ». Ses cheveux étaientdétachés, elle semblait calme, apaisée.- Tout est aussi prêt que possible, dit-il.- Encore une fois, pourquoi fais-tu tout cela ?- Qu'est-ce que cela peut faire, pourquoi as-tubesoin de tout savoir ?

1. Soap opéra : sitcom américain.

- Pour rien.Il se rendit à la salle de bains. En entendant lebruit de la douche, elle caressa doucement lamoquette. Au passage de sa main, les fibres se sou-levèrent, hérissées par l'électricité statique. Il sortitemmitouflé dans un peignoir.- Il faut que je me couche maintenant, demainil faut que je sois en forme.Elle s'approcha de lui et déposa un baiser sur sonfront. « Bonne nuit, à demain », et elle sortit de la

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pièce.La journée qui suivit passa au rythme des minutesqui s'égrènent dans la paresse des dimanches. Lesoleil jouait à cache-cache avec les giboulées. Ilsparlèrent peu. De temps à autre elle le regardait fixe-ment, lui demandant s'il était sûr de vouloir conti-nuer, question à laquelle il ne répondait plus. Enmilieu de journée ils allèrent marcher au bord del'océan.- Viens, allons près de l'eau, je voudrais te direquelque chose. Il avait posé son bras autour de sesépaules avant de parler.Ils s'approchèrent autant qu'il était possible de lalisière où les vagues viennent se briser sur le sable.- Regarde bien tout ce qu'il y a autour de nous :de l'eau en colère, de la terre qui s'en moque, desmontagnes dominantes, des arbres, de la lumière quijoue à chaque minute de la journée à changerd'intensité et de couleur, des oiseaux qui voltigentau-dessus de nos têtes, des poissons qui essaient dene pas être la proie des mouettes tout en chassantd'autres poissons. Il y a toute cette harmonie debruits, celui des vagues, celui du vent, celui dusable ; et puis au milieu de ce concert incroyable devies et de matières il y a toi, moi et tous les êtreshumains qui nous entourent. Combien d'entre euxverront tout ce que je viens de te décrire ? Combienréalisent chaque matin le privilège de se réveiller etde voir, de sentir, de toucher, d'entendre, de res-sentir ? Combien d'entre nous sont-ils capablesd'oublier un instant leurs tracas pour s'émerveillerde ce spectacle inouï ? Il faut croire que la plusgrande inconscience de l'homme, c'est celle de sapropre vie. Toi tu prends conscience de tout cela,parce que tu es en danger, et cela fait de toi un êtreunique, par ce dont tu as besoin pour vivre : lesautres, parce que tu n'as plus le choix. Alors pourrépondre à la question que tu ne cesses de me poserdepuis tant de jours, si je ne prends pas de risques,toute cette beauté, toute cette énergie, toute cettematière en vie te deviendrait définitivement inac-cessible. C'est pour cela que je fais cela, réussir àte ramener au monde donne un sens à ma vie.Combien de fois ma vie m'offrira-t-elle de faire unechose essentielle ?Lauren ne prononça pas un mot, et finit par bais-ser ses yeux fixant son regard vers le sable. Ils mar-chèrent côte à côte jusqu'à la voiture.À dix heures Paul rangea l'ambulance dans leparking d'Arthur et sonna à la porte. « Je suis prêt »,dit-il. Arthur lui tendit un sac.- Passe cette blouse, et mets ces lunettes, cesont des verres neutres.

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- Tu n'as pas de fausses barbes ?- Je t'expliquerai tout en route, viens, il faut yaller, nous devons être en place au moment du chan-gement de service, à 11 heures précises. Lauren, tuviens avec nous, nous aurons besoin de toi.- Tu parles à ton fantôme ? demanda Paul.- À quelqu'un qui est avec nous mais que tu nevois pas.- Tout ça c'est une blague, Arthur, ou tu esvraiment devenu dingue ?- Ni l'un ni l'autre, c'est impossible à compren-dre, donc inutile à expliquer.- Le mieux serait que je me transforme entablette de chocolat, là maintenant, le temps passe-rait plus vite et je m'inquiéterais moins dans monpapier aluminium.- C'est une option, allez, dépêche-toi.Ils se rendirent tous deux, déguisés en médecinet ambulancier, vers le garage.- Elle a fait la guerre, ton ambulance !- Pardon, j'ai pris ce que je trouvais, je vais mefaire engueuler bientôt ! Tu n'as qu'à me parler avecdes sous-titres en allemand. Je rêve !- Je plaisantais, elle ira très bien.Paul prit le volant, Arthur s'assit à ses côtés etLauren entre les deux.- Tu veux les gyrophares et la sirène, docteur ?- Tu veux essayer d'être sérieux ?- Ah non, mon vieux, surtout pas, si j'essaiesérieusement de réaliser que je suis dans une ambu-lance empruntée pour aller piquer un cadavre dansun hôpital avec mon associé, je risque de me réveil-ler et ton plan serait foutu à l'eau. Alors je vais toutfaire pour être le moins sérieux possible, comme çaje continue de croire que je suis dans un rêve à lalimite du cauchemar. Remarque, le bon côté c'estque j'ai toujours trouvé les dimanches soir très glau-ques, là ça pimente un peu quand même.Lauren rit.- Ça te fait rire toi ? dit Arthur.- Tu ne veux pas arrêter ton truc de parler toutseul !- Je ne parle pas tout seul.- D'accord, il y a un fantôme à l'arrière ! Maisarrête tes apartés avec lui, ça me rend nerveux !- C'est elle !- Quoi elle ?- C'est une femme, et elle entend tout ce quetu dis !- Je veux les mêmes cigarettes que toi !- Roule !- Vous êtes tout le temps comme ça tous lesdeux ? dit Lauren.

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- Souvent.- Souvent quoi ? demanda Paul.- Je ne te parlais pas.Paul freina brutalement.- Qu'est-ce qui te prend ?- Arrête ça ! Je te jure ça me gonfle !- Mais quoi ?- Mais quoi, reprit-il en grimaçant. Ton trucabsurde de parler tout seul.- Je ne parle pas tout seul, Paul, je parle à Lau-ren. Je te demande de me faire confiance.- Arthur, tu es complètement givré. Il faut arrê-ter tout de suite cette histoire, tu as besoin d'aide.Arthur haussa le ton.- Il faut tout te dire en deux fois. Bon sang, jete demande seulement de me faire confiance !- Tu m'expliques tout alors, si tu veux que jete fasse confiance ! hurla Paul. Parce que là tu res-sembles à un dément, tu fais des trucs déments, tuparles tout seul, tu crois à des histoires de fantômesà la noix, et tu m'embarques dans une histoire à lacon !- Roule, je t'en supplie, je vais essayer det'expliquer, et toi tu vas surtout essayer de compren-dre.Et tandis que l'ambulance traversait la ville,Arthur expliquait à son complice de toujours l'inex-plicable. Il lui raconta tout depuis le début, du pla-card de la salle de bains jusqu'à ce soir.Oubliant la présence de Lauren un instant, il luiparla d'elle, de ses regards, de sa vie, de ses doutes,de ses forces, de ses conversations avec elle, de ladouceur des moments partagés, de leurs coups degriffes. Paul l'interrompit.- Si elle est vraiment là, tu t'es foutu dans lamerde, mon grand.- Pourquoi ?- Parce que c'est une vraie déclaration que tuviens de faire.Paul tourna la tête et fixa son ami. Puis il enchaînaavec un sourire satisfait :- En tout cas, tu y crois à ton histoire.- Bien sûr que j'y crois, pourquoi ?- Parce que là tu viens vraiment de rougir. Jene t'avais jamais vu rougir, et puis il enchaîna,hâbleur: «Mademoiselle dont on va enlever lecorps, si vous êtes vraiment là, je peux vous direque mon pote est très accroché, moi je ne l'ai jamaisvu comme ça avant ! »- Tais-toi et roule.- Je vais y croire à ton histoire, parce que tu esmon ami et que tu ne me laisses pas le choix. Sil'amitié ce n'est pas de partager tous les délires,

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alors c'est quoi, on se demande ? Tiens le voilà, tonhôpital.- Abott et Costello ' ! dit Lauren, la mineradieuse, sortant de son silence.- Où vais-je, maintenant ?- Dirige-toi vers le sas des urgences et gare-toi.Allume les gyrophares.Ils descendirent tous les trois et se rendirent versl'accueil, où une infirmière les salua.- Vous nous amenez quoi ? dit-elle.- Rien, on vient vous enlever quelqu'un, répon-dit Arthur d'un ton autoritaire.- Qui donc ?

1. Abott et Costello : célèbre duo de comiques américains.

Il se présenta sous le nom du docteur Bronswick,il venait prendre en charge sa patiente, la dénomméeLauren Kline, qui devait être transférée ce soir.L'aide-soignante lui réclama aussitôt les actes detransfert. Arthur lui tendit la liasse de documents.Elle fit mauvaise figure, il fallait qu'ils arrivent aumoment du changement de service ! Ils en auraientau moins pour une demi-heure et elle finissait sagarde dans cinq minutes. Arthur s'en excusa, ilsavaient eu du monde avant. « Moi aussi, je suisdésolée », reprit l'infirmière. Elle leur indiqua lachambre 505 au cinquième étage. Elle signeraitleurs documents, les laisserait sur la banquette deleur ambulance en partant et préviendrait sa rem-plaçante. Ce n'était pas une heure pour faire untransfert ! Arthur ne put s'empêcher de lui répondreque ce n'était jamais la bonne heure, « toujours troptôt ou trop tard ». Elle se contenta de leur indiquerle chemin.- Je vais chercher le brancard, dit Paul pourmettre un terme à leur altercation. Je vous rejoinslà-haut, docteur !Elle proposa de les aider du bout des lèvres,Arthur déclina son assistance, lui demandant de sor-tir le dossier de Lauren et de le déposer avec lesautres papiers dans l'ambulance.- Le dossier reste ici, il sera transféré par voiepostale, vous devriez le savoir, dit-elle.Elle eut soudain une hésitation.- Je le sais, mademoiselle, répondit prompte-ment Arthur, je ne parle que de son dernier bilan,constantes, numérations, gaz du sang, NFS, chimie,hématocrites.- Tu te démerdes rudement bien, souffla Lau-ren, où as-tu appris tout ça ?- j'ai regardé la télé, chuchota-t-il.Il pourrait consulter ce rapport dans la chambre,

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elle proposa de l'accompagner. Arthur l'en remerciaet l'invita à finir son service à l'heure prévue, il sedébrouillerait sans elle. Nous étions un dimanche,elle avait bien mérité son repos. Paul, qui était àpeine revenu avec le brancard, prit son acolyte parle bras et l'engagea promptement dans le couloir.L'ascenseur les hissa tous les trois au cinquièmeétage. Les portes venaient de s'ouvrir sur le palierlorsqu'il s'adressa à Lauren :- Cela se passe plutôt bien pour l'instant.- Oui ! répondirent en chœur Lauren et Paul.- Tu me parlais à moi ? questionna Paul.- À vous deux.D'une pièce, surgit en trombe un jeune externe.Arrivé à leur hauteur, il arrêta net sa course, regardala blouse d'Arthur et le saisit par les épaules. « Vousêtes médecin ? » Arthur fut surpris.- Non, enfin oui, oui, pourquoi ?- Suivez-moi, j'ai un problème à la 508, Sei-gneur que vous tombez bien !L'étudiant en médecine repartit en courant versla chambre dont il venait.- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Arthur pani-qué.- C'est à moi que tu demandes ça, lui réponditPaul tout aussi terrorisé.- Non, c'est à Lauren !- On y va, on n'a pas le choix, je vais t'aider,lui dit-elle.- On y va, on n'a pas le choix, reprit Arthur àvoix haute.- Comment ça, on y va ? Tu n'es pas toubib,tu vas peut-être arrêter ton délire avant qu'on ne tuequelqu'un !- Elle va nous aider.- Ah, si elle nous aide ! dit Paul en levant lesbras au ciel. Mais pourquoi moi ? Pourquoi moi ?Ils entrèrent tous les trois dans la 508. L'externeétait au chevet du lit, une infirmière l'attendait, ils'adressa paniqué à Arthur :- Il s'est mis en arythmie cardiaque, c'est ungrand diabétique, je n'arrive pas à le rétablir, je nesuis qu'en troisième année.- Ça doit lui faire une belle jambe ça, dit Paul.Lauren souffla à l'oreille d'Arthur :- Arrache la bande de papier qui sort du moni-teur cardiaque, et consulte-la de façon à ce que jepuisse la lire.- Mettez-moi de la lumière dans cette pièce, ditArthur d'un ton autoritaire.Il se dirigea de l'autre côté du lit et arracha d'ungeste le tracé de l'électrocardiogramme. Il le déroulalargement et se retourna en murmurant : « Tu le

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vois, là ? »- C'est une arythmie ventriculaire, il est nul !Arthur répéta mot pour mot :- C'est une arythmie ventriculaire, vous êtesnul!Paul roula des yeux en passant sa main sur sonfront.- Je vois bien que c'est une arythmie ventricu-laire, docteur, mais qu'est-ce qu'on fait ?- Non, vous ne voyez rien, vous êtes nul !Qu'est-ce qu'on fait ? reprit Arthur.- On lui demande ce qu'il a déjà injecté, ditLauren.- Qu'est-ce que vous avez déjà injecté ?- Rien !L'infirmière avait parlé d'un ton hautain qui tra-duisait à quel point elle était exaspérée par l'externe.- On est en situation de panique, docteur !- Vous êtes nul ! reprit Arthur, alors qu'est-cequ'on fait ?- Putain, on ne lui donne pas un cours, parceque le mec est en train de virer tout gris, mon pote,enfin docteur !- Saint-Quentin ', on va direct à Saint-Quentin !Paul trépignait.- Calmez-vous, mon vieux, dit Arthur à Paul,puis se retournant vers l'infirmière : excusez-le, ilest nouveau, mais c'était le seul brancardier dispo-nible.- Néphrine, en injection deux milligrammes, eton pose une voie centrale, et là, ça va se corser,mon cœur ! dit Lauren.- Néphrine en injection deux milligrammes,s'exclama Arthur.- Il était temps ! Je l'avais préparée, docteur,dit l'infirmière, j'attendais que quelqu'un prenne leschoses en main.- Et ensuite on pose une voie centrale, annonça-t-il d'un ton mi-interrogatif, mi-affirmatif. Vous

1. Saint-Quentin : importante prison de l'État de Califor-nie située dans la baie de San Francisco.

savez poser une voie centrale ? demanda-t-il àl'externe.- Fais-la poser par l'infirmière, elle va être follede joie, les toubibs ne les laissent jamais le faire,dit Lauren avant que l'externe ne réponde.- Je n'en ai jamais posé, dit l'externe.- Mademoiselle, vous poserez la voie centrale !- Non, allez-y, docteur, j'adorerais mais on n'apas le temps, je vous la prépare, merci de votreconfiance en tout cas, j'y suis très sensible.

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L'infirmière se rendit à l'autre bout de la piècepour préparer l'aiguille et le tube.- Je fais quoi maintenant ? demanda Arthurpaniqué à voix feutrée.- On s'en va d'ici, répondit Paul, tu ne vas pasposer de voie centrale ni latérale, ni rien du tout,on se taille en courant, mon pote !Lauren reprit :- Tu vas te placer devant lui, tu viseras à deuxdoigts sous son sternum, tu sais ce qu'est le ster-num ! Je te guiderai si tu n'es pas au bon endroit,tu présentes ton aiguille inclinée à quinze degrés, ettu enfonces progressivement mais fermement. Si tuas réussi, un liquide blanchâtre va s'écouler, si turates c'est du sang. Et tu pries pour avoir la chancedu débutant parce que sinon on est vraiment dansla merde, nous et le type qui est allongé.- Je ne peux pas faire ça ! murmura-t-il.- Tu n'as pas le choix et lui non plus, il va ypasser si tu ne le fais pas.- Tu m'as appelé mon cœur ou j'ai rêvé ?Lauren sourit : « Vas-y et respire un bon coupavant d'enfoncer. » L'infirmière revint vers eux etprésenta la voie centrale à Arthur. « Saisis-la par lebout en plastique, bonne chance ! » Arthur présental'aiguille là où Lauren le lui avait indiqué. L'infir-mière le regardait attentivement. « Parfait, murmuraLauren, incline un peu moins, vas-y d'un seul gestemaintenant. » L'aiguille s'enfonça dans le thorax dupatient. « Arrête-toi, retourne le petit robinet sur lecôté du tuyau. » Arthur s'exécuta. Un fluide opaquecommença à s'écouler par le tube. « Bravo, tu t'yes pris de main de maître, dit-elle, tu viens de lesauver. »Paul, qui avait failli perdre connaissance par deuxfois, n'en finissait pas de répéter à voix basse : « Jene peux pas le croire. » Libéré du liquide qui l'écra-sait, le cœur du diabétique reprit un rythme normal.L'infirmière remercia Arthur. « Je vais m'en occu-per maintenant », dit-elle. Arthur et Paul la saluèrentet ressortirent dans le couloir. En quittant la pièce,Paul ne put s'empêcher de repasser la tête par laporte, et de lancer à l'externe : « Vous êtes nul ! »Tout en marchant il s'adressa à Arthur :- Là, tu viens de me faire une frayeur !- Elle m'a aidé, elle m'a tout soufflé, murmura-t-il.Paul hocha la tête : « Je vais me réveiller et quandje te téléphonerai pour te raconter le cauchemar queje suis en train de faire, tu vas rire, tu ne peux mêmepas imaginer ce que tu vas rire et te moquer demoi ! »- Viens, Paul, on n'a pas de temps à perdre,

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enchaîna Arthur.Ils entrèrent tous les trois dans la salle 505. Arthurappuya sur l'interrupteur, et les néons se mirent àvibrer. Il s'approcha du lit.- Aide-moi, dit-il à Paul.- C'est elle ?- Non, c'est le type à côté, bien sûr que c'estelle ! Approche le brancard le long du lit.- Tu as fait ça toute ta vie ?- Voilà, passe tes mains sous ses genoux, et faisattention à la perfusion. À trois on la soulève. Trois !Le corps de Lauren fut placé sur le brancard rou-lant. Arthur replia les couvertures sur elle, décrochale bocal de la perfusion et le raccrocha sur la patèreau-dessus de sa tête.- Phase 1 achevée, maintenant on redescendvite mais sans précipitation.- Oui, docteur ! répondit Paul d'un ton agacé.- Vous vous débrouillez très bien tous les deux,murmura Lauren.Ils retournèrent vers l'ascenseur. L'infirmièrel'appela du bout du couloir, Arthur se retourna len-tement.- Oui, mademoiselle ?- Tout va bien maintenant, besoin d'un coup demain ?- Non, tout va bien ici aussi.- Merci encore.- Il n'y a pas de quoi.Les portes s'ouvrirent et ils s'engouffrèrent dansla cabine. Arthur et Paul soupirèrent de concert.- Trois top-modèles, quinze jours à Hawaii, uneTesta Rossa et un voilier !- Qu'est-ce que tu dis ?- Mes honoraires, je suis en train de te calculermes honoraires pour ce soir.Le hall était désert lorsqu'ils sortirent du monte-malades. Ils le traversèrent d'un pas rapide. Le corpsde Lauren fut chargé à l'arrière de l'ambulance. Puisils prirent leur place respective.Sur celle d'Arthur il y avait les documents detransfert, et un post-it : « Téléphonez-moi demain,il manque deux informations sur le dossier de trans-fert, Karen (415) 725 00 00-poste 2154. PS : Bonnecontinuation. »L'ambulance quitta le Mémorial Hospital.- Finalement, c'est assez facile de piquer unmalade, dit Paul.- C'est parce que ça n'intéresse pas beaucoupde gens, répondit Arthur.- Je les comprends. Où va-t-on ?- D'abord à l'appartement puis dans un endroitqui est aussi dans le coma et que nous allons réveil-

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ler tous les trois.L'ambulance remonta Market Street et bifurquadans Van Ness. L'habitacle était silencieux.Conformément au plan établi par Arthur, il leurfallait encore retourner chez lui transférer le corpsdans sa voiture. Tandis que Paul rapporterait le véhi-cule emprunté au garage de son père, Arthur des-cendrait toutes les affaires préparées pour le voyageet le séjour à Carmel. Le matériel de pharmacie avaitété soigneusement emballé et stocké dans le grandfrigo General Electric.En arrivant devant le garage, Paul actionna la télé-commande de la porte coulissante, rien ne se pro-duisit.- C'est toujours comme ça dans les mauvaispolars, dit-il.- Que se passe-t-il ? questionna Arthur.- Non, dans les mauvais polars, le voisin prendun air plus macho et moins maniéré et dit : « C'estquoi ce bordel ? » Là, en l'occurrence, c'est ta portetélécommandée qui ne s'ouvre pas, et c'est uneambulance du garage de mon père, avec un corpsdedans, qui est garée devant ton immeuble à l'heureoù tous tes voisins vont aller faire pisser leur chien.- Merde alors !- C'est à peu de chose près ce que je disais,Arthur.- Passe-moi la télécommande !Paul s'exécuta en haussant les épaules. Arthurappuya nerveusement sur le bouton, sans que riense produise.- Et en plus il me prend pour un débile.- La pile est morte, enchaîna Arthur.- C'est la pile bien sûr, argua Paul sarcastique,tous les génies se font piquer à cause d'un détailcomme ça.- Je cours en chercher une, fais le tour du pâtéde maisons.- Tu peux prier pour en avoir une dans testiroirs, génie !- Ne réponds pas et monte, enchaîna Lauren.Arthur descendit de l'ambulance et gravit l'esca-lier à toute hâte, il entra en trombe dans l'apparte-ment, et commença à fouiller tous les tiroirs.Aucune pile en vue. Il vida celui du secrétaire, ceuxde la commode, ceux de la cuisine, pendant quePaul enchaînait son cinquième tour de pâté de mai-sons.- Là, si je ne me fais pas repérer par unepatrouille, je suis le mec le plus cocu de la ville,maugréa Paul en entamant son sixième tour, justeau moment où il croisait une voiture de police. « Bennon, je ne suis pas cocu et là pourtant ça m'aurait

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bien arrangé ! »La voiture s'arrêta à sa hauteur, le policier lui fitsigne de baisser sa vitre, il s'exécuta.- Vous êtes perdu ?- Non, j'attends un collègue qui est monté cher-cher des affaires et on ramène Daisy au garage.- Qui est Daisy ? demanda le policier.- L'ambulance, c'est son dernier jour, elle a faitson temps, dix ans qu'on tourne ensemble, elle etmoi, c'est dur de se séparer, vous comprenez ? Destas de souvenirs, tout un pan de vie.Le policier hocha la tête. Il comprenait, il luidemanda de ne pas trop traîner. Ils allaient générerdes appels au central. Les gens étaient d'une naturecurieuse et inquiète dans ce quartier. « Je sais, j'yhabite, monsieur l'agent, je prends mon collègue eton rentre. Bonne nuit ! » L'agent lui souhaita éga-lement bonne nuit et la voiture de patrouille s'éloi-gna. À l'intérieur le conducteur paria dix dollarsavec son coéquipier qu'il n'attendait personne.- Il ne doit pas se résoudre à ramener sa guim-barde. Dix ans dedans, ça doit faire de la peinequand même.- Ouais ! Et d'un autre côté ce sont les mêmesqui manifestent parce que la mairie ne leur donnepas de fric pour changer de matériel.- Mais quand même dix ans, ça crée des liens.- Ça crée des liens, oui...L'appartement était presque aussi sens dessusdessous qu'Arthur. Soudain il se figea au milieu dusalon en quête d'une idée qui les sauverait.- La télécommande de la télévision, murmuraLauren.Stupéfait, il se retourna vers elle et se jeta sur leboîtier noir. Il arracha littéralement la trappe àl'arrière et en retira la pile carrée qu'il mit rapide-ment dans la commande du garage. Il courut à lafenêtre et appuya sur le bouton.Paul fulminant entamait son neuvième passagequand il vit la porte s'ouvrir. Il s'engouffra en priantpour qu'elle se referme plus vite qu'elle ne s'étaitouverte. « C'était vraiment la pile, mais qu'il estcon ! »Pendant ce temps, Arthur redescendait les esca-liers jusqu'au garage.- Ça a été ?- Pour moi ou pour toi maintenant ? Je vaist'étriper !- Aide-moi plutôt, on a encore du boulot.- Mais je ne fais que ça de t'aider !Ils transportèrent le corps de Lauren avec beau-coup de délicatesse. Ils l'assirent à l'arrière, le bocalde la perfusion coincé entre les deux accoudoirs et

