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Revue semestrielle d'anthropologie et d'histoire SO - No 34 - 1997/2(170F) Faute et reaponeabflltd Jean Fem : Faute et expiation dans les textes nomatils sanskrits - Hemd Bleuchot : Les conceptions de la peine en droit musulman - Denys de BBchlllon : Changer dans le cadre. Gentse et structure de la responsablllté sans faute de I'Etat en drolt admintstratlf français. Mariage. Prestations- Alain Testart ; Pourquol i d la dot et son contraire ? Exercice de soclologle comparative des Institutions (Dernikre partie) - Gilbert KBrd : Le divorce e n drolt camerotmas - La polygamle et.le devolr de Rdélltb en droit positlfmerounals. Histoire de l'anthropologie du droit Dossier Ern6 Tbrkhy-SzQcs Robert Paged : Droit et cultures. un programme vécu au XIXe siècle : Edouard Laboulaye (181 1- 1883). Etudes et Documents I 6. Aldeeb Abu Sahlieh : La migration dans la conccpUon musulmane (passi. present. avenir] (Premitre partie] -Patricia Belhaseen : La crémation - Robert Pagecud : Hamy Harrlsson et quelques autres, Reflemons sur le drolt dans la science-6ction - prançois Ploux : Systhe vindicatolre et justice pénale en Haut-Quercy (1810-18601. SOMMAIRE2 No 35 - 1998/1(170F) Legal ~onsdousness et socialisation juridique : pour un dialogue franco-pm6rlcain Chantal Eourilehy-Augeven : Introduction - Louis Asoier-Andrleu :'Lk territoire de la conscience. Nature et pen& normative - Patricia Mck and Susan SLlbey : A Case Study of Legal Consciousness - FT& W. Munger and David M. Engel : Civil Rights and Self Concept: Me Stories of Law. Dlsablllty. and Employment - Chantal KoourilsLp-Augeven : Images du droit et sentiment d'appartenance : les representations adolescentes de la citoyenneté. Atelier Droits des Peuples et Droits de l'Homme Mireille Delmae-Marty : De la juste dénomination des droits de l'homme - Xiaoping Lf : Les drolts de l'homme en Chlne. Wallte et pol6mtque - Commentatre de Norbert Ruuland. Etude6 at Documente Sami Aldeeb Abu-Sahlleh : La mlgratlon dans la conception musulmane (passé. present, avenir) IDeuxitme partle) - Jean-Plerre Mkne : La propdtte de l'Invention vegetale. Reflexions sur l'histolre de la phytogénétique - Baudoin Dupret : La rechercht anthropologique de la Juridiclté. A propos de Louis Assler-Andrieu. Le droit dons les socfpres hurm6w.s - Marle-Clalre Foblets : Les delits culturels : de la repercussion des conflits de culture sur la conduite ddllnquanre. Reflexlone sur I'apport de I'anthropologic du droit H un débat contemporah - R&$m Lafargue : De l'autocratie lmu&ble A la dictature d'une ethnie : au-delä du discours démocratique. réalltés et pûvolrs en Centrafrique. -- _-- BULLETIN DE'COMMANDE : I Editions LWTTAN ' 7. rue de I'Ecole Polutechniqnre Ethnicité et libre-échange dans la société de l'île Maurice * Miracle économique P ou u nation arc-en-ciel H, telles sont les images fréquemment employées pour dire que la société mauricienne est en train de réaliser cette difficile harmonie des diverses composantes dune société pluriculturelle avec l'ordre économique et politique auquel elles participent. Faire partie des pays nouvellement industriali& es!-tne chose, s'y maintenir en est une autre. Mais l'histoire mauricienne est riche de cette expérience particulière propre aux sociétés insulaires qui consiste à renverser les termes de la dépendance externe pour mettre en œuvre les arrangements utiles à l'intégration sociale et économique locale, pour compter dans Ia compétition internationale. La société mauricienne d'aujourd'hui s'accorde - toutes appartenances ethniques confondues - pour valider un modèle de développement où l'activité du négoce dans sa dimension culturelle et politique continue d'être, comme ce fut le cas aux origines du peuplement, la matrice de référence à l'ouverture des systèmes de production devant contribuer au développement local et régional, fondement des stratégies économiques instituées depuis l'indépendance, acquise en 1968. Aucun Mauricien ne mettrait en cause l'indépendance et tous se félicitent de l'accession de l'íle au statut de république indépendante depuis 1994. Quant à l'ouverture internationale de Maurice elle n'est plus à démontrer : de par sa vocation historique et ses choix politiques ', elle est bien établie. Une lecture de l'histoire économique et sociale mauricienne s'impose pour montrer qu'en situation de crise comme de relative prospérité, c'est toujours le même scénario de l'origine qui se joue : celui qui a donné naissance 2 une forme de développement local autocentré pour modeler les systèmes de production à l'image des réseaux marchands au centre desquels ils se trouvent et renforcer leur complémentaritéplus que leur concurrence. mode de structuration économique et sociale, donné par le jeu externe de l'échange, qui ' *. Une première version de cet article a étbprésentée au deuxième séminaire de l'Institut austral de démographie organisé en novembre 1997 par l'observatoire de développement r4gional (ODR) de la Réunion. Je saisis cette occasion pour remercier Monsieur Thierry de la Grange de m'avoir invitée B participer B ce séminaire. 1. Philippe HEIN, L'économie de l'he Maurice, Paris, L'Harmattan, coll. a Sociétés et - .- 6conomies insulaires n, 1997, l ll p. Dans le chapitre sur N Les relations internationales V, p, 16 et 17, l'auteur montre que depuis vingt ans les relations extérieures de l'île Maurice ne . 75005 PAWS @ance) - sont plus centrées exclusivement sur la Grande-Bretagne. Outre les relations avec l'Europe, Maurice a entrepris de diversifier ses relations avec l'océan Indien (Afrique, Australie, Asie), L!Homme e t la Société, no 130, octobre-dbccmbre 1998 les fitats-unis et le Canada. Abonnement annuel (2 numéros) France :

Ethnicité et libre-échange dans la société de l'île Mauricehorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/b_fdi_53-54/... · africains : Côte d’Ivoire,

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Revue semestrielle d'anthropologie et d'histoire

SO- No 34 - 1997/2 (170F) Faute et reaponeabflltd Jean F e m : Faute et expiation dans les textes nomatils sanskrits - Hemd Bleuchot : Les conceptions de la peine en droit musulman - Denys de BBchlllon : Changer dans le cadre. Gentse et structure de la responsablllté sans faute de I'Etat en drolt admintstratlf français. Mariage. Prestations- Alain Testart ; Pourquol id la dot et lä son contraire ? Exercice de soclologle comparative des Institutions (Dernikre partie) - Gilbert KBrd : Le divorce en drolt camerotmas - La polygamle et.le devolr de Rdélltb en droit positlfmerounals. Histoire de l'anthropologie du droit Dossier Ern6 Tbrkhy-SzQcs Robert P a g e d : Droit et cultures. un programme vécu au XIXe siècle : Edouard Laboulaye (181 1- 1883). Etudes e t Documents I 6. Aldeeb Abu Sahlieh : La migration dans la conccpUon musulmane (passi. present. avenir] (Premitre partie] -Patricia Belhaseen : La crémation - Robert Pagecud : Hamy Harrlsson et quelques autres, Reflemons s u r le drolt dans la science-6ction - prançois Ploux : S y s t h e vindicatolre et justice pénale en Haut-Quercy (1810-18601.

