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GROUPE AUDOIS DE RECHERCHE ET D'ANIMATION ETHNOGRAPHIQUE (G.A.R.A.E) LES MECANICIENS DE L'INUTILE : ETHNOGRAPHIE D'UNE CONVERSION ESTHÉTIQUE AO 00 FR 22 Rapport final Mission du Patrimoine Ethnologique Ministère de la Culture Novembre 2002 1

ethnographie d'une conversion esthétique

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GROUPE AUDOIS DE RECHERCHE ET D'ANIMATION ETHNOGRAPHIQUE

(G.A.R.A.E)

LES MECANICIENS DE L'INUTILE :

ETHNOGRAPHIE

D'UNE CONVERSION ESTHÉTIQUE

AO 00 FR 22

Rapport finalMission du Patrimoine Ethnologique

Ministère de la Culture

Novembre 2002

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SOMMAIRE

Introduction 4Choisir le terrain 7“ Mécanicien de l’inutile ” : auto-portrait 11En route pour l’enquête 13

Requiescat in pace ou l'art de faire les épaves 18

-Le poulailler et les ronces 21-Mise en scène du déchet 24-Epopées 28-Regards extérieurs 29-Le prix des choses 31-Le temps de faire 33

Vroum ! vroum ! L'auto biographique 36

-Souvenirs, souvenirs 38-En quête de définition 41-Héritage 44-Succession 47-Testament 49-De l’impossibilité d’un tandem 51-S’en séparer 52

Authentiquement restaurés 98

-“ Dans leur jus ” 70-“ Restaurées à blanc ” 72-De quelques fantaisies personnelles 73-“ Bidouilles ” et “ adaptations ” 75-Un Le Zèbre de compétition 78-Fiches techniques 81-Inventions 83-Engins uniques 86-Faire du vieux… avec du neuf 88

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-Restauration symbolique 89-Procédures d’authentification 92-Des feux authentiques 95

Suivons la route fleurie... 98

-"Voitures à vivre" ? 100-Menaces 102-Voyage en ancienne 104-Ordre et désordre : voir et toucher 107-Regarder et être vu 111-Contagion symbolique 114-In auto veritas 116

En guise de conclusion 119

Bibliographie 121

Illustrations 127

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Alors que j’enquêtant sur les relations travail-hors travail, mes interlocuteurs me conseillèrent de rencontrer Jean-Louis, qui consacre tous ses loisirs à la restauration de moteurs industriels anciens. L'homme est en effet à la tête d'une importante collection d'engins, qu'il a patiemment remis en état de marche, repeints, pour lesquels il a fait construire un bâtiment. Un véritable "musée" qui m'a laissé sans voix ou plus exactement sans mots. En effet, que dire face à ces engins, alignés les uns à côté des autres ? Quels mots utilisés pour alimenter ou seulement continuer la conversation ? Car manifestement Jean-Louis attendait une réaction de ma part. Mais de quoi devais-je parler ? Il me semblait difficile de disserter longuement sur les vertus "esthétiques" de ces engins. Certes, l’objet de sa passion me semblait singulier. Mais n’existe-t-il pas autant de collections possibles que d’objets ? Le moteur industriel était-il juste un peu plus étonnant pour moi que les boîtes de camembert et les bouchons de champagne que cet autre accumule dans des boîtes, au fond de sa cave. Ce n’est donc pas tant l’objet de sa collection que ses mots qui éveillèrent ma curiosité. Celui-ci est le plus petit moteur jamais réalisé. Un bijou de mécanique. “ Celui-là par contre c’est aussi un spécimen parce que… ”. Certes je ne possède pas les connaissances techniques nécessaires pour apprécier les subtilités du fonctionnement d’un piston ou les fantaisies de la corrélation cheval-puissance mais il me semblait normal d’entendre apprécier les moteurs en ce sens. J’avais beaucoup plus de mal à comprendre pourquoi il les qualifiait de “ beaux ”. Certes, leurs couleurs très gaies me semblaient agréables et maladroitement, et parce que je n’avais pas d’autre connaissance à ma disposition, j’évoquais cette couleur. “ Oui, ils sont jolis. C’est incroyable ces couleurs ”. “ Non, la couleur, c’est rien ? Ca a aucun intérêt. ”

Je compris d’ailleurs combien la couleur importait peu en rencontrant un de ses confrères, Pierre, lui aussi passionné de moteurs industriels. Dans son garage, protégée par de vieilles couvertures, une théorie de vieux moteurs, assemblage de pièces, sans couleurs, gris, ternes, que le pinceau et le pot de couleur n’ont jamais effleurés. Pour lui aussi, ils sont “ beaux ” alors que pour moi, ils sont dignes de la ferraille. Là, l’enquête est plus difficile encore à faire. Car que dire face à ces engins ? Comment comprendre qu’ils soient aussi précieux ? L’étonnement se prolongea lorsque j’appris qu’il existait des collectionneurs de tracteurs. Quelle étrange idée ! Le tracteur, plus encore que le moteur industriel si cela est possible, me semblait un singulier objet de collection. Cet engin destiné à la seule traction d’autres engins, dont seule me semblait importer la force motrice, la présence ou l’absence de “ prise force ”, la puissance, le système de motorisation devenant tout d’un coup un engin de collection ?

De même lorsque j'ai rencontré Albert G, qu’on me présenta comme un collectionneur de sécateurs. Je ne tardai pas à découvrir que la description était bien en-deçà de la réalité ! Visiter son garage, c'est plonger au coeur d'une accumulation impressionnante d'objets, face à laquelle on a bien du mal, encore une fois, à trouver des mots. Des caisses en bois, des seaux, des cartons remplis de sécateurs, d'autres remplis de clés à molette, d'autres aussi de tenailles, d'autres enfin de clés. Accrochés aux poutres, des théories de petits étaux, de démonte-pneus, de pompes à vélos, etc. Il me semble que tout ce que l’univers du bricolage compte de petits outils, sans moteur, est élevé ici au rang d’“ objets de collections ”, de “ beaux objets ”. Le maître des lieux fouille boîtes et caisses, en sort quelques exemplaires, un à un, accompagne sa démonstration de quelques mots. Qui sans doute appellent de ma part une remarque. Mais laquelle ? Comment participer activement à une conversation qui prend pour objet l’esthétique d’un sécateur ? Ou d’une pompe à vélo ?

Certes, on pouvait songer face à ces ensembles “ admirables ” à ceux-ci qui décorent leur pelouse de vieilles charrues, de vieilles brouettes ou encore leur salon d’outils agricoles, fourches, râteaux de bois, baratte à beurre et autres moulins à café manuels. Certes, la fonction d’usage disparue, l’objet peut alors être investi des fonctions les plus diverses. Dont

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la fonction esthétique. Mais les mécanicines n’exposent jamais leur objet d’affection dans leur jardin ni dans leur salon. Ils sont au contraire le plus souvent soigneusement rangés dans des garages ou des ateliers où peut de monde va les voir.

Et que penser de ceux-ci qui, à Toulouse, restaurent une vieille locomotive ?Autre surprise, et non des moindres : on me parle à plusieurs reprises de Jean-Marie

D., le président d’un club d'amateurs d'engins militaires. Mon informateur m'en brosse un étrange tableau. "Ils se réunissent tous les samedis après-midi, du côté de Pujols, dans un pré et ils font tourner leurs engins. Ils font des démonstrations avec leur char et tout ça. Ils jouent à la guerre si tu veux, ça les amuse." L'étonnement fut plus grand encore lors d'une conversation téléphonique avec le président du club. Comme il me conseille de me rendre à leur atelier, je lui demande l'adresse. "C'est pas compliqué. Si vous vous trompez, vous demandez aux voisins. Dans la rue, tout le monde nous connaît. Ils ont l'habitude de voir passer les chars, les Jeeps, les mitrailleuses." Passant la porte de ce hangar désaffecté, prêté par la municipalité, me voici nez à nez avec un char -"Sherman" me précisera-t-on par la suite- le canon braqué vers l'entrée. Le président m'accueille avec un large sourire, manifestement fort heureux que l'on s'intéresse à son club, et me propose une visite guidée de cet angoissant musée. J’ai bien du mal à ne pas défaillir lorsqu'on me propose de m’installer sur le siège de la mitrailleuse, lorsqu'on me demande d'escalader les chenilles du char pour m’installer dans la tourelle. Les engins de transport de troupes ne sont guère plus rassurants. Le "conservateur" ne fait d’ailleurs pas mystère de leur usage antérieur. "Tous ces engins ont servi. Le Sherman, par exemple, était entrain de pourrir dans les Landes, dans le sable. Il avait été abandonné là en 44, après le débarquement. Ils voulaient le détruire, on a eu du mal à le récupérer." Les amateurs en effet ne semblent pas s'embarrasser de l'utilité première de leur objet d'affection. Un autre char est actuellement l'objet de toute leur attention. Le moteur a été démonté, des morceaux de tôle, des pièces métalliques impossibles à identifier pour moi, attendent qu'on s'inquiète de leurs nombreux points de rouille. Les "mécaniciens de l'inutile" s'activent, dans la plus parfaite bonne humeur. L'un d'eux, en bleu de chauffe, disparaît dans la tourelle ; un autre, pour vérifier l'état de diverses pièces, disparaît sous les chenilles. L'énorme bloc-moteur est posé sur une solide table. On vérifie la santé des nombreuses et énormes bougies. On disserte, on plaisante, on fume et on boit. Manifestement, ce ne sont plus des engins de guerre mais des engins tout court, des pistons, des culasses, des gicleurs ordinaires. Des pièces anonymes et sans passé, sans Histoire. Amnésiques, les “ mécaniciens de l’inutile ” ?

Enfin, les collectionneurs de vieilles voitures étaient sans doute ceux qui me posaient le moins question. J’avais parfois assisté à l’un de leur défilé, fortuitement, admirant les lignes désuètes. Je les imaginais tous heureux propriétaires de voitures de la première moitié du XX° siècle. Quelle ne fut pas ma surprise de voir que les Ami 6 et Ami 8, les Renault 12 ou les Renault 8 appartenaient aussi à cet univers qui me semblait limiter aux Tractions et aux Trèfle ?

Surprise donc face à ces collections étranges. Il convient d’abord d'interroger mes propres représentations, mon propre rapport à ces objets car il explique certaines absences. Je n’ai jamais pu réaliser l’enquête auprès des restaurateurs de véhicules militaires. Ma rencontre, à peine les portes du hangar passées, avec le char Sherman, gueule de canon tournée vers l’entrée, a immédiatement réveillé un souvenir, une image d’enfance, quelques secondes extraites d’un film dont j’ai tout oublié. Sauf cette colonne de chars qui s’avance au milieu d’une foule en liesse, et puis quelqu’un qui tombe devant le char qui ne peut s’arrêter. Ou peut-être le pilote ne l’a-t-il pas vu ? Et puis le bruit des os broyés par les chenilles du monstre, les craquements des uns mêlés au couinement étrange des autres. Le char passé, la foule dissipée, quelqu’un qui vient avec une fourche, qui décolle le cadavre devenu plat comme une feuille de papier, place le manche de l’outil sur son épaule, le cadavre pendant

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pitoyablement aux dents de l‘instrument1. Telle est du moins l’image que j’en ai gardée et qui a resurgi avec violence devant le Sherman. Un char, une auto-mitrailleuse, un canon, voilà bien des engins que j’apprécie peu. Se promener au milieu des chars et des mitrailleuses, juger de leur état de conservation, de leur puissance, de leur poids, rentrer dans les tourelles, s’asseoir sur les chenilles pour analyser par quelque processus ils glissent de la valeur d’usage à la valeur esthétique était pour moi impossible. Pourtant, le fait qu’ils restaurent et aiment ces vieilles mécaniques est bien la preuve la plus aboutie de cette conversion qui transforme une machine à tuer en machine à admirer. Pour ces collectionneurs, ces engins ont manifestement perdu leur valeur d’usage. Ils ne sont plus des engins militaires mais des “ belles mécaniques ” sans autre qualificatif. C’était sans doute le terrain auquel il aurait fallu apporter toute son attention. Je ne l’ai pas pu. L’enquête reste encore à faire.

Les collectionneurs de voitures anciennes n'avaient jamais provoqué chez moi le moindre étonnement2. Sans être absolument "normal", le phénomène me semblait très lié à la prétendue "beauté" des formes, désuètes ou au contraire très novatrices. C’est bien sur un double discours qui combine “ beauté ”, “ pureté ”, “ esthétique ” des lignes et performances mécaniques, la voiture devenant tout à la fois “ objet technique “ et “ objet esthétique ” que sont fondées toutes les publicités contemporaines mais aussi plus anciennes. (Garabuau 1996) Un dualiste qui, me semblait-il, ne pouvait convenir aux tracteurs, charrues, camions et autres

1 A n’en pas douter un fim extrait de l’œuvre de Curzio Malaparte, La peau.“ Un homme mort est un homme mort. Il n’est qu’un homme mort. Il est plus, et peut-être aussi moins, qu’un chien ou qu’un chat mort. Il m’était arrivé plusieurs fois de voir imprimé dans la boue de la route un chien mort, écrasé par les chenilles d’un char. Le profil d’un chien dessiné sur le tableau noir de la route avec un crayon rouge. Un tapis en peau de chien.

A Janpol, sur le Dniester, en Ukraine, au mois de juillet 1941, il m’était arrivé de voir dans la poussière de la route, au beau milieu du village, un tapis en peau humaine. C’était un homme écrasé par les chenilles d’un char. Le visage avait pris une forme carrée, la poitrine et le ventre s’étaient élargis et mis de travers, en losange : les jambes écartées, et les bras un peu détachés du tronc, ressemblaient aux pantalons et aux manches d’un costume fraîchement repassé. C’était un homme mort, quelque chose de plus, ou de moins qu’un chien ou un chat noir. Je ne saurais dire, maintenant, ce qu’il y avait, dans cet homme mort, de plus ou de moins que ce qu’il y a dans un chien ou dans un chat mort. Mais alors, ce soir-là, au moment où je le vis imprimé dans la poussière de la route, au milieu du village de Janpol, j’aurais peut-être pu dire ce qu’il y avait en lui de plus ou de moins que dans un chien.

Des bandes de Juifs en caftan noir, armés de bêches et de pioches, ramassaient ça et là les morts abandonnés par les Russes dans le village. Assis sur le seuil d’une maison en ruine, je regardais la brume monter légère et transparente des rives marécageuses du Dniester. (…)

Au milieu de la route, là, devant moi, gisait l’homme écrasé par les chenilles d’un blindé. Quelques Juifs arrivèrent et se mirent à décoller de la poussière ce profil d’homme mort. Ils soulevèrent tout doucement avec la pointe de leur bêche es bords de ce dessin, comme on soulève les bords d’un tapis. C’était un tapis de peau humaine, et la trame était une mince armature osseuse, une véritable toile d’araignée faite d’os écrasés. On eût dit un vêtement amidonné, une peau d’homme amidonnée. La scène était atroce, légère, délicate, lointaine. Les Juifs parlaient entre eux, et leurs voix me parvenaient douces et éteintes. Quand le tapis de peau humaine fut complètement détaché de la poussière, un de ces Juifs y piqua la pointe de sa bêche, du côté de la tête, et se mit en route avec ce drapeau. ” (Malaparte 1949 : 383-384)2 Certains pourraient ressentir face aux voitures le même malaise que celui je ressentis face aux canons, objectant que la voiture n’est pas moins meurtrière que les canons, combinant le nombre des victimes de la route aux conséquences de pollution qu’elles entraînent. (Bourdoiseau 2000 ; Le Breton 2000)

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instruments aratoires ! Que pouvait-on trouver d'"admirable", de "beau" dans ces engins qui n'ont jamais eu, a priori, pour vocation première l'esthétique mais l'efficacité ?

C'est donc par les collections, selon moi insolites, que j'ai débuté cette recherche avant de m'intéresser plus spécialement aux plus "classiques" collections de voitures et de deux-roues qui ont occupé l’essentiel de cette recherche. Ce détour ne fut pas inutile : les collections de vielles automobiles sont, au moins autant que les collections de tracteurs ou de sécateurs, "bonnes à penser".

Choisir le terrain

Il a d’abord fallu choisir un terrain, parmi les nombreuses possibilités que m’offrait le monde de la mécanique de collection.

J’ai tout de suite exclus les éco-musées même si, sur certains, plane l’ombre des “ mécaniciens de l’inutile ”. Je songe plus spécialement au Musée du liège, à Mézin, dans le Lot-et-Garonne. Le village connut une certaine notoriété du fait de sa production de bouchons de liège qui occupa, jusqu’aux années soixante, tous ses habitants. Mais sévèrement concurrencé par le plastique, l’usage du bouchon de liège devint plus rare ; les entreprises de Mézin fermèrent et les ouvriers tentèrent de trouver des emplois ailleurs. La retraite venue, un petit nombre d’entre eux fouillèrent caves, greniers et décharges, à la recherche des machines abandonnées qu’ils restaurèrent et installèrent dans leur “ Musée du Bouchon ”3.

Il y avait également les musées spécialement consacrés aux automobiles, aux motocyclettes ou aux tracteurs, musées publics ou privés, personnels ou associatifs. On me conseilla souvent le musée Henri Lamartre, créé en 1959 et acheté par la ville de Lyon en 1972, et surtout le Musée de l’Automobile de Mulhouse, également appelé collection Schlumpf, du nom de son créateur. Mais il suffit de regarder la télévision4 ou de consulter les sites internet pour constater qu’ils sont nombreux : l’Expo-moto, à Saint-Caprais dans l’Allier créé en Mai 1995 par huit copains fous de motos, le musée Maurice Dufresne à Azay-le-Rideau qui eut les honneurs d’un journal de Treize heures sur TF1,, le musée automobile de Sarlat, en Dordogne, créé par un petit groupe de passionnés, celui de La Réole en Gironde, auquel certains de mes interlocuteurs ont prêté leurs automobiles. La presse spécialisée ouvre régulièrement ses pages à ces collections privées. La Vie de l’Auto lui consacre même une rubrique, de temps en temps, intitulée “ Musée ”.

Les premiers interlocuteurs rencontrés me conseillaient souvent de rencontrer de

3Il y a quelques années, le Conseil Général de Lot-et-Garonne s’intéressa à ce musée, décida de le “ moderniser ” et de le “ professionnaliser ”. On repensa la scénographie jugée “ vieillotte ” ; on chercha à donner une image plus positive du liège, présentée non comme une industrie “ morte ” comme l’avaient fait les anciens bouchonniers mais comme une industrie très moderne, puisque des pièces en liège seraient présentes dans la fusée Ariane, dit-on. On recruta un “ emploi-jeune ” pour s’occuper du musée, qui remplaça les “ bénévoles ”, qui jusque-là servaient à la fois de guides et de conservateurs, désormais inutiles et dont on ne souhaitait plus la présence dans le musée. L’enquête ethnologique qui a accompagné cette transformation a montré d’une part combien l’activité des anciens bouchonniers s’apparente à celle des “ mécaniciens de l’inutile ”, analysée ici et d’autre part, leur refus, silencieux mais douloureusement vécu, de cette restructuration, considérant “ qu’on détruisait leur musée pour en faire un autre, celui du Conseil Général ”. 4 Le journal de Treize Heures, sur TF1, a à plusieurs reprises consacré des séries de reportages à ces collections. Parfois il s’agissait de présenter les “ voitures qui ont marqué le XX° siècle ” ; parfois il s’agissait de mettre en avant le travail d’un restaurateur et surtout son “ musée personnel ”.

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“ grands collectionneurs ”, soit propriétaires d’un grand nombre de véhicules, plusieurs dizaines parfois, soit collectionneurs de véhicules très prestigieux. Ainsi la collection de Charles G. Renaud en Suisse à laquelle Retroviseur consacre un long article en février 2001. Une “ belle collection ” assurément, à en croire l’article, qui rassemble les véhicules les plus prestigieux. “ Bentley 8 Litre , Packard V12, Panhard de course de 1908, Mercedes 540 K ou 300 SL, on se rend compte que l’énumération sera un exercice stérile ” affirme le journaliste. Exercice auquel pourtant il se livre. “ Benz 1898, (…) tourer Lagonda 4,5 litres, monoplace Cooper Bristol, (…) Marmon V16, Isotta-Fraschini 8A, Delage D8, Hispano-Suiza H6B, (…) Rolls-Royce, torpedo De Dion-Bouton 30 HP de 1908, (…) cabriolet Cord 812, (…) Aston Martin DB 4 GT, Lambroghini Miura, (…) Ferrari Lusso, Daytona, 275 GTB, (…) Pegaso,(…) Bugatti type 46, (…) coupé typé 55, 57 C et 57 SC ”. Arrêtons-là l’énumération. Il n’est pas besoin d’être un très grand spécialiste de l’automobile pour s’apercevoir que dorment dans ces salles des voitures rares, luxueuses, prestigieuses qui ont nécessité et représentent encore un très lourd investissement financier. Et faisons confiance au rédacteur de l’article lorsqu’il constate que “ les collections de ce niveau sont rarissimes en Europe. Il est même probable que, si l’on s’en tient aux voitures routières, le choc causé par lé découverte des garages de Charles G. Renaud ne puisse guère être dépassé que par une visite au musée de Mulhouse ”. Une collection dont l’avenir est assuré. “ Même s’il ne s’agit pas d’un musée, (elle) n’est pas une forteresse imprenable, qui dissimulerait à la vue du monde les beautés qu’elle contient : ‘Cela reste mon jardin secret’, explique Charles Renaud. Mais si un club d’amateurs de voitures anciennes demande l’autorisation de visiter, je l’adresse à Laurent, qui voit si c’est possible. Par principe, nous demandons 10FS par visiteur. De même, les amateurs viennent rendre visite à la collection avec leurs propres voitures anciennes. Il faut qu’il y ait un échange.’ Mais Charles Renaud pense aussi à l’avenir, à la pérennité de la collection : J’ai rassemblé toutes ces voitures avec amour, dans le but de construire quelque chose qui dure. J’ai trois héritiers, qui ne se sont jamais beaucoup intéressés à l’automobile. Je ne sais pas ce qu’ils feraient de ces voitures s‘ils avaient à s’en occuper. Alors, avec mon épouse, nous avons créé une fondation qui fera en sorte que cet ensemble ne soit pas dispersé. De telles initiatives, qui assurent l’avenir d’une collection exceptionnelle, tout en promettent une plus large ouverture au grand public, ne peuvent que réjouir l’amateur. ” (Rétroviseur Février 2001 : 38-44) La collection a déjà son “ conservateur ”, Laurent, qui n’est autre que l’employé qui restaure ces véhicules, Charles n’en étant “ que ” le propriétaire.

La comparaison entre la collection Renaud et le Musée National de l’automobile de Mulhouse, le rêve de tous les collectionneurs que j’ai rencontrés, ne se justifie pas seulement par la présence de véhicules également prestigieux mais aussi par l’histoire. En effet, à l’origine du musée, une collection privée, celle des frères Schlumpf, industriels du textile. Visitons-la. “ ‘Louvre de l’automobile’, (elle) présente des œuvres multiples. En les contemplant, le visiteur est pris de vertige. Surtout le profane, qui a du mal à en repérer les éléments les plus intéressants et les plus significatifs. Quelle partie est la plus belle ? Le choix est subjectif. Les passionnés d’automobile trouvent dans la collection de nombreux motifs de discussions. ” (Laffon et Lambert 2000 : 131 ) Vertige des uns, discussion et admiration des autres face à une telle accumulation d’engins les plus divers, depuis la Benz Victoria de 1893, voiture hippomobile à laquelle manque seulement l’attelage de chevaux jusqu’à la Mercedez-Benz 300SL de 1956, voiture personnelle du créateur de la collection. Sans oublier la Serpollet 1902, la Delaunay-Belleville de 1907, la Panhard-Levassor de 191l, la Dufaux de 1904. Le projet de Schlumpf apparaît à la fois manifeste et mystérieux. Il veut mettre en scène l’histoire de l’automobile, depuis les essais hésitants de la fin du XIX° siècle jusqu’aux années cinquante. Une histoire un peu “ bancale” et déformée, maniant coups de projecteurs et zones d’ombre car Schlumpf centre sa collection sur les seules voitures prestigieuses et de

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grand luxe, les voitures populaires ne l’intéressant absolument pas. On note également la sur-représentation de certains types de véhicules : 124 Bugatti, 14 Renault, 31 Mercedez, 22 Peugeot, 15 Rolls-Royce, 27 De Dion dont 8 De Dion G de 1901, huit fois le même modèle en somme. Juxtaposition de séries au cœur de l’accumulation, collection de collections en somme. On n’est pas moins étonné de constater qu’au milieu de ces “ véhicules historiques ”, de ces “ témoins de l’histoire automobile ”, on trouve les véhicules personnels des frères Schlumpf ! Cette collection a une histoire quelque peu compliquée.

De nationalité suisse5, nés respectivement en 1904 et 1906, dans une famille de la bourgeoisie commerçante de Mulhouse, les frères Hans et Fritz Schlumpf ont un rêve : dominer l’industrie textile de l’après-guerre. Il leur faudra plus de trente ans pour parvenir à posséder toutes les entreprises de la vallée de Malmerspach, où ils ont élu domicile à la fin des années trente. Mais ce n’est pas à leur sens du commerce mais à leur passion pour l’automobile qu’ils doivent d’avoir défrayé la chronique au cours des années 70. Un scandale qui mêlera d’ailleurs l’une et l’autre de leurs activités.

Nommé en 1939, à la tête d’une des filatures de Malmerspach, Fritz Schlumpf n’aura de cesse de fonder un véritable empire industriel, rachetant les filatures concurrentes, s’assurant la paix sociale par une politique fortement paternaliste, finançant les équipements de la vallée mais poursuivant de ses foudres et de sa vengeance ceux qui avaient l’heur de ne pas lui plaire ou de lui résister. Il se construit dans le même temps une solide réputation d’original, volontiers mégalomane, passionné de voitures puissantes avec lesquelles il participe aux rallyes de vitesse, organisés dans la région. Aussi n’est-on qu’à moitié étonné ce jour de 1957, lorsque trois tacots dont un Zèbre et une Avion-Voisin sont amenés au patron qui exulte de bonheur. Ce n’était au fond pas plus étonnant que l’encombrant Viking, avion britannique, acheté deux ans plus tôt, installé dans l’usine de Malmerpsach. Ce n’est qu’à partir de 1960 que les achats s’accélèrent, devenant une véritable boulimie qui, semble-t-il, entraînera la perte de cette empire lorsque la crise économique le fragilisera. Ce n’est certes pas lui qui procède aux achats. Il utilise pour cela son immense réseau de connaissance, utilisant même ses représentants comme “ repéreurs ” de vieilles voitures. Il achète ainsi partout en France puis en Europe les tacots qu’il admire. Mais il faut de l’argent. Fritz puise dans sa poche ou dans celle de son frère, -un frère très discret qui assiste sans y participer activement à la constitution de cette collection- mais aussi parfois, dit-on, dans celle de ses entreprises, “ emprunts” qu’il rembourse plus tard. Et s’il se montre très précis quant au suivi des comptes de ces achats, il fait aussi parfois d’étranges manipulations, appliquant aux tacots les règles des véhicules neufs. En effet, alors que ceux-ci perdent de leur valeur au fil des années, ceux-là n’en perdent pas voire en gagnent. Or, une voiture ancienne achetée dix ans auparavant par l’entreprise est revendue, dix ans plus tard, au dixième de sa valeur d’achat à Fritz.

Mais peu à peu les univers se brouillent au point de se confondre, la passion prenant des allures d’industrie alors que celle-ci décline, sans attirer le moins du monde l’attention de Fritz, le seul projet automobile comptant pour lui au point que, semble-t-il, les finances, au lieu de servir au sauvetage du groupe industriel menacé, sont de plus en plus utilisées pour les seuls évhicules. A l’achat des engins, il faut aussi ajouter l’achat des bâtiments pour les abriter, les installations pour les restaurer et les salaires des employés qui veillent à cette restauration. En effet, dans les ateliers de l’usine, Fritz fait travailler un atelier spécial de restauration automobile. Si les ouvriers employés à la production textile sont employés à la chaîne, les restaurateurs flirtent avec l’artisanat, chacun ayant son atelier, sa voiture à réparer. Deux univers différents en somme au point que, lorsque la fermeture sera imminente, loin de se joindre à leurs confrères, ceux-ci tenteront de se démarquer, affirmant que ces restaurations

5 J’emprunte l’histoire de la collection Schlumpf à l’ouvrage de Francis Laffon et Elisabeth Lambert.

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sont leur œuvre et leur bien. Mais Fritz caresse un projet : ouvrir un musée, pas véritablement un musée de

l’automobile mais un musée de la famille Schlumpf, une sorte d’égo-musée (Muxel 1996). Qu’on en juge par la façon dont il l’avait organisé : des voitures en rang comme à la parade certes mais aussi d’autres objets qui n’avaient d’autres liens avec le reste de la collection que celui d’avoir également séduit Fritz, entre autres un orgue de 86 touches, deux nymphettes et deux angelots de pierre faisant la révérence à une photo cerclée de dorures : le portrait de Jeanne Schlumpf, la mère des deux industriels, tricotant paisiblement. Autel familial assurément. Et si l’on en doutait encore, le long de l’avenue de Colmar, devaient flotter des drapeaux des différentes nationalités sauf ceux du centre, à la gloire personnelle des Schlumpf. Faut-il s’étonner qu’il devait se nommer “ Musée Schlumpf ” ? Mais l’industriel traîne, perfectionne son projet et ne voit pas arriver ou ne veut pas prendre la mesure de la crise textile qui éclate en 1976. Les finances du groupe ne permettant pas de réaliser les investissements nécessaires, Fritz, préférant sauver sa collection que ses usines, décide la fermeture de celles-ci et pour éviter la vindicte de ses ouvriers fuit en Suisse. C’est sa compagne qui continue le projet de musée. Pendant un an. Tout s’accélère lorsque l’usine est à son tour fermée et ses employés licenciés, signifiant du même coup la fin des restaurations. Le 7 mars 1977, les ouvriers licenciés entrent par la force dans l’usine et décident d’occuper cette usine-musée, qu’ils ouvrent aussitôt au public, s’organisant en équipes de veilleurs, de guides car il ne faut surtout pas endommager ces voitures. Le succès est immédiat : des passionnés de voitures, des badauds mais aussi des personnalités politiques se rendent sur les lieux comme Georges Marchais ou François Mitterrand entre autres. La guerre est joyeuse ; les soutiens sont nombreux. Une troupe de théâtre vient donner la représentation d’une pièce qui, bien qu’elle considère comme fortuite toute ressemblance avec des événements ou des personnages ayant existé, n’en est pas moins l’exacte reproduction de l’affaire Schlumpf. Dans un carnaval joyeux, on promène un char sur lequel Schlumpf est représenté pilotant une de ses précieuses voitures. La collection privée devient instrument politique : elle permettra aux ouvriers d’éviter le naufrage complet de leurs emplois, obligeant les pouvoirs publics à mettre en œuvre un nouveau modèle de développement, remplaçant l’industrie textile par d’autres unités de production. Deux ans après le début de l’occupation, le but étant plus ou moins atteint, le comité décide de rendre les clés du musée. Mais son sort n’est pas réglé pour autant puisqu’en 1981, il est racheté pour 44 millions de francs pour ouvrir très officiellement ses portes sous le nom de Musée National de l’Automobile. Tout au long de la lutte syndicale et politique, la collection a aussi insensiblement changé de sens : la folie d’un homme est devenue bien d’un ensemble, d’un collectif ; le témoin d’une exploitation industrielle, d’un détournement de fonds devient aussi un emblème culturel, témoignant du travail des ouvriers. L’inacceptable folie d’un homme qui, aveuglé par sa passion, laissa son industrie partir à vau-l’eau, sacrifiant des centaines d’emplois devint peu à peu une “ admirable ” folie, une passion dont la démesure et les dégâts qu’elle entraîna deviennent eux aussi “ remarquables ”.

Malgré l’intérêt qu’il y aurait à mener une enquête sur ces collections qui, par la force ou par la volonté de leur créateur, deviennent publiques, “ musée ” ou “ fondation ”, j’ai préféré m’intéresser à des collections plus “ ordinaires ”, des ensembles plus “ modestes ” de véhicules moins prestigieux. En fait, ce n’est moins sur la collection que sur l’homme que s’est porté mon choix. Charles Renaud et Fritz Schlumpf sont bien des collectionneurs mais peuvent-ils être considérés comme des “ mécaniciens de l’inutile ” ? Ils ne se sont jamais livrés eux-mêmes à la moindre restauration6. Or, il me semblait indispensable que ce rapport

6 Une enquête fine montrerait sans doute qu’il y a, entre Charles Renaud ou Fritz Schlumpf et Gilbert F, Jean-Claude C et mes autres interlocuteurs plus de points communs que je ne l’ai cru dans un premier temps.

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physique à l’objet, la question des savoirs et des techniques soient posés au centre de cette recherche.

“ Mécanicien de l’inutile ” : auto-portrait Il a fallu trouver les mots justes pour définir mes interlocuteurs. Au cours de nos

premières conversations, je les qualifiais de “ collectionneurs ” faute de mieux. N’est-ce pas le mot commun pour désigner celui qui associe plusieurs objets semblables, en un ensemble qui est sorti du monde de l’utilitaire, dont la valeur première est d’exister ? Je me suis très vite aperçu que ce terme ne leur convenait pas. “ Collectionneur, non. Je suis pas collectionneur. Le collectionneur, c’est celui qui va en acheter, les garder précieusement, les bichonner. Bon, je les bichonne aussi mais disons que c’est pas le même sens, quoi. Et puis, surtout, le collectionneur, c’est surtout celui qui y voit l’argent dedans. Pour moi, c’est surtout ça, celui qui spécule, qui achète des belles voitures, qui les garde en se disant : ‘Dans quelques années, elles auront pris de la valeur et je ferai un beau paquet de pognon.’ Ca existe. Mais moi, c’est pas ça. Moi, j’ai ces voitures parce que je les aime. ” Il préfèrent se qualifier de “ passionnés ”, d’“ amateurs ”.

Les “ mécaniciens de l’inutile ” brossent une sorte de typologie de leur propre monde, par cercles successifs mais forcément concentriques, en fonction du nombre et du style de véhicules possédés, du rapport qu’ils sont supposés entretenir avec ceux-ci. Il y aurait d’abord une opposition essentielle, axe autour duquel s’organiserait cet univers. “ Mes voitures, elles sont pas à vendre. Dans les collectionneurs, il y a ceux qui vendent. Tu achètes jamais pour vendre parce que… Sauf ceux qui font du négoce là-dedans, qui font du fric pour le fric. Alors là, c’est autre chose. C’est pas des collectionneurs, c’est des négociants. Tu en as qui achètent et quand ça monte bien, ils vendent. C’est une façon de voir. Les voitures, ils s’en foutent. Ce qui compte, c’est ‘combien ?’ Mais normalement tu fais pas de calcul comme ça. C’est des coups de cœur. Ca marche toujours comme ça. Et tu vends pas tes coups de cœur. ” Deux groupes donc, l’un dont les motivations seraient clairement financières voire spéculatives et un autre qui “ marche au coup de cœur ”, aux motivations pour le moins floues mais qui seraient fondées sur “ la passion ”, “ le goût ”, notions plus floues encore.

Au sein de ces derniers, divers types à nouveau. “ Il y a des collectionneurs de Porsche, parce qu’ils sont Porsche, parce qu’ils aiment la mécanique. C’est des trucs magnifiques, c’est vrai. C’est pas que ce soit plus cher parce que c’est des voitures très abordables de ce truc-là. Des fois ça peut être aussi une histoire de frime. Il y aussi le collectionneur-frimeur. Ca existe. Il y a le collectionneur tuné, celui qui a de la tune, qui fout un fric terrible. Il a du fric, il se fait plaisir sur des modèles exceptionnels. Moi, c’est du populaire, c’est du truc pas cher. Pas cher ? Ca coûte très cher mais on fait un choix : c’est la voiture ou les vacances. Moi, les vacances, je m’en fous. Donc c’est la voiture. Et après, on rentre dans le monde des collectionneurs. Et moi qui connaît rien à la mécanique… Le monde des collectionneurs, on suit les expositions, on suit tout ça. Moi je suis épaté, émerveillé par la reconstitution de bagnoles, des gens qui font de ces trucs que tu restes complètement sur le cul. J’en ai vu des bagnoles, c’étaient complètement des poubelles, des épaves complètes. Vous les revoyez trois ans plus tard, vous êtes sidéré. C’est magnifique. Voilà. Il y a des voitures de collection de grande valeur avec des gens… On en côtoie. Moi j’ai des amis qui ont des bagnoles qui représentent des sommes astronomiques. Vous achetez une belle villa avec. Ca existe. Sans aller sur les gros, gros collectionneurs comme Schlumpf. Des modèles assez uniques. C’est pas pour moi, petit collectionneur de populaires et puis j’en ai pas les moyens. On va pas foutre tout ce qu’on a gagné sur la bagnole. ” En effet, il existe des collectionneurs spécialisés dans certains types de voitures ou de marques : les Peugeotistes, les Citroënistes, les “ Amoureux de la 203 ”. De toutes les voitures, celle qui compte le plus

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de passionnées est peut-être la 2CV. Il existe même une revue qui lui spécialement dédiée : Planète 2CV. Mais les amours de ces “ spécialistes ” ne sont pas nécessairement exclusives. Jean-Claude R. appartient ainsi aux Amoureux de la 203 ; il en possède deux, participe aux manifestations réservées à ces seuls véhicules. Cela ne l’empêche pas pour autant de posséder, entre autres, deux Simca, une 5 et une 6.

Jean-Claude l’affirme, le collectionneur ne se définit pas seulement par le type d’engins possédés mais aussi par une série d’activités. Il ne suffit pas d’accumuler les voitures pour être collectionneur. Il faut aussi participer aux expositions, en tant qu’exposants mais aussi en tant que visiteur, se rendre aux bourses d’échanges, participer aux rallyes, promenades et autres balades. Lorsque j’ai évoqué ce garagiste à la retraite, très âgé, propriétaire, dit-on, d’une importante collection, mes interlocuteurs ont été sceptiques. “ Oui, le papy Delbert, oui, il paraît qu’il a une chouette collection. Mais pour moi, c’est pas ça. Parce que ce type, on les jamais vues, ses voitures. Il sortait jamais avec. Il faisait pas les rallyes. Rien. Pour moi, c’est pas ça. C’est égoïste si vous voulez de faire comme ça. ” Force est de reconnaître que je ne pourrai jamais m’approcher de cette collection. Autour d’elle, une sorte de silence voire de mystère est soigneusement entretenu. Il ne m’a pas été possible de rencontrer son créateur car au début de cette recherche, il était déjà très âgé, très affaibli. Ses héritiers, pourtant parfaitement au courant, n’ont pas non plus souhaité en parler. Il ne suffit donc pas d’accumuler des engins au fond d’un garage ; il faut aussi “ les faire servir ”. Ce qui ne serait pas sans incidences sur la taille de la collection. “ Je trouve qu’avoir beaucoup de voitures, c’est de la connerie. Parce que tu peux pas toutes les faire rouler. Tu comprends bien que si tu as cinquante voitures, que tu fais que quinze rallyes dans l’année et déjà, ça en fait des rallyes, t’en as trente-cinq qui dorment au garage sans jamais rien en faire. Parce que, le but, c’est pas de garder ça sous clé. Et non, c’est pas des pièces de musée quand même. Non, une voiture, c’est fait pour rouler. Qu’elle ait deux ans ou cinquante ans. Sinon, à quoi ça sert ? Sans compter qu’il te faut de la place pour mettre tout ça. Non, même sans ça, je crois que l’idéal, c’est quatre ou cinq. Là, tu peux t’en servir, rouler, t’en occuper comme il faut. ” Tous sont d’accord : “ si c’est pour la laisser au garage, alors là, c’est pas la peine. ”

Mais dans le portrait du collectionneur que Jean-Claude a brossé, il manque encore une caractéristique : il lit la presse spécialisée. Il n’a que l’embarras du choix : Gazoline, Retromania, Planète 2CV, Moto Légende, Rétro Collection, Retro Viseur, Motos d’hier, Charge Utile Magazine. Mais il est une revue que tous lisent et possèdent, voire collectionnent7 “ Vous connaissez LVA ? ”. LVA, La Vie de l’Auto et son pendant pour les deux-roues, LVM, La Vie de la Moto. Nous verrons au cours de la réflexion quel usage ils font de cette presse. Mais il faut noter qu’elle agit comme une marque de reconnaissance, qu’elle est indispensable et qu’elle compte parmi les signes évidents d’une passion partagée. Alain, passionné de tracteurs, doutait volontiers non pas du thème de recherche mais du chercheur lui-même. Jusqu’au jour où il aperçut Charge Utile Magazine sur la table du salon.

A : “ Tu connais Charge Utile ?Q : Oui, pour travailler sur les mécaniciens de l’inutile, c’est un minimum, non ?A : Ca m’étonne. Je savais pas que tu lisais Charge Utile. J’y croyais pas trop à ton

histoire de recherche. Ca m’épate que tu lises Charge Utile. Comment tu trouves ? C’est bien, comme magazine, il y plein d’infos. C’est une bible, ce magazine.”

Feuilletant les différents numéros, Alain se livra alors, me donnant des adresses de collectionneurs, des dates et des lieux d’exposition. La conversation fut digne de deux “ passionnés ” de tracteurs, l’un l’étant tout de même plus que l’autre ! Rendez-vous fut pris pour le printemps 2003, pour la foire de Réalmont, dans le Tarn, où nous irons admirer les vielles machines agricoles.

7 C’est avec fierté que certains affirment posséder tous les numéros de La Vie de l’Auto ou de La vie de la Moto. Une collection donnant naissance à une autre.

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En route pour l’enquête

Dans un premier temps, des entretiens formels ont été réalisés auprès des amateurs et mais aussi de leurs épouses. Car elles ne sont jamais très loin. En effet, on penserait à tort que cette activité est purement ou majoritairement masculine. Si collectionneurs de vieilles voitures se déclinent parfois au féminin, avouons que le cas de figure est rare. Elles ne sont pas nombreuses à posséder en propre leurs véhicules de collection ; elles sont encore moins nombreuses à les restaurer elles-mêmes. En revanche, elles aident souvent leur époux pendant la période purement mécanique, ponçant, nettoyant les pièces. D’éternelles “ apprenties ” en somme. C’est souvent à elles qu’échoit la restauration de la sellerie. Et si elles ne les assistent pas pratiquement, du moins les accompagnent-elles de la voix, de leur soutien, de leurs questions, de leurs remarques.

D'autre part, il a également fallu voir en situation ces véhicules. J'ai donc pris contact avec une association pour participer à des rallyes touristiques. Mais ne possédant pas, dans un premier temps, de véhicule de collection, j'y participais en tant que passager, observateur manifeste. Position qui avait l'avantage de me permettre de recueillir les propos échangés pendant les trajets qui constituent l'essentiel du temps consacré à ces démonstrations. Pourtant elle avait aussi un inconvénient : on ne cessait de me renvoyer à ma position d'observateur extérieur. Lors des premiers contacts, la question de la finalité s’est immédiatement posée. "Qu'est-ce que vous allez en faire de tout ça ? " J'évoquais toujours un "rapport" à remettre. Rapport qui fut l'objet de tous les soins. On n'eut de cesse de lui procurer de la matière. Ainsi lorsque les propos dérapaient vers la grivoiserie, on ne manquait d'attirer mon attention. "Notez-le ça, dans votre rapport. Important ! Papy Claude se sert de sa Traction pour draguer les institutrices à la sortie des écoles." Une jeune femme entonnait-elle "l'hymne des Calandres", dont le refrain était repris en choeur par l'assemblée ? Le président de l'association se penchait vers moi : "Vous avez bien entendu ? C'est l'hymne des Calandres, Madelon a des mollets ronds, des mollets ronds, des genoux cagneux, des genoux cagneux et des pieds de cochon". Difficile dans ces conditions de pouvoir plonger au coeur de cet univers, aussi longtemps que sous prétexte de m'aider à m'immerger, mes interlocuteurs me maintiendraient à la marge. Restait une solution : me munir d'un véhicule, plus ou moins ancien, et participer aux rallye et exhibition comme conducteur. L'attitude de mes collectionneurs changea immédiatement. Je devins, de fait, membre de l'association, on me présenta comme un jeune collectionneur, un amateur débutant... et l'on oublia totalement le rapport. Au point que lors de la bourse d'échange, en Janvier, je me vis cantonnée à la vente des cafés et sandwiches, comme n'importe quel autre amateur. Cependant, cette position n’a pas manqué d’avoir des inconvénients. En rallye, ce sont des dizaines de kilomètres au volant de son véhicule, scandées par des arrêts au cours desquels le groupe se reconstitue. Or, conduisant mon véhicule, je n'ai plus eu accès à ces conversations “ de trajet ”. Intégrée au sein de l’association, roulant au volant d’un véhicule “ de collection ”, j’étais devenue à mon tour “ collectionneur ”. Les entretiens n’en furent pas simplifiés. Loin de là. Est-ce que je ne partageais la même passion qu’eux ? Pourquoi alors m’intéresser à leur passion, qui était aussi supposée être la mienne ? Pourquoi essayer de la leur faire formuler ? N’en partageai-je pas les ressorts ? “ Ben, tu sais bien comment ça marche. Qu’est-ce que tu veux que je dis ? Tu vois bien comment c’est. ” Peu à peu, l’ethnologue qui posait ses questions, à qui l’on renvoyait toujours l’image de son “ rapport ” avait cédé la place à “ une nouvelle recrue ” sensée partagée leur passion… et à ce titre n’avait plus de raison de poser ses questions puisqu’elle la vivait. Il n’a pas été plus simple de s’intéresser à la question du patrimoine.

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Participer aux journées était chose facile, au volant de mon Ancienne. Mais m’intéressait aussi le récit de ces moments. Or, ayant partagé la journée avec eux, il était plus que logique qu’ils s’étonnent de mes questions. “ Qu’est-ce que tu veux que je te raconte. T’y étais, non ?” Il n’y avait pas grand-chose à ajouter. Oui, j’y avais participé… Mais au fond n’est-ce pas l’expérience commune en matière de terrain, trouver la bonne distance ? Etre assez proche pour voir mais éviter que cette proximité que vous empêche de voir. C’est donc entre ces deux impératifs qu’il m’a fallu jongler, participant à la vie d’une association mais obligée aussi à trouver la distance pour pouvoir entendre, pour permettre au discours de s’installer. Devenue membre du club de “ passionnés de vieilles voitures ”, le temps était sans doute venu pour moi d’utiliser un autre discours, une autre méthode… mais ce temps m’a manqué.

En effet, mon introduction dans cette association s’est faite sous l’égide de son président qui eut le bonheur –hélas !- d’être élu maire de sa ville en mars 2001, battant d’ailleurs le président d’une autre association de collectionneurs de vieilles voitures. Le tout nouveau maire abandonna sa présidence8. Sa succession fut un peu houleuse, des différends se réveillèrent, des oppositions se dessinèrent. Preuve de la gravité de la tempête traversée : on murmura même que les “ sorties ”, rallyes et expositions, n’auraient pas lieu cette année-là. Certains préférèrent prendre leur distance en attendant que les esprits se calment. Je compte parmi ceux-ci.

Je choisis alors de suivre une toute jeune association de motocyclistes. J’ai ainsi pu assister à de nombreuses réunions, participer à la préparation du rallye, etc. jusqu’au jour où le couple fondateur connut quelques turbulences sentimentales qui les conduisirent à une séparation temporaire et amena le club au bord de la dissolution. En effet, si lui en était le président-fondateur, les membres les plus actifs de l’association, ceux que l’on considérait comme les “ plus passionnés, les plus doués ” appartiennent à la famille de madame. Ils partirent immédiatement pour le club voisin et concurrent9.

Enfin, dernier lieu d’observation : les expositions au cours des fêtes les plus diverses, au cours desquelles je me suis mise à l’écoute des spectateurs essentiellement.

Commençant cette enquête je pensais ne croiser que de vénérables "Ancêtres", des véhicules que je n'avais vu rouler que dans les films en noir et blanc ou les séries telles que "Les brigades du Tigre", "Laurel et Hardy" ou "Histoires sans paroles". Quel ne fut pas mon étonnement d'être confrontée à des véhicules beaucoup plus récents !

Exposition de vieilles voitures à Pont-du-Casse. Tractions, Simca 5, Simca 8, Amilcar, Rosalie, De Dion-Bouton, Peugeot 201, 202, voilà des engins "remarquables", des "vieilles" voitures à n'en pas douter. Et puis, surprise ! Flanquée de deux ancêtres aux ailes saillantes, datant à n'en pas douter des années trente, une Renault 8 datant du début des années 70 ! Le reste de la visite ménage une autre surprise. Une Citroën DS s'expose sans complexe à côté d'une autre "Ancêtre". Encore peut-on penser que celle-là ayant été élue voiture du siècle, elle avait sa place au sein de l'exposition. Mais quelques mètres plus loin, nouvel étonnement. Sur le parking, entre une 206 et une BX, une autre DS et une 404, à la carrosserie rutilante, à la plaque d'immatriculation d'"époque", attendent sagement leur propriétaire, venu admirer des automobiles... dont certaines ont le même âge. Enfin, autre parking, autre surprise : un véhicule de la fin des années 50 ou du début des années 60, une Panhard peut-être, garée entre une Renault 18 et une Peugeot 405, aurait, me semble-t-il, sa place aux côtés de la Renault 8.