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l'emmitouflèrent dans une couverture. Sa tête repo-sait contre la portière, de l'extérieur tout le mondeaurait cru qu'elle dormait.- J'ai l'impression d'être dans un film de Taran-tino, pesta Paul. Tu sais, le truand qui se débar-rasse...- Tais-toi ! Tu vas dire une connerie.- Pourquoi, on en est à une connerie près cesoir ? C'est toi qui vas ramener l'ambulance ?- Non, mais c'est parce qu'elle est à côté de toiet tu allais être blessant, voilà tout.Lauren mit la main sur son épaule.- Ne vous engueulez pas, vous avez eu une durejournée tous les deux, dit-elle d'une voix apaisante.- Tu as raison, continuons.- J'ai raison quand je ne dis rien ? maugréaPaul.Arthur enchaîna :- Va au garage de ton père, je passe te prendredans dix minutes, je monte chercher les équipe-ments.Paul monta dans l'ambulance, la porte du garages'ouvrit cette fois sans caprice, et il sortit sans direun mot. Au croisement d'Union Street il ne vit pasla voiture de patrouille qui l'avait interpellé tout àl'heure.- Laisse passer une voiture et suis-le ! dit lepolicier.L'ambulance tourna dans Van Ness, suivie deprès par le véhicule 627 de la police municipale.Lorsqu'elle entra dix minutes plus tard dans la courdu garage, les policiers ralentirent, et reprirent leurronde normale. Paul ne sut jamais qu'il avait étéfilé.Arthur arriva un quart d'heure plus tard. Paul sor-tait dans la rue et monta à l'avant de la Saab.- Tu as visité San Francisco ?- J'ai roulé doucement, à cause d'elle.- Tu as prévu que l'on arrive à l'aube ?- Exactement, et détends-toi maintenant, Paul.Nous avons presque réussi. Tu viens de me rendreun service inestimable, je le sais, ce que je ne saispas, c'est comment te le dire, et tu as pris des ris-ques, je le sais aussi.- Allez roule, j'ai horreur des remerciements.La voiture sortit de la ville par la route 280 sud.Très vite ils bifurquèrent vers Pacifïca, avant des'engager sur la route n° 1, celle qui longe les falai-ses, celle qui mène à la baie de Monterey, vers Car-mel, celle qu'aurait dû emprunter Lauren un matindu début de l'été dernier, au volant de sa vieilleTriumph.Le paysage était spectaculaire. Les falaises sem-

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blaient se découper dans la nuit, comme une den-telle noire. Une lune inachevée dessinait lescontours de la route. Ils roulaient ainsi au son desharmonies du concerto pour violon de Samuel Bar-ber.Arthur avait confié le volant à Paul, il regardaitpar la fenêtre. Au bout de ce voyage l'attendait unautre réveil. Celui de bien des souvenirs endormispendant si longtemps...

Arthur avait fait ses classes d'architecture à l'uni-versité de San Francisco. À vingt-cinq ans il avaitrevendu le petit appartement que sa mère lui avaitlégué et partait en Europe, à Paris, pour suivre deuxannées d'études à l'école Camondo. Il s'installadans un petit studio rue Mazarine et vécut deuxannées passionnantes. Il partit ensuite poursuivreune année d'études à Florence avant de retournerdans sa Californie natale.Bardé de diplômes, il entra chez Miller, architectedesigner réputé de la ville, y fit ses deux années destage, travailla à mi-temps au MOMA1. C'est làqu'il y retrouva Paul, son futur associé, avec lequelil créa deux ans plus tard un atelier d'architecture.Porté par le développement économique de larégion, le cabinet acquit d'année en année une petitenotoriété, employant près de vingt personnes. Paulfaisait « des affaires », Arthur dessinait, meubles,immeubles, maisons et objets. Chacun son domaineet jamais d'ombre entre ces deux amis que rien nipersonne n'éloignait l'un de l'autre plus de quelquesheures.

1. MOMA : Musée d'art moderne.Beaucoup de points communs les réunissaient.Un sens commun de l'amitié, du goût de vivre etdes enfances chargées d'émotions comparables. Demanques identiques.Comme Paul, Arthur avait été élevé par sa mère.Si le père de Paul avait abandonné sa famille quandil avait cinq ans sans jamais reparaître, Arthur avaittrois ans quand son père était parti pour l'Europe.« Son avion est monté si haut dans le ciel qu'il enest resté accroché aux étoiles. »Tous deux avaient grandi à la campagne. Tousdeux avaient connu le pensionnat. Tout seuls ilsétaient devenus des hommes.Lilian avait attendu longtemps, puis avait fait sondeuil, en apparence tout du moins. Les dix premiè-res années de sa vie, Arthur les passa hors de laville, au bord de l'océan, près du délicieux villagede Carmel, où Lili, c'était le surnom qu'il donnaità sa mère, possédait une grande maison. Tout en

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bois blanc, elle surplombait la mer, perchée en hautd'un vaste jardin qui plongeait jusqu'à la plage.Antoine, un vieil ami de Lili, vivait dans une petiteannexe de la propriété. Artiste échoué là, Lili l'avaitaccueilli, « recueilli », disaient les voisins. Il entre-tenait avec elle le parc, les clôtures et les façadesen bois repeintes presque chaque année, et de lon-gues conversations le soir. Ami, complice, il étaitpour Arthur la présence masculine qui avait disparuquelques années plus tôt de la vie de l'enfant. Arthurfit ses premières écoles à la communale de Monte-rey. Le matin, Antoine l'y déposait, le soir vers seizeheures sa mère venait l'y rechercher. Ces années-làfurent précieuses dans sa vie. Sa mère était aussi sameilleure amie. Lili lui apprit tout ce qu'un cœurpeut aimer. Elle le réveillait parfois tôt le matin,simplement pour lui apprendre à regarder les leversdu soleil, à écouter les bruits du début du jour. Ellelui enseigna les essences des fleurs. Au seul dessind'une feuille elle lui faisait reconnaître l'arbrequ'elle habillait. Dans le grand parc qui borde lamaison de Carmel et qui se jette dans la mer, ellel'emmenait découvrir chaque détail d'une naturequ'elle «poliçait» par endroits, qu'elle laissaitvolontairement sauvage en d'autres lieux. Aux deuxsaisons que marquent le vert et l'ambre, elle lui fai-sait réciter le nom des oiseaux qui venaient fairehalte sur les cimes des séquoias durant leur longvoyage.Au potager qu'Antoine entretenait avec respect,elle lui faisait cueillir les légumes poussés commepar magie, « seulement ceux qui étaient prêts ». Aubord de l'eau, elle lui faisait compter les vagues quivenaient certains jours caresser les rochers, commepour tenter de se faire pardonner leurs violencesd'autres saisons, « pour prendre le souffle de la mer,sa tension, son humeur du jour ». « La mer portele regard, la terre nos pieds », disait-elle. À l'inten-sité du mariage qui unit les nuages aux vents, ellelui montrait comment deviner le temps qui viendraitcertainement, et rares étaient les fois où elle se trom-pait. Arthur connaissait chaque parcelle de son jar-din, il pouvait s'y déplacer les yeux clos, même àreculons. Aucun recoin ne lui était étranger. Chaqueterrier avait un nom, et tout animal qui décidait des'y endormir pour toujours, sa sépulture. Mais plusque tout, elle lui avait appris à aimer et à tailler lesroses. La roseraie était un lieu comme empreint demagie. Cent parfums s'y mélangeaient. Lili l'yemmenait pour lui raconter des histoires où lesenfants rêvent de devenir adultes et les adultes deredevenir enfants. De toutes les fleurs, elles étaientses préférées.

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Une matinée du début de l'été, elle était entréedans sa chambre à l'orée du jour, s'était assise surle lit près de sa tête, et caressait ses boucles.- Debout, mon Arthur, lève-toi, je t'emmène.Le petit garçon avait attrapé les doigts de sa mère,les avait serrés dans sa petite main et s'étaitretourné, la joue contre sa paume. Son visage s'étaitéclairé d'un sourire qui traduisait parfaitement latendresse du moment.La main de Lili avait une odeur qui ne s'effaceraitjamais de la mémoire olfactive d'Arthur. Mélangede plusieurs essences de parfum qu'elle composaitassise à sa coiffeuse, et qu'elle passait chaque matinsur son cou.Un de ces souvenirs qui se lient à la mémoire desfragrances.- Allez viens, mon chéri, nous avons une coursecontre le soleil à faire. Rejoins-moi en bas dans lacuisine dans cinq minutes.L'enfant avait enfilé un vieux pantalon de coton,mis un gros pull sur ses épaules et s'étirait en bâil-lant. Il s'était habillé en silence, elle lui avait apprisà respecter la quiétude de l'aube, avait chaussé sesbottes en caoutchouc, sachant très bien où tous deuxse rendraient après le petit déjeuner. Une fois prêt,il s'était rendu dans la grande cuisine.- Ne fais pas de bruit, Antoine dort encore.Elle lui apprit à aimer le café, son goût, maissurtout son arôme.- Tu es bien, mon Arthur ?- Oui.- Alors ouvre tes yeux, et regarde bien autourde toi. Les bons souvenirs ne doivent pas être éphé-mères. Imprègne-toi des couleurs et des matières.Ce sera l'origine de tes goûts et de tes nostalgies,lorsque tu seras un homme.- Mais je suis un homme !- Je voulais dire un adulte.- Nous sommes si différents, nous les enfants ?- Oui ! Nous les grands nous avons des angois-ses que l'enfance ignore, des peurs si tu veux.- Tu as peur de quoi ?Elle lui expliqua que les adultes avaient peur detoutes sortes de choses, peur de vieillir, peur demourir, peur de ce qu'ils n'ont pas vécu, peur de lamaladie, parfois même du regard des enfants, peurqu'on les juge.- Tu sais pourquoi nous nous entendons si bien,toi et moi ? Parce que je ne te mens pas, parce queje te parle comme à un adulte, parce que je n'ai paspeur. J'ai confiance en toi. Les adultes ont peurparce qu'ils ne savent pas faire la part des choses.Moi c'est ce que je t'apprends. Nous vivons là un

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bon moment, qui se compose d'une grande variétéde détails : nous deux, cette table, notre conversa-tion, mes mains que tu regardes depuis tout àl'heure, l'odeur de cette pièce, ce décor qui t'estfamilier, le calme du jour qui se lève.Elle s'était levée, avait pris les bols et les avaitdéposés dans l'évier en émail. Elle avait ensuitepassé une éponge sur la table, avait fait glisser lepetit tas de miettes jusqu'au creux de sa main qu'elleavait avancée. Près de la porte, un panier de pailletressée était plein de palangrottes. Dans un torchonroulé, posé sur le dessus il y avait du pain, du fro-mage, et du saucisson. Lili avait pris le panier sousson bras, et Arthur par la main.- Viens, mon chéri, nous allons être en retard.Ils descendirent tous les deux le chemin quimenait au petit port.- Regarde toutes ces petites barques, de toutesles couleurs, on dirait un bouquet de fleurs de mer.Comme d'habitude, Arthur marcha dans l'eau,décrocha l'embarcation de son anneau et la traînajusqu'au rivage. Lili y déposa le panier et embarqua.- Allez, rame, mon chéri.L'esquif s'éloigna du bord au fur et à mesure quele petit garçon peinait sur les avirons. Alors que lacôte se dessinait encore, il les rentra à l'intérieur dupetit navire. Lili avait déjà sorti les palangrottes dupanier et appâté les hameçons. Comme à l'accou-tumée, elle ne lui préparerait que la première ligne ;pour les suivantes, il lui faudrait amorcer tout seulle petit annélide rouge qui se tortillerait dans sesdoigts, à son plus grand dégoût. La bobine de liègeposée, calée entre ses pieds à même le sol de labarque, il passa le fil de Nylon autour de son indexet le jeta à l'eau, lesté de son plomb qui entraîneraità toute vitesse l'appât vers le fond. Si le coin étaitbon, il remonterait très vite un poisson de roche.Ils étaient tous deux assis face à face, silencieuxdepuis quelques minutes, elle le regarda intensé-ment et lui demanda d'une voix inhabituelle :« Arthur, tu sais que je ne sais pas nager, queferais-tu si je tombais à l'eau ? » « Je viendrais techercher », répondit l'enfant. Lili se mit aussitôt encolère : « C'est stupide ce que tu dis ! » Arthur restafigé par la violence de la réponse.- Essayer de ramer jusqu'à la terre, voilà ce quetu ferais !Lili criait.- Seule ta vie a de l'importance, ne l'oubliejamais, et ne commets jamais l'outrage de jouer avecce cadeau unique, jure-le !- Je le jure, avait répondu l'enfant apeuré.- Tu vois, dit-elle en se radoucissant, que tu me

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laisserais me noyer.Alors, le petit Arthur se mit à pleurer. Lili cueillitles larmes de son fils du revers de son index.- Nous sommes parfois impuissants face à nosdésirs, à nos envies ou à nos impulsions, et celaprovoque un tourment souvent insoutenable. Ce sen-timent t'accompagnera toute ta vie, parfois tul'oublieras, parfois ce sera comme une obsession.Une partie de l'art de vivre dépend de notre capacitéà combattre notre impuissance. C'est difficile, parceque l'impuissance engendre souvent la peur. Elleannihile nos réactions, notre intelligence, notre bonsens, ouvrant la porte à la faiblesse. Tu connaîtrasbien des peurs. Lutte contre elles, mais ne lesremplace pas par des hésitations trop longues. Réflé-chis, décide et agis ! N'aie pas de doutes, l'incapa-cité d'assumer ses propres choix engendre un certainmal de vivre. Chaque question peut devenir un jeu,chaque décision prise pourra t'apprendre à teconnaître, à te comprendre.Fais bouger le monde, ton monde ! Regarde cepaysage qui s'offre à toi, admire comme la côte estfinement ciselée, on croirait de la dentelle, tu voiscomme le soleil y fait vivre mille lumières toutesdifférentes. Chaque arbre oscille à sa vitesse sousles caresses du vent. Tu crois que la nature a eupeur pour inventer autant de détails, autant de den-sité. Mais la plus belle des choses que la terre nousa données, ce qui fait de nous des êtres humains,c'est le bonheur de partager. Celui qui ne sait paspartager est infirme de ses émotions. Tu vois,Arthur, ce petit matin que nous passons ensemblese gravera dans ta mémoire. Plus tard quand je neserai plus là, tu y repenseras, et ce souvenir serad'une certaine douceur, parce que nous avons par-tagé cet instant. Si je tombais à l'eau, tu ne te jet-terais pas pour me sauver, ce serait une bêtise. Ceque tu ferais, c'est me tendre la main pour m'aiderà remonter à bord, et si tu échouais et que je menoyais, tu aurais l'esprit en paix. Tu aurais pris labonne décision de ne pas risquer de mourir inutile-ment, mais tu aurais tout tenté pour me sauver.Tandis qu'il ramait vers le rivage, elle prit la têtedu petit garçon dans ses mains, et l'embrassa ten-drement sur le front.- Je t'ai fait de la peine ?- Oui, tu ne te noieras jamais si je suis là. Etje plongerai quand même dans l'eau, je suis bienassez fort pour te ramener.Lili s'éteignit aussi élégamment qu'elle avaitvécu. Au matin de sa mort, le petit garçon s'étaitapproché du lit de sa mère :- Pourquoi ?

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L'homme debout près du lit ne dit rien, il levales yeux et regarda l'enfant.- On était si proches, pourquoi ne m'a-t-elle pasdit au revoir ? Je n'aurais jamais fait une chosepareille, moi. Toi qui es grand, tu sais pourquoi ?Dis-moi, il faut que je sache, tout le monde menttoujours aux enfants, les adultes croient que noussommes naïfs ! Alors toi, si tu es courageux, dis-moila vérité, pourquoi est-elle partie comme cela pen-dant que je dormais ?Il est parfois des regards d'enfant qui vous entraî-nent si loin dans vos souvenirs, qu'il est impossiblede rester sans réponse à la question posée.Antoine posa ses mains sur ses épaules.- Elle n'a pas pu faire autrement, on n'invitepas la mort, elle s'impose. Ta mère s'est réveilléeau milieu de la nuit, la douleur était terrible, elle aattendu le lever du soleil, et malgré toute sa volontéde rester éveillée, elle s'est endormie doucement.- C'est de ma faute alors, je dormais.- Non, bien sûr que non, ce n'est pas commeça que tu dois voir les choses, tu veux connaître lavraie raison de son départ sans au revoir ?- Oui.- Ta maman était une grande dame, et toutesles grandes dames savent s'en aller dignement, lais-sant à eux-mêmes ceux qu'elles aiment.Le jeune garçon vit clair dans les yeux émus del'homme, soupçonnant une complicité qu'il n'avaitjusqu'alors que devinée. Il suivit la larme qui glis-sait le long de sa joue, se faufilant à travers la barbenaissante. L'homme passa le dos de sa main sur sespaupières.- Tu me vois pleurer, dit-il, tu devrais en faireautant, les larmes entraînent les chagrins loin de lapeine.- Je pleurerai plus tard, dit le petit homme, cechagrin-là me rattache encore à elle, je veux leconserver encore. Elle était toute ma vie.- Non, mon bonhomme, ta vie est devant toi,pas dans tes souvenirs, c'est là tout ce qu'elle t'aenseigné, respecte cela, Arthur, n'oublie jamais cequ'elle te disait hier encore : « Tous les rêves ontun prix. » Tu payes de sa mort le prix des rêvesqu'elle t'a donnés.- Ces rêves-là coûtent bien cher, Antoine,laisse-moi seul, dit l'enfant.- Mais tu es seul avec elle. Tu vas fermer lesyeux et tu oublieras ma présence, c'est là la forcedes émotions. Tu es seul avec toi-même, et c'estdésormais une longue route qui commence.- Elle est belle, n'est-ce pas ? Je croyais que lamort me ferait peur, mais je la trouve belle.

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Il prit la main de sa mère, les veines bleues quise dessinaient sur sa peau si douce et si claire, sem-blaient décrire le cours de sa vie, long, tumultueux,coloré. Il l'approcha de son visage et caressa len-tement sa joue, avant de déposer un baiser au creuxde la paume.Quel baiser d'homme pourrait rivaliser avec tantd'amour ?- Je t'aime, dit-il, je t'ai aimée comme aime unenfant, maintenant tu seras dans mon cœurd'homme, jusqu'au dernier jour.- Arthur ? dit Antoine.- Oui.- Il y a cette lettre qu'elle a laissée pour toi, jete laisse maintenant.Une fois seul, Arthur huma l'enveloppe et respirale parfum dont elle s'était imprégnée, puis il la déca-cheta.Mon grand Arthur,Lorsque tu liras cette lettre, je sais que quelquepart au fond de toi, tu seras très en colère contremoi de t'avoir joué ce sale tour. Mon Arthur, ceciest ma dernière lettre et c'est aussi mon testamentd'amour.Mon âme s'envole portée par tout le bonheur quetu m'as donné. La vie est merveilleuse, Arthur, c'estlorsqu'elle se retire sur la pointe des pieds que l'ons'en aperçoit, mais la vie se goûte à l'appétit detous les jours.À certains moments, elle nous fait douter de tout,ne baisse jamais les bras, mon cœur. Depuis le jouroù tu es né, j'ai vu cette lumière dans tes yeux, quifait de toi un petit garçon si différent des autres. Jet'ai vu tomber et te relever en serrant les dents, làoù tout enfant aurait pleuré. Ce courage, c'est taforce mais aussi ta faiblesse. Prends garde à cela,les émotions sont faites pour être partagées, la forceet le courage sont comme deux bâtons qui peuventse retourner contre celui qui les utilise mal. Leshommes aussi ont le droit de pleurer, Arthur, leshommes aussi connaissent le chagrin.À partir de maintenant, je ne serai plus là pourrépondre à tes questions d'enfant, c'est parce quele moment est venu pour toi de devenir un petithomme.Dans ce long périple qui t'attend ne perds jamaisde ton âme d'enfant, n'oublie jamais tes rêves, ilsseront le moteur de ton existence, ils formeront legoût et l'odeur de tes matins. Bientôt tu connaîtrasune autre forme d'amour que celui que tu me portes,ce jour venu, partage-le avec celle qui t'aimera ;les rêves vécus à deux forment les souvenirs les plusbeaux. La solitude est un jardin où l'âme se dessè-

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che, les fleurs qui y poussent n'ont pas de parfum.L'amour a un goût merveilleux, souviens-toi qu'ilfaut donner pour recevoir ; souviens-toi qu'il fautêtre soi-même pour pouvoir aimer. Mon grand, fie-toi à ton instinct, sois fidèle à ta conscience et àtes émotions, vis ta vie, tu n'en as qu'une. Tu esdésormais responsable de toi-même et de ceux que tu aimeras. Sois digne, aime, ne perds pas ce regard qui nous unissait tant lorsque nous partagions l'aube. Souviens-toi des heures que nous avons pas- sées à tailler les rosiers ensemble, à scruter la lune,à apprendre le parfum des fleurs, à écouter lesbruits de la maison pour les comprendre. Ce sontlà des choses bien simples, parfois désuètes, maisne laisse pas les gens aigris, ou blasés dénaturerces instants magiques pour celui qui sait les vivre.Ces moments-là portent un nom, Arthur, « l'émer-veillement », et il ne tient qu'à toi que ta vie soitun émerveillement. C'est la plus grande saveur dece long voyage qui t'attend.Mon petit homme, je te laisse, accroche-toi à cetteterre qui est si belle. Je t'aime mon grand, tu as étéma raison de vivre, je sais aussi combien tum'aimes, je pars l'esprit tranquille, je suis fière detoi.Ta mamanLe petit garçon plia la lettre et la mit dans sapoche. Il déposa un baiser sur le front glacé de samère. Il longea la bibliothèque, passant ses doigtssur les reliures. « Une maman qui meurt, c'est unebibliothèque qui brûle », disait-elle. Il sortit de lapièce, marchant d'un pas ferme, comme elle le luiavait appris, « Un homme qui part ne doit jamaisse retourner ».Arthur se rendit dans le jardin, la rosée du matinversait une fraîcheur douce, l'enfant se rendit prèsdes rosiers et s'agenouilla.- Elle est partie, elle ne viendra plus tailler vosbranches, si vous saviez, dit-il, si seulement vouspouviez comprendre, j'ai l'impression que mes brassont si lourds.Le vent fit répondre les fleurs d'un mouvementde pétales ; alors et seulement alors, il libéra seslarmes dans le jardin de roses. De la maison, deboutsur le porche, Antoine regardait la scène.- Ah Lili, tu es partie trop tôt pour lui, mur-mura-t-il, beaucoup trop tôt. Arthur est seul désor-mais, qui d'autre que toi savait entrer dans sonunivers ? Si tu as quelque pouvoir de là où tu esmaintenant, ouvre-lui les portes de notre monde ànous.Dans le fond du jardin, un corbeau croassa detoutes ses forces.