SOMMAIRE2 No 35 - 1998/1(170F) Legal ~onsdousness et socialisation juridique : pour un dialogue franco-pm6rlcain Chantal Eourilehy-Augeven : Introduction - Louis Asoier-Andrleu :'Lk territoire de la conscience. Nature et pen& normative - Patricia M c k and Susan SLlbey : A Case Study of Legal Consciousness - FT& W. Munger and David M. Engel : Civil Rights and Self Concept: Me Stories of Law. Dlsablllty. and Employment - Chantal KoourilsLp-Augeven : Images du droit et sentiment d'appartenance : les representations adolescentes de la citoyenneté. Atelier Droits des Peuples et Droits de l'Homme Mireille Delmae-Marty : De la juste dénomination des droits de l'homme - Xiaoping Lf : Les drolts de l'homme en Chlne. Wallte et pol6mtque - Commentatre de Norbert Ruuland. Etude6 a t Documente Sami Aldeeb Abu-Sahlleh : La mlgratlon dans la conception musulmane (passé. present, avenir) IDeuxitme partle) - Jean-Plerre M k n e : La propdtte de l'Invention vegetale. Reflexions sur l'histolre de la phytogénétique - Baudoin Dupret : La rechercht anthropologique de la Juridiclté. A propos de Louis Assler-Andrieu. Le droit dons les socfpres hurm6w.s - Marle-Clalre Foblets : Les delits culturels : de la repercussion des conflits de culture sur la conduite ddllnquanre. Reflexlone sur I'apport de I'anthropologic du droit H un débat contemporah - R&$m Lafargue : De l'autocratie lmu&ble A la dictature d'une ethnie : au-delä du discours démocratique. réalltés et pûvolrs en Centrafrique.

- - _ - - BULLETIN DE'COMMANDE :

I Editions L W T T A N ' 7. rue de I'Ecole Polutechniqnre

Ethnicité et libre-échange dans la société de l'île Maurice *

Miracle économique P ou u nation arc-en-ciel H, telles sont les images fréquemment employées pour dire que la société mauricienne est en train de réaliser cette difficile harmonie des diverses composantes dune société pluriculturelle avec l'ordre économique et politique auquel elles participent. Faire partie des pays nouvellement industriali& es!-tne chose, s'y maintenir en est une autre. Mais l'histoire mauricienne est riche de cette expérience particulière propre aux sociétés insulaires qui consiste à renverser les termes de la dépendance externe pour mettre en œuvre les arrangements utiles à l'intégration sociale et économique locale, pour compter dans Ia compétition internationale. La société mauricienne d'aujourd'hui s'accorde - toutes appartenances ethniques confondues - pour valider un modèle de développement où l'activité du négoce dans sa dimension culturelle et politique continue d'être, comme ce fut le cas aux origines du peuplement, la matrice de référence à l'ouverture des systèmes de production devant contribuer au développement local et régional, fondement des stratégies économiques instituées depuis l'indépendance, acquise en 1968.

Aucun Mauricien ne mettrait en cause l'indépendance et tous se félicitent de l'accession de l'íle au statut de république indépendante depuis 1994. Quant à l'ouverture internationale de Maurice elle n'est plus à démontrer : de par sa vocation historique et ses choix politiques ', elle est bien établie. Une lecture de l'histoire économique et sociale mauricienne s'impose pour montrer qu'en situation de crise comme de relative prospérité, c'est toujours le même scénario de l'origine qui se joue : celui qui a donné naissance 2 une forme de développement local autocentré pour modeler les systèmes de production à l'image des réseaux marchands au centre desquels ils se trouvent et renforcer leur complémentarité plus que leur concurrence. CÆ mode de structuration économique et sociale, donné par le jeu externe de l'échange, qui

'

*. Une première version de cet article a étbprésentée au deuxième séminaire de l'Institut austral de démographie organisé en novembre 1997 par l'observatoire de développement r4gional (ODR) de la Réunion. Je saisis cette occasion pour remercier Monsieur Thierry de la Grange de m'avoir invitée B participer B ce séminaire.

1. Philippe HEIN, L'économie de l'he Maurice, Paris, L'Harmattan, coll. a Sociétés et

- .-

6conomies insulaires n, 1997, l l l p. Dans le chapitre sur N Les relations internationales V ,

p, 16 et 17, l'auteur montre que depuis vingt ans les relations extérieures de l'île Maurice ne . 75005 PAWS @ance) - sont plus centrées exclusivement sur la Grande-Bretagne. Outre les relations avec l'Europe, Maurice a entrepris de diversifier ses relations avec l'océan Indien (Afrique, Australie, Asie),

L!Homme e t la Société, no 130, octobre-dbccmbre 1998

les fitats-unis et le Canada. Abonnement annuel (2 numéros) France :

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r 94 Suzanne CHAZAN-GJLLIG

transforme une situation géographique de relatif isolement en plaque tournante des changements géographiques et économiques à l’œuvre dans le contexte de la 4 mondialisation H, a entraîné l’le Maurice à dépasser la stricte vocation d‘entrepôt du temps des origines par un aménagement constant des relations du secteur privé avec le secteur public, visant à asseoir un secteur industriel plus diversifié et apte à conquérir les nouveaux marchés. Ce processus de modernisation de l’économie mauricienne combiné à l’indépendance nationale entraînera un changement considérable de la position de l’industrie sucrière vis-à-vis des autres secteurs de l’économie.