8 Je devais participer, sous son égide, à un concours d’élégance, spectacle pendant lequel les propriétaires défilent en compagnie de leur engin d’affection. Le projet n’a pas eu lieu.9 Ces deux anecdotes disent suffisamment combien la “ passion des vieilles voitures ” dépasse largement les seules questions de mécaniques, le vaste champ qui s’ouvre avec elle. Notamment celui de la famille.

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Autre démonstration. Rallye des Vieilles Automobiles du Sarladais. Les véhicules terminent leur périple à Saint-Cernin de l'Herm, en Dordogne. Ils sont le point d'orgue de la fête locale. Le Comité des Fêtes a tondu un pré, entouré de banderoles orange, pour accueillir comme il se doit les précieux engins. Leur arrivée ne passe pas inaperçue. Les badauds délaissent les attractions, font une haie d'honneur, applaudissent, font des signes aux conducteurs. Lentement, les véhicules se garent en épi10, dans un ordre impeccable ; les pilotes descendent de leur véhicule, se dirigent vers la salle des Fêtes où un apéritif leur est offert ; le parc à voitures est refermé. Soudain, arrive un Cabriolet Peugeot 204, conduit par une jeune femme. Elle a bien du mal à se frayer un passage parmi les badauds qui protestent face à son insistance. "Elle a pas à traverser la foule. C'est interdit aux bagnoles. Elle a qu'à aller se garer sur le parking." Ce que lui précise sans ménagement un organisateur. "Non, madame, le parc à voitures est réservé à l'Automobile Club Sarladais. Les voitures particulières doivent se garer sur le parking, à l'entrée du village. Faites marche arrière avant qu'il arrive un accident." La malheureuse tente alors de lui expliquer qu'elle fait partie du rallye, qu'elle est membre du Club Sarladais et qu'à ce titre, sa Peugeot a tout à fait sa place parmi les Tractions et autres Torpédo d'"époque". Elle ne doit son retard qu'à des problèmes de ravitaillement : la nécessité de "faire le plein" l'a obligé à un détour de plusieurs kilomètres, ce qui l'a séparée du cortège. Explication parfaitement vaine. Il lui faudra attirer l'attention sur le macaron qu'arbore le pare-brise ainsi que sur la plaque apposée sur le pare-chocs pour vaincre les réticences de l'organisateur, qui n'en restera pas moins sceptique. "Ils ont pas que des belles bagnoles dans ce club ! "

Une question s'impose alors : qu'est-ce qu'une voiture de collection ? Quelles sont les critères que doit présenter un engin pour se voir octroyer ce qualificatif glorieux ? Qu'est-ce qui vaut à l'une des DS le droit d'être exposée, admirée ? Qu'est-ce qui justifie que l'autre soit reléguée sur le parking, stigmatisant ainsi sa seule utilité ?

Les assurances apportent une première réponse. Est considérée comme "collection" toute voiture ayant plus de vingt-cinq ans. Ce que confirme la fiscalité puisque, si ce type de véhicule était encore assujetti à la vignette jusqu’à une date très récente, celle-ci était gratuite. Il suffit de se rendre au Centre des Impôts, muni de la carte grise, pour se la voir délivrée sans débourser un centime. Une faveur que les passionnés goûtent diversement : s'ils considèrent qu'il est "normal" que le précieux autocollant soit gratuit, ils n'acceptent pas qu'on les oblige à le coller sur le pare-brise. J'y reviendrai. Le critère des vingt-cinq ans fait alors accéder au titre de "collection" des engins beaucoup moins insolites que les "Amédée Bollée" et autres "Panhard-Levassor". 2CV, Renault 4, Renault 12, dont certaines sont encore en circulation "ordinaire" deviennent des "voitures de collection".

Un autre critère, celui de la fabrication, ne semble pas faire l'unanimité, même s’il est souvent évoqué. En effet, est également considéré comme objet de collection un véhicule qui n'est plus fabriqué, et cela dès l'interruption de sa fabrication. Mais l'histoire de cette 205 turbo 16 soupapes, joyau mécanique des années 80, véritable "bombe", montre que les passionnés ne retiennent guère ce critère. Robert T., amateur de belles et vieilles mécaniques, en témoigne.

Robert T. : -"Pierre B. en avait une. Il s'en servait comme voiture de tous les jours. Il l'économisait pas, crois-moi. Toujours ventre à terre, à fond, il l'avait toute esquintée. Il faisait même les courses de côte avec. Et puis, du jour au lendemain, fini ! '-Qu'est-ce que vous avez fait de la 205 ? ' '-Elle est au garage. Ils viennent d'arrêter la fabrication. Du coup, elle est cotée collection. En une nuit, son prix a doublé alors tu crois pas que je vais continuer à la crever dans les rallyes, non ? Je la laisse au garage ; elle va gagner de la valeur. Ca va devenir rare, ce bolide', qu'il me dit. C'est dégueulasse, l'eau va à la rivière. Il paraît même qu'il y a un

10 Se garer en épi signifie garer son véhicule en marche arrière, parallèlement à ses voisins. Tous les véhicules sont donc tournés dans le même sens, en ordre rigoureux.

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type qui lui en avait proposé quatre-vingts briques, un étranger. Il a pas voulu la vendre. Tu crois qu'il avait besoin de ça, en plus du fric qu'il gagne avec l'usine ? Remarque qu'il y a quand même une justice. Le gros orage qu'il y a eu il y a cinq ou six ans, que ça avait tout inondé, tu te rappelles ? La 205, foutue ! Le garage avait inondé, il y avait de l'eau jusqu'au toit. Tu imagines le travail, les sièges, le moteur, le tableau de bord. Tout était complètement mort. Et quelque temps plus tard, il vient me voir, il me dit : '-J'ai réfléchi. La 205, c'est con de la laisser rouiller, de la foutre à la ferraille. On va la réparer.' '-Comment ça, on va la réparer.' '-Écoute, tu en connais un rayon en vieilles bagnoles. Tu prendras ton temps, tu auras tous les moyens que t'as besoin. Je t'ouvrirai un compte chez le marchand, si tu dois aller à une bourse d'échanges pour trouver les pièces, le dimanche,... Je te paierai tout. Je m'en fous complètement du prix, tu me prends ce que tu veux mais il faut que tu me la remontes.' '-Il faut, il faut... ! tu me fais rigoler toi. Mais ta 205, c'est pas une Juvaquatre, dis. Moi, j'y connais en mécanique, à condition que ce soit pas compliqué. Bon, une 4 CV, une Dauphine, même une Traction ou une 201, c'est simple comme mécanique. Mais ton oignon, c'est que de l'électronique, des pièces à la con que tu trouves nulle part, des branchements de je sais pas. Je vais tout faire péter. Non, non, non, je sais pas le faire, ce truc-là. Demande à quelqu'un d'autre.' J'ai pas voulu la lui réparer. J'avais pas le temps, non plus. Il m'a fait la gueule pendant quelque temps et puis ça lui a passé. Tu imagines, si j'avais une erreur... Quatre-vingts millions qui te pètent au nez... J'ai pas voulu prendre cette responsabilité !

Q11 : -Mais pourtant, ce genre de voitures, vous connaissez. C'est bien vous qui assurez la préparation des voitures de course pour votre fils, non ?

Robert T. : -Oui, mais mon fils, il court sur Renault et pas sur Peugeot. Mon fils, c'était une Clio Williams qu'il avait ! Et puis, 205, c'est vieux, maintenant.

Q : -Pas autant que la Dauphine quand même...R : -Oui, et puis, je vais te dire, j'ai pas voulu lui faire sa 205. C'est ça, la vérité. Non

parce que... Collection, collection, il avait que ce mot à la bouche. Il m'emmerdait avec sa soi disant voiture de collection. Il avait qu'à la mener chez Hernandez12, il la lui aurait réparée, va ! Et puis, je vais te dire aussi, sa soi disant voiture de collection, c'est de la... Bon, tu m'as compris. Si tu commences à classer collection toutes les voitures qui sont plus fabriquées, mais t'en finis plus. Les Toyota, les Honda, collection ! les vieilles Ford Fiesta, premier modèle, collection ! ta 306, collection ! Eh oui, celles qui sortent maintenant, elles ont pas la même calandre. Alors, la tienne, elle est collection. A ce compte-là, on a tous des voitures de collection. Je crois qu'il a fini par payer un type de l'usine, qui lui a refait ça, pendant les heures de boulot."

On est alors tenté d'aller chercher la réponse dans les revues spécialisées. N'est-on pas fondé à penser qu'elles sont le lieu où se met en place la notion de "collection", où s’édicte la règle ? Parcourant les pages de La Vie de l'Auto, on découvre presque un siècle d'histoire de l'automobile. La Monasix 1929 figure aux côtés d'une Alfa Roméo des années 70, les Juvaquatre semblent faire bon ménage avec les Mini Cooper ! Quant aux petites annonces, elles ne sont guère différentes de celles que l'on peut trouver dans les journaux locaux gratuits : on peut y acheter une prestigieuse Rolls-Royce Shadow 1977, une énigmatique De Rovin modèle D4 1953 ou une plus banale Peugeot 504 coupé 4 cylindres 1982. Quant à l'Audi 80 GL 1600 automatique 1976, vendue 6000 francs, elle est bien digne de figurer parmi les automobiles qu'on achète "pour le boulot". Gazoline, quant à elle, propose des reportages sur des voitures "mythiques", les Farman ou les Amédée Bollée, constructeurs disparus depuis fort longtemps et dont il ne subsistent que quelques spécimens dans les musées ou chez de rares et heureux collectionneurs, tels que Fritz Schumpf ou Charles Renaud. Mais il suffit de

11 Dans les entretiens, la lettre Q désigne les propos de l’ethnologue ; ceux de l’interlocuteur sont désignés par l’initiale de son prénom.12 Concessionnaire Peugeot de la ville où habitent Robert T. et Pierre B.

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tourner les pages pour découvrir des "Guides d'achat" consacrés à la Citroën CX série 1, à la Volkswagen Scirocco série 1, voitures assurément moins vieilles et moins rares. Comment comprendre également le dossier consacré à la "Redécouverte de la Renault 5 Alpine" ? N'est-elle pas aux antipodes de ce qu'il serait convenu d'appeler "collection" ? N'est-ce pas précisément ce genre de "petites bombes" que les très jeunes conducteurs, désargentés mais épris de vitesse, achètent "pour se faire la main" lorsqu'ils ont leur précieux papier rose en mains ? Un traitement indigne d'une voiture de collection !

Ainsi, les critères d'âge, de rareté ou les prouesses techniques ne suffisent pas pour élire un véhicule au titre de collection. Aucun critère subjectif ne semble à même de le définir. Le cas des DS le laisse à deviner. Ce n'est pas essentiellement sous le capot ou dans les courbes de leur carrosserie qu'il faut chercher les raisons de cette différence de jugement. L'objet de collection n'est pas donné. Il se construit progressivement, par étapes ; à l'inverse, le passage par ces mêmes étapes permet de légitimer ce jugement.

Je l’ai dit, mes interlocuteurs ne sont pas à la tête de grandes collections, numériquement importantes. L’idéal serait d’en posséder “ quatre ou cinq ” de façon à pouvoir “ toutes les faire rouler ”. Pourtant Jean-Claude lève le voile sur un aspect pour le moins singulier de cet univers. “ Les collectionneurs de voitures, c’est assez particulier parce que tu peux être collectionneur avec une seule voiture. T’as pas besoin d’en avoir cinquante. Une seule, ça suffit. Et tu seras pas mieux vu que t’en ais une ou toute une ribambelle. ” Une collection composée d’un seul individu ? En fait, la “ collection ” ici ne désigne pas un ensemble mais un rapport à l’objet, une façon de le construire13, de le penser, de le dire.

13 Remarquons que s’il refuse qu’une personne extérieure les qualifie de “ collectionneur ”, eux-mêmes utilisent souvent le terme pour parler d’eux-mêmes. Comme s’ils considéraient que prononcer par eux ou par un étranger à cet univers, le mot n’avait pas exactement le même sens.

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Requiescat in pace ouRequiescat in pace ou l'art de faire lesl'art de faire les

épaves.épaves.

Gilbert : “ C’est une belle mécanique. C’est une “ Bolide ”. J’ai le catalogue ; elle est de 1902.Q : -Et vous l’avez trouvée où ?G : Dans des bourses d’échanges, vous savez qu’il y a des bourses d’échanges. Elle était super incomplète. Il y a peut-être dix ans que j’ai commencé. J’ai d’abord trouvé la boîte, plus tard j’ai trouvé le moteur et maintenant il me manque encore beaucoup de pièces. Il me manque le radiateur, il me manque l’embrayage, il me manque la direction parce que la direction, ce n’est qu’un semblant de direction. (…) Alors ça, je le cherche. Je le trouverai

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peut-être jamais. Q : -Mais enfin, il y avait quoi sur cette voiture s’il manquait tout ça ?G : -Ah ! Bé, j’ai trouvé le châssis. D’abord, j’ai trouvé le châssis. C’est un châssis tubulaire ; au début c’était tout des châssis tubulaires, comme ça. Il n’est pas comme maintenant ; il est comme ça. J’ai trouvé ça joli ; je l’ai acheté. Je l’ai pas payé cher puisque le type savait que c’était pratiquement impossible de la reconstituer. Il y a plus de dix ans que j’ai commencé.Q : -Mais il y a rien, là ! ?G : -Il y a rien mais c’est déjà… Vous savez, pour qu’il y ait ce qu’il y a, j’ai fait des recherches. Rien que pour trouver le pont qui est le sein, qui y va pile,… la boîte, té !Regardez ! Il y a marqué ‘ Bolide’ sur le moteur, il y a marqué ‘ Bolide’. Regardez sur le bouchon des roues… Alors, je cherche, il n’est pas impossible que je trouve un jour… Dimanche prochain, il y a une vente, comme ça, de pièces, à Bergerac. Je vais y aller ; c’est à voir. Allez savoir si je vais pas tomber sur l’embrayage qui est le sien. Il me faut le sien pour que ça aille dessus sinon ça va pas. Il faut que ce soit d’origine et tout. Mais j’ai espoir de trouver. ” (Gilbert F., mars 2001)

“ La Simca 5, j’étais un peu amoureux de cette Simca 5. Sur Rétroviseur, il y avait un article magnifique. C’est une voiture très belle. Et c’est le pot de yaourt, comme dit ma fille. Et c’est tout avec des flèches. 5 et 6, c’est tout avec des flèches. Et un jour, il y a eu une annonce d’une Simca 5. Et c’était à Guérande, là-bas, au sel de Guérande. Et je suis parti avec un copain chercher cette voiture, avec le plateau derrière. On a fait l’aller et retour dans la journée. Ca a dû faire 700-800 kilomètres dans la journée, 400 kilomètres, Guérande c’est là-haut. C’est bien là-haut. Moi je croyais que c’était entre Niort et Nantes. Mais c’est pas tout à fait ça. Et le gars qui était le notaire de Guérande, qui avait une Alfa, qui avait une 404 cabriolet aussi, il nous attendait et on a été au port de La Turballe la chercher. Et bon on la voit… Il nous a vus arriver avec le plateau ; on était mort. T’es complètement mort ! (il rit) Il savait ce qu’on venait faire. Je marche toujours avec Vincent mon fils aîné, qui lui est très… Il est technicien de métier déjà mais dans l’électronique, l’informatique, la robotique. Et il est passionné par ça. Donc lui, c’est le manuel de l’étape. Allez ! Hop ! on a essayé ça. On l’a essayée et en avant la musique bien sûr. On a marchandé un peu le truc mais pas beaucoup parce qu’il savait qu’on était mort. Il nous a enlevé mille balles sur l’affaire et on est reparti avec ça. Et on a essuyé une tornade, un orage sur l’autoroute entre Bordeaux et Langon. Et je crois que je serais allé dans la bagnole pour pas qu’elle se mouille. T’avais la bâche qui s’était défaite. Le cirque ! L’enfer ! Ca, c’est la vie des collectionneurs. Et on a mis celle-là à l’abri en arrivant et l’autre est restée dehors. L’autre, celle qui nous a emmenée, la neuve. Celle-là, elle tournait parce qu’elle venait du musée de Rennes. Les musées se séparent beaucoup des voitures de collection parce qu’ils sont surchargés. Et il y a de plus en plus de collections, il y a de plus en plus de musées et les musées ne peuvent plus vivre en vérité. Voilà. ” (Jean-Claude R., Septembre 2002)

Lorsque je rencontre Gilbert F. pour la première, il est dans son atelier qui ferait pâlir d’envie un réparateur de voitures. Au milieu de la pièce, trône –il n’y a pas d’autres mots- un ensemble de ferrailles ajustées. Le châssis de la “ Bolide ” dont il est si fier. Pour l’instant la “ Bolide ” n’a de bolide que son nom de baptême. J’ai toutes les peines du monde à imaginer que ces morceaux de fer deviendront -ou redeviendront- une voiture. J’ai également bien du mal à imaginer qu’il lui a fallu dix ans pour en arriver là. Mais ne le dit-il pas lui-même ? “ Elle était super incomplète ”. Doux euphémisme en vérité puisqu’il a acheté un simple

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châssis, nu, sans la moindre pièce. Et c’est au prix d’une véritable quête qu’il a pu en récupérer quelques-unes.

Jean-Claude R. semble avoir rencontré moins de difficulté. Même s’il lui fallut “ essuyer une tornade ” au retour, il a acheté une Sima 5 “ en parfait état ”, qui n’en nécessita pas moins “ des bricoles ” qui occupèrent plusieurs mois car “ il a fallu tout suivre ”.

Ici une voiture plus qu’épave, là une voiture en bon état qu’il faut suivre, j'ai souvent demandé à mes interlocuteurs de me brosser le portrait du véhicule idéal pour un collectionneur, véhicule que je situais entre ces deux extrêmes. "L'idéal, c'est une voiture dans son jus, c'est-à-dire qu'elle a encore toutes les pièces, ou que les pièces sont mortes mais qu'il reste encore quelque chose pour pouvoir la refaire. L'idéal, c'est qu'elle ait gardé tout d'origine, le moteur, le carburateur, les pistons, l’embrayage, tout quoi. Des détails comme ça. Parce quand tu as le modèle, c’est pas sorcier de refaire. L’idéal, c’est une voiture qui a été mise au fond d’une grange quand elle a plus servi et qui est restée là, à l’abri, pendant… Alors là, pas de problème ! Le moteur, la mécanique, tout ça, c’est impeccable et même si une pièce a gelé ou a grippé, tu refais. T’as le modèle. Mais bon, faut pas trop y compter. Souvent, il t’en manque les trois-quarts quand c’est pas tout qui te manque ! " Me rendant au garage où les membres les plus actifs des Pistons baladeurs s'adonnent à leur passion, sur une petite route de campagne, je suis pendant plusieurs kilomètres une vieille Dauphine, quelque peu endommagée certes ; la peinture est fanée, les chromes ont terni. Mais l'engin a l'air de fonctionner normalement : elle affronte les côtes crânement, les clignotants, les phares ont l'air en état de marche. Quant à la plaque d'immatriculation, elle ne laisse aucun doute : la première lettre appartient au début de l'alphabet ! Sans doute son propriétaire n'a-t-il pas changé de voiture depuis plusieurs décennies. Il y a là, me semble-t-il, une "voiture dans son jus", potentiellement une "voiture de collection". J'en parle aux jeunes collectionneurs avec qui j'ai rendez-vous, des passionnés de voitures françaises des années soixante. "Oui, c'est le Papy Lafarge. Elle est pas jeune sa Dauphine. Il l'a toujours eu. Il l'a achetée neuve et il roule toujours avec." Comme je suggère qu'il y a là une "voiture de collection", mes interlocuteurs sont sceptiques. "Cette cacugne ? Non, c'est pas une voiture de collection ! Mais qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse de cette bagnole ? Tu sais les Dauphine, c'est pas... Quand il la voudra plus, le mieux c'est qu'il la porte au ferrailleur. Il y a plus que lui qui peut en faire quelque chose." Les propos sont évasifs et je ne parviens pas à comprendre pourquoi "c'est pas pareil, cette Dauphine". D'autant que celui qui nie toute valeur à la Dauphine est fier de me montrer sa Citroën Ami 6, "rose framboise" ou plus exactement ce qu’il en reste. Quelle différence entre l'une et l'autre ? Celle-ci n'est-elle pas plus récente que celle-là ? La Dauphine n'est-elle pas "dans son jus" au point qu'elle roule encore alors que l'Ami 6 est "en miettes" ? C'est précisément ce détail -l'une roule encore, l'autre en était bien incapable lors de sa découverte- qui assigne à chacune sa place et sa valeur.

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Le poulailler et les ronces

" 'Té, je connais un gars qui a dû en avoir des pièces ... Je suis allé la semaine dernière lui dépanner le tracteur et on a rigolé parce qu'il avait, à un clou, dans la grange, un volant de voiture d'autrefois, vous savez, tout petit, tout en fer... Oh, il doit l'avoir gardé, on 'déconnait' avec... Mais il n'a que ça, et il doit le conserver ! ... '

Je notai tout de même l'adresse qui ne menait qu'à quelques kilomètres. En remettant le contact, j'eus une sorte de pressentiment et j'amorçai un demi-tour devant la station. On m'aurait indiqué un pont ou un essieu sous une charrette, je n'aurais pas bronché ; à la campagne on achetait encore couramment des essieux de voitures, il y a peu d'années. Mais un volant ! Qu'est-ce qu'un cultivateur du fin-fond de la Haute-Garonne aurait bien pu faire d'un volant ? A moins de l'avoir trouvé, il devait y avoir encore un peu du reste !

(...) Le lieu fut vite trouvé : la ferme était tellement isolée qu'on ne pouvait voir qu'elle. Malgré la moue d'un (lointain) voisin nous prévenant que 'l'homme' était un peu bizarre, nous fîmes, dans la cour, une arrivée sur les chapeaux de roues, au risque de verser dans une grande mare qui devait manger chaque année un peu du chemin. Et avant de descendre de la DS, je voyais déjà, accroché à un chevron du hangar, le fameux petit volant, bien en face de moi ! Nous allions presque tendre la main pour le décrocher quand sortit de la maison, sur la droite, une grosse femme dans la cinquantaine... De toute évidence, cette arrivée brusque ne lui présageait rien de bon. Le but de la visite fut vite exposé. En parlant à deux à la fois pour dire une chose aussi simple que 'nous venons de la part de M. X, le garagiste, qui nous a dit que ... enfin on vient voir si... des fois, qu'il resterait quelque chose...', la conversation tomba vite.

-'Ah ! Pauvre ! L'auto du notaire ? mais mon mari l'a démolie il y a trente ans, même plus ! Et on habitait pas ici ! Et puis tout est jeté, vous pensez, depuis si longtemps ! ...'

Pendant que mon ami décrochait le volant pour lui dire que ça, au moins, on ne l'avait pas jeté, je donnai libre cours à ma passion des coups d'oeil circulaires...Circulaire est le mot ; sans changer de place, je découvrais, tous les trente degrés, un élément de l'auto ; contre un arbre, joli bec de canard, avec une petite porte devant...

-'Et ça ? dis-je. Et ça ? criais-je plus fort, en me précipitant sur un châssis tube qui dépassait de la haie... Et ça ? Et ça ? ' Et nous voilà partis, rasant le sol, soulevant un tas de bois, inspectant les ordures... La bonne femme, complètement dépassée, ne savait que dire.

-'Il faudrait attendre mon mari, vous comprenez, il ne va pas tarder... Je ne sais ce qu'il en a fait de ça. Attendez-le, ne touchez rien ! Mais vous voulez l'acheter tout ça ? Ah, pauvre monde, mais c'est de la ferraille ! Ah ! té ! le voilà...'

En effet, un homme apparaissait en haut du chemin qui montait vers un bois, et fut bientôt à portée de voix.

-'Dis donc, dépêche toi un peu, ces messieurs t'attendent pour la voiture, la voiture du notaire...'

-'Oh là là ! Ah, c'est Pons, de Montesquieu, qui vous envoie ! Ah oui, il est venu pour le Renault la semaine passée... mais il ne reste rien ! Je l'ai jetée à la ferraille. Oh là là ! Eh bé !'

Répétition de la scène des découvertes : 'Et ça ? Et ça ? ...'-'Ah bé oui, té, c'est le châssis ! Le capot, c'est le sien, oui, et le volant... mais c'est

tout!...'Alors là, ce fut le déchaînement ! Dans un périmètre de cinquante pas, tout autour et

dans le vaste tas de ferraille qui touche chaque ferme de nos régions (...), nous plongions, ressortions d'un buisson, retournions une vieille pièce de moissonneuse ; sous un tonneau pourri, c'étaient deux marchepieds, mangés de rouille, des ferrures de caisse... Plus loin, le

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radiateur, dans les ronces, à la même place depuis quarante-cinq ans, gelant et dégelant au rythme des saisons... Un cri : je venais de voir les deux roues arrière, de l'autre côté de la marre (sic) bouchant avec du fil de fer un trou de la clôture des poules ; déjà, je pataugeais pour les attraper...

Le pauvre homme ne savait que dire ; il nous suivait les bras ballants, regardait sa femme, puis la DS, et le tas de pièces rouillées qui commençait à grossir, sur l'herbe...

Bientôt, il prit le parti de sourire et de nous aider. En deux heures, dans le soir qui venait, nous remuâmes bien une tonne de ferraille diverse et sans valeur. Mais de temps en temps... '-Tiens, ça, c'est de la voiture... Qu'est-ce que c'est ? ... Je ne sais pas, la boîte sans doute ?... Tiens, le volant moteur, avec la poulie ! ... ' Et l'infortuné propriétaire des lieux ne comprendra jamais comment nous, qui n'avions jamais vu l'auto, nous pouvions à coup sûr, entre cent morceaux de fer rouillés, et quelquefois à dix mètres de distance, nous précipiter sur une pièce, perdue au milieu du reste, la ramasser, et l'ajouter à notre butin, à l'exclusion de toute autre. Alors, il l'examinait et disait : 'Ah, bé oui, c'était un des arbres de roues... J'ai l'autre, mais il est sur la meule.... Ca ? Ah ça, non, c'est pas son cylindre... Le sien, le voilà, ça c'est du Quintin industriel. Tiens, voilà sa bielle ! ... ' (...) Alors, nous entrâmes dans la maison car il avait, paraît-il, conservé 'des choses' dans le grenier.

(...) Il (en) descendit bientôt, précédé, dans l'escalier, par le porte-parapluies en osier de l'auto, qui lui avait échappé. Il tenait fièrement à la main, un phare, tout cabossé, et une bielle de direction, entièrement chromée, ainsi que les morceaux d'un de ses sièges arrière, en forme de bidet. (...) Il revint un instant après, avec un splendide réservoir d'essence de tablier, complet, poli, sans un coup.

-'C'est le réservoir de la voiture...'-'Ah bon, eh bien, on le prend ! '-'Ah non ! Pensez-vous ! Ca je ne le vends pas, il me rend trop service pour aller

chercher de l'essence si je tombe en panne avec la voiture ! Vous comprenez, je le mets facilement avec un Sandow, sur le porte-bagages de la mobylette... Il fait juste dix litres, c'est tout plat, ça ferme bien..'

-'Bon, mais alors je vous l'échange contre un jerrican neuf, pour nous c'est important, le réservoir...'

-'Un jerrican ? Mais vous n'y pensez pas, c'est énorme, vingt litres ! Comment voulez-vous que je le porte sur la mobylette ? '

-'Mais vous n'êtes pas obligé de le remplir ; et puis il y en a de 10 litres.' -'Non, le réservoir, je le garde.' Il n'y eut rien à faire. "(Dalmier 139-142)

Cet extrait des Roues de fortune, les roues de misère, autobiographie d'un collectionneur toulousain, Yves Dalmier, valait d'être noté. S'arrêtant par hasard à une pompe à essence, par habitude, il questionne le pompiste qui lui indique une ferme où il pourrait, peut-être, trouver son bonheur mécanique. En effet, c'est un spécimen rare qu'il découvre, désarticulé certes, en pièces plus que détachées, dévoré par la rouille et reconverti à divers usages, mais entier... ou presque, une Georges Richard Paris-Berlin, éclatée entre mare et poulailler, tas de ronces et clôture. Plaisamment contée, l'aventure n'a pourtant rien d'exceptionnel.

Tous les amateurs affirment l'avoir vécue. Comme Gilbert F. qui récupéra in extremis un spécimen rare au moment de son dernier voyage : il allait être fondu pour recycler les matériaux ! "J'habitais route de Fumel et Raphaël Leygues1 habitait de l'autre côté de la rue. Un jour, je vois un camion sortir de chez lui et je vois sur le camion une bagnole. Une épave. (...) Il y avait cinquante-cinq ans qu'elle était dans le jardin, dehors. Je sais pas si vous vous

1 Maire de Villeneuve sur Lot dans les années cinquante.

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rendez compte l'épave que c'était. Bouffée par la rouille, plus rien qui tenait debout. Et alors, le domestique de Raphaël Leygues, c'était un copain de régiment à moi. Il y a des coïncidences dans la vie ! '-Eh, j'ai dit, qu'est-ce que c'est que cette bagnole que... ' '-Bô, c'est un vieux truc qu'il y avait dans le jardin derrière ! ' '-Mais putain, tu me l'avais pas dit. Tu sais que j'en... que j'aime ! ' '-Bô, elle est pourrie, elle tient pas même pour la charger, elle tombait en lambeaux'. C'était le camion de Brangé, le récupérateur de ferraille, qui était venu la chercher. Alors je savais où elle allait et qu'est-ce qu'on allait en faire. Ils allaient fondre tout ça ! Si c'était pas dommage ! Alors, je monte dans ma voiture et je file chez Brangé. '-Je voudrais vous acheter la bagnole qui est sur le camion.' '-Mais vous rigolez, il faut faire un tas d'expertises, savoir combien il y a d'aluminium, de laiton, de...' '-Oh mais vous avez pas fait tant d'histoires quand vous l'avez achetée. Vous l'avez débarrassée, on vous l'a donnée sans doute. Dites-moi combien vous en voulez, on décharge pas le camion, on la porte chez moi." Alors je l'ai achetée. Elle est là maintenant, finie. J'ai mis trois ans mais, là, il manquait rien. Tout y était, tout pourri, que même les rats avaient fait leur nid dedans mais tout y était. Elle est belle, non ? Et si vous l'aviez vue sur le camion, vous m'auriez traité de fou, de prendre une pareille cochonnerie."

Jean-Paul a connu semblable aventure lorsqu'il trouva enfin la Trèfle dont il rêvait. "Pour être honnête, la Trèfle, je l'ai trouvé... dans une haie, dans les ronces. Enfin, je dis la Trèfle, je devrais dire ce qu'il en restait parce que honnêtement il fallait savoir que c'était ça. En fait, il restait le châssis mais quand je dis le châssis... ce que la rouille avait pas bouffé. D'ailleurs je l'ai pas vu tout de suite qu'il y était. Il a fallu y aller avec la faux, le croissant et couper les ronces pour trouver l'engin. D'ailleurs, quand j'ai ramené ça chez moi, ma femme a gueulé ! 'Merde, j'en ai marre ! c'est le bouquet maintenant. Avant, ça ressemblait à peu près à quelque chose. Maintenant tu me ramènes même des tas de ferraille. Fous-moi ça à la poubelle tout de suite, t'as compris ? ' Bon, maintenant, elle est bien contente de faire les rallyes avec mais sur le coup... Elle a failli demander le divorce ! "

Il faut parfois un œil plus exercé encore pour reconnaître les restes d’une voiture accommodés à la sauce utilitaire. “ Si je vous disais d’où elle vient, cette voiture ? ! De chez le voisin !!! oui de chez le voisin !!! Et je l’ai toujours vu rouler, toujours mais fallait la reconnaître ! Parce qu’il était paysan et à l’époque, c’était pas comme maintenant. On achetait pas comme ça ! On se faisait beaucoup de trucs. Et lui il avait une espèce de remorque qu’il s‘était fait, un petit truc pour transporter des bricoles. Et puis, en connaissant mieux les bagnoles, je sais pas comment, je me suis intéressé à sa carriole… et je me suis aperçu qu’il l’avait faite avec ce châssis. Alors je suis allé le voir pour lui acheter : ‘Mais ça va pas ? Je veux pas la vendre ma remorque ! Comment je ferai après ? –Mais je vous la rachète ! –Non, je veux pas la vendre, je te dis ! –Mais je vous achète une remorque, une vraie, une solide, une… -Non, j‘en veux pas, je te dis. Ca vaut rien, tes remorques de maintenant. Et puis je pourrai pas l’accrocher derrière le tracteur. Et puis d’abord, si elle vaut rien ma remorque, pourquoi tu veux me l’acheter ? –Je voudrais la remonter comme à l’origine. Refaire la voiture. ‘ Alors là bien sûr, il a cru que je me foutais de lui. Tu parles, vu l’état dans lequel il l’avait arrangé… ! Bon j’y ai travaillé. J’y suis revenu, et revenu, et revenu encore. Enfin bref, au bout d’un certains temps, il a fini par me la laisser. Et voilà d’où elle vient. C’était une remorque. On dirait pas ! ” Les berlines transformées en “ plateau ” par un maçon soucieux d’économie, un châssis devenu remorque, le moteur précieusement conservé… pour “ faire tourner une pompe à eau, une scie, une bricole ”, les voitures ont souvent perdu leur fonction première, ont souvent été démantelées, servant à différentes “inventions rurales ”. Ce sont plus souvent des pièces éparses, greffées sur d’autres engins, que les mécaniciens trouvent.

Les collectionneurs insistent lourdement sur l'état et le lieu pour le moins inhabituels dans lesquel ils ont trouvé l'automobile dont ils sont si fiers aujourd'hui. Toujours en piteux

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état, elle ne servait plus depuis fort longtemps, oubliée de tous, reléguée dans quelque hangar ou au fond d'un jardin, d'un pré ou dans une haie où elle servait de support inespéré à la végétation. Reconvertie à d'autres usages, elle abritait ici la volaille, là son châssis mis à nu servait au transport des grumes, ailleurs une partie du moteur actionnait une scie circulaire. Un esprit chagrin serait tenté d'affirmer qu'il n'y a rien d'extraordinaire à retrouver des véhicules âgés d'un demi-siècle dévorés par la rouille, que l'inverse serait, au contraire, beaucoup plus étonnant.

Pourtant, dans ces récits de véhicules dévorés par la rouille, c'est autre chose qu'un simple effet de la pluie sur la tôle qui se joue. C'est toute la valeur de l'engin qui est questionnée.

Mise en scène du déchet

Les ronces et les poulaillers, grands pourvoyeurs d’“ anciennes ”, c’est bien ce que met en scène la presse spécialisée. C’est avec une bonne dose d’humour que La Vie de l’Auto consacre parfois un petit article à ces rescapés en sursis, en affirmant “ Rouillez bolides ” ou “ Sauve qui peut ” (La Vie de l’Auto Mai 2001 : 36). Si cette rubrique n’est que sporadique dans ce journal, elle est présente dans chaque numéro de Charge Utile et de Gazoline. Quelle que soit la revue, le scenario est invariablement le même : un lecteur ou un journaliste, au cours de ses promenades, s’est ému du sort d’une ou plusieurs voitures et en envoie la photographie, accompagnée d’un commentaire enflammé. Charge Utile, par exemple, consacre toujours ses premières pages à de bien tristes photographies. On y voit des tracteurs, camions ou autobus irréversiblement endommagés, auxquels il manque l'essentiel de leurs pièces, dont la peinture a été remplacée par la rouille. Gazoline ne fait pas autrement, qui s’ouvre toujours sur quelques photographies de vieilles voitures pathétiques, oubliées dans un coin de nature sauvage ou dans une décharge, victimes des intempéries et de l’indifférence.

Mais qui sont ces engins, si précieux que même rouillés, dépouillés d’une partie de leurs pièces, ils suscitent encore l’émotion des lecteurs ? Des véhicules rares, très anciens, dont la rareté justifierait une procédure de sauvegarde urgente ? La Vie de l’Auto attire l’attentions sur quelques “ Epaves à sauver ”. Mais était-il nécessaire de consacrer un tiers de la page à ces voitures, “ essentiellement des populaires françaises des années 50 à 70 : Peugeot 203 commerciale et 403 berline, Renault 10 et 16 TX, Matra-Simca Bagheera, Citroën DS deuxième série… La palme de l’exotisme revient à une Plymouth Valiant 1966 et à une Volkswagen K 70, tandis que la doyenne du parc semble être un coupé 201 de 1932, dépourvue de sa calandre. ” (La Vie de l’Auto Janvier 2001 : 7) De même dans Gazoline. Dans le numéro de janvier 2001 par exemple. “ Voici quelques voitures qui dorment dans une casse située à Yutz, près de Thionville. La Triumph était en très bon état lorsqu’elle est arrivée en 1995. La Simca Rallye 3 est, par contre, bien mûre et dépourvue de mécanique et de sièges. Il y a aussi une DS, deux Bagheera, une Opel Kadett coupé, quatre Fuego, une R17 ou, du moins, ce qu’il en reste, et enfin une belle collection d’Opel Manta ” (Gazoline Janvier 2001 : 4) Quelques mois plus tard, c’est une “ Casse en Charente ” qui retient l’attention. “ C’est en cherchant des pièces pour mon Opel, que je suis tombé sur cette casse. On y trouve des Rodéo 4, 5 et 6, Frégate, R 14, R15, Ford Capri, Simca 1000, 1100 Fourgonnette, 1501, Talbot Horizon, Matra… Plus des Ford Taunus, Peugeot 604 V6 SL, 403, 204, CX, Fuego, R 12, Dauphine, etc. Dépêchez-vous car les anciennes qui arrivent là partent rapidement au broyeur. (Gazoline Août-septembre 2001 : 4) Ce n’est plus de l’émotion mais de la colère que ressent cet autre face au sort réservé à deux autres véhicules. “ Ces deux voitures sont à 20 km de chez moi et elles appartiennent à un papy de plus de 80 ans. Si la 204 est en piteux état, la 304, elle, est étonnement préservée. Malheureusement, le

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papy et sa femme vivent sous la coupe de leur fils (la cinquantaine, vieux garçon,) qui ne veut rien entendre. J’y suis allé au moins six fois, et à part me faire traiter de marchand de paniers, je n’ai abouti à rien et la C… à ce niveau, ça me dépasse. Il dit préférer la voir pourrir là que de la céder, et il n’en démord pas ! J’espère que quelqu’un de plus persuasif arrivera à faire entendre raison à cet homme de Cro-Magnon. Si vous vous sentez la moëlle d’affronter la bêtise de cette personne, prenez contact avec moi. (Gazoline Mars 2001 : 4) Un esprit chagrin serait enclin à penser qu’on fait là beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Est-il nécessaire d’attirer l’attention sur ces modèles ? Ne trouve-t-on des spécimens de Renault 12, 14 ou16, de Peugeot 204, 403, Renault 16, 12, CX, Ami 6 dans de nombreuses casses ? Voilà bien des voitures banales, qui du moins ne sont ni rares ni très anciennes. En effet, on aurait pu penser que les lecteurs qui lancent ces appels concentrent leurs efforts sur des engins dont il reste peu d'exemplaires, des De Dion-Bouton, des Chenard et Walker, des Panhard-Levassor et autres “ Anciennes ” ou du moins “ Vintages2 ”. Or, ce sont le plus souvent des véhicules assez ordinaires.

Mais la surprise se poursuit. S’agit-il d’appeler à une restauration urgente, imposée par la certitude d’une disparition prochaine, comme certains intitulés le laissent à penser ? On ne peut qu’en douter lorsqu’on se penche sur certains commentaires. Sur cet appel en forme de “ Requiem pour une Ami 6 ”. “ Cette Ami 6 est abandonnée dans une forêt de Charente-Maritime. Et elle est aujourd’hui dans un piteux état qui évoque plutôt une vision de fin du monde… ”. Le titre est plus explicite : il est “ Trop tard ” pour elle. Et on ne peut que le croire lorsqu’on regarde la photographie qui immanquablement accompagne le commentaire. Au cœur d’un inextricable enchevêtrement de ronces, au fond d’un épais taillis, ce qu’il reste de la voiture : une portière manque, l’autre n’a plus de gonds et pend lamentablement, le toit s’est étrangement affaissé, les montants de l’habitacle ayant sans doute cédé, dévorés par la rouille, le haillon accuse un angle inhabituel sur cette voiture, la malle, elle, semble s’être mystérieusement relevée. A n’en pas douter, le châssis s’est scindé en deux parties. “ Une vision de fin du monde ” assure, à raison et laconiquement, le journaliste… qu’il paraît bien prétentieux de prétendre restaurer. (Gazoline juin 2001 : 4) Pourquoi alors s’intéresser à un véhicule dont on ne peut strictement rien espérer, tout tentative de restauration étant, de l’avis du journal, vaine ? Et elle n’est pas la seule ! L’opinion de ce même Gazoline, à propos de cette P60, est également sans appel. “ Plus rien à sauver ”, affirme-t-on dans un titre en gros caractère. Pourtant on ne lui consacre pas moins un petit article accompagné d’une photographie : “ Surprise sur un plateau en Haute-Loire, cette P60 Elysée modèle 1959 sert de remise pour objets en tous genres, et accessoirement de défouloir aux enfants du coin. Elle fut abondamment utilisée par son propriétaire qui la laissa là en 1974 avec, pour seule compagnie, des bovidés. A part quelques enjoliveurs pieusement remisés à l’intérieur, ainsi que ses deux feux AR, plus grand chose à sauver… ” (Gazoline Février 2001 : 5) Constat tout aussi affligeant à propos d’une Méhari, prise en photo sur fonds de décharge sauvage, mêlant ordures et végétation, le train avant reposant sur une énorme jante de camion. “ C’est une bien tristounette Méhari découverte par Bernard Billaut et Catherine Chartrain de Saint-Vincent des Landes (44). La couleur s’est brûlée au soleil, les roues se sont fait les belles, bref, il ne reste pas grand-chose à récupérer. ” (Planète 2CV Janvier 2001 : 26) Cet autre envoie deux photographies : l’une de sa 2 CV de 1982 et l’autre d’une de ses congénères, beaucoup plus âgée, oubliée dans un champ, et largement attaquée par la corrosion. “ Récemment, j’ai eu l’occasion de photographier une malheureuse épave de 2CV des années 1950, irrécupérable, hélas ! ” (Planète 2 CV Juin 2001 : 8) Terminons en feuilletant Charge Utile, qui n’est guère plus optimiste. Le commentaire qui accompagne la photographie d’un petit autobus Berliet laisse songeur. “ Malgré une production non négligeable à l’époque, les autocars et autobus

2 Une Ancêtre est une voiture fabriquée avant et pendant la Première Guerre Mondiale ; Vintage désigne celles construites dans les années 1920.

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Berliet PLR sont rares aujourd’hui. Pour celui-ci, ce n’est plus la peine de courir puisqu’il a disparu sous la flamme du chalumeau. (…) Vincent Dubois, de La Chapelle-Saint-Fray (même département), l’a photographié à Saint-Corneille quelques heures avant son départ pour la casse. ” (Charge Utile Décembre 2001 : 8) “ Ferraillés ” eux aussi, les trois camions photographiés, six mois plus tôt. Cela m’empêchera pas le journaliste de les décrire longuement. (Charge Utile Juin 2001 : 7) Pourquoi attirer l’attention sur des engins dont on est sûr qu’ils ont été détruits ou que la restauration est parfaitement impossible, vu leur état, qui n’intéressent personne ou qui ne sont pas à vendre, sur des engins, dans le meilleur des cas, qui ne sont pas spécialement rares et qu’on peut trouver dans la plupart des casses ? N’y a-t-il pas quelque incohérence à attirer l’attention sur un engin détruit, à appeler à la restauration d’un engin “ irrécupérable ” ? Regardant ces photos, lisant ces commentaires, on peut les juger incohérents.

Dans Patrimoine en folie, K. Pomian offre une réflexion sur “ Musée et patrimoine ” qui donne sens à ces incohérences apparentes. Prenant pour exemple le cas d’une usine, il décrit les étapes qui transformeront, peu à peu, ce lieu de production industrielle en “ sémiophore ”. “ Soit une usine, filature ou haut fourneau, construite vers le milieu du siècle passé. En activité jusqu’à une période assez récente, elle produisait des marchandises et subissait de ce fait des transformations. On y édifiait de nouveaux bâtiments et rénovait les anciens, on y installait de nouvelles machines, on l’adaptait à de nouvelles énergies et de nouveaux moyens de transport. Puis vint la fermeture. Tout ce qui avait encore une valeur marchande fut démonté et emporté, ne restèrent que des bâtiments délabrés et des vestiges d’anciennes installations. Des années ont passé, et, aujourd’hui, la question se pose : que faire de cette ancienne usine devenue terrain vague ? On peut en effacer les traces et réutiliser l’espace acquis de la sorte. Mais on peut aussi la conserver en tant que témoignage des activités industrielles du passé et l’ouvrir au public. ” Ne pourrait-on pas appliquer cette description à nos véhicules ? D’abord “ utiles ”, ils ont roulé, tracté des machines, sont tombés en panne et ont été réparés. Puis, les progrès techniques aidant, ils sont devenus obsolètes et ont été remplacés par d’autres, considérés comme plus performants, plus élégants. Une succession d’étapes dont la banalité n’est qu’apparente car "la séquence : chose, déchet, sémiophore est parcourue par la majorité des objets qui composent le patrimoine culturel." Ce passage à l'état de déchet, cette mise à l'écart sont indispensables pour que l'objet passe de sa fonction utilitaire à celle de sémiophore. En effet, il faut que l'objet soit "vidé" de sa fonction utilitaire pour être ensuite investi d'une valeur autre. "La constitution du patrimoine culturel consiste (...) en une transformation de certains déchets en sémiophores." (Pomian 1990 : 179-180) Encore faut-il s'assurer que l'on ait bien affaire à un "déchet" ! J’emprunterai à nouveau à K. Pomian sa définition du déchet : “ Est déchet tout objet visible qui n’a aucune fonction à cause de sa destruction ou de son usure, ou parce qu’il est devenu obsolète. C’est cette absence de fonction que traduit l’abandon où l’on laisse, en général, les déchets. Non seulement ils ne sont pas protégés contre la destruction, mais celle-ci est souvent accélérée pour les faire disparaître au plus vite. ” (Pomian 1990 : 178) C’est bien à cette définition que s’efforcent de coller, sans y prétendre le moins du monde, les propos des passionnés et les articles de la presse spécialisée. On assiste bien à une véritable mise en scène de l’oubli et du déchet. Rouillé, oublié dans les ronces ou au fond d’une casse automobile, menacé de passer à la presse, amputé de tout ou partie de ses organes, l’engin est manifestement dépouillé de toute fonction, complètement hors circuit. Les engins photographiés bénéficient toujours d’un arrière-plan désolé : un taillis épais, des herbes folles, des ronces, une décharge sauvage, une casse automobile. L’image joue un rôle central : elle exhibe aux yeux de tous l’indispensable mise à l’écart. Ces camions ou ces voitures que les revues évoquent alors même qu’ils ont disparu illustrent la destruction qui guette ces engins mais en même temps exposent cette irréversible mais indispensable croisée des destins qui peut conduire à la destruction pure et

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simple mais aussi à l’admiration. L’engin ne sert à rien. Il peut donc servir à tout. Il est devenu déchet, rebut, inutile. Il est prêt pour le patrimoine.

Le spectre de la destruction comme nécessaire préalable ? C’est ce que cet article semble prouver. Un lecteur attire l’attention sur une “ avant-guerre ”, une “ Monaquatre ou une Primatre ” dont la photographie laisse à penser qu’elle est dans un état de conversation satisfaisant, permettant les plus grands espoirs. Une “ Ancienne ” en bon état, n’est-ce pas idéal ? Est-il besoin de rajouter quoi que ce soit ? Et pourtant, le lecteur va longuement “ vanter sa trouvaille ”, insistant sur sa mise à l’écart et son état “ lamentable ” que le cliché ne laisse pas deviner. L’écriture vient ici au secours de la photographie : ce que le cliché ne montre pas suffisamment, les mots vont le mettre en scène. “ Celle-ci est en fin de vie, dépourvue de vitres, de phares et de calandre. Le capot d’origine à quatre fentes horizontales a été remplacé par un capot à fentes, style Traction d’après-guerre et des apprentis-chasseurs se sont exercés au tir sur le panneau de custode. Pour lui redonner un peu de lustre, quelqu’un l’a agrémentée de flancs blancs au pinceau… ” (LVA Décembre 2000 : 7) Pourquoi insister aussi lourdement sur l’état de l’engin ? Son âge ne suffisait-il pas à justifier un appel ? Ne faut-il pas y voir plutôt une conséquence du lieu où on l’a photographié ? Ni ronces, ni décharge en arrière plan car la voiture se trouve… chez un brocanteur ! C’est sans doute ce qui pose problème. La brocante n’est pas synonyme de mise au rebut, bien au contraire ! Elle est précisément le premier stade de sortie de l’oubli, la première étape du retour vers un usage, une fonction. Livrés sur les étalages des brocanteurs, les objets ne sont pas ou plus des déchets ; ils sont en quelque sorte “ réanimés ”, ramenés dans le circuit. Peut-être n’en ont-ils que plus de valeur. Si la voiture n’est pas à sa place ici, ce n’est pas parce que d’ordinaire le brocanteur vend plutôt des meubles ou des bibelots mais parce que le brocanteur est celui qui “ remet ” les objets dans le circuit. Position d’ordinaire dévolue aux “ mécaniciens de l’inutile ”.