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- Ah non, Lili, pas ça, dit Antoine, je ne suispas son père.Cette journée fut la plus longue que connutArthur ; tard dans la soirée, assis sous le porche ilrespectait encore le silence de ce moment si lourd.Antoine était assis à coté de lui, mais ni l'un nil'autre ne parlaient. Chacun d'eux écoutait les bruitsde la nuit, plongé dans la mémoire de ces murs.Tout doucement dans la tête du petit homme, lesnotes d'une musique ignorée jusque-là se mirent àdanser, les croches faisaient tomber les mots, lesblanches les adverbes, les noires les verbes, et lessilences toutes les phrases qui ne voulaient plus riendire.- Antoine ?- Oui, Arthur.- Elle m'a donné sa musique.Et puis l'enfant s'endormit dans les brasd'Antoine.Antoine resta ainsi, immobile, tenant Arthur sousson épaule, de peur de le réveiller, pendant de lon-gues minutes. Quand il fut certain qu'il dormait d'unsommeil profond, il le prit dans ses bras et rentradans la maison. Lili n'était partie que depuis quel-ques heures, et déjà l'atmosphère s'était modifiée.Une résonance indescriptible, certaines odeurs, cer-taines couleurs semblaient se voiler pour mieux dis-paraître.« Il faut graver nos mémoires, figer ces instants »,murmurait Antoine à voix basse, en montant l'esca-lier. Arrivé dans la chambre d'Arthur, il déposal'enfant sur son lit et le recouvrit d'une couverturesans le déshabiller. Antoine caressa la tête du petitgarçon, et s'en alla sur la pointe des pieds.Avant de partir, Lili avait tout prévu. Quelquessemaines après sa mort, Antoine ferma la grandemaison et n'en laissa ouvertes que les deux piècesdu bas où il s'installa pour vivre le reste de ses jours.Il conduisit Arthur à la gare, à la portière d'un trainqui l'emmenait vers sa pension. Arthur y granditseul. La pension était douce à vivre, les enseignantsrespectés, parfois aimés. Lili avait certainementchoisi le meilleur endroit pour lui. Rien dans cetunivers n'était triste en apparence. Mais Arthur eny entrant emporta les souvenirs que lui avait laisséssa mère, et en emplit sa tête jusqu'à en occuper lemoindre espace. Il apprit à ne rien vivre mal. Desdogmes de Lili, il fabriquait des attitudes, des ges-tes, des raisonnements à la logique toujours impla-cable. Arthur était un enfant serein, l'adolescent quisuccéda conserva la même logique de caractère,développant un sens de l'observation hors ducommun. Le jeune homme qu'il devint semblait

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n'avoir jamais d'états d'âme. Il fut un élève normal,ni génial ni mauvais, ses notes se situaient toujourslégèrement au-dessus de la moyenne sauf en histoireoù il excellait et il franchit tranquillement chaqueétape de fin d'année, jusqu'au Bachelor of Admi-nistration1 qu'il remporta sans mention. À la fin deces années d'études il fut convoqué par la directricede l'établissement, un soir de juin. Elle lui expliquacomment sa mère, se sachant atteinte de ce mal quine vous laisse, pour seul doute, que le temps derépit qu'il vous accordera avant de vous emporter,était venue la voir deux ans avant sa mort. Elle avaitpassé de longues heures à régler tous les détails deson éducation. Les études d'Arthur étaient payéesbien au-delà de sa majorité. À son départ elle avaitconfié à Mme Senard, la directrice, plusieurs cho-ses. Des clés, celles de la maison de Carmel, où ilavait grandi, et celles d'un petit appartement enville. L'appartement avait été loué jusqu'au moisdernier, mais libéré, conformément aux instructions,au jour de sa majorité. L'argent des loyers avait étéporté sur un compte à son nom, ainsi que le reste

1. Bachelor of Administration : diplôme américain équi-valant à notre baccalauréat.

de ses économies qu'elle lui avait léguées. Unesomme coquette qui lui permettrait de faire des étu-des supérieures et même beaucoup plus.Arthur prit le trousseau que Mme Senard avaitlaissé sur le bureau. Le porte-clés était une petiteboule d'argent rainurée en son milieu, et munie d'unminuscule fermoir. Arthur fit basculer le petit cla-pet, et la boule s'ouvrit, découvrant sur chaque facedeux photos miniatures. L'une était de lui lorsqu'ilavait sept ans, l'autre de Lili. Arthur referma déli-catement le porte-clés.- Quelles études supérieures comptes-tu faire ?demanda-t-elle.- Architecture, je veux devenir architecte.- Tu n'iras pas à Carmel, retrouver cette mai-son ?- Non, pas encore, pas avant longtemps.- Pourquoi cela ?- Elle sait pourquoi, c'est un secret.La directrice se leva et l'invita à en faire de même.Lorsqu'ils furent près de la porte de son bureau ellele prit dans ses bras et le serra fort contre elle. Danssa main elle glissa une enveloppe et replia les doigtsd'Arthur dessus.- C'est d'elle, chuchota-t-elle à son oreille,c'est pour toi, elle m'avait demandé de te la remettreà ce moment précis.

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Dès qu'elle ouvrit les deux battants de la porte,Arthur sortit et s'engouffra dans le couloir, sans seretourner, serrant les longues et lourdes clés dansune main, la lettre dans l'autre. Il tourna dans legrand escalier, elle referma alors sur elle les deuxgrandes portes de son bureau.

La voiture parcourait les dernières minutes decette longue nuit, les phares éclairaient les bandesorange et blanc qui se succédaient entre chaquevirage taillé au creux des falaises et chaque lignedroite encadrée d'un marécage et d'une plagedéserte. Lauren s'était assoupie, Paul conduisaitsilencieux, concentré sur la route et plongé dans sespensées. Arthur profita de ce moment paisible poursortir discrètement de sa poche la lettre qu'il y avaitglissée en prenant le trousseau de longues et grandesclés dans le secrétaire de son appartement.Lorsqu'il décacheta le pli, une odeur chargée desouvenirs s'en échappa, mélange des deux essencesque sa mère composait dans un grand carafon decristal jaune, au cabochon en argent dépoli. L'arômeévadé de son enveloppe libéra le souvenir qu'il avaitd'elle. Il retira la lettre de l'enveloppe et la dépliaavec précaution.Mon grand Arthur,Si tu lis ces mots c'est que tu t'es enfin décidé àprendre le chemin de Carmel. Je suis bien curieusede savoir l'âge que tu as maintenant.Tu as dans les mains les clés de la maison oùnous avons passé ensemble de si belles années. Jesavais que tu ne t'y rendrais pas tout de suite, quetu attendrais de te sentir prêt à la réveiller.Mon Arthur, tu vas bientôt franchir cette portedont le bruit m'est si familier. Tu parcourras cha-que pièce emplie d'une certaine nostalgie. Tu ouvri-ras peu à peu les volets, faisant entrer la lumièredu soleil qui va tant me manquer. Il faudra que turetournes à la roseraie, approche-toi doucement desroses. Pendant tout ce temps elles seront forcémentredevenues sauvages.Tu descendras aussi dans mon bureau, tu t'y ins-talleras. Dans le placard tu trouveras une petitevalise noire, ouvre-la si tu en as l'envie, la force.Elle contient des cahiers remplis des pages que jet'ai écrites chaque jour de ton enfance.Ta vie est devant toi ; tu en es le seul maître. Soisdigne « de tout ce que j'ai aimé ».Je t'aime d'en haut, et je veille sur toi.Ta Maman LiliLorsqu'ils arrivèrent dans la baie de Monterey,l'aube pointait. Le ciel s'étoffait d'une soie rosepâle, tressée en longs rubans ondulants, qui parfois

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semblaient joindre la mer à l'horizon. Arthur indi-qua le chemin. Des années s'étaient écoulées, iln'avait jamais fait cette route assis à l'avant, et pour-tant chaque kilomètre lui semblait familier, chaqueclôture, chaque portail dépassé s'ouvrait sur samémoire d'enfant. Il fit un signe de la main lorsqu'ilfallut quitter la route principale. Après le prochainvirage on devinerait les bordures de la propriété.Paul suivit ses indications ; ils arrivèrent sur un che-min de terre battue par les pluies d'hiver et asséchéepar les chaleurs d'été. Au détour d'une courbe, leportique en fer forgé vert se dressa face à eux.- Nous y sommes, dit Arthur.- Tu as les clés ?- Je vais l'ouvrir, va jusqu'à la maison etattends-moi, je descends à pied.- Elle vient avec toi ou elle reste dans la voi-ture ?Arthur se pencha à la fenêtre et d'une voix poséerépondit à son ami :- Mais parle-lui directement !- Non, je n'aime mieux pas.- Je te laisse seul, je crois que c'est mieux pourl'instant, enchaîna Lauren à l'attention d'Arthur.Ce dernier sourit et dit à Paul :- Elle reste avec toi, veinard !La voiture s'éloigna, soulevant derrière elle unetraîne de poussière. Resté seul, il contempla le pay-sage qui l'entourait. De larges bandes de terres ocre,plantées de quelques pins parasols ou argentés, deséquoias, de grenadiers et de caroubiers, semblaientcouler jusqu'à l'océan. Le sol était jonché d'épinesroussies par le soleil. Il emprunta le petit escalierde pierre qui bordait le chemin. À mi-course, ildevina les restes de la roseraie sur sa droite. Le parcétait à l'abandon, une multitude de parfums mêlésprovoquaient à chaque pas une farandole incontrô-lable de souvenirs olfactifs.À son passage, les cigales se turent un instantavant de reprendre leur chant de plus belle. Lesgrands arbres se courbaient aux vents légers dumatin. L'océan brisait quelques vagues sur lesrochers. Face à lui, il vit la maison endormie, tellequ'il l'avait laissée dans ses rêves. Elle lui semblaitplus petite, la façade avait subi quelques dommagesmais la toiture était intacte. Les volets étaient clos.Paul garé devant le porche l'attendait à l'extérieurde la voiture.- Tu en as mis du temps pour descendre !- Plus de vingt ans !- Qu'est-ce qu'on fait ?Ils installeraient le corps de Lauren dans le bureauau rez-de-chaussée. Il mit la clef dans la serrure et

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sans aucune hésitation la fit tourner à l'envers,comme il le fallait. La mémoire contient des frac-tions de souvenirs qu'elle sait, sans que l'on sachepourquoi, faire rejaillir à tout instant. Même le sondu pêne lui sembla immédiat. Il entra dans le cou-loir, ouvrit la porte du bureau à gauche de l'entrée,traversa la pièce et ouvrit les persiennes. Volontai-rement, il ne prêta aucune attention à tout ce quil'entourait, le temps de redécouvrir ce lieu viendraitplus tard, et il avait décidé de vivre pleinement cesinstants-là. Très rapidement les caisses furentdéchargées, le corps installé sur le lit-canapé, la per-fusion remise en place. Arthur referma les volets àl'espagnolette. Puis il saisit le petit carton marron,et invita Paul à le suivre dans la cuisine : « Je vaisnous faire du café, ouvre le carton, je fais chaufferl'eau. »Il ouvrit le placard au-dessus de l'évier, en sortitun objet en métal, aux formes singulières, composéde deux parties symétriques et opposées. Ilcommença à le dévisser en faisant tourner chaquemoitié en sens inverse.- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Paul.- C'est une cafetière italienne, ça !- Une cafetière italienne ?Arthur lui en expliqua le fonctionnement, l'inté-rêt premier étant qu'il ne fallait pas de filtre enpapier et qu'ainsi l'arôme était bien mieux restitué.On versait deux à trois bonnes cuillères de café dansun petit entonnoir qui se plaçait entre la partie basse,que l'on remplissait d'eau, et la partie haute. Onvissait entre eux les deux compartiments et on fai-sait chauffer le tout sur le feu. L'eau en bouillantremontait, traversait le café contenu dans le petitentonnoir percé, et passait dans la partie supérieure,filtrée seulement par une fine grille en métal. Laseule astuce consistait à retirer à temps la cafetièredu feu, pour que l'eau n'entre pas en ébullition dansla partie haute, car ce n'était plus de l'eau mais ducafé et « café bouillu, café foutu ! ». Quand il eutfini son explication Paul siffla :- Dis-moi, il faut être ingénieur bilingue pourfaire du café dans cette maison ?- Il faut beaucoup plus que ça, mon ami, il fautdu talent, c'est tout un cérémonial !Paul, faisant une moue dubitative en réponse à ladernière réplique de son ami, lui tendit le paquet decafé. Arthur se baissa et ouvrit la bouteille de gazsous l'évier. Puis il tourna le robinet à gauche dela cuisinière, et enfin le bouton du brûleur.- Tu crois qu'il y a encore du gaz ? demandaPaul.- Antoine n'aurait jamais laissé la maison avec

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une bonbonne vide dans la cuisine, et je te pariequ'il y en a au moins deux autres pleines dans legarage.Machinalement, Paul se leva vers l'interrupteurprès de la porte et le bascula. Une lumière jauneenvahit la pièce.- Comment as-tu fait pour qu'il y ait du courantdans cette maison ?- J'ai téléphoné avant-hier à la compagnie pourqu'ils le rétablissent, idem pour l'eau si çat'inquiète, mais éteins, il faut dépoussiérer lesampoules ou elles vont éclater dès qu'elles serontchaudes.- Tu as appris ça où, à faire le café italien et àdépoussiérer les ampoules pour qu'elles n'éclatentpas ?- Ici, mon pote, dans cette pièce, et biend'autres choses encore.- Et ce café, il vient ?Arthur posa deux tasses sur la table en bois. Il yfit couler le breuvage brûlant.- Attends pour le boire, dit-il.- Pourquoi ?- Parce que tu vas te brûler, et puis parce qu'ilfaut d'abord que tu le respires. Laisse l'arôme péné-trer tes narines.- Tu me fais chier avec ton café, mon vieux,rien ne pénètre mes narines ! Non mais je rêve.Laisse l'arôme pénétrer tes narines, mais où tu vasles chercher ?Il porta ses lèvres à sa tasse, recrachant immé-diatement le peu de liquide brûlant qu'il avait ingur-gité. Lauren se mit derrière Arthur et le prit dansses bras. Elle posa sa tête sur son épaule et lui mur-mura à l'oreille :- J'aime ce lieu, je m'y sens bien, c'est apai-sant.- Où étais-tu ?- J'ai fait le tour du propriétaire pendant quevous philosophiez sur le café.- Et alors ?- Tu lui parles à elle, là ? interrompit Paul d'unton exaspéré.Sans prêter la moindre attention à la question dePaul, Arthur s'adressa à Lauren :- Tu aimes ?- Il faudrait être difficile, répondit-elle, mais tuas des secrets à me confier, ce lieu en est plein, jepeux les sentir dans chaque mur, dans chaque meu-ble.- Si je te fais chier, tu n'as qu'à faire commesi je n'étais pas là ! reprit son acolyte.Lauren ne voulait pas être ingrate mais lui souffla

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qu'elle adorerait être seule avec lui. Elle était impa-tiente qu'il lui fasse visiter les lieux. Elle ajoutaqu'elle avait très envie qu'ils parlent. Il voulutsavoir de quoi, elle répondit : « D'ici, d'hier. »Paul attendait qu'Arthur daigne enfin s'adresserà lui, mais ce dernier semblait être à nouveau enconversation avec son invisible compagne, il sedécida à les interrompre.- Bon, est-ce que tu as encore besoin de moi,parce que sinon je vais rentrer à San Francisco, ily a du boulot au bureau, et puis tes conversationsavec Fantômas me mettent mal à l'aise.- N'aie pas l'esprit si fermé, veux-tu ?- Pardon ? Je n'ai pas dû bien entendre. Tuviens de dire au type qui t'a aidé à piquer un corpsdans un hosto un dimanche soir, avec une ambu-lance volée, et qui boit un café italien, à quatre heu-res de chez lui, sans avoir dormi de la nuit, de nepas avoir l'esprit si fermé ? Tu es gonflé à l'hélium,toi !- Ce n'est pas ce que je voulais dire.Paul ne savait pas ce qu'il avait voulu dire maisil préférait rentrer avant qu'ils ne s'engueulent« parce que ça pourrait venir, vois-tu, et ce seraitdommage, vu les efforts accomplis jusque-là».Arthur s'inquiéta de savoir si son ami n'était pastrop fatigué pour reprendre la route. Il le rassura,avec le café italien (il insista ironiquement sur leterme) qu'il venait de boire il disposait d'au moinsvingt heures d'autonomie avant que la fatigue n'osese poser sur ses paupières. Arthur ne releva pas lesarcasme. Paul, quant à lui, s'inquiétait de laisserson ami sans voiture dans cette maison abandonnée.- Il y a le break Ford dans le garage.- Il a roulé quand la dernière fois, ton breakFord?- Longtemps !- Et il va démarrer, le break Ford ?- Sûrement, je vais charger la batterie, et il varedémarrer.- Sûrement ! Et puis après tout, si tu es en radeici tu te démerderas, j'ai assez donné pour cette nuit.Arthur accompagna Paul jusqu'à la voiture.- Ne te fais plus de souci pour moi, tu en asdéjà fait beaucoup.- Mais bien sûr que je m'inquiète pour toi. Entemps normal je te laisserais seul dans cette maisonet je serais terrorisé à l'idée des fantômes, mais toi,en plus tu apportes le tien !- File !Paul mit le moteur en marche, il baissa la vitreavant de partir.- Tu es sûr que ça va aller ?

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- J'en suis sûr.- Bon, alors j'y vais.- Paul ?- Quoi ?- Merci pour tout ce que tu as fait.- Ce n'est rien.- Si, c'est beaucoup, tu as pris tellement de ris-ques pour moi, sans tout comprendre, rien que parloyauté et amitié, et c'est beaucoup, et je le sais.- Je sais que tu sais. Allez, je m'en vais, on vase jeter une larmichette sinon. Prends soin de toi etdonne-moi des nouvelles au bureau.Promesses furent faites, et la Saab disparut rapi-dement derrière la colline. Lauren sortit sur le per-ron.- Alors, dit-elle, on le fait ce tour du proprié-taire ?- Intérieur ou extérieur d'abord ?- Avant tout, où sommes-nous ?- Tu es dans la maison de Lili.- Qui est Lili ?- Lili était ma mère, c'est ici que j'ai grandi lamoitié de mon enfance.- Il y a longtemps qu'elle est partie ?- Très longtemps.- Et tu n'es jamais revenu ici ?- Jamais.- Pourquoi ?- Entre ! On en parlera plus tard, après la visite.- Pourquoi ? insista-t-elle.- J'ai oublié que tu étais la réincarnation d'unemule. Parce que !- C'est moi qui t'ai fait rouvrir ce lieu ?- Tu n'es pas le seul fantôme de ma vie, dit-ild'une voix douce.- Ça te coûte d'être ici.- Ce n'est pas le terme, disons que c'est impor-tant pour moi.- Et tu as fais ça pour moi ?- J'ai fait cela parce que le moment était venud'essayer.- D'essayer quoi ?- D'ouvrir la petite valise noire.- Tu veux bien m'expliquer la petite valisenoire ?- Des souvenirs.- Tu en as beaucoup ici ?- Presque tous. C'était ma maison.- Et après ici ?- Après j'ai fait en sorte que cela passe très vite,après j'ai beaucoup grandi tout seul.- Ta mère est morte brutalement ?- Non, elle est morte d'un cancer, elle le savait,

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c'est pour moi que cela a été très vite. Suis-moi, jevais te faire visiter le jardin.Ils sortirent tous les deux sur le perron, et Arthuremmena Lauren jusqu'à l'océan qui bordait le jar-din. Ils s'assirent à la lisière des rochers.- Si tu savais le nombre d'heures que j'ai pas-sées assis là avec elle, je comptais les crêtes desvagues en faisant des paris. On venait souvent regar-der le soleil se coucher. Beaucoup de gens ici seretrouvent le soir sur les plages, pendant une demi-heure, pour assister au spectacle. C'en est un dif-férent tous les jours. À cause de la température del'océan, de l'air, de plein de choses, les couleurs duciel ne sont jamais pareilles. Comme dans les villesles gens rentrent regarder à heure fixe le journaltélévisé, ici les gens sortent pour regarder le coucherdu soleil, c'est un rituel.- Tu as vécu longtemps ici ?- J'étais un petit garçon, j'avais dix anslorsqu'elle est partie.- Ce soir tu me montreras le coucher du soleil !- C'est une obligation ici, dit-il en souriant.Derrière eux la maison commençait à briller dansles lumières du matin. Les patines de la façadeétaient dégradées côté mer, mais la maison avaitdans l'ensemble bien résisté aux années. De l'exté-rieur, personne n'aurait pu croire qu'elle dormaitdepuis si longtemps.- Elle a bien tenu le coup, dit Lauren.- Antoine était un maniaque de l'entretien. Jar-dinier, bricoleur, pêcheur, nounou, gardien de lamaison, c'était un écrivain échoué là que Mamanavait recueilli. Il habitait dans la petite annexe.Avant l'accident d'avion de papa, c'était un ami demes parents. Je crois qu'il a toujours été amoureuxde maman, même quand papa était encore là. Jesoupçonne qu'ils ont fini par être amants, mais bienplus tard. Elle l'a porté dans sa vie, il l'a portéedans son deuil. Ils parlaient peu tous les deux, entout cas tant que j'étais réveillé, mais ils étaient ter-riblement complices. Ils se comprenaient du regard.Ils ont soigné dans leurs silences communs toutesles violences de leur vie. Il régnait un calme entreces deux êtres qui était déroutant. Comme si chacuns'était fait religion de ne plus jamais connaître lacolère ou la révolte.- Qu'est-ce qu'il est devenu ?Replié dans le bureau, là où ils avaient installé lecorps de Lauren, il avait survécu dix ans à Lili.Antoine avait passé la fin de sa vie à entretenir lamaison. Lilli lui avait laissé de l'argent, c'était sonstyle de tout prévoir, même l'imprévisible. En celaAntoine lui ressemblait. Il décéda à l'hôpital au

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début d'un hiver. Un matin ensoleillé et frais, ils'était réveillé fatigué. En graissant les gonds duportail, une douleur sourde s'était insinuée dans sapoitrine. Il avait marché entre les arbres pour cher-cher l'air qui lui manquait tout à coup. Le vieux pinsous lequel il faisait ses siestes de printemps et d'étél'avait accueilli sous ses branches quand il étaittombé sans pouvoir se retenir. Terrassé par la dou-leur, il avait rampé jusqu'à la maison et appelé desvoisins au secours. Conduit aux urgences médicalesde Monterey, il s'y était éteint le lundi suivant. Onaurait pu croire qu'il avait préparé son départ. Àson décès, le notaire de famille avait contacté Arthurpour lui demander ce qu'il fallait faire de la maison.- Il m'a dit qu'il avait été sidéré en s'y rendant.Antoine avait tout rangé, comme s'il partait envoyage le jour de son malaise.- C'est peut-être ce qu'il avait en tête ?- Antoine, partir en voyage ? Non, déjà pour lefaire se rendre à Carmel faire des courses c'était unenégociation qu'il fallait entreprendre plusieurs joursà l'avance. Non, je pense qu'il a eu cet instinct duvieil éléphant, il a senti venir son heure ou bienpeut-être en avait-il assez et s'est-il abandonné.Pour expliquer son point de vue il rapporta laréponse de sa mère à une question qu'il lui avait unjour posée sur la mort. Il avait voulu savoir si lesgrandes personnes en avaient peur, elle lui avait for-mulée cette réponse dont il se souvenait par cœur,elle avait dit : « Lorsque tu as passé une bonne jour-née, que tu t'es levé tôt le matin pour m'accompa-gner à la pêche, que tu as couru, travaillé auxrosiers avec Antoine, tu es épuisé le soir, et fina-lement, toi qui détestes aller te coucher, tu es heu-reux de plonger dans tes draps pour trouver lesommeil. Ces soirs-là tu n'as pas peur de t'endor-mir.La vie est un peu comme une de ces journées.Lorsqu'elle a commencé tôt on éprouve une cer-taine tranquillité à se dire qu'un jour on se repo-sera. Peut-être parce que avec le temps nos corpsnous imposent les choses avec moins de facilité.Tout devient plus difficile et fatigant, alors l'idéede s'endormir pour toujours ne fait plus peurcomme avant. »- Maman était déjà malade, et je pense qu'ellesavait de quoi elle parlait.- Qu'est-ce que tu lui as répondu ?- Je me suis accroché à son bras et je lui aidemandé si elle était fatiguée. Elle a souri. Bref,tout ça pour dire que je ne crois pas qu'Antoine étaitfatigué de vivre au sens dépressif, je crois qu'il avaitatteint une forme de sagesse.