Si le secteur sucrier N contribuait pour plus d‘un tiers au produit intérieur brut et a été jusqu’à représenter 99 % des exportations W, si l’le Maurice a de ce fait été 4 considérée comme un cas extrême de spécialisation’ H, les années 1960 verront un infléchissement de la stratégie économique adoptée par le gouvernement mauricien qui mettra en place une politique de substitution des importations, relayée vers les années 1970 par une stratégie de développement d‘un secteur industriel tourné vers l’exportation, dit EPZ3. La diversification industrielle deviendra une donnée de l’économie mauricienne qui est sortie du statut de bon élève du FMI depuis 1995 pour s’acheminer, nouvelle diversification industrielle et agricole aidant, sur la voie d’un développement résolument engagé dans la conquête de nouveaux marchés, La mobilité sociale est à nouveau expérimentée comme un facteur essentiel du développement : on n’émigre plus - toutes proportions gardées- mais on immigre I. La diversification en cours intègre les branches de la bijouterie, l’électronique, l’oflbore et a pour objectif une réussite économique fondée sur l’introduction d’une main-d‘œuvre plus qualifiée nécessaire à ces nouvelles 4 fonctions de production plus fortement utilisatrices de capital H. L’industrie sucrière, les planteurs indépendants et les commerçants participent à ce développement autocentré local par leurs investissements sur place, dans le secteur touristique et celui des EPZ, et, à l’extérieur6, en direction des marchés africains, asiatiques et européens.

2 Philippe HEI& L’economie de faîle Maurice, Paris, L’Harmattan, coll. << Sociétés et économies insulaires >), 1997, page 19.

3. Jean-Pierre BARBIER et Bemard V B R O N , L ~ ~ zonesfranches industrielles d’exportation (Haiti, Maurice, Tunisie), Paris, Karthala, coll. << economie et Développement )>. 1991, 166 p. L’auteur présente au chap. IV, pages 111-138, les entreprises EPZ, (< Zone industrielle d’exportation m de l’île Maurice, comme un cas d’école. I1 s’agit d’un ensemble de dispositions juridiques portant sur le statut des entreprises, les tarifs douaniers, des accords commerciaux et des conditions financières particulières.

4. Les sociétés sucrières se préparent à vivre une nouvelle étape de concentration qui fera passer le secteur sucrier de 18 sociétés à 9 tandis que seulement trois d’entre elles produiront de l’électricité. Le secteur EPZ s’élargit à des branches d’activités qui intègrent l’innovation technologique.

5. Isabelle WIDMER et Suzanne CHAZAN. << Migrations et formes de développement à l’île Maurice )> (21 paraître) I1 existe une migration informelle difficilement comptabilisable : de nouveaux courants migratoires se font jour dans un contexte démographique de << transition >> rév6lant certaines stratégies de développement.

6. En témoignent, les investissements sucriers rkcents qui se font en direction des pays africains : Côte d’Ivoire, Afrique de l’Est et Madagascar. De même les investissements du secteur textile dans les industries textiles et touristiques - Floreal Knitwear : en direction des pays voisins comme Madagasacar et les Iles des Comores.

Ethnicité ef libre-échange dans la société de l’île Maurice 95 Les nouvelles formes d’entreprenariat qui composent le paysage mauricien, modelé

le plus souvent par les spécifications ethniques où les activités de plantation se mêlent à celles du négoce, ne peuvent être comprises indépendamment de la longue histoire de l‘íle Maurice d’où est issu un système colonial préparant la société libérale d’aujourd’hui. Aussi, en essayant de mettre en évidence que lye Maurice, colonie de peuplement français à l’origine, en se transformant en u n système mixte de colonisation - français et anglais - possède en elle-même, de par son histoire et son positionnement géographique éloigné des marchés mondiaux, une variété potentielle de structuration économique en fonction de l’ouverture des Cchanges, des lignes de partage d‘échanges préférentiels anciennement ou nouvellement instituées, tandis que les relations Sud-Sud s’intensifient dans un contexte fortement concurrentiel, je porterai sur la société mauricienne contemporaine un regard chargé d’histoire. Et c’est cette vision historique également qui permettra de comprendre l’apparente contradiction existant entre le fait que l’on se sent très mauricien à I’étranger alors qu’on pratique, le plus souvent, le marquage identitaire dans l’espace national.

Dès lors les questions qui se posent sont les suivantes : - Quel est le modèle de développement qui a pris forme aux origines du

peuplement français ? - Quelle est la part de l’héritage français, fond6 déjà sur une idéologie du libre-

échange ’ contenue dans l’organisation économique et sociale, qui se transformera en un mythe fondateur de la colonie britannique ? ’ - Comment la concrétisation du mythe colonial se poursuivra-t-elle dans la naissance d’une société libérale ? - Enfin, pourquoi un voyage au cœur de l’ethnie permettrait-il d‘orienter

aujourd’hui la réflexion sur les nouveaux rapports de la société civile à I’h depuis l’indépendance ?

* .. a 7.

Aux mlgines du peuplement fiançais : une Wologk implicite du Iibre-échange

Une u idéologie du libre-échange H est née aux temps lointains des origines françaises de la 4 colonie H. On ne sera pas étonné qu’elle soit apparue dans le contexte du monopole commercial de la Compagnie des Indes, et l’on peut remarquer à ce propos que les changements historiques fondamentaux s’opkrent le plus souvent sur la base dun renversement dialectique des choses. Retraçons à grands traits la naissance de la colonie de peuplement mauricienne qui porte la marque des traditions et cultures négociantes qui se sont épanouies au miesiècle dans les villes et les ports de la vieille Europe.

L’le Maurice, qui, selon la légende, était inhabitée, est un pays de peuplement et de colonisation dont l’histoire commence bien avant l’arrivée des premiers immigrants français qui y firent souche : elle s’enracine 2 la période hollandaise qui ne peut se résumerà l’exploitation du bois et àla destruction de la forêt et du Dodo comme il est le plus souvent affirmé dans les 4 histoires de l’íle Maurice >) mal documentées pour cette

7. I1 est B noter que le terme de libre-échange est à prendre ici dans son sens premier d’échange libre ou plutôt ouverture de l’échange et non dans sa stricte acceptation donnée dans les théories de l’économie.