Tous ces récits de véhicules "méconnaissables" n'ont pas d'autre but que de les retirer, de façon manifeste, du monde de l'utile qui fut le leur pour les inscrire dans un monde autre, celui des expositions, des rallyes, celui du "patrimoine". Montrer l'état de dégradation plus qu'avancée dont ils sont l'objet, mettre en avant leur oubli, l'indifférence à leur égard, c'est surtout montrer qu'ils ont quitté définitivement le monde de l'utile, qu'ils sont prêts pour d'autres investissements. C'est en quelque sorte par la rouille et les ronces que se construit l'engin de collection. Ce sont elles qui permettent et attestent tout à la fois de la possible conversion. Paradoxalement, c'est par ces photographies de haies vives ou de décharges où l'on devine difficilement un reste de carcasse automobile que commence la patrimonialisation de ces engins.

D'ailleurs les mots utilisés disent suffisamment combien la voiture a changé lorsqu'on l'a extirpée de ce purgatoire de la mécanique que sont ronces, poulailler ou toute autre forme manifeste d'oubli. Si on "répare" une voiture récente, on ne "répare" une voiture ancienne ; on la "restaure", on la "retape", on la “ remonte ” le plus souvent. Beaucoup affirment qu’il faut les “ reprendre à zéro ”. La terminologie l'exprime : il ne s’agit pas de mettre fin à une ou à des pannes mais bien de “ gommer ”, de repartir du début, d’une étape fondatrice. Le vocabulaire utilisé n’inscrit pas l’activité des mécaniciens dans un continuum, un prolongement mais donne bien l’image d’un début, d’un “ commencement ”. Celui du patrimoine.

On comprend pourquoi la Dauphine du Papy Lafarge fait sourire les collectionneurs. Là où je voyais la preuve de sa potentielle élection au titre de collection, les amateurs voient précisément la preuve de son exclusion de cet univers : elle roule, transporte son propriétaire, elle "marche", trop bien. Elle n’est pas passée par l’indispensable étape du “ déchet ” condition sine qua non de l’élection au titre de voiture “ restaurable ”. Les jeunes passionnés ne le disaient-ils pas qui affirmaient qu’on ne pouvait en faire qu’une chose : la mettre à la

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décharge… où ils iront peut-être la récupérer plus tard ! De même, la 205 ne pouvait-elle pas accéder, en une nuit, à l'univers de la collection, n'étant pas passée par le stade du déchet, de la mise à l'écart. Ce sera chose faite après l'inondation.

Cette nécessaire exclusion était mise en scène au musée de Sarlat. Parcourant les allées, on découvre Bugatti, Hotchkiss, Panhard-Levassor, Bentley, Renault, Citroën ou De Dion-Bouton, restaurées à l'identique, capote neuve, chromes rutilants, peinture impeccable, enjoliveurs étincelants. Alignées les unes près des autres, elles semblent attendre un éventuel acquéreur. Puis, au détour d'une allée, une scène qui ne manque pas d'étonner : on a installé là un endroit à l'usage incertain, mi-atelier, mi-poulailler. Contre le mur du fond, un établi de belle taille, encombré d'instruments, clés, marteaux, bidons. Au premier plan, des volailles naturalisées et un panier d'oeufs. Au centre de la scène, une carcasse de voiture à moitié recouverte de foin, près de ce qui a sans doute été une partie de ses organes, des outils agricoles, un moteur industriel. A côté, une autre installation nous présente un garage des années cinquante avec sa pompe à essence, ses burettes à huile, ses clefs, son établi avec étau. Sur la plaquette du musée, sous la photographie de cette scène, un commentaire enflammé : "Extraordinaire découverte d'une Lorraine Dietrich dans une grange." Pourquoi une telle mise en scène ? Que faut-il en déduire ? La Lorraine Dietrich n'est-elle pas une voiture suffisamment prestigieuse qu'il soit besoin de montrer le triste état dans lequel on l'a découverte ? L'intérêt du musée ne tient pas essentiellement à sa théorie de véhicules, accompagnés d'une pancarte, présentant les caractéristiques de chacun. Sans y prétendre le moins du monde sans doute, il met en scène le processus qui transforme l'utile en admirable, la voiture en objet "patrimonial". Une sorte d'allégorie ou de mémento à l'usage des amateurs. Si ce musée a une vertu pédagogique, c'est bien sûr à eux qu'elle est adressée. Il leur rappelle de façon manifeste ce qu'est un objet de collection et plus encore comment il se constitue, les trois temps de la métamorphose, le temps de l'utile et sa pompe à essence, le temps de l'oubli où l'automobile est reléguée au fond d’un hangar, le temps de la résurrection.

Pourtant, toutes ces machines ne connaissent pas ce triste mais indispensable oubli. Toutes n'ont pas fait le détour par les ronces et les poulaillers. Malgré tout, une distance est construite entre l'amateur et l'objet.

Epopées

Il y a ceux qui achètent des épaves, péniblement extraites de leur écran végétal mais il y a aussi ceux qui achètent des voitures en bon état. Comme Jean-Claude R. Souvenons-nous de cette Simca qu’il est allé chercher à Guérande et qui sortait d’un musée. On n’est plus face à une épave mais bien face à une voiture en parfait état de marche dont le “ notaire ” se servait ! Certains s’évertuent à mettre en scène l’oubli de leur engin d’affection tandis que d’autres se contentent de s’asseoir au volant pour parcourir les quelques dizaines –ou centaines- de kilomètres qui séparent le domicile du vendeur de celui de l’acheteur ? Incohérence ? Or, cette distance matérielle est aussi un moment pour “ faire passer ” la voiture du côté de la collection. Jamais on ne rentre au volant de la voiture nouvellement achetée. Elle bénéficie du même traitement que les épaves : elles sont ramenées sur un “ plateau ”, cette remorque sur laquelle on installe les voitures qui ne peuvent plus rouler. Bien sûr les heureux et nouveaux propriétaires avancent toujours quelque argument utilitaire. Q : “ -Mais pourquoi vous l’avez ramenée sur un plateau. Elle était en état ?Jean-Claude : -Non, elle avait besoin d’une sérieuse révision. On aurait pas pu… C’était courir des risques pour rien. On l’a mis sur le plateau et on est rentré. Et puis attendez, depuis Guérande avec la Simca, il aurait fallu deux jours, au moins. Q : - Vous avez mis combien de temps pour rentrer ?

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J-C : - Quatorze heures. On a roulé toute la journée et toute la nuit parce que, avec le plateau au cul, tu vas pas bien vite. C’est logique, tu as plus de prise au vent. Mais on s’est relayé au volant. Pendant qu’un dormait, l’autre conduisait.”

Cette indispensable révision, qui justifiat le transport sur un plateau, n’eut lieu que “ quand on a eu le temps ”, après avoir effectué plusieurs rallyes, sans la moindre crainte d’une panne. La raison est ailleurs. Le récit du retour s’apparente à une épopée, à un périple ; toujours, un problème a surgi qui le rendit difficile. Jean-Claude essuya “ la pluie, le vent ”, “ une tornade ”. Un autre, tout à sa joie, perdit son chemin. “ Je sais pas comment on a fait. Mais on s’est paumé ! Entre Montauban et ici, on s’est paumé. Pourtant, je connais la route mais on discutait avec le copain et comment on allait trouver les pièces, et comment on allait s’organiser pour la remettre en route avant le rallye parce qu’on avait pas beaucoup de temps. Et puis ‘Mais où on est ? ‘ Et puis pas de carte, bien sûr. Et puis, pas de panneaux. Pas de téléphone pour prévenir. On est rentré à trois heures du matin. Elle faisait joli, la bourgeoise ! Elle croyait qu’on avait eu un accident ! ” Cet autre ne risquait pas semblable mésaventure : il n’avait que quelques kilomètres à parcourir. Mais la difficulté n’en fut pas moins au rendez-vous. “ Elle était chez Fernand, tu vois que c’est pas loin. Alors, j’ai dit : ‘On va pas sortir le plateau pour ça. On va la tracter avec une corde. ” Mais la corde a cassé, la voiture a fini au fossé. “ La galère pour la sortir de là ! Il a fallu aller chercher le tracteur. Enfin, on y a passé la journée. ”

Des pannes, des erreurs de parcours, des accidents climatiques extraordinaires comme cette “ tornade ”, le temps du retour est toujours marqué d’événements singuliers. Comme si ce temps-là était un temps en marge. Comme dans ces rites de passage où l’avant et l’après sont séparés par un période de latence, qui échappe aux critères ordinaires, que régit ses propres codes. (Van Gennep 1981) N’est-ce pas, en effet, pour le moins exceptionnel d’essuyer une “ tornade ” sur l’autoroute, près de Bordeaux ? N’est-il pas singulier de se perdre alors qu’on “ connaît la route par cœur ” ?

Regards extérieurs

Très nombreux sont ceux qui restaurent une mécanique qu'ils ont eu en leur possession mais qu'ils ont vendue au cours de leur vie, dont ils ont été séparés. Lorsque la décision de restaurer s'impose, il faut chercher l'engin, l'acheter à un autre, le ramener vers soi. Et là se joue un jeu ténu sur la distance où la valeur de l'objet continue doucement de glisser de l'utile à l'esthétique, au "faire pour faire". Une distance qui est posée par touches minuscules.

"J'aurais bien aimé retrouver ma voiture, celle que j'avais quand j'étais plus jeune". L'idéal serait donc que l'objet change de fonction, sous l'action des mêmes mains, mais à quelques années d'écart. Affirmation de principe seulement. Rares sont les amateurs rencontrés qui ont procédé à une semblable alchimie. Lorsque je suggère à Pierre, passionné de vieux moteurs, de fouiller son impressionnante décharge, souvenir d'une éphémère activité de mécanicien-ferrailleur, où dorment sans doute des spécimens intéressants, l'idée lui paraît saugrenue. "Là dedans ? Il y a plus rien... Si, c'est sûr, il doit bien y avoir encore des moteurs mais c'est des trucs sans valeur, des moteurs courants, des petits trucs, des Moteurs Bernard ou des Jappy peut-être. Mais, pouf ! Des bricoles, quoi ! Non, là dedans, il y a pas de trésor." Refus qui étonne d'autant plus qu'il est amateur de très ordinaires Moteurs Bernard -il en possède une vingtaine, parfois en double ou triple exemplaires- et qu'il va chercher ces "trésors" chez un autre ferrailleur ! "C'est un Moteur Bernard aussi, encore un, mais un

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modèle en dessous de l'autre, entre ces deux-là, vous voyez ? Le modèle courant pour monter l'eau, pour des petits trucs, pour le jardin... Alors, celui-là, il venait complètement de la ferraille. Il était dans les ronces. Alors, celui-là, il était pas complet. C'était chez un ferrailleur où je vais souvent parce qu'il a beaucoup de moteurs Bernard. Alors, celui-là, je vous explique. Il y avait pas de carburateur, il y avait pas de système de pompe à essence, ça y était pas. Bon les cuves y étaient pas. Il y avait pas de pompe à eau, il y avait pas de magnéto." Un moteur aussi banal dans un tel état de décomposition, sans doute son capharnaüm en recèle-t-il quelques exemplaires. Pourtant, c'est ailleurs qu'il va les chercher.

Pierre n'est pas une exception. Cette façon de procéder est commune à tous les amateurs : on ne restaure jamais aux fins de collection des voitures que l'on a possédées et conservées mais celles que l'on a possédées, perdues et retrouvées. Une voiture, un moteur, un tracteur ne peuvent pas passer de l'utile à l'admirable sous les mains d'une même personne. Il faut un intermédiaire. C'est d'ailleurs ainsi que les amateurs utilisent la presse spécialisée, envoyant une photographie d'un engin dont ils ont été propriétaires et demandant ce qu'il est devenu.

Et même si le véhicule n'est pas physiquement éloigné, n'a jamais quitté le garage, une distance est construite. Le récit que l'on fait est celui d'une re-trouvaille voire d'une trouvaille, ronces ou poules en moins. Au cours d'une exposition, je discute avec un membre du Club des Vieilles Voitures du Villeneuvois d'un des véhicules particulièrement réussi. "Et attention, elle n'a eu qu'un seul propriétaire, Marcel T. Ca fait plus de quarante ans qu'il l'a ! C'est la voiture de son mariage." Comme je m'étonne d'une telle constance et avance qu'il n'a, dans ce cas, eu aucune peine à la restaurer, il précise : "Non, mais c'est qu'elle était pas dans cet état-là, non plus. Parce qu'il l'avait mise dans un coin. Vous pensez bien qu'en quarante ans, il en a eu d'autres. Et celle-là, la pauvre, il l'avait gardée mais il s'y était jamais intéressé plus que ça. Et quand il a voulu la remettre en état, il y avait du boulot." Distance que me confirme l'intéressé, mais d'une autre façon. "Oui, c'est la voiture de mon mariage. Je sais même pas pourquoi je l'ai gardée. Elle était au fond du jardin, dans un hangar. J'en avais déjà restauré une autre, même deux autres. Parce que j'ai pas commencé par celle-là. Je l'ai faite qu'après. J'ai commencé en achetant une épave sur les petites annonces, et puis une autre, et puis une autre. Et les copains du club, ils venaient à la maison, pour me donner un coup de main, ou pour se servir d'un truc. Et, bien sûr, ils la voyaient. 'Mais pourquoi tu refais pas celle-là ? Si j'étais toi, je le ferais. Elle est belle.' A force, à force qu'ils le disent, je m'y suis mis. Voilà comment ça s'est passé." En somme, ce n'est pas lui qui a érigé l'automobile au rang d'objet de collection. Ce sont les autres qui, par les conseils réitérés, leurs injonctions, l'ont élevée à ce rang. C'est par l'intermédiaire des "copains" que l'automobile prend une valeur autre, à ses propres yeux.

De même, Joseph C. roule-t-il, lui aussi, dans l'automobile de son mariage. Lorsque je l'interroge sur ce qui me semble être une étrangeté, il avoue en riant. "C'est que c'est pas moi qui l'ai restaurée, c'est ma femme ! oui ! J'exagère à peine. Ma femme a jamais voulu que je la vende. C'était presque une scène de ménage à chaque fois que je trouvais un acheteur. 'Tu vendrais notre première voiture, la voiture de notre mariage ? ' Oui, moi je l'aurais vendue, la voiture de notre mariage, si ça avait été que de moi. Mais bon, on l'a gardée. Et puis je me suis mis à bricoler, à retaper d'autres voitures. Et elle, elle a commencé à dire : 'Et si tu t'intéressais à l'autre, sous le hangar. J'aimerais bien que tu la restaures.' Et toujours la même chanson alors un jour, pour lui faire plaisir, j'ai cédé. Je m'y suis mis." Ce que confirme la tenace épouse : "La 4 CV, c'est grâce à moi si elle est restaurée. C'est moi qui l'ai tarabusté jusqu'à ce qu'il cède." De même Jean-claude R. Il a gardé sa Simca 6 au fond d’un hangar, rêvant vaguement de restauration. Mais il fallut la double incitation d’une menace d’éboulement de la construction et les propos des enfants –“ Oui, il te faut la retaper. On va la retaper. Il te faut la reprendre, cette voiture ”- pour que le pas décisif soit franchi, pour qu’un projet vieux de

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trente ans soit enfin mis à exécution. Ce n'est donc pas le restaurateur mais ses proches, épouse, enfants, amis, qui posent le jugement qui transforme radicalement la valeur de la voiture.

Et si les épouses affirment aimer elles aussi les vieilles mécaniques, c'est souvent à ce moment de la conversion qu'elles sont particulièrement présentes, jouant un rôle important en incitant leur époux à s'intéresser à une épave délaissée. C'est sous leur égide que se renouent les liens ou plus exactement que se nouent d'autres liens, des liens d'une autre nature, entre l'engin et l'homme. Celle-ci me confie qu'elle a hâte de voir rouler la Rosalie que restaure son mari. "Il me tarde ! C'est moi qui l'ai voulue, cette voiture. Parce que mon mari n'y tenait pas. Il voulait une quadrilette ! 'Non, je voudrais une Rosalie, comme celle de ton père. La quadrilette, tu la feras après.' Parce que son père, à une époque, a eu une Rosalie. Je l'ai jamais vue rouler mais ma belle-mère m'a montré des photos. Et je sais pas, je l'ai toujours trouvée jolie, marrante." Lorsque je lui demande les raisons de cette préférence, elle ne m'offre que des propos évasifs. "Elle est jolie, je l'ai toujours trouvée jolie. Je sais pas pourquoi je vous dis. Peut-être parce que justement je ne l'ai jamais vue rouler ! Qui sait ? " Elle n'a jamais rouler de Quadrilette non plus.

Ayant péniblement extirpé la voiture ou la motocyclette d’un poulailler, l’ayant ramenée “ en bon état ” au cœur d’une “ tornade ”, le collectionneur n’en a pas fini pour autant avec les difficultés : il lui faut maintenant trouver les pièces nécessaires à sa “ restauration ”. Mais il ne suffit pas pour cela de se rendre chez le marchand de pièces détachées, références en main.

Le prix des choses.

"Quand on aime, on ne compte pas", affirme l'adage populaire. Ce ne semble pas être le cas de ces amateurs. Tous affirment que restaurer un véhicule est un investissement financier relativement important. Et c’est souvent pour des raisons financières que certains spécimens sont encore en souffrance. “ J’attends d’avoir récupéré quelques ronds pour m’y mettre ”, affirme-ton. Pourtant, ce n'est généralement pas l'achat de la voiture qui les ruine. Souvenons-nous de Gilbert F. Lorsque le propriétaire de la décharge voulut la lui céder aux prix du kilogramme des divers métaux, il refusa, trouvant le prix exagéré. On peut d’ailleurs s’interroger sur le sens de cette séparation des métaux de la voiture et de leur vente au kilogramme. Est-ce le stade ultime de la destruction ? Ou le premier stade d’un usage nouveau ? "Vous l'avez débarrassé. On vous l'a donnée sans doute. Dites-moi combien vous en voulez, on décharge pas le camion." Il n'accepta de l'acheter qu'au prix que le ferrailleur l'avait lui-même achetée, au prix de l'épave à "débarrasser". C’est au prix de l’épave c’est-à-dire du déchet qu’il consent à l’acheter et non au prix des différents kilogrammes de métal.

Le but est donc d’acheter l’engin à restaurer au prix le plus bas possible. Faut-il y voir de simples raisons financières, le souci de se livrer à sa passion malgré des revenus faibles ? Si l’on ne peut totalement balayer cette explication, force est de reconnaître qu’elle est insuffisante. En effet, alors même qu’ils affirment “ chercher à tirer les prix ” sur l’achat de certaines pièces, on les surprend parfois à réaliser des dépenses importantes : celui-ci fait construire un garage spécialement réservé à ses moteurs, son “ musée ” ; cet autre a acheté une grange près de sa maison afin d’y loger toutes ses voitures ; et c’est pour cette même raison qu’un dernier a refusé d’acheter un pavillon en banlieue, préférant une ancienne et beaucoup plus chère petite ferme car elle disposait de bâtiments pour installer tout son atelier. Il ne faut pas oublier aussi des investissements moins importants mais qui ne servent que dans

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le cadre de cette passion notamment l’achat d’un “ plateau ” pour transporter les épaves3 ainsi que les nombreuses clés et machines nécessaires. Dans ce désir d’acheter “ le moins cher possible ” se joue autre chose que le désir d’économie.

Une transaction réussie est une transaction qui n’a pas dépassé quelques centaines voire quelques milliers de francs, quand vraiment on n’a pas obtenu une transaction gratuite. Car là est l’idéal. Lucien C. est très fier d'un tracteur allemand. Certes, il est original avec sa roue unique à l'avant. Mais c'est sans doute son "prix" qui lui donne toute sa valeur. "Vous savez combien il m'a coûté ? Rien ! On m'a payé pour aller le chercher même. C'est une vieille qui avait plein de trucs chez elle, des tôles, des machines à laver, des morceaux de charpente. Et elle voulait vendre sa maison. Alors avec cette pagaille, elle avait aucun acquéreur. Alors elle m'a dit : 'Vous voudriez pas venir m'enlever tout ça, pour l'amener à la décharge. Vous avez un camion avec une grue que moi... ' J'y vais, je charge et je vois ce tracteur. Je l'ai reconnu tout de suite ! 'Et ça, on en fait quoi ? Parce que, si vous vous en servez pas,...' '-Le tracteur ? Avec le reste ! Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de ce clou ? Prenez-le si vous voulez ! C'est votre femme qui va être contente ! ' Et je l'ai pris, oui. Gratuit. Mais ça arrive souvent, chez les particuliers, ils y connaissent rien de toute façon, qu'on nous en donne quand on va chercher autre chose. Parfois, même, ils s'arrêtent, en allant à la décharge : 'Il y a quelque chose qui vous intéresse dans ce bordel parce que moi, je fous ça à la décharge ? ' Tu parles si on se fait prier." Les amateurs de deux-roues sont des experts en la matière, leur engin d’affection leur ayant souvent été donné . “ La motobécane, elle était chez mon voisin dans la grange. Ils en faisaient rien. Les poules avaient leur nid dans la selle, c’est pour te dire comme ils s’en souciaient. Et, un jour, en discutant, je leur ai dit : ‘Mais, vous voulez pas vous en séparer, de cette… ? –Eh si mais on a jamais le temps de la charger dans la fourgonnette. –Plutôt que la foutre à la ferraille, moi, j’essaierais bien d’y faire quelque chose. Vous me la vendriez combien ? –Te la vendre ? Dans cet état ? Ca débarrasse. Pars avec.’ Et voilà, elle m’a rien coûté. Si, une bouteille de Pastis que je leur ai portée pour les remercier . ” Et ces transactions sont bien sûr les plus prestigieuses.

A travers ces transactions, ces marchandages, se joue la valeur symbolique de l'objet, selon une échelle bien différente de l'échelle commune. De même qu'on n'achète pas un déchet, on n'achète pas une vieille voiture ou alors le moins cher possible. Plus le prix de l'engin est bas, plus l'automobile a de la valeur, plus la transaction est réussie.

Cette échelle inversée des valeurs semble pourtant avoir des limites. Les "bourses d'échanges" portent assez mal leur nom car on y échange moins qu'on y achète, parfois fort cher, des pièces mystérieuses pour un non-initié. En fait, si les acheteurs sont des “mécaniciens de l’inutile ”, les vendeurs sont des “ professionnels ” de la mécanique qui puisent une partie non négligeable de leurs revenus de ces transactions. Mais ces achats n'en sont pas moins le moyen pour mettre en scène l'inversion de l'échelle commune des valeurs. Lors de la bourse de Damazan, deux hommes accoudés au bar discutent. L'un, amateur de motos, était allé "faire le tour" et en rapportait une pièce, impossible à identifier pour l'ethnologue. L'autre ne l'avait accompagné que pour lui faire plaisir, n'y connaissant rien en deux-roues. Il s'était arrêté pour admirer l'exposition de "voitures anciennes".

"-Alors, tu as trouvé ton bonheur ? -Oui, je savais qu'à Damazan, j'avais des chances de mettre la main dessus. (Il lui tend

la pièce mystérieuse)-C'est ça ? Je suis content pour toi.-Maintenant, ma moto va tourner. Il me manquait plus que ça. Mais tu sais combien je

l'ai payé ? Dis un prix !

3 On peut aussi l’emprunter à un ami collectionneur lui aussi ou au “ garagiste ”. Par contre les machines nécessaires à la remise en état des véhicules est toujours la propriété personnelle du restaurateur.

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-J'en sais rien, dix balles, vingt balles, c'est tout ce que ça vaut, ta rondelle.-Tu es loin. Trois cents balles !-Tu es fou ! Il s'est foutu de toi, le mec ! Moi aussi, je vais monter un stand. Je vais

aller faire le tour des ferrailleurs. Je vais en trouver, des pièces ! "

C’est dans un immense éclat de rire que Jean-Claude me raconte le dispendieux achat d’un “ volant quatre branches” pour sa 203 découvrable. “ Moi, j’ai la 203 découvrable, elle a le volant qui est le volant de Berline mais à l’origine, c’est le volant quatre branches. En 203, c’est introuvable. Je suis tombé sur une vente (…), une bourse d’échanges (…). Et j’ai vu un volant quatre branches. Et là, le type, il m’a assassiné ! Il m’a vu venir. Là, il a vu que j’étais chaud, que j’étais… Il sait. Le vendeur de ce truc-là, parce que c’est son métier, il vend que des pièces comme ça, il a vu que j’étais le gars… J’ai fait le gars pas intéressé et tout. Le type qui ‘Pouf ! Ca m’intéresse pas’ . Il t’annonce la couleur, t’as les sueurs qui tombent de partout. Et il sait que, de toute façon, de la poche, on va sortir les billets. C’est sûr et certain. Et puis ça se marchande pas. Et le volant quatre branches, je l’ai à la cave. ” Je ne saurais rien du prix qu’il l’a payé. Il se contentera d’en rire longuement, de raconter comment il s’est “ estampé en beauté ”. Une “ escroquerie ” dont il est apparemment conscient, qui semble ne donner que plus de valeur encore à sa voiture et du moins au volant.

Racontant la patiente quête des pièces nécessaires à la restauration de leurs engins, les passionnés insistent souvent sur cette distorsion. La carrosserie, le châssis, le moteur ou l'épave sont achetés pour quelques francs à peine, parfois offerts. Par contre, de petites pièces, apparemment insignifiantes, nécessitent des sommes importantes. Christian D. par exemple commença ses premiers pas dans le monde des mécaniciens par d’étranges achats. “ Je voulais un Zèbre et un jour, à une bourse d’échanges, je tombe sur un moteur de Zèbre. 1300 francs, le moteur, foutu mais complet. Alors je l’ai acheté mais il y avait que le moteur. Il a fallu trouver tout le reste, le pont, la boîte, tous les morceaux. Et un jour pareil, à une bourse, j’ai trouvé un radiateur, pareil, pourri, pourri, qui pissait de partout. 3000 balles. Un coup de chance. Le mec devait pas trop savoir ce que ça valait. Alors, je l’ai pris. Pour le refaire .” 1300 francs un moteur complet alors que le seul radiateur, bien qu inutilisable, considéré comme “ une affaire ”, vaut 3000 francs ! La partie serait plus chère que le tout ? C’est bien la singularité de ce marché sur laquelle les amateurs se plaisent à insister. Ses règles sont à l’opposé de celles qui régissent le marché de la voiture “ banale ”.

Mais l’argent n’est pas la valeur essentielle qui permet de juger ces voitures. Ou serait-il plus exactement dire que l’investissement financier doit se doubler d’un autre investissement : en temps.

Le temps de faire

En effet, ce n’est pas seulement l’argent investi qui justifie la valeur de la voiture, le temps passé à sa restauration compte tout autant. Dans un raccourci saisissant, Christian D. met en récit la double valeur d’un engin. “ Je disais à ma femme : ‘Si un jour on pouvait avoir un Zèbre.’ Et alors, un jour, à Lévignac, à la bourse d’échanges, j’ai acheté un moteur, 1300 F. Avec ce moteur de 1300 francs, j’ai fait une auto. J’ai acheté ce moteur, après il m’a fallu trouver un pont, il m’a fallu trouver une boîte. Il a fallu trouver les morceaux. J’ai dû mettre 7 à 8 ans pour trouver tous les morceaux, pour le reconstituer. J’ai un Zèbre de 1907. ” Telle est la double valeur : 1300 francs, quelques pièces “ hors de prix ” et surtout sept ou huit ans de travail. C’est sans doute là la valeur essentielle de l’engin : le temps, toujours important, passé à sa restauration. On compte parfois en mois mais surtout en “ milliers d’heures ” et en années.

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Par un subtil retournement des propositions, cette question du temps devient aussi une question financière. “ On gagne pas d’argent avec les voitures de collection. Celui-ci qui dit ça, c’est pas vrai. Bon, il y a ceux qui font ça n’importe comment, qui remonte ça à la va-vite, pour vendre. Alors, là, oui, tu te fais de l’oseille. Ou alors celui qui paie quelqu’un mais bon, c’est pas la même chose. Mais sinon, c’est pas rentable, il faut trop de temps ; Quand vous passez trois ans sur votre voiture, tous les week-end, le soir après le boulot, les vacances et tout ça, ça en fait un paquet d’heures à l’arrivée. Alors si vous la vendez au prix des heures passées dessus, je sais pas, un garagiste, il travaille à 150 balles de l’heure au moins. Bon, mettons mille heures à 150 balles, ça fait cent cinquante mille balles, 15 bâtons pour une Traction, t’as personne qui va l’acheter ! Tu peux pas vendre une traction quinze millions ! C’est pas… Alors, si tu la vends, tu la brades, tu la vends 3 ou 4 millions et encore. Mais t’y perds. Enfin, t’y perds pas parce que tu l’as pas fait pour ça, de toute façon. Il faut pas penser argent, investissement, rentabilité, tout ça, c’est pas dans l’esprit des collectionneurs de toute façon. C’est le plaisir et puis le reste… ” Tous se livrent ainsi à des additions très compliquées, ajoutant le prix d’achat de l’épave et des pièces, évaluant le coût de leur intervention et concluant à un prix de vente, “ exorbitant ” selon eux. “Voilà, j’ai cette Floride S aussi où on me demande trois millions rien que pour refaire la carrosserie. Parce que la tôle est morte, morte. Il faudrait refaire des tôles. Alors la voiture belle, belle, elle vaudra combien ? Trois autres bâtons et moi, il m’en faut trois pour le carrossier, il m’en faut un pour la peindre. Il faut un autre bâton pour faire l’intérieur et je vais le faire pour rien parce que je la vendrais pas plus cher qu’elle me coûte. Si encore j’arrive à récupérer ma mise. Non, j’aurais déjà deux fois le prix donc on peut pas ; c’est pas assez cher. C’est pas pour gagner, non, mais il faut quand même rester dans la grille. Ca a pas assez de valeur. Faire des heures, se saigner pour faire un Zèbre, je dis pas, ça vaut le coup, c’est une belle pièce. Et même là, pour gagner des sous, il y a pas parce que c’est pas assez cher. Parce que quand même, tous les morceaux, l’achat des morceaux, cinq briques vous y êtres tout de suite. Après, la revendre combien ? Huit ? Rien que les pneus, ils valent 1000 balles pièce ! Alors, non, la vente, faut pas penser y gagner. ” Etrange logique économique que celle-ci ! Un prix de vente est normalement calculé en additionnant les investissements et le bénéfice souhaité. Pourquoi cette logique n’est-elle pas applicable ici ? Pourquoi ne pas vendre une Traction 150 000 francs, si tel est son prix ? De plus une voiture aussi “ admirable ” ne justifie-t-elle pas une telle somme ? C’est que ces voitures sont partagées entre deux temps. Si elles sont “ invendables ” c’est parce que, bien qu’anciennes, les mécaniciens les comparent aux prix des voitures actuelles, et plus précisément au prix des voitures d’occasion. Ils utilisent en fait les mêmes seuils d’acceptation. Une Citroën 5 HP cabriolet de 1926 était vendue 50 000 f, une Renault Juvaquatre AEB2 grand Luxe de 1939 19 500 f, une Renault Primaquatre KZ24 1935 40 000 f, une Renault NN torpédo 1925 40 000 f. Précisons que toutes sont en parfait état de marche, ont été “ refaites”. Le prix d’une “ bonne occase ”. On n’achèterait pas une Clio ou une 306, âgées de cinq ans, 150 OOO f ! On songe, bien sûr, à ces “ magnifiques armoires normandes ”, à ces vieux “ meubles de ferme ” qui, dit-on, étaient échangés, dans les années 70, contre de bien “ banals meubles en fornica ”, cupidité des antiquaires et ignorance des possesseurs se combinant dans ce marché de dupes. Mais il se joue sans doute autre chose, dans ce marché de l’ancienne. Si on ne peut pas les vendre, ce n’est pas seulement parce qu’on ne peut pas les vendre à leur juste valeur marchande. Autre chose les rend invendables, que le prix ne peut saisir et exhiber : à quel prix vendre ses souvenirs ?

Utilisé, abandonné puis retrouvé en vue d'une restauration, telles sont les premières étapes de ce long trajet qui conduit l'engin vers la collection. Il serait plus exact de parler de "révolution", dans toute l'acception du terme. Révolution en tant que "mouvement circulaire par lequel un mobile revient à sa position d'origine", "mouvement autour d'un axe" mais aussi

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en tant que "changement brusque et violent", "transformation complète", pour reprendre les définitions du dictionnaire Larousse. L'axe autour duquel tourne l'engin est bien sûr un axe biographique qu'il gauchit. Il convient alors d'analyser les rapports complexes entre le récit de soi et la collection.

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VroumVroum ! vroum! vroum !! L’auto biographiqueL’auto biographique

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“ Des voitures qui roulent, j’en ai eu quatre, en bon état, quoi. Quatre, une 203 berline, une 203 plateau, la ‘203 huit’ que l’on appelle, je m’en sers pour la vigne. Et la Simca 5 de 1939 et la Simca 6 de 1950. (…) Pourquoi la Simca 6 ? Celle que j’ai, elle est restée trente-cinq ans dans un hangar. Je l’avais. C’était ma première voiture que j’ai achetée . Voilà. Quand j’étais étudiant, j’étais pion à Puy-L’Evêque. C’était ma première voiture. Et avant de partir à l’armée, j’ai cassé un arbre de roue et au lieu de la mettre à la ferraille directement, je l’ai mise sous un hangar, à la campagne, chez moi. Et puis trente-cinq ans après, ce hangar a menacé de tomber il y avait la voiture dedans, et… bon… Je me disais : ‘Quand je serai vieux, en vieillissant, je vais la retaper.’ C’est un souvenir de jeunesse. C’est vrai, des souvenirs, Alors, les gosses : ‘Oui, il te faut la retaper. On va la retaper. Il te faut la reprendre cette voiture. ‘ (…) Donc celle-là, c’est la sentimentale. Celle-là, elle me suivra jusqu’au bout du parcours. Elle n’est pas à vendre. (…) Et pourquoi cette 203 ? C’est la première voiture que j’ai conduit après avoir eu mon permis. J’ai passé le permis avec une vieille 2 CV avec un voisin, l’agriculteur du coin qui apprenait à tous les jeunes à conduire en 2 CV. Et la première voiture… la voiture qu’il y avait à la maison, c’était une 203 familiale. Et c’est la première voiture que j’ai renversée sur le bas-côté. Donc c’est resté toujours un souvenir. Parce que j’ai arraché une flèche. Et j’ai pris le fossé et je me suis renversé. Enfin renversé… Je me suis enfilé dans le fossé. Et je me suis fait engueuler par mon père comme de droit. Et j’ai toujours eu ce souvenir, de cette voiture-là. Et c’est pour ça que j’avais dit : ’Si un jour j’ai des sous, j’achèterai un 203.’ (…) Souvent on retrouve la voiture de son enfance, de ses origines. La Simca 6, celle-là, c’est le coup de cœur. Elle m’a toujours accompagnée. Je peux pas m’en séparer parce que c’est ma jeunesse. J’y ai des histoires. La 203, elle en fait partie, et c’est la famille surtout, parce qu’il y a eu ça à la maison. ”

"L'amour de mes voitures anciennes Peugeot découle de mon enfant (sic). Nous étions une grande famille nombreuse (9 enfants) et chaque été un voisin venait en vacances à côté de chez nous, avec des 202, 203, 403 et 404 Peugeot. Un jour à l'âge de 7 ans, comme j'avais nettoyé son parc, il m'offrit un tour dans sa belle 203 Berline, 11 kms, je ne vous explique pas le coup au coeur, pour moi qui n'avait même pas une trottinette, c'est pour cela qu'aujourd'hui je regarde mes vieilles Peugeot dans mon garage. Je les aime comme on pourrait aimer sa mère, pas la valeur mais sentimentalement. Peugeot 1 jour... Peugeot toujours."

(lettre de Michel Merlin, sans date)

“ ‘Mes deux grands-pères’Philippe Morault, de Nantes, fait prendre l’air à des photos de famille. Il a choisi ces

trois documents.‘Abonné à votre journal avec un plaisir renouvelé chaque semaine, je parcours toutes

les rubriques avec intérêt. J’ai pensé que vous pourriez m’aider à mettre un nom sur ces anciennes autos familiales.

Tout d’abord, je vous présente mon grand-père paternel, médecin à Isbergues, dans le nord de la France, avec sa voiture en 1908. Le docteur Joseph Morault a pris place à l’avant avec son beau-fils et ses trois enfants à l’arrière. L’aîné d’entre eux disparaîtra en Avril 1916 à Verdun, tandis que le plus jeune des enfants est mon père.’

Châssis tubulaire, forme du capot, radiateur entre les ressorts, levier de vitesse sous le volant… Il s’agit d’une De Dion-Bouton. Quant au modèle, on reconnaît un tonneau 10 CV de 1905.

‘Et puis voici mon grand-père maternel William Kent, sujet anglais mais installé en

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France. Il est photographié au cours de l’année 1915 avec ses filles et nièces. Je sais aussi

qu’il a possédé une Amédée Bollée, une Brasier et une Darracq .L’identité de la voiture ? C’est écrit sur la calandre et à peine en moins gros sur les

moyeux de roues : Barré… marque française basée dans les Deux-Sèvres.‘Sur la 3e photo, il s’agit du frère de ce même grand-père, alors dans l’armée durant

la guerre de 14-18.’ Le gabarit de cette voiture recevant une immatriculation militaire la place dans la

catégorie des américaines : sans doute une Buick model B-37 de 1914.(…) (La Vie de l’Auto janvier 2001 : 26)

“ Chevrons passionBernard Thomasson, Yahia Berrouiguet et C. Bories nous font part de souvenirs de

famille en Traction. Explorons-les ensemble.Bernard Thomasson :’La traction de mon père, qui était immatriculée 980 CB 38, était

une 11 B de 1953 dans une rare livrée bleu RAF, équipée de sièges couchettes. A l’époque, mon père, à ses heures, faisait taxi et ambulance la semaine et le dimanche, il transportait un petit orchestre local. La galerie était alors bien utile pour ranger le matériel musical (batterie, sonorisation, etc.), alors que dans le coffre prenaient place l’accordéon, le saxo et la trompette. La Citroën a ensuite été remplacée par deux autres 11 B, jusqu’en 1967. A cette date, et un peu sous la pression des passagers qui se plaignaient d’avoir froid l’hiver dans la Traction, mon père a acheté un break ID 19. Mais ceci est une autre histoire… Au fait, je serais curieux de savoir si la Traction bleue existe toujours, aujourd’hui ? ‘Yahia Berrouiguet : ‘Voici une photo sur laquelle on distingue M. Sahnoun, le grand-père de ma belle-sœur, il s’agit du deuxième en partant de la droite. La photo a été prise à Hennaya en Algérie. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il aimait les Traction.’

C. Bories : ‘Je suis certain que notre petit Paul serait très fier de voir sa photo dans la LVA. Il pose sur l’aile de la Traction 11 C 1956 de son papa. C’est sa voiture préférée : il faut dire qu’il a beaucoup de place à l’arrière pour étaler tous ses jouets !’

Voici trois témoignages qui montrent bien que la Traction déchaînait et déchaîne toujours les passions, des adultes comme des enfants. Continuez à nous envoyer de tels témoignages familiaux. ” (La Vie del’Auto Octobre 2002 : 37)

Souvenirs, souvenirs

Manifestement, dès l’instant où l’on évoque ces collections de véhicules anciens, les souvenirs se bousculent. Comme l’a remarqué Jean-Pierre, habitué des expositions au cours desquelles il livre fréquemment ses engins d’affection à l’admiration du public. “On voit que les gens sont contents de revoir les vielles voitures, surtout votre génération. Les parents ont eu des voitures comme ça, comme la 203. ‘Mon père en a eu une. Est-ce que je peux monter dedans ?’ Les populaires, c’est des motos ou des voitures que la plupart des gens ont eu, la Traction, la 203, la 4 CV, la Dauphine, la voiture de tout le monde. Alors, quand on fait des expos, on rappelle beaucoup de souvenirs à beaucoup de personnes âgées. ” Notre conversation réveille les souvenirs de deux manifestations auxquelles il a participé en compagnie de son épouse, manifestations dont tous deux gardent des souvenirs mi-attendris, mi-amusés. C’est avec une légère émotion qu’il évoque d’abord la remarque cette “dame”. “ L’année dernière, c’était dans les Landes, une fête. Il y avait une dame qui avait dit que son

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père avait eu la même, qu’elle y était montée dedans quand elle était gamine. En partant, elle me dit : ‘Bon, vous faites attention à la voiture de mon papa.’ ” Mais c’est dans un réel éclat de rire qu’ensemble, ils évoquent les “ deux papys ”.

Lui : “ On était à E., une expo… Elle : Oh ! on a rigolé…Lui : -On était prêt à partir. On était dans la voiture, le moteur tournait. Il y avait deux

papys devant moi qui avaient 70-80 ans. Ils se marraient ! Ils rigolaient ! J’ai dit : ‘Qu’est-ce qu’il y a ?’ J’ouvre la porte, je dis : ‘Qu’est-ce qu’il y a ? –On est entrain de se rappeler quelques bons souvenirs.’ Il y en a un qui dit : ‘Je m’en suis coincé une sur l’aile, une fois !’ Ils se rappelaient leurs bons souvenirs, leur temps de jeune homme et ils se marraient.

-Elle : Ils s’en racontaient quelques-unes de salées. Ils nous ont fait rire. Ils nous ont fait rire, vraiment, ces deux papys, avec leurs histoires de fesse. ”

Ici, l’auto du papa, là celle des premières prouesses sexuelles de spectateurs âgés. L’automobile exposée devient pour le spectateur un moyen d’évoquer ses souvenirs ou plus exactement le commentaire qu’il en fait ramène toujours l’engin à sa propre histoire. Comme si l’émotion que suscitent ces véhicules était d’abord d’ordre strictement privé. J’ai pu constater combien les propos de Jean-Pierre L. sont exacts.

Un dimanche de Juin. C'est la fête annuelle, dans un petit village du Lot. Les manèges ont investi la place, tournant au son des musiques à la mode. Des pétards claquent. Des groupes discutent autour d'un verre à la terrasse du café. A quelques dizaines mètres de cette agitation, quelques voitures anciennes sont exposées. Leurs propriétaires, installés à l'ombre, discutent, plaisantent, prennent un rafraîchissement ou s’adonnent au plaisir de la sieste pendant que quelques badauds évoluent entre les véhicules. Parmi ces derniers, une antique Ford T, insolite car elle présente un siège passager escamotable, placé sur le coffre. Étrange véhicule, dont je n'ai vu aucun exemple encore, dans le cadre des nombreuses expositions auxquelles j'ai participé. Véhicule mythique aussi, me semble-t-il, car je crois me souvenir que c'est avec cet engin que l'usine Ford assura sa prospérité, acceptant de la vendre à très bas prix, de façon à ce que ses employés puissent se l'offrir, ce qui accroissait considérablement le nombre de clients. Pourtant, l'engin, contrairement à ce que j’avais imaginé, ne retient guère l'attention. Les badauds s'arrêtent à peine, en font distraitement le tour, constatant simplement que “ c'est une Ford, non ? ” ou qu' “ elle est pas jeune, celle-là ”.

D'autres véhicules retiennent plus longuement leur attention, des véhicules qui me semblent pourtant présenter moins d'intérêt. La Dauphine, par exemple, recueille les suffrages. Elle n'a cependant rien d'exceptionnel, à mon avis. Ce n'est pas un véhicule très ancien. Sa couleur n'est pas originale. Son gris-vert-bleu, difficile à définir, elle le partage avec nombre de ces consoeurs. De plus, elle est sérieusement fanée. Un véhicule apparemment sans grand intérêt, qui attire les badauds, qui font de longues stations près d’elle. Et les conversations vont bon train. Deux couples de sexagénaires évoquent leurs souvenirs. "Tu te rappelles ? On avait la même quand on s'est marié. On était parti en voyage de noces avec. Je crois même qu'on a une photo où on est près des tonnes à canards, à Mimizan, avec Mauricette et Jeannot." L'autre couple renchérit. "J'en avais une aussi. Je me rappelle qu'on l'avait quand l'aînée est née. Oui, tu te rappelles, tu m'avais amenée accoucher avec. Et au retour, comme il avait neigé, ils étaient tellement pressés, mon mari et ma belle-mère, d'aller porter la nouvelle au reste de la famille, ils s'étaient renversés avec la Dauphine, ils étaient allés au fossé. Alors, ils l'avaient laissée en plan et ils avaient fini à pied. C'est dommage qu'on l'ai vendue, cette Dauphine." Et la conversation continue, où le véhicule devient prétexte pour évoquer les souvenirs, conter quelques épisodes d'une vie. Plus loin, c'est la Peugeot 203 qui invite à l'admiration. "Mon père avait la même, je me rappelle. Il faisait les marchés avec. Le soir, on l'aidait à la charger, on y mettait les cageots de légumes, les bouquets de fleurs, tout. Et je crois qu'il l'a vendue pour acheter une 204. Ca nous rajeunit

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pas tout ça." Autre lieu, autre exposition. Grande démonstration d'engins agricoles, très courue des

amateurs chevronnés. "C'est vraiment l'endroit où il vous faut aller. Là, c'est vraiment des connaisseurs", m'avait-on affirmé. Effectivement, plus d'une centaine de tracteurs, sagement alignés, pancarte au flanc où s'étalent leurs caractéristiques techniques, ont pris place dans le pré et la foule est au rendez-vous. Il y a là des engins peu courants, que l'ethnologue repère immédiatement, en fonction de critères bien peu techniques : un étrange tracteur monoroue à l'avant, d'autres avec un siège étrangement positionné ou avec un volant d'une taille inhabituelle, plusieurs spécimens aux roues totalement en fer, sans la moindre gomme, un dernier au nom imprononçable et totalement inconnu, un Braqumupeu. Pourtant, ces "bolides" n'attirent guère l'attention. Les badauds s'arrêtent, constatent leur originalité, s'en étonnent -"Tiens, tu savais que ça existait, un Braqumupeu, toi ? "- et continuent leur chemin. Les classiques tracteurs Société Française Vierzon, eux, retiennent plus les curieux. Les commentaires vont bon train. "Ca, ça allait bien. C'est le premier tracteur que j'ai réussi à faire acheter à mon père. Qu'est-ce que j'avais bataillé ! Il voulait garder ses vaches mais moi, je lui ai dit : 'Si je reprends la terre, pas question que je travaille avec les bêtes. On achète un tracteur'. Et je me rappelle, on en avait acheté un comme ça, d'occasion, au Raymond de Vatel. Eux, ils étaient plus évolués que nous. Ca faisait belle lurette qu'ils avaient des tracteurs ! _oui ! Bon dieu, il est pas jeune celui-là. Mon père avait le même, oui, le même. Il avait adapté une prise de force pour faire tourner la scie circulaire." Tout aussi ordinaires et admirés sont les Fordson Major. "T'as vu le Fordson Major, je me demande si c'est pas le même qui avait pris feu, quand la grange a brûlé." Il vaut mieux être occitanophone pour saisir les conversations. Le "patois" en effet est la langue la plus utilisée dans ces démonstrations, par les aînés surtout qui évoquent les souvenirs que raniment ces engins.

S'installer près des véhicules, au cours d'une démonstration, permet de recueillir immanquablement semblables commentaires. L'objet exposé est immédiatement ramené à l'histoire, au roman personnel ou familial du visiteur. Certes, on va évaluer ses capacités, vitesse, tenue de route ou capacité de braquage pour une voiture, puissance de traction, de la "prise de force", pour un tracteur. Mais ces critères sont toujours éclairés d'une expérience personnelle qui surgit immédiatement et qui finit par monopoliser la conversation. Autant on peut comprendre que les visiteurs ne soient pas des experts en mécanique et que l'expérience personnelle serve à évaluer l'engin, à défaut de toute autre capacité d’expertise, autant cette approche autobiographique peut étonner surgissant dans la bouche de "passionnés" de vieux engins, possédant, serait-on fondé à penser, d'autres critères d'évaluation. Et pourtant, au cours des entretiens, dans le courrier adressé à l’ethnologue mais aussi dans la presse spécialisée, les souvenirs se bousculent, dès l’instant où l’on évoque ces collections de véhicules anciens, les récits de soi occupent une place de choix. On pourrait qualifier les commentaires rapportés par Jean-Pierre de “ bouffées de mémoire en miroir ” car, si la “ dame ” y voit “ l’auto de son papa ” et les “ deux papys ” celle de leurs prouesses sexuelles, Jean-Pierre, lui, m’explique qu’il a jeté son dévolu sur cet engin “ parce que (son) père en avait une, quand il était jeune ”. Et il n’est pas le seul à trouver dans son enfance les ressorts de sa passion.

En quête de définition…

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Un journaliste de La Vie de l’Auto, rencontré au cours d’une bourse d’échanges, lança, dans les colonnes de son journal, un appel à ses lecteurs afin qu’ils me fassent parvenir leur témoignage sur les origines de leur passion. L’un d’eux m’envoya, pour toute explication, un étrange cliché : photographié en plan très rapproché, le coffre arrière d’une voiture ancienne dans lequel se reflète l’image du photographe, également propriétaire de l’engin. Jeu de miroir dans lequel la carrosserie renvoie l’image de l’homme alors même que celui-ci s’en saisit, par la médiation de la chambre noire. Surimposition de l’homme et de la voiture. Cette photographie est une véritable métaphore de cette passion.