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- Comme les éléphants, reprit Lauren à voixbasse.Ils marchèrent vers la maison, et Arthur bifurqua,se sentant prêt à entrer dans la roseraie.- Là, nous allons vers le cœur du royaume, lejardin de roses !- Pourquoi le cœur du royaume ?C'était le Lieu ! Lili était dingue de ses roses.C'était le seul sujet où il l'avait vue avoir des prisesde bec avec Antoine. « Maman connaissait chaquefleur, tu ne pouvais pas imaginer d'en couper uneseule sans qu'elle s'en rende compte. » Il y avaitune quantité de variétés inimaginable. Elle comman-dait des boutures sur catalogue, et se faisait unegloire de cultiver des espèces du monde entier, sur-tout si la notice spécifiait des conditions climatiquesnécessaires à l'épanouissement de la plante très dif-férentes d'ici. Cela devenait un pari de faire mentirles horticulteurs et de réussir à développer des bou-tures.- Il y en avait tant que ça ?Il en avait compté jusqu'à cent trente-cinq. Lorsd'une pluie torrentielle, sa mère et Antoine s'étaientlevés en plein milieu de la nuit, ils avaient courujusqu'au garage, et pris une bâche qui devait fairefacilement dix mètres de large sur trente mètres delong. En toute hâte, Antoine avait planté la bâchepar trois de ses côtés sur des grands piquets, et parle dernier, ils l'avaient tous les deux tenue à boutde bras, perchés l'un sur un escabeau, l'autre sur lachaise d'arbitre du tennis. Ils avaient ainsi passé unepartie de la nuit à secouer ce parapluie géant, dèsqu'il devenait trop lourd, rempli de trop de pluie.La tempête avait duré plus de trois heures. « Il yaurait eu le feu dans la maison, je suis sûr qu'ilsauraient été moins excités. Tu les aurais vus le len-demain, on aurait dit deux épaves. » Mais la roseraieavait été sauvée.- Regarde, dit Lauren en entrant dans le jardin,il y en a encore plein !- Oui, ce sont des roses sauvages, celles-là necraignent ni le soleil ni les pluies, et tu as intérêt àporter des gants si tu veux les couper, elles ont beau-coup d'épines.Ils passèrent une bonne partie de la journée àdécouvrir, et redécouvrir le grand parc qui bordaitla maison. Arthur montra les arbres, les griffuresqu'il avait laissées dans certaines écorces. Au détourd'un pin parasol, il lui indiqua l'endroit où il s'étaitcassé la clavicule.- Comment as-tu fait ?- J'étais mûr, je suis tombé de l'arbre !Et la journée passa sans qu'ils s'en aperçoivent.

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À l'heure dite, ils se rendirent de nouveau au bordde l'océan, s'assirent sur les rochers et contemplè-rent ce spectacle que les gens viennent voir dumonde entier. Lauren ouvrit grands ses bras ets'exclama : « Michel-Ange est en forme ce soir ! »Arthur la regarda et sourit. La nuit tomba très vite.Ils se réfugièrent dans la maison. Arthur fit « lessoins du corps » de Lauren. Puis il alluma un feudans la cheminée du petit salon où ils s'installèrenttous deux après qu'il eut dîné légèrement.- Et cette valise noire, c'est quoi ?- Rien ne t'échappe !- Non, j'écoute, c'est tout.- C'est une valise qui appartenait à Maman, elley rangeait toutes ses lettres, tous ses souvenirs. Enfait, je crois que cette valise contient l'essentiel desa vie.- Comment cela, « tu crois » ?Cette valise était un grand mystère. Toute la mai-son était à lui, sauf le placard où elle était rangée.Interdit formel d'accès. « Et je t'assure que jen'aurais pas pris le risque ! »- Où est-elle ?- Dans le bureau à côté.- Et tu n'es jamais revenu pour l'ouvrir ? Je nepeux pas le croire !Elle devait contenir toute la vie de sa mère, iln'avait jamais voulu précipiter ce moment, il s'étaitdit qu'il devait être adulte et réellement prêt à pren-dre le risque de l'ouvrir pour comprendre. Devantles plissements de front sceptiques de Lauren, ilavoua : « Bon, la vérité c'est que j'ai toujours eu latrouille. »- Pourquoi ?- Je ne sais pas, peur que cela change l'imageque j'ai gardée d'elle, peur d'être envahi par le cha-grin.- Va la chercher !Arthur ne bougea pas. Elle insista pour qu'il aillela chercher, il n'avait pas à avoir peur. Si Lili avaitmis toute sa vie dans une valise, c'est pour qu'unjour son fils sache qui elle était. Elle ne l'avait pasaimé pour qu'il vive avec le souvenir d'une image :« Le risque d'aimer, c'est d'aimer autant les défautsque les qualités, ils sont indissociables. Tu as peurde quoi, de juger ta mère ? Tu n'as pas l'âme d'unjuge. Tu ne peux pas ignorer ce qu'elle contient, tuenfreins sa loi... Elle te l'a laissée pour que tu sachestout d'elle, pour prolonger ce que le temps ne lui apas laissé faire, pour que tu la connaisses vraiment,pas seulement en tant qu'enfant, mais avec tes yeuxet ton cœur d'homme ! »Arthur réfléchit quelques instants à ce qu'elle

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venait de lui dire. Tout en la regardant il se leva,se rendit dans le bureau et ouvrit le fameux placard.Il contempla la petite valise noire posée face à luisur l'étagère, en saisit la poignée usée et emmenatout ce passé vers le présent. Revenu dans le petitsalon, il s'assit en tailleur à côté de Lauren, ils seregardèrent comme deux enfants qui viendraient detrouver la cassette de Barbe-Rouge. Après avoir prissa respiration, il fit glisser les deux loquets, et lecouvercle s'ouvrit. La valise débordait d'envelop-pes de toutes tailles, elles contenaient des lettres,des photos, quelques petits objets, un petit avion enpâte à sel qu'Arthur avait fait pour une Fête desMères, un cendrier en pâte à modeler, c'était pourun Noël celui-là, un collier en coquillages, sans ori-gine, la cuillère en argent et ses chaussons de bébé.Une véritable caverne d'Ali Baba. Sur le dessus dela valise, il y avait une lettre pliée scellée par uneagrafe. Lili avait écrit ARTHUR en gros. Il la prit etla décacheta.Mon Arthur,Te voilà donc dans ta maison. Le temps fermetoutes les blessures, même s'il ne nous épargne pasquelques cicatrices. Dans cette valise tu trouverastous mes souvenirs, ceux que j'ai de toi, ceuxd'avant toi, tous ceux que je n'ai pas pu te raconter,parce que tu étais encore un enfant. Tu découvrirasta mère avec un autre regard, tu apprendras beau-coup de choses, j'ai été ta maman, et j'ai été unefemme, avec mes craintes, mes doutes, mes échecs,mes regrets et mes victoires. Pour te donner tousles conseils que je te prodiguais, il a fallu aussi queje me trompe, et cela m'est arrivé souvent. Lesparents sont des montagnes que l'on passe sa vie àessayer d'escalader, en ignorant qu'un jour c'estnous qui tiendrons leur rôle.Tu sais, rien n'est plus complexe que d'élever unenfant. On passe sa vie entière à donner tout ce quel'on croit être juste, tout en sachant que l'on necesse de se tromper. Mais pour la plupart desparents, tout n'est qu'amour, même si l'on ne peutpas s'empêcher parfois de quelque égoïsme. La vien'est pas non plus un sacerdoce. Le jour où j'airefermé cette petite valise, j'ai craint de te décevoir.Moi, je ne t'ai pas laissé le temps des jugements del'adolescence. Je ne sais pas quel âge tu auras lors-que tu liras cette lettre. Je t'imagine un beau jeunehomme de trente ans, peut-être un peu plus. Dieuque j'aurais voulu vivre toutes ces années à tescôtés. Si tu savais à quel point l'idée de ne plus tevoir le matin quand tu ouvres tes yeux, de ne plusentendre le son de ta voix lorsque tu m'appelles,me laisse vide. Cette idée me fait plus mal que le

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mal qui m'emporte si loin de toi.J'ai toujours aimé Antoine d'amour, mais je n'aipas vécu cet amour. Parce que j'ai eu peur, peurde ton père, peur de lui faire du mal, peur dedétruire ce que j'avais construit, peur de m'avouerque je m'étais trompée. J'ai eu peur de l'ordre éta-bli, peur de recommencer, peur que cela ne marchepas, peur que tout cela ne soit qu'un rêve. Ne pasle vivre fut un cauchemar. Nuit et jour je pensais àlui, et je me l'interdisais. Lorsque ton père est mort,la peur a continué, peur de trahir, peur pour toi.Tout ça fut un immense mensonge. Antoine m'aaimée comme toute femme rêverait d'être aimée aumoins une fois dans sa vie. Et je n'ai pas su le luirendre, à cause d'une lâcheté inouïe. Je m'excusaisde mes faiblesses, me complaisais dans ce mélo-drame à quatre sous, et j'ignorais que ma vie pas-sait à toute vitesse et que moi je passais à côté. Tonpère était un homme bien, mais Antoine était unhomme unique à mes yeux, personne ne me regar-dait comme lui, personne ne me parlait comme lui ;à ses côtés rien ne pouvait m'arriver, je me sentaisprotégée de tout. Il comprenait chacune de mesenvies, chacun de mes désirs et n'avait de cesse deles satisfaire. Toute sa vie était fondée sur l'har-monie, la douceur, le savoir-donner là où moi jecherchais des batailles comme raison d'exister, etignorais le savoir-recevoir. J'avais la trouille, je meforçais à croire que ce bonheur était impossible,que la vie ne pouvait pas être aussi douce. Nousavons fait l'amour une nuit, tu avais cinq ans. J'aiporté un enfant, et je ne l'ai pas gardé, je ne le luiai jamais dit, et pourtant je suis sûre qu'il l'a su.Il devinait tout de moi.Aujourd'hui c'est peut-être mieux, à cause de cequi m'arrive, mais je pense aussi que cette maladiene se serait peut-être pas développée si j'avais étéen paix avec moi-même. Nous avons vécu toutes cesannées à l'ombre de mes mensonges, j'ai été hypo-crite avec la vie et elle ne me l'a pas pardonné. Tuen sais déjà plus sur ta maman, j'ai hésité à te diretout cela, eu peur encore une fois de ton jugement,mais ne t'ai-je pas enseigné que le pire mensongeest de se mentir à soi-même ? Il y a beaucoup dechoses que j'aurais voulu partager avec toi, maisnous n'avons pas eu le temps. Antoine ne t'a pasélevé à cause de moi, de toutes mes ignorances.Lorsque j'ai su que j'étais malade il était trop tardpour faire marche arrière. Tu trouveras plein dechoses dans tout ce bazar que je te laisse, des pho-tos de toi, de moi, d'Antoine, ses lettres, ne les lispas, elles m'appartiennent, elles sont ici car je n'aijamais pu me résoudre à m'en séparer. Tu te deman-

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deras pourquoi il n'y a pas de photos de ton père,j'ai tout déchiré une nuit de colère et de frustration,j'étais en colère contre moi...J'ai fait de mon mieux, mon amour, du mieux quepouvait cette femme, avec ses qualités et ses défauts,mais sache que tu as été toute ma vie, toute maraison de vivre, ce qui m'est arrivé de plus beau etde plus fort. Je prie pour que tu connaisses un jourle ressentir unique qu'est celui d'avoir un enfant,tu comprendras bien des choses.Ma plus grande fierté aura été d'être ta Maman,pour toujours.Je t'aime.LiliIl replia la lettre et la remit sur la valise. Laurenle vit pleurer, elle s'approcha de lui et cueillit leslarmes du revers de son index. Surpris, il releva lesyeux, et toute sa peine fut lavée par la tendresse deson regard. Puis son doigt glissa vers le menton d'unmouvement de balancier. A son tour il posa sa mainsur sa joue, puis autour de sa nuque, rapprocha sonvisage du sien. Lorsque leurs lèvres se frôlèrent, ellerecula.- Pourquoi fais-tu cela pour moi, Arthur ?- Parce que je vous aime et ça ne vous regardepas.Il la prit par la main et la conduisit à l'extérieurde la maison.- Où va-t-on ? demanda-t-elle.- À l'océan.- Non, ici, dit-elle, maintenant.Elle se dressa face à lui et déboutonna sa chemise.- Mais comment fais-tu, tu ne pouvais...- Ne pose pas de questions, je ne sais pas.Elle fit tomber la chemise le long de ses épaules,passant ses mains sur son dos. Lui se sentit désem-paré, comment déshabillait-on un fantôme ? Ellesourit, ferma les yeux et fut instantanément nue.- Il suffisait que je pense à un modèle de robepour l'avoir sur moi immédiatement, si tu savaiscomme j'en ai profité...Sous le porche de la maison, elle s'enroula autourde lui, et l'embrassa.L'âme de Lauren fut pénétrée par son corpsd'homme, et entra à son tour dans le corps d'Arthur,le temps d'une étreinte, comme dans la magie d'uneéclipse... La valise était ouverte.

L'inspecteur Pilguez se présenta à l'hôpital à onzeheures. La principale de garde avait appelé lecommissariat dès la prise de son service à six heuresdu matin. Une patiente dans le coma avait disparude l'hôpital, il s'agissait d'un enlèvement.

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Pilguez avait trouvé la note sur son bureau enarrivant et avait haussé les épaules en se demandantpourquoi ce type d'affaires lui tombait toujours des-sus. Il avait tempêté et maugréé auprès de Nathaliaqui dispatchait les appels au Central.- Je t'ai fait quelque chose, ma belle, pour quetu me donnes des affaires pareilles un lundi matin ?- Tu aurais pu te raser mieux que cela en débutde semaine, avait-elle répondu avec un large sourirecoupable.- C'est intéressant comme réponse, j'espèreque tu aimes ta chaise pivotante, parce que je ne tesens pas la quitter avant longtemps, celle-là !- Tu es une statue dédiée à l'amabilité, George !- Oui, c'est tout à fait ça, et ça me donne jus-tement le droit de choisir les pigeons qui vont mechier dessus !Et il avait tourné les talons. Mauvaise semainequi commençait, de toute façon elle enchaînait surune mauvaise semaine qui s'était terminée deuxjours plus tôt.Pour Pilguez une bonne semaine serait faite dejours où les flics ne seraient appelés que pour réglerdes affaires de voisinage ou de respect du Codecivil. L'existence de la Criminelle était un non-sens,puisque cela signifiait qu'il y avait assez de tordusdans cette ville pour tuer, violer, voler et maintenantenlever des gens dans le coma à l'hôpital. Parfoisil se prenait à penser qu'au bout de trente ans decarrière il aurait dû tout avoir vu mais chaquesemaine repoussait les limites de la démencehumaine.- Nathalia ! hurla-t-il depuis son bureau.- Oui, George ? répondit la responsable du dis-patching. On a passé un mauvais week-end ?- Tu ne veux pas aller me chercher des beignetsen bas ?Les yeux rivés sur la main courante du commis-sariat, mâchant son stylo, elle fit non d'un mouve-ment de la tête. « Nathalia ! » hurla-t-il encore. Ellereportait les références des rapports de la nuit dansla marge réservée à cet effet. Parce que les casesétaient trop petites, parce que le chef du septième«Precinct», son supérieur, comme elle l'appelaitironiquement, était maniaque, elle s'appliquait àécrire des lettres minuscules, sans déborder. Sansmême relever la tête elle lui répondit : « Oui,George, dis-moi que tu prends ta retraite ce soir. »Il se leva d'un bond et se posta face à elle.- C'est méchant ça !- Tu ne veux pas t'acheter un truc sur lequeltu passerais tes humeurs ?- Non, c'est sur toi que je passe mes humeurs,

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ça représente cinquante pour cent de la justificationde ton salaire.- C'est sur ta figure que je vais te les coller tesbeignets, tu sais ça, mon canard ?- On est des poulets, pas des canards !- Pas toi, toi tu es un affreux canard même pasfoutu de voler, tu marches comme un canard. Allez,va bosser et laisse-moi.- Tu es très belle, Nathalia.- Mais oui, et toi tu es aussi beau que tu es bienluné.- Allez, mets le gilet de ta grand-mère, jet'emmène boire un café en bas.- Et le dispatching, qui le fait ?- Attends, ne bouge pas, je vais te montrer.Il se retourna et marcha d'un pas pressé vers lejeune stagiaire qui classait des dossiers à l'autre boutde la pièce. Il le saisit par le bras et lui fit traverserla grande salle jusqu'au bureau à l'entrée.- Voilà, mon grand, tu te visses sur cette chaiseà roulettes avec accoudoirs, parce que madame a euune promotion : deux accoudoirs en tissu. T'as ledroit de tourner dessus mais pas plus de deux tourscomplets dans le même sens, tu décroches le télé-phone quand ça fait un bruit, tu dis : « Bonjour,commissariat principal, la Criminelle, j'écoute », tuécoutes, tu notes tout sur ces papiers, et tu ne vaspas pisser avant qu'on revienne. Et si quelqu'un tedemande où est Nathalia, tu dis qu'elle a subitementeu ses trucs de bonne femme et qu'elle est partieen courant à la pharmacie. Ça te paraît dans tesmoyens ?- Pour ne pas aller prendre ce café avec vous,je pourrais même nettoyer les toilettes, inspecteur !George ne releva pas, saisit à son tour Nathaliapar le bras et l'entraîna dans l'escalier.- Ça devait bien lui aller à ta grand-mère, cegilet ! lui dit-il en souriant.- Qu'est-ce que je vais m'emmerder dans ceboulot quand ils vont te mettre à la retraite, George !À l'angle de la rue, une enseigne en néon rouge,datant des années cinquante, grésillait. Les lettreslumineuses qui indiquaient « The Finzy Bar » déver-saient un halo de lumière pâle sur la vitrine du vieuxbistrot. Finzy avait connu ses heures de gloire. Il nerestait de cet endroit désuet qu'un décor aux murset aux plafonds jaunis, aux allèges de bois patinéespar le temps, aux parquets vieillis usés des milliersde pas ivres et des piétinements de rencontres d'unsoir. Du trottoir d'en face, le lieu ressemblait à unetoile de Hooper. Ils traversèrent la rue, s'attablèrentau vieux comptoir en bois et commandèrent deuxcafés allongés.

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- Tu as passé un si mauvais dimanche que ça,mon gros ours ?- Je m'ennuie le week-end, ma belle, si tusavais ! Je tourne en rond.- C'est parce que je n'ai pas pu bruncher avectoi dimanche ?Il acquiesça d'un signe de tête.- Mais va au musée, sors un peu !- Si je vais au musée, je repère en deux secon-des les pickpockets et je me retrouve au bureau toutde suite.- Va au cinéma.- Je m'endors dans le noir.- Va te promener alors !- Bien, c'est une idée, j'irai me promener,comme ça je n'aurai pas l'air d'un con à déambulersur les trottoirs. Qu'est-ce que tu fais ? Rien, je mepromène ! Tu parles d'un week-end. Ça marcheavec ton nouveau Jules ?- Rien de formidable, mais ça occupe.- Tu sais quel est le défaut des hommes ?demanda George.- Non, lesquels ?- Ils ne devraient pas s'ennuyer pourtant leshommes, avec une fille comme toi ; si j'avais euquinze années de moins, je me serais inscrit sur toncarnet de bal !- Mais tu as quinze ans de moins que ce quetu crois, George.- Je prends ça comme une avance ?- Comme un compliment, c'est déjà pas mal.Allez, moi je vais travailler et toi tu vas à l'hôpital,ils avaient l'air paniqué.George rencontra l'infirmière en chef Jarko-wizski. Elle dévisagea l'homme mal rasé, aux for-mes rondes, mais qui avait de l'élégance.- C'est terrifiant, dit-elle, jamais pareille chosen'est arrivée.Sur le même ton, elle ajouta que le président duconseil était dans tous ses états, et voulait le recevoirdans l'après-midi. Il devrait référer du problème àses administrateurs en début de soirée. « Vous alleznous la retrouver, inspecteur ? »- Si vous commenciez par me raconter toutdepuis le début peut-être.Jarkowizski raconta que l'enlèvement s'était trèscertainement produit au changement de service.L'infirmière de soirée n'avait pu encore être contac-tée, mais celle du service de nuit avait confirmé quela place était vide lors de sa ronde vers deux heures.Elle avait cru que la patiente était morte et la couchenon encore pourvue, selon le rituel qui consiste àtoujours laisser un lit inoccupé pendant vingt-quatre

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heures quand un patient décède. C'est en faisant sapremière ronde que Jarkowizski avait immédiate-ment réalisé le drame et donné l'alerte.- Peut-être qu'elle s'est réveillée de son comaet qu'elle en a eu marre de cet hôtel, elle est alléese balader, c'est légitime si elle est allongée depuislongtemps.- J'aime beaucoup votre humour, vous devriezen faire profiter sa mère, elle est dans le bureau del'un de nos responsables de service, elle va arriverd'une minute à l'autre.- Oui, bien sûr, enchaîna Pilguez tout en regar-dant ses chaussures. Quel est l'intérêt si c'est unenlèvement ?- Qu'est-ce que cela peut faire ? répondit-elled'un ton agacé, comme si on était en train de perdredu temps.- Vous savez, dit-il en appuyant son regard,aussi étrange que cela puisse paraître, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des crimes ont un mobile. C'estque, en principe, on ne vient pas piquer un maladedans le coma un dimanche soir, si c'est juste pourrigoler. À ce propos, vous êtes sûre qu'elle n'a paspu être transportée dans un autre service ?- J'en suis sûre, il y a des bons de transfert àl'accueil, elle a été évacuée en ambulance.- Quelle compagnie ? demanda-t-il en sortantson crayon.- Aucune.En arrivant ce matin, elle n'avait pas du toutpensé à un enlèvement. Prévenue qu'un lit à la 505était libéré, elle s'était tout de suite rendue àl'accueil, «je trouvais inadmissible qu'un transfertse soit fait sans qu'on m'en eût avertie, mais voussavez de nos jours, le respect des supérieurs, enfin,ce n'est pas le problème ». La réceptionniste luiavait remis les documents, et elle avait « tout desuite vu » que quelque chose était louche. Il man-quait un formulaire, et le bleu n'était pas bien rem-pli. « Je me demande comment cette crétine s'estlaissé abuser... » Pilguez voulut connaître l'identitéde la « crétine ».Elle s'appelait Emmanuelle et était de perma-nence hier à l'entrée... « C'est elle qui a laisséfaire. »George était déjà saoulé des paroles de la prin-cipale, et comme elle était absente au moment desfaits, il prit note des coordonnées de tout le person-nel en service la veille et la salua.De sa voiture il téléphona à Nathalia et luidemanda d'inviter toutes ces personnes à passer parle commissariat avant de se rendre à leur travail.À la fin de la journée il avait entendu tout le

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monde et savait, que dans la nuit de dimanche àlundi, un faux docteur muni d'une blouse dérobéeà un vrai médecin, fort désagréable d'ailleurs, s'étaitprésenté à l'hôpital en compagnie d'un ambulan-cier, muni de faux bons de transfert. Les deuxcomparses avaient sans aucune difficulté enlevé lecorps de Mlle Lauren Kline, patiente en comadépassé. Le témoignage tardif d'un externe lui fitamender son rapport : le faux docteur pouvait êtreun vrai médecin, il avait été appelé à la rescoussepar l'externe en question, et lui avait prêté main-forte. Au dire de l'infirmière qui participait à cetacte imprévu, la précision avec laquelle il avait réa-lisé la pose d'une voie centrale lui laissait à penserqu'il devait être chirurgien ou tout du moins tra-vailler dans un service d'urgences. Pilguez avaitdemandé si un simple infirmier avait pu poser cettevoie centrale, il s'était entendu répondre qu'êtreinfirmier ou infirmière formait à ce genre de mani-pulations, mais qu'en tout état de cause, les choixpris, les indications données à l'étudiant et la dex-térité du geste témoignaient plutôt en faveur de sonappartenance au corps médical.- Alors tu as quoi sur cette affaire ? demandaNathalia prête à s'en aller.- Un truc qui ne tourne pas rond. Un toubib,qui serait venu enlever une femme dans le coma àl'hôpital. Un travail de pro, ambulance bidon,papiers administratifs falsifiés.- Tu penses à quoi ?- Peut-être à un trafic d'organes. Ils volent lecorps, le transportent dans un laboratoire secret,opèrent, prélèvent les parties qui les intéressent,foie, reins, cœur, poumon, et le tout est revendupour une fortune à des cliniques peu scrupuleuses,mais ayant besoin d'argent.Il lui demanda d'essayer de lui obtenir la liste detous les établissements privés qui disposaient d'unbloc de chirurgie digne de ce nom et qui auraientdes difficultés financières.- Il est vingt et une heures, mon gros, et j'aime-rais bien rentrer, ça peut attendre demain, elles nevont pas déposer le bilan pendant la nuit, tes clini-ques ?- Tu vois comme tu es versatile, ce matin tum'inscrivais sur ton carnet de bal et ce soir tu terefuses déjà à passer une soirée géniale avec moi.J'ai besoin de toi, Nathalia, donne-moi un coup demain, tu veux bien ?- Tu es un manipulateur, mon George, parceque le matin tu n'as pas la même voix.- Oui mais là, c'est le soir, tu m'aides ? Enlèvele gilet de ta grand-mère et viens m'aider.