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I 96 Suzanne CHAZAN-GILUG période8. La période portugaise et hollandaise de l’océan Indien est déjà une histoire sucrière à l’origine ’. Huguette Ly Tio Fane reconstitue fort bien cette période de l’histoire mauricienne avant l’histoire, celle qui a porté les ambitions coloniales de la vieille Europe en direction du contrôle des échanges des produits tropicaux et orientaux de l’Inde et de l’Asie. La France passera insensiblement du système mercantiliste plus ou moins exclusif - de Richelieu à Colbert - à l’organisation des comptoirs et des échelles de commerce, e ces confettis d’Empire Y, en systèmes de production administrés sur place et contrôlés par les compagnies des Indes orientales et occidentales qui remplaceront les premières compagnies bénéficiant des privilèges commerciaux octroyés par le roi (2 l’íle Maurice, les premiers privilèges royaux ont été accordés à des compagnies malouines). ’

Simultanément, I’élargissement de l’espace des échanges se fera sur fond d’affrontement entre la France, l’Angleterre, qui avait acquis le contrôle de l’Atlantique, et la Hollande qui avait’établi sa suprématie dans l’océan Indien. Le système colonial français achevé naîtra avec la création N d’un consortium regroupant les Compagnies d’occident, d‘orient, de Chine H devenant N la Compagnie des Indes H qui N ouvrira l’exploitation des territoires français du Nouveau Monde, des Antilles, dei la Guinée, de l’océan Indien et de l’Extrême-Orient H. Les conditions de l’ouverture de la route du Cap seront réunies avec la création de la Banque d’État - système Law - permettant les investissements pour l’armement de la Cie des Indes et grâce à la N Triple Alliance B

entre l’Angleterre, la France et la Hollande I’. Ce contexte historique européen, qui a présidé à la naissance d’une société de

plantation à l’íle Maurice et qui a permis I’émergence d’une classe aisée d‘entrepreneurs locaux, prend un éclairage particulier à travers la figure emblématique de Mahé La Bourdonnais, premier gouverneur de l’île, dont la vision du développement et les réalisations furent novatrices, dans un temps où la Compagnie des Indes détenait encore le monopole du commerce. Mahé La Bourdonnais’, négociant et homme d’affaire, administrateur de la colonie et excellent marin, fut le premier à N concevoir l’océan Indien comme un complexe économique régional B. I1 favorisera l’association directe des habitants de l‘île avec le commerce libéré du monopole de la Compagnie des Indes.

On ne peut s’empêcher d’interpréter la personne de Mahé La Bourdonnais, à travers sa vie et son ceuvre, comme une figure historique exemplaire, liée à cette tradition du négoce qui a fait la prospérité des grandes villes négociantes du xv~nesièdle et du début du mesiècle - de la bordure atlantique, de la Provence et du Languedoc et de Lyon.

8. Parmi les raisons qui président à la méconnaissance de cette période, il y a la barrière de la langue car les sources hollandaises sont écrites en vieux hollandais. Nous verrons que des traductions sont faites sur ces données au Mahatma Gandhi Institute par Sitradeven Panyandee et à l’université de Maurice par Jocelin Chen Law.

9. Huguette LY TIO FANE. Ile de France 1715-1746. L’émergence de Port Louis, île Maurice, Mahatma Gandhi Institute, 1993, 343 pages. Selon cet auteur, p. 10, M Les revenus du sucre importé du Brésil par le Portugal concurrençaient les métaux précieux [...I et [... J le commerce triangulaire France-Afrique-Antille naîtra en vue de contrôler les métaux précieux. n

10. Huguette LY TIO-FANE, ibidem, p. 5 sq. 11. Huguette LY TIO FANE, ibi&m, p. 43 sq. : <( Le système financier de John Law >>. 12. Philippe HAUDRBRE, La Bourdonnais marin et aventurier, Desjonquières, 1992.

Ethnicité et libre-échange dans la société de l‘île Maurice 97

Mahé La Bourdonnais extrapole& -certains diront détournera - le projet colonial au profit d’une logique interne, visant à assurer une prospérité aux résidents de la N colonie u, en créant avant la lettre ce qui deviendra plus tard les N sociétés and Co B avant de devenir les N sociétés à responsabilité limitées Y (Ltd) contemporaines. On peut penser que c’est ainsi que La Bourdonnais a assuré sa postérité, lui, dont la qualité de N Bourgeois de marine Y originaire de Saint-Malo n’était pas liée à 1 ’ ~ activité politique H

mais procédait plutôt de N son habileté commerciale et son talent d’investisseur H,

C‘est ainsi qu’il fut accusé d’avoir trahi la cause coloniale à des fins d’enrichissement personnel, alors que son opposition à Dupleix, qui ne se réduisait pas à une rivalité de personne, signifiait une pratique différente de gouvernement colonial, relative à un modèle de développement intérieur propre aux traditions de commerce de son milieu d‘origine 14,

Plus libéral et moins étatiste que Dupleix, Mahé La Bourdonnais avait une conception de 1’État-entrepreneur offrant un cadre juridique ouvert à tous : négociants, bien sûr, mais aussi planteurs, marins, administrateurs et fonctionnaires. 11 fera de Port-Louis la place des négociants organisant aussi bien la construction navale que les premières entreprises dont la forme associative surprend par sa modernité. L’on a à faire ici à une forme de développefient a m e n t r é local créé de toutes pièces dans un espace économique N régional H liant les pays riverains de l’océan Indien, espace à la fois imaginaire et imaginé, donc à conquérir. De là, s’est dendu au travers des îles un système social de relations utiles à l’ouverture des sociétés et des cultures et à la structuration de réseaux d‘échange. Ces relations participèrent directement à la prospérité des négociants originaires des régions de France déjà citées et dont certains étaient actionnaires de la Compagnie des Indes et plus ou moins apparentés aux familles installées dans l’íle. A ces liens sociaux familiaux s’ajoutait leur appartenance à des loges maçonniques ou à des clubs créés à cette époque et qui ont Cté la base d’une internationalisation des rapports générés par les bourgeoisies marchandes des villes liées au commerce atlantique et méditerranéen.

Les rapports des résidents de la colonie avec les parents restés au pays d‘origine se sont ainsi inscrits dans des activités durables dont témoigne le développement des sociétés, tandis que les règles de parenté instituées sur place, marquées par la préférence endogame stricte, ont eu un effet de structuration interne renforçant les positions des parents du pays d‘origine vis-à-vis de ceux ui faisaient souche dans la

on peut distinguer trois formations sociales issues des grandes places commerçantes du X~~es ièc l e représentées à l’íle Maurice : les ßretons, les Marseillais et les Bordelais, si

colonie. A la suite de Auguste Toussaint Louis Dermigny 2 et Bourde de la Rougerie I’,

13. Alan FOREST, N Le Sud-Ouest aquitain et la Révolution française n, p. 131 sq., in Franco ANGIOLINI et Daniel ROCHE (aus la direction de), Cultures et formations commerçantes dans l‘Europe moderne, Paris, EHESS, 1995,593 p.