En effet, peu d’amateurs affirment avoir acheté un engin de hasard, essayé ou simplement admiré au cours d’une exposition. Toujours, un lien est posé entre eux et l’objet de leur désir, véritable “ boîte à souvenirs ”. “ Ma passion pour l’automobile c’est déclaré dès mon plus jeune âge avec la complicité de mon gd-père. Vers la fin des années 50 les voitures étaient encore rares et les délais trop longs. Celui-ci avait un cabriolet Amilcar et mes parents une 201. Puis milieu des années 50 ils achètent des ‘Traction Avant’ (11BL et 11B coupé). Qu’il était beau le coupé, aussi j’étais chouchouté et chaque fois qu’il m’était possible de quitter mes parents pour rejoindre et rouler dans la voiture du gd père, j’y allais. Avantages – à côté du conducteur et de plus la radio ! et les bonbons avec la gd mère. Complicité et admiration de voir mon gd père démonter ou remonter des pièces, plus les conseils. (Arrivant aujourd’hui à la cinquantaine et ma situation de chef d’entreprise j’ai toujours la Nostalgie de ce modèle). Donc je possède entre autre 1 coupé 11AL1935 et un cab 15 du musée de Reims (carte grise cabriolet) (…) Etant a ce jour encore un gd enfant, j’aime entendre le bruit caractéristique de la traction qui recule le ronflement du pot d’échappement quand on monte les vitesses, le levier unique, le gd volant, le défilement du trajet dans les phares chromes, l’ouverture du pare-brise, le claquement des portières et toutes les caractéristiques de ces voitures des années 50 (niveau d’huile, eau, manivelle, pompe à essence à amorcer, avance manuelle, etc. etc. joie et plaisir que je ne peux définir, odeur du cuir. (…) Pour le choix ce n’est pas un hasard car cette voiture représente mon enfance ma jeunesse ‘Quand je serai grand’ Enfin voiture de la guerre hélas, des truands, de la police (RG. PJ) des hommes d’Etat Coty, de Gaulle et enfin si elle n’est pas la voiture du siècle elle fut révolutionnaire. ” (Lettre de Alain F. sd)1 On ne compte plus les amateurs conduits vers cette passion pour posséder enfin la voiture qui roule encore dans leurs souvenirs émerveillés, parfois celle du médecin de famille, du laitier qui passait tous les jours, du notaire du village, mais plus encore celle d’un parent, proche ou plus lointain, père mais aussi grand-père ou grand-oncle.

En effet, c’est bien souvent le souvenir d’un proche, heureux propriétaire des années auparavant d’un de ces engins, le désir de posséder, de retrouver un engin qu’un aïeul a lui aussi possédé, qui conduit à la collection,. A la différence d’Alain F., qui affirme que sa “ passion c’est déclaré dès (son) plus jeune âge avec la complicité de (son) gd-père ”, Jean-Louis n’avait jamais ressenti le moindre intérêt pour la mécanique en général, et pour les moteurs industriels anciens en particulier. Son enfance ne semblait pas particulièrement marquée du sceau de la mécanique. Jusqu’au jour où la vue d’un moteur industriel raviva l’image de son père. Et c’est moins le goût de la mécanique que cette image soudain réactivée qui motiva l’achat de l’épave et le poussa à la restauration. “ C’était chez un type. Bon, j’y étais allé pour tout autre chose. Je vous dis, j’avais jamais pensé à me lancer là-dedans. Jamais ! On discute et puis… dans un coin, un moteur. Le même moteur que mon père se servait pour dépiquer. Je le connaissais, ce moteur. Je l’avais vu tourner chez moi. Alors je l’ai acheté et petit à petit, je l’ai restauré pour pas qu’il se déglingue plus. Et puis, un autre. Et puis un autre. Et voilà. Mais au début, c’était pas… prémédité. C’était parce que c’était le moteur de mon père alors ça me faisait quelque chose, de le voir comme ça… Je pouvais pas le laisser là. Je sais, c’est idiot comme réaction mais… c’est comme ça. C’était un peu…

1 Dans les extraits de lettres, l’orthographe et la ponctuation sont celles du scripteur.

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sentimental. Et puis après, bon, le virus comme on dit. ” Il possède aujourd’hui une vingtaine de ces moteurs, soigneusement restaurés et exposés dans son garage-musée. Celui-ci a restauré “ la Simca 8 de son père, qu’il a toujours gardée dans son garage ” ; celui-là présente la plus belle pièce de sa collection, une Traction 11 “ qui appartenait à son grand-père ” ; cet autre ôte la couverture sous laquelle dort une vieille motocyclette Motobécane. “ Elle était à mon grand-père ”, affirme-t-il fièrement.

Ce rapport à l’histoire personnelle permet d’abord de résoudre un problème de définition. S’intéresser aux “ voitures de collection ” suppose déjà que l’on sache à partir de quand une voiture est considérée comme appartenant à cette catégorie. Je l’ai évoqué en introduction, cette définition semble bien difficile à saisir et se dérober à chaque fois qu’on croit l’approcher. En effet, les interlocuteurs semblent à peu près d’accord sur certaines définitions que leurs propos battent immédiatement en brêche. Ils ont ainsi été d’accord pour affirmer qu’est considérée comme “ collection ” toute voiture ayant plus de vingt-cinq, ans, définition inspirée par le fonctionnement des assurances et de la vignette automobile2. D’autres ont ajouté qu’appartiennent à cette catégorie tous les véhicules dont la fabrication est interrompue. Ce qui élargit considérablement l’éventail. Eventail qui semble se refermer dès l’instant où l’on met ces définitions à l’épreuve, comme je le fis auprès de ces deux jeunes passionnés, à n’en pas douter des “ spécialistes ” malgré leur jeune âge, en affirmant que la Renault 12 était donc “ collection ”. Ils réfléchirent, semblèrent peser des arguments dont ils ne me firent pas part pour finalement accepter du bout des lèvres qu’elle relevait de cette catégorie. Par contre, lorsque j’évoquais la Renault 14, ils éclatèrent de rire. “ La Poire, non, la Poire, non. C’est pas possible. Même quand elle est sortie, c’était un ratage. Alors aujourd’hui… Il faudrait être gonflé pour se pointer avec une Poire. ” Pourtant, la “Poire ” a plus de vingt-cinq ans, il y a bien longtemps qu’elle n’est plus fabriquée2. Tout comme l’Ami 6 qu’ils s’apprêtent à restaurer et qui me semble mériter aussi peu le titre de “ collection ” que la Renault 14. Ils s’empressent de me démontrer combien j’ai tort. Il y a là une voiture des plus rares. L’étrange rose framboise de la carrosserie ayant quelque peu dérouté les acheteurs de l’époque, Citroën l’avait abandonné au bout d’un an d’exploitation à peine, lui préférant des “couleurs plus classiques ”. En posséder une habillée de cette couleur est un “ vrai coup de chance ”. Et puis, il y a aussi la ligne révolutionnaire pour l’époque, un hayon fuyant n’était pas chose courante en cette fin des années 60. Révolutionnaire aussi ce système de vitres de portières, fonctionnant grâce à des glissières. Mes interlocuteurs ne manquent pas d’arguments pratiques pour tenter de me convaincre. En vain. Manifestement les raisons techniques n’expliquent en rien l’exclusion de l’une et l’inclusion de l’autre. C’est ailleurs qu’il faut chercher, dans cette conversation dont l’ethnologue est exclue, au cours de laquelle les deux jeunes hommes échangent leurs souvenirs lorsque, assis sur le siège arrière de l’Ami 6, ils allaient à l ‘école, au football, ironisant sur la façon de conduire de la mère de l’un d’eux, qui en possédait une, évoquant des anecdotes tragi-comiques de pannes survenues aux moments les plus inopportuns, de routes trop pentues qui mettaient à rude épreuve les quelques chevaux bien fatigués du moteur, riant et plaisantant entre eux, réveillant les souvenirs les plus forts d’une enfance qui semble solidement accrochée au pare-chocs de la voiture et qui, à n’en pas douter, assurent au véhicule son élection au titre de collection. Bien

2 Certaines compagnies d’assurances proposent aux véhicules de plus de vingt-cinq une assurance spéciale, que les amateurs qualifient “ d’assurance-collection ” : la prime est beaucoup moins élevée, les garanties aussi. Elle est parfois assortie de clauses restrictives : interdiction de sortir du département, obligation d’appartenir à un club, de rouler dans le cadre d’un rallye, de présenter le livret de route. D’autres compagnies ne reconnaissent pas cette notion de “ collection ”. D’autre part, rappelons-le, jusqu’à une date récente, pour les véhicules de plus de vingt-cinq ans, bien qu’obligatoire, la vignette était gratuite.2

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plus sûrement que sa couleur ou la forme de son hayon. C’est dans le rapport biographique que se construit l’automobile de collection. C’est la raison pour laquelle on note un effet de génération sur le type de véhicules collectionnés. Les plus jeunes s’intéressent plus volontiers aux véhicules des années soixante et soixante-dix tandis que les Ancêtres ou les “ Vintages ”3

appartiennent à des personnes plus âgées, le choix des uns et des autres se portant sur des véhicules qui peuvent aisément être associés à leur propre histoire. Hugues, une trentaine d’années à peine, n’en fait pas mystère. “Je vous vois arriver. Vous trouvez que nos véhicules sont trop récents. Je sais, pour beaucoup de monde, les voitures de collection, c'est la préhistoire de la bagnole. Un siège monté sur quatre roues, une queue de vache et voilà. Et les Tractions bien sûr. Nous, ça nous branche pas. La vérité, c'est qu'on s'en fout des vieilles-vieilles, des "Ancêtres", puisque c'est comme ça qu'on les appelle. C'est pas notre truc. Je dis pas que c'est pas intéressant... Mais c'est pas de la mécanique. Vous soulevez un capot de Renault de cette époque, il y a rien dedans. Une bougie, un dynamo ou je sais même pas quoi. Les Ancêtres, c’est pas notre truc. C’est plutôt la génération de mon père qui va s’y intéresser ou même les plus vieux encore. Je dis pas que ça a pas de valeur mais personnellement ça n’intéresse pas d’en remonter une. C’est logique, les jeunes s’intéressent à des voitures plus récentes.”

La voiture est belle parce qu'on peut y projeter sa propre histoire, par son pouvoir d'évocation. C'est le souvenir personnel qui l'embellit. Elle est le lieu où l'on dépose ses souvenirs et le moyen de les évoquer. L'objet de la collection devient une sorte de mémoire concrète. Nous sommes là face à des objets éminent biographiques. La restauration est aussi un moyen d'élaborer une mémoire familiale, de la mettre en scène car les membres de la famille sont toujours mobilisés dans ces récits. Leur valeur tient ainsi à leur puissance d'évocation, leur capacité à ranimer le passé. Ils sont "beaux" parce qu'ils parlent du passé, d'un passé personnel, minuscule. On pourrait comparer la beauté de ces engins à celle des reliquaires. Souvent faits de pierres précieuses, ils ont une valeur "objective", pour eux-mêmes, pour la rareté de leurs pierres, la finesse du travail d'orfèvrerie, etc. Ils ont aussi la valeur supplémentaire que leur apporte leur contenu, les reliques. Ils sont alors investis d'une double valeur, appréciable séparément ou ensemble, selon que l'on est spécialiste de l'art, croyant ou les deux. Il en va de même pour l'engin. Certes, il est remarquable pour ses caractéristiques techniques et aucun amateur ne passe cet aspect sous silence, insistant longuement sur les chevaux développés, les subtilités du gicleur ou le système de freinage. Mais il est plus beau encore de son contenu, ces souvenirs que l'on peut faire partager à tout moment, sous l'effet d'une simple question. On pourrait appliquer là l'analyse de Nathalie Heinich sur "Les objets-personnes". "Régime des choses, régime des personnes sont (...) les deux grands pôles entre lesquels oscillent les objets selon le traitement qui en est fait. Les objets pourraient donc n'être pas des choses mais des personnes ? (...) Il est trois façons pour un objet de posséder les propriétés d'une personne : premièrement, en tant qu'il agit comme une personne, comme c'est le cas des fétiches ; deuxièmement en tant qu'il a appartenu à une personne, comme c'est le cas des reliques ; troisièmement en tant qu'il est traité comme une personne, comme c'est le cas des oeuvres d'art." (Heinich 1993 : 27) Pour ces amateurs, leur engin appartient bien à la seconde catégorie, celle des reliques, "dont le propre n'est plus tant d'agir comme une personne mais avant tout, d'avoir appartenu à une personne, dont l'objet en question porte la trace, ou avec laquelle il a entretenu un contact. (...) L'essentiel est qu'il ait entretenu le contact d'une personne". (Heinich 1993 : 28) Notons que, comme toutes les reliques, comme ces restes du saint approprié qui guérissent la maladie en les touchant ou simplement en les approchant, l'engin de collection est "contagieux". En effet, aucun amateur restaure uniquement les engins que lui ou ses proches ont possédés. Mais il y en a toujours un

3 Une Ancêtre est une voiture fabriquée dans les années 1910 ou avant. Le terme “ vintage ” désigne celles fabriquées dans les années 1920.

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autour duquel le récit de soi se cristallise fortement, dans lequel on projette son passé et qui va "contaminer" les autres. C'est ainsi la collection en tant qu'ensemble qui devient biographique. On pourrait alors compléter ainsi l’affirmation de Jean-Louis : “ Une voiture est de collection dès l’instant que son propriétaire à décider de la sauvegarder ” parce qu’à travers elle, c’est la famille et l’enfance qui resurgissent. (Lettre de Jean-Louis B., 17 novembre 2000)

Pourtant, cette affirmation pose plus de questions qu'elle n'en résout. En effet, ma première rencontre avec un collectionneur de moteurs industriels avait attiré mon attention sur cet investissement biographique. Mais le phénomène avait fini par devenir banal au fil des rencontres. Toujours, à l'origine de leur passion, un engin, voiture, tracteur, moteur, dont s'était servi un de leurs proches ou qui avait accompagné l'enfance de l'amateur, engin disparu puis retrouvé par hasard, acheté et restauré. D’une part, on découvre rapidement que ce n’est pas exactement la voiture du père ou du grand-père que l’on trouve mais “ la même ”, “ une pareille, toute pareille ”. Comment un engin qui n’a jamais appartenu à la famille peut-il, soudain, parvenir à incarner son histoire ? D’autre part, choisir de restaurer sa voiture plutôt que celle de son père, celle du grand-père plutôt que celle du grand-oncle, celle du laitier plutôt que celle du père, n'a rien d'une activité gratuite. "Le désir comme le non-désir de possession des signes matériels et symboliques de l'histoire familiale (et personnelle) renvoient à la question de sa propre filiation accomplie ou inaccomplie." (Muxel 1996 : 151) Elle parle donc "famille", trie, organise. Elle construit la place d'ego, recompose peut-être la parenté du collectionneur. En effet, on note, dans ces récits de passionnés de vieilles mécaniques, de grands absents : jamais aucun d’eux n’a affirmé s’être mis en quête de la voiture d’un frère, d’une sœur, d’un cousin ou d’un enfant. Ce sont toujours les voitures qui leur ont appartenu et plus encore celles qui ont appartenu à l’un de leurs ascendants qu’ils prisent. Or, des objets qui ont appartenu à des ascendants et dont on est maintenant propriétaires, n’est-ce pas, en simplifiant grandement, l’une des définitions possibles de l’héritage ? Les objets collectionnés, du moins le premier d’entre eux, sont un bien d’héritage. Et ce de multiples façons.

Héritage.

Tous les passionnés de motos me conseillent de rencontrer Gaston. On ne tarit pas d’éloges sur la beauté de ses deux-roues, sur la qualité de ses conseils techniques, sur ses jugements esthétiques toujours judicieux. Lorsque je lui demande comment est née sa passion, la réponse ne m'étonne guère. "Ca vient de loin. Ici, avant qu’on ait refait la maison, c’était l’atelier de mon père ici. J’avais douze treize ans à peine. Il y avait une vieille moto suspendue. En montant, sur une étagère, il y avait un moteur dedans, son moteur et j’ai commencé à remonter ma première moto mais pas pour faire la collection, pour faire le fou dans les prés. J’avais mon cousin qui venait en vacances, on faisait les fous avec la vieille moto dans les prés. Et puis, ça s’est fait surtout quand…J’avais un copain qui restaurait les vielles motos. Et j’ai dit : ‘Tiens, j’en ai une chez moi.’ Et c’est partie comme ça. Elle était restée ici, chez mes parents. C’est la première moto de mon père. Je la tiens de mon père. Et puis après tout s’est enchaîné.” Un amateur de motos anciennes ordinaire en somme. Mais au fil de la conversation, on s’aperçoit que la moto n’est pas le seul objet que Gaston “ tient ” de son père. “ Ici, c’était l’atelier. Là, il y avait un grand tas de bois et une cheminée. Et puis… quand on est revenu, il a fallu trouver une maison. Alors plutôt que de se faire construire, on a préféré restaurer cette bâtisse, l’atelier de mon père.” Il faut aussi y ajouter une Citröen B2, torpedo. “ Elle aussi, elle était ici. C’était celle de mon père. Elle avait été transformée en plateau. Je la conduisais pour aller dans les champs, chercher les patates et des trucs comme

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ça. Et j’ai commencé à la remonter. Mais sinon, j’aime pas particulièrement la voiture ancienne. Je préfère la moto. C’est pas pareil.” Un important héritage paternel qui n’est pas pour autant homogène.

Deux catégories de biens s’opposent, totalement irréductibles et qui font sans doute toute la difficulté de cette transmission. Il y a d’abord la maison dont l’attribution a été effectuée dans le cadre strict de l’héritage, maison dont l’appropriation a été d’autant plus facile qu’elle se conforme parfaitement aux dispositions du Code Civil et qu’elle a fait l’objet d’une démarche explicite d’attribution reconnue, acceptée par l’ensemble de la famille. Il n’en va pas de même pour la voiture et la moto qui appartiennent au domaine du non-dit, du non-formulé parce que relevant du non-être. Elles n’ont pas fait l’objet d’une quelconque démarche d’attribution, d’un testament, fût-il oral ou écrit. Et pour cause. Elles existent certes, mais à l’état d’épaves, ignorées de tous, sans valeur ni économique ni sentimentale. Elles appartiennent de plein droit à cette nébuleuse d’objets encombrants, ces objets de rebut, que le successeur confie immédiatement aux bons soins de la benne à ordures ou du ferrailleur. Or, l’activité de restauration de Félix vient contrarier ce destin. Elle les tire de l’oubli mais les fait exister d’une façon manifeste, non pas comme un simple objet désuet restauré mais comme la moto et la voiture “ du père ”. Ce qui n’est pas sans lui poser problème. Il insiste sur le caractère singulier de ces deux engins. “ C’est les objets de famille. La voiture de mon père, la moto, c’est de famille ”. Ce qui fait leur complexité. “ L’objet de famille est celui qui n’est plus personnel mais indivisible et propriété commune de l’ensemble de la famille. ” (Gotman 1988 : 163) Il faut donc prendre quelques précautions car on ne peut s’en emparer sans l’aval des “ ayant-droits ”, des autres membres de la famille. Qu’il obtient aisément. “ J'ai demandé autour de moi mais ça intéressait personne de ma famille. 'Tu peux la foutre à la ferraille. Qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse ? ' A la ferraille ? Je me suis mis à la restaurer ! Les voitures, non, ça m'intéresse pas. J'en aurais jamais acheté une ou aller en chercher une, comme ça, pour le plaisir. Mais celle-là, c'est pas pareil." A travers la question de Gaston, c’est toute la valeur particulière dont il investit ces engins qui est mise en scène. Les pensant comme des objets d’héritage, il redoute que son activité de restauration ne soit imaginée sur le mode de la captation d’héritage. Pouvait-il sans crainte continuer à s’accaparer la mémoire du père, ajoutant les mécaniques à la bâtisse ? Ne craint-il pas semblable accusation ? La façon dont il use de chacun des engins le laisse à penser. La moto représente sa part des objets de famille. Il en est le légitime propriétaire. Il n’hésite pas à s’en servir dans les rallyes, les exhibitions. Mais il ne se sert jamais de la voiture, affirmant que l’esprit des rallyes automobiles ne lui plaît pas, qu’il faut y consacrer trop d’argent et de temps. Ne pourrait-on pas avancer une autre explication ? Restaurée mais attendant dans le garage, la Citröen B2 est comme à la disposition du reste de la famille. Elle appartient à l’ensemble de la famille ; il n’en est que le dépositaire et cela seul.

Faut-il alors s’étonner que Gaston voue une grande admiration à André, collectionneur âgé, membre du même club que lui ? “ Il a conservé toutes les voitures de sa famille. Toutes. Et, dans le club, il roule avec sa propre moto qu’il avait quand il était jeune. Oui, il a conservé toutes les voitures de sa famille. C’est formidable, quand même. C’est admirable de pouvoir faire ça.” L’admiration que l’on porte à Gaston tient d’abord à son âge. “ Vous vous rendez compte, à quatre-vingts ans passés, il nous suit encore, dans la balades. Il conduit encore sa moto. C’est beau pour son âge. Et il tremble pas, croyez-moi. ” Mais c’est sans nul doute le sens et l’origine de sa collection qui justifient les propos élogieux dont il est l’objet. André possède trois véhicules : une Citroën C4, achetée par son père dans les années 30, une moto, cadeau de son père à son frère et enfin un vélomoteur offert par le frère au père. Ne pourrait-on pas penser qu’André est lui aussi coupable d’une captation d’héritage symbolique ? Il faut s’intéresser à l’histoire de la famille. Le père d’André possédait un petit garage automobile dont le fils cadet, Charles, a hérité, devenant à son tour garagiste. Ce qui

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permet à André de se présenter comme appartenant à une “ famille de mécano ”. Univers dont, pourtant, il semble s’être éloigné, devenant vétérinaire. Assiste-t-on là à un partage inégalitaire qui aurait favorisé Charles, à qui on aurait accordé l’entreprise familiale tout à la fois patrimoine économique et symbolique, héritant “ du bien et de la famille ” en même temps (Gotman 1988 : 171) lésant André, obligé de chercher ailleurs un emploi et une identité ? La collection est là pour rétablir l’ordre des choses, représentant sa part d’héritage, très efficacement. N’est-il pas le digne fils et héritier de son père, au même titre que son frère, lorsque, auprès de ces engins, il développe un impressionnant savoir technique et historique sur l’automobile, jonglant avec les subtilités des amortisseurs ou les différences minimes d’un système d’embrayage, savoir tout à fait inhabituel dans la bouche d’un vétérinaire ? N’affiche-t-il pas clairement aux yeux de tout le village sa position d ‘héritier lorsque, le jour de la victoire de l’équipe locale de rugby en championnat, il prit la tête du cortège victorieux, au volant de sa C4, dûment ornée de fanions aux couleurs de l’équipe, pour un tour de ville mémorable4 ? Et si déséquilibre il y a, il n’est peut-être pas en faveur de celui qui semble avoir obtenu le plus. André n’a-t-il pas le sentiment d’avoir obtenu plus que Charles, lorsqu’il précise, sans la moindre question de son interlocuteur : “la Traction, elle est chez Charlot. Celle-là, c’est lui qui l’a. C’est lui qui l’a. Mais il en fait rien. Ca l’intéresse pas. ” Est-ce à dire qu’hériter des véhicules de la famille serait plus précieux que d’hériter “ seulement ” du garage automobile ?

La collusion entre restauration et héritage est au principe même de la valorisation de ces vieilles machines. Les mains dans le cambouis, réglant un gicleur ou remodelant une aile, l’amateur ne restaure pas seulement la “ voiture du père ” mais également la mémoire de celui-ci. Et au-delà, il “ construit un héritage ” mais dont les termes sont inversés. D’ordinaire, l’héritier reçoit un bien de son ascendant et se l’approprie ou pas. Dans ce cas, le schéma est singulièrement plus complexe : l’héritier s’empare d’un bien qu’il restitue d’une certaine façon à son ascendant avant de pouvoir à son tour se l’approprier. Ses aller-et-retours entre l’un et l’autre sont au principe même de cette conversion esthétique. Mais là ne s’arrête pas le parcours de ces engins. En effet, devenus ainsi “ objets de famille ”, “ biens d’héritage ”, ils pèsent, de façon rétroactive en quelque sorte, dans la balance du partage, qu’ils peuvent déséquilibrer ou rééquilibrer selon les cas. Rééquilibrage que met en scène, de façon fort explicite, l’histoire de Roger.

Sucession

Au cours de cette recherche, au fil des rencontres et des entretiens, un nom s'est imposé. "René, il vous faut absolument rencontrer René. C'est le meilleur d'entre nous." Tous mes interlocuteurs me donnaient semblable conseil. Comment ne pas le suivre ? J'imaginais un collectionneur frénétique, heureux propriétaire de plusieurs véhicules rares et anciens. Pourtant, notre première rencontre a été placée pour moi sous le signe de la déception. Devant sa petite maison, plusieurs voitures avaient été exposées à mon intention. Mais une seule lui appartient, une FIAT Balilla. Les autres engins ne lui avaient été confiés qu'aux fins de

4 La C4 est de sortie à chaque fois que le village se met en scène et mime sa cohérence. Le rugby offre de nombreuses occasions. Chaque match “ important ”, chaque prouesse annoncée est l’occasion de placer la C4 en tête de cortège pour se rendre jusqu’au terrain de sport, imposant son train de sénateur au reste du peloton. Mais personne n’oserait prétendre vouloir la doubler !

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restauration. Mais, au cours de notre entretien téléphonique, ne m'avait-il pas prévenue ? "Vous savez, j'en ai jamais eu beaucoup. Il ne m'en reste plus qu'une. Les autres, il a fallu que je les vende. Mais j'en ai jamais eu beaucoup, je vous répète." Comment comprendre l'admiration dont il est l'objet de la part de ses semblables ? C'est sans doute le rapport très particulier qui le lie à son véhicule qui justifie l'admiration dont il est l'objet car, plus que tout autre, il met en scène l’efficacité de cet héritage si particulier.

"C'est la voiture de mes parents, enfin de mes parents nourriciers. Parce qu'il faut vous dire que je suis de l'Assistance. On était nombreux, mes parents pouvaient pas s'occuper de nous. Alors, petits, on a été confié à des familles d'accueil. Et moi, j'ai été confié à un couple de garagistes, ici. Ils étaient garagistes, comme on l'était à l'époque, c'est-à-dire qu'ils vendaient les voitures et ils les réparaient. Et ils avaient la Fiat Balilla pour apprendre à conduire. Parce qu'à l'époque, il y avait pas d'auto-écoles, surtout à la campagne, elles auraient pas pu vivre. Alors c'était celui qui vendait la voiture, le mécano, qui vous apprenait à conduire. Et ils avaient la Balilla, pour apprendre à conduire aux gens. Et c'est avec elle qu'on se promenait, qu'on allait faire ce qu'il y avait à faire. On allait pas en vacances mais s'il fallait aller chez le docteur ou comme ça. Et puis, c'est avec elle aussi que j'ai appris à conduire. Et puis, après, comme ça, il me la prêtait. Bon, pas pour aller, me promener. Mais, mettons, si je voulais aller voir mes frères et soeurs qui étaient placés ailleurs, à Villeneuve ou comme ça. Il me disait : 'Prends-la. Tu me l'abîmes pas bien sûr mais prends-la.' Et puis, à cette époque, quand vous étiez de l'Assistance, vous pourrissiez pas sur les bancs de l'école, il fallait vite apprendre un métier et travailler, parce que vous leur coûtiez cher à l'État et à tout ça. Alors, moi, comme j'étais dans un garage et que je voyais faire ça, j'ai appris la mécanique. Le patron m'avait dit : 'Tu vois, on n'a pas d'enfants alors, le garage, à la retraite, on te le laissera. Et voilà. Et puis, bon, c'est la vie. Quand ils sont devenus vieux.... Bon, j'étais pas de la famille, alors, bon... Il y avait d'autres héritiers et... Bref, ça s'est pas fait comme ils avaient dit. Et j'ai rien eu, quoi. Les neveux et tout ça... Ils voulaient pas... Je sais pas trop comment. Peut-être qu'aussi, mes parents ont pas pu faire les choses comme ils voulaient, enfin mes parents nourriciers, je veux dire. Enfin, le garage, je l'ai pas eu. Mais mon père m'avait dit : 'Qu'est-ce que tu veux garder ? Parce qu'on veut que tu gardes quelque chose. ' Alors, j'ai dit : 'Moi, ce qui me ferait plaisir, c'est la voiture, c'est la Balilla.' Et puis, ça s’est pas fait sur le moment. Et puis ils sont morts. Ca a été vendu, tout ça. Et moi, cette voiture, quand même, la voir partir à la ferraille parce qu’elle était pour y aller. Alors, bon, j’ai demandé si… Comme personne la voulait, ça les intéressait pas, cette vieille bagnole, ils me l'ont donnée. Et je l'ai refaite complètement. J'en ai refait d'autres, un Zèbre, une Simca 5 et puis je les ai vendues après, parce que la vie, des fois... Mais la Balilla, non."5

La Balilla nous entraîne ainsi au coeur de la question de l'héritage, opposant enjeux symboliques et économiques. S’agit-il d’un partage inégalitaire ? Enfant "placé", René n'en a pas moins été élevé par ses "parents comme leur gosse", il devient l’enfant qu’ils n’ont pas eu et lui ne se considère pas autrement au point qu'il embrassera "naturellement" leur profession, devenant ainsi manifestement leur "successeur", prenant place au sein d'une histoire de famille qu'il prolonge et perpétue, au point que ses "parents" envisageront de lui léguer tous leurs biens au détriment des neveux. Parmi les héritiers possibles, ils ont choisi celui qui leur semble le plus apte à leur succéder. Rien d’anormal à cela. “ Il existe dans la plupart des familles un enfant qui représente et incarne plus que d’autres les valeurs familiales, qui sera en toute hypothèse son meilleur récepteur et son fidèle émissaire. (…) Tout l’art du partage consiste alors à attribuer à cet héritier privilégié la part de patrimoine qui lui assure le meilleur profit possible et/ou celle dont il sera le plus sûr gardien. ” (Gotman

5 Au cours d’une autre conversation, plus récente, il donna une version une peu différente : les neveux auraient convoité la voiture. En vain. La “ patronne ” aurait résisté à cette demande, préférant la donner à René.

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1988 : 178) Sauf qu’en l’occurrence, le plus “ fidèle émissaire ” est un étranger. Le partage des biens le ramène à sa position. Force est de reconnaître qu’en l’absence de testament, René ne pouvait prétendre à rien, alors que les neveux étaient les légitimes héritiers. Neveux ou nièces sont les seuls "héritiers" aux yeux de la loi. C'est à eux que reviennent les "biens de famille", maison et garage. Cependant, dans ses propos, la chose est sensible. Pour eux, il n'y avait là qu'un enjeu économique. Seul leur importait le bénéfice matériel. Ils n'ont pas hérité de l'essentiel. Lui seul a "su choisir". N'était-ce pas dans cette vieille Balilla que s'incarnait le mieux l'histoire de ce couple de garagistes, qui passa toute sa vie dans la mécanique ? Voiture qui a été délaissée par les héritiers, dont lui seul a su décrypter le sens, reconnaître toute l'importance. On peut appliquer ici les remarques d’Anne Gotman. “ Il faut en réalité distinguer les héritiers et les successeurs. Ceux qui reçoivent du bien, et ceux qui ont pour charge de perpétuer le nom de famille. Souvent ce sont les mêmes et la distinction n’est plus apparente. Mais il peut être parfois précieux de les différencier. Agriculteurs, commerçants, entrepreneurs et petits industriels font toujours deux lots, l’entreprise familiale et le reste, et deux types d’héritiers.” (Gotman 1988 : 170) Dans ce cas, cette nécessité est particulièrement sensible. Et paraphrasant Anne Gotman encore, “ l’une (des parties, René) hérite quand l’autre (les neveux) ne fait que profiter ”. (Gotman 1988 : 180) Ainsi, symboliquement, il sort vainqueur de ce marché de dupes : certes, il n'a pas eu l'argent mais c'est à lui qu'il est revenu d'incarner une lignée. Lui, l'enfant de l'Assistance, éloigné de l'héritage, n'en est pas moins l'unique héritier de cette famille de mécaniciens, au volant de sa Balilla. Elle est la preuve manifeste de sa filiation nouvelle, de cette parenté

Cette fiction de l’héritage que l’on a vue à l’œuvre en “ amont ”, entre le collectionneur et ses ascendants, se retrouve également en “ aval ” entre le collectionneur et ses héritiers. Frère-Michelat, lors du salon du collectionneur en 1982 a posé la question “ du sort de la collection à la mort du collectionneur. Celui-ci s’en préoccupe-t-il ? Oui, dans le petit nombre de cas où il fait un testament. Dans les autres cas, on ne peut parler que de vœux. Vœux pour que la collection soit préservée dans son intégrité et reste dans la famille. Qu’elle aille à des amis est peu souhaité (risque-t-elle d’être dispersée ?), à d’autres collectionneurs encore moins (jalousie ?). Qu’elle soit léguée à un musée plairait à quelques-uns.” (Frère-Michelat 1982 :159) Les “ mécaniciens de l’inutile ” font preuve de moins d’hésitation : tous souhaitent que leurs engins “ restent dans la famille ”. Mais les modalités de cette conservation familiale varient : certains envisagent un partage équitable entre les héritiers tandis que d’autres préfèreraient léguer l’ensemble à un seul d’entre eux. Car pour tous, la question est la même : comment traiter cet héritage familial, sans léser personne mais également sans porter atteinte à cette mémoire ?

Testament

A écouter Max parler de ces objets de collection, on a l’impression qu’il échappe totalement à cette emprise autobiographique. Il n’a restauré qu’un seul engin, un triporteur. “ C’était pour une sortie de moto. Un copain m’a dit : -‘Vas-y.’ -‘J’ai pas de moto.’ -‘Je te prête mon triporteur.’ -‘Je veux bien’. C’est là que je l’ai essayé et tout de suite, ça m’a plu. Il y en avait un à vendre et je l’ai acheté. Mais non, j’en avais jamais vu ou eu avant. Non, c’est parce que je l’avais essayé là. ” Il possède aussi d’autres deux-roues, qui attendent une réparation, tous des deux-roues de hasard, achetés “ parce que c’ était une occasion ” ou “ récupérés à la ferraille ”. Aucun fait ne relie ses engins à son passé ou sa famille. Il ne s’agit en rien d’engins “ hérités ”, “ transmis ” même de façon symbolique. Pourtant, la fiction voire la réalité de l’héritage prend, chez Max, une dimension considérable.

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“ Mon triporteur, jamais je m’en séparerai. Même, je le prête jamais, à personne. Et puis, vous voyez… J’ai trois filles, et là-haut, au grenier, il y a trois motos qui attendent. Par testament, je leur laisserai une moto à chacune. Une moto pour chacune de mes filles. Ca, je veux le faire, oui, et je le ferai. Il faut que je les restaure mais bon, je les leur laisserai. Après moi, chacune aura sa moto. Comme ça pas de jaloux. Si elles aiment ça, tant mieux. Sinon… ” Or, ce projet de testament pour asseoir un partage égalitaire apparaît contraire à toutes logiques, défiant toutes les réflexions sur l’héritage.

Max insiste lourdement : chaque fille recevra sa moto, principe de transmission et d’égalité que l’on retrouve à propos de biens de plus d’importance. Il affirme en effet que la valeur d’une moto de collection est négligeable. “ Non, il faut pas compter sur ça pour se faire des sous. Une moto vous l’achetez 5000 francs en pièces détachées, vous y travaillez pendant un temps fou et vous la revendez le même prix, 5000 francs, 6000 si vous trouvez un passionné. ” On pourrait aisément penser que ces motos ne comptent pas parmi ces biens qui font l’objet de testament, qui impose une égalité de principe, mais semblent plutôt appartenir à cette constellation de biens sans valeur, “ (ces) objets de famille (qui) s’échangent apparemment sans contraintes, au gré des préférences et des identifications personnelles. ” (Gotman 1988 : 162) Pourquoi ne pas laisser les siens choisir, au gré des goûts de chacun, d’autant qu’il existe dans ses très proches des passionnés de vieilles motos ? C’est le cas de sa compagne.

Un autre fait ne manque pas d’étonner : Max parle véritablement de “ testament ”. Or Anne Gotman note que la pratique du testament est peu répandue, et concerne 10 % des ménages. Ce projet de testament étonne d’autant plus que Max, propriétaire de biens immobiliers non négligeables, n’envisage pas de les faire figurer dans le testament, ni de leur assigner une destination précise. “ Mes filles, je ne sais pas si elles seront très intéressées par tout ça. Le garage, la mécanique, faut être plutôt un garçon, quand même. Non, on verra bien. Elles feront ce qu’elles voudront. Tout ça, ça sera réglé comme ça doit. ”. Testament pour des objets sans valeur, règle juridique ordinaire pour des biens dont, a priori, on serait fondé à penser qu’ils pèsent plus dans la balance de l’héritage. Or, c’est un autre régime de valeur qui justifie ce choix étrange. “ La rédaction de différents actes notariés est alors le plus souvent commandée par le souci de placer en mains sûres un bien vis-à-vis duquel on se sent des responsabilités particulières et dont on est plus le dépositaire que le propriétaire. La propension accrue des classes aisées à rédiger un testament tient certes à ce qu’elles ont plus de biens à transmettre mais aussi à leur propension à être héritières, à avoir davantage à re-transmettre. ” (Gotman 1988 : 156) Envisager un “ testament ” pour les motos et non pour les biens immobiliers met en évidence l’investissement particulier dont elles sont l’objet. Il s’agit pour Max de construire ces motos comme des objets de transmission ; il n’en est que le dépositaire, il les confie à ses filles qui seraient supposées, dans cette logique, les transmettre à leur tour.

Mais d’autre part, ce projet de testament a un autre sens : il permet de clarifier une situation conjugale, actuellement un peu trouble. Max est séparé –mais non divorcé- de son épouse, avec qui malgré tout, il travaille. Sa nouvelle compagne, elle, est aussi passionnée de motos, ce qui, pourrait-on penser, fait d’elle une héritière au moins aussi légitime que les filles. Le testament serait d’autant plus utile que, simple compagne, elle n’a aucun droit sur l’héritage. Rare, la pratique du “ testament est essentiellement utilisé (dans les cas de divorce et de remariage) pour protéger le conjoint autant que la loi le permet. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il y a eu divorce puis remariage et que les droits d’une belle-mère ou d’un beau-père ont plus de chances d’être contestées par les enfants d’un autre lit. ” (Gotman 1988 : 151) Or ici, ce sont précisément les filles qu’il cherche à avantager au détriment de la belle-mère, ce que la loi établit. Le testament, du point de vue juridique, ne se justifie en rien. C’est autre chose que dit Max, en parlant de testament, c’est de la valeur singulière de ces engins qu’il

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met en scène. “ Les objets familiers, qu’ils soient personnels ou domestiques, reviennent de droit à la famille et à elle seule. En être privé est anormal. Ne rien avoir de ses parents quand un beau-père ou une belle-mère délivré de ses obligations ferme la porte de la maison aux enfants de son défunt époux rend ’orphelin’.” (Gotman 1988 : 163) Nul risque dans ce cas. Mais en fait, la proposition est à lire à l’envers. Rédiger un testament qui n’a aucune utilité juridique permet d’éloigner la compagne de ses objets, de les construire comme des objets de famille qui doivent rester dans la famille, ne pas s’éparpiller même au profit d’un être aimé mais étranger à la famille-souche.

Le testament est ainsi un moyen d’investir ces motos d’une valeur toute particulière, de les singulariser fortement au sein de la transmission : ces objets de hasard, achetés “ comme ça, sur un coup de tête ” ou “ trouvés dans une décharge ” changent radicalement sous l’effet du projet de testament. Celui-ci permet de mettre en évidence leur valeur tout en étant aussi un effet de cette valeur nouvelle. En un cercle vertueux où cause et effet se confondent : le projet de testament “ fait ” la collection. Mais, en envisageant un testament qui permet de les construire comme objets de transmission, Max ne produit-il pas une fiction d’héritage ? Les biens que l’on transmet ne sont-ils pas d’abord ceux que l’on a reçus et dont on n’est que dépositaire ?

Anne Gotman note que "ce qui se partage et circule dans la transmission des biens de famille, c'est la famille comme bien." (Gotman 1988 : 162) Cette affirmation trouve là une application première. La compagne, bien que passionnée de motos anciennes, est ainsi renvoyée, sans ménagement, à sa situation conjugale marginale : elle n’appartient pas à la “ famille ”6.

Si Max a résolu, un peu brutalement et de façon un peu cavalière à l’égard de son actuelle compagne, la question de sa succession, ce n’est pas le cas de Jean-Claude à qui l’avenir de ses voitures pose un vrai problème.

De l’impossibilité d’un tandem…

J’ai déjà évoqué, par bribes, sa passion. Recomposons-la pour saisir toute la difficulté qui est la sienne. Etudiant, il possédait une Simca 6 qu’il remisa dans un hangar lorsqu’une panne mécanique grave et son départ pour l’armée se conjuguèrent pour la vouer à un oubli provisoire. Bien des années plus tard, alors que le hangar est sur le point de s’écrouler sur la voiture, elle semble promise à la casse automobile. Mais les enfants interviennent, incitant le père à restaurer l’engin, comme il l’avait toujours plus ou moins envisagé. Manifestement, elle est pour les enfants “ la voiture du père ”, un bien dans lequel celui-ci s’incarne. Puis vint la 203 découvrable. Reprenons les propos de Jean-Claude pour la situer. “ C’est la première voiture que j’ai conduit quand j’ai eu mon permis. J’ai passé le permis avec une vieille 2CV avec un voisin, l’agriculteur du coin qui apprenait à tous les jeunes à conduire en 2CV. Et la première voiture… et la voiture qu’il y avait à la maison, c’était la 203 familiale. Et c’est la première voiture que j’ai renversée sur le bas-côté. (…) La 203, (…) c’est la famille surtout parce qu’il y en a eu une à la maison. ” L’ombre de deux automobiles plane sur ses premiers

6 L’effet de ce testament est ambigu. En effet, s’il exclut la compagne de l’héritage, il n’en relie pas moins celle-ci aux filles de Max. Leur attribuer des motos par testament, c’est, en quelque sorte, les inscrire, elles aussi, dans l’univers de la passion mécanique, comme la compagne. En somme, des divers liens unissent les personnes qui gravitent autour de Max : les liens du sang, qui relient le père, la mère et les enfants, les liens de la passion qui unissent Max, sa nouvelle compagne et les filles. Un façon de mettre en relation belle-mère et belles-filles.

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pas de conducteur : la 2CV du voisin avec laquelle il a appris à conduire et la 203 avec laquelle il a effectué ses premiers kilomètres de nouveau conducteur. Choisir la 2 CV aurait été un choix tout à fait personnel en ce sens que Jean-Claude aurait opté pour la voiture qui m’avait de sens que dans le cadre de sa propre vie. Or il a opté pour la 203 de ses parents, la 203 familiale. Il a donc opté pour les ascendants. C’est un choix généalogique et non personnel. Pour ses enfants, elle est au moins autant “ la voiture des grands-parents ” que “ celle du père ”, une voiture qui a “ toujours été dans la famille ” et relie trois générations. “ Objets de famille ”, “ objets de mémoire ” qui pourraient à ce titre être partagés entre les quatre enfants ou être confiés à l’un d’entre eux, devenant ainsi le gardien de la mémoire familiale. Ce choix, assez épineux, est rendu ici plus difficile encore par l’activité de restauration et le partage des tâches au cours de la restauration qui vient gravement brouiller les rôles et les positions des générations.

Ces véhicules, à peine arrivés au domicile du père et quel que soit leur état, sont minutieusement restaurés. Mais le père n’y est pour rien. Ou si peu. C’est en tandem qu’il travaille, avec l’aîné de ses fils, Vincent. “ Technicien de métier mais dans l’électronique, l’informatique, la robotique ”, Vincent est “ le manuel de l’étape ”, celui qui restaure véritablement les voitures, pose un diagnostic sur l’état du moteur, répare ce qui peut encore l’être, “ refait les pièces irrécupérables ”. Le père avoue sans complexe “ n’y connaître rien en bagnole. Moi, je fais le manœuvre, s’il faut faire un truc. Parce que si je remonte une durite, ça va pisser de partout. C’est sûr, j’y connais rien. Alors c’est moi qui m’occupe de ma vieille 203, de ma Simca et s’il faut trouver une pièce, c’est moi qui le fais. Quoi que lui maintenant avec Internet, tout ça il se débrouille tout seul. Il a plus besoin de moi.” Le partage des tâches est le suivant : ils sont deux à s’occuper de la mémoire familiale, le père qui achète les véhicules qui font sens, les fait rouler, les expose et Vincent qui les restaure. Deux générations s’activent donc, de concert, celle qui lègue et celle qui reçoit, si l’on réfléchit en terme d’héritage. Et ce n’est pas sans poser des problèmes. “ On est en tandem mais je vais essayer de créer le trio ou le quatuor parce qu’il y a d’autres enfants. J’ai quatre enfants. Donc je veux que ce soit équitable. Il y a une règle du jeu qu’on partage le truc avec Vincent, on partage tout, le truc, les frais… Comme il s’investit beaucoup lui mécaniquement, au début, moi c’était financièrement. Maintenant je veux pas qu’il soit pénalisé sur ces voitures-là comme ça coûte cher. Donc ça a une valeur morale et financière. Par rapport aux autres enfants aussi… Donc les cartes grises sont communes parce que si on remet en état une voiture, qu’on y met une somme de temps chacun, il faut que ce soit équilibré parce surtout le travail, la restauration, c’est très long, c’est coûteux. Donc ce qu’il fait lui, c’est normal qu’il en ait une contre-partie ”. Quel que soit le devenir de la collection, dispersée à part égale ou confiée à une personne, il faut qu’elle intègre la réflexion sur l’héritage. Mais manifestement deux logiques s’affrontent. La première, économique et financière. Vincent a investi dans ces restaurations à la fois du temps et de l’argent. Il serait donc normal qu’il soit considéré comme propriétaire de ces véhicules et qu’à ce titre ces derniers ne fassent pas partie des biens relevant de l’héritage. Et la seconde, la logique mémorielle. Les véhicules sont des “ objets de famille ”, des “ objets de mémoire ”, et à ce titre ne peuvent être considérés comme appartenant conjointement au père et au fils. De toute façon, Jean-Claude est dans une impasse : ne pas léser l’un revient à léser les autres, tant au point de vue symbolique qu’économique. En effet, ce travail en tandem a brouillé la succession des générations et a en quelque sorte rendu, paradoxalement, la transmission impossible. En toute logique, on ne peut pas être à la fois donateur et donataire. Et n’est-ce pas précisément l’intenable situation de Vincent qui restaure les voitures de son père ?

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S’en séparer

Le devenir ordinaire de ces voitures est donc d’intégrer la succession, après la mort de leur créateur. Il ne s’agit en aucun cas d’une collection dont on pense pouvoir se séparer, encore moins d’une réserve d’argent que l’on pourra utiliser en cas de besoin. Et pourtant, certains semblent avoir commis l’impensable, vendant, “ bradant ” même leur chère collection, à la suite de certaines “ difficultés personnelles ”, parmi lesquelles le divorce figure en première place.

Fallait-il attacher beaucoup d’importance à ces quelques collectionneurs qui affirmaient, au détour d’une conversation, “ avoir commencé avant ” ? Et puis il y a eu le divorce qui leur aurait imposé certains “ sacrifices ”. Les émoluments des avocats, la nécessité de partager les biens les auraient obligé à trouver de l’argent rapidement. De plus, la rupture affective et sociale qui fait “ perdre le goût à tout ” entraînerait avec elle la passion pour la mécanique qui, un temps, entrerait en sommeil, supplantée par d’autres soucis. Enfin, la maison vendue, l’installation dans un nouveau lieu de vie réduirait pour certains l’espace disponible. “ Comment voulez-vous installer les voitures dans un appartement de trois pièces. Pas possible. ” Le divorce grand disperseur de collection, donc, du fait des besoins financiers et des troubles qu’il entraîne. Pouvait-on questionner ces raisons ? Et puis, il fallait bien s’en contenter, mes interlocuteurs n’ayant manifestement pas envie d’évoquer cette période –“ j’ai tourné la page. Alors, bon… C’est fini”.

Quelques brides de conversations permettent d’aller au-delà de ces explications mi-psychologiques, mi-financières.