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- Tu vois, demandé avec autant de charme,c'est irrésistible. Passe une bonne soirée.- Nathalia ?- Oui, George !- Tu es merveilleuse !- George, mon cœur n'est pas à prendre.- Je ne visais pas si haut, ma chère !- C'est de toi, ça ?- Non!- Je me disais aussi.- Bon allez, rentre chez toi, je me débrouillerai.Nathalia s'avança vers la porte, se retourna :- Tu es sûr que ça va aller ?- Mais oui, va t'occuper de ton chat !- Je suis allergique aux chats.- Alors, reste m'aider.- Bonne nuit, George.Elle dévala l'escalier en faisant glisser sa mainsur le garde-corps.Resté seul à l'étage, l'équipe de nuit prenait sesquartiers au rez-de-chaussée du commissariat, ilalluma l'écran de son ordinateur et se connecta aufichier central. Sur le clavier il pianota le mot cli-nique et alluma une cigarette en attendant que leserveur effectue sa recherche. Quelques minutesplus tard l'imprimante commençait à cracher quel-que soixante feuilles de papier imprimé. L'homme,bourru, alla ramasser la pile qu'il rapporta à sonbureau. « Eh bien, il n'y a plus qu'à ! Et pour déter-miner celles qui pourraient être dans la mouise, iln'y a plus qu'à contacter une centaine de banquesrégionales pour leur demander la liste des établis-sements privés qui ont sollicité des prêts bancairesau cours des dix derniers mois. » Il avait parlé àvoix haute, et dans la pénombre de l'entrée, il enten-dit la voix de Nathalia lui demander :- Pourquoi les dix derniers mois ?- Parce que c'est ça l'instinct policier. Pourquoies-tu revenue ?- Parce que c'est ça l'instinct féminin.- C'est gentil de ta part.- Tout dépendra de l'endroit où tu m'emmène-ras dîner ensuite. Tu penses que tu tiens une piste ?Elle lui semblait trop facile, la piste en question.Il souhaita que Nathalia appelle la salle de régula-tion des patrouilles municipales et leur demande siune main courante ne conserverait pas trace d'unrapport dans la nuit de dimanche soir sur une ambu-lance. « On n'est jamais à l'abri d'un coup de bol »,dit-il. Nathalia décrocha le téléphone. À l'autre boutde la ligne le policier de garde fit une recherche surson terminal, mais aucun rapport n'avait été établi.Nathalia lui demanda d'élargir sa recherche à la

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région, mais là encore les écrans restèrent muets.Le policier de faction était désolé, mais aucun véhi-cule de secours n'avait fait l'objet d'une infractionou d'un contrôle dans la nuit de dimanche à lundi.Elle raccrocha en lui demandant de lui signaler touteinformation nouvelle sur ce type de sujet.- Désolée, ils n'ont rien.- Eh bien alors, je t'emmène dîner parce queles banques ne nous apprendront rien ce soir.Ils se rendirent chez Perry's et prirent place dansla salle qui donnait sur la rue.George écoutait Nathalia d'une oreille distraite,laissant flotter son regard au travers de la vitrine.- Depuis combien de temps nous connaissons-nous, George ?- C'est le genre de question à ne jamais poser,ma belle.- Pourquoi ça ?- Quand on aime, on ne compte pas !- Combien ?- Suffisamment pour que tu me tolères, pas suf-fisamment pour que tu ne me supportes plus !- Non, ça fait beaucoup plus longtemps quecela !- Ça ne colle pas, les cliniques. Je bute sur lemobile, quel est l'intérêt ?- Tu as vu la mère ?- Non, demain matin.- C'est peut-être elle, elle en a assez d'aller àl'hôpital.- Ne dis pas de bêtises, pas une mère, c'est troprisqué.- Je veux dire qu'elle voulait peut-être en finir.Aller voir son enfant tous les jours dans cet état.Parfois tu dois préférer que cela cesse, accepterl'idée de la mort.- Et tu vois une mère monter un coup pareil pour tuer sa propre fille ?- Non, tu as raison, c'est trop tordu.- Sans le mobile on ne trouvera pas.- Il y a toujours ta piste des cliniques.- Je pense que c'est une impasse, je ne la senspas.- Pourquoi dis-tu ça ? Tu voulais que je restetravailler avec toi ce soir !- Je voulais que tu dînes avec moi ce soir !Parce que c'est trop visible. Ils ne pourront pasrecommencer, les hôpitaux du comté vont tous êtretrès vigilants, et je ne pense pas que le prix d'unseul corps vaille le risque, ça vaut combien un rein ?- Deux reins, un foie, une rate, un cœur, ça peutfaire dans les cent cinquante mille dollars.- C'est plus cher que chez le boucher, dis donc !

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- Tu es immonde.- Tu vois ça ne tient pas la route non plus, pourune clinique qui serait dans la mouise, cent cin-quante mille dollars ne changeraient rien. Ce n'estpas une histoire d'argent.- C'est peut-être une histoire de disponibilité.Elle disserta son idée : quelqu'un pouvait vivreou mourir en fonction de la disponibilité et de lacompatibilité d'un organe. Des gens mouraient fauted'avoir pu obtenir dans le temps le rein ou le foiedont ils avaient besoin. Quelqu'un disposant demoyens financiers suffisants pouvait avoir comman-dité l'enlèvement d'une personne en coma irréver-sible pour sauver un de ses enfants ou lui-même.Pilguez trouvait cette piste complexe mais crédible.Nathalia ne voyait pas en quoi sa théorie étaitcompliquée. Elle l'était pour Pilguez. Une telle pisteélargissait considérablement l'éventail des suspects,on ne rechercherait plus nécessairement un crimi-nel. Pour survivre ou pour sauver un de ses enfants,bien des individus pouvaient être tentés de suppri-mer quelqu'un déjà reconnu cliniquement mort.L'auteur pouvait se sentir dédouané de la notion demeurtre, compte tenu de la finalité de son acte.- Tu penses qu'il faut faire toutes les cliniquespour identifier un patient financièrement aisé enattente d'un don d'organe ? demanda-t-elle.- Je n'espère pas parce que c'est un travail defourmi en terrain sensible.Le portable de Nathalia sonna, elle décrocha ens'excusant, écouta attentivement, prit des notes surla nappe, et remercia plusieurs fois son interlocu-teur.- Qui était-ce ?- Le type de permanence à la régulation, celuique j'ai appelé tout à l'heure.- Et alors ?Le régulateur avait eu l'idée de passer un mes-sage aux patrouilles de nuit, juste pour vérifierqu'une équipe n'avait rien vu de suspect au sujetd'une ambulance, sans pour autant remplir une maincourante.- Alors ?- Eh bien il a eu une très bonne idée, parcequ'une patrouille a intercepté et filé une ambulancedatant de l'après-guerre qui tournait en rond dansle bloc Green Street, Filbert, Union Street hier soir.- Ça sent bon, qu'est-ce qu'ils ont dit ?- Qu'ils ont suivi le type au volant de cetteambulance, il a raconté qu'elle partait à la retraiteau bout de dix ans de bons et loyaux services. Ilsont pensé que l'ambulancier était attaché à sa voi-ture et qu'il traînait avant de la ramener une dernière

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fois au garage.- C'était quoi le modèle ?- Une Ford 71.Pilguez fit un rapide calcul mental. Si la Fordmise au rebut la veille au soir après dix années defonctionnement était de soixante et onze, cela vou-lait donc dire qu'elle aurait été gardée sous Cello-phane pendant seize ans avant d'être mise en ser-vice. Le chauffeur avait baratiné les policiers. Iltenait une piste.- J'ai encore mieux, ajouta sa collègue.- Quoi ?- Ils l'ont suivie jusqu'au garage où il l'a rame-née. Et ils ont l'adresse.- Tu sais, Nathalia, c'est bien que l'on ne soitpas ensemble, toi et moi.- Pourquoi dis-tu ça maintenant ?- Parce que là, j'aurais eu la preuve que j'étaiscocu.- Tu sais quoi, George ? Tu es un vrai con. Tuvas vouloir y aller dès maintenant ?- Non, demain matin, le garage doit être ferméet sans mandat je ne pourrai rien faire. En plus jepréfère y aller sans attirer l'attention. Je ne cherchepas à coincer l'ambulance mais les types qui s'ensont servie. Mieux vaut y aller en touriste plutôt quede faire courir les lièvres dans leur terrier.Pilguez paya la note et ils sortirent tous les deuxsur le trottoir. Le lieu où l'ambulance avait étécontrôlée se situait à un carrefour de l'endroit où ilsvenaient de se restaurer, et George regarda le coinde la rue comme en quête d'une image.- Tu sais ce qui me ferait plaisir ? dit Nathalia.- Non, mais tu vas me le dire.- Que tu viennes dormir à la maison, je n'aipas envie de dormir seule ce soir.- Tu as une brosse à dents ?- J'ai la tienne !- J'aime bien te taquiner, il n'y a qu'avec toique je m'amuse. Viens, on y va, moi aussi je voulaisrester avec toi ce soir. Ça fait longtemps.- Jeudi dernier.- C'est ce que je dis.Lorsqu'ils éteignirent la lumière une heure etdemie plus tard, George avait acquis la convictionqu'il résoudrait cette énigme, et ses convictionstombaient juste une fois sur deux. La journée demardi fut fructueuse. Après avoir rencontréMme Kline, il écarta toute suspicion à son égard, ilavait appris que les médecins avaient eux-mêmesproposé d'en finir. La loi fermait les yeux depuisdeux ans dans des cas similaires. La mère avait étécoopérative, elle était indiscutablement très boule-

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versée, et Pilguez savait distinguer les gens sincèresde ceux qui simulaient la douleur morale. Elle necollait pas du tout à la peau d'un personnage capa-ble d'organiser une telle opération. Au garage, ilavait repéré le véhicule incriminé. En y entrant, ilavait été surpris ; l'établissement était spécialisédans la réparation des véhicules de secours. Cet ate-lier de carrosserie ne contenait que des ambulancesen révision, il était impossible d'y jouer au touriste.Quarante ouvriers mécaniciens et une dizained'administratifs y travaillaient. En tout, près de cin-quante personnes potentiellement suspectes. Lepatron, dubitatif, avait écouté le récit de l'inspec-teur, s'interrogeant sur ce qui avait pu pousser lesauteurs du crime à ramener sagement le véhicule aulieu de le faire disparaître. Pilguez répondit que levol aurait alerté les services de police, qui auraientfait le lien. Un employé du garage était probable-ment dans la combine et avait espéré que« l'emprunt » passerait incognito.Restait à trouver lequel était impliqué. Aucund'après le directeur, la serrure ne présentait pas detrace d'effraction et personne n'avait la clé dugarage pour y pénétrer la nuit. Il interrogea le chefd'atelier sur ce qui avait pu inciter les «emprun-teurs » à choisir ce vieux modèle, ce dernier luiexpliqua que c'était le seul qui se conduisait commeune voiture. Pilguez y vit un indice de plus pourqu'un membre du personnel soit complice dans« son affaire ». À la question : était-il possible quequelqu'un subtilise la clé et en fasse un doubledurant la journée, il répondit positivement : « C'estenvisageable, à midi lorsqu'on ferme la porte prin-cipale. » Tout le monde était donc suspect. Pilguezse fit remettre les dossiers du personnel, et mit surle haut de la pile ceux des employés qui avaientquitté le garage au cours des deux dernières années.Il retourna au commissariat vers quatorze heures.Nathalia n'était pas revenue de sa pause déjeuner,il se plongea dans l'analyse approfondie des cin-quante-sept pochettes marron qu'il avait posées surson bureau. Elle arriva vers quinze heures, paréed'une nouvelle coiffure et prête à assumer les sar-casmes de son compagnon de travail.- Tais-toi, George, tu vas dire une connerie, dit-elle en entrant, avant même d'avoir posé son sac.Il leva les yeux de ses papiers, la scruta etesquissa un sourire. Avant qu'il ne dise quoi que cesoit, elle s'était rapprochée de lui et posa son indexsur sa bouche pour qu'il ne prononce aucun mot :« Il y a un truc qui va t'intéresser beaucoup plusque ma coiffure, et je ne te le dis que si tu te dis-penses de tout commentaire, on est d'accord ? » Il

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fit mine d'être bâillonné et émit un grognementsynonyme de son acceptation des conditions du mar-ché. Elle ôta son doigt.- La mère de la petite a téléphoné, elle s'estsouvenue d'un détail important pour ton enquête etelle veut que tu la rappelles. Elle est chez elle etattend ton appel.- Mais j'adore ta coiffure, ça te va très bien.Nathalia sourit et retourna à son bureau. Au télé-phone, Mme Kline fit part à Pilguez de son étrangediscussion avec ce jeune homme rencontré parhasard à la Marina, celui qui l'avait tant sermonnéesur l'euthanasie.Elle lui raconta dans le détail l'épisode de sa ren-contre avec cet architecte qui aurait connu Laurenaux urgences, à la suite d'une coupure au cutter. Ilavait prétendu déjeuner souvent avec sa fille. Bienque la chienne semblât l'avoir reconnue, il luiparaissait improbable que sa fille n'ait jamais parléde lui, surtout si comme il le disait la rencontreremontait à deux ans. Ce dernier détail faciliteraitsûrement l'enquête. « Ben tiens », avait murmuré lepolicier à cet instant. « En gros, avait-il conclu, vousme demandez de rechercher un architecte qui seserait coupé il y a deux ans, qui aurait été soignépar votre fille, et que nous devrions suspecter, parceque au cours d'une rencontre fortuite, il vous amanifesté son opposition à l'euthanasie ? - Celane vous semble pas une piste sérieuse ? avait-ellequestionné. - Non, pas vraiment », et il raccrocha.- Alors c'était quoi ? demanda Nathalia.- C'était quand même pas mal tes cheveux mi-longs.- D'accord, c'était une fausse joie !Il replongea dans ses dossiers, mais aucun d'entreeux ne parlait. Énervé, il se saisit du téléphone qu'ilcala entre son oreille et son menton, et composa lenuméro du standard de l'hôpital. L'opératrice répon-dit à la neuvième sonnerie.- Eh bien il vaut mieux ne pas mourir avecvous !- Non, pour ça vous appelez la morgue direc-tement, répondit l'hôtesse d'accueil du tac au tac.Pilguez se présenta, et lui demanda si son sys-tème informatique lui permettait de faire une recher-che sur les admissions aux urgences, par métier etpar type de blessure. « Ça dépend de la période surlaquelle vous recherchez », avait-elle répondu. Puiselle précisa que le secret médical lui interdirait detoute façon de communiquer une information, sur-tout par téléphone. Il lui raccrocha au nez, prit sonimperméable, et marcha vers la porte. Dévalantl'escalier il sortit sur le parking, et se dirigea d'un

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pas vif vers sa voiture. Il traversa la ville, gyropharesur le toit et sirène hurlante en ne cessant d'invec-tiver. Il arriva au Mémorial Hospital à peine dixminutes plus tard et se planta devant la banqued'accueil.- Vous m'avez demandé de retrouver une jeunefemme dans le coma qui vous a été empruntée dansla nuit de dimanche à lundi, soit on m'aide ici, eton ne m'emmerde pas avec vos secrets de toubibsà la noix, soit je passe à autre chose.- Que puis-je faire pour vous ? demanda Jar-kowizski, qui venait d'apparaître dans l'angle de laporte.- Me dire si vos ordinateurs peuvent retrouverun architecte qui se serait blessé et aurait été admispar votre disparue.- Sur quelle période ?- Disons deux ans.Elle se pencha sur l'ordinateur et tapota quelquestouches sur le clavier.- On va regarder les entrées, et rechercher unarchitecte, dit-elle. Cela va prendre quelques minu-tes.- J'attends.L'écran rendit son verdict en six minutes. Aucunarchitecte n'avait été soigné pour ce type de lésionau cours des deux dernières années.- Vous êtes sûre ?Elle était formelle, la case «profession» étaitobligatoirement documentée, à cause des assuranceset des statistiques sur les accidents du travail. Pil-guez l'avait remerciée et rentra aussitôt au commis-sariat. En route, cette histoire commença à le tra-casser. Le genre de tracas qui pouvait en un rien detemps mobiliser toute sa concentration et lui faireoublier toutes les autres pistes possibles, dès lorsqu'il sentait tenir un vrai maillon de la chaîne deson enquête. Il prit son portable et composa lenuméro de Nathalia.- Recherche-moi si un architecte habite dans lepâté de maisons où l'ambulance a été repérée. Jereste en ligne.- C'était Union, Filbert et Green ?- Et Webster, mais pousse la recherche auxdeux rues adjacentes.- Je te rappelle, lui dit-elle, et elle raccrocha.Trois cabinets d'architecture et le domicile d'unarchitecte correspondaient à la requête, seul le domi-cile de l'architecte était dans le premier périmètreétudié. Les cabinets se situaient pour l'un d'entreeux dans la première rue voisine, et pour les deuxautres à deux rues de là. De retour à son bureau ilcontacta les trois cabinets pour faire le compte des

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employés qui y travaillaient. Vingt-sept personnesen tout. En résumé, à dix-huit heures trente il avaitprès de quatre-vingts suspects, dont l'un d'entre euxétait peut-être en attente d'un don d'organe ou avaitl'un des siens dans la même situation. Il réfléchitquelques instants et s'adressa à Nathalia.- On a un stagiaire en trop ces jours-ci ?- Nous n'avons jamais de personnel en trop !Sinon je rentrerais chez moi à des heures décentes,et je ne vivrais pas comme une vieille fille.- Tu te fais du mal, ma chérie, envoie-m'en unen planque devant le domicile de celui qui habitedans le carré, qu'il essaie de me prendre une photoquand il va rentrer chez lui.Le lendemain matin Pilguez apprit que le sta-giaire avait fait chou blanc, l'homme n'était pas ren-tré de la nuit.- Bingo, avait-il dit au jeune élève inspecteur,tu me donnes tout sur ce type pour ce soir, son âge,s'il est pédé, s'il se came, où il travaille, s'il a unchien, un chat, un perroquet, où il est en ce moment,ses études, s'il a fait l'armée, toutes ses manies. Tuappelles l'armée, le FBI, je m'en fous, mais je veuxtout savoir.- Moi, je suis pédé, inspecteur ! avait rétorquéle stagiaire avec une certaine fierté, mais ça nem'empêchera pas de faire le travail que vous medemandez.L'inspecteur, renfrogné, passa le reste de sa jour-née à établir la synthèse des pistes qu'il avait, etrien ne lui permettait d'être optimiste. Si l'ambu-lance avait été identifiée grâce à un clin d'oeil de lachance, aucun des dossiers du personnel du garagene désignait un suspect présumé, ce qui laissaitenvisager un nombre important d'interrogatoires,à terrain découvert. Plus de soixante architectesdevraient être questionnés pour avoir travaillé auxabords ou habiter au centre du pâté de maisons oùl'ambulance tournait en rond le soir du kidnapping.L'un d'entre eux serait peut-être suspecté pouravoir caressé le chien de la mère de la victime, etdéclaré être hostile à l'euthanasie, ce que Pilguezs'avouait à lui-même, ne définissait pas à propre-ment dire un mobile d'enlèvement. Une « vraieenquête de merde », pour le citer dans le texte.