14. Robert CASTEL, Métamorphose de la quesiion sociale, Paris, Fayard, 1995. 15. Auguste TOUSSAEVT, Les Lyonnais i2 l’île de France : 1721-1810, Lyon, Cahier

16. Louis DERMIGNY. (< Languedociens et Provençaux aux îles de France et de Bourbon,),

17. Bourde de la ROUGERIE, Les Bretons aux îles de France et de Bourbon, Rennes, 1934.

d’Histoire, Comité historique du Centre-Est, p. 39-58.

Revue Historique des Colonies, 1957, p. 369-452.

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’ 98 Suzanne CHAZAN-GILLIG

on se réfere au développement des villes portuires relatif au commerce triangulaire et au développement des íles de peuplement.

L’influence des négociants de la métropole sur le développement de la colonie s’est encore accrue à la Révolution française et jusqu’en 1803, avant la venue du Général Decaen. Elle ne déclinera qu’avec e la montée des sucriers en 1825 * H. Dans cette société de plantation, la distinction de race est à cette époque la base du système de production comme de l’échange marchand. L’esclave-marchandise n’a pas d‘identité ethnique, celle-ci se perd dans la division BlancMoir. Or cette distinction entre esclaves noirs et hommes libres noirs ne fut pas facile à maintenir dans la mesure où le marronnage v, même s’il était très sévèrement réprimé (on sait que l’esclave noir, par sa qualité de marchandise, entrait dans la valeur travail mais aussi dans la valeur d‘échange), était important.

De cette époque est donc née une société de gens de couleur et &&anchis d’autant plus complexe que les marques identitaires étaient absentes puisqu’il s’agissait d‘une population e ni libre, ni esclave parce que non appropriée H dira Richard Allen ”. Une diffirenciation s’est faite par le haut, avec l’abolition de l’esclavage, et par le bas ‘, On peut alors se demander sur quelle base s’établira le système colonial anglais et quel type de société naîtra de la période coloniale de 1810 à 1968.

Le mythe du dëveloppement fondateur de la colonie britannique : Où est I’dtat ?Quelle est sa raison d’être ?

Une réalité devient mythe quand elle n’est plus désignée pour ce qu’elle est et n’agit plus que de manière invisible dans le fonctionnement global de la société tout entière. Tout mythe a un effet de structure et de permanence de sorte qu’il représente ce qui est ordinairement partagé ; il est ce dénominateur commun minimum que l’ensemble du corps social dans toutes ses composantes s’accorde à ne pas remettre en cause. Le référent colonial anglais a cette qualité mythique puisqu’on le retrouve dans la société mauricienne d’aujourd’hui dans le pari qui est fait d‘opter pour une forme libérale de capitalisme fondée sur un jeu entrepreneurial par le biais de l’exportation. Cette référence libérale, qui consiste à se jouer de la faiblesse et de l’étroitesse du marché pour réaliser une accumulation interne et réussir une industrialisation, vient de loin. Nous la rattachons àl’époque de La Bourdonnais, mais elle ne serait pas tenw pour une vertu si la colonisation anglaise ne l’avait réellement administrée. Ce fut le cas.

En effet, le gouvernement colonial anglais a adhéré totalement au modèle économique préexistant 5 son arrivée. Colonisée pour raison stratégique, l’Íle Maurice a conforté sa fonction d‘entrepôt dans l’espace préférentiel anglais des échanges, le

18. Auguste TOUSSAINT, Les Lyonnais cì l’île de France : 1721-1810, Lyon, Cahier

19. Les esclaves marrons étaient ceux qui s’enfuyaient des plantations et se révoltaient. 20. Bien que (( libres N les travailleurs étaient la plupart du temps liés par des contrats à

long terme (indentured). Cf. Richard ALLEN, i( Creating a Sugar Garden : Creoles, Indian Immigrants and Domestic Capital in Mauritius, 1721-1 936 >), 1997, dactylographié. A paraître sous le titre : a Slaves, Freedmen, and Indentured Laborers in Colonial Maurice Cambridge University Press.

civile plus ou moins structurés.

d’Histoire, Comité historique du Centre-Est, p. 42.

21. La distinction (c haut n et i( bas n faite ici renvoie au pouvoir, à 1’8tatet à la société

i

Ethnicité et libre-échange dans la société de l‘île Maurice 99 Commonwealth, et la société de plantation occupera la position *d’un corps constitué Iz H au sein de l’administration, tandis que les enjeux commerciaux propres à la colonie anglaise s’incorporeront, créant par là de nouvelles formes associatives : la chambre de commerce s’anglicisera 2. partir de 1850 a et la chambre d‘agriculture restera le lieu d‘expression privilégié du pouvoir des planteurs. Le marché de l’Inde s’ouvrira naturellement aux planteurs négociants de la e colonie H, tandis que l’indemnisation des propriétaires d‘esclaves après l’abolition aura un effet inattendu de take-off‘ pour I’économie de plantation qui ne disposait pas auparavant de capitaux suffisants pour investir, ce qui avait donnC lieu à des économies d‘échelle. Le choix dune monoculture sucrière d’exportation fera le reste. Le développement sucrier allait commencer.

La forme libérale de l’État colonial était la forme la plus adaptée que l’on pouvait produire dans une colonie de peuplement si, ne cherchant pas à faire souche, ni à mettre en valeur la colonie, il importait de payer le juste prix H d’une position avancée dans l’océan Indien tout en faisant des affaires. L’administration anglaise a tourné avec un effectif très faible, elle a eu ses propres institutions de vie sociale et éducative, le mode de vie anglais devenant un modèle à imiter pour asseoir sa position dans l’e establishment H 16caI;BPn plus, les archives de l’administration coloniale témoignent de l’importance du modèle anglais de culture commerciale dans la manière de concevoir les affaires de la colonie. Le Blue-Book par exemple est une véritable anthologie de la géographie commerciale, du mouvement des importations et exportations qui permet

d‘entrer dans le secret des échanges >>. Plus encore, la technique généralisée duaecret dans les procédures d‘administration est un trait dominant de la pratique de 1’État. Finalement l’ÉW est d‘autant plus présent qu’il est invisible, qu’il disparaît derrière la mise en place des Select Comities oh se joue la négociation. Dans un contexte où les frontières de l’État et de la société civile ont tendance à disparaitre au profit des causes

22. Cette image, qui renvoie à la haute Administration française, a le mérite de marquer ici le fait que l’entreprise coloniale de l’Angleterre a conservé intact l’héritage français qu’il a G modemisé >) - en quelque sorte - en remplaçant la traite par les migrations de travailleurs sous contrats..