Lorsque je rencontre Robert, il en est à sa deuxième série de voitures restaurées. Sur la première, il sera évasif. “ J’avais commencé il y a dix ans. Je m’étais retapé une petite 4CV, une Traction, quelques populaires que j’aimais bien. Et j’en avais quelques-unes qui attendaient aussi. Et puis, bon, la catastrophe, le divorce, les avocats, la pension, tout ça a été englouti. ” Rien que de très ordinaire. Je n’apprendrai rien d’autre sur cette première série de voitures, si ce n’est sa triste fin, au moment de la séparation. “ Le divorce s’est très mal passé. Ma femme est partie en claquant la porte. Bon, peu importent les détails et disons qu’elle avait décidé de me faire chier. Enfin, au début, ça allait et puis ça s’est envenimé.” Certes, comme la loi l’y autorisait, elle revendiqua et obtint le partage égal des biens. Ce que son futur-ex époux ne critiqua pas et considéra même comme normal. “ On était marié sous le régime de la communauté, on avait bossé ensemble, on devait partager. ” Mais l’accord céda la place à une franche opposition lorsque l’épouse réclama le partage de la collection de voitures. “ Là, j’ai pas voulu. Non parce que le but, c’était de me foutre sur la paille. De toute façon, c’était pour m’emmerder parce que, les voitures, elle s’y était jamais intéressée. Elle les aurait vendues quand même. Du coup, c’est moi qui l’ai fait. Je les ai bradées pour rien mais je voulais pas les lui laisser. Ah non ! Je vous dis, elle s’en foutait. C’était pour me faire chier.” Dès l’instant où elles furent associées au patrimoine commun du couple, Robert se rebiffa. La règle juridique, selon lui, ne pouvait être appliquée à ces objets, bien qu’achetés sous le même régime de communauté que le reste des biens du couple. Je ne saurais rien de plus sur ces voitures mais le sort qu’il leur réserve –s’en séparer plutôt que de voir son épouse s’en emparer- trouve un étrange écho dans les réflexions de Karim Gacem à propos des “ Propriétés individuelles dans la chambre conjugale ”. Il part du constat que “ fonder un couple, c’est accepter de partager de l’affection, des relations intimes, des paroles, du temps et des choses. (…) La chambre à coucher est le lieu par excellence où les intimités individuelles doivent se fondre pour faire vivre une communauté. ” Et c’est précisément ce jeu entre l’individuel et le collectif qu’il se propose d’analyser à propos de certaines catégories d’objets présents dans la chambre à coucher. “ Toutes les choses n’ont pas la même prédisposition à être individuellement possédées. Le Droit de Propriété d’origine s’applique sans difficulté aux

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objets que les acteurs possédaient avant leur mise en couple ou aux objets qui leur ont été offerts personnellement” parmi lesquels “ des jouets d’enfance, des photos, des disques de jeunesse, des souvenirs de voyage aux accents initiatiques, des cadeaux d’amis chers, mais aussi de nombreux objets provenant des familles d’origine ou personnifiant un parent. ” Leur appropriation n’est jamais claire, évoluant entre le bien à soi et le bien du couple, ambiguïté qui assure la cohésion du couple mais qui serait aussi d’une très grande fragilité. “ L’intégration passe surtout par la mise en veilleuse, consciente et inconsciente, du caractère individuel des choses. Au quotidien, la propriété individuelle d’origine des objets devient souvent discrète et reste à l’état latent. Cette latence permet de bâtir une indistinction de surface tout en préservant la connaissance de l’origine d’une propriété et le pouvoir qui lui est lié. Elle fait ainsi coexister plusieurs niveaux de conscience des propriétés individuelles, et elle introduit du jeu dans la perception de ce qui est privé ou collectif. (…) Momentanément voilée, la différence de pouvoir individuel sur une chose peut néanmoins resurgir dès lors que la propriété de l’objet devient un enjeu relationnel important. Ce revirement intervient de façon paroxystique dans certains divorces, lorsque les conjoints soldent leurs comptes communs et font remonter à surface de façon crue des droits de Propriété individuelle naguère en veilleuse. ” (Gacem 2000 : 37-47) Et l’on songe au sort des voitures. Aussi longtemps que le couple dura, les voitures restèrent dans une sorte d’indétermination quant à leur légitime propriétaire. Mais le divorce fut l’occasion de clarifier la situation : elles relèvent de ce Droit de Propriété d’origine, qui ne met que très provisoirement et jamais franchement les biens de l’un dans le pot commun du couple. Qu’elles aient été achetées avec l’argent du couple n’y change rien.

Vendre, telle est l’arme de ceux qui ne veulent “ pas partager ” ou de ceux “ qui ne veulent rien laisser ”. L’affirmation confine au truisme. Mais il faut regarder de plus près pour voir à l’œuvre toute la portée symbolique de ce geste. Jean-Pierre et son épouse, Maryse, évoquent le cas d’un de ses confrères, propriétaire d’automobiles rares et très anciennes.

J-P : “ Je sais pas s’il les a encore. Je pense, d’après ce que j’ai entendu dire, qu’il s’en est débarrassé. Il a été sérieusement malade et il s’est débarrassé de ses voitures.

Q : -Pourquoi ? M : -Il avait pas d’enfants ?J-P : -Si mais je crois qu’ils étaient pas en très, très bons termes. M : -Ah bon mais les enfants auraient pu hériter, quand même.J-P : -Non, il voulait pas leur laisser les voitures. Ils voulaient… c’est con mais il

voulait les déshériter. Alors il les a vendues. Il paraît qu’il en a récupéré un bon paquet de fric.

M : -Pour les déshériter quand même, il faut que…J-P : - Oui mais il l’avait dit plusieurs fois qu’il voulait pas les garder depuis qu’il

avait été malade. Qu’il voulait les vendre parce que ça marchait pas avec ses enfants. Qu’il y avait un froid entre eux, qu’ils étaient pas bien du tout, qu’il voulait pas qu’ils aient les voitures. ”

Ce collectionneur n’a pas pour but de priver ses enfants de tout l’héritage. Les biens immobiliers, les liquidités, dont le produit de la vente des voitures, sont conservés et font partie de ce que les parents envisagent de transmettre à leurs enfants. On peut alors sourire de cet étrange “ déshéritage ”: il n’y a pas eu amputation de l’héritage, simplement une légère modification de sa forme. Pourquoi Jean-Pierre considère-t-il que son confrère a déshérité ses enfants ? S’il avait simplement vendu un bien immobilier, aurait-il posé le même jugement sur cette vente? Mais, précisément, ce changement de forme en dit long sur l’importance de ces objets et sur les relations entre parents et enfants.

Le but n’est pas de priver les enfants de l’argent mais d’autre chose, de beaucoup plus

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important. Certes, même en “ pas très bons termes ”, la parenté est indéniable et à ce titre, les parents ne songent pas à déshériter économiquement. Mais la rupture a été consommée : on ne se parle plus, on s’ignore. Les enfants n’auront donc pas le plus précieux, ces objets dont le père a le sentiment qu’ils l’incarnent mais aussi qu’ils incarnent la famille. Il s’agit bien de les priver de la mémoire familiale, d’une inscription dans le temps familial. Héritage donc mais pas succession. La présence –ou l’absence- des voitures rend alors possible une pratique que la loi réprouverait.

Dynasties

La restauration apparaît comme un moyen efficace de recomposer une histoire familiale brisée, d'en écrire une autre, plus conforme.

Au début de mes entretiens, on m’a souvent parlé de Jean-Pierre Lagrange, tout nouveau président d’un club d’automobiles anciennes, propriétaire de plusieurs voitures de collection. Ébéniste de formation, après divers emplois, il "rentre à l'équipement" où il va poursuivre une honnête carrière de géomètre. Mais, le démon de la mécanique le dévore. Il va d'abord assouvir sa passion sur les circuits de vitesse, pilotant mais aussi assurant l'entretien de ses bolides, restaurant même une Matra de 1962. Puis, revers de fortune. Ruptures multiples, affectives et sociales. Il divorce, on lui vole sa Matra, il est victime de plusieurs alertes cardiaques, doit abandonner son emploi, se remarie et abandonne les circuits. Que faire ? Comment surmonter ces fractures ? Comment continuer à produire une identité sociale, alors même qu’on est un trop “ jeune retraité ” et qu’on refuse d’être considéré par les siens comme un “ grand malade” ?

Or, son histoire familiale lui offre le moyen de combler le vide, de réorganiser un présent quelque peu désarticulé. Jean-Pierre est l'arrière-petit-fils d'un des trois constructeurs locaux d'automobiles. Entre 1902 et 1906, une centaine de Lagrange-et-Legrand sont sorties des ateliers de son aïeul. Mais, l'affaire n'était pas très florissante, l'atelier ferma ses portes. Il ne fut plus question de fabriquer des voitures. Le grand-père et le père de Jean-Pierre deviennent tourneurs-fraiseurs. En somme, comme dans un système de poupées-gigognes, les échecs se succèdent. Aux ruptures de la vie de Jean-Pierre fait écho la déchéance de la famille : les patrons sont devenus ouvriers, les innovations mécaniques ont laissé la place à des travaux de simple exécution. De ce passé, la famille ne se souciera guère, pas plus que Jean-Pierre. Au grand étonnement de sa seconde épouse. “ Q : Vous connaissiez l’histoire de cette voiture ?

Lui : Non. Même mon père m’a jamais trop renseigné.Elle :Disons qu’en ce temps-là, t’en parlais pas beaucoup. T’avais pas trop cherché. Tu

y pensais mais t’avais pas vraiment pensé à faire la voiture.Lui : -Mon père m’a dit qu’il y avait eu un constructeur de voitures, qui s’appelait la

Petite-Véloce. Et c’est tout ! Mais dans la famille que ce soit du côté des sœurs de mon père ou comme ça, personne n’avait envie d’en savoir plus, de s’y intéresser.

Elle : -Tu en as parlé avec… ?Lui : -Ah bé oui. J’ai eu l’occasion d’en parler parce qu’on le savait mais on s’en

foutait un peu, quoi. Ca avait pas d’importance. Les filles s’intéressaient pas. Elles, c’était surtout la couture.

Elle : Mais autrement, des fois, quand même…Lui : Non, c’était pas un truc qu’on y pensait tous les matins en se levant. On le savait

et puis voilà. ” Silence, indifférence donc jusqu'à cette rupture de sa vie. "Là, j'ai dit à mon père : 'Tu

sais pas, je vais en restaurer une.' Je m'étais promis qu'il la verrait rouler. Mais il est mort

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avant." Car, la chose est plus compliquée que prévu. "Des Lagrange et Legrand, il y en a pas eu beaucoup de fabriquer. Il en reste deux, une à Auch et une dans un musée en Suisse. Mais ils voulaient pas les vendre. Et impossible de trouver un châssis ou une épave. Rien, il y a plus rien." Il ne peut pas en restaurer une ? Il va alors en construire une. Elle est encore en cours. La carrosserie est finie mais le moteur pose un vrai problème, trop difficile apparemment à reconstruire. Et pourtant, ce n'est pas faute de documentation. L'homme a fouillé les archives départementales, a écrit aux descendants de l'associé, à passer des heures en bibliothèque pour consulter les ouvrages les plus pointus. Il étale sur la table le fruit de ses recherches, bien pauvre en vérité. Faut-il voir là un échec ? Il suffit d'écouter ses confrères parler. Il est bien le digne descendant des automobiles Lagrange-et-Legrand. Est-ce simplement un effet du hasard s'il vient d'être élu président de son club ? N’était-il pas le candidat idéal car “ héritier ” d’un constructeur ? Mais cette activité va bien au-delà d’une simple récréation pour trop jeune retraité. Cette voiture reconstruite permet de relier les générations entre elles, de les souder en une colonne vertébrale. Par-delà le vide laissé par deux d’entre elles, au-delà des silences dans la transmission de la mémoire, elle “ fait ” la famille, la lignée. La voiture a pour effet d’effacer cette amnésie familiale ; elle devient en quelque sorte le “ chaînon manquant ” de cette mémoire familiale malmenée. Mais, reconstruisant la Lagrange-et-Legrand, renouant ou ravivant la figure de son aïeul, par-delà deux générations d’ouvriers, il modifie profondément le sens de cette histoire. Les deux générations d’ouvriers ne sont plus seulement des tourneurs-fraiseurs mais les descendants d’un constructeur automobile célèbre dans la région. Des “ héritiers ” au sens presque aristocratique du terme.

Gilbert F. est, lui aussi, l'heureux propriétaire d'une vingtaine de véhicules anciens, soigneusement restaurés, dont certains ont été prêtés à des musées. Lorsque je le rencontre c'est avec fierté qu'il me montre le châssis totalement désossé de la Bolide, un vague rectangle équipé de deux essieux dont il affirme qu'il roulera un jour. -"Vous allez pouvoir la remettre en état ? " -"Sûr ! Quand ? Je sais pas. Mais je vais la faire péter un jour. Et comment vous croyez que j'ai fait pour toutes les autres. J'ai tout fait moi-même." J'ai bien du mal à le croire, à cause de l'état dans lequel l'engin se trouve, à cause surtout de son métier. Je ne suis pas sûre que les connaissances d'un épicier à la retraite soit très efficaces auprès de ce châssis. Je lui fais part de mes interrogations. "Ce serait de l'aluminium, je suis incapable parce que... Mon père était forgeron. Et petit, je le voyais faire. J'adorais, je l'aidais après l'école. Je l'aidais ? je bricolais plutôt ! Mais je voulais pas devenir forgeron comme lui. Ma mère m’a dit : ‘Si tu viens pas remplacer ton père, il en fera une maladie.’ Alors j’ai dit à mon père : ‘Merde, je suis bien, je suis chef d’équipe. Alors merde.’ Alors, il me dit : ‘Non, je t’ai gardé la clientèle.’ Il en était malade alors pour lui faire plaisir, j’ai pris sa suite mais ça s’est effondré. Le métier de forgeron, c’était foutu. Alors, j'ai trente-six métiers, trente-sept misères avant d'acheter l'Alimentation, à V. Voilà. Et puis, bon, la vie, tout ça…Mais ça me tenait depuis tout petit. Seulement il fallait que j'ai quatre sous disponibles." L'ascendant ne transmet pas que l'engin à restaurer ; il transmet parfois aussi les moyens, le savoir nécessaires à cette restauration. Un père ou un grand-père "garagiste", "mécanicien", "forgeron", "tourneur-fraiseur" ou simplement "qui s'y connaissait question moteur" gravitent souvent autour de l'amateur qui, "tout naturellement a hérité ça de lui", a "appris en le voyant faire", "l'a toujours vu faire alors forcément..." On s'en doute, cette transmission du savoir en dissimule une autre, plus essentielle. On peut s’interroger sur le récit que fait Gilbert. Victime de la conjoncture économique, il aurait été conduit à abandonner la forge paternelle, rompant ainsi avec une tradition à laquelle le père tenait absolument au point d’obliger son fils à lui succéder. Sa passion pour les voitures doit sans doute beaucoup moins à un apprentissage “ sur le tas ”, au cours de son enfance qu’à un sentiment de trahison à l’égard de la mémoire paternelle. La restauration de véhicules anciens lui permet de revenir en arrière en quelque sorte, de gommer les années passées loin de la forge. En somme de réécrire l’histoire comme le père aurait

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souhaité qu’elle se déroule. Lorsque je demande à Pierre Mercan ce qui le pousse à restaurer des moteurs

industriels, il affirme, laconiquement qu'"il faut aimer la mécanique. Regardez c'est quand même vieux, c'est 1910-1915. Regardez celui-là. Bielle apparente, très rare. Ca, c'est des moteurs qui sortent, il y a pas de bougies, il y a ce qu'on appelle un éclateur et c'est une magnéto. Ce sont des moteurs à magnéto basse tension. Alors, vous comprenez... C'est... Quand vous voyez ça,... Non, il faut aimer, ça, c'est sûr." Propos évasifs qui n'éclairent guère ma demande.

Me rendant sur les lieux du rendez-vous, j'avais découvert un ancien garage automobile. Sur le fronton, des lettres très délavées : "Mercan. Mécanique Générale". Ne m'avait-on pas dit qu'il était retraité de la municipalité où il était éboueur ? Tout autour du bâtiment, un bric-à-brac de machines en très mauvais état, de mécaniques accidentées, rouillées, amputées de leurs roues, de leurs ailes, des châssis, des portières, et d'autres morceaux difficiles à identifier. Un invraisemblable empilement de moteurs et de ferraille, comme on n'en voit que dans les casses automobiles7 . Poussant les portes, il n'est plus permis d'en douter : nous sommes bien dans un ancien garage automobile, le pont et la fosse, l'antique pompe à essence en attestent. "Non, oui, c'est bien un garage ici. Mon beau-père, Georges, qui habite à côté, il travaillait à l'usine. Moi, quand on s'est marié, j'ai travaillé trois mois à l'usine et puis je me suis lancé dans la ferraille. Et puis, mon beau-père en avait marre et comme il était mécano de métier et que son beau-père, Marcel, à lui, le père de ma belle-mère, était garagiste, on a monté un garage, ce garage." Si Gilbert F. devient restaurateur de voiture pour prolonger en quelque sorte l'activité professionnelle de son père, les choses se complexifient chez Pierre Mercan. C'est pour lui non pas un moyen de s'inscrire au sein de sa propre famille, mais au contraire une façon de la quitter pour s'insérer au sein de celle de son épouse. En effet, celle-ci est fille unique. Si Pierre n'est pas mécanicien de formation, il ne va pas moins le devenir à l'image de son beau-père.

Q: "-Mais vous êtes mécanicien de formation, alors ?Pierre M. : -Pas du tout. Moi, j'ai appris la pierre, à tailler la pierre pour faire les

meules, vous savez, pour la farine et tout ça. Mes parents étaient minotiers. C'est Georges, mon beau-père, qui est mécanicien de formation. Alors, ensemble, on a monté ce garage.

Q : -Mais vous faisiez quoi, au garage, si vous n'êtes pas mécanicien ?Pierre M. : -Je faisais la mécanique, pardi ! je suis pas mécanicien d'origine mais la

mécanique, ça s'apprend sur le tas. C'est mon beau-père qui m'a fait voir."Le gendre prend donc en quelque sorte la place du fils, il "monte une affaire avec son

beau-père" et s'approprie son savoir, moins d'un point de vue pratique que symbolique d'ailleurs, seul moyen pour lui d'exercer cette profession. Mais Pierre Mercan ne fait que renouveler l’expérience qui fut celle de son propre beau-père : mécanicien de formation,

7 Ce désordre n'est pas fortuit ; il n'a rien à voir avec la prétendue nécessité de "tout stocker au cas où..." En effet, me rendant chez Jean-Louis C., autre restaurateur de moteurs industriels fort estimé de ses confrères, j'ai eu la surprise de découvrir un pavillon en ordre parfait, du moins en ordre convenu : pelouse tondue depuis peu, fleurs fanées supprimées, petites statues posées sur le gazon, etc. Les moteurs et tout le matériel nécessaire à leur réssurection sont entreposés, dans un ordre aussi irréprochable, dans divers petits bâtiments, au crépi impeccable, aux portails régulièrement peints. Nulle trace extérieure de sa passion. Chez Pierre, l'incroyable bric-à-brac imite celui que l'on trouve parfois autour des garages de mécanique générale et a pour effet de matérialiser cette dynastie de mécaniciens. Et si Mme Mercan ne proteste pas -le garage est situé face au pavillon, les tas de ferraille gagnent irrésistiblement du terrain sur le jardin, qui s'est réduit comme peau de chagrin au fil des années- c'est que cette mise en scène concerne sa propre famille, qu'elle sublime en l'inscrivant dans la longue durée.

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Georges n'a jamais véritablement exercé, travaillant dès son plus jeune âge à l'usine métallurgique. Or son propre beau-père était lui aussi garagiste. La création du garage est donc le moyen pour mettre en place une dynastie de garagistes, dynastie transmissible de beau-père à gendre : à l’origine, Marcel était propriétaire d’un garage, son gendre Georges, ouvrier dans une usine métallurgique, s’y essaya à son tour en compagnie de son propre gendre, Pierre Mercan.

Cependant l'entreprise connaîtra très vite des difficultés financières graves et Pierre choisira d'abandonner -momentanément- la mécanique pour un emploi d'éboueur tandis que Georges s'accommodera de sa retraite. Pourtant, à son tour à la retraite, Pierre remet les mains dans le cambouis, en compagnie toujours de son beau-père. Seule la finalité des moteurs a changé, ils ne sont plus destinés à actionner des machines mais à être exposés. Le lieu est le même, les outils aussi. La passion de la restauration permet de mettre en place une dynastie fictive de mécaniciens, d'affirmer que "dans la famille on est dans la mécanique depuis des générations" alors que les deux dernières au moins n'y ont fait que de brefs passages et surtout de donner au gendre une place centrale voire de les présenter comme les rouages essentiels de cette transmission. Une dynastie qui n’est pas prêt de s’éteindre, la “ passion ” assurant sa pérennité. A tel point que le fils de Pierre, donnant un sens au bric-à-brac qui entoure le garage, affirme : "Tout ça, il faut que je le remonte. Mon coin à moi, c'est là, la vielle voiture américaine et surtout les tracteurs. Eh oui, dans la famille, on a ça dans le sang8, la mécanique, on a toujours travaillé dedans. Mon père, mon grand-père et même mon arrière-grand-père ! Moi, je travaille à l'usine. Mais ça m'a attrapé aussi." Et désignant son petit garçon, fort affairé à manipuler des clés en plastique, "Et c'est peut-être la cinquième génération qui se prépare.

-En effet ! La mécanique a l'air de l'intéresser !-Eh oui, il faut les former jeunes, les gosses ! Je rigole ! Il fera ce qu'il voudra. C'est

mon père qui lui a offert à son dernier Noël. Un garçon, qu'est-ce que vous voulez lui offrir d'autre ? "

D’ailleurs, peut-on parler encore de fiction ? Pierre n’est-t-il pas un “ vrai mécano ” à la tête d’une petite entreprise d’entraide dont les vertus et l’efficacité ne sont plus à démontrer ? En effet, c’est à lui que ses anciens collègues de la municipalité ou de l’usine confient régulièrement les petits engins (tronçonneuses, tondeuses et autres compresseurs) lorsqu’ils sont en panne. “ Moi, quand ça marche pas, je le porte chez Pierre. Parce que tu vas Loisirs-Campagne, il regarde la date. Ah ? ça a plus de quinze jours ? C’est mort ! Il a pas la pièce ! Ce type, il est mécano comme moi je suis évêque, pareil. Tandis que Pierre, il y a jamais de problèmes. Il a toujours la pièce ou alors il se débrouille. D’ailleurs, pour refaire ses moteurs, tu comprends bien qu’il va pas chez le marchand ! Moi, je dis, lui c’est un mécano, un vrai, pas un vendeur en costard comme l’autre. ”

Des gendres qui, découvrant la “ vieille voiture du beau-père ”, se passionne pour celle-ci au point de la remettre “ en circulation ”, des belles-filles qui poussent leur époux à restaurer la voiture du beau-père ne sont pas rares. Mais ce choix n’a rien d’anodin, comme le prouve l’histoire de Pierre. S’intéresser à cet objet de famille –d’une famille à laquelle on n’appartient que par alliance-, le restaurer permet de prendre place au sein de la famille, à côté des co-sanguins, en devenant l’un des dépositaires manifestes de la mémoire matérielle d’un ascendant. C’est ajouter un lien beaucoup efficace que celui de l’alliance ou plus exactement cela permet de gommer l’alliance en transformant radicalement la nature du lien. C’est intégrer définitivement l’autre famille comme en témoigne l’expérience de Jacques. Il a épousé Yvonne, l’enfant unique de ce couple de forgerons, et est venu vivre au sein de sa belle-famille, dans la forge familiale. Son beau-père possédait alors une Traction que le temps

8 “ La passion dans le sang ” mais un “ sang ” qui circule entre gendre et beau-père. On songe alors à d’autre cas semblable de transmission de passions entre gendre et beau-père, notamment à la chasse. Voir les travaux d’Odile Vincent à ce sujet.

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et les pannes finirent par reléguer dans un hangar. Bien des années après le décès de son beau-père, Jacques s’intéressa à nouveau à l’automobile, soutenu en cela par son épouse et sa belle-mère. Après quelques tentatives infructueuses, l’engin fut remis en état de marche. Si Yvonne affirme la conduire10, c’est le plus souvent Jacques que l’on voit au volant de la voiture, accompagnant l’équipe locale de rugby ou se rendant, tous les samedis, à son club de loisirs. Au point qu’au cours d’une conversation avec le voisin de Jacques, André, le propriétaire de la C4, la voiture semble avoir changé de propriétaire.

André : Mais, la tienne, c’était pas une neuve, si ?Jacques: Ah non, moi elle venait d’Agen. Elle était d’occasion.A : C’est bien ce qui me semblait.J : Dites moi, vous allez me renseigner. Si je veux la faire passer ‘Collection’, la

mienne, ils font payer ?A : Ah non ! Ca coûte rien. Mais le fais pas. Garde la comme ça, ta Traction, si tu

peux. ”Echange un peu étonnant pour qui connaît l’histoire de la voiture et les relations qui

unissent les deux hommes. On ne peut expliquer cet échange par l’ignorance dans laquelle serait André de l’histoire de la voiture. Il était le meilleur ami du beau-père de Jacques, a toujours habité à quelques pas de chez lui. Il sait que Jacques n’est pas le –premier- propriétaire de l’engin. C’est autre chose qui se joue dans cet échange : Jacques se voit reconnaître, par le meilleur ami de son beau-père, la propriété de l’engin, comme il ferait à un fils, à un héritier “ légitime ”. Et d’ailleurs n’est-ce pas avec une grande fierté que Jacques exhibe la carte grise qui porte désormais son nom et non celui de son épouse ? Carte grise qu’il garde toujours dans son porte-feuilles, parmi les cartes qui ‘f ”ont ” l’identité, carte d’identité mais aussi cartes bancaire et carte de groupe sanguin. La carte grise, comme une sorte d’état civil, qui témoigne, par voiture interposée, de son changement d’identité. D’ailleurs, un dernier fait ne peut que conforter Jacques dans sa nouvelle identité. Dans cette famille, la question de la succession est plus qu’épineuse. La mère d’Yvonne est encore propriétaire de la totalité des biens et refuse absolument de transmettre. Seule exception : la Traction. Pouvait-on imaginer geste plus fort et plus symbolique ? Le gendre est devenu le successeur. En lieu et place de son épouse ?

Cependant, cette importance de la famille et de la mémoire recomposée n’est pas le fait de quelques nostalgiques, que le hasard des entretiens aurait mis sur ma route.

Injonctions biographiques

Parcourant la presse spécialisée, j’imaginais pistons, culasses, soupapes, freins, gicleurs, “ allumage ”, s’étalant à longueur de page, conseils techniques pointus, subtilités mécaniques mises à nu, etc. Ces rubriques, dont on pourrait penser qu’elles sont une source d’informations pratiques précieuses pour qui veut restaurer sa voiture, sont bien sûr présentes. Mais on découvre, au fil des pages, des rubriques moins techniques et dont l’utilité, pour un restaurateur, semble moins évidente : “ Souvenirs, souvenirs ”, sous-titrée “ Les camions de papa ” dans Charge Utile, l'"Album de famille" et “ Je me souviens ” dans La Vie de l'Auto et La Vie de la Moto11. Elles sont étrangement semblables : un lecteur envoie de vieux clichés,

10 Je n’ai jamais vu Yvonne au volant de cette voiture. Au point que je penserai au début qu’elle appartenait au père de Jacques.11 Tous les magazines présentent cette rubrique, de façon plus ou moins importante et récurrente. Il est à noter que les magazines les plus prisés des amateurs sont précisément ceux qui en ont fait une rubrique régulière, occupant plusieurs pages.

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dont il précise le plus souvent qu’ils sont extraits d’albums familiaux, sur lesquels figurent, accoudés à des véhicules anciens, des personnages aux tenues démodées, aux postures surannées. Le commentaire qui accompagne l’envoi dévoile moins l’identité de l’engin que celle des personnages, toujours un proche de celui qui a écrit : ici, son père, là son grand-père, ailleurs sa mère, sa tante et les cousins. Ces rubriques sont toujours l’occasion de lever le voile sur la famille du lecteur avec la voiture pour fil conducteur. Les journalistes dénoncent volontiers la propension de leurs lecteurs à envoyer ce genre de courrier, qui ne présenterait aucun intérêt mais s’expliquerait par le désir ridicule des lecteurs de voir leur cliché dans leur journal favori. Et ce n’est qu’à contre-cœur qu’ils publieraient ces photographies sans intérêt. Pourtant, cette même presse a un rôle ambigu : dénonçant l’invasion de ses pages par des récits autobiographiques sans intérêt, elle incite également à ce type de récit de soi.

Ainsi, le très apprécié magazine La vie de l’Auto a une bien étrange façon de fêter son anniversaire. “ Le 27 septembre paraîtra la N°1000 de la vie de l’auto, qui correspond à ses 25 ans d’existence. Nous préparons à cette occasion un numéro spécial pour marquer une borne importante. Et nous souhaitons bien évidemment votre participation, puisque, numéro après numéro, nous écrivons ensemble ce trait d’union entre tous les collectionneurs. Aussi, nous vous proposons de nous faire parvenir une bonne photo de votre première auto de collection, avec ou sans vous à ses côtés, photo de l’époque de l’achat ou actuelle, accompagnée d’un texte court racontant en quelles circonstances vous avez franchi ce pas décisif, quelle démarche a guidé votre choix, comment vous vivez votre passion, les rencontres ou situations cocasses qu’elle a suscitées… Les meilleurs seront publiés. A vos chambres noires, à vos plumes. ”(LVA, 26 juillet 2001 : 3) La demande ne restera pas lettre morte. Un courrier abondant suivra. Ce qui conduit LVA à inaugurer une nouvelle rubrique, “ Ma première auto ”. “ L’afflux de vos courriers nous a conduits naturellement à donner un prolongement à cette rubrique au départ éphémère, afin de transmettre vos témoignages dans le cadre d’une page régulière. (…) Si vous aussi, vous avez une photo de votre première “ ancienne ”, n’hésitez pas à nous la transmettre, accompagnée de quelques lignes sur les anecdotes liées à vos premiers tours de roues dans le domaine de l’automobile ancienne (achats, premières impressions de conduite, pannes, voyages, etc.) ” (LVA 3 janvier 2002 : 2)

Lisons quelques-uns de ces récits de vie. Celui de Christian M. intitulé “ La 4CV de mon grand-père ”. “ Mon grand-père, pilote d’essais chez Renault, a acheté cette 4 CV Sport R 1062 en juillet 1955. Toutes les routes de mes vacances, je les ai parcourues en 4 CV. Mon grand-père était originaire de Nice et nous avons franchi tous les cols des Alpes sans que jamais la 4 CV ne soit prise en défaut. En 1966, lorsque j’ai décroché mon permis de conduire, mon grand-père âgé et ne voyant plus clair, m’a donné sa voiture, cadeau suprême ! Elle n’avait alors que 45 000 km et fut ma voiture d’étudiant. En 1973, je me suis marié, en 4 CV bien sûr. En 1980, je l’ai restaurée entièrement et depuis, elle sort moins souvent, je l’utilise en tant que voiture de collection, car je tiens à la conserver telle quelle, et j’espère que mon fils saura à son tour la maintenir dans cet état. ” (La vie de l’Auto 15 novembre 2001 : 2) Pour éclairer le propos, le lecteur a envoyé trois photographies, qui représentent trois moments-clés de ses rapports au véhicule : sur la première, enfant âgé de cinq ou six ans, on le voit donnant la main à son grand-père, tous deux adossés à la 4 CV. Sur la seconde, l’enfant a grandi ; c’est en tenue de mariage, costume noir et nœud papillon, qu’il pose, près de la 4 CV, elle aussi en tenue de cérémonie, un nœud de tulle arrimé au capot. Enfin sur la troisième, Christian M. pose en tenue de sport, le coude appuyé à sa décidément très fidèle 4 CV, devenue désormais “ voiture de collection. ” Il n’en manque qu’une et pour cause : celle où son propre fils posera près de la 4 CV, conformément à son vœu. Parcours assez semblable pour cette “ Facellia ” que l’on se transmet “ de père en fils ”. “ En fait, il s’agit d’une voiture de famille, puisque mon père a acheté ce cabriolet Facel véga neuf au concessionnaire Poch à Paris, le 16 Juin 1961 ; c’était un cadeau d’anniversaire pour ses 40 ans. Il l’a utilisée comme

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voiture de promenade et de vacances pendant dix ans, puis me l’a offerte en 1971 pour aller : à la faculté à Paris ! (…) Suite logique, elle appartient désormais à mon fils de 26 ans (…) : à noter que l’immatriculation est toujours d’origine ”. (LVA, 3 janvier 2002 : 2) Un passioné de moto envoie lui aussi son témoignage, en forme d’appel. "La première (photographie) représente mon père Gaston Marguet, récemment disparu à l'âge de soixante ans, au guidon de sa Starlett (Monet-Goyon ou Koeler-Escofier ? ) Cette photo a été prise en juillet 1959 et je ne sais malheureusement ce qu'est devenu l'engin. (...) La seconde photo représente mon grand-père, Jules Foubert, au guidon de sa Terrot 100 MTV mise en circulation en octobre 1956. Je suis maintenant le fier propriétaire de cette moto et je détiens également la précieuse carte grise de collection. J'ai commencé sa restauration il y a quelques mois, malgré le fait que je sois novice en la matière, et je regrette tous les jours d'avoir démonté à l'âge de 17 ans des pièces de cette moto pour m'amuser". (LVM 1er mai 2001 : 40)

Remarquons que les journalistes se montrent relativement indulgents lorsque les lecteurs se trompent dans l’identification ou la description de l’engin et se contentent de rectifier, parfois avec une bonne dose d’humour. Cela fait finalement partie de ce dialogue qui s’établit entre “ spécialistes ” et “ néophytes ”. Il n’en va pas de même lorsque manquent les précisions biographiques. Ainsi, un lecteur envoya-t-il six magnifiques photographies, présentant de non moins magnifiques voitures mais n’apporta pas le moindre commentaire sur l’identité des personnes. Absence que le journaliste ne manqua pas de déplorer. “ D’excellente qualité, ces documents ne s’accompagnent malheureusement pas des commentaires qui auraient permis de situer les scènes et d’identifier les personnages… Dommage ! ” (LVA Janvier 2002 : 30) Et de continuer en commentant longuement et avec une extrême précision ces engins. Force est de reconnaître que l’anonymat des personnes ne greva en rien l’appréciation technique. Ne peut-on admirer un véhicule tout en ignorant qui en était propriétaire ? En quoi cette absence est-elle alors dommage ? La dimension autobiographique de ces véhicules constituerait-elle un critère majeur d’appréciation ? Car on le sent, ce n’est pas l’anonymat en tant que tel des personnages mais le lien de parenté qu’il déplore.

Ainsi, les lecteurs sont invités à expliquer leur passion. On peut véritablement parler d’injonction autobiographique. Mais en même temps, le journal offre aussi des modèles, des types de récit dans lesquels le lecteur peut –ou doit- se reconnaître. Et n’est-ce pas, paradoxalement, la raison d’être ou du moins la raison du succès de cette presse ? Tous les amateurs que j’ai rencontrés sont abonnés à l’un au moins de ces magazines, ne sont pas peu fiers d’affirmer qu’ils reçoivent le magazine la veille de sa parution en kiosque. Précieux opuscule que l’on conserve et constitue en collection. Mais dont l’utilité laisse l’observateur quelque peu songeur : rares sont ceux qui reconnaissent avoir mis à profit les conseils techniques de cette presse. Au mieux, “ ça aide, des fois. Ca donne une idée. ” Max, que l’on a déjà croisé, s’est même abonné à la Vie de la Moto lorsque son triporteur fut totalement restauré ! Et il n’est pas le seul. Mais Max et les autres ferrailleurs-restaurateurs partent sans doute en quête d’autre chose que de technique au fil de ces pages. Ce que le journal leur apporte, ce sont précisément ces modèles de récit de soi, la certitude que l’héritage, la continuité familiale sont bien au principe de cette valorisation. En somme, il les établit plus solidement encore à la tête de leur “ héritage ”. Mais les passionnés que j’ai rencontrés vont au-delà de cette injonction biographique.

Mémoires d’homme

Comme la presse les y invite, les mécaniciens s’entourent de photographies, constituant de véritables albums, qu’ils soumettent rapidement à la curiosité de l’ethnologue. Albums

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éclectiques où se côtoient de vieilles “ photos de famille ” et une kyrielle de photographies plus récentes, où le sourire du père, sur fond de Dauphine ou de Traction, se glisse entre un “châssis désossé ” et de mystérieuses pièces de moteur étalées sur un établi. Albums soigneusement constitués, clichés insérés dans des porte-photos achetés dans le commerce, ou albums en projet toujours différé mais bien réels malgré tout, les photos dormant dans un carton, au fond d’un tiroir ou accrochées aux étagères de l’atelier voire dormant au fond de celles-ci, au milieu des clés et des boulons. Albums éthiques, de quelques clichés à peine, ou volumineux recueils. Mais albums toujours. Qu’en faire ? Comment les appréhender ? Certes, les travaux de sociologie et d’ethnologie nous ont dévoilé tout le sens de cet “ art moyen ” qui, sous couvert d’immortaliser la “ famille ”, permet surtout de la composer, d’organiser le roman familial, d’en fixer les moments cruciaux (naissances, baptêmes, mariages ou “ événements ordinaires ”) quitte à en “ oublier ” d’autres (divorces, décès). Rien d’étonnant à le trouver au cœur de ce bricolage “ technico-familial ”. Pourtant, cette pratique présente ici quelques singularités.

Alors que “ l’album de famille ” est le plus souvent réalisé, montré et commenté par les femmes, ces albums-là sont une pratique éminemment masculine. C’est l’homme qui sélectionne et “ récupère les vieilles photos ” qui font sens, qui, ensuite, photographie la voiture, élabore l’album ou du moins son projet, album toujours conservé dans son propre espace, l’atelier souvent mais aussi le bureau, parfois sa voiture voire son porte-feuille et enfin le soumet au visiteur et le commente. Et que la voiture ait appartenu à un de ses ascendants ou à un des ascendants de son épouse12 n’y change rien.

Tournons les pages en leur compagnie. Et d’abord celles un peu singulières de l’album de Serge.

Installés au salon, nous conversons. "J'ai une Motoconfort 125. Vous l'avez pas vu en bas ? C'est la moto de mon grand-père ! " Pendant je regarde les clichés récents, pris pendant la restauration de l’engin, il évoque pour moi ses souvenirs d’enfance, les balades du dimanche lorsque le grand-père lui faisait la faveur de “ lui faire faire un petit tour ”, l’émerveillement qui était le sein lorsque l’aïeul s’adonnait à quelque réparation ou réglage, etc. Un discours en tous points semblable à tous ceux que j’ai recueillis, qui ne m’étonne guère. Mais il joint le geste aux paroles, se lève lentement, d'un air énigmatique, se dirige vers un bureau encombré de papiers et de classeurs, décroche une vieille photographie jaunie mais soigneusement mise sous verre, qu'il me tend. Un homme d'un âge certain tient fièrement le guidon d'une moto tandis qu'un jeune enfant, sur le siège arrière, s'accroche à sa taille et sourit béatement à l'objectif. "Voilà la moto que j'ai réparée." Mon air interloqué le pousse à plus de confidences.

Serge. : -"C'est la moto de mon grand-père, comme je vous dis. C'est elle sur la photographie. C'est lui devant et derrière c'est moi. J'étais tout petit. Et la Motoconfort 125, au garage, c'est celle-là.

Q : -Vous aviez conservé la moto de votre grand-père ? C'est un coup de chance !S : -Oui, enfin, pas tout à fait. Mon grand-père l'a gardée longtemps et puis à sa mort,

il l'ont vendue pour une bouchée de pain. Et je rêvais de cette moto. Je savais où elle était. Je voyais le mec passer avec et tout. Et puis je l'ai perdue de vue. Et quand j'ai voulu avoir ma vieille moto, j'ai dit : 'Allez, je répare la moto du papy'. Et puis je l'ai cherchée, j'ai retrouvé l'acheteur qui l'avait vendue à son tour, j'ai retrouvé le deuxième acheteur qui l'avait cédée aussi et là j'ai perdu la piste. Parce que le troisième, j'ai pas réussi à lui mettre la main dessus. Alors, j'ai cherché la même, même couleur, même année, tout pareil Et j'ai fini par en trouver

12 Mais n’est-ce pas ce que laissait deviner le courrier adressé à LVA, entre autres ? Les photographies accompagnées d’un commentaire et confiées provisoirement au journal concernent autant la famille du scripteur que sa belle-famille voire des membres beaucoup plus lointains, “ le grand-père de ma belle-sœur ”.

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une. C'est la moto de mon grand-père ou presque." Jean-Claude R. ne fait pas autrement. Au cours de notre conversation, il me tend un

album de photographies qu’il commente. On y voit ses engins d’affection, lors de leur arrivée chez lui, puis en cours de restauration, enfin à diverses occasions dont ce mariage pour lequel ils avaient été dûment habillés de tulle et de nœuds. Parfois des photographies d’un autre temps s’intercalent. Je découvre ainsi un couple d’âge moyen, en grande tenue, en compagnie d’un enfant, près d’une voiture. “ C’est mes parents avec mon cousin. Je suis pas sur la photo ! Je devais pas être bien loin. Et c’est la fameuse 203 dont je vous parlais tout à l’heure, celle avec laquelle j’ai appris à conduire”. Ou presque serait-on tenté d’ajouter. Celle des parents était une “ commerciale ” alors que celle-ci est une “ découvrable ”, modèle nettement plus rare et prestigieux, acheté à “prix d’or ” à un particulier. Mais elle n’en est pas moins la “ 203 familiale ” , la “ 203 de mes parents ”. Tout comme la moto de Serge est “ celle du grand-père ”. Ces exhibitions de photos anciennes semblent avoir d’abord pour effet, de gommer ce “ presque ”, “ d’authentifier ” la machine, en l’inscrivant dans un contexte où les objets-mémoires se font écho et se complètent. Comme dans un jeu de miroirs, le cliché témoigne d'une permanence, d'une ancienneté de l'engin dans la famille mais à l'inverse, vrombissant et pétaradant sur les routes ou dans le garage, celui-ci ancre la photographie, la réactualise, témoignant d'une longue durée. Le cliché métamorphose l’automobile achetée, ou du moins “ récupérée ” en automobile familiale “ qui a toujours été là ”, gomme son origine extérieure.

Pourtant, le parcours de l’album de Jean-Claude R. nous réserve une surprise et semble mettre à mal cette hypothèse. La Simca 6 dont il est si fier, qu’il appelle “ la sentimentale ”, celle dont jamais il ne se séparera, se passe a priori de ce subterfuge. Il l’a toujours possédée, elle lui appartenait pendant ses années d’étudiant, elle a longtemps dormi dans son hangar avant qu’il ne la confie aux bons soins d’un garagiste qui lui offrit une nouvelle et rutilante livrée. Une veille photographie, en noir et blanc, sur laquelle deux jeunes hommes appuyés à une Simca 6, sourient fièrement à l’objectif. “ Té ! la voilà ma Simca 6. c’était en 60 et quelques, devant le collège où j’étais pion précisément. Oui ! Et lui, c’était un copain de lycée. Vous remarquerez, la plaque d’immatriculation est la même. J’ai d’ailleurs toujours la même carte grise puisqu’il n’y a pas eu changement de propriétaire. ” Que fait cette photographie dans son propre album ?

Continuons à les feuilleter. Ces amateurs de vieilles voitures semblent restaurer leur engin une clé dans une main, l’appareil dans l’autre. La voiture est photographiée sous tous ses angles, depuis son arrivée sur le porte-voitures jusqu’à son premier “ tour du pâté de maison ”, à chaque étape de son lent retour à la vie. Bien sûr le passionné trouve une explication rationnelle à sa “ manie ”. “ Il faut faire des photographies de chaque étape, de chaque truc que vous faites. Quand vous démontez une pièce, hop ! une photo. A chaque étape du démontage, une photographie et après quand vous remontez, vous avez plus qu’à les prendre dans le sens inverse. Moi, la première moto, j’ai tout démonté à fond. Et quand j’ai voulu remonter, j’avais des pièces en trop ! Il a fallu redémonter. Un cirque ! et c’est un copain qui m’a indiqué ce truc des photos. Alors depuis, pour chaque moto, je me fais un album. Chaque fois que je tombe un truc, hop ! photo ! Comme ça j’ai tout. Plus d’erreur. ” Théorie bien sûr que celle-là. Car lorsqu’on regarde les photographies, on se demande de quel apport technique elles peuvent être, mal cadrées, mal exposées, trop claires ou trop foncées, prises de trop loin de sorte que l’on ne voit plus qu’une vague silhouette dans un garage ou en plan si rapproché que le contexte a disparu.

Mais, à y regarder de près, un autre fait ne manque pas d’étonner : il n’y a jamais personne sur ces photographies de voitures ! Ni enfants. Ni petits-enfants. Comme si rien d’autre n’existait ou ne comptait que la voiture. Reprenons l’album de Jean-Claude : on y voit ses quatre voitures, garées côte à côte, comme à la parade, sur fond de vignoble, dans la

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lumière rouge d’un coucher de soleil automnal, sur fond de massifs en fleurs, de collines mais jamais un visage, jamais la moindre personne. Même sur la photographie de mariage, les mariés ont disparu ! Et qui plus est, le cliché a été effectué le lendemain de la cérémonie, chez lui !

Le sens de ces albums se dessine alors. Les “ vieilles photographies ” n’avaient pas été prises dans le but, on s’en doute, d’immortaliser la voiture. Le couple, l’enfant, les personnes qui s’y appuyaient justifiaient, à elles seules, le cliché. Leur introduction dans l’album masculin tient précisément au fait que ce sont des “ photos de famille ” où famille et voiture se superposent. Les photographies récentes ont des motivations radicalement différentes. La voiture est seule ; personne d’autre ne figure, qui pourrait servir de prétexte à développer une histoire de famille. Personne ? A part, bien sûr, le restaurateur-photographe qui est, en quelque sorte des deux côtés de l’objectif : dans cet engin aux entrailles exposées par ses soins, dans la pression sur le bouton de l’appareil. L’absence de visages familiers rend sa présence plus criante encore. Et là est bien le but.

Certes, pour l’homme aussi, il s’agit d’un discours de la longue durée familiale. Il faut, dans un premier temps, construire le passé en montrant que la voiture a toujours appartenu à la famille. Son restaurateur qui s’évertue, aujourd’hui, à la photographier sous tous ses angles constitue ainsi la mémoire des générations futures, prépare la mémoire de ses enfants et petits-enfants. On pourrait appliquer ici les propos d’Anne Muxel, face à la banalisation et au développement de la pratique photographique, qui consigne chaque moment, même le plus infime : “ le cadreur, réfugié derrière son objectif, n’est déjà plus dans le présent de ce qui se joue ou de ce qui se vit. Il est déjà dans le passé d’une mémoire à conserver. La famille d’aujourd’hui assure son passé avant même que de voir se dérouler son présent, et bien sûr avant d’avoir pu envisager son avenir. La famille ne serait-elle qu’une mémoire anticipée. ” (Muxel 1996 : 172) Plus que toutes autres peut-être, ces photographies de mécaniques en cours de restauration n’existent pas au présent. Elles ont pour effet de produire les images de ce qui, plus tard, sera le passé, de transformer “ aujourd’hui ” en “ passé antérieur ”, d’imposer aux générations suivantes leur mémoire. Sans omettre certaine étape. Une sorte d’assurance sur le futur que prend le restaurateur. Une assurance bien utile. N’oublions pas que les engins si soigneusement photographiés, “ hérités des ascendants ”, sont destinés à être transmis aux descendants, tissant ainsi les générations du fil rouge de la “ machine familiale ”. Or, à ériger ces voitures en “ objet de famille ”, le risque est grand de voir le travail du restaurateur, disparaître, dévoré par la mémoire familiale, l’homme ne figurant plus qu’au titre de membre d’une famille. Ce que fait le photographe-restaurateur n’est rien d’autre qu’une immortalisation de son propre travail, de sa position singulière au sein de cette transmission. C’est le travail de “ retour ”, de “ réappropriation ” de la mémoire, son propre travail en somme, qu’il photographie. Même s’il n’est pas présent sur le cliché –et peut-être précisément parce qu’il n’est pas présent- il se met en scène comme restaurateur de mémoire autant que de voitures. C’est une façon de se positionner au sein d’une parenté, pas seulement comme l’un de ses membres mais comme la cheville ouvrière de la reconstitution ou de la perpétuation de la mémoire familiale. Ce qui est autrement important. Elle sert ici à arrêter le temps, à marquer une pause dans ce fil de la mémoire familiale, celle du changement de valeur, celle surtout de la place du mécanicien, tout à la fois membre et artisan de cette succession familiale.

Ces collectionneurs sont avant tout des compilateurs de mémoire à usage des générations futures mais une mémoire où ils désignent clairement le rôle et la position de chacune génération, de chaque personne. Et notamment la leur. Comme un mode d’emploi pour comprendre et commenter cet héritage. On imagine assez facilement ce que seraient censés dire les descendants, ceux qui hériteront des voitures et des photographies. “ Voici mon grand-père, au volant de sa Traction dans les années 50. Voilà la Traction lorsque mon

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père la récupéra trente ans plus tard. Voilà mon père en cours de travail. Voilà la voiture le jour de sa première sortie. ”

Une dernière remarque s’impose. Comparons ces albums masculins aux albums familiaux classiques, faits par les femmes et commentés par elle : la famille dans les moments cruciaux de sa composition, les images du quotidien, des premiers pas de l’enfant, de ses anniversaires, de sa première chute, etc. Ne sommes-nous pas là face à deux mémoires familiales ? La mémoire féminine, qui dit la famille élargie, avec les frères, les cousins, les grands-pères, saisis au cours des “ moments importants ” de la vie ? Et la mémoire masculine, un peu autre, celle qui se tisse sur fond de voiture. Deux mémoires complémentaires et non concurrentes car, entre les deux types d’albums, des passages existent. Les voitures que Jean-Claude a photographiées aux lendemains du mariage incarnent sa lignée, son histoire familiale. Mais , à n’en pas douter, elles figurent aussi dans l’album maternel, en arrière fond de toutes les photos prises ce jour-là, les mariés au premier plan.