Ce mercredi matin, le soleil s'éleva sur Carmelà peine voilé par les brumes. Lauren s'était éveilléetôt. Elle était sortie de la chambre pour ne pas réveil-ler Arthur et fulminait de son incapacité à lui pré-parer ne serait-ce qu'un simple petit déjeuner. Puisfinalement, à choisir, elle s'avoua reconnaissantequ'au cœur de cet imbroglio d'aberrations il ait pu

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la toucher, la ressentir, et l'aimer comme une femmeen pleine possession de sa vie. Il y avait toute unesérie de phénomènes, qu'elle ne comprendraitjamais et qu'elle ne chercherait plus à comprendre.Elle se souvint de ce que son père lui avait dit unjour :« Rien n'est impossible, seules les limites de nosesprits définissent certaines choses comme incon-cevables. Il faut souvent résoudre plusieurs équa-tions pour admettre un nouveau raisonnement. C'estune question de temps et des limites de nos cer-veaux. Greffer un cœur, faire voler un avion de troiscent cinquante tonnes, marcher sur la Lune a dûdemander beaucoup de travail, mais surtout del'imagination. Alors quand nos savants si savantsdéclarent impossible de greffer un cerveau, de voya-ger à la vitesse de la lumière, de cloner un êtrehumain, je me dis que finalement ils n'ont rienappris de leurs propres limites, celles d'envisagerque tout est possible et que c'est une question detemps, le temps de comprendre comment c'est pos-sible. »Tout ce qu'elle vivait et expérimentait était illo-gique, inexplicable, contraire à toutes les bases desa culture scientifique, mais cela était. Et depuisdeux jours, elle faisait l'amour avec un homme enressentant des émotions et des sensations ignoréesd'elle, même lorsqu'elle était vivante, quand corpset âme ne faisaient alors qu'un. Ce qui comptait leplus pour elle, alors qu'elle regardait cette sublimeboule de feu se dresser au-dessus de l'horizon,c'était que cela dure.Il se leva peu de temps après elle, la chercha dansle lit, enfila un peignoir et sortit sur le perron. Arthuravait les cheveux en bataille et passa sa main dedanspour calmer les troupes. Il la rejoignit sur les rocherset l'enlaça sans qu'elle l'ait vu venir.- C'est impressionnant, dit-il.- Tu sais, je pense qu'à défaut de pouvoirconcevoir le futur, nous pourrions refermer la valiseet vivre dans le présent. Tu veux prendre un café ?- Je crois que c'est indispensable. Et puis, jet'emmènerai voir les otaries qui se baignent à lapointe du rocher.- Des vraies otaries ?- Et des phoques, et des pélicans, et... tu n'étaisjamais venue jusqu'ici avant ?- J'ai essayé une fois mais ça ne m'a pas réussi.- C'est relatif, cela dépend sous quel angle tuconsidères la chose. Et puis, je croyais que nousdevions refermer les valises et vivre au présent ?Le même mercredi, le stagiaire déposa, non sansbruit, l'épais dossier qu'il avait constitué sur le

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bureau de Pilguez.- Ça donne quoi ? demanda celui-ci avantmême de le parcourir.- Vous allez être déçu et en même temps ravi.Pour signifier son impatience qui frisait les limi-tes de l'exaspération, Pilguez tapota sur le nœud desa cravate : « Un deux, un deux, c'est bon mongrand, mon micro fonctionne, je t'écoute ! » Le sta-giaire lut ses notes : Son architecte n'avait rien desuspect. C'était un type tout ce qu'il y avait de nor-mal, il ne se droguait pas, entretenait de bonnes rela-tions avec son voisinage, n'avait pas de casier biensûr. Il avait fait ses études en Californie, avait habitéquelque temps en Europe avant de revenir s'installerdans sa ville natale. Il n'appartenait à aucun partipolitique, n'était membre d'aucune secte, ne militaitpour aucune cause. Il payait ses impôts, ses amen-des et n'avait même pas été arrêté en état d'ivresseou pour excès de vitesse. « Un mec ennuyeux endeux mots. »- Et pourquoi vais-je être ravi ?- Il n'est même pas pédé !- Mais je n'ai rien contre les pédés, bordel,arrête avec ça ! Qu'est-ce qu'il y a d'autre dans tonrapport ?- Son ancienne adresse, sa photo, un peuancienne, je l'ai eue au Service des immatricula-tions, elle date d'il y a quatre ans, il doit renouvelerson permis à la fin de l'année ; un article qu'il apublié dans Architectural Digest, ses copies dediplômes, et la liste de ses avoirs bancaires et titresde propriétés.- Comment as-tu fait pour avoir ça ?- J'ai un copain qui travaille au fisc. Votrearchitecte est orphelin, et il a hérité d'une maisondans la baie de Monterey.- Tu crois qu'il est là-bas en vacances ?- Il est là-bas, et le seul truc qui va vous exciter,c'est justement cette baraque.- Pourquoi ?- Parce qu'il n'a pas le téléphone là-bas, ce quej'ai trouvé bizarre pour une maison isolée, il estcoupé depuis plus de dix ans et n'a jamais été remisen service. En revanche, il a fait rétablir le courantvendredi dernier, l'eau aussi. Il est retourné danscette maison pour la première fois depuis très long-temps à la fin du week-end dernier. Mais ce n'estpas un crime.- Eh bien, tu vois, c'est cette dernière informa-tion qui me fait plaisir !- Comme quoi !- Tu as fait un bon boulot, tu feras sûrementun bon flic si tu as l'esprit aussi tordu.

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- Venant de vous, je suis sûr que je dois prendreça comme un compliment.- Tu peux ! enchaîna Nathalia.- Va voir la mère Kline avec la photo, etdemande-lui si c'est le type de la Marina qui n'aimepas l'euthanasie, si elle l'identifie, alors on tient unepiste sérieuse.Le stagiaire quitta le commissariat et George Pil-guez se plongea dans le dossier d'Arthur. La mati-née de jeudi fut fructueuse. Aux premières heures,le stagiaire lui rapporta que Mme Kline avait iden-tifié formellement l'individu sur la photo. Mais lavéritable nouvelle lui apparut juste avant d'emme-ner Nathalia déjeuner. Elle était sous ses yeuxdepuis longtemps mais il n'avait pas fait le rappro-chement. L'adresse de la jeune femme enlevée étaitla même que celle du jeune architecte. Cela faisaitbeaucoup trop d'indices pour qu'il soit étranger àcette affaire.- Tu devrais être heureux, ton enquête a l'airde progresser ? Pourquoi fais-tu cette tête ?demanda Nathalia, en sirotant son Coca light.- Parce que je ne vois pas son intérêt. Ce typen'a pas le profil d'un détraqué. Tu ne vas pas piquerun corps dans le coma à l'hôpital juste comme çapour faire marrer tes copains. Il te faut une vraieraison. Et puis au dire des gens de l'hosto il fallaitune certaine expérience pour poser ce pont central.- C'est une voie centrale, pas un pont. Est-ceque c'était son petit ami ?Mme Kline l'avait assuré du contraire, et elleavait été très affirmative sur ce point. Elle était pres-que certaine qu'ils ne se connaissaient pas.- Un rapport avec l'appartement ? ajoutaNathalia.Non plus, enchaîna l'inspecteur, il était locataireet d'après l'agence immobilière c'était un pur hasardqu'il échoue là. Il était sur le point d'en signer unautre sur Filbert, et c'est un employé zélé del'agence qui avait tenu absolument à lui montrercelui-ci « qui venait de rentrer dans leur stock »...juste avant qu'il ne signe. « Tu sais le genre zazouun peu coquette qui veut mettre ses clients enconfiance, en s'investissant vraiment. »- Donc aucune préméditation avec l'adresse.- Non, c'est une vraie coïncidence.- Alors est-ce que c'est vraiment lui ?« Non, on ne peut pas dire », dit-il laconique,aucun des éléments pris séparément ne justifiaitqu'il soit impliqué. Mais l'imbrication des piècesdu puzzle était troublante. Cela étant dit, sansmobile, Pilguez ne pourrait rien faire. « On ne peutpas inculper un type parce qu'il loue depuis quel-

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ques mois l'appartement d'une femme qui s'est faitenlever en début de semaine. Enfin je vais avoir dumal à trouver un procureur qui me suive. » Elle luisoumit l'idée de l'interroger et de le faire craquer« sous une lampe ». Le vieux flic ricana.- J'imagine bien le début de mon interroga-toire : Monsieur, vous louez l'appartement d'unejeune femme dans le coma qui a été enlevée dansla nuit de dimanche à lundi. Vous avez rétabli l'eauet l'électricité dans votre maison de campagne levendredi qui précédait le crime. Pourquoi ? Et là, letype te braque droit dans les yeux et te dit qu'iln'est pas tout à fait sûr d'avoir compris le sens deta question. Tu n'as plus qu'à lui dire franchementqu'il est ta seule piste, et que ça t'arrangerait drô-lement qu'il ait fait le coup.- Prends deux jours et file-le !- Sans une requête du procureur, tout ce que jeramènerai sera nul et non avenu.- Pas si tu ramènes le corps et qu'il est encoreen vie !- Tu crois que c'est lui ?- Je crois à ton flair, je crois aux indices, et jecrois que quand tu fais cette tête-là, c'est que tu saisque tu as ton coupable mais que tu ne sais pas encorecomment l'attraper. George, le plus important c'estde retrouver la fille, même dans le coma c'est unotage, paie la note et va à la campagne !Pilguez se leva, embrassa Nathalia sur le front,déposa deux billets sur la table et sortit dans la rued'un pas pressé.Durant les trois heures trente qui le conduisirentà Carmel, il ne cessa de chercher un mobile, puisde réfléchir à la façon dont il approcherait sa proie,sans l'effrayer, sans éveiller son attention.

Petit à petit la maison reprenait vie. Comme cesdessins que les enfants mettent en couleurs ens'efforçant de ne pas dépasser les traits, Arthur etLauren entraient dans chaque pièce, en ouvraient lesvolets, ôtaient les housses qui recouvraient les meu-bles, dépoussiéraient, astiquaient, et ouvraient pla-card après placard. Et petit à petit les souvenirs dela maison se muaient en instants présents. La viereprenait ses droits. Ce jeudi le ciel était couvert etl'océan semblait vouloir briser les rochers qui luibarraient la route en bas du jardin. À la fin de lajournée Lauren s'installa sous la véranda et contem-pla le spectacle. L'eau était devenue grise, charriantdes amas d'algues mariées à des entrelacs d'épines.Le ciel avait viré au mauve, puis au noir. Elle étaitheureuse, elle aimait quand la nature se décidait àpiquer une colère. Arthur avait fini de mettre de

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l'ordre dans le petit salon, dans la bibliothèque, etdans le bureau de sa mère. Demain, ils attaqueraientl'étage et ses trois chambres.Il s'assit sur les coussins qui recouvraient lerebord de la baie vitrée et regarda Lauren.- Tu sais que cela fait neuf fois que tu changesde tenue depuis l'heure du déjeuner.- Je sais, c'est à cause de ce magazine que tuas acheté, je n'arrive pas à me décider, je trouvetout superbe.- Ta façon de faire des courses ferait rêver tou-tes les femmes de la terre.- Attends, tu n'as pas vu l'encart central !- Que dit l'encart central ?- Il ne dit rien, c'est un spécial lingerie fémi-nine.Arthur assista au défilé le plus sensuel qui soitoffert à un homme. Plus tard, dans la tendresse d'unamour accompli, le corps et l'âme apaisés, ils res-tèrent blottis dans l'obscurité à regarder l'océan. Ilss'endormirent enfin, bercés par le ressac.Pilguez était arrivé à la tombée de la nuit. Il des-cendit au Carmel Valley Inn. La réceptionniste luiremit les clés d'une grande chambre qui faisait faceà la mer. Elle se situait dans un bungalow, tout enhaut du parc qui domine la baie, et il dut reprendresa voiture pour s'y rendre. Il était à peine en trainde défaire son sac lorsque les premiers éclairs déchi-rèrent le ciel ; il réalisa qu'il habitait à trois heureset demie de route et ne s'était jamais donné le tempsde venir voir cela. À cet instant précis, il eut envied'appeler Nathalia, pour partager ce moment, ne pasle vivre seul, il décrocha le combiné, inspira et lereposa doucement, sans avoir composé le numéro.Il commanda un plateau, s'installa devant un filmet fut saisi par le sommeil, bien avant vingt-deuxheures.Aux premières heures du matin le soleil avaitréussi à briller suffisamment en se réveillant pourterroriser tous les nuages, partis sans demander leurreste. Une aube humide naissait autour de la maison.Arthur se réveilla allongé dans la véranda. Laurendormait à poings fermés. Dormir était nouveau pourelle. Des mois durant elle n'avait pu le faire, ce quirendait ses journées terriblement longues. En hautdu jardin, caché derrière le talus qui borde le portail,George espionnait, armé d'une paire de jumelleslongues focales, offertes pour ses vingt ans de ser-vice. Vers onze heures, il vit Arthur remonter leparc dans sa direction. Son suspect bifurqua au droitde la roseraie et ouvrit la porte du garage.Lorsqu'il y entra, Arthur se trouva face à unehousse couverte de poussière. Il la souleva, dévoi-

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lant les formes d'un vieux break Ford 1961. Soussa bâche, il avait des allures de véhicule de collec-tion. Arthur sourit en pensant aux manies d'Antoine.Il contourna la voiture et ouvrit la portière arrièregauche. L'odeur de vieux cuir emplit ses narines. Ils'installa sur la banquette, ferma la porte, puis sesyeux, et se souvint d'un soir d'hiver, devant Macy'sà Union Square. Il vit l'homme à l'imperméable,celui qu'il avait failli abattre d'un coup de fusilintergalactique et qui fut sauvé in extremis par latendre naïveté de sa mère : elle s'était interposéedans son axe de tir. Le désintégrateur atomiquemaquillé en allume-cigare devait certainement êtreencore chargé. Il eut une pensée pour ce père Noëlde 1965, coincé avec son train électrique dans lestuyaux du chauffage central.Il lui semblait entendre le bruit du moteur ron-ronner, il ouvrit la fenêtre, y passa la tête et sentitses cheveux partir en arrière soulevés par le ventqui soufflait dans ses souvenirs, il mit sa main au-dehors, bras à moitié tendu, et joua avec elle puis-qu'elle était devenue un avion, il l'inclina pourmodifier sa prise à l'air, la sentant tantôt s'éleververs le toit du garage, tantôt faire un piqué.Lorsqu'il rouvrit les yeux il vit un petit mot accro-ché sur le volant.«Arthur, si tu veux la faire démarrer, tu trouve-ras un chargeur de batterie sur l'étagère de droite.Donne deux coups d'accélérateur avant de mettrele contact pour faire venir l'essence. Ne t'étonnepas si elle part au quart de tour, c'est une Ford1961, et c'est normal. Pour regonfler les pneus, lecompresseur est dans sa boîte, sous le chargeur. Jet'embrasse. Antoine. »Il sortit de la voiture, referma la portière et sedirigea vers l'étagère, c'est là dans un coin dugarage qu'il vit la barque. Il s'en approcha, lacaressa du bout des doigts. Sous la banquette enbois il trouva une palangrotte, la sienne, le fil vertembobiné autour de la plaque de liège qui se ter-minait par un hameçon rouillé. L'émotion le saisitet il dut se plier sur ses genoux. Il se redressa, pritle chargeur, ouvrit le capot de la vieille Ford, bran-cha les cosses et mit la batterie en charge. En quit-tant le garage il ouvrit en grand les portes coulis-santes.George avait ouvert son carnet et prenait desnotes. Il ne quittait pas son suspect des yeux. Il levit préparer la table sous la tonnelle, s'installer,déjeuner, puis débarrasser son couvert. Il fit unepause sandwich lorsque Arthur s'assoupit sur lescoussins, à l'ombre du patio. Il le suivit lorsqu'il serendit de nouveau au garage, entendit le bruit du

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compresseur et plus nettement celui du V6 se mettreen marche après deux toussotements. Il salua duregard la voiture lorsqu'elle descendit près du por-che, décida de rompre sa veille et se rendit au vil-lage glaner quelques informations sur cet étrangepersonnage. Vers vingt heures il rejoignit sa cham-bre et téléphona à Nathalia.- Alors, dit-elle, où en es-tu ?- Nulle part. Rien d'anormal. Enfin presque. Ilest seul, il fait des tas de trucs toute la journée, ilastique, il bricole, il fait des pauses déjeuner etdîner. J'ai interrogé les commerçants. La maisonappartenait à sa mère, décédée depuis des années.La baraque a été habitée par le jardinier jusqu'à samort. Tu vois, ça ne me fait pas vraiment avancer.Il a le droit de rouvrir la maison de sa mère quandça lui chante.- Alors pourquoi presque ?- Parce qu'il a des attitudes bizarres, il parletout seul, il se comporte à table comme s'ils étaientdeux, parfois il reste face à la mer avec le bras enl'air pendant dix minutes. Hier soir il s'est enlacétout seul sous le patio.- Comment ça ?- Comme s'il roulait une pelle langoureuse àune nana, sauf qu'il était tout seul !- Il revit peut-être ses souvenirs à sa façon ?- Il y a beaucoup de peut-être chez mon can-didat !- Tu y crois toujours à cette piste ?- Je ne sais pas, ma belle, mais en tout cas ily a quelque chose d'étrange dans son comporte-ment.- Quoi donc ?- Il est incroyablement calme pour un coupa-ble.- Donc, tu y crois toujours.- Je me donne encore deux jours et je rentre.Demain je vais faire une incursion à terrain décou-vert.- Fais attention à toi !Il raccrocha, songeur.Arthur caressait le clavier du long piano du boutdes doigts. Bien que l'instrument n'eût plus ses har-monies d'antan, il s'était mis à retravailler le clairde lune de Werther, évitant quelques notes deve-nues trop discordantes. C'était le morceau préféréde Lili. Tout en jouant il s'adressa à Lauren quis'était assise sur le rebord de la fenêtre, commeelle aimait à le faire : une jambe allongée sur lerebord, l'autre repliée au-dedans, le dos collé contrele mur.- Demain j'irai faire des courses en ville, je fer-

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merai la maison avant. Nous n'avons presque plusrien.- Arthur, tu comptes renoncer à toute ta vie pen-dant combien de temps ?- C'est obligatoire d'avoir cette discussionmaintenant ?- Je vais rester dans cet état pendant peut-êtredes années et je me demande si tu réalises dans quoitu t'es engagé. Tu as ton travail, tes amis, des res-ponsabilités, ton monde.- C'est quoi mon monde ? Moi je suis de tousles villages. Je n'ai pas de monde, Lauren, noussommes là depuis moins d'une semaine et je n'aipas pris de vacances depuis deux ans, alors donne-moi un peu de temps.Il la prit dans ses bras et fit mine de vouloirs'endormir.- Si, tu as un monde. Nous avons tous notreunivers. Pour que deux êtres vivent l'un de l'autre,il ne suffit pas qu'ils s'aiment, il faut qu'ils soientcompatibles, il faut qu'ils se rencontrent au bonmoment. Et pour nous ce n'est pas véritablement lecas.- Je t'ai dit que je t'aimais ? reprit-il d'un tontimide.- Tu m'as donné des preuves d'amour, dit-elle,c'est beaucoup mieux.Elle ne croyait pas au hasard. Pourquoi était-il laseule personne sur cette planète avec qui elle puisseparler, communiquer ? Pourquoi s'étàient-ils enten-dus comme cela, pourquoi avait-elle cette sensationqu'il devinait tout d'elle ?- Pourquoi me donnes-tu le meilleur de toi, enrecevant si peu de moi ?- Parce que si vite et si soudainement tu es là,tu existes, parce qu'un moment de toi c'est déjàimmense. Hier est passé, demain n'existe pasencore, c'est aujourd'hui qui compte, c'est le pré-sent.Il ajouta qu'il n'avait plus d'autre choix que detout faire pour ne pas la laisser mourir...Mais justement, Lauren avait peur de « ce quin'existait pas encore ». Arthur pour la rassurer luidit que le jour suivant serait à l'image de ce qu'ellevoudrait en faire. Elle vivrait au gré de ce qu'elledonnerait d'elle et de tout ce qu'elle accepterait derecevoir. « Demain est un mystère, pour tout lemonde, et ce mystère doit provoquer le rire etl'envie, pas la peur ou le refus. » Il posa un baisersur ses paupières, prit sa main dans la sienne, secolla contre son dos. La nuit profonde se leva sureux.Il était en train de ranger le coffre de la vieille

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Ford lorsqu'il aperçut les traînées de poussière enhaut du parc. Pilguez descendait le chemin sansménagement, il arrêta sa voiture devant le porche.Arthur l'accueillit les bras chargés.- Bonjour, je peux faire quelque chose pourvous ? demanda Arthur.- Je viens de Monterey, l'agence immobilièrem'a indiqué cette maison comme inoccupée, je cher-che à acheter dans le coin, alors je suis venu voir,mais apparemment elle a déjà été revendue, je suisarrivé trop tard.Arthur répliqua qu'elle n'avait été ni achetée nià vendre, c'était la maison de sa mère, il venait dela rouvrir. Accablé par la chaleur il lui proposa unelimonade que le vieux flic déclina, il ne voulait pasle retenir. Arthur insista et lui proposa de prendreplace sous la véranda, il revenait dans cinq minutes.Il referma le hayon du break, se rendit à l'intérieurde la maison et revint avec un plateau, deux verreset une grande bouteille de citronnade.- C'est une belle maison, enchaîna Pilguez, ilne doit pas y en avoir beaucoup comme ça dans larégion ?- Je ne sais pas, je ne suis pas revenu depuisdes années.- Qu'est-ce qui vous a fait revenir tout à coup ?- Le temps était venu, je crois, j'avais grandiici, et depuis la mort de maman, je n'avais jamaistrouvé la force de revenir, et puis tout à coup celas'est imposé.- Comme ça, sans raison particulière ?Arthur était mal à l'aise, cet homme inconnu luiposait des questions bien trop personnelles, commes'il savait quelque chose qu'il ne voulût pas dévoi-ler. Il s'en ressentit manipulé. Il ne fit pas la liaisonavec Lauren, et pensa avoir plutôt affaire à un deces promoteurs qui tentent de créer des liens avecleurs futures victimes.- En tout cas, enchaîna-t-il, je ne m'en sépare-rai jamais !- Vous avez bien raison, une maison de famillecela ne se vend pas, je considère même que c'estun sacrilège.Arthur eut quelques soupçons, et Pilguez sentitqu'il était temps de faire marche arrière. Il allait lelaisser aller faire ses courses, d'ailleurs lui aussidevait se rendre au village « pour chercher une autremaison ». Il le remercia chaleureusement pour sonaccueil et la collation. Ils se levèrent tous les deux,Pilguez monta dans sa voiture, mit le moteur enmarche, salua de la main et disparut.- Qu'est-ce qu'il voulait ? demanda Lauren quivenait d'apparaître sous le porche.