23. Une première chambre de commerce dont on ne sait pas grandchose fut créée en 1838. Cf. Lilian BERTHELOT.

2.4. Par référence à la théorie du démarrage économique dite du takeaff développ6.e par Walt Whitman ROSTOW, The Process of Economic Growth, New York, 1952, traduction, Les étapes de Ia croissance économique, Paris, Seuil, 1960. L’indemnisation des propriétaires d’esclaves a été le point de départ des investissements financiers qu’ont pu réaliser les planteurs sur leurs terres. I1 est intéressant; à ce propos, de consulter les articles de L’Express des mois de mars et avril 1994 oÙ a été lancé un débat sur le rôle de l’indemnisation des propriétaires d’esclaves - une somme de € 2 119 632 - dans le financement de la Banque commerciale de Maurice, banque fondée en 1938 .et qui a remplacé la Banque de Maurice, trop exclusivement liée aux besoins des planteurs tandis que la MCB qui la remplacera plus tard sera davantage orientée en direction du négoce et des affaiies.

25. Le Blue Book avec le Mauritius Almanach sont les deux sources principales d’enregistrement des activités de la colonie sur les plans comptables et administratifs. Plus que des annuaires, ces documents de publication annuelle contiennent de précieux renseignements sur les événements de l’année et le contexte général, économique et politique, de l’île.

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entendues et partagées sous la forme du Gentleman’s Agreement, l’avoué, attorney, a une fonction particulièrement utile dans l’ordonnancement social, complémentaire de celle du e notaire H d’inspiration française.

En condquence, l’édification de la société par le haut, dans un contexte où l’hat ne peut être approprié d‘aucune façon et, en tout cas, pas sur le lieu de son action supposée par l’organigramme administratif, s’est alors faite dans le cadre des sociétés sucrières, Sugar Estates, qui étaient bâties sur une division ethnique du travail : les coolies se sont substitués aux anciens esclaves et gens de couleur qui ont quitté les exploitation$ devenant avec le temps des planteurs indépendants, artisans ou commerçants, tandis que les laboureurs indiens de multiples provenancesai étaient installés dans des camps et travaillaient dans des conditions très dures.

Caractériser cette société coloniale est une tâche difficile. Là encore, ce sont des images qui permettent de repdre compte d’un ordonnancement global sans entrer dans la complexité de la structuration des rapports économiques et sociaux. IÆ symbolisme de e l’étoile et la clef’s permet de dire l’importance des rapports externes dans l’intégration locale. L’étoile témoigne des forces centrifuges de l’intégration sociale liée au peuplement ethnique stratifié de l’île. La clef marque les modalités intemes d’une stratilkation fondée sur l’inégalité ethnique et sociale, qui distingue les anciens esclaves devenus artisans-commerçants et les laboureurs de ceux qui sont venus pour raison de commerce ou d‘affaires. Ce capital pluriculturel est très bien valorisé àl’extérieur. Qu’en fut-il aux temps de la colonisation et que deviendra-t-il avec l’indépendance ?

La concrétisation d’un mythe : naissance d’une socidté libérale La concrétisation du mythe de développement durable qui tirerait partie de la

faiblesse du marché par un positionnement stratégique dans les échanges marchands des pays du Sud à I’égard de la colonie se jouera sur le registre de la structuration des espaces sucriers où l’on assistera à la diminution du nombre des moulins sucriers et à la progressive intégration de sociétés sucrières au début du xs siècle. L’histoire de la concentration des moulins qui a précédé la phase de l’industrie sucrière naissante a profondément bouleversé tant la société blanche détentrice des moyens de production que les sociétés indienne, créole et chinoise. Si le coût social de la transformation industrielle a souvent été dramatique pour la minorité blanche qui a connu +s mers de fortune, il a été rude pour les laboureurs indiens et a perpétué I’état d‘exclusion pour ceux qui ont été refoulés de la plantation vers les côtes et repoussés par la suite sur les marges quand l’enjeu touristique des dernières décades l‘a exigé. L‘histoire de Maurice n’a pas échappé à la règle générale du développement qui est par essence inégalitaire, mais il est indéniable que la colonie, dans son ensemble, a connu un développement socio-économique considérable, malgré les aléas et la stagnation de l’industrie sucrière durant l’entre-deux-guerres. La colonisation fut marquée par la formation dune classe d‘entrepreneurs sucriers soutenue, pour une part non négligeable, par l’émergence d‘un capital domestique et le développement concomitant du commerce. Un nouvel ordre

26. On distingue.généralement les Indiens du Nord Hindi Speaking, les Tamouls,

27. e The Star and the Key >>, sous-titre de l’ouvrage à paraître de Richard ALLEN déjà Telegou. Marathi, les Indiens musulmans du Rihar.

cité.

Efhnicifé et libre-échange dans la société de Vile Maurice 101

konomique et social a été le produit de la colonisation et c’est àtravers l’analyse des processus sociaux qui l’ont accompagné que l’on peut comprendre la place de la référence ethnique dans les rapports contemporains de la société.

Deux chercheurs, Marina Carter’ et Richard Allen ”, ont reconstitué le système colonial de production et d‘échange qui s’est développé en fondant l’histoire proprement sucrière de I re Maurice. Ces travaux exploitent avec une très grande rigueur les sources d’archives et sont incontounables pour situer le référent colonial dans le mode de production de l’identité ethnique de la société mauricienne. Car la constitution de l’ethnicité relève d‘un double processus de formation-transformation : elle a d‘un côté trait à l’origine de la migration et au contenu sédimenté des cultures, de l’autre, elle se forge dans les situations et les rapports dans lesquels le migrant sera pris tandis qu’il construira un nouvel enracinement sur le lieu de l’immigration.

L’image de l’étoile précédemment employée s’applique dès lors aux relations externes de l’échange et renvoie à cette rationalité globale du système colonial qui s’identifiera à la Structuration du marché anglais préférentiel, le Commonwealth, autour d’une chaîne intégrée de commerce, analogue à ce que fut I’économie de traite, par l’instauration de nouyelles chaînes intégrbes de commerce hommes-produits et l’exportation du sucre vers 1’hikterre. Le commerce d‘Inde en Inde ne disparaîtra pas complètement si tant est que tout système marchand est diflìcilement contrôlable dans un espace océanique. IÆ commerce des coolies lui-même, décrit par Marina Carter, n’a pas échappé à cette règle et a évolué progressivement vers un système d’intermédiaires, sur le lieu de l’émigration comme de l’immigration, accordant aux siraúrs et contiuct~rs~ un rôle non négligeable pour une sélection plus adaptée aux besoins de la plantation sucrière. Le sirdar n’était ainsi pas un simple travailleur sous contrat, mais une personne de référence tant pour le planteur que pour les travailleurs engagés dans la plantation, De la même façon, la * clef H de l’intégration socio-économique et du développement de la plantation sucrière ne peut être trouvée en partant du point de vue exclusif du planteur propriétaire du moulin, dont la contre-dépendance à l’égard des travailleurs est manifeste pour réaliser ces * économies d’échelle P, disposer d’une accumulation constante pour anticiper la coupe et dont le profit escompté dépend de beaucoup de facteurs non maîtrisables comme les conditions climatiques ou le prix du marché. La relation capital-travail, dans ces conditions, ne pouvait qu’être étroitement associée aux enjeux du développement local et elle s’imposait àl’ensemble des acteurs économiques : du coolie au planteur sucrier. Force et faiblesse intrinsèquement liées au système ont généré le processus industriel, ce que démontre Richard Allen : l’accumulation et la faillite des uns - les planteurs sucriers - ont généré l’accumulation et la faillite des autres - les laboureurs et artisans - au travers de petites révolutions sociales, dconomiques qui ont fondé l’ethnicité véritahlcment mauricienne