“ Beaux ”, la voiture, la moto et le tracteur le sont parce qu’autour d’eux peut s’organiser un discours qui manipule sans cesse la famille, la mémoire, la transmission. Ils deviennent de puissants moyens d’action sur le temps familial, organisant, structurant et reliant passé, présent et futur, donnant un sens, dans toutes les acceptions du terme, à la succession des générations. “ Beaux ”, il le sont aussi, d’une façon très différente, qui concerne le restaurateur seul.

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AUTHENTIQUEAUTHENTIQUEMENTMENT

RESTAURESRESTAURES

“ REACTIONSCUIVRE INDIEN

“ Pour donner suite à l’article consacré à la 2CV orange devenue jaune de Stéphane Maigrot (Planète 2 CV n° 21), je vous joins une photo de la 2 CV de ma mère. C’est une 2 CV 6 Spécial de 1982 avec embrayage centrifuge ; sa couleur est d’origine (cuivre indien AC 334 S). Depuis cette acquisition en juillet 1999, je suis passionné par la 2 CV –nous avons d’ailleurs acheté une Acadiane et faisons désormais partie du Deudeuch Club de Caen. (…) ”(Planète 2CV Juin 2001 : 9)

CONTRE LE CRIME DEUCHISTE“ Je vous écris pour réagir à la polémique née après le courrier de Stéphane Maigrot

dans Planète 2 CV n°21. En effet, je partage votre point de vue par rapport au fait de garder les 2CV dans leur état d’origine. Etudiant, je possède moi aussi une 2 CV depuis mes 20 ans –c’est une 2 CV 6 Spécial blanc Meije de 1987, que j’ai eu à ses 81 000 kms. Elle m’emmène tous les jours à la fac et je tiens à la conserver dans son état d’origine. Hormis l’ajout d’un rétroviseur extérieur droit, ma 2CV ne comporte volontairement aucune particularité ne correspondant pas au modèle d’origine. Je regrette qu’aujourd’hui il y ait trop de 2 CV hybrides qui ne correspondent plus à rien. C’est pourquoi je n’ai pas souhaité mettre une

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capote fermeture intérieure –pourtant bien pratique-, ni des phares carrés, changer le tableau de bord ou la couleur de la voiture, ou encore mettre des autocollants ou dessins humoristiques comme me l’ont suggéré des proches. Je pense que l’esprit initial de la Deuche est d’avoir une voiture simple et avant tout pratique, à utiliser dans son état premier. Cela dit, je ne trouve pas que le fait d’avoir changé sa voiture de couleur soit ce que l’on pourrait appeler ‘un crime deuchiste’, puisque Stéphane a utilisé une teinte en rapport avec l’année de sa voiture.

REPONSE :Non, en effet, ce n’est pas un “ crime deuchiste ” que de personnaliser sa voiture, mais

l’effet de mode consistant à modifier sa voiture soit pour la moderniser (ou la vieillir même !), soit pour la décorer à sa façon n’est dommageable que si les travaux effectués ne permettent plus de la reconfigurer un jour comme à l’origine. Chacun est libre de faire ce qu’il veut de sa voiture, mais n’oublions pas que la préservation et la conservation du patrimoine industriel que représente la 2 CV sont importantes. Sans être grandiloquent ni pompeux, nous devrons léguer aux générations futures l’esprit de la Deuche et non une kyrielle de voitures de clowns. Pensez à pouvoir revenir en arrière lorsque vous restaurez une voiture selon votre goût sans souci ni respect de l’origine. ” (Planète 2CV Juin 2001 : 9)

“ VIVE LES DEUCHEMOB(…) Je vous envoie aujourd’hui des nouvelles fraîches. Etant passionné par les cycles

années 50 autant que par les anciennes 2CV, il fallait bien que je trouve un compromis. Voilà donc où je voulais en venir et, croyez-moi, j’ai enfin réalisé mon rêve. Désolé pour l’ancien capot, je n’ai pas pu résister. A présent, je peux soit rouler en 2CV, soit rouler en Mobylette et voire plus, rouler avec les deux en même temps ! Génial, non ? Vive la 2 CV ! Vive la Mobylette ! et vive Planète 2 CV !

Réponse Beau travail de restauration ! Seul petit reproche, les chiffres et lettres 411 ES sont

trop espacés, ce n’est pas joli…Hormis cela, ta vieille Fourgonnette est très sympa.

Quant au capot, il me fait froncer les sourcils, mais comme ça se change en quelques secondes si besoin est, je ferme les yeux pour cette fois… ” (Planète 2CV Juin 2001 : 8)

“ TOUT LE MUSIQUE QUE J’AIME…Mon frère possède une 2CV6 Club de 1987 ; nos parents l’avaient achetée peu après

son permis de conduire et il s’est pris d’affection pour cette 2 CV. Il a 22 ans cette année et y passe le plus clair de son temps libre. En effet, il a refait entièrement l’intérieur, teinté les glaces, l’a surbaissée, lui a ajouté des antibrouillards, un béquet, une deuxième sortie d’échappement et un Klaxon. La banquette arrière a laissé la place à la musique, d’une qualité épatante, grâce à du bon matériel. Avec tout ça, Sylvain ne la laisse pas n’importe où et ne la sort que les week-ends et lors des concentrations. Sa passion ne s’arrête pas là puisqu’il possède deux autres 2CV : une blanche avec laquelle il va travailler, et la petite dernière, une bleue de 1979 qu’il va arranger petit à petit. Cette passion n’est pas née par hasard, la Deuche est dans la famille depuis déjà longtemps ; notre grand-père en a eu une, notre père 6 ou 7. Nos parents possèdent actuellement deux Dyane et moi… une 2 CV bien sûr.. ” (Planète 2 CV Juin 2001 : 9)

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“ Mon cab’ riz au laitEtant citroëniste depuis plusieurs années, je me suis décidé à retaper une 2CV de

1962 pour mon mariage fin 2000. Cette réalisation m’a demandé un an et demi de labeur, ayant tout fait par mes propres moyens. J’ai restauré et modifié le châssis, installé un moteur de Visa avec allumage électronique et boîte de freins à disque, fixé un échappement inox et adapté des jantes larges (165 X 14 à l’avant et 195 X 15 à l’arrière). J’ai fabriqué quelques pièces en fibre de verre : l’avant du capot, les ailes arrière larges, le coffre arrière et le tableau de bord. A l’intérieur, on trouve un intérieur d’Alfa Roméo et un peu de musique (220V).Lla peinture est un rouge nacré Renault. Merci à votre revue qui m’a donné beaucoup d’idées pour la réalisation de ce cabriolet. ” (Planète 2 CV Juin 2001 : 10)

En Mars 2001, dans la rubrique Citrocom de Planète 2 CV, rubrique réservée au courrier des lecteurs, Stéphane Maigrot avait envoyé une photographie de sa 2 CV accompagnée d’un petit commentaire, que le journal avait intitulé : “ La Mandarine rit jaune Mimosa ”, titre qui déjà donnait son tempo à l’échange épistolaire qui suivit. “ C’est une 2 CV 6 AZKA d’avril 1979 qui a débarqué dans ma vie, le jour de mes 20 ans. Mais ce jour-là, elle n’était pas comme sur la photo. A l’origine orange Mandarine (AC 437) et étant carrossier-peintre, ce n’est qu’après 420 heures de restauration intensive que ma Deuche a pu arborer ce beau jaune Mimosa (AC 333), également proposé au nuancier 2 CV entre septembre 1978 et septembre 1980. ” La “ réponse ” du journaliste est cassante, renvoyant Stéphane Maigrot à son pistolet à peinture, et cela malgré l’évident effort du restaurateur pour trouver une peinture qui aurait pu être la sienne. “ Certes, tu fais ce que tu veux de ta voiture, mais quand on a la chance d’en trouver une Mandarine, je crois qu’on se doit de la respecter et de la repeindre dans sa livrée d’origine, surtout dans le cadre d’une restauration aussi scrupuleuse comme la tienne. Ce n’est pas que je sois très à cheval, mais je crois qu’à trop vouloir transformer nos voitures selon nos goûts personnels, en restera-t-il encore d’origine un jour ? Le débat est ouvert, j’attends vos réactions. ” (Planète 2 CV Mars 2001 : 10) Elles ne tardent pas à venir. Certains lecteurs crient au scandale, d’autres appellent plus calmement au respect de l’origine. Le journal, lui, paraît intransigeant et ne tolérer aucune fantaisie, dénonçant sans ménagement toute entorse. On ne s’étonne donc pas de voir figurer le courrier de celui-ci qui, épris d’origine, se trouve face à un insoluble problème de couleur, pour lequel d’ailleurs le journaliste ne lui est absolument d’aucune utilité1, ou encore la lettre de cet autre qui conserve

1 “ Gris ou gris ? Revenant sur votre n°9 concernant le tableau des principales teintes de la 2 CV, je

rencontre avec mon fournisseur de peintures automobiles un gros problème. Je souhaite repeindre dans sa couleur d’origine, en gris foncé AC 118, une 2 CV Fourgonnette de janvier 1954. Or, sur votre tableau, il y a deux AC 118, l’un gris Etna (de septembre 1965 à septembre 1966), l’autre gris foncé (d’octobre 1952 à septembre 1954). C’est ce dernier qui m’intéresse. Mais ce fournisseur n’a les éléments que pour réaliser le gris Etna. De plus, quand je compare l’échantillon réalisé avec celui paru dans votre magazine, il est beaucoup plus foncé. Pourriez-vous m’éclairer à ce sujet ? RéponseC’est l’horreur ce problème ! J’ai regardé dans nos archives, il existe un ‘gris 118’ dans les coloris Citroën 2 CV d’octobre 1953, il est très foncé. Ensuite, sur le nuancier 1955 à 1957, il devient Gris moyen AC 118 (teinte bien plus claire), puis en 1965-1966 il devient gris Etna. Je ne peux, hélas !, t’en dire plus sur les mélanges. Le mieux est encore de procéder comme suit : trouver une voiture ayant sa peinture d’origine et faire scanner par un peintre la teinte sur une partie qui n’a pas vue la lumière. La teinte ainsi obtenue sera parfaite. Quant aux teintes parues dans le magazine, imprimés par une rotative à des dizaines de milliers d’exemplaires, elles ne peuvent qu’être approximatives (les nuanciers constructeur le

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pieusement une semi-épave pour prolonger la vie de son autre Ami 62. On ne s’étonne pas non plus de voir l’auteur de la Deuchmob, cité en préambule, qui a changé le capot de sa 2CV, quelque peu sermonné. On s’étonnera pourtant de voir qu’un autre passionné d’Ami 6 puisse clamer son respect de l’origine et affirmer y avoir malgré tout greffer des amortisseurs de GS3 ! Sans que le journaliste fronce le sourcil ! Enfin, on reste coi face à ce Cab’ riz au lait ou encore la “ deuch du frère ”, tous deux également composées de pièces empruntées à des voitures voire à des marques très différentes. Dans la même rubrique de la même revue, donc, ici un souci plus que minutieux de l’origine, là d’évidentes transformations qui empêchent parfois de reconnaître la voiture. Commentaires acides des journalistes à l’égard des uns, silences de ces mêmes journalistes à l’égard des autres, intransigeance ici, tolérance absolue là, “ l’origine ” apparaît comme une bien étrange notion qui se prête à toutes les manipulations.

On retrouve la même incohérence apparente dans les pages de La Vie de l’Auto. Pour les quarante ans de la Type E, le Hors norm’s Club avait organisé un rallye en Périgord, dont LVA rendait compte. En terme élogieux. Pourtant, cet arbitre des élégances qu’est la revue, qui se permet de faire des critiques sur l’état de restauration des véhicules mis en vente lors des bourses, ne semble guère s’offusquer de la présence d’une intruse dont il note la présence sur le mode badin, sans pour autant la dénoncer. “ Et l’intruse ? Evidemment la Type C Proteus, une vraie-fausse réplique comme seuls les Anglais savent en faire : ‘C’est la seule réplique qu’on admet ici. Les autres, Cobra, Porsche, c’est carrément monstrueux ! ‘ assène Bertrand (le président du Hors Norm’s Club) d’un ton sans … réplique. ” (LVA 31 mai 2001 : 32)

Il est pourtant des petits clubs plus chatouilleux sur cette question-là, que l’idée de “ réplique ” ne fait pas rire, ni même sourire. Un couple a ainsi les plus grandes peines à faire accepter ses superbes et prestigieuses voitures : ce sont des répliques, ce qui n’est pas du goût de tout le monde. Lors des Journées du Patrimoine, j’admire l’une d’entre elles –une Morgan- et je fais part de mon admiration à un autre collectionneur. “ Elle est vachement belle. –Oui, elle brille, hein ! –Elle est magnifique. C’est la frime, ça ! –Oui, ça, c’est la frime, en effet.

sont déjà eux aussi…). Ce n’est donc qu’une base indicative que nous avons donnée qui n’a rien de très fiable. ” (Planète 2 CV juin 2001 : 11) Notons simplement que le conseil donné -rechercher sous les tôles quelques traces de peinture préservées de la lumière-, tous les restaurateurs le connaissent et le mettent en pratique, dès l’instant où se pose la question de la peinture. Rien de bien extraordinaire en somme. 2 “ Ami Stellaire

Nous vous présentons notre Ami 6 Break Club de 1969, blanc stellaire, intérieur rouge, et qui totalise 95 000 km d’origine. Pour la petite histoire, sachez qu’en 1969, selon la facture d’époque, une Ami 6 Break Club ne coûtait que 9 568 FRF TTC. Tout est d‘origine sur notre Ami 6 comme lors de sa sortie d’usine, y compris les enjoliveurs Gala qui ne furent pas sur la photo –nous les avons, mais ils ne sont pas en très bon état. Et pour l’avenir pas de problème, nous avons sa sœur jumelle, un Break Club de 1968 en semi-épave qui nous servira pour les pièces. ” (Planète 2 CV juin 2001 : 10) Des pièces d’une automobile de 1968 destinées à une voiture de 1969, n’y a-t-il pas là une entorse à l’origine ?3“ Comme neuve

Je vais bientôt avoir 17 ans et possède une Ami 8 Berline de 1973 en excellent état d’origine. Elle appartenait à un monsieur de 92 ans. Elle a aujourd’hui plus de 160 000 kms et roule comme si elle était neuve. Je roule avec en conduite accompagnée et je vous assure que cette voiture possède de réelles qualités : confort, beauté des lignes, simplicité du moteur…, mais aussi des défauts : corrosion, corrosion et corrosion… surtout qu’elle dort dehors. Pour ajouter une touche de modernité, je l’ai équipée d’enjoliveurs de GSA Pallas. (…) Citroënement vôtre. ” (Planète 2 CV juin 2001 : 10)

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Vous croyez pas si bien dire. C’est une réplique. –Une réplique ? Comment ça, une réplique ? –Elle est neuve même si elle ressemble à une ancienne. Elle est refaite. Ca, c’est une fausse, si vous voulez. ” Et comme je m’étonne qu’on expose une “ fausse ” pour les Journées du Patrimoine, il ajoutera : “ C’est pas bien important, là. Les gens, ils s’y font prendre. Alors, bon, on l’expose. Mais sinon, non, ça c’est pas du travail, pour nous. On le sait ”. Et je m’apercevrai au cours des exhibitions que leurs engins sont bien l’objet d’un traitement spécial qui stigmatisent toute leur différence. Ainsi, lors d’une sortie dans les vignobles du Bordelais, alors que chacun s’évertuait à garer son engin devant le chai, au prix parfois de manœuvres compliquées, eux garaient le leur à l’écart, sans que personne ne se soucie de leur faire une place ou ne les invite à nous retrouver sur l’aire d’honneur. Une mise à l’écart plus explicite qu’un long discours.

Réplique aussi, que cette Lagrange et Legrand sur laquelle on a immédiatement attiré mon attention, m’invitant à rencontrer son propriétaire. Ou plus exactement son constructeur, au sens premier du terme. En effet, désespérant d’en trouver une sous forme d’épave, ne possédant pas la moindre pièce “ d’origine ”, Jean-Pierre a décidé d’en “ faire une à partir de zéro ”. Pour l’heure, l’engin est réduit à la plus totale immobilité, n’ayant toujours pas de moteur. Mais cela n’empêche pas les connaisseurs d’applaudir des deux mains.

Et pendant que certains sourient de mon admiration pour la Morgan, qu’on met volontiers sur le compte de ma connaissance encore imparfaite des voitures, on m’invite à m’extasier devant de bien étranges spécimens. Des motos notamment qui me semblent en bien mauvais état, avec une sellerie qui mériterait quelque restauration, des peintures défraîchies ou écaillées, des joints fatigués par des années de bons et loyaux services. Méritent-ils seulement le nom de “ restaurateurs ”, de “ collectionneurs ” ou simplement de “ passionnés ”, ceux qui possèdent ces engins ? Piètre état que celui dans lequel ils laissent l’objet de leur passion ! Mais les passionnés ne semblent guère y attacher d’importance qui admirent également ces engins , qui me semblent proches de l’épave, et des véhicules autrement plus rutilants, qui me paraissent avoir fait l’objet d’une attention beaucoup plus soutenue, soigneusement restaurés, à la peinture flambant neuve, auxquels ne manque aucun accessoire.

Là, une république, sans moteur qui plus est, est appréciée sans restriction alors qu’ailleurs une réplique de Morgan, en parfait état de marche, est à peine tolérée, sans faire illusion. Ici, une Traction impeccablement restaurée, là une Motobécane “ délabrée ”. Le moins que l’on puisse dire est que les mécaniques d’affection ne sont pas hétérogènes et varient depuis l’épave ou presque jusqu’à la voiture neuve ou presque. Paradoxes, situations contradictoires dont il faut débrouiller les fils.

Constatons d’abord que le but premier des passionnés est de remettre en état, de restaurer un véhicule. Ou du moins “ d’intervenir ”, d’une façon ou d’une autre, sur son objet d’affection. Mais, qu'est-ce qu'une "belle" restauration ? Que signifie "restaurer" une voiture ? Une évidence s'impose. Quel que soit l'âge de l'engin, quel que soit l’état dans lequel il est lors de la trouvaille, il faudra qu'il fonctionne, qu'il "tourne comme une horloge", qu'il soit encore apte à fournir l'effort. Une voiture ou une motocyclette doit rouler convenablement, porter ses passagers crânement, un moteur industriel doit "démarrer au quart de tour"4. "Il pourrait encore faire tourner un moulin ou faire monter l'eau", se croit-on obligé de préciser. Les tracteurs doivent cracher leur fumée dans un bruit épouvantable et avancer cahin-caha. Ce critère du nécessaire fonctionnement est partagé par tous les passionnés. Ils doivent “ les remettre en marche ” quelles que soient les difficultés à surmonter, que l’engin

4 Affirmation à prendre au pied de la lettre. Lorsque Christian D. tente de faire démarrer son Le Zèbre, celui-ci “ tousse ” une première fois et ne fait entendre le “ ronronnement ” de son moteur qu’au deuxième tour de manivelle. “ Mais normalement elle part au premier coup ”, précise-t-il.

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arrive en pièces détachées, dans des cartons, ou “ roulant ” c’est-à-dire sur son porte-voitures. Mais il faut également qu’ils soient “ comme à l’origine ”. C’est là le deuxième critère impératif. Tous s’efforcent de retrouver “ l’état d’origine ”. Aucun n’admet ouvertement que des libertés soient prises avec “ l’origine ”. Les revues techniques, la presse spécialisée entre autres seraient fréquemment consultées pour éviter toute distorsion involontaire. Mais là s'arrête l'unanimité. Car si tout le monde s’accorde à affirmer qu’il faut qu’il “ marche ” et “ qu'il soit comme à l'origine", cette question de l’origine est diversement appréhendée et surtout mise en scène.

“ Dans leur jus ”

Il y a d’abord ceux qui n’acceptent que les engins “ dans leur jus ”. Visite dans le musée de M. Latgé, collectionneur de machines les plus diverses, tracteurs, motocyclettes et surtout Solex, pour ne prendre que cet exemple. Il possède en effet tous les modèles sortis, “ du premier au dernier ”. Installés sur une très large étagère à un mètre du sol, ils sont mis en évidence, organisés en une exposition permanente privée, dûment éclairés par une impressionnante rampe d’éclairage. Or, lorsqu'on regarde les précieux spécimens, on s'aperçoit qu'ils ne sont pas en très bon état. C’est du moins mon sentiment. La peinture est endommagée, présentant de nombreuses rayures et pour le moins fanées, les caoutchoucs sont craquelés, les selles ne cachent rien des séquelles de leurs très nombreuses années de bons et loyaux services, les pneus sont "lisses". L'ensemble me semble en "mauvais" état mais c’est précisément ce qui fait sa valeur pour son propriétaire : les Solex sont “ dans leur jus ”. Leur restauration s’est limitée au strict minimum. Il s’est contenté de changer les pièces défaillantes du moteur. Là est l’essentiel de la restauration : on le remet “ en état de marche ” mais on ne touche jamais ni à sa peinture, ni à la sellerie. Si des pièces manquent ou sont endommagées et si elles ne sont pas strictement nécessaires au bon fonctionnement de l’engin, elles ne sont pas remplacées.

C’est un véritable souci d’authenticité –le mot a été prononcé à plusieurs reprises par les collectionneurs- qui guide cette intervention qui confine à la plus parfaite discrétion. Ainsi, Hugues C. refuse les restaurations "style sortie d'usine", considérant qu'elles sont trompeuses, fort éloignées de la réalité. "Les voitures n'ont jamais été comme ça. Dès qu'on s'en sert, elles se salissent. C'est pas beau, pour moi. C'est pas vrai. Si, c'est joli mais c'est pas ça, restaurer une voiture. Il faut pas qu'on voit qu'elle est restaurée, c'est ça le meilleur. Il faut qu'elle soit comme quand elle roulait avant. Là, c'est extra. Là, tu as vraiment une voiture ancienne." Il est intransigeant notamment sur la question des couleurs et plus encore de l'éclat des peintures. "Le pire, c'est quand tu refais une peinture. Alors là... ! C'est vrai, c'est joli, ça brille, ça en jette, tout le monde applaudit…mais ça n'a rien à voir avec l'état d'origine ! Vous comprenez, les composants chimiques ont changé en cinquante ou quatre-vingts ans, les nuances sont plus exactement les mêmes, les peintures sont surtout plus brillantes. Et puis elles sont toutes métallisées. Et ça, il y a cinquante ans, ça existait pas. C'est pour ça qu'on refait jamais les peintures, nous. Ils disent qu’ils sont fidèles à l’origine. Ils s’ennuient à chercher dans un coin, sous une tôle, la trace de la peinture d’origine parce que surtout pas utiliser une autre couleur que celle d’origine. Surtout pas de rouge si elle était verte. Et celles qui sont de deux couleurs, parce qu’il y en avait de deux couleurs ! Et à quel endroit une ? Et à quel endroit l’autre ? Mais tout ça, c’est de la foutaise parce qu’on peut pas les refaire, les peintures. Jamais on aura une nuance exacte. Mais c’est sûr, c’est louable, comme démarche. C’est mieux que de faire n’importe quoi, n’importe comment." Ainsi, les partisans des restaurations “ dans leur jus ” motivent leur refus par un souci extrême de coller à la réalité :

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les matériaux contemporains seraient très éloignés des matériaux d’origine et la meilleure des restaurations, dans ce cas, ne serait qu’un trompe-l’œil, auquel ils se refusent.

Un autre refuse aussi toute restauration “ à blanc ”. “ Moi, je les touche pas les engins. Je les garde dans leur jus, comme on dit. C’est-à-dire que quand je trouve une moto, je fais attention qu’elle soit pas trop esquintée, qu’il lui manque pas trop de trucs. Bon, je la lave, je vérifie le moteur, je change les pièces qui déconnent mais je vais pas toucher à l’aspect… si vous voulez… extérieur. Je préfère les garder comme elles sont. Ca fait plus vrai pour moi. C’est vrai, on voit qu’elles ont vécu. Que quand vous avez une peinture neuve, bien belle, bon… Je critique pas, hein, je critique pas, mais pour moi, c’est pas ça. Pour moi, il faut qu’on voit qu’elles ont vécu, qu’elles ont servi, que c’est pas… Que c’est du vrai, quoi, il y a pas d’autre mot. Quand vous voyez une selle un peu esquintée, vous voyez qu’elle a servi.” Ce qui est préservée dans ce cas, ce sont les traces d’utilisation antérieure, le résultats des années de “ bons et loyaux services ”. Dans ces traces de rouille, ces peintures écalées ou fanées, ce que le collectionneur cherche à mettre en valeur c’est l’ancienneté de l’engin mais une ancienneté qui a supposé un usage. Ce sont les traces d’un usage qui font la valeur de l’engin. La restauration dans ce cas n’est pas essentiellement mécanique mais plus dans la quête, la recherche et la trouvaille de l’engin. C’est le fait de remettre l’engin dans le circuit qui vaut restauration. Le reste se limite au strict nécessaire pour que “ ça marche ”.

Force est de constater que le travail de ces partisans d’une restauration “ dans son jus ” semble bien éthique comparé à celui auquel se livrent ceux qui lui préfèrent une restauration complète, “ à blanc ”.

Restaurées “ à blanc ”

Visite chez M. Castagné, qui ne collectionne que les Vespa fabriqués en France entre 1952 et 1960, soit neuf spécimens. L'ambiance est tout autre. Chaque engin est flambant neuf, comme sorti d'usine. Le jour où le concessionnaire les installa en vitrine, ils ne brillaient pas plus. Chaque engin a été totalement désossé, “ passé minutieusement en revue ”, pièce après pièce, nettoyé, poncé. Les éléments défectueux, des plus voyants aux plus discrets, ont été changés. Certains ont même été créés à cette occasion, aucun n'étant disponible sur le marché de "l'échange". Le moteur "refait à neuf", c'est autour du carénage. La tôle est "mise à vif", c'est-à-dire poncée à l'extrême, les points de rouille soigneusement rebouchés et mastiqués. Même la selle subit une cure de jouvence. Puis vient la peinture, neuve évidemment. Aucun détail n'est laissé au hasard. Même le petit logo de la marque est rajeuni, un "pinceau à trois poils et des petits pots de couleurs" sont souverains pour raviver les couleurs ternies. L'engin ainsi restauré est flambant neuf. Il est même "neuf" ; il en a du moins l'apparence. Travail minutieux, certes, qui n’a rien d’une exception, et que la presse met régulièrement à l’honneur. Ainsi, nous ne saurons rien de ce que Diego B. et son copain Christophe ont fait subir au moteur de la Mercedes 220 SEC 1965, que le premier venait d’acquérir. Mais constatons que la carrosserie nécessita une “ restauration à blanc ”, chaque pièce étant scrupuleusement examinée et remplacée. “ Diego est alors passé à la réfection du train avant, démonté, nettoyé et repeint ; ‘les roulements ont été changés et les vis de réglage refaites, car les anciennes étaient usées sur la moitié du filetage, sûrement à cause de l’immobilisation prolongée ”. Le nettoyage du réservoir d’essence a suivi, puis la remise en état du système de freinage, avec le changement des canalisations et des flexibles et des tambours de freins arrière neufs.

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Le pont arrière a ensuite été déposé. “ Il a fallu fabriquer un ‘arrache-maison5 pour sortir le pont, car la pièce qui le relie à la caisse est conique. Les silentblocs ovalisés ont été changés, tout comme les amortisseurs. Enfin, la pompe à injection fut contrôlée, la pompe à essence et tous les joints changés, l’étanchéité des radiateurs de chauffage contrôlée et le radiateur de refroidissement ressoudé. ”

C’en est fini côté mécanique, Diego B. peut s’attaquer à la carrosserie : jantes sablées et repeintes en époxy noir, pièces chromées de carrosserie, entourages de vitres et rétroviseur rechromés, tableau de bord poncé et verni, habitacle (sièges, tableau de bord, panneaux de portes) regarni de cuir noir, après pose d’insonorisant et d’une moquette beige neuve. ” (LVA 22 février 2001 : 30)

Un gros travail que ces restaurations à blanc, qui supposent que le restaurateur intervienne pendant longtemps et de façon importante sur sa voiture. Chaque engin est démonté, chaque pièce auscultée, testée, parfois remplacée au prix souvent d’un important travail de recherche (bourse, etc.). L’importance des travaux effectués s’évaluent toujours en heures, mois et années de travail. La durée de la restauration traduit ainsi sa qualité : plus la restauration a duré, plus elle est censée être aboutie. L’admiration naît aussi de cette durée de restauration. Une restauration qui s’inscrit dans les interstices de la vie professionnelle mais qui doit aussi empiéter sur la vie privée. “ J’y ai passé tous les week-end, les vacances, le soirs après l’heure jusqu’à des minuit, une heure. ”

Deux démarches totalement opposées. Pourtant, c’est le même souci qui les guide. Ainsi les couleurs se voudraient strictement conformes à l’original. Lorsque je demande à celui-ci comment il a pu déterminer la couleur d’origine sous les nombreuses couches de peinture dont on l’avait gratifiées au fil des ans, il répondit : “ Je suis absolument sûr de la couleur parce qu’en démontant les ailes, j’ai trouvé un petit bout… Les ailes et les différentes pièces ont été peintes complètement et séparément à l’usine. Et, forcément, en montant la voiture, il y a des endroits où ça s’est superposé, vous voyez ce que je veux dire ? Bon, ces endroits-là, après ils ont jamais pu les repeindre parce qu’ils étaient cachés. Et la peinture était en même temps protégée des dégradations. Du coup, quand je l’ai démontée, j’ai retrouvé un tout petit bout de peinture. Et c’est comme ça que j’ai pu retrouver sa peinture d’origine. ” Rien n’est laissé au hasard, apparemment. Quête du détail, souci du minuscule afin de redonner à l’engin son état et ses performances d’origine.

Pourtant, au fil des conversations, on découvre que cette fidélité fait bon ménage avec quelques “ accrocs ”, quels “ arrangements ” tout personnels.

De quelques fantaisies personnelles

Le très apprécié La Vie de l’Auto rendait compte, en février 2001, d’une bourse d’échanges. En photographie, alignés sur le parking, deux véhicules à vendre. Le commentaire qui les accompagne semble intransigeant. “ 12 OOO f le break Ami 6 en bon état d’origine. Le propriétaire de la 203 (aux enjoliveurs de GS Pallas) est plus discret… ” En quelques mots brefs, LVA oppose la conformité à l’origine de l’Ami 6 et les fantaisies de la 203 qui présente des enjoliveurs de GS. En quelques mots, de façon implicite, la règle est édictée. Cet arbitre des élégances qu’est LVA, prompt à stigmatiser les erreurs commises ici, semble ne pas relever les fantaisies d’une autre restauration, celle d’une Citröen DS 21 IE automatique 1972. L’intérieur était en bon état ; “ une simple remise en état des cuirs a suffi

5 Il faut comprendre “ arrache-moyeu fabriqué à la maison ” par le restaurateur lui-même, le moyeu étant la partie centrale de la roue que traverse l’essieu et dans laquelle s’emboîtent les rayons.

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pour redonner à l’habitacle son aspect d’origine. ” Démarche que ne peut que relever et apprécier le sourcilleux journal. Voire. La “ carrosserie moyenne ” avait subi les attaques de la rouille. Il fallut donc “ un ponçage et une peinture en cabine (noir, au lieu du gris d’origine). ” (LVA 22 février 2001 : 30) Etrange. Noire au lieu du gris de ses premières années, la DS n’en est pas moins “ authentique ”. Et le journaliste, là, fait silence à propos de cette fantaisie qu’il ne dénonce pas. N’est-elle pas pourtant plus grave que celle de la 203 mise en vente dans le cadre d’une bourse d’échange qui est, en théorie du moins, destinée à la restauration alors que la DS est, elle, destinée à l’exposition ?

Notons que ces fantaisies sont légion. Lucien C., me faisant visiter le musée du tracteur, l'affirme. "Tous les tracteurs sont d'origine, parfaitement d'origine. On fait très attention justement à pas faire d'erreur. Chaque pièce, chaque vis, on vérifie si c'est bien celle d'origine. On veut faire un musée, on va ouvrir cet été, alors tu imagines bien qu'on fait gaffe." Suivant ses propos, je plonge dans des subtilités mécaniques infimes, des détails minuscules sur la forme d'une vis présente sur tel modèle mais pas sur le suivant, sur un détail de la calandre que le constructeur ne conserva que sur une série précise, etc. Mais devant l'un de ces engins, comme j'évoque sa couleur moutarde, il sourit. "C'est-à-dire qu'à l'origine, celui-là, il est orange, orange vif. Mais je travaille à l'équipement, alors, orange, j'en vois tous les jours. Et j'ai pas voulu le faire orange du coup. Ca se comprend, non ? Alors, je l'ai peint couleur moutarde. Comme ça, c'est pas trop... C'est presque orange."

Les exemples sont nombreux, de ces véhicules "exactement comme à l'origine"… exceptés quelques détails que l’on ne passe pas sous silence. Souvent la peinture varie. Une voiture n'a jamais retrouvé son jaune initial. "Ma femme a horreur du jaune. Elle m'a dit : "Tu vas pas me la peindre en jaune, non ? Bleu, c'est plus joli.' Alors je l'ai peinte en bleu. Mais remarquez qu'ils auraient aussi pu les faire en bleu ! " Dans Gazoline, comme dans LVA, on ne fait pas mystère de ces modifications. A propos d’un cabriolet Peugeot 204 par exemple dont le propriétaire se heurta, lui aussi, à son épouse lorsque, après le temps des restaurations techniques, vint le temps de la peinture. “ L’été est là et vient le choix crucial : celui de la couleur de la voiture. D’origine (champagne métallisé) ou plus neutre (blanc). Finalement, ma femme imposera son idée, une Peugeot rouge. (Gazoline juillet 2001 : 33) Notons seulement qu’une fidélité à l’origine supprime normalement cette question du choix de la couleur, ce qui était devant être respecté.

Plus étonnante est l’attitude de Max Nogera, un inconditionnel des anglaises et des cabriolets ” qui possède une voiture relativement rare, une Austin Healey Sprite Mk1, dite Frogeye. “ Après avoir possédé deux Spit, qu’il trouvait ‘trop modernes’, il s’est tourné vers la Sprite ‘pour ses rondeurs et parce qu’elle était peu courante. On n’en voit quasiment jamais en France.’ Son choix s’est finalement porté sur un exemplaire couleur… rose bonbon ! ‘Ca, je peux vous garantir que ce n’est pas la couleur qui m’a fait craquer. Mais bien parce qu’elle était saine. De toutes façons, j’avais décidé de lui offrir un lifting parce qu’une aile AR me semblait bien malade. Elle a donc été refaite et l’auto a été mise à nu, entièrement. Je voulais qu’elle soit parfaite et prête à repartir pour quarante ans. Et je me suis attaché à lui redonner sa configuration d’origine. Ainsi, le tableau de bord, c’était à peu près n’importe quoi. J’ai passé du temps à retrouver les bons instruments et les bons boutons. Et si j’ai fait quelques entorses (lave-glace électrique, deux relais pour les phares…) c’est pour la sécurité. ” (Gazoline Novembre 2001 : 17) Curieux mélange de conformité et d’apports personnels que ce Roadster, auquel on s’est efforcé de rendre son aspect d’origine jusqu’au minuscule détail des boutons du tableau de bord mais qui présente en même temps des transformations techniques et surtout pavoise dans sa livrée bleue… manifestement plus du goût de son propriétaire que le rose bonbon d’origine. Soucieux aussi de sécurité, cet autre restaurateur, qui gratifia sa Peugeot 201 coupé décapotable de détails électriques anachroniques. “ Seule entorse à l’origine, mais pour la sécurité j’y tiens, le circuit électrique équipé de fusibles. ”

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(Gazoline Novembre 2001 : 29)Peugeot 201Un autre me fait admirer sa Peugeot et m’aide de quelques commentaires à en

apprécier toutes les subtilités. Il parle mécanique, m’explique combien il lui a été difficile de trouver une “ pièce d’origine ”. Je lui suggère qu’il aurait pu en faire fabriquer une neuve ou simplement en “ adapter ” une autre. Mais cette hypothèse ne lui plaît guère. “ Ah non ! quand on restaure une de ces bagnoles, on s’amuse pas à bricoler un truc, à adapter comme vous dites des pièces modernes. Sinon ça a pas de charme ”. Pourtant, sans s’apercevoir de la contradiction, il précisera que la calandre “ a été changée ”. “ Normalement, c’est pas cella-là. Mais j’ai préféré celle-là. Je trouve que ça lui va mieux. Elle fait moins voiture américaine, vous trouvez pas ? ” Quant à Christian D., il accorde la plus grande attention à son Le Zèbre, petit voiture des années 1910, qu’il a “ restauré comme à l’origine ”. Montrant les très nombreuses petites boîtes dans lesquelles il consigne sa “ boulonnerie ”, il en extraie des “ écrous borgnes ” dont il explique l’utilité. “ Ca c’est pour mes Zèbres. Ca va bien. C’est pour cacher les vis parce que c’était en laiton alors il faut remettre du laiton. On peut même en mettre plus que le nombre. Ca se marie bien. ” Des écrous de laiton par fidélité à l’origine mais en plus grand nombre “ parce que ça se marie bien ”, parce que le restaurateur trouve “ ça plus joli ”.

Ces fantaisies sont légion. Il n’est pas nécessaire de continuer l’énumération mais remarquons qu’on les trouve aussi bien sur des engins récents que sur de très vieux spécimens, sur des populaires aussi bien que sur des engins plus prestigieux. Toutes ces modifications ont été motivées par un même souci, celui d’améliorer l’esthétique première de la voiture. La rendre plus belle certes mais surtout plus conforme aux propres goûts du collectionneur. On peut tout de suite remarquer que ces modifications, pourtant coupables si l’on se réfère à la stricte notion de conformité à l’origine, ne sont jamais passées sous silence, font l’objet même d’une certaine fierté de la part du passionné qui ne fait jamais mystère des modifications. Quel besoin avait-il de dire à l’ethnologue, notoirement connue pour ne pas “ être une spécialiste de la voiture ancienne ” que la couleur, les phares, le nombre de boulons ou encore la calandre avaient été modifiés ? A n’en pas douter, elle n’aurait rien remarqué. Serait-ce que précisément ces modifications ne doivent pas être passées sous silence car elles sont chargées de sens ?

Continuons à “ admirer ” ces engins sous la férule de leur restaurateur. Il n’est plus seulement question de “ détails esthétiques ” que Planète 2CV pourrait excuser, pour peu qu’ils ne soient pas irréversibles. La carrosserie, le moteur réservent, eux aussi, leurs surprises.

"Bidouilles" et "adaptations" 6

Hugues, prompt à condamner la propension de certains collectionneurs à repeindre leur véhicule, dénonçant l’usage de couleurs trompeuses, nous emmène dans son atelier. On y découvre que cette absolue fidélité à "l'origine" peut subir quelques entorses. Et non des moindres. Il me montre sa Simca Sport, voiture de la fin des années soixante-dix. Il insiste longuement sur le respect de l'apparence, l'authenticité de l'engin, sur son refus absolu de "changer quoique ce soit, d'y mettre un truc ou d'en enlever un autre". Comme je remarque que les élargisseurs d'ailes sont affublés de très disgracieux rivets, bien visibles, que je soupçonne d'être une fabrication personnelle, il relève crânement l'affront. "Ah non. Tout est rigoureusement d'origine. Les rivets, c'est moche, ils sont pas esthétiques, c’est vrai, mais c'était comme ça, de série. Ils étaient comme ça. Sur ce modèle, ils s'étaient pas emmerdés. Les élargisseurs d'ailes tenaient avec ces rivets, posés comme ça. D'ailleurs, regarde le tableau

6 J'emprunte ces termes aux bricoleurs.

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de bord, c'est pareil. Petits compteurs ronds de l'époque, siège baquets d'époque avec harnais d'époque aussi. Tout est rigoureusement authentique." Ouverture du capot, pour exhiber le "petit bolide", prétexte aussi pour réaffirmer sa conformité à l'origine. Ou presque. Car discutant de ses vertus, je découvre qu'il n'est “ pas tout à fait ” d'"origine". Il a été "gonflé" pour accroître ses performances. "Rien de bien... C'est juste un petit coup par-ci par-là mais ça se voit pas." Par contre, on voit bien, même sans être spécialiste, que le pot d'échappement a été gratifié d'une autre "sortie". En somme, modifiée mais "conforme à l'origine." Les modifications touchent aussi et peut-être surtout, la mécanique, les entrailles de la machine. De différentes façons.

Intéressons-nous à nouveau aux moteurs industriels de Pierre. Une activité qui n’est pas de tout repos, vu l’état dans lequel il les trouve. “ Les magnéto, on les adapte, on refait les entraînements, on les adapte parce qu'elles étaient positionnées là. Et pour en trouver une d'origine ! Alors on adapte. Sur celui-là, c'est pas la magnéto d'origine mais j'en ai pris une autre et je l'ai adaptée. Qui va très bien d'ailleurs." Ici, adaptation discrète d'une magnéto, là emprunt de gicleurs, ailleurs greffe de serpentin, les moteurs de Pierre, discrètement, présentent quelques pièces rapportées ou plus exactement, pour lui emprunter ses mots, “ adaptées ”. “ Adapter ”, c’est sans doute ainsi que l’on pourrait résumer le premier degré de la transformation mécanique. Décider de restaurer une voiture est une chose ; trouver les pièces pour y parvenir en est une autre. Diverses solutions s’offrent au passionné : se rendre dans les bourses d’échange où l’on n’est jamais sûr de trouver ce que l’on cherche, parcourir les petites annonces dans les pages de la presse spécialisée, faire appel aux membres de l’association, acheter une pièce neuve d’époque issue d’un stock d’ ”invendus ”, ou encore… en adapter une. Cette solution n’est jamais la dernière, celle que l’on choisit faute de mieux, à défaut de trouver une “ vraie ”, une “ d’origine ”. Elle n’est pas non plus dictée par un souci de rapidité –il faudra parfois beaucoup de temps pour que l’adaptation fonctionne-, ni par un impératif économique car on la voit souvent intervenir sur des pièces bon marché alors que des pièces beaucoup plus chères ne sont pas “ adaptées ” mais achetées. Nous verrons plus loin le cas de celui-ci qui achète fort cher des amortisseurs mais s’évertuent à “ adapter ” de bien moins chères “ rotules ”. Etrange logique que celle-ci !

Mais que signifie “ adapter ” dans ce contexte ? “ Adapter ” une pièce signifie utiliser une pièce issue d’un autre véhicule, d’une autre marque, d’une autre époque, d’une autre puissance, que l’on va tenter de transformer de façon à ce qu’elle soit aussi proche que possible de la pièce qu’il faut remplacer. Il s’agit d’imiter le plus fidèlement possible le fonctionnement de la pièce d’origine. Elle se veut la plus discrète possible. La pièce “ adaptée ” ne modifiera en rien les performances de l’engin. Un art de la copie en somme. Une “ adaptation ” parfaitement réussie est sans doute celle qu’un connaisseur ne reconnaît pas immédiatement, qui doit être dévoilée par son “ inventeur ” lui-même. Comme doit parfois le faire Pierre. Me montrant les cuves des moteurs, il affirme, sérieux. "Maintenant, pour les cuves, on s'ennuie plus. On a trouvé le truc. Avant on s'emmerdait, on y travaillait des heures, pour rien, parce que c'était tout mal foutu. Vous savez ce que c'est les cuves ? Des chasses Griffon ? " Devant mon air dubitatif, ne sachant pas ce que sont les chasses Griffon, il éclate de rire. "Les chasses Griffon ! on récupère la cuve et puis c'est tout. Les chasses de waters, les chiottes, les cuves de chiottes Griffon, vous savez, les cylindriques qu'on voit dans les chiottes municipales ! C'est ça, les cuves ! C'est impeccable pour faire les cuves pour les refroidissements par eau." Et lorsque j’avoue ne pas avoir les compétences nécessaires pour reconnaître une cuve d’origine d’une cuve Griffon, il me rassure : “ Vous êtes pas la seule. Ils s’y font tous prendre. Même Jean-Louis, vous le connaissez, c’est pas la moitié d’un abruti, il s’y connaît question moteurs, il s’y est fait prendre la première. Il y a vu que du feu. Oui. Même lui. ” Alors si même le “ spécialiste ” local de la restauration de vieux moteurs industriels n’y a rien vu…

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Remarquons d'abord que ces "cuves Griffon" tendent à prouver le caractère indispensable des “ adaptations ” techniques car, à n’en pas douter, Pierre dispose des moyens et du matériel nécessaires pour "en refaire une comme à l’origine" ! La bonne humeur qui accompagna toute l'explication laisse clairement à penser que l'homme n'est pas peu fier de cette subtilisation. Il s'agit manifestement de son exploit, de son tour de force. Il rit aussi de ce pied-de-nez à la technique dont il est l'auteur, qui transforme une bien triviale cuve de W-C en cuve à eau pour des engins admirés dans les expositions. Mais à nouveau quel besoin avait-il de me préciser l’origine insolite des cuves ? Ne contredisait-il pas la conformité à l’origine sur laquelle il a tant insistée ? Et comment ne pas être étonnée lorsqu’on l’entend se vanter d’avoir piégé le spécialiste local… mais du coup lui avoir révélé la supercherie ? Ne courait-il pas ainsi le risque de voir cet éminence le qualifier de “ bricoleur ”, dénoncer ses restaurations comme relevant “ de l’à peu près ” sans valeur ?

Si les adaptations ont pour but d’imiter au mieux la pièce et de préserver le fonctionnement originel de l’engin, il est des modifications qui n’ont pas cette discrétion. Je discute longuement avec Louis, heureux propriétaire d’une collection de voitures populaires. Selon lui, l’un des avantages de ces voitures est précisément la relative facilité pour trouver des pièces d’origine, le parc d’épaves étant encore assez important. Car il se refuse à toutes ‘adaptations’. Tout doit être “ conforme ” : la couleur, la forme des phares, de la calandre, les performances. Ou à peu près.

-Louis : “ J’ai refait les freins aussi parce que ces freins à tambour, ça vaut rien. La Dauphine, en principe, elle sortait avec des freins à tambour mais sur ma Dauphine c’est des freins à disque.

-Q : Ca existait, ça, des freins deux sortes ? C’est à cause de l’année, tambour ou disque ?

-L : Oui parce que la R8 qui est sortie après, c’était à disque. Mais la Dauphine, c’était à tambour. Et je crois bien, attendez, que la Dauphine Gordini, c’était des disques déjà. Mais moi, c’était des freins à tambour, normalement, quand elle est sortie mais j’y ai mis des freins à disque. Bon il a fallu faire quelques bricoles, les étriers, les triangles mais rien. Parce que je vous dis, à tambours, ça freine pas et quand on fait des rallyes, c’est pas évident en descente des fois. Et puis surtout, ma femme la conduit, en rallye, et elle est habituée à sa Clio. Alors, les voitures modernes, ça a des freins. Alors en rallye, des fois, elle se fait surprendre et elle me fait peur. Je me dis : ’Ouh !!!’ Alors c’est pour ça que j’ai un peu changé les freins. Sinon, c’est dangereux. ”

Et tandis que celui-ci tente d’améliorer les performances de sa machine pour participer sans trop d’encombre aux rallyes, en la gratifiant de freins dignes de ce nom, celui-là, au contraire, tente de minimiser ses performances, dans le même but. Armand, passionné de vieilles motos, membre très actif d’un petit club qui compte peu d’adhérents mais organise des rallyes qui attirent toujours beaucoup de participants connaissait, comble de l’ironie, quelque difficulté au cours des “ balades ”. Très puissante et très performante pour l’époque, la machine faisait preuve de performances bien supérieures à celles de ses semblables, obligeant son pilote à jouer sans cesse de l’embrayage et de la boîte à vitesse pour tenter, sans grand succès, de rester à l’intérieur du groupe.

A : -“ La mienne de 1933, c’était un modèle Luxe, à l’époque, parce que moi elle est sortie avec une boîte quatre vitesses ce qui est très rare chez ces motos puisqu’elles sont toutes à trois vitesses pratiquement. D’ailleurs, ça me crée un léger problème quand je suis en balade. Je me suis fait mettre un pignon sortie moteur… Alors là on va rentrer dans les détails. Je me suis fait mettre un pignon sortie moteur que j’ai fait faire avec une dent de moins, de façon à pouvoir en quatrième rouler à la même vitesse qu’eux en troisième.