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- Acheter cette maison, à l'entendre.- Je n'aime pas ça.- Moi non plus, mais je ne sais pas pourquoi.- Tu crois que c'est un flic ?- Non, je crois que nous sommes paranoïaques,je ne vois pas comment on aurait retrouvé notretrace. Je pense que c'est juste un promoteur ou unagent immobilier qui tâtait le terrain. Ne t'inquiètepas, tu restes ou tu viens ?- Je viens ! dit-elle.Vingt minutes après qu'ils furent partis, Pilguezredescendit le jardin à pied.De retour devant la maison, il vérifia que la ported'entrée était verrouillée, et entreprit de faire le tourdu rez-de-chaussée. Aucune fenêtre n'était ouvertemais seul un volet était clos. Une seule pièce fer-mée, c'était suffisant pour que le vieux policier entire des conclusions. Il ne s'attarda pas plus long-temps sur les lieux, et retourna promptement à savoiture. Il décrocha son portable et composa lenuméro de Nathalia. La conversation fut fournie,Pilguez lui expliqua qu'il n'avait toujours ni preuveni indice, mais que d'instinct il savait Arthur cou-pable. Nathalia ne douta pas de sa perspicacité, seu-lement Pilguez ne jouissait pas d'une autorisationd'enquête lui permettant de harceler un homme sansun mobile crédible. Il était sûr que la clé de sonénigme résidait dans le motif. Et ce dernier devaitêtre important pour qu'un homme en apparenceéquilibré, sans besoin d'argent particulier, prenneun risque de cette envergure. Mais Pilguez ne trou-vait pas le chemin d'accès à la solution. Tous lesmotifs classiques avaient été envisagés, aucund'entre eux ne tenait la route. Lui vint alors l'idéed'un bluff : prêcher le faux pour découvrir le vrai,prendre son suspect de vitesse et tenter de surpren-dre une réaction, une attitude qui confirmerait ouinfirmerait ses doutes. Il mit son moteur en marche,entra dans la propriété et vint se garer devant leporche.Arthur et Lauren arrivèrent une heure plus tard.Lorsqu'il sortit de la Ford, il fixa Pilguez droit dansles yeux, ce dernier se dirigea vers lui.- Deux choses ! dit Arthur, la première, ellen'est pas et ne sera pas à vendre, la seconde, c'estune propriété privée !- Je le sais, et je me fous complètement qu'ellesoit à vendre ou pas, il est temps que je me présente.Tout en parlant, il exhiba son insigne. Il s'appro-cha d'Arthur, et plaquant son visage tout près dusien il enchaîna :- J'ai besoin de vous parler.- Je crois que c'est ce que vous êtes en train

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de faire !- Longuement.- J'ai le temps !- On peut entrer ?- Non, pas sans mandat !- Vous avez tort de la jouer comme ça !- Vous avez eu tort de me mentir, je vous aiaccueilli et servi à boire !- Peut-on au moins s'asseoir sous le porche ?- On le peut, passez devant !Ils s'assirent tous les deux sur la balancelle.Debout devant les marches Lauren était terrorisée.Arthur lui fit un signe de l'œil pour la rassurer, luifaire comprendre qu'il maîtrisait la situation, et qu'ilne fallait pas s'inquiéter.- Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il aupolicier.- M'expliquer votre motif, c'est là-dessus queje bloque.- Mon motif de quoi ?- Je vais être très franc avec vous, je sais quec'est vous.- Au risque de vous paraître un peu simple,c'est vrai, c'est moi, je suis moi depuis ma nais-sance, je n'ai jamais souffert de schizophrénie. Dequoi parlez-vous ?Il voulait lui parler du corps de Lauren Kline,qu'il l'accusa d'avoir dérobé avec l'aide d'uncomplice et d'une vieille ambulance au MémorialHospital dans la nuit de dimanche à lundi. Il lui fitsavoir que l'ambulance avait été retrouvée chez uncarrossier. Poursuivant sa tactique, il prétendait êtreconvaincu que le corps était ici, dans cette maison,plus précisément à l'intérieur de la seule pièce auvolet fermé. « Ce que je ne comprends pas, c'estpourquoi et cela me travaille. » Il était près de saretraite et estimait ne pas mériter d'achever sa car-rière sur une énigme. Il voulait découvrir les tenantset les aboutissants de cette affaire. La seule chosequi l'intéressait, c'était de comprendre ce qui avaitmotivé Arthur. « Je me moque foutrement de vousmettre derrière des barreaux. J'ai fait cela toute mavie de mettre des gens en taule, pour qu'ils en res-sortent quelques années plus tard, et recommencent.Pour un délit pareil vous auriez cinq ans au plus,alors je m'en cogne, mais je veux comprendre. »Arthur fit mine de ne pas saisir un mot de ce quele policier racontait.- C'est quoi cette histoire de corps et d'ambu-lance ?- Je vais essayer de vous prendre le moins detemps possible, acceptez-vous de me faire visiter lapièce aux volets fermés, sans mandat de perquisi-

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tion ?- Non!- Et pourquoi, si vous n'avez rien à cacher ?- Parce que cette pièce, comme vous dites, étaitla chambre et le bureau de ma mère, et que depuissa mort elle est verrouillée. C'est l'unique endroitque je n'ai pas eu la force de rouvrir, et c'est pourcela que les volets y sont clos. Cela fait plus devingt ans que ce lieu est fermé, et je ne franchiraile seuil de cette porte que seul et lorsque je seraiprêt, même pour vous éviter d'imaginer une solutionà votre histoire rocambolesque. J'espère que j'ai étéclair.- Cela se tient, je n'ai plus qu'à vous laisser.- Eh bien, c'est cela, laissez-moi, il faut que jevide mon coffre.Pilguez se leva et se dirigea vers sa voiture, enouvrant la portière il se retourna et fixa Arthur droitdans les yeux, il hésita un instant et décida de bluf-fer jusqu'au bout.- Si vous voulez visiter ce lieu dans la plusstricte intimité, ce que je comprends, faites-le cesoir. Parce que je suis têtu, demain je reviendrai enfin de journée avec un mandat, et vous ne pourrezplus être seul. Bien sûr vous pouvez décider dedéplacer le corps pendant la nuit, mais au jeu duchat et de la souris je serai plus fort que vous, j'aitrente ans de carrière, et votre vie deviendrait uncauchemar. Je pose ma carte sur la balustrade, avecle numéro de mon portable, juste au cas où vousayez quelque chose à me dire.- Vous n'aurez pas de mandat !- À chacun son métier, bonne soirée.Et il quitta les lieux en trombe. Arthur resta ainsiquelques minutes, les mains sur les hanches, le cœurbattant la chamade. Lauren ne tarda pas à l'inter-rompre dans ses pensées.

- Il faut lui avouer la vérité et négocier aveclui!- Il faut que l'on se dépêche de planquer toncorps ailleurs.- Non, je ne veux pas, ça suffit comme ça ! Ildoit être en planque quelque part, il te prendra enflagrant délit. Arrête, Arthur, c'est ta vie ; tu l'asentendu, tu risques cinq ans de prison !Il le sentait, le flic bluffait, il n'avait rien, iln'aurait jamais son mandat. Arthur expliqua sonplan de sauvetage : à la tombée de la nuit, ils sor-tiraient par le devant de la maison, et mettraient lecorps dans la barque. « Nous longerons la côte eton te cachera dans une grotte, pour deux ou troisjours. » Si le policier perquisitionnait, il ferait chou

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blanc, s'excuserait et serait obligé de laisser tomber.- Il te suivra, parce que c'est un policier, etqu'il est têtu, rétorqua-t-elle. Tu as encore unechance de te sortir de cette histoire si tu lui faisgagner du temps dans son enquête, si tu négociesla clé de son énigme contre un arrangement. Fais-lemaintenant, après il sera trop tard.- C'est ta vie qui est enjeu, alors on va déplacerton corps cette nuit.- Arthur, tu dois être raisonnable, c'est une fuiteen avant, et c'est trop dangereux.Arthur lui tourna le dos, en répétant : « Nousprendrons la mer ce soir. » Puis il déchargea le cof-fre du break. Le reste de la journée fut pesant. Ilsse parlèrent peu, échangèrent à peine quelquesregards. En fin d'après-midi, elle se posta devantlui et le prit dans ses bras. Il l'embrassa avec dou-ceur : « Je ne peux pas les laisser t'enlever, tucomprends ? » Elle comprenait mais ne pouvait serésoudre à le laisser compromettre sa vie.Il attendit que la nuit tombe pour sortir par laporte-fenêtre qui donnait vers le bas du jardin. Ilmarcha jusqu'aux rochers, et constata que la mers'était opposée à son projet. De grosses vaguesdéferlaient sur la côte, rendant impossible l'exécu-tion de son plan. La barque se fracasserait au pre-mier ressac. L'océan était déchaîné, et le vent s'étaitlevé, amplifiant la danse des vagues. Il s'accroupitet mit sa tête entre ses mains.Elle s'était approchée de lui sans bruit, elle passasa main sur ses épaules et s'agenouilla à son tour.- Rentrons, lui dit-elle, tu vas attraper froid.- Je...- Ne dis rien, prends cela comme un signe, nousallons passer cette nuit sans nous tourmenter, tutrouveras quelque chose demain, et puis peut-êtreque le temps se calmera à l'aube.Mais Arthur savait que le vent du large annonçaitle début d'une tempête qui durerait au moins troisjours. La mer en colère ne s'était jamais calmée enune nuit. Ils dînèrent dans la cuisine et firent un feudans la cheminée du salon. Ils parlaient peu. Arthurréfléchissait, aucune autre idée ne lui venait àl'esprit. Dehors le vent avait redoublé de force pliantles arbres à se rompre, la pluie faisait résonner lescarreaux des fenêtres et l'océan avait lancé une atta-que sans merci contre les remparts de rochers.- Avant j'adorais lorsque la nature se déchaî-nait comme cela, ce soir on dirait la bande-annoncede Twister1.- Ce soir on dirait que tu es bien triste, monArthur, mais tu ne devrais pas. Nous ne sommespas en train de nous quitter. Tu me dis tout le temps

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de ne pas penser à demain, profitons de ce momentqui est encore à nous.- Mais là, je n'y arrive pas, je ne sais plus vivrele moment sans penser à celui qui suit. Commentfais-tu ?- Je pense à ces minutes présentes, elles sontéternelles.À son tour elle se décida à lui raconter une his-toire, un jeu pour le distraire dit-elle. Elle luidemanda d'imaginer qu'il avait gagné un concoursdont le prix serait le suivant. Chaque matin une ban-que lui ouvrirait un compte créditeur de 86 400 dol-lars. Mais tout jeu ayant ses règles celui-ci en auraitdeux :- La première règle est que tout ce que tu n'aspas dépensé dans la journée t'est enlevé le soir, tune peux pas tricher, tu ne peux pas virer cet argentsur un autre compte, tu ne peux que le dépenser,mais chaque matin au réveil, la banque te rouvre unnouveau compte, avec de nouveau 86 400 dollars,pour la journée. Deuxième règle : la banque peutinterrompre ce petit jeu sans préavis ; à n'importe

1. Titre d'un film sur les tornades.

quel moment elle peut te dire que c'est fini, qu'elleferme le compte et qu'il n'y en aura pas d'autre.Qu'est ce que tu ferais ?Il ne comprenait pas bien.- C'est pourtant simple, c'est un jeu, tous lesmatins au réveil on te donne 86 400 dollars, avecpour seule contrainte de les dépenser dans la jour-née, le solde non utilisé étant repris quand tu vas tecoucher, mais ce don du ciel ou ce jeu peut s'arrêterà tout moment, tu comprends ? Alors la questionest : que ferais-tu si un tel don t'arrivait ?Il répondit spontanément qu'il dépenserait cha-que dollar à se faire plaisir, et à offrir quantité decadeaux aux gens qu'il aimait. Il ferait en sorted'utiliser chaque quarter1 offert par cette « banquemagique » pour apporter du bonheur dans sa vie etdans celle de ceux qui l'entouraient, « même auprèsde ceux que je ne connais pas d'ailleurs, parce queje ne crois pas que je pourrais dépenser pour moiet pour mes proches 86 400 dollars par jour, maisoù veux-tu en venir ? » Elle répondit : « Cette ban-que magique nous l'avons tous, c'est le temps ! Lacorne d'abondance des secondes qui s'égrènent ! »Chaque matin, au réveil, nous sommes créditésde 86 400 secondes de vie pour la journée, et lors-que nous nous endormons le soir il n'y a pas dereport à nouveau, ce qui n'a pas été vécu dans lajournée est perdu, hier vient de passer. Chaque

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matin cette magie recommence, nous sommes recré-dités de 86 400 secondes de vie, et nous jouons aveccette règle incontournable : la banque peut fermernotre compte à n'importe quel moment, sans aucun

1. Le quarter équivaut à 1 F français environ.

préavis : à tout moment, la vie peut s'arrêter. Alorsqu'en faisons-nous de nos 86 400 secondes quoti-diennes ? « Cela n'est-il pas plus important que desdollars, des secondes de vie ? »Depuis son accident elle comprenait chaque jourcombien bien peu de gens réalisaient comment letemps se compte et s'apprécie. Elle lui expliqua lesconclusions de son histoire : « Tu veux comprendrece qu'est une année de vie : pose la question à unétudiant qui vient de rater son examen de find'année. Un mois de vie : parles-en à une mère quivient de mettre au monde un enfant prématuré etqui attend qu'il sorte de sa couveuse pour serrerson bébé dans ses bras, sain et sauf. Une semaine :interroge un homme qui travaille dans une usineou dans une mine pour nourrir sa famille. Un jour :demande à deux amoureux transis qui attendent dese retrouver. Une heure : questionne un claustro-phobe, coincé dans un ascenseur en panne. Uneseconde : regarde l'expression d'un homme quivient d'échapper à un accident de voiture, et un mil-lième de seconde : demande à l'athlète qui vient degagner la médaille d'argent aux jeux Olympiques,et non la médaille d'or pour laquelle il s'étaitentraîné toute sa vie. La vie est magique, Arthur, etje t'en parle en connaissance de cause, parce quedepuis mon accident je goûte le prix de chaque ins-tant. Alors je t'en prie, profitons de toutes ces secon-des qui nous restent. »Arthur la prit dans ses bras et lui murmura dansl'oreille : « Chaque seconde avec toi compte plusque toute autre seconde. » Ils passèrent ainsi le restede la nuit, enlacés devant l'âtre. Le sommeil lessurprit au petit matin, la tempête ne s'était pas cal-mée, bien au contraire. La sonnerie de son portableles réveilla vers dix heures, c'était Pilguez, ildemandait à Arthur de le recevoir, il avait à lui par-ler et s'excusa de son comportement de la veille.Arthur hésita, ne sachant si l'homme tentait de lemanipuler ou s'il était sincère. Il pensa à la pluietorrentielle qui ne leur permettrait pas de resterdehors, et envisagea que Pilguez userait de cet argu-ment pour pénétrer dans la maison. Sans qu'il yréfléchisse, il l'invita à déjeuner dans sa cuisine.Peut-être pour être plus fort que lui, plus déroutant.Lauren ne fit aucun commentaire, elle esquissa un

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sourire mélancolique, qu'Arthur ne vit pas.L'inspecteur de police se présenta deux heuresplus tard. Lorsque Arthur lui ouvrit la porte, uneviolente bourrasque de vent s'engouffra dans le cou-loir et Pilguez dut même l'aider à repousser le bat-tant.- C'est un ouragan ! s'exclama-t-il.- Je suis sûr que vous n'êtes pas venu pour par-ler de météorologie.Lauren les suivit dans la cuisine. Pilguez fit tom-ber son trench-coat sur une chaise et s'assit à latable. Deux couverts étaient mis, une salade Caesarau poulet grillé, suivie d'une omelette aux champi-gnons composeraient leur déjeuner. Le tout étaitaccompagné d'un cabernet de la Napa Valley.- C'est très gentil à vous de me recevoir ainsi,je ne voulais pas vous donner tout ce mal.- Ce qui me donne du mal, inspecteur, c'est quevous vous acharniez à m'emmerder avec vos his-toires abracadabrantes.- Si elles sont aussi abracadabrantes que vousle dites, je ne vous emmerderai pas longtemps. Alorscomme ça, vous êtes architecte ?- Vous le savez déjà !- Quel type d'architecture ?- Je me suis passionné pour la restauration dupatrimoine.- C'est-à-dire ?- Redonner une vie à des bâtiments anciens,conserver la pierre, en la restructurant pour qu'ellesoit adaptée à la vie d'aujourd'hui.Pilguez avait tapé juste, il entraînait Arthur surun terrain qui le captivait, mais ce que Pilguezdécouvrit c'est qu'il était aussi passionnant, et levieil inspecteur tomba dans son propre piège ; luiqui avait voulu créer un intérêt de la part d'Arthur,une voie pour communiquer, se fit prendre par lerécit de son suspect.Arthur lui fit un véritable cours d'histoire de lapierre, de l'architecture ancienne à l'architecturetraditionnelle, en abordant l'architecture moderneet contemporaine. Le vieux flic était envoûté, ilenchaînait ses questions les unes aux autres etArthur y apportait des réponses. La conversationdura ainsi plus de deux heures sans que jamais letemps ne leur semblât long. Pilguez apprit commentsa propre ville avait été reconstruite après le grandtremblement de terre, l'histoire des bâtiments qu'ilvoyait tous les jours, toute une série d'anecdotes,celles qui racontent comment naissent les villes etles rues que nous habitons.Les cafés se succédaient et Lauren stupéfaiteassistait impassiblement à l'étrange complicité qui

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s'installait entre Arthur et l'inspecteur.Au détour d'un récit sur la genèse du GoldenGâte, Pilguez l'interrompit, posant sa main sur lasienne il changea brusquement de sujet. Il voulaitlui parler d'homme à homme et sans son badge. Ilavait besoin de comprendre, il se décrivit commeun vieux policier que son instinct n'avait jamaistrompé. Il sentait et savait que le corps de cettefemme était caché dans cette pièce fermée au boutdu couloir. Pourtant il ne comprenait pas les moti-vations de cet enlèvement. Arthur était pour lui letype d'homme qu'un père voudrait avoir pour fils,il le trouvait sain, cultivé, passionnant, alors pour-quoi allait-il prendre le risque de tout foutre en l'airen allant piquer le corps d'une femme dans lecoma ?- C'est dommage, je croyais que nous sympa-thisions vraiment, dit Arthur en se levant.- Mais c'est le cas, ça n'a rien à voir ou aucontraire ça a tout à voir. Je suis sûr que vous avezde vraies bonnes raisons et je vous propose de vousaider.Il serait honnête avec lui jusqu'au bout des doigtset commença par lui confier qu'il n'aurait pas sonmandat ce soir, il n'avait pas de preuves suffisantes.Il faudrait qu'il aille voir le juge à San Francisco,qu'il négocie et le convainque, mais il y arriverait.Cela lui prendrait trois ou quatre jours, assez detemps pour qu'Arthur déplace le corps, mais ill'assura qu'une telle entreprise serait une erreur. Ilne connaissait pas ses motifs, mais il allait gâchersa vie. Il pouvait encore l'aider et le lui proposait,si Arthur acceptait de lui parler et de lui expliquerles clés de ce mystère. La repartie d'Arthur fut tein-tée d'une certaine ironie. Il était sensible à la démar-che généreuse de l'inspecteur et à sa bienveillance,surpris toutefois d'être devenu si proche de lui endeux heures de conversation. Mais lui aussi plaidane pas comprendre son invité. Il débarquait chez lui,Arthur l'accueillait, le restaurait, et lui s'entêtait àl'accuser sans preuve ni motif d'un forfait absurde.- Non, c'est vous qui vous entêtez, rétorqua Pil-guez.- Alors quelles sont vos raisons de m'aider, sije suis votre coupable, à part de résoudre une énigmede plus ?Le vieux flic fut sincère dans sa réponse, il avaitbrassé dans son métier pas mal d'affaires, avec descentaines de motifs absurdes, de crimes sordides,mais il y avait toujours eu un point commun entretous les coupables, celui d'être des criminels, destordus, des maniaques, des nuisibles, mais chezArthur ça ne semblait pas être le cas. Alors après

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avoir passé toute sa vie à mettre des cinglés derrièredes barreaux, s'il pouvait éviter à un type bien des'y retrouver, parce qu'il s'était impliqué dans unesituation impossible, «j'aurais au moins le senti-ment d'avoir été une fois du bon côté des choses »,conclut-il.- C'est très gentil à vous, je le pense en ledisant, j'ai apprécié ce déjeuner avec vous, mais jene suis pas impliqué dans la situation que vousdécrivez. Je ne vous congédie pas mais j'ai du tra-vail, nous aurons peut-être l'occasion de nousrevoir.Pilguez acquiesça d'un hochement désolé de latête et se leva en saisissant son imperméable. Lau-ren, qui durant toute la conversation des deux hom-mes s'était assise sur le buffet, sauta sur ses jambeset les suivit lorsqu'ils s'engouffrèrent dans le cou-loir qui menait à l'entrée de la maison.Devant la porte du bureau Pilguez s'immobilisa,regardant la poignée.- Alors vous l'avez ouverte, votre boîte à sou-venirs ?- Non, pas encore, répondit Arthur.- C'est dur parfois de replonger dans le passé,il faut beaucoup de force, beaucoup de courage.- Oui, je sais, c'est ce que j'essaie de trouver.- Je sais que je ne me trompe pas, jeune homme,mon instinct ne m'a jamais abusé.Alors qu'Arthur allait l'inviter à partir, la poignéede la porte se mit à tourner, comme si quelqu'unl'actionnait de l'intérieur, et la porte s'ouvrit. Arthurse retourna stupéfait. Il vit Lauren dans l'embrasuredu chambranle, elle lui souriait avec tristesse.- Pourquoi as-tu fait ça ? murmura-t-il, le souf-fle coupé.- Parce que je t'aime.De l'endroit où il était, Pilguez vit instantanémentle corps qui reposait sur le lit, avec sa perfusion.« Dieu merci, elle est en vie. » Il entra dans la pièce,laissant Arthur à l'entrée, s'approcha et s'agenouillaprès du corps. Lauren prit Arthur dans ses bras. Ellel'embrassa sur sa joue, tendrement.- Tu n'aurais pas pu, je ne veux pas que tugâches le reste de ta vie pour moi, je veux que tuvives libre, je veux ton bonheur.- Mais c'est toi, mon bonheur.Elle posa un doigt sur ses lèvres.- Non, pas comme ça, pas dans de telles cir-constances.- À qui parlez-vous ? demanda le vieux policierd'une voix très amicale.- À elle.- Il faut que vous m'expliquiez, maintenant, si

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vous voulez que je vous aide.Arthur regarda Lauren, les yeux pleins de déses-poir.- Il faut que tu lui racontes toute la vérité, il tecroira ou pas, mais restes-en à la vérité.- Venez, dit-il s'adressant à Pilguez, allonsdans le salon, je vais tout vous expliquer.Les deux hommes s'assirent sur le grand canapéet Arthur raconta toute l'histoire, depuis ce premiersoir où dans son appartement une femme inconnue,cachée dans le placard de sa salle de bains, lui avaitdit : « Ce que je vais vous dire n'est pas facile àentendre, impossible à admettre, mais si vous voulezbien écouter mon histoire, si vous voulez bien mefaire confiance alors peut-être que vous finirez parme croire et c'est très important car vous êtes, sansle savoir, la seule personne au monde avec qui jepuisse partager ce secret. »Et Pilguez l'écouta, sans jamais l'interrompre.Beaucoup plus tard dans la soirée, lorsque Arthureut fini son récit, il se leva du fauteuil et toisa soninterlocuteur.- Vous voyez, avec une telle histoire, cela faitun fou de plus dans votre collection, inspecteur !- Elle est là, près de nous ? demanda Pilguez.- Assise sur le fauteuil qui vous fait face, et ellevous regarde.Pilguez frotta sa barbe courte en hochant la tête.- Bien sûr, dit-il, bien sûr.- Qu'allez-vous faire maintenant ? demandaArthur.Il allait le croire ! Et si Arthur se demandait pour-quoi, c'était simple. Parce que pour inventer unehistoire pareille au point de prendre les risques qu'ilavait pris, il ne fallait pas être fou, il fallait êtrecomplètement dément. Et l'homme qui lui avaitparlé à table de l'histoire de la ville qu'il servaitdepuis plus de trente ans n'avait rien d'un dément.« Il faut que votre histoire soit rudement vraie pourque vous ayez entrepris tout cela. Je ne crois pasbeaucoup en Dieu, mais je crois à l'âme humaine,et puis, je suis en fin de carrière et j'ai surtout enviede vous croire. »- Alors qu'allez-vous faire ?- Puis-je la ramener à l'hôpital dans ma voiture,sans danger pour elle ?- Oui, vous le pouvez, dit Arthur, la voix pleinede détresse.Alors, comme il l'avait promis, il tiendrait sonengagement. Il allait le sortir de ce mauvais pas.- Mais je ne veux pas être séparé d'elle, je neveux pas qu'ils l'euthanasient !Ça, c'était une autre bataille, «je ne peux pas

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tout faire, mon vieux ! ». Il allait déjà prendre lerisque de ramener ce corps et n'avait que la nuit ettrois heures de route pour trouver une bonne raisond'avoir retrouvé la victime sans avoir identifié sonravisseur. Comme elle était en vie et n'avait subiaucun sévice, il pensait pouvoir faire en sorte quele dossier passe dans le tiroir des affaires classées.Pour le reste, il ne pouvait rien faire de plus, « maisc'est déjà beaucoup non ? ».- Je sais ! remercia Arthur.- Je vais vous laisser la nuit à tous les deux, jepasserai demain matin vers huit heures, faites ensorte que tout soit prêt pour le départ.- Pourquoi faites-vous ça ?- Je vous l'ai dit, parce que vous m'êtes sym-pathique, j'ai de l'estime pour vous. Je ne sauraijamais si votre histoire est réelle ou si vous l'avezrêvée. Mais dans tous les cas, dans la logique devotre raisonnement, vous avez agi dans son intérêt,on pourrait presque se laisser convaincre que c'étaitde la légitime défense, d'autres diront assistance àpersonne en danger, moi je m'en fiche. Le courageappartient à ceux qui agissent pour le bien ou pourle mieux, et au moment où il faut agir, sans calculdes conséquences qu'ils encourent. Allez, assezbavardé, profitez du temps qui vous reste.Le policier se leva, Arthur et Lauren le suivirent.Une violente bourrasque les accueillit lorsqu'ilsouvrirent la porte de la maison.- À demain, dit-il.- À demain, répondit Arthur, les mains dans lespoches.Pilguez disparut dans la tempête.Arthur ne dormit pas, et au petit matin se renditdans le bureau. Il prépara le corps de Lauren, puismonta dans sa chambre faire sa valise, ferma lesvolets de la maison, coupa le gaz et l'électricité. Illeur fallait à tous deux rejoindre l'appartement deSan Francisco. Lauren ne pouvait rester loin de soncorps longtemps sans ressentir une extrême fatigue.Ils en avaient discuté durant la nuit et étaient conve-nus qu'il en serait ainsi. Lorsque Pilguez auraitembarqué le corps, ils prendraient aussi la route pourrentrer.L'inspecteur se présenta à l'heure dite. En unquart d'heure Lauren fut emmitouflée dans des cou-vertures et installée sur la banquette arrière de lavoiture du policier. À neuf heures, la maison étaitfermée, vide de tout occupant et les deux équipagesrentraient vers la ville. Pilguez arriva à l'hôpital versmidi, Arthur et Lauren rejoignirent l'appartement àpeu près à la même heure.