28. Marina CARTER, Servants, Sirdars and Settlers Indians in Mauritius 1834-1874, PHD., Oxford University Press, South Asian Studies Series, 1993.

29. Richard ALLEN N Creoles, Indian Immigrants and the Restructuring of Society and Economy in Mauritius, 1767-1885 >>, dactylog., PHD, Illinois 1983.

30. Sirdur : équivalent de contremaître dans Ics plantations. Contractor, terme anglais signifiant << entrepreneur n : celui qui établissait les contrats entre les ouvriers et les ulanteurs et qui était en même temps l’intermédiaire de l’administration.

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Ainsi, les résultats chiffrés présentés dans cette analyse permettent de voir que la société créole avec ses différenciations comme la société indienne, tout aussi différenciée, se sont constituées en entités sociales économiques pertinentes, et que le système de plantation sucrière s’avère moins fermé qu’il n’apparaît au premier abord. Si le moulin fut la référence déterminante de la montée en puissance des grandes familles, blanches pour la plupart, et le point nodal de leurs apparentements, le patrimoine foncier sucrier s’est différencié de la propriété, se décomposant et se recomposant, générant ainsi l’émergence de petits planteurs indépendants. Ia capacité financière des Indiens, vérifiée il partir des sources notariales, étayée par des exemples précis, provenait de prêts aux planteurs, d’emprunts et d’activités commerciales. Dans la plupart des cas, c’étaient de vieux immigrants qui, par l’intermédaire d‘achats-ventes et de spéculations foncières, avaient acquis une position stable, devenant des intermédiaires pour les planteurs eux-mêmes. Un cycle d‘achat, vente, remboursement de dettes, et réciproquement, a permis à cette 1( classe s de futurs e entrepreneurs ’ H d‘intervenir dans le processus du morcellement de la propriété à partir de 1875, date à partir de laquelle Richard Allen note l’apparition d’une multiplication d‘actes de transfert dans les archives de l’époque. JÆ nombre des propriétaires indépendants mesure l’importance de la mobilité sociale et économique engagée. Les stratégies foncières furent couplées avec l’acquisition de terres en-métayage et la stabilité sociale de la population indienne se rév61e par le faible nombre des retours enregistrés à la fin du contrat d‘engagement en 1870. Avec la seconde génération d’immigrants, la nature des enregistrements des actes notariés change, elle concernera l’organisation sociale interne des immigrants : liens de parenté, fraternité de voyage, résidence permanente référée aux temples. La communauté indienne sera structurée au début du siècle. Toutes ces conclusions de Richard Allen permettent de comprendre le système de gestion interne aux sociétés sucrières qui fut fondé, pour la part agricole de l’activité, sur un mode indirect d‘exploitation et une autonomie donnée à la catégorie des sirdars, des contracteurs et finalement aux grands planteurs indépendants et métayers devenus les gestionnaires de la force de travail. Les premiers villages apparaissent dès 1870, note Richard Allen, et un tiers de la population indienne y réside.

C‘est ainsi que la société coloniale s’est structurée, façonnant les contours de l’ethnie au travers d’une révolution démographique et économique’. L’immigration massive des Indiens des années 1850 jusqu’au début des années 1860 eut pour effet de diminuer les salaires des ouvriers les plus qualifés, entraînant une prolétarisation de certains créoles qui venaient juste d’émerger économiquement. De la même façon, dix ans auparavant, le retrait réussi des anciens artisans des plantations de sucre fut un exemple évident du processus d’émancipation appuyé par un rapport démographique favorable ’de la population autrefois esclave. Cette indépendance économique des anciens apprentis fut facilitée par l’existence d‘une importante population de couleur libre qui pouvait

31. Ces termes appartiennent au langage actuel mais désigrtznt une réalité différente en ce que les pratiques financières et la spéculation foncière n’étaient pas séparées des autres types d’activité comme elles le sont maintenant. La réussite économique reposait sur des pratiques associées qui se présentent aujourd’hui comme étant des formes d’activité séparées.

32. Richard Allen précise que jusqu’en 1830, les gens de couleur représentaient près de 1/5e de la population totale de la colonie et les 2/3 des habitants libres.

103 Ethnicifé et libre-échange dans la société de l’île Maurice intercéder en leur faveur. Le simple jeu démographique eut un impact considérable conclura l’auteur.

La révolution démographique a changé radicalement, tant la composition de la société mauricienne au milieu du me siècle que les rapports sociaux et économiques. L’existence d’un capital domestique, témoin d‘une structuration et différenciation sociale interne de la population créole et indienne qui ont accompagné et suivi le développement sucrier a été l’une des conditions préparant à l’indépendance.

Voyage au cœur de l’ethnie : les termes d’un &bat IÆ processus de l’indépendance, engagé dans les années 1930 avec la fondation du

parti travailliste mauricien, coïncide avec I’émergence économique des plus anciens immigrants indiens. II débouchera sur les luttes syndicales de I’aprbguerre et une conscientisation des travailleurs grâce au développement d‘une forme culturelle de contestation : les leaders politiques de l’indépendance transformeront la centralité étatique de l’fitat colonial en une périphérie ordonnatrice et gestionnaire du jeu quantitatif ethnique. I1 apparaît ainsi que le système communal qui est né avec l’indépendance doit etre vuamme étant IC résultat d’une pratique sociale culturelle qui instruit le rapport de la majorité à la minorité à tous les niveaux du fonctionnement social. Cette culture politique rejoignait si singulièrement IC mode ordinaire du tout culturel dans lequel la vie quotidienne était prise qu’elle a débouché sur la multiplication des associations ethniques religieuses. La multiplicité ethnique qui s’exprimait ainsi était en même temps fort peu différenciée puisqu’elle s’organisait sur le mode connu des sociétés anonymes. L‘enjeu culturel et politique de I’indqendance débouchait sur I’établissement de nouveaux rapports de la société civile à 1’Etat à propos de l’héritage colonial donné par ses institutions économiques. Les institutions culturelles religieuses produites à cette époque sont devenues le lieu de la centralité étatique d‘une manière d’autant plus radicale que la pratique de l’État colonial s’appliquait plus volontiers à instruire la permanence des institutions par le jeu de la procédure adaptée à la cause négociée. Libéral, 1’État colonial avait fait de nécessité vertu en laissant libre cours à l’expression symbolique qui n’avait pas de place dans les affaires d’Ékt. Ainsi, peut-on comprendre le dualisme de fonctionnement structurel de la société mauricienne contemporaine. L’aboutissement de cette structuration sociale et politique verra une société civile plus apte à conquérir les nouveaux marchés en exploitant positivement le capital symbolique pluriethnique qui lui est propre dans les rapports externes, tandis qu’elle reste bloquée à toute expression identitaire nationale ne produisant pas d‘instance susceptible de la représenter. C’est pourquoi, les relations ethnisreligion ou famille-ethnie ne peuvent trouver de signification générale en dehors du rapport constitutifà 1’État et au marché dont elles’*rendent compte simultanément.

Un voyage au cœur de l’ethnie est nécessairement initiatique, et si l’on plonge, comme j’ai tenté de le faire, dans cet univers culturel de gammes et d‘amplitude variées, on expérimente la relation étroite de l’économique, du religieux et du politique et l’on se demande où sont les frontières de l’ethnie. L’étude des manifestations sociales et culturelles que j’ai entreprise de 1992 à 1996 m’a permis d’identifier le référent ethnique comme étant l’expression d’une forme d’efficacité adaptée à la structuration des réseaux sociaux élargis de l’échange, qu’il s’agisse de produits, d‘investissements ou encore de migrations plus ou moins temporaires. Cependant la tendance généde au

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marquage identitaire dans l'espace national ne peut être interprétée de façon unilatérale relativement à sa vdeur d'utilité dans les rapports externes, elle rend aussi compte d'un nouveau npport de l'espace privé 2 l'espace public qui a pris forme avec l'indépendance dans le fonctionnement réel social et politique.

Ainsi, l'articulation de l'économique, du politique et du culturel tentée ici, afin de mettre en évidence les rapports institués par la mise en place de ce syst2" de u libre- &hange w sui generis de l'le Maurice dans la constitution de l'identité ethnique, me permet d'envisager la question des relations ethniques comme celle de la détermination des fronti8res des ethnies, c'est-à-dire, dans le cas prdsent, de la production de formes plurielles d'autochtonie historiquement constituées en un lieu où il n'y avait pas de rdférent autochtone préalablement construit, 1l se trouve le vrai débat sur la socidté pluriculturelle mauricienne contemporaine.

Mars 1998 Orstom-Migrinter Maison des Sciences de I'Homme et la Société - Poitiers

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des . anthropologues

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1998 I N"72-73

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158 ’ Absfracts tbe seatcbjhr new paradigm wbicb, foundedupon tbe inwrswn o f &@timizing p o W , en- tbe tenaisrace o f tbe debate m r tbe nature o f tbe state and involves a paradoxicrJ return to ”.

Gdht LAROCHEW, Pnnn Kant to Rwadt.: W h t remains of In~Uectual Property ?

Tbe notion of i n t ehc td p p r t y tbat we b m hÙy,,forged in the eigbteentb century in tbe writings of Kant and &b&, is tunu called into question. A radical disPocation between tbe sub&$ and tbe wrk is denied m t nohbIy by psfstructurahn. The quation is wbetber plagetim m exist in an intelletual mrld wbere it is impossible to identi@ the origin of the work, ifs refmmces of tbe original com. It can be bypotbesized tbat it b possible to locate tbe subject in tbe environment and to pragmaticdy define pkagerism.

Micbael L Ow, Karl Mannbeim and G e q Lukács : The Lost Heritage of Heretical Historicism

ffimly Mannbeim and qötgy Lukdcs are tua brilliant p&fs of an (aImt) extinct species : tbe assimilated Jewisb inteffigentsia of Bua@&. Whatever their dzrerences of character or origin, tbere is a sort of subtle aflnity between tbm, a style of tbougbt (Denstyl: to use a typically mannbeimhn expression) rooted in romantic G e m alture and its Zivilisationskritik of morletn society in tbe name of precìapihiist v&s, Tbeir most important writings are those of tbe Wdmar years. Tbeir distinctiw methodological quality is tbeir attempt to articulate bisk” and manism. Tbq do tbis in diffent ways, as tbe philosopher Qukh) privileged tbe s e d metM, and tbe sociologist (Mannbeim) tbefìrst.

Olivier DOWILLE, Tbe Melancolimtwn of SociaI Bonds, or the Weakening of Social Relatwnsbips.

In modern society, institutional ptocedures and related prohibitions can have clinical consquences, Tbe questions raised by tbeses relationships can be elucidated by making tbe wnnectwns between tbe epishwkgacal foundatwns of anthro@Iogp and psycboam&sis. A fonrs upon social bon& and tbeir melancbolimtion wiff fäcilihte communications between antbroplogkts and psycboanaIysfs.

J q ALVES DE SEI^, Forgetting Anarchis& in Braid The pmbkmatic of the (Re) Construction @ Working-class identify.

In tbe IPHs, tbe Brazilian labor movement was beam’& influenced by anarcbism and rmhtionary syndicalism. In contrast, mrkingclass ìdenlity to@ b characterizwi by images @ apatby and weakness. Tbese negative images, wbich are emotional& charged are amditwned íy &be &of memory concerning tbe earlierperiod of mrking-class bisiory. In effect, tbe reconstruction o f working-class identi4 is in great part dependart upon lhe recowry of historical “ory.

Suzanne CMWV, Etbnicity and Free Excbange on tbe Mom> Islands.

Tbe new forms of enterprise wbicb &‘up tbe economic lhndscape of tbe Morris I s l a d bate an etbnic cbaracter and can on& be understood in relation to Ibe bistory o f tbe islam&. Tbe wlanial mix o f Rencb and Engkb pepared tbe way to tbe liberal society of today. A communal system wbkb emerged out oftbe i d w n c e “ e n t t r a n s f a d the centrali& of tbe cdonial state into a regulatory periphery wbicb govetns interetbnic relations. Tbis dynamic led to new rehtwnsbip in civil society and emtemporay external relations.