Q : -Vous alliez plus vite ? Avec un pignon d’origine, vous alliez plus vite qu’eux ?A : -Oui, Sinon, toujours, obligé de vitesse. Repasser en troisième, je me laisse

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distancé, je reprends la quatrième pour les rattraper. Je repasse en troisième. Tandis que là avec une dent de moins, je suis à peu près… Je les suis quoi. Je suis, moi en quatrième, à la même vitesse qu’eux en troisième. Et je l’ai fait… J’avais pris exemple sur la moto de mon frère. Parce que, quand on faisait des balades, je me mettais à côté de lui, on essayait de faire tourner les moteurs à la même vitesse. On aurait avoir des compte-tours mais… Et je me suis aperçu qu’en troisième mon moteur tournait plus vite et en quatrième il tournait doucement. Donc il fallait une intermédiaire et en faisant comme ça…

Q : -Donc vous avez bridé la moto.A : -Voilà j’ai bridé ma moto. Mais j’ai un double avantage. Ca va vous faire rire,

l’avantage. Comme je suis plus fort que la moyenne, ça me permet de monter en troisième alors qu’avant j’aurais peut-être pas pu monter.

Q : -Vous auriez dû passer la seconde ?A : -Oui, la seconde pour monter.Q : -Donc réalisation d’un pignon spécial pour votre moto adaptée à cette conduite?A : -Oui, voilà, ça m’a permis de conduire en balade. ”Il ne s’agit plus d’“adapter ” mais de transformer ou plus exactement, pour reprendre

l’expression des mécaniciens “de “ bidouiller ”. La “ bidouille ” est l’opposé de “ l’adaptation ”. Il s’agit non pas de transformer une pièce pour qu’elle s’adapte au moteur mais de modifier, parfois très légèrement, une pièce, de la changer parfois, pour modifier les capacités, les caractéristiques de l’engin. On peut véritablement parler de transformation : ici, on se débrouille pour accroître le volume du radiateur de façon à éviter que la voiture chauffe trop vite, là on change le gicleur pour “ éviter qu’elle suce trop ”. On change toujours quelque chose, quelque chose qui donne à la voiture sa singularité. Ici, elle freinera mieux ; ailleurs on pourra enfin compter sur un système d’éclairage plus performant ou moins dangereux, le spectre de l’incendie étant éloigné ; plus loin, la tenue de roue, notamment dans les virages ou sur route mouillée permettra enfin de participer à un rallye sans craindre pour sa vie.

L’exemple le plus abouti et le plus étonnant de ces “ bidouilles ” est sans conteste possible Le Zèbre de Christian D.

Un Le Zèbre de compétition

Il faut dire quelques mots de l’homme et plus encore de sa machine, pour comprendre le caractère singulier de sa pratique de “ restauration ”. Christian est l'heureux propriétaire d'une vénérable Ancêtre, un Le Zèbre "qui a vu la Première Guerre Mondiale, peut-être même qu'il a fait partie des taxis de la Marne." Mais même en l'absence de cette certitude historique, il a toujours beaucoup de succès lors des rallyes du fait de sa lenteur, de sa tenue de route incertaine, de son âge et de son allure très datée. "C'est vrai que dans les rallyes, nous, il faut nous attendre parce que le Zèbre, il va pas vite. Et puis, les organisateurs doivent faire attention au circuit parce que si les côtes sont trop importantes, nous, on monte pas. Mais c'est ça, le charme de mon Zèbre. Qu'est-ce que tu veux ? Il est comme moi, il est plus tout jeune. Les gens, ils aiment nous filmer, nous photographier. Ils nous suivent, ils ont pas du mal pardi, ils nous font bonjour ! Ah oui, on passe pas inaperçu avec mon Zèbre." Force est de constater que ce monocylindre ne “ passe pas inaperçu ” dans les manifestations et vaut à Christian une jolie notoriété dans le monde des passionnés, au point que la marque de l’engin devient une sorte d’identité minimale, largement répandue. “ Il y en a plein qui connaissent pas mon nom. Ils disent : ‘Ah mais c’est Le Zèbre’ ou ‘Té salut, Le Zèbre’. Vous demanderez, tout le monde me connaît, me dit : ‘Le Zèbre’. ”

Christian D. n’exagère pas. J’en ai fait l’expérience. Les connaisseurs font cercle autour de l’engin, plongent la tête sous le capot, pressent Christian de questions. On l’admire beaucoup, on vante son savoir-faire, la patience dont il fait preuve pour la remise en état d’un

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engin aussi vieux. On admire l’homme mais l’on admire autant l’engin. “ C’est un super petit bolide. C’est extra comme voiture. C’est formidable. La technique, tu vois, aux tout début de son commencement. Ce petit moteur, tous ces trucs. C’est vraiment… Pour celui qui s’intéresse, tu vois, à l’évolution de la mécanique, ça vaut le coup. ” Il est d’autant plus admirable que l’on peut très vaguement le raccrocher à l’histoire locale7, comme l’explique un de ses confrères, Gilbert F. “Vous n’avez jamais entendu parler des Le Zèbre ? Je vais peut-être vous apprendre quelque chose. C’est l’ancêtre de la Citroën. La première Citroën, c’était une Zèbre. Je vais vous dire pourquoi. Parce que, Citroën en 1918, la guerre terminait le 11 Novembre. Ils fabriquaient des obus, les Citroën. Et à partir du 11 Novembre, on a plus eu besoin d’obus et alors il a dit : ‘Qu’est-ce que je vais faire de mes ouvriers ? ‘ Et comme il avait déjà travaillé dans l’automobile, Citroën avait été ingénieur chez Mauss. Vous avez entendu parler des automobiles Mauss ? Non plus ! Il a dit : ‘Je vais fabriquer des automobiles ‘. Mais, pour fabriquer des automobiles, fallait les présenter au salon de 1919. Et on présente pas une voiture dans cinq minutes avant de créer le modèle. Alors il est allé voir un tas de constructeurs en France. Les voitures Voisin, trop cher. Alors il a pensé à Périgueux, il y a ce petit constructeur de Zèbre. Il est allé le voir. Et l’ingénieur Salomon avait préparé une petite quatre cylindres pour le salon de 19. ‘Super ! Ca ferait bien ! Ca ferait l’affaire. Ils ont discuté : C‘est pas difficile. On enlève LE ZEBRE, on met CITROEN à la place et vous rentrez comme ingénieur à Javel’. Il a accepté et voilà comment ça a commencé. ”

J’en avais conclu que l’admiration dont Christian était l’objet se justifiait par le caractère singulier de sa voiture, très ancienne et très rare, très légèrement investie d’histoire locale, ce qui ne gâche rien. Et logiquement, face à une telle admiration, j’en avais également conclu que Christian ne pouvait guère prendre de libertés dans la restauration de son engin. Cercle vertueux dans lequel l’une imposait l’autre et la justifiait tout à fois. Au cours de notre conversation, dans l’atelier de restauration, je ne tardai pas à comprendre combien je me trompais.

Christian: “ Il est petit le moteur et il va beaucoup plus vite que le constructeur l’a fait parce que moi, je vais à 63 à l’heure, mon maxi, et le constructeur a dû faire ça à 40 à l’heure.

Q : -Et qu’est-ce que vous lui avez fait ?C : -Eh bé, je l’ai un peu pommadé. J’ai un piston en alu. D’origine, il y avait un piston fonte donc j’ai gagné un peu. Il est moins lourd, le piston alors il monte plus vite. On gagne des tours. Et puis sur l’échappement j’ai joué. L’admission aussi, j’ai agrandi l’admission. J’ai fait une préparation qu’on appelle. (…) Alors là, j’ai un petit bruit dans le moteur. Vous entendez ? tac ! tac ! tac ! tac ! que je suis entrain d’arranger. C’est le bruit de la magnéto, c’est l’entraînement alors moi je suis entrain de faire une pièce en téflon que je vais monter à la place. Comme ça, le teflon, ça sera pas en ferraille donc ça fera pas de bruit, ferraille contre ferraille. Ce bruit sera étouffé par le téflon.Q : -Ce bruit, il est normal ? Il est d’origine de la voiture ? C : -Oui, il est comme ça, le bruit. Oui, oui.Q : -Normalement elle fait clac ! clac ! clac ! C : -Ah oui, parce que c’est une pièce en ferraille qu’il y a. Alors moi j’en ai fait une en téflon.Q : -Vous trouviez que c’était pas gracieux comme bruit ?C : -Oui, voilà, je voudrais ne pas l’entendre.Q : -Pourtant, quand elle montait les côtes en 1907, c’est ce bruit-là exactement qu’elle faisait !C : -Oui, il devait y avoir ce bruit. Mais c’est un bruit qu’on peut arrêter. Alors

7 L’enquête a été réalisée notamment en Lot-et-Garonne, Dordogne et Lot. Gilbert F. habite précisément en Lot-et-Garonne.

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pourquoi pas le faire ? j’apporte quelque chose. ”

Je vais de surprise en surprise. Car après avoir “ gonflé ” le moteur, notre homme s’est attaqué au radiateur. Un hasard heureux lui a permis de se procurer un radiateur “ d’époque ” mais dans un état pitoyable. “ Tout écrasé, c’est une poubelle. Vous pouvez pas vous en servir. Ca pisse comme un panier. Alors je ne suis pas tout à fait conforme parce qu’à l’origine, il y a pas de boîte à eau, c’est la chemise qui fait la boîte. L’eau, elle est là-dedans avec le nid d’abeille, là-dedans. Tandis que moi, c’est un enjoliveur, je lui ai mis une chemise. ” Au terme d’une explication alambiquée, je m’aperçois qu’il a transformé radicalement le radiateur. “ Et ça va très bien ; même j’ai plus de capacité d’eau, moi, là, qu’ils avaient là, eux. J’ai plus de litrages d’eau. Mon radiateur ferait même trop. Donc il marche très, très bien, ce moteur, quand il fait bien, bien chaud. ”

Mais notre homme n’est jamais à court de projets. Et une “ bidouille ” en entraînant une autre, il lui reste encore “ beaucoup de travail ”. La question des freins d’abord. “ Ma femme crie souvent, à côté, parce qu’à 60 à l’heure là-dessus, ça va vite. Parce que les freins, ils sont sur le catalogue, pas là-dessus ! Il y en a sur les deux roues arrière. Sur les roues avant, il y en a pas. C’est des freins de l’époque, vous freinez ferraille sur ferraille ou pas loin. Alors pour s’arrêter, c’est presque aussi efficace qu’une prière ”. Et la question est d’autant plus urgente que la machine a gagné en vitesse. “ Encore à 40 à l’heure, vous vous arrêtez pas net mais vous y arrivez. Mais à 60 en côte, quand vous descendez, alors là, c’est même pas la peine d’y penser. J’y réfléchis, voir ce que je peux faire avec ces freins.” La question de la tenue de route était, elle aussi et pour les mêmes raisons, à l’étude. Me montrant une étrange installation où doucement il compose un nouveau châssis de Zèbre, il plonge dans des explications compliquées8, que j'essaie de résumer d'une phrase.

Q : -"Si j'ai bien compris, tout ça, c'est en rapport avec la direction ?Christian: - Oui, voilà. Vous voyez bien que vous y comprenez quelque chose à la

mécanique. C'est pas une question de direction, vraiment, mais plutôt de tenue de route. Parce que c'est un casse-gueule !

Q : - Vous êtes entrain d'améliorer la tenue de route de votre Zèbre ? C : -Non, pas de mon Zèbre, parce que celui-là (il montre l'engin avec lequel il fait les

rallyes), j'avais pas fait gaffe. Je m'en suis aperçu qu'après qu'il tenait la route comme une savonnette. Et maintenant, pour le refaire ! Par contre, celui-là (il montre le châssis), j'y travaille. J'essaie d'améliorer un peu. Attention, je le transforme pas ! Non ! Je change rien ! Mais, bon... On verra quand on le fera rouler ! "

Mais d’autres questions se posaient aussi, notamment l’éclairage. Le phare à acétylène ne lui fournissant pas assez de clarté pour rouler de nuit et l’obligeant à se procurer une escorte, il songeait à “ y faire quelque chose ”. Et ce n'est pas sans fierté qu'il annonça à ses confrères, au cours d'un rallye, qu'"il y était enfin arrivé". "Tu sais, le Zèbre, ça y est, j'ai réussi. Ca marche. Je t'avais bien dit que j'y arriverais. Mon Zèbre, il tourne au douze ampères." Au terme d'une explication -qui ne m'était pas adressée- où se mêlent volts et ampères, dynamo, batterie et phares, acétylène, je comprends qu'il a refait ou plutôt "inventé" un ingénieux système qui permet à son Zèbre de bénéficier d'un éclairage plus performant, tout en gardant l’illusion du phare à acétylène9 .

8 Nombre de conversations n'ont pu être enregistrées notamment celles qui ont lieu pendant les haltes, lors des rallyes, lorsqu'on soulève le capot, moment où les amateurs se vantent volontiers de leurs prouesses techniques. Mais les explications, les subtilités des transformations ne sont pas toujours aisées à comprendre pour tout autre qu'un amateur. Il est plus difficile encore d'essayer de les décrire. 9 Faut-il préciser que Christian était électricien ? J'ai interrogé un mécanicien, lui résumant ce que j'avais cru comprendre du branchement électrique, dans l'espoir qu'il m'explique comment

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Que penser de ce Le Zèbre “ pommadé ”, moteur “ gonflé ”, dont on a gommé les bruits disgracieux et les contre-performances, amélioré le freinage, l’éclairage, la tenue de route ? Au fil de cette description, une conclusion s’impose : Le Zèbre de Christian D. n’a plus grand-chose à voir avec l’engin que créa l’ingénieur Salomon. Certes, leur allure extérieure est la même mais sous le capot, les différences sont légion, la restauration étant nettement plus performante que l’original. Ce que les admirateurs éclairés ne peuvent ignorer. Mais n’est-ce pas précisément ce qui vaut à Christian l’admiration dont il est l’objet ?

L'art de la restauration comme art de la nécessaire "bidouille", nécessaire pour que le collectionneur et son engin accèdent, ensemble, au rang de l'admirable ? C'est bien ce que confirme la lecture de la presse spécialisée.

Fiches techniques

On sourit lorsqu'on lit, sous la plume d'un journaliste de La vie de l'Auto que "modifier une voiture ancienne n'est jamais bien vu des collectionneurs." (LVA 7 décembre 2000 : 8) Serait-ce à des fins pédagogiques, pour lutter contre les mauvaises habitudes des amateurs qu'elle se montre si prodigue de commentaires et de conseils techniques judicieux ?

Dans chaque numéro, immédiatement après le courrier des lecteurs, la rubrique "Technique". Deux pages sont consacrées à des aspects très précis : une saga de la "Boîte de vitesse de la 2CV" (LVA 26 avril 2001 : 8-9 et 3 mai 2001 : 6-7), la meilleure façon de "Peindre le polyester armé (LVA 9 novembre 2001 : 6-7), comment "fileter à la filière" (LVA 21 juin 2001 : 8-9), "usiner un filetage dans un alésage à l'aide d'un taraud (soit) tarauder" (LVA 14 juin 2001 : 8-9) ou encore "tomber" et "désaccoupler" une boîte à vitesse (LVA 31 mai 2001 : 8-9). La Vie de La Moto propose une véritable saga, en trois parties, de la “ carburation ”, “ l’une des (..) bêtes noires ” de ses lecteurs (LVM 15 juin 2001 : 4_5 ; 1er

juillet 2001 : 4-5 ; 1er août 2001 : 4-5), explique comment “ Refaire le haut moteur ” (LVM 1er

février 2001) : 4-5). Les dessins techniques et photographies en gros plan ne laissent aucune place à la fantaisie mécanique.

Pourtant, on découvre parfois de curieux conseils. Dans Gazoline, concernant les connexions électriques d'une Dauphine en cours de restauration, on conseille d'"attaque(r) par le faisceau AR droit. Connecter le thermocontact de ventilateur électrique. (Deux fils). Connecter l'alimentation du moto-ventilateur électrique. Ces deux opérations ne sont à réaliser que si, comme nous, vous avez opté pour un ventilateur autre que celui d'origine, accouplé à un moto-ventilateur électrique." Malgré le jargon, la "supercherie" est évidente : le ventilateur n'est pas d'origine ! La presse spécialisée donne l’exemple. Mais le bon ou le mauvais exemple ? Les donneurs, pour la Dauphine, sont peu à peu identifiés : les "Filtre à air et échappement (sont) empruntés à une R16 TX." Quant aux fauteuils, "nous avons décidé de monter des sièges baquets en provenance d'une Simca Rallye 2. Il nous reste à les fixer dans la voiture. Pour ce faire, nous avons réalisé un bâti en tubes carrés de 20X20, soudés et boulonnés à la caisse." (Gazoline Mars 2001 : 20-27)

La restauration d’une Alfa Roméo 175O, dans le même Gazoline, est plus exemplaire

cette transformation était possible. "C'est absolument impossible. Tu peux pas. De deux choses l'une : ou tu te plantes dans ton explication ou le type s'est foutu de toi. Je crois plutôt que c'est la seconde." Quant à moi, j'opterais plutôt pour la première, la conversation s'adressant aux membres du club.

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encore. Quelques photos proposent aux lecteurs de suivre pas à pas la restauration, chacune étant accompagnée d’un commentaire. S’agit-il encore d’une restauration ? Ou est-on déjà dans “ l’invention ” ? A chaque vignette, à chaque pas, son entorse à l’origine. “ Encore une entorse à l‘origine : la partie AV en skaï noir, comme sur les Giulia Super. Elle se marie bien avec les pare-soleils et l’effet obtenu est assez sympa, non ? ” Le “ montage des joints de portes ” est aussi l’occasion d’une entorse : “ ils sont bordés de feutrine beige, ce qui est finalement plus élégant que la feutrine noire d’origine. ” “ Le remontage, provisoire, des feux AR neufs et de l’entourage de plaque également neuf. Le monogramme ‘1750’ (neuf, hé ! hé !) correspond à celui monté sur les séries 1. Et bing, encore une entorse à l’origine. ” “ Pose de l’enjoliveur de montant de pare-brise, pas d’origine. En fait, il est identique à ceux montés sur les Giulia Super. Les berlines 1750 et 2000 n’avaient droit qu’à la simple baguette que l’on retrouve sur les Giulia 1300 de base ”.

Après les améliorations esthétiques, empruntées pour l’essentiel à la Giulia, les améliorations techniques et mécaniques. Le pont d'origine est remplacé par un "pont autobloquant de berline 2000 ”. “ Allez, quelques entorses supplémentaires à l’origine. (…)Ca va améliorer la tenue de route", commente en grosses lettres le journaliste. “ Certains soufflets de rotules étaient percés, notamment ceux des bras supérieurs. Je les ai remplacés par des soufflets de rotules de J9, après les avoir regraissés avec de la graisse à… robinet Grâco. ” Les amortisseurs d’origine disparaissent aussi, au profit de Koni flambant neufs, “ toujours pour améliorer la tenue de route ”. Quant à la planche de bord, ce n'est pas celle d'origine qui est utilisée mais celle d'une Giulia Nuova, quelque peu transformée. Le restaurateur s’explique, coupant court à tout commentaire irrévérencieux. “ Bon, je sais, il y en a qui vont hurler, mais c’est MA voiture et je suis bien décidé à m’offrir quelques petits plaisirs. Le tableau de bord sera donc celui d’une Giulia Nuova Super. Mais il me faut entreprendre la rénovation de celui que j’ai récupéré. ” "Résultat comme à l'origine", commente le journaliste. (Gazoline juin 2001 : 28-31 ; août-septembre 2001 : 28-31)

En Janvier 2001, le même Gazoline avait déjà restauré une Dauphine Gordini. Elle aussi avait été l’objet de multiples “ améliorations ”. Celle-ci par exemple. “ Voilà notre beau cater ; pour le réaliser, nous sommes partis du carter d’origine dans lequel deux ouvertures ont été pratiquées pour pouvoir souder deux capacités supplémentaires d’environ 1 litre chacune. Opération délicate (pas question qu’il y ait la moindre fuite) confier à de vrais spécialistes. Avantage de cette augmentation du volume de l’huile : un meilleur refroidissement. Quand on prend des tours, c’est indispensable si on ne veut pas casser tout de suite. ” (Gazoline janvier 2001 : 21) Les transformations de la dauphine sont telles qu’un lecteur, lui aussi restaurant une Dauphine, propose sa voiture comme contre-exemple. Faux échange épistolaire entre deux dauphine mais vraies critiques adressées au journal. “ Chère Gordie, je t’envoie ce courrier pour te dire que je suis avec beaucoup d’intérêt tes aventures dans Gazoline. Que de chemin parcouru ! Pour ma part, je suis un modèle Export de 1964, mais je n’en suis pas encore là, et la démarche de mon maître est un peu différente. Il me restaure également avec beaucoup de minutie, mais en se rapprochant le plus possible de l’origine, avec toutefois une passion supplémentaire pour les accessoires d’époque. ” (Gazoline Mai 2001 : 4) Feuilletant, on découvre ainsi une sorte de règle implicite : restaurer, c’est respecter “ l’origine ” tout en prenant avec celle-ci quelques libertés pleines de sens. Voire indispensables.

Existe-t-il, parmi les véhicules que j'ai "admirés", dans les expositions comme dans la presse spécialisée, un seul qui soit conforme à l'origine ? L'ethnologue est-il apte à porter un jugement ? Mais, peu à peu, une évidence a surgi : tous les collectionneurs "bidouillent", “ adaptent ”, interviennent sur leur engin de façon toute personnelle, apposent leur signature, plus ou moins discrètement. C’est un moyen de s’approprier la voiture, de la singulariser, d’imprimer sa marque. Au point que l'on peut penser que ces transformations sont la raison d'être de l'action de restaurer. Une "belle" voiture est une voiture conforme à l'origine... sauf

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quelques petits détails qui permettront de faire de l'engin une pièce unique. Changer sa couleur, modifier son radiateur, adapter des cuves Griffon ou gratifier une Berlina d’un tableau de bord de Giulia, c’est signer sa voiture, la rendre unique et singulière, se l’approprier définitivement. C’est faire d’un objet quelconque un objet singulier, à soi. La preuve en est sans doute cette habitude des collectionneurs qui, bien qu’ayant acheté une voiture en bon état, considèrent, dans le meilleur des cas qu’il y a “ encore du boulot à faire ” ou au pire affirment que leur prédécesseur “ avait fait ça n’importe comment ”. Christian D. a été très mécontent lorsqu’il a découvert l’état du Trèfle qu’il venait d’acquérir. “ Celle-là, je l’ai achetée en peinture comme elle était, comme elle est là. Il y avait de la mécanique. C’était affreux. Tout était soudé. Ils avaient changé les pièces. Une vraie bidouille. ” Lui, l’heureux propriétaire d’un Le Zèbre “ pommadé ”, champion de la “ bidouille ”, s’offusquant de découvrir que son acquisition a, elle aussi, fait l’objet de quelques améliorations et adaptations ? On sourit.

Il n’est pas le seul à dénoncer les pratiques auxquelles, par ailleurs, tout le monde se livre. Après avoir restauré quatre voitures, Frédéric décide “ d’en acquérir une où il n’aura rien à faire ”. Son choix se porte sur une Studebaker Président 8 cylindres cabriolet. Le vendeur n’en fait pas mystère : la voiture, sans être l’affaire du siècle, est un modèle exceptionnel, qui a été totalement restauré. N’est-ce pas ce que cherche notre restaurateur ? Or, il déchante. “ Il va s’apercevoir que la soi-disant restauration totale frise en tous points de vue, l’à peu près ! Les détails seraient trop fastidieux à énoncer, disons (afin de résumer) que, si effectivement on a procédé au démontage d’un certain nombre de pièces mécaniques, les solutions employées en vue de résoudre les différents problèmes rencontrés ont été à chaque fois minimalistes et guidées par une seule idée maîtresse, réaliser sur la restauration le plus d’économies possibles. (…) Il sait qu’il va lui falloir ‘remonter les manches’ et s’y atteler de A à Z. ” Le fait d’essayer de restaurer au moindre coût est-il une attitude inavouable dans le milieu des collectionneurs ? Nous avons vu combien mes informateurs sont férus de “ bidouilles ” et le sens que cela avait. Mais Frédéric lui-même n’en fait-il pas autant ? Pour restaurer une Corvette, achetée quelques années auparavant, il avait deux solutions : “ soit (…) commander un châssis neuf qui coûtait à l’époque 40.000F ou alors (…) exécuter lui-même le travail. D’après vous quelle fut la solution retenue ? (…) La 2e solution bien sûr ! Après des heures de découpes, de soudures… et de patience ! La Corvette pouvait à nouveau reposer ses structures sur un beau châssis impeccable ! Coût de l’opération quelques morceaux de tôle de 3 mm d’épaisseur, et quelques baguettes de soudure, le tout pour une modeste pincée de billets de 100F ”. (Retro mania Février 2001 : 6-7) Il a finalement fait avec la Corvette ce que son prédécesseur a fait avec la Studebaker : réaliser lui-même, à moindres frais et à grands renforts de “ bidouilles ” et “ adaptations ”, une restauration “ parfaite ”. Ce n’est donc pas seulement cette question de l’économie ou des travaux prétendument approximatifs qui sont gênants. Le problème est bien que la voiture porte de façon trop importante, trop manifeste l’empreinte de son restaurateur, de son propriétaire précédent et non celle de l’acquéreur. Impensable. Achetée déjà restaurée, la voiture ne convient pas. Il faut en prendre possession en effaçant la trace du prédécesseur c’est-à-dire en refaisant le moteur, en vérifiant la carrosserie. En plongeant les mains dans le cambouis.

Mais toutes ces “ bidouilles ”, ces “ adaptations ” vont au-delà de la simple appropriation, de la simple singularisation. Elles nous entraînent définitivement dans le monde de l’invention. Monde qui est bien celui des “ mécaniciens de l’inutile ”. Si, s’affairant autour de leurs “ Anciennes ”, ils tutoient volontiers mais discrètement et sous couvert “ d’amélioration ” l’univers de l’invention, ils y plongent tout aussi volontiers, et sans se cacher, à d’autres moments.

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Inventions

Restaurer supposerait d’abord la fabrication d’un certain nombre d’équipements spéciaux afin, par exemple, de “ tomber le moteur ” ou tout autre partie de l’engin. Les machines et outils contemporains ne seraient pas adaptés à ce style de réparation. Les artisans spécialisés, qui pourraient être d’un grand secours, appliqueraient des tarifs beaucoup trop élevés, sacrifice financier auquel les collectionneurs ne pourraient se résoudre, craignant de léser la famille. Il n’y aurait alors pas d’autre solution que de “ faire soi même ”, de mettre au point l’indispensable outillage. Souvenons-nous d’abord de celui-ci qui, pour remettre en état sa Mercedes, dut “ fabriquer un arrache-maison ”. (LVA 22 février 2001 : 30) Dans les ateliers, on découvre de nombreux “ marbres faits maison”, sortes de gabarits aux dimensions exactes du châssis à réaliser, mais aussi des outils plus singuliers, comme cette “ boîte à faire les trous ” mise au point par Christian D. “ Alors tout ça, il faut que ça tombe au poil près, vous comprenez. Faut que ce soit très précis. Alors ça, c’est un outillage pour avoir tous les trous pile parce qu’avec ça, j’ai les dimensions de tous les trous, pour remonter toutes les pièces. J’ai mesuré une fois pour toutes, j’ai percé les trous pour qu’ils correspondent. Plus besoin de prendre le mètre. C’est des gabarits si vous voulez. J’ai fait comme dans l’aviation, quand je travaillais sur Concorde. On avait des trucs comme ça, pour pas s’emmerder. Un mannequin qu’on appelle. Après c’est du beurre. N’importe qui peut le faire. Il y a qu’à mettre cet outillage, prendre la chignole et un foret de 3, et allez ! On n’a plus besoin du mètre, de se dire : ‘C’est 17,6 ou 17,4 ou 16,9.’ Y’à qu’à suivre cet outillage. ” Faut-il accorder du crédit aux motivations financières qui expliqueraient cette tendance au “ faire soi même ” ? Elles sont, du moins, insuffisantes à l’expliquer. Il faut aller en chercher les raisons ailleurs. Notons d’abord que certains outils ne sont pas en vente dans le commerce car d’un usage beaucoup trop spécifique. Qu’on songe à la “ boîte à faire les trous ” de Christian. Inversant les propositions, il faut sans doute penser que ce “ besoin ” d’outils très spécifiques s’enracine dans une propension à l’invention, un désir de “ mettre au point ”, d’imaginer et de réaliser. De créer en somme des objets singuliers. D’inventer.

Il suffit de continuer la visite de l’atelier de Christian D., l’heureux propriétaire du Le Zèbre, pour se convaincre que l’invention est profondément inscrite dans la pratique de la restauration, que l’une et l’autre se confondent. On y trouve de bien étranges engins. “ Là, vous avez un petit tracteur que j’ai fabriqué, dans le temps. Je l’ai fait entièrement. Je suis parti de pièces. Le train avant, les roues sont de Vespa 400, le moteur est d’une moto, comme une BMW, et puis toutes les autres pièces pareil, récupérées. Un démarreur de 2CV par exemple aussi. ” Une création dictée par des impératifs économiques, imposée par la nécessité de jardiner au moindre coût ? “ J’avais pas les moyens d’en acheter un, même d’occasion ”. Pourtant, l’engin, bien que fonctionnant “ à merveille ”, a été bien vite remisé, pendant très longtemps. “ Seulement en étant artisan, j’avais pas le temps de charger la batterie, de.. J’avais pas le temps. Alors, j’ai acheté un motoculteur. J’ai trouvé des sous pour acheter un motoculteur. Maintenant je veux le refaire vivre pour en parler, l’emmener à des bourses, comme ça. Pas pour vendre, non ! non ! je veux pas le vendre. ” Les raisons pour lesquelles il dit avoir arrêté de se servir de l’engin ne sont pas convaincantes et peuvent être facilement démontées. On le comprend : son but n’était pas de faire un motoculteur pour retourner la terre du jardin mais bien de faire un motoculteur… pour mettre en scène un savoir-faire technique, une capacité non seulement à faire mais surtout à imaginer et à réaliser un engin. N’est-ce pas précisément cette fonction de témoignage qu’il lui assigne désormais, envisageant de l’exposer dans les bourses ? Mais l’homme ne s’est pas arrêté là. Son activité d’inventeur a progressivement envahi tout son quotidien. Faut-il bâtir la maison ? “ Quand j’ai construit, j’avais pas de bétonnière et pas de ronds pour en acheter. Alors j’ai inventé la bétonnière et j’étais juste à l’usine. Et combien de copains en ont fait derrière moi ! Et les

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gens qui passaient le dimanche… Elle a été copiée, ma bétonnière ! ” Faut-il rafraîchir la façade ? “ Pas de pognon. C’est ce qui m’a fait faire beaucoup de choses. J’ai fabriqué une sableuse parce que je pouvais pas donner deux millions six cents mille francs et j’ai dit : ‘Je vais me la faire’. ” Faut-il trouver un moyen pour transporter Le Zèbre ? “ J’ai fait le porte-voitures qui porte mon nom. Type original. Cette remorque, elle est basculante et hydraulique. Je lève un essieu ; elle bascule sur l’essieu arrière par une pompe sur le côté, hydraulique. Et l’autre, là, bascule, comme celle qui a qu’un essieu, d’elle-même. Je la lève de moi-même. Avec deux doigts. C’est facile, on prend pas de peine. Même ma femme le fait toute seule. ” Christian D. est un bricoleur tous azimuts, un “ inventeur (extra)-ordinaire. Rien ne lui résiste. Son but est bien de “ faire pour faire ”, de construire et de créer des modèles originaux. Et la façon singulière dont il aborde la “ restauration ” des Le Zèbres s’inscrit dans cette logique et la prolonge. Le Zèbre doit beaucoup plus au tracteur et à la sableuse qu’à l’ingénieur Salomon !

En fait il ne s’agit pas vraiment de “ restaurer ”. En effet, si le premier Le Zèbre peut encore être considéré comme relevant de cette pratique –il acheta un moteur et quelques pièces au cours de différentes bourses d’échanges-, les autres spécimens s’inscrivent aujourd’hui dans un tout autre projet. Il ne s’agit pas de “ retaper ” mais de faire une dizaine de Le Zèbre ! Il le dit lui-même : “ je suis fana de fabriquer du Zèbre. Vous allez voir ce que les gars m’ont fait que c’était l’usine Zèbre ici. Ca, c’est copié sur une affiche d’époque qu’ils ont agrandie. Alors : ‘Le Zèbre, achat, vente, réparations, garage D. Christian, à Toulouse. Je voudrais fabriquer une dizaine de Zèbre, comme ça, parce que ça me plaît. Je vous dis, je suis fana de fabriquer ces petites bagnoles.” Il me tend une plaque, offerte par ses amis du Club Automobile : Christian est présenté tout à la fois comme un constructeur, un concessionnaire et un réparateur agréé Le Zèbre. L’humour force à peine la réalité, tant son atelier a, effectivement, des allures d’usine Le Zèbre qui conviennent parfaitement à son projet de production en série limitée, pourrait-on dire. “ C’est des machines-outils que j’ai achetées quand il y avait des ateliers qui fermaient. J’ai une presse pour emmancher des roulements, après une fraise à côté. Le gros truc, c’est un compresseur, cuve 1000 litres, avec de l’air comprimé pour gonfler les roues. Alors après, j’ai une petite fraise. C’était ma première. Et j’en ai trouvé une autre beaucoup plus moderne alors j’essaierai de récupérer un peu d’argent en vendant celle-ci. Ca, c’est un tour à colonnes. Alors c’est le marbre que j’ai fabriqué, moi, pour pouvoir refaire des châssis parce que des châssis vous en trouvez pas. Alors, j’ai fait cet appareil pour pouvoir refaire des châssis. Je peux refaire tous Les Zèbre que je veux avec ça. Mais parce que je veux en faire d’autre que j’ai fait ce marbre.”

Christian D. n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. J’ai déjà évoqué Jean-Louis, considéré par mes interlocuteurs comme un expert en matière de restauration de moteurs industriels. Lorsque je visite son “ musée ”, je note la présence d’un tracteur de pelouse de marque International, au centre de la pièce, bien en évidence au milieu des moteurs anciens. Sa présence en ce lieu m’a pour le moins étonnée. Que faisait cet engin “ utile ” au milieu de cette collection d’objets admirables ? Et pourtant, il est bien à sa place comme je n’ai pas tardé à le découvrir : constitué de différentes pièces, de différentes marques, toutes également récupérées, il est le fruit de l’invention créatrice de Jean-Louis. “ C’était pour m’amuser. Je voulais voir si j’y arriverais. ” De même, Jean-Pierre, l’homme de la Lagrange-et-Legrand, s’est d’abord essayé avec succès à la course automobile, entretenant lui-même son bolide puis à la réalisation de Buggies d’auto-cross, petits engins très rapides. Les amateurs le savent : “ faire un buggy ” signifie en inventer un, mettre au point une machine unique à partir d’un moteur de voiture que l’on installera sur un “ châssis fait maison ”, le plus souvent à partir d’une structure tubulaire. Chaque machine est en fait une invention. Puis il abandonne le buggy, séduit par un autre projet. Seul descendant des automobiles Lagrange et Legrand, il a décidé de refaire le véhicule qui valut quelque notoriété sa famille. Force est de constater que

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les mêmes techniques sont à l’œuvre dans l’une et l’autre réalisation. Il serait peut-être plus exact de dire que sous couvert de véhicule ancien, familial, il a réalisé un buggy de plus.

Q : -La Lagrange, c’est un peu le même système que vous avez utilisé. C’est une structure tubulaire, un châssis tubulaire comme le Buggy ? Elle était comme ça à l’origine ?

J-P : -Oui, oui !.. Non, à l’origine, la Lagrange avait la base en fer U. Bon j’ai essayé de tordre du fer U. Je suis pas forgeron, j’y arrivais pas. Alors j’ai fait un châssis en tube et après je suis reparti avec du fer U, pour le reste, pour ce qui est moins dur à tordre. ”

Cette petite voiture s’inscrit dans une intense activité de bricolage. Elle semble être le lieu où il a mis en forme l’essentiel de son savoir. “ Je suis assez adroit de mes mains. Je bricole la ferraille, je bricole le bois. Les meubles que vous voyez, partout, dans la maison, c’est moi qui les ai faits. La maison, c’est moi qui l’ai fait. Donc finalement la voiture, c’est presque un détail, vous voyez. ” Il a fait la carrosserie et les boiseries de la voiture qui n’a pas de moteur. “ Je voudrais bien en trouver un mais c’est pas possible. Et pour en faire un, pouf ! Je sais pas trop comment m’y prendre. ”

Bricolage, invention, restauration sont indissociables. Ce n’est sans doute pas tant l’attrait pour les machines anciennes que la possibilité de donner libre cours à leur savoir technique qui motive les mécaniciens. Sous prétexte de restauration, c’est d’inventions que l’on fait preuve. Il ne s’agit pas de reproduire simplement un système technique mais bien de montrer que l’on maîtrise parfaitement ces savoirs au point que l’on peut jongler avec eux, depuis la simple “ adaptation ” jusqu’à la beaucoup complexion “ invention ” d’une machine. Certains poussent d’ailleurs très loin cette logique.

Engins uniques

Bourse d’échanges dans les Landes. Visite des stands : des morceaux de moteur, des pièces mécaniques, difficiles à identifier pour un néophyte, sont proposés aux clients. Roues, enjoliveurs, gicleurs, pistons et autres culasses font le bonheur de certains ou le désespoir des autres, qui ne trouvent pas “ la ” pièce qui leur fait défaut depuis si longtemps. Sous la halle du village, des voitures anciennes ont été installées. Il y en a de tous les âges. Une Dauphine, une 4 CV, une Porsche et une Franck Baudet. Silhouette très allongée, très basse, un très long capot pour un habitacle proportionnellement très court, la voiture a des airs de Bugatti ou d’Hispano-Suiza et semble bien avoir vu le jour dans les années trente. Le sens de cette mise en scène ne fait pas de doute : c’est tout le processus de restauration qui est ainsi exposé, depuis les pièces éparses et la nécessaire et patiente quête qu’elles justifient jusqu’à l’engin enfin restauré, qui “ tourne comme une horloge ”.

Comme j’admire la Franck Baudet, un spectateur, manifestement plus au fait de la chose mécanique que moi, ne s’étonne guère. “ Elle vous plaît ? – Oui, c’est un monstre. –C’est un vrai tour de force. –Oui, je connaissais pas Franck Baudet. C’est un constructeur d’où ? –C’est pas un constructeur. C’est Franck baudet lui-même qui l’a faite. ” Comme je ne comprends pas de quoi il s’agit, il précise : “ C’est un mec, qui s’appelle Franck baudet qui a construit cette voiture. C’est lui qui l’a faite. –Vous voulez dire que cette voiture n’a jamais existé ? C’est lui qui l’a inventée ? –Oui, voilà, c’est lui qui l’a inventée comme vous dites. Il l’a refaite ; il l’a faite ! ” Mais que fait cette voiture au milieu de vieilles voitures ? Il ne s’agit plus de restauration ni d’inventions discrètes sous couvert de restauration ou d’amélioration. Mais d’une Invention. Voire un faux ! On est là, me semble-t-il, aux antipodes de la passion pour les vieilles mécaniques. En réalité, cette Franck Baudet, vraie-fausse ancienne, apparaît comme l’exemple le plus abouti de cette pratique. N’est-elle pas la voiture à soi, par excellence ?

Retromania, qui en sous-titre nous propose “ Un nouveau regard sur la voiture

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ancienne ” et présente en couverture une Renault 4CV, une Peugeot 404 et une Citroën Visa, consacre un dossier à La Duc, une voiture unique ! Son propriétaire, Yvon Leduc, pose fièrement accoudé à son engin. Un bolide à la peinture métallisée brillant de mille feux, les chromes rutilants, un bolide digne des voitures de très grand luxe des années trente, un très long capot pour un habitacle deux places, une calandre digne des Bugatti, un bouchon de radiateur arborant une chouette qui évoque inévitablement la Silver Lady des Rolls Royce, des pneus énormes. Un monstre à n’en pas douter. Un monstre effectivement ou plus exactement un hybride. Unique, La Duc l’est autant que la Franck Baudet et pour les mêmes raisons : son propriétaire est aussi son créateur. “ C’est (…) en 1955, l’année de ses seize ans, que Yvon Leduc a décidé qu’un jour, il fabriquerait une automobile. Mais pas une voiture ‘ordinaire’, une automobile comme les belles d’autrefois, qui faisait se retourner les gens sur son passage. Et finalement ce n’est que 22 ans plus tard, que son projet allait prendre forme, car c’est en 1977, que Yvon Leduc a véritablement commencé à se pencher sur sa table à dessin. Il consacrera huit ans à l’étude de la fabrication de sa voiture. Huit ans à penser, dessiner, planifier, quel genre d’auto ça serait . (…) La Duc, de Yvon Leduc a été construite à partir de plusieurs marques de voitures, principalement Volvo, Mazda et MG. Le ‘squelette’ de la voiture provient d’une camionnette Mazda, le châssis, le pont arrière, l’essieu avant et la direction. (…) L’habitacle est celui d’une MG et le moteur est Volvo. (…) Le tableau de bord provient aussi d’une MG, tandis que les phares, sont des phares d’une Desoto 1939 ! Le volant d’une Cadillac Lasalle, il y a des pièces d’une Buick 1939, notamment les côtés du capot. Sans oublier les clignotants avants, fabriqués avec… des cendriers ! ” (Retro mania : Février 2001 : 30-31)

Toujours dans Retromania, on découvre le portrait de Frédéric Cebrunska, un “ restaurateur de haut niveau ! ”, affirme la revue. On n’a guère de peine à croire le journaliste lorsqu’on lit qu’ “ à 16 ans, il s’est offert non pas une ‘mobe’ (chose que font la plupart des jeunes de cet âge-là) mais une Traction… en piteux état ! C’est ainsi que tout a commencé, le soir après sa journée de travail champêtre et bien sûr, le week-end, notre Frédéric se payait une tranche des fameux jambons de la traction, 2 ans après la 11 légère avait totalement changé de look. ” La voiture restaurée et vendue, il récidive, cette fois-ci avec une Peugeot 190 S de 1929. Plus récemment, il s’est attaqué à une Corvette. Mais le vendeur, spécialiste de la marque, lui propose un spécimen “ invendable : le moteur est excellent, la caisse est superbe, l’intérieur magnifique… oui mais ! … le châssis est prêt au moindre sursaut à se casser en deux (et même plus ) tant il est rongé par la corrosion. ” Et le vendeur ne se contente pas de proposer un modèle qu’il reconnaît invendable ; il assortit la vente de l’engin d’une clause singulière : il “ accepte éventuellement de vendre pour la somme de 80.000F ce modèle (qui côte à l’époque 200.000F) à la seule et unique condition que (Frédéric) s’engage à effectuer les réparations dans les règles de l’art, l’accord provisoire étant signé de la manière suivante : Frédéric paye l’auto, il l’emmène sur un plateau, il la restaure, le travail exécuté, il revient au Mans présenter l’auto sur un plateau, on procède aux vérifications et si tout est en règle, c’est seulement à ce moment-là qu’on lui remettra sa carte grise ”. Frédéric relève ce qui apparaît comme un défi. Un an plus tard, de retour au Mans avec son engin restauré, il aura le plaisir d’entendre son vendeur accepter de la faire immatriculer, preuve que l’engin est “ conforme ”. Un brillant restaurateur à n’en pas douter.

Mais aussi un savant “ bricoleur ”. C’est qu’entre la Peugeot et la Corvette, Frédéric a consacré son temps et son savoir à une étrange activité, qui ne manque d’étonner pour un restaurateur aussi consciencieux. En 1989, il achète à nouveau une Traction, en parfaite état de conservation, détail qui est d’une importance cruciale. Il va lui permettre de “ s’offrir le luxe de transformer une berline… en cabriolet. ” Un projet que le hasard va grandement aidé. “ Le point de départ de l’aventure commence par une rencontre fortuite, celle d’un carrossier de la belle époque qui va sans le vouloir, déclencher le processus, car, tenez-vous bien, ce

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miraculeux homme est en possession non seulement de l’intégralité des plans originaux du cabriolet réalisé par Citroën, mais il peut fournir avec, les ébauches spécifiques des différentes pièces de carrosserie et, cerise supplémentaire sur le gâteau : les gabarits qui vont avec ! En fait, Frédéric dispose par le biais de ce Monsieur de tous les éléments originaux du constructeur, lui permettant de fabriquer un faux… Vrai cabriolet Citroën ! ” “ Vrai faux ”, c’est bien l’impression que l’on ressent à la lecture des lignes qui suivent, tant la référence à “ l’original ” étonne puisqu’il s’agit d’une transformation. “ Entre la berline traction, et le cabriolet, les différences (surtout sur la partie arrière) sont nombreuses, les portes, les bas de caisse, les ailes, la malle, etc…, n’ont en commun aucunes côtes identiques. Frédéric va tout reconstruire en respectant avec rigueur les côtes d’origine, et la mise en œuvre employée par Citroën, cette reconstitution totale, particulièrement osée nécessitera de longues heures de travail, avec en permanence une seule idée, respecter et recréer le plan original, tous les différents renforts seront judicieusement construits aux côtes réalisées par la marque du Quai de Javel, ils se retrouveront ensuite soudés au millimètre près, là où le constructeur les avait positionnées. ” Tout à fait transformée, la berline mais conforme au cabriolet qu’elle est devenue… à une différence près. “ Le travail terminé seule une tôle située sous la banquette arrière présente une petite différence par rapport au modèle original. ” Evidemment une telle transformation pourrait déplaire aux puristes. Enfin terminée, l’auto reçut l’adoubement. “ Notre fabuleux restaurateur obtiendra pour la reconstitution de cette sorte de petit chef d’œuvre, un prix ‘Hors Concours’ aux 48 heures Automobiles de Troyes à l’occasion de cette manifestation, bon nombres de Citroënistes avertis, se pencheront dans le détail sur cette reconstruction et tous seront unanimes pour applaudir l’extraordinaire beauté de ce faux… vrai cabriolet. ”

Que font ces véhicules “ uniques ” au milieu des voitures anciennes, également exposés à l’admiration ? Leur présence est un révélateur, l’exemple le plus abouti de ce que cachent, plus ou moins, les autres véhicules, légèrement modifiés. La restauration ferait donc bon ménage avec un certain degré d’invention technique, discrète ou très évidente. Mais que penser alors de ceux qui préfèrent une restauration “ dans son jus ”, de ceux qui précisément affirment ne pas vouloir intervenir par souci d’origine ? Il suffit de jeter un œil sur leur restauration pour voir qu’elles aussi sont signées, modifiées de façon manifeste.

Faire du vieux… avec du neuf

Revenons chez Pierre M., l’homme des chasses Griffon. S’il aime “ adapter ” les pièces, il déploie parfois des torrents d'ingéniosité pour utiliser des pièces d’origine. Ce qui n’est pas toujours possible. Il est souvent conduit à refaire les pièces, en s'inspirant de ce qui a "miraculeusement" survécu, aidé de documentation ou des souvenirs de son beau-père. Son garage témoigne de cette activité de recréation. On y trouve tous les engins nécessaires : tour, fraiseuse, étau-limeur, etc., tous achetés d'occasion auprès d'entreprises de création et de maintenance de machines industrielles. Il dispose bien du matériel et du savoir adéquats, pour créer une "neuve" avec pour seul modèle une pièce rouillée. Un Moteur Bernard en fort mauvais état lui a ainsi causé de graves soucis. Il manquait pratiquement toutes les pièces ; il a donc dû les refaire, une à une, suivant le modèle d'origine. "Il y avait pas de carburateur, il y avait pas de système de pompe à essence, ça y était pas. Bon, les cuves n'y étaient plus. Il y avait pas de pompe à eau parce que, sur celui-là, normalement, il y avait une pompe à eau. Il y avait plus de magnéto. Il restait le serpentin que j'ai refait parce que tant que j'y étais... ! Bon, j'ai eu la chance de trouver cette pièce et aussi la pipe du carburateur. Après j'ai refait le gicleur, puis j'ai refait le carburateur aussi. Sans ça, ça aurait pas marché. Enfin, si mais pour le remettre d'origine, non. On pouvait le faire tourner avec un carburateur de voiture mais

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c'était pas d'origine. Alors je l'ai refait." Souvenons-nous également de Gilbert F., s’affairant autour de son châssis de Bolide,

tout ce qu’il reste à l’heure actuelle d’un engin dont il assure qu’il “ roulera un jour ”. Mais il est serein ; il dispose de tout l’attirail nécessaire à la restauration. Il fera pour celle-là comme pour les précédentes : il fera du “ neuf ”. “ Voyez toutes ces pièces. Elles sont rouillées, c’est sûr, mais c’est précieux, ça vaut de l’or. Parce qu’avec ça, je sais comment c’était et il me reste plus qu’à le refaire. C’est enfantin. Tenez, regardez cet embrayage, c’est la pièce qui se trouve entre là et là. Bon, je me pose pas de question. Je vais pouvoir la refaire à neuf. Par exemple, voilà un ventilateur de Renault que j’ai trouvé dans les ronces. Mais c’est de l’or, ça parce qu’avec ça, je sais comment il était à l’état neuf. Je l’ai refait à neuf. Tenez, cette aile, là toute rouillée, pareil . Elle m’a servi à en refaire une neuve. Et voilà. ” Refaire tant de pièces, est-ce encore restaurer ? N'est-ce pas une façon de créer un moteur neuf, personnel ? Lorsque les ailes, l’embrayage, le ventilateur de la voiture ont été “ refaits ”, lorsque le carburateur, les pompes à eau et à essence, la “ magnéto ”, le gicleur, le carburateur sont “ neufs ”, peut-on encore parler de “ vieilles ” machines ?

Plus largement, il faut interroger cette habitude qu'ont les collectionneurs de "refaire" une ou plusieurs pièces, en somme d'ajouter sur un engin ancien, usé, du "neuf" ? N'est-ce pas la première, la plus discrète des transformations ? Discrète mais efficace car, affirmant qu'il a "refait" une pièce, l'amateur tient un discours ambigu. Certes, il met en avant la conformité à l'origine mais il affirme en même temps qu'il y a apposé sa "patte". Ainsi, sous couvert d'une authenticité parfaite, l'amateur singularise irréversiblement son engin. C’est sans doute de cette façon que les partisans d’une “ restauration dans son jus ” signent leur engin. En me penchant sur le moteur de la Motobécane, je remarque une pièce flambant neuve au milieu d’un ensemble mécanique très vieux. “ Elle est neuve, cette pièce ? –Ah oui, parce que, quand j’ai démonté le moteur pour vérifier que tout allait bien, elle était tellement pourrie qu’elle m’est restée entre les mains. Elle s’est pété en trois morceaux. Elle avait dû geler et dégeler et regeler. Bon, c’est pas étonnant, elle est restée trente ans dans une grange. En fait je crois qu’ils ont arrêté de s’en servir justement le jour où elle a plus marché parce que le bloc avait gelé. Bon, bref, il fallait la remplacer. Alors en acheter une, … Et j’ai un copain qui travaille à l’usine qui m’a dit : ‘Mais je t’en refais une moi. Avec les trois morceaux, ça va me prendre rien de temps.’ Et je lui ai fait faire. Alors évidemment, elle est neuve. Mais si je veux rouler, je suis bien obligé d’avoir toutes les pièces dans le moteur, vous croyez pas ? ” Leur intervention sur l’engin se veut et se doit d’être à la fois discrète et évidente. Difficile pari que celui-là. La seule issue est alors de “ faire du vieux avec du neuf ”. Eux qui refusent de mettre en scène une fausse authenticité en peignant leur engin ou en remplaçant les clignotants, n’en sont pas moins obligés de “ faire refaire ” une pièce parfois ou d’en acheter une, fut-elle issue d’un “ stock d’époque ”.

Parfois, ce n'est pas une voiture en piteux état que l'on achète mais en parfait état de marche, déjà restaurée, parfois achetée à un musée. Il n'est alors plus question d'y toucher, de la gratifier de quelques "bidouilles" ou “ adaptations ” personnelles. Pourtant, les mécaniciens interviennent malgré tout sur l'engin, le "restaurent", de façon symbolique et efficace.

Restauration symbolique Pour le couple Calbert, ce fut “ le coup de foudre ”. Par hasard, les époux apprennent

qu'un musée va fermer, que les automobiles vont être vendues. "On savait même pas ce qu'il y avait à vendre. Mais, bon, 'Allez, on y va ! ' Et c'est là qu'on l'a vue. Et tout de suite, on a dit : 'On l'achète. On s'en fout du prix, on la prend.' Ca a été le coup de foudre si vous voulez." Coup de foudre certes mais l'auto, une Peugeot 146 type 1913, est en parfait état de

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conservation puisqu'elle était exposée dans un musée dont les conservateurs n'avaient eu aucune peine à la remettre en état : remisée, dit-on, dans un hangar militaire aux lendemains de la Première Guerre Mondiale, elle avait toujours été l'objet de soins méticuleux, ce qui lui permit de traverser les décennies sans encombres, "exactement comme à sa sortie d'usine". La valeur de l'automobile tenait à son parfait état de conservation. Il était donc parfaitement impossible d'intervenir matériellement. Mais comment restaurer une voiture sur laquelle on ne peut précisément pas intervenir ? Car ce couple, reconnu comme des amateurs chevronnés, ne pouvait pas simplement acheter l'automobile, s'installer au volant et participer ainsi aux diverses manifestations sans encourir l’ironie de leurs confrères.

Puisqu'ils ne pouvaient toucher à la tôle et au moteur, c'est son histoire qu'ils prennent à bras le corps. Ils ont d'abord mis au jour l'histoire de la voiture, recomposant son itinéraire dans le temps et l'espace. Puis c'est à son propriétaire qu'ils s'intéressent. Elle avait appartenu au Général Gouraud, sur la piste duquel ils se sont alors lancés, collectant tout ce qu'ils pouvaient trouver sur l'homme, recomposant sa biographie. Puis c'est à ses descendants qu'ils se sont adressés, initiant un échange épistolaire avec son neveu et unique descendant dont ils recomposent aussi la biographie. Enfin, le chauffeur de l'automobile lui-même ne fut pas oublié. On enquêta, cherchant ses descendants, recherche infructueuse.

Le véhicule ne quitte jamais son garage sans une véritable mise en scène. Le 11 Novembre 2000, c'est elle qui ouvrait la marche lors du défilé, suivie des porte-drapeaux, anciens combattants et officiels. Au volant, M. Calbert, en uniforme militaire vert-de-gris, qu'il a eu bien du mal à trouver. "C'est la tenue des chauffeurs de 14-18, la grande capote". On gara l'automobile sur le parking, près du monument aux morts, autour duquel les officiels prirent part, pour les discours et les remises de médailles. Pendant ce temps, M. et Mme Calbert s'affairaient autour de l'automobile. En effet, le défilé fini, la voiture n'en était pas quitte pour autant. Sans doute au contraire, les choses essentielles ont-elles débuté à ce moment précis. En effet, le couple s'empressa de déballer son "matériel" : plusieurs albums mêlant photocopies de vieux articles de journaux, pages dactylographiées, vieilles photographies, etc., les uns consacrés à la voiture, les autres au Général Gouraud. Il n'est pas jusqu'aux lettres du neveu du général qui n'aient été exposées. Tels des guides, M. et Mme Calbert restèrent près de leur automobile, proposant leurs services aux admirateurs, racontant l'histoire de l'homme, de la voiture, racontant la guerre de 14-18, illustrant leurs propos de leurs albums, mêlant mécanique et histoire, mêlant leur propre vie et celle du Général Gouraud10 . Puis, la cérémonie au monument aux morts finie, la voiture s'ébranla ; elle alla prendre place au coeur d'une exposition consacrée aux guerres dans le Tonneinquais.

La Peugeot 146 type 1913, présentée au musée comme un exemple de véhicule militaire, a changé radicalement de sens. Elle est devenue la voiture du Général Gouraud et plus encore un musée roulant où sont exposés toux ceux qui ont eu un rapport avec l'automobile, y compris les Calbert. C'est dans cette intense mise en scène, où les Calbert eux-mêmes se sont mis en scène par le truchement de leur recherche historique, que réside la restauration. N'est-ce pas le propre d'une restauration réussie que de permettre l'appropriation d'un véhicule au point qu'il en vient à incarner un pan de vie ?

Processus assez ordinaire que celui-ci. Les Calbert ne sont pas une exception, simplement un cas extrême. Que l’on soit obligé de remettre en état l'engin ou au contraire que l’on obligé de n’y pas toucher, il faut aussi s’intéresser à son histoire, réaliser sa biographie, chercher ses propriétaires antérieurs, retracer son itinéraire, de ville en ville, au gré des achats et ventes successifs11. La première des restaurations, la plus élémentaire

10 Habillé de sa capote, M. Catella devient véritablement LE chauffeur de Gouraud. Le "on" qu'il utilise sans cesse pour raconter les événements, petits ou grands, dont la voiture fut témoin, est clairement un "nous".11 10 Lors d'une exhibition, où un jury devait élire la plus "belle" voiture, on choisit une

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consiste à mettre au jour et à raconter le parcours de l’automobile avant qu’elle ne vous échoit, à pouvoir évoquer ses différentes fonctions, à pouvoir donner le nom de ses différents propriétaires. Gilbert F. est ainsi très fier de m’annoncer que sa De Dion-Bouton a appartenu à la Belle Ottero. Lors d’une exposition, à Blagnac, on présentait une magnifique Ford Vette cabriolet, blanche, à l’intérieur en cuir rouge. Un véhicule magnifique, d’autant plus prestigieux, pourrait-on penser, qu’il avait appartenu à Charles Trenet, comme le précisait un panneau. Ce processus de valorisation, relativement banal, est au principe de la promotion de certains lieux voués au souvenir de personnages plus ou moins célèbres. Rien de bien original. Voire. Dans la même exposition, on présentait une Darracq 1912, Type L12 “ commandée en 1912 par le chocolatier de Vichy ‘Au fidèle Berger’ ” dont l’histoire n’a certes pas retenu le nom. Gilbert F, fier de sa De Dion-Bouton, est tout aussi fier de sa Petit Duc. Pourtant, elle non plus n’a pas eu de propriétaire célèbre. “ Celle-là, elle a fait taxi, dites donc. Oui, le dernier qui l’avait, il faisait taxi. C’est pas joli, ça ? ”. En fait, ces engins ne puisent pas essentiellement leur valeur du prestige de leur ancien propriétaire. Qu’il ait été illustre n’est qu’un plus. Ce qui fait sens, c’est la capacité de l’actuel propriétaire à produire un discours sur la vie de l’engin, sur ses étapes, ses heurs et malheurs. Il lui faut être capable de “ dire l’histoire ”, la “ petite histoire ordinaire ” de son engin.

Mais il est d’autres façons de s’approprier l’engin quand on ne peut plonger ses mains dans le cambouis. Celui-ci est propriétaire d’une magnifique Buick qu’il a acheté, fort cher, à un musée, en parfait état de conservation. Son propriétaire affecte donc de ne jamais toucher à sa mécanique d’autant que, dentiste, il reconnaît volontiers “ n’y rien comprendre ”. N'a-t-il fait que l'acheter ? Dans ce cas, je ne comprends pas l'attitude de ses confrères qui l’acceptent dans les rallyes, même s’ils n’attachent aucune attention à son moteur. C'est en discutant avec lui qu'on comprend en quoi il l'a restaurée malgré tout. "Je voulais absolument que sur la plaque minéralogique figure l'année de naissance de la voiture. Le problème, c'est qu'à la préfecture, quand vous immatriculez une voiture, c'est le tout-venant pour les numéros, ils ne font pas attention à tout ça. Je connaissais personne à la préfecture. Quand on connaît quelqu'un, on lui dit : 'Il me faudrait 1908, parce qu'elle est de 1908. Alors, la personne conserve la carte grise sous le coude et quand ça arrive à 1908, hop ! elle la sort et le tour est joué. Moi je connaissais personne. Alors, il a fallu que je fasse appel au piston. J'ai demandé à un copain qui connaissait quelqu'un qui... C'est l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours. Mais ça m'a pris un temps fou, cette histoire ! C'est pour ça que je n'ai pas pu rouler immédiatement avec, parce que j'attendais la carte grise." Et en effet, la plaque porte le numéro 1908, année de naissance de la Buick. Le récit qu'il fait de cette attente, ce "temps" nécessaire à l'obtention du précieux chiffre fait écho au "temps" nécessaire à la restauration, à la quête des pièces, à leur réalisation. Et en effet ils sont nombreux à vouloir que sur leur plaque figure l’année de sortie de leur véhicule. Jean-Claude R., par exemple, qui affirme lui aussi n’y connaître rien en mécanique, se livre à de difficiles négociations avec la préfecture. “ Quand on peut avoir ses numéros, on prend l’année de sa sortie. Donc, pour ma 203, j’aurais voulu 1953 parce que c’est une 53. Oui, ça se fait beaucoup. D’ailleurs, la Simca 5, je voulais 1939 parce qu’à ce moment-là ; c’était l’année de sortie. Bon la 203, j’ai pas pu avoir 1953

Traction, véhicule qui n'était ni le plus ancien, ni l plus étonnant du groupe. Elle dut sans doute son succès à un détail : de tous les engins présentés, elle était la seule dont on connût parfaitement la "vie" et les vicissitudes. Ce que le présentateur, président d'un club d'amateurs, commenta longtemps, poussant le souci du détail jusqu'à décrire comment, par miracle, on avait retrouvé puis remis à son actuel propriétaire la plaque du concessionnaire qui la vendit avec le numéro d'usine. A la suite d'un gros orage, une coulée de terrain avait dégagé un mystère morceau de tôle gravé. Un "amateur" le trouva, l'identifia immédiatement et le remit à son légitime propriétaire, par le biais d'un journal spécialisé. "Il y a des coïncidences dans la vie", dirait Gilbert F.

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alors j’ai demandé 203, pardi ! Et je l’ai eu ! J’ai voulu demander le 6 pour la Simca 6 mais c’est réservé. On m’a dit : ‘C’est interdit. C’est le préfet, les huiles.’ Alors j’ai pris l’année de sortie. Mais ça devient de plus en plus difficile avec l’électronique. Tu as de plus en plus de mal à avoir l’immatriculation que tu veux. Il faut faire tout un tas de… et t’es jamais sûr maintenant d’avoir le chiffre que tu veux. Alors c’est emmerdant, ça.” La plaque d’immatriculation est ainsi un autre lieu d’intervention privilégié. On cherche à annuler l’effet du hasard qui attribue des chiffres et des lettres au fur et à mesure de leur succession pour y inscrire un peu de l’identité de la voiture et de son propriétaire. Monde hétérogène que celui des “ mécaniciens de l’inutile ” : ici les uns n’acceptent que des véhicules “ dans leur jus ”, là certains ne jurent que par “ une restauration à blanc ” ; ailleurs, on se fait un devoir de respecter strictement les caractéristiques premières, y compris dans leur moindre détail alors qu’à côté personne n’ignore que le bouchon de radiateur d’origine s’en est vu préférer un autre, emprunté à une autre marque, ou que le véhicule ne doit sa couleur qu’à la fantaisie d’un épouse ou au métier du propriétaire. Les engins présents à l’intérieur d’un même club, exposés au cours d’une même exhibition, sont pour le moins hétérogènes. On y retrouve toutes les variantes, tous les styles de restauration. Ici, une simple plaque d’immatriculation arborant la date de sortie du véhicule, là un Le Zèbre “ pommadé ”, ailleurs une dauphine aux freins modifiés, une 204 cabriolet qui n’a jamais trouvé sa couleur d’origine ou une Traction dont toutes les pièces du moteur ont été “ refaites à neuf ”. Il ne semble pas y avoir de clubs privilégiant un type particulier de restauration. Et pourtant tous ces collectionneurs semblent être d’accord pour voir dans ces engins des engins “ comme à l’origine ”. Où est l’authenticité, le “ respect de l’origine ”? Alors que je cherchais l’authenticité sous le capot, dans les performances techniques, je me suis aperçu qu’elle résidait ailleurs.

Procédures d’authentification

Nathalie Heinich note, à propos de l’art contemporain qu’il n’y a pas d’authenticité sans procédure d’authentification (Heinich 1999 : 5) Mais là encore, absence –apparente du moins. En effet, aucune commission, à ma connaissance, ne statue sur la fidélité à l’origine. Personne parmi les collectionneurs que j’ai fréquentés du moins ne m’a parlé d’une instance jugeant de l’authenticité des véhicules. C’est entre eux que la règle s’édicte, que “ l’authenticité ” est jugée.

Pourtant, une anecdote aurait dû attirer mon attention : le premier rallye auquel j’ai participé au volant de ma voiture personnelle. J’avais prévenu mes “ collègues ” de mes doutes au sujet de l’élection de ma voiture au titre de “collection ”. J’avais, je crois, épuisé tous les arguments qui à l’époque me semblaient constituer un engin de collection : je l’avais achetée dans l’état, je n’y avais fait effectuer aucune espèce de réparation, sa peinture était en mauvais état, son tableau de bord n’était manifestement pas d’origine, une plaque de métal l’ornant fort disgracieusement de voyants électriques que les années 70 ne pouvaient connaître. En plus, je n’avais pas demandé de “ carte grise collection ”. Et de toute façon, je n’y connaissais rien en voiture, de collection ou pas. J’avais simplement évoqué le fait que mon choix s’était porté sur cette voiture parce qu’adolescente, je rêvais d’en posséder une.

Rendez-vous avait été pris sur le parking d’un supermarché. J’arrivai au volant de mon “ bolide ”, certaine que, par politesse, mes “ collègues ” ne me feraient pas de commentaires déplaisants, mais certaine aussi de prouver ainsi que je n’appartenais pas à ce monde de passionnés, que ma voiture en témoignerait et que nous en serions, elle et moi, définitivement écartées. Mon arrivée fut, si ce n’est triomphale, du moins très remarquée. On fit cercle autour de la voiture, on la commenta d’un strict point de vue technique. “ Pots à double sortie, oui,

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bien. ” On me posa d’étranges questions, manifestement pour tester mon niveau de connaissances. “ C’est une 1100 ou une 1300 ? ” “ Une 1302, ça se voit, elle a le capot relevé. –Bien, tu t’y connais ! ” On me parla aussi de la batterie dont une panne m’avait appris la position peu habituelle. “ Et la batterie ? Tu sais où elle est ? –Oui, sous la banquette arrière. Et le moteur à l’arrière aussi. ” Félicitations à nouveau. “ Tu vois que t’y connais ! ” Après les éloges, les critiques. “ Il y a quelques bricoles à faire mais c’est rien. Il manque un cabochon de roue. C’est pas joli. Il faudrait que tu l’ajoutes. C’est facile à trouver. ” Verdict : “ Elle est super, ta voiture ! Qu’est-ce que tu lui reproches ? Elle va très bien. ” Ma voiture, en quelques mots et quelques minutes, était passée d’un statut à un autre : de voiture “ ordinaire ” elle avait été élevée au rang de “ voiture de collection ”, par le groupe lui-même, seule instance finalement véritable en la matière. Je n’avais pas été épargnée par la métamorphose. Désormais considérée comme un membre à part entière de l’association, j’aurais le privilège, lors des manifestations, de me garer devant les chais et de passer le week-end de la bourse d’échanges à vendre du café, des biscuits, à servir la bière et les jus de fruits.

L’anecdote aurait dû faire sens. Mais propriétaire de l’engin et ne me considérant pas comme “ collectionneur ” ou “ passionnée ”, je n’en ai pas immédiatement saisi le sens. Pourtant… C’est au groupe qu’appartient la procédure d’authentification. C’est lui qui a la haute main sur cette qualification. C’est lui qui juge les réparations, indique les modifications à apporter, valide les “ adaptations ” et “ bidouillages ”. Sans y prétendre, sans le vouloir. De façon feutrée, par petites touches.

Les multiples occasions pour le groupe de se retrouver, les promenades, rallyes et autres expositions, sont autant de moments d’authentification, au cours desquels cette procédure s’organise, sans y prétendre, de façon à la fois informelle et très organisée. C’est là que se construit “ l’authenticité ” du véhicule. Le groupe qui fait cercle autour de l’engin, les regards attentifs, les commentaires, les conversations anodines sont autant de moyens de dire et donc de faire le véhicule.

Un exemple parmi beaucoup d’autres. Exhibition à l’occasion du jumelage. Après avoir occasionné un copieux bouchon en faisant halte au stop, ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention des habitants, nous nous garons sagement en épi, le long du trottoir, rendant impossible toute circulation dans le village. Nous descendons des voitures. Et là commence une attente interminable. Pendant des heures, nous restons là, sur le trottoir, près des voitures. Des groupes se formant, les capots se soulevant, j’en conclus que nous sommes là pour faire admirer nos véhicules. Or, je comprends très vite que les admirateurs sont… essentiellement les membres de l’association. Les hommes font cercle, par petits groupes, autour de quelques voitures, discutent, regardent. Ne les connaissent-ils pas, ces voitures ? Quel besoin ont-ils de les examiner ? Pourquoi cette attention portée à la Traction de Georges ? Comptant parmi les membres les plus anciens du club, il participe à toutes les exhibitions au volant de cette voiture. N’est-on pas fondé à penser qu’elle a depuis longtemps révélé tous ses secrets mécaniques ? Et pourtant, on parle. Des réparations. De celles qui ont déjà été réalisées. De celles qu’ “ il faudra faire ”, des “ améliorations ” à venir. Mais aussi des erreurs commises. On regarde. On touche. On écoute le bruit du moteur qu’on vient de démarrer.

On a vu toute la gamme de transformations dont ces engins sont l’objet, depuis la discrète “ adaptation ” jusqu’à la pure et simple “ invention ” d’un engin. Que juge-t-on alors, au cours de ses séances d’examen qui ne disent pas leur nom ? La réponse est sensible dans la question. C’est précisément la transformation qui est évaluée et, à travers elle, le savoir du restaurateur qu’elle met en scène. Les restaurateurs, pour expliquer en quoi leurs engins sont remarquables, évoquent souvent leurs contre-performances : ils sont très lents, inconfortables, consomment trop, présentent des essuie-glaces paresseux, un éclairage défaillant, roulent très vite mais “ chauffent ” tout aussi vite, etc. Pourtant, leurs "bidouillages" s'attachent précisément à atténuer ces contre-performances remarquables en essayant de faire en sorte

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qu’ils présentent un fonctionnement “ acceptable ”. Et là est sans doute le double caractère remarquable de l'opération. Il s'agit d'une part d'identifier une "défaillance", d'en comprendre les raisons et le fonctionnement de façon à pouvoir les décrire ; il faut aussi essayer d'y remédier en trouvant la solution adaptée, forcément inédite. Le but est bien d’identifier un “ problème ” mécanique et de tenter d’y remédier, afin de pouvoir le DECRIRE face aux confrères. Et là se donne à voir tout le "génie créateur" du restaurateur. Ainsi, l'engin peut être à la fois d'"origine" et transformé, puisque les conversations de l'entre-soi ne cesseront de jongler entre l'un et l'autre, décrivant "l'avant", expliquant le "comment". Ce sont les propos, les mots qui font sens d’abord. On peut éventuellement passer à l’acte et faire subir à la mécanique les modifications envisagées. Mais ce n’est qu’un plus. Le seul discours fait sens. Le restaurateur met ainsi en scène son savoir technique, ses capacités à comprendre la mécanique mais aussi à la transformer. C’est ce savoir qui est jugé et fait sens. Le véhicule n’est que le moyen de mettre en forme ce savoir. On peut alors penser que ce qui est condamnable, ce n’est pas une “ bidouille ” trop évidente mais une mauvaise compréhension de la question technique. Comme le prouve ce que j’ai appelé “ l’humour technique ”. Assemblée générale des Pète-Fume. Après avoir mis au point le programme de l'été 2001, la séance est levée. A la faveur du café, du cidre et des gâteaux, les langues se délient. Le président raconte une étrange anecdote. Un soir, alors qu'il regarde la télévision, un bruit étrange se fait entendre : "une explosion, comme des coups de démarreur, comme si le tracteur se mettait en route tout seul". Il n'a pas le temps de révéler le pot aux roses que l'un des membres s'étonne. "Le tracteur démarrait tout seul ? C'est pas possible ! " Le président acquiesce : "oui, il avait démarré tout seul. Impossible de l'arrêter ! Batterie débranchée, tout, il marchait encore ! " Suit alors une étrange conversation. Incrédule, l'un s'étonnait qu'un tracteur démarre tout seul tandis que le reste de l'assistance affirmait que la chose était possible, preuve technique à l'appui. "Oui, avec la chaleur, ça provoque une sorte de compression et il démarre. C'est pour ça que les paysans laissent jamais les tracteurs dans les granges, l'été, quand ils viennent de rentrer le foin, à cause des gaz." "Tu le vois bien avec les motos, l'hiver, elles démarrent mal. Et l'été, ça va tout seul. C'est la chaleur, la pression de l'air qui fait ça." "Mais, ça démarre jamais tout seul." "Mais si, têtu, si on te le dit. Tu demanderas à Calvet11 . Il te le dira." On prit même l'ethnologue à témoin. "Demande à Véronique. Eh, Véro, c'est bien vrai que ça arrive, des fois, que les tracteurs démarrent tout seuls. Même elle, elle le sait." Bien que très sceptique, il n'en finit pas moins par se rendre aux arguments de l'assistance... ce qui provoqua l'hilarité générale. "T'as déjà vu un tracteur démarrer tout seul ? ” Ces plaisanteries sont assez fréquentes mais elles n'ont rien de comparable à un "bizutage", à la manière dont les "bleus", à peine arrivés à l'usine ou à l'atelier, sont envoyés quérir "le marteau à bomber le verre", "la lime à épaissir" ou "l'équerre à faire les angles ronds". Elles ne sont pas adressées aux nouveaux venus. C'est une affaire de mécaniciens confirmés, c'est entre personnes qui ont "bien bricolé" que circulent les histoires les plus grotesques.

Elles rappellent la parenté et les relations à plaisanterie. Dans ce cas, l'humour, parfois salé, est un moyen de trier, de classer les individus, rapprochant ceux avec qui l'on plaisante, éloignant ceux que l'humeur badine épargne. Mais dans l'un et l'autre cas, l'humour met en scène des relations qui ne trouvent pas à s'exprimer par d'autres moyens. Concernant les mécaniciens, ces histoires de transformations impossibles, contées avec le plus grand sérieux, accompagnées d'un luxe de détails techniques, permettent de souder le groupe des "vrais connaisseurs". La "victime" ne l'est qu'en apparence. On ne cherche pas à prendre son savoir en défaut. C'est au contraire parce qu'on le considère comme apte à pouvoir saisir en quoi ces

11 Calvet est présenté comme l'encyclopédie du club. Aucune mécanique ne lui résiste, dit-on. Il est garagiste et concessionnaire pour une marque de voitures étrangères.

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"bidouilles" sont irréalisables qu'on le chahute. Comme un adoubement.12 Ces plaisanteries n’ont de sens qu’entre “ connaisseurs ”, aptes à en rire donc à saisir en quoi les phénomènes mécaniques décrits sont parfaitement irréalisables, impossibles.

C’est donc le groupe qui, par ses silences, ses questions, ses propos élogieux ou acides, porte un jugement sur l’engin, évalue le travail du restaurateur. Le club joue ainsi un rôle essentiel. Par ce rôle d’authentification, il “ fait ” la voiture de collection mais surtout il “ fait ” le restaurateur, l’installe dans cette identité.

Des faux authentiques

On comprend mieux alors pourquoi certains “ faux” n’en sont pas moins considérés comme “ authentiques ”. C’est moins la voiture en elle-même que l’homme, son discours, son parcours et son savoir qui font sens. Que la Lagrange et Legrand n’ait pas de moteur, qu’elle soit une reconstruction, qu’elle ait pris quelque liberté avec l’original, avec son châssis tubulaire et ses coffres en pin, n’en fait pas pour autant un “ faux ”. Authentique, elle l’est. Tout comme la Franck baudet.

Mais il est un autre cas, plus remarquable encore, celui de la Bugatti Royale du Musée de l’automobile de Mulhouse. Habillée d’un duo de verts, siège de cuir blanc, elle trône à l’entrée, happant le visiteur dès ses premiers pas dans les allées, comme pour mieux lui signaler, par sa seule présence, son caractère exceptionnel et singulier, que l’on ne peut comparer à aucun des autres modèles exposés. Et pour cause !

Penchons-nous sur la plus que difficile naissance de cette “Royale ”. Il n’en sortit que six ou sept des usines Bugatti. Fritz Schlumpf, qui créa cette collection, possédait déjà deux Royales, dont le Coupé Napoléon, voiture personnelle d’Ettore Bugatti et première Royale sortie de l’usine Bugatti de Molsheim. Mais il en convoite une autre que son propriétaire refuse de vendre. Qu’à cela ne tienne. Il va la faire construire ! N’a-t-il pas déjà fait réaliser un châssis par Alsthom, à Belfort ? Ne possède-t-il pas quelques pièces “ d’origine ”, un moteur d’autorail comme en possèdent toutes les “ Royales ”, un pont arrière ainsi qu’un essieu ? N’a-t-il pas, surtout, passer contrat avec l’usine de Molsheim, lui confiant la “révision, restauration et remise en état ” de toutes les Bugatti que possède Fritz ? N’est-ce pas là où ont été fabriquées les Bugatti que l’on est le plus à même de reconstruire l’une d’entre elle ? Mais le projet de Fritz Schlumpf apparaît plus étonnant encore lorsqu’on plonge dans ses détails. Il ne s’agit pas de fabriquer un nouveau spécimen de Bugatti Royale, d’en faire une de plus, mais de construire une voiture très précise. “Il désire reconstituer la voiture portant le châssis 41 111 ; celle-ci fut la seconde ‘Royale ‘ sortie des usines de Molsheim et la première vendue à un client : le célèbre confectionneur Esders. Vers 1929 il

12 Ainsi, je n'ai jamais été l'objet de la moindre plaisanterie mécanique. D'abord perçue comme un observateur extérieur, on me chahuta bien, mais en me conseillant de noter toute sorte de détails "pour mon rapport" : des chansons grivoises, des anecdotes amusantes survenues aux membres du club, des détails sur la vie des voitures, etc. Lorsqu'il fut admis que j'étais moi aussi amateur de vieilles voitures, puisque j'en conduisais une, les plaisanteries disparurent, tout comme l'intérêt pour le rapport. On se pencha sur mon véhicule, écoutant le bruit du moteur, auscultant la peinture et prodiguant quelques conseils. "Elle est bien, cette voiture. Pour commencer, c'est super. Il y a rien à faire. Simplement, il vous faudra trouver les cache-écrous des roues parce que c'est pas terrible, comme ça." Et c'est avec le plus grand sérieux que l'on discuta, par exemple, de ce moteur qui manquait de compression, des freins "très durs" ou encore des suspensions "très raides". Une façon polie de me désigner ma place : membre du club, amateur certes, mais pas encore spécialiste !

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avait commandé au constructeur un roadster à deux places, sans phares. Le ‘roi de la confection’ estimait ces accessoires inutiles: ‘Je ne conduis pas la nuit’, proclamait-il. Plus tard il vendit son roadster. Le nouveau propriétaire le fit recarrosser en coupé de ville par Binder. Fritz convoita longuement cette ‘Royale’. Mais elle avait pris place dans la collection de W. Harrah à Reno aux Etats-Unis. D’où l’idée de la copier. ” (Laffon et Lambert 2000 : 93) Ce n’est pas seulement un engin parmi six autres qu’il convoite mais une voiture avec son histoire. Au point que la projet sera appelé “ projet Esders ” du nom du premier propriétaire de la voiture.

La direction de l’usine Bugatti ne l’entend pas de cette oreille, refuse et prie Schlumpf de récupérer son châssis, motivant son refus de mener à bien le projet en déclarant que “ seules sont autorisées sur place les réparations de voitures authentiques ”. Les relations se tendent au point que les deux parties en appellent à la justice, sous des prétextes les plus divers, Bugatti accuse Schlumpf de ne pas lui avoir payé tout ce qu’il lui doit, ce dernier contre-attaquant en affirmant que le travail effectué est très mauvais. Des prétextes en somme. Car jamais le véritable différend ne sera réglé : Schlumpf avait-il le droit de demander la construction d’une nouvelle Bugatti ? L’usine pouvait-elle y apposer son veto ?

Ne pouvant faire construire sa Royale dans les ateliers de Molsheim, Fritz propose aux ouvriers de l’usine Bugatti de venir dans sa propre usine terminer leur œuvre. Devant leur refus, il ne s’avoue pas vaincu pour autant : c’est avec son propre personnel qu’il va le mener à bien. Mais ces travaux vont être à nouveau interrompus, par la faillite des Schlumpf et l’énorme scandale qui suivra la découverte de cette collection si bien gardée. Repris par le Musée National de l’Automobile, la Royale, enfin “ reconstituée ”, sera présentée au public en 1990. Etrange donc, cette voiture que Bugatti refusa de construire et qui trône aujourd’hui en bonne place dans la collection. La Bugatti Royale, autour desquels les visiteurs sont invités à s’extasier, n’appartient pas aux six ou sept construites dans les années trente par l’usine Bugatti de Molsheim mais n’est rien d’autre qu’une reconstruction, une réalisation à partir de quelques pièces éparses, qui n’avait même pas reçu l’aval de la direction. Qui plus est, elle était destinée, selon le projet Esders, à prendre la place d’un véhicule qui existe aux Etats-Unis. Une copie diront les plus virulents. Une “ fausse Royale ” affirment pudiquement les ouvrages consacrées au musée. Elle représente l’exemple le plus abouti de “ faux authentique ”. Pourtant, malgré les querelles qui accompagnèrent sa naissance, malgré les restrictions que les spécialistes émettent sur cette machine, force est de constater que les “ mécaniciens de l’inutile ” ne tarissent pas d’éloges à son sujet. Jean-Claude R. est revenu émerveillé de sa visite à Mulhouse. “ On a plaisir à voir quand même qu’il y a des restaurations magnifiques et puis des modèles assez exceptionnels. Quand vous allez au musée de Mulhouse !!! C’est vrai que la Bugatti Royale, tu peux pas… tu peux pas… Bon, c’est quand même exceptionnel. Bon après, il y a tout un parquet de Bugatti. C’est vrai, il y a les vraies, il y a les moins vraies. Mais c’est quand même exceptionnel. ” Il connaît parfaitement l’histoire de la Bugatti Royale, sait qu’elle a été reconstituée mais elle n’en est pas moins “ vraie ”. Ce qui est admirable, pour lui comme pour tous mes interlocuteurs, c’est le travail que nécessita la réalisation de cette voiture, le fait de construire un engin à partir de quelques pièces éparses et de quelques photographies. Comme eux-mêmes le font !

Notons enfin que l’histoire singulière de cette voiture est matérialisée par la mise en scène. Les voitures ont toutes pris place dans les anciens ateliers de l’usine, gigantesque hall, soigneusement quadrillé, ménageant des ilots de gravier. Les allées, nettement tracées, permettent aux visiteurs de déambuler entre les engins. Toutes les voitures sont dans le même gigantesque hall. Toutes sauf la Bugatti Royale qui trône dans une sorte de vestibule, ménagé juste avant d’accéder à la salle d’exposition. Elle est seule. Il y a en quelque sorte deux types de véhicules : l’écrasante majorité des véhicules de la collection Schlumpf et la Royale, pièce

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tout à fait à part. Les voitures du vaste hall sont exposées pour elles ; chacune d’entre elles incarne un moment de l’histoire automobile et technique. Il en va différemment de la Royale : elle témoigne et incarne la passion d’un homme. Elle vaut moins en tant que voiture qu’en tant qu’incarnation d’une passion. Et à ce titre, qu’elle soit vraie ou fausse n’a plus de sens. Qu’elle soit conforme ou non importe peu. Il suffit de comparer la Royale à une autre Bugatti, elle aussi largement modifiée aux dires de certains, La Bugatti 5 litres de 1912 dite Roland Garros, du nom de l’aviateur qui en fut le premier propriétaire. “ La partie arrière (..) n’est pas d’origine. Elle a été reconstituée et certains spécialistes parlent d’hérésie ”. (Laffon et Lambert 2000 : 127) Elle a été installée dans le vaste hall d’exposition. Ce que l’on pardonne à la Royale, on ne peut le pardonner à l’autre Bugatti parce qu’elle n’est pas à sa place.

Restaurées, les voitures et les motos sont enfin prêtes à prendre la route, les tracteurs et les moteurs industriels peuvent rugir et vomir leur fumée, tirer une remorque, faire monter de l’eau ou moudre du grain. Mais, si tous mes interlocuteurs affirment que “ c’est fait pour rouler ”, force est de reconnaître que c’est avec la plus extrême parcimonie qu’on les utilise. Mais le verbe “ utiliser ” est-il le plus approprié pour qualifier ces trajets, que l’on fait au volant de son “ Ancienne ” ?

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SUIVONS LASUIVONS LA ROUTE FLEURIE…ROUTE FLEURIE…

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Première sortie en rallye. Destination Cocumont : la ville fête en grande pompe son jumelage avec une ville alsacienne. Pour l'occasion, j'ai rendez-vous chez Jean-Pierre, aux petites aurores. Nous nous installons dans la Citroën B2 torpédo des années 20, celle-là même dont le laitier se servait pour sa tournée lorsque le président était enfant. Nous ne faisons que quelques centaines de mètres pour nous arrêter sur la place centrale de Tonneins, le long de l'artère principale, lieu où tous les véhicules doivent se rassembler avant le départ. Garées au hasard de leur arrivée, sous les platanes, les machines sont livrées à l'admiration des autochtones, pendant que leurs propriétaires se saluent, discutent. Les passants étonnés ralentissent, regardent et parfois klaxonnent ou font des signes de la main. Nouveau départ, direction Cocumont. Dernières consignes. "Comme d'habitude, on se suit, on s'attend, on fait gaffe à pas en perdre. S'il y a un problème, coup de klaxon et on s'arrête ! OK ? On est parti." Le cortège s'ébranle, avec plus ou moins de facilité. Je me demande par quel tour de force nous pourrons traverser Tonneins sans que les feux tricolores et autres stop ou Cédez le passage n'aient raison de cette cohorte d'un autre temps. A ma grande surprise, les automobilistes s'arrêtent au feu vert, ne prennent pas la priorité que le code de la route leur reconnaît et laissent la place à notre cortège. Sur le trajet, celui-ci ne manque pas d'attirer l'attention : les passants nous sourient, applaudissent parfois, nous font des signes de la main. Mon chauffeur leur répond, pressant furieusement la poire de son avertisseur sonore, agitant la main, jetant des "Salut" de-ci de-là. Comme je ne réponds pas à ces signes, mon chauffeur me résume une sorte de code de la politesse à l'usage des passagers d'anciennes. "Allez-y ! Faites Bonjour ! " '-Ca se fait ? " "-Bien sûr ! Les gens sont contents de nous voir passer, ils nous saluent, on répond." Comme je m'inquiète de la météo et surtout de l'absence de capote, fort dommageable en cas d'orage, j'apprends que s'il pleut, on se mouillera. "Dans les rallyes, quel que soit le temps qu'il fait, quand on a un cabriolet par exemple, on roule décapoté. C'est idiot d'avoir un cabriolet pour rouler capote fermée. Maintenant, c'est la mode des cabriolets, tout le monde en a mais à la moindre goutte, hop ! on ferme. Non, les vrais amateurs roulent toujours la capote ouverte. Je me souviens, une année, on avait fait un rallye en octobre dans les Pyrénées, trois jours de flotte. Et j'ai fait tout le rallye avec mon Alfa, capote ouverte. Je vous dis pas l'état dans lequel j'étais, le soir." Arrivée à Cocumont. On gare les véhicules en bataille dans la rue principale, on s'installe sur le trottoir. Et là commence une attente interminable. La cérémonie officielle se déroule, à laquelle nous ne participons que de très loin. Les membres du club discutent autour des voitures, échangent des tuyaux, soulèvent les capots et examinent les moteurs. Certains, prévenants, qui avaient songé à glisser quelque apéritif dans le coffre, proposent de "commencer", distribuent verre et gâteaux salés. Soudain, nouveau branle-bas : on plie bagage en hâte, on remonte en voiture et cette fois, c'est au milieu d'une haie d'honneur que l'on se rend à la cave coopérative de Cocumont où un vin d'honneur nous est servi. Les spectateurs applaudissent,

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les conducteurs et leurs passagers saluent. Là, nouvel arrêt. Les voitures sont garées un peu au hasard sur le parking au milieu des voitures ordinaires, dans un désordre complet. Les badauds se penchent, touchent, discutent. Nouveau départ, cette fois, on se rend chez l'un des membres des Calandres, qui a préparé un repas en plein air. Pendant l'apéritif et le repas, les conversations roulent, on discute mécanique, on ranime les souvenirs d'autres expéditions. Puis nouveau départ, retour à la cave coopérative, nouvelle pagaille sur le parking. La voiture du laitier a décidément beaucoup de succès : certains badauds demandent s'"ils peuvent en faire un tour". Et voilà l'engin, chargeant son lot d'admirateurs, partant pour un petit tour, revenant à la case départ pour prendre une nouvelle fournée d'admirateurs. Une sorte de manège grandeur nature. Puis retour chez le membre du club qui offre le dîner. Ce n'est que très tard dans la nuit que le cortège s'ébranlera. Cependant, cela ne sera pas sans peine. Il faut d'abord emprunter un bidon d'essence car la B2, assoiffée comme à son habitude, risque la panne. Il faut surtout lui trouver des compagnes de route car elle présente un gros défaut : sa batterie étant très faible, l'engin ne peut parcourir de longues distances avec les phares allumés. Quelques modernes "4 CV" nous accompagneront quelques temps avant de nous abandonner à notre triste sort, éclairés par la seule lune. Et par une providentielle 306 qui nous accompagnera pendant quelques kilomètres, phares allumés. Le retour à Tonneins, dans le froid et l'obscurité, avait de quoi refroidir les passionnés. Fin de l'épopée.

Dans le numéro 974, du 22 février 2001, La Vie de l’Auto rendait compte de la réunion de la Fédération Française des Véhicules d’Epoque. Sous le titre “ Sous le signe du patrimoine ”. “ Claude Delagneau a terminé en dévoilant l’objectif poursuivi en 2001 : obtenir une reconnaissance de nos véhicules anciens en tant que patrimoine culturel et mémoire industrielle. Leur protection vis-à-vis des lois sur l’automobile et l’environnement aussi bien qu’en matière fiscale passe par cette reconnaissance. (…) Si seulement 50 clubs ont participé à la journée du Patrimoine de septembre 2000, la représentante des Vieilles maisons françaises, Mme de la Doucette, a indiqué sa satisfaction vis-à-vis de cette coopération, et qu’elle avait déjà reçu 174 demandes de clubs pour le 16 septembre 2001. N’hésitez pas à demander l’adresse de l’antenne VMF de votre département à la FFVE qui possède la liste complète ”. (LVA 22 février 2001 :13) “ Obtenir une reconnaissance en tant que patrimoine ”, c’est bien aussi ce à quoi s’emploient les passionnés. Mais il en sont convaincus, leur engins appartiennent au “ patrimoine ”. Ils seraient des “ témoignages ” d’un savoir, d’une époque. Mais en réalité, ils ont bien du mal à expliquer en quoi ils sont des objets du “ patrimoine ”. Et bien souvent, faute de mieux, ils affirment que “ ce serait dommage de ne pas les conserver ”. Pour comprendre en quoi et comment ces engins deviennent du “ patrimoine ”, il faut s’attacher à analyser la façon dont ces engins sont utilisés. Utilisés avec parcimonie faut-il ajouter. En effet, les mécaniciens de l’inutile, tout en refusant de les laisser au garage, ne les utilisent pas à n’importe quelle occasion.

“ Voitures à vivre ” ?

Tirées de l’oubli, remises en état de marche, "tournant comme des horloges", ces automobiles encombrent plus souvent les garages que les routes. En effet, elles ne sont qu'exceptionnellement vouées à un usage ordinaire, comme en atteste la lettre adressée à LVA, dont l'auteur se présente volontiers comme un excentrique. "Je vais peut-être faire sursauter certains collectionneurs mais pour moi, les véhicules anciens sont aussi des

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véhicules à vivre. Après avoir servi fidèlement pendant dix ans sur Paris (balades, courses, trajet travail), ma Peugeot 172 Weymann dans son jus a pris une semi-retraite dans le Sud, où elle effectue ses 60 km par jour pour emmener nos bambins à la mer, tous les étés et parfois l'hiver. A l'unanimité, ils ne veulent que celle-là, le break 504 familial leur paraissant trop récent. Vivement que le torpédo Berliet 1923 soit restauré car le manque de place commence à se faire sentir ! Pierre Clouet, Chennevières" (LVA 2001, n° 977 : 4) Ce correspondant compte, à n'en pas douter, parmi ces exceptions, qui dit-on, confirment la règle ! En effet, la voiture restaurée n'est pas destinée à se rendre à l'usine ni au supermarché, pas plus que le tracteur n'a vocation a tiré une charrette de foin ou le moteur industriel à puiser de l'eau pour arroser la pelouse. Ils ne renouent jamais avec leur usage antérieur. Et ce n'est qu'à titre très exceptionnel que certains semblent les rendre à leur vocation première, momentanément et dans des circonstances particulières qui exhibent toute leur singularité.

Ainsi, la voiture normale de Hugues C. se refusa-t-elle un matin à quitter le garage. "Moteur mort. Je m'en doutais, elle était vieille. Mais il fallait que j'aille au boulot quand même, on avait une réunion de rédaction. Impossible de s'échapper. Alors j'ai pris la 203. Comment faire autrement ? Mais quand je suis arrivé au journal, grand succès ! Ils savent tous que je suis passionné de vieilles bagnoles mais j'étais jamais allé au boulot avec. Alors, branle-bas de combat. Tout le monde attroupé et tout ! 'Tu me feras faire un tour ? ' 'Je peux l'essayer ? ' 'Je peux faire une photo ? ' Et puis, ils ont commencé à s'y faire parce que j'y suis allé avec la 203 le temps de racheter une autre ordinaire. Et j'ai remis la 203 au garage." Mais, l'écoutant raconter son périple en 203, on s'aperçoit que cet usage momentané n'a jamais été ordinaire, banal. En effet, même utilisée pour se rendre au travail, elle a toujours été placée sous le signe de l'exhibition, de l'exceptionnel. Provoquant l'émoi de ses collègues, elle a été admirée, commentée. Puis lorsque cet usage s'est approché de la banalisation -"ils ont commencé à s'y faire"-, elle a disparu du parking, remplacée par une "ordinaire" dont l'arrivée passa parfaitement inaperçue ! Philippe L. affirme, quant à lui, aller fréquemment au travail avec sa DS. "Si, ça m'arrive. Parfois, je me lève, je me dis : 'Tiens, ce matin, je prends la DS.' Et en avant ! Alors, évidemment, j'ai toujours un grand succès." Mais pour plus fréquent qu'il soit, cet usage n'est pas banalisé pour autant : professeur dans un lycée technique, il enseigne la mécanique à de jeunes élèves dont il avoue volontiers qu'"ils ne jurent que par le turbo, le GTI, les 16 S, les HDI. Pour eux, une bagnole, elle vaut rien tant qu'elle monte pas à 200 à l'heure." La voiture devient support, objet de démonstration.

Une fois restauré, le véhicule ne redevient jamais "utile", "normal". Il semble s'inscrire dans un temps à part, détaché des normes ordinaires. "La maréchaussée nous arrête souvent afin d'admirer notre C4 mais étant en règle, tout se passe toujours très bien." (LVA 977 : 4) Cette remarque n'est pas pure anecdote. Les rapports entre collectionneurs et maréchaussée seraient des plus cordiaux. “ Voilà, le Lion qui est toujours sur le capot même si c’est interdit. Toutes les Peugeot ont ce Lion. C’est interdit en théorie. Mais en pratique je l’ai ! Mais les gendarmes disent rien là-dessus parce que ça fait partie du truc. Ils pourraient rouspéter même nous filer une prune mais jamais on a eu de problèmes. Même des fois, c’est mieux, c’est eux qui nous ouvrent la route. Ils passent devant, ‘dégagez ! dégagez !’ Alors, c’est grand luxe la balade. ” C’et sans doute la raison pour laquelle Yves C. me conte, très en colère, la mésaventure dont il fut victime alors qu'il se rendait en cortège d'anciennes à une bourse d'échanges. "J'avais la Simca 1000. On roulait tranquille et puis, comme je savais que les autres savaient pas trop où était la bourse, je dépasse pour prendre la tête du convoi. C'était convenu comme ça. Et Philippe me dit : 'Astique ! tu arrives sur la ligne continue. Et il doit y avoir les flics. Les autres font appel codes-phares.' -'T'inquiète ! ça va passer. Les appels, c'est pour nous faire coucou. Et s'il y a les flics, ils diront rien. Ils verront bien qu'on est pas dangereux.' Parce que, d'habitude, au contraire, ils sont sympas. Je double donc et je me rabats un peu... bon, pas trop comme il faut. Merde ! les flics ! 'Truitttttt ! Garez-vous ' 'Mon vieux,

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t'es bon pour la prune ! ' -'Mais non'. Je descends. 'Monsieur vous avez réalisé un dépassement illégal. Vous avez mordu la ligne continue. Vos papiers s'il vous plaît ! ' Alors, j'explique que oui, c'est vrai, c'était pas trop académique mais qu'on était en groupe, qu'on allait à la bourse, qu'on roulait pas vite, que le mec à qui j'avais fait la queue de poisson, c'était un pote à moi, qu'il m'avait laissé passer. 'Veux pas le savoir. Vous avez réalisé un dépassement illégal.' Rien à faire. Bouché comme un coin. Il a rien voulu savoir ! J'ai pris un manche." Cette verbalisation est d'autant plus mal perçue que d'ordinaire les collègues de l'intraitable gendarme se montrent bienveillants, arrêtant la circulation pour laisser passer le cortège. Ce qu'il conteste, ce n'est pas le dépassement hasardeux. Il le reconnaît bien volontiers. Ce que Yves critique, c'est l'attitude du gendarme qui se refusa à entendre ses arguments. L'infraction était excusée voire justifiée par le contexte particulier de l'exhibition. Au volant de sa voiture normale, il aurait accepté d'être verbalisé, pas au volant de la Simca 1000. Pour elle comme pour toutes ses consoeurs d'un autre temps, les règlements ordinaires ne s'appliquent pas et ne doivent pas s'appliquer. Et j'ai pu constater que les véhicules de collection les bafouent parfois, avec l'approbation du plus grand nombre. Certes, dans le discours, on respecte le code de la route. Mais dans la pratique, stop et laissez-le-passage sont négociés avec légèreté. Comment en serait-il autrement ? Les véhicules