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Pilguez tint sa promesse. Il déposa sa passagèreinerte au service des urgences. En moins d'uneheure le corps de Lauren fut rendu à la chambred'où il avait été enlevé. L'inspecteur rentra aucommissariat de police et se rendit directement dansle bureau du principal. Personne ne connut jamaisle contenu de la conversation entre les deux hom-mes, elle dura deux longues heures, mais lorsqu'ilressortit de la pièce, l'inspecteur se dirigea, un grosdossier sous le bras, vers Nathalia. Il laissa tomberle classeur sur son bureau et la regardant droit dansles yeux lui ordonna de ranger ces documents dansle tiroir aux oubliettes, et sans délai.Arthur et Lauren s'installèrent dans l'appartementde Green Street, ils passèrent l'après-midi à laMarina, marchant le long de la mer. Un espoir naquitdu fait que rien n'indiquait que la procédured'euthanasie suivrait son cours. Après tous ces évé-nements, la mère de Lauren reviendrait peut-être surses intentions. Ils dînèrent chez Perry's et rentrèrentvers vingt-deux heures pour regarder un film à latélé.La vie reprit son cours normalement, tant et sibien que chaque jour passant, ils en venaient àoublier de plus en plus souvent dans la journée lasituation qui les préoccupait tant.Arthur passait de temps à autre à son bureau, yfaisant quelques apparitions pour signer des papiers.Le reste de la journée, ils le passaient ensemble,allant au cinéma, marchant de longues heures dansles allées du Golden Gâte Park. Un week-end ilspartirent à Tiburon, dans la maison qu'un ami luiprêtait lors de ses déplacements en Asie. Ils consa-crèrent la première partie d'une autre semaine à fairedu voilier dans la baie, cabotant de crique en crique.Ils enchaînèrent les spectacles en ville, music-hall, ballets, concerts et théâtre. Les heures étaientsemblables à de longues vacances paresseuses oùrien ne se refusait. Vivre dans l'instant présent, aumoins une fois sans projeter, en occultant demain.Sans penser à rien d'autre qu'à ce qui se passe. Lathéorie des secondes, comme ils le disaient. Lesgens qui les croisaient prenaient Arthur pour un fou,à le voir ainsi parler tout seul ou marcher le brasen l'air. Dans les restaurants qu'ils fréquentaient,les serveurs étaient habitués à cet homme qui seulà table se penchait tout à coup, mimant de saisirune main qu'il embrassait et qui était invisible auxyeux de tous, parlant seul d'une voix douce ou fei-gnant de se reculer au seuil d'une porte pour laisserpasser une personne qui n'existait pas. Les uns pen-saient qu'il avait perdu la raison, les autres l'ima-ginaient veuf, vivant dans l'ombre de sa femme

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disparue. Arthur n'y prenait plus garde, il goûtaitchacun de ces instants qui tissaient les mailles deleur amour. En quelques semaines, ils étaient deve-nus complices, amants et compagnons de vie. Paulne s'inquiétait plus, il s'était fait une raison de lacrise que traversait son ami. Rassuré que l'enlève-ment n'ait pas plus de suites, il assurait la gestionde l'agence, convaincu que son associé retrouveraitun jour ses esprits, et que les choses reprendraientleur cours normal. Il n'était pas pressé. L'importantétant que celui qu'il appelait son frère aille mieuxou aille bien tout court, quel que soit le monde danslequel il vivait.Trois mois s'écoulèrent ainsi sans que rien nevienne troubler leur intimité. Cela se produisit unmardi soir. Ils s'étaient couchés tous deux après unesoirée paisible passée dans l'appartement. Aprèsleurs étreintes complices, ils avaient partagé les der-nières lignes d'un roman qu'ils lisaient ensemble,puisqu'il devait lui tourner les pages. Ils s'étaientendormis tard dans la nuit, dans les bras l'un del'autre.Vers six heures du matin Lauren se dressa d'unbond dans le lit et cria le nom d'Arthur. Il se réveillaen sursautant et ouvrit grands les yeux. Elle étaitassise en tailleur, son visage était pâle et cristallin.- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il d'une voixpleine d'inquiétude.- Prends-moi vite dans tes bras, je t'en supplie.Il s'exécuta sur-le-champ et sans qu'il eut àrenouveler sa question elle posa sa main sur sa joueombrée par la barbe naissante, elle le caressa, glis-sant vers son menton, entourant sa nuque avec uneinfinie tendresse. Ses yeux se gonflèrent de larmeset elle lui parla.- C'est le moment, mon amour, ils m'enlèvent,je suis en train de disparaître.- Non ! dit-il en la serrant encore plus fort.- Bon Dieu, comme je ne veux pas te quitter,j'aurais voulu que cette vie avec toi ne cesse jamais,avant même qu'elle ne commence.- Tu ne peux pas partir, il ne faut pas, résiste-leur, je t'en supplie !- Ne dis rien, écoute-moi, je sens que j'ai peude temps. Tu m'as donné ce que je ne soupçonnaispas ; je n'imaginais pas avant de vivre par toi quel'amour puisse apporter tant de choses aussi sim-ples. Rien de ce que j'ai vécu avant toi ne valaitune seule des secondes que nous avons passéesensemble. Je veux que tu saches pour toujours àquel point je t'aurai aimé ; je ne sais pas vers quellesrives je pars, mais s'il existe un ailleurs, je conti-nuerai à t'y aimer avec toute cette force et toute

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cette joie dont tu as rempli ma vie.- Je ne veux pas que tu partes !- Chut, ne dis rien, écoute-moi.Et tandis qu'elle parlait son apparence se faisaittransparente. Sa peau devenait claire comme del'eau. Déjà au creux de ses bras, son étreinte seresserrait sur un vide qui s'installait petit à petit. Illui semblait qu'elle devenait évanescente.- J'ai la couleur de tes sourires dans mes yeux,reprit-elle. Merci de tous ces rires, de toute cettetendresse. Je veux que tu vives, que tu reprennes lecours de ta vie quand je ne serai plus là.- Je ne pourrai plus sans toi.- Non, ce que tu portes en toi, ne le garde paspour toi, tu devras le donner à une autre, ce seraittrop de gâchis.- Ne pars pas, je t'en supplie. Lutte.- Je ne peux pas, c'est plus fort que moi. Jen'ai pas mal, tu sais, j'ai juste l'impression que tut'éloignes, je t'entends comme dans du coton, jecommence à te voir trouble. J'ai si peur, Arthur. J'aisi peur sans toi. Retiens-moi encore un peu.- Je te serre, tu ne me sens plus ?- Plus très bien, mon Arthur.Ainsi pleuraient-ils tous les deux, pudiquement,silencieusement ; ils comprenaient mieux encore lesens d'une seconde de vie, la valeur d'un instant,l'importance d'un seul mot. Ils s'étreignirent. Enquelques minutes d'un baiser inachevé, elle finit dedisparaître. Les bras d'Arthur se refermèrent sureux-mêmes ; il se recroquevilla de douleur et se mità pleurer en hurlant.Tout son corps tremblait. Sa tête se balançait surles côtés, en un mouvement incontrôlé. Ses doigtsétaient serrés si fortement que la paume de ses mainsen était griffée jusqu'au sang.Le « Non » qu'il hurla en une plainte animalerésonna dans la pièce à en faire vibrer les vitres. Ilessaya de se relever mais vacilla et tomba à mêmele sol, ses bras restaient enserrés autour de son torse.Il perdit connaissance pendant plusieurs heures. Ilne reprit ses esprits que bien plus tard. Son teintétait pâle. Il se sentait sans force. Il se traînajusqu'au rebord de la fenêtre, là où elle aimait tantse poser, et s'y laissa choir, le regard sans vie.Arthur plongea dans le monde de l'absence, avecson drôle de goût lorsqu'elle résonne dans la tête.Elle pénétra sourdement dans ses veines, infiltrantson cœur qui se mit à battre chaque jour à un rythmedifférent de celui de la veille.Aux premiers jours elle suscita en lui la colère,le doute, la jalousie ; pas des autres mais desmoments volés, du temps qui passait. L'absence

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sournoise, en s'infiltrant, modifiait ses émotions, lesaiguisait, les affûtait, les rendant plus tranchantes.Au début on l'aurait cru faite pour le blesser, maisbien loin de là, l'émotion prenait son profil le plusfin pour mieux raisonner en lui. Il ressentait le man-que, celui de l'autre, de l'amour jusque dans sachair, de l'envie du corps, du nez qui cherche uneodeur, de la main qui cherche le ventre pour y poserune caresse, de l'œil qui au travers de ses larmesne voit plus que des souvenirs, de la peau qui cher-che la peau, de l'autre main qui se referme sur levide, de chaque phalange se recroquevillant métho-diquement au rythme qu'elle impose, du pied quitombe et se balance dans le vide.Il resta ainsi prostré chez lui de longues journéeset de tout aussi longues nuits. Il allait de sa tabled'architecte où il écrivait des lettres à un fantôme,à son lit où il contemplait le plafond sans même levoir. Son téléphone était décroché, renversé sur lecôté et ce depuis longtemps, sans qu'il y prête atten-tion. Cela lui était égal, il n'attendait désormais plusaucun appel. Rien n'avait plus d'importance.Il sortit à la fin d'une journée étouffante, essayantde chercher de l'air. Il pleuvait ce soir-là, il enfilaune gabardine et trouva simplement la force de tra-verser la rue pour se poster sur le trottoir d'en face.La ruelle était en noir et blanc, Arthur s'assit surun muret d'enceinte. Au bout de ce long corridorque formait cette esquisse de rue, la maison victo-rienne reposait sur son petit jardin.Seule une fenêtre versait encore un rai de lumière,au cours de cette nuit sans lune, celle de son salon.La pluie avait cessé de tomber, mais lui n'était passec pour autant. Derrière les carreaux, il devinaitencore Lauren, ses gestes souples.Elle s'était retirée sur la pointe du cœur.Sur l'ombre du pavé il croyait voir encore l'ondedélicate de son corps disparaître au coin de la rue.Comme à l'accoutumée, dans ces moments où il sesentait fragile, il avait plongé ses mains dans lespoches de son imperméable, avait courbé sa sil-houette et s'était mis en marche.Le long des murs en gris et blanc, il avait emboîtéles pas de Lauren, suffisamment lentement pour nejamais la rejoindre. À l'entrée de la ruelle il avaithésité, puis, poussé par une pluie fine, et gagné parl'engourdissement du froid, il s'était approché.Assis sur un parapet, il revivait chaque minute decette vie achevée trop brutalement.« Arthur, le doute et le choix qui l'accompagnentsont les deux forces qui font vibrer les cordes denos émotions. Souviens-toi que seule l'harmonie decette vibration compte. »

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La voix et le souvenir de sa mère avaient surgidu fond de lui. Arthur se souleva alors de toute samasse, il jeta un dernier regard et s'en retourna avecle sentiment coupable d'avoir échoué.Le ciel blanchissant annonçait le lever d'un joursans couleur. Tous les petits matins sont silencieux,mais seuls certains silences sont synonymesd'absence, d'autres sont parfois riches de compli-cité. C'est à ceux-là qu'Arthur pensait en rentrant.Il était allongé sur le tapis du salon, semblantparler aux oiseaux quand on tambourina violem-ment à sa porte. Il ne se leva pas.- Arthur, tu es là ? Je sais que tu es à l'intérieur.Ouvre-moi, bon sang. Ouvre ! hurlait Paul. Ouvreou je la défonce !Le chambranle vibra au premier coup d'épaule.- Putain, je me suis fait mal, je me suis déboîtéla clavicule, tu l'ouvres !Arthur se leva et se rendit à la porte, il fit tournerle verrou et retourna sans attendre se vautrer dansle canapé. Lorsque Paul entra dans le salon, il futsaisi par le désordre qui y régnait. Des dizaines defeuilles de papier jonchaient le sol, toutes manus-crites de la main de son ami. Dans la cuisine desboîtes de conserve éparses recouvraient les plans detravail. L'évier débordait de vaisselle sale.- Bon, il y a eu la guerre ici, et tu as perdu ?Arthur ne répondit pas.- O.K., ils t'ont torturé, ils t'ont coupé les cor-des vocales. Ho, dis, tu es sourd, c'est moi, ton asso-cié ! Tu es en catalepsie ou tu t'es tellement bourréla gueule que tu n'as pas encore dessoûlé ?Paul vit qu'Arthur s'était mis à sangloter. Il s'assità côté de lui et le prit par l'épaule.- Arthur, que se passe-t-il ?- Elle est morte, il y a dix jours. Elle est partiecomme ça, un matin. Ils l'ont tuée. Je n'arrive pasà le surmonter, Paul, je n'y arrive pas !- Je vois ça.Il le serra dans ses bras.- Pleure, mon vieux, pleure autant que tu lepeux. Il paraît que cela nettoie les chagrins.- Je ne fais que ça, pleurer !- Eh bien, continue, tu as encore du stock, cen'est pas encore vidé.Paul regarda le téléphone et se leva pour le rac-crocher.- J'ai fait ton numéro deux cents fois, ça t'auraitdérangé de le raccrocher !- Je n'ai pas fait attention.- Tu ne reçois pas un appel pendant dix jourset tu ne fais pas attention ?- Je m'en fous du téléphone, Paul !

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- Il faut que tu arrêtes ça, mon vieux. Toutecette aventure ça me dépassait, mais maintenantc'est toi que ça dépasse. Tu as rêvé, Arthur, tu esparti en vrille dans une histoire de dingues. Tu doisreprendre pied avec la réalité, tu es en train de bou-siller ta vie. Tu ne travailles plus, tu as l'air d'unSDF un soir de grande forme, tu es maigre commeun clou, tu as une mine de documentaire d'avant-guerre. On ne t'a pas vu au bureau depuis des semai-nes, les gens se demandent si tu existes encore. Tues tombé amoureux d'une femme dans le coma, tut'es inventé une histoire hallucinante, tu as piquéson corps et maintenant tu es en deuil d'un fantôme.Mais tu te rends compte qu'il y a dans cette villeun psy qui est millionnaire et qui ne le sait pasencore. Tu as besoin de te faire soigner, mon vieux.Tu n'as pas le choix, je ne peux pas te laisser danscet état. Tout ça n'a été qu'un rêve qui vire au cau-chemar.Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone,qu'il alla décrocher. Il tendit le combiné à Arthur.- C'est le flic, il est en pétard. Lui aussi il essaied'appeler depuis dix jours, il veut te parler tout desuite.- Je n'ai rien à lui dire.Paul avait posé sa main sur le combiné : « Tu luiparles ou je te fais bouffer l'appareil. » Il lui collal'écouteur sur l'oreille. Arthur écouta et se leva d'unbond. Il remercia son interlocuteur et se mit à cher-cher frénétiquement ses clés dans le capharnaum quirégnait.- Je peux savoir ce qui se passe ? demanda sonassocié.- Pas le temps, il faut que je trouve mes clés.- Ils viennent t'arrêter ?- Mais non ! Aide-moi au lieu de dire desconneries.- Il va mieux, il recommence à m'engueuler.Arthur retrouva son trousseau, il s'excusa auprèsde Paul, lui dit qu'il n'avait pas le temps de luiexpliquer, que le temps pressait mais qu'il le rap-pellerait ce soir. Ce dernier resta les yeux grandsécarquillés.- Je ne sais pas où tu vas, mais si c'est dans unlieu public je te conseille vivement de changer defringues et de te passer un gant sur le visage.Arthur hésita puis jeta un œil sur son reflet dansle miroir du salon, courut vers la salle de bains,détourna ses yeux de la penderie, il y a des lieuxqui ravivent la mémoire de façon douloureuse. Enquelques minutes, il fut lavé, rasé et changé, il res-sortit en trombe et sans même dire au revoir dévalales marches de l'escalier jusqu'au garage.

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La voiture traversa la ville à toute allure jusqu'àce qu'il se gare sur le parking du San FranciscoMémorial Hospital. Il ne prit pas le temps de fermersa portière à clé, et courut jusque dans le halld'accueil. Lorsqu'il arriva essoufflé, Pilguez l'atten-dait déjà, assis dans un fauteuil de la salle d'attente.L'inspecteur se leva et le prit par l'épaule, l'invitantà se calmer. La mère de Lauren était dans l'hôpital.Compte tenu des circonstances Pilguez lui avait toutexpliqué, enfin presque tout. Elle l'attendait au cin-quième étage, dans le couloir.

La mère de Lauren était assise sur une chaise, àl'entrée d'une salle de réanimation. Quand elle levit, elle se leva et se dirigea vers lui. Elle le pritdans ses bras et l'embrassa sur la joue.- Je ne vous connais pas, nous ne nous sommescroisés qu'une seule fois, vous vous souvenez,c'était à la Marina. La chienne vous avait reconnu,elle ! Je ne sais pas pourquoi, je ne comprends pastout mais je vous dois tant que je ne saurai jamaiscomment vous dire merci.Puis elle lui expliqua la situation. Lauren étaitsortie du coma depuis dix jours, pour une raison quetout le monde ignorait. Un petit matin, son élec-tro-encéphalogramme, plat depuis tant de mois,s'était agité, manifestant une activité électriqueintense. C'est une infirmière de garde qui avaitperçu le signal. Elle avait alerté immédiatementl'interne de service, et en quelques heures la cham-bre s'était transformée en une ruche de médecinsqui se succédaient les uns les autres pour donnerleur avis ou simplement pour voir la patiente quiétait sortie d'un coma profond. Les premiers jourselle était restée inconsciente. Puis, progressivement,elle avait commencé à bouger ses doigts et sesmains. Depuis hier elle ouvrait ses yeux pendant delongues heures, scrutant tout ce qui se passait autourd'elle mais encore incapable de parler ou d'émettreun son quelconque. Certains professeurs pensaientqu'il faudrait peut-être lui réapprendre la parole,d'autres étaient certains que cela reviendrait, commele reste, à un moment donné ! Hier soir, elle avaitrépondu à une question par un clignement des yeux.Elle était très faible, et soulever son bras semblaitlui demander un effort important. Les docteursexpliquaient ceci par l'atrophie des muscles due àla position allongée et à son inertie pendant si long-temps. Cela aussi, avec du temps et de la rééduca-tion, se rétablirait. Enfin les diagnostics des IRM etscanners pratiqués sur le cerveau étaient optimistes,le temps confirmerait cet optimisme.Arthur n'écouta pas la fin du compte rendu et

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entra dans la pièce. Le cardiographe émettait un biprégulier et rassurant. Lauren dormait, les paupièresfermées. Son teint était pâle mais sa beauté intacte.En la voyant, il fut saisi par l'émotion. Il s'assit aubord de son lit et prit sa main dans la sienne, ydéposant un baiser au creux de la paume. Il s'ins-talla sur une chaise et resta ainsi de longues heuresà la regarder.Au début de la soirée elle ouvrit les yeux, leregarda fixement, et lui sourit.- Tout va bien, je suis là, lui dit-il à voix basse.Ne te fatigue pas, tu parleras bientôt.Elle fronça les sourcils, hésita et lui sourit à nou-veau, puis elle se rendormit.Arthur vint tous les jours à l'hôpital. Il s'asseyaitface à elle et attendait qu'elle s'éveille. Chaque foisil lui parlait, lui racontait ce qui se passait au-dehors.Elle ne pouvait pas parler mais elle le regardait tou-jours fixement quand il s'adressait à elle et puis serendormait.Dix autres jours passèrent ainsi. La mère de Lau-ren et lui alternaient les tours de garde. Deux semai-nes plus tard, alors qu'il arrivait dans le couloir, ellesortit sur le palier pour lui annoncer que depuis laveille au soir, Lauren avait retrouvé l'usage de laparole. Elle avait prononcé quelques mots d'unevoix éraillée et engourdie. Arthur entra dans lachambre et s'assit tout près d'elle. Elle dormait, ilpassa sa main dans ses cheveux et lui caressa dou-cement le front.- Le son de ta voix m'a tellement manqué, luidit-il.Elle ouvrit les yeux, prit sa main dans la sienne,le fixa d'un regard incertain et lui demanda :- Mais qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous làtous les jours ?Arthur comprit immédiatement. Son cœur sepinça, il sourit avec beaucoup de tendresse etd'amour et lui répondit :- Ce que je vais vous dire n'est pas facile àentendre, impossible à admettre, mais si vous voulezbien écouter notre histoire, si vous voulez bien mefaire confiance, alors peut-être que vous finirez parme croire et c'est très important car vous êtes, sansle savoir, la seule personne au monde avec qui jepuisse partager ce secret.

Merci à :Nathalie André, Paul Boujenah, Bernard Fixot, Phi-lippe Guez, Rébecca Hayat, Raymond et DanièleLevy, Lorraine Levy, Rérni Mangin, Coco Miller,Julie du Page, Anne-Marie Périer, Jean-MariePérier, Manon Sbaïz et Aline Souliers

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età Bernard Barrault et Susanna Lea.CROUPE CPI14030 - La Flèche (Sarthe), le 01-08-2002Dépôt légal : mai 2001POCKET - 12, avenue d'Italie - 75627 Paris cedex 13Tél. : 01 .44. 16.05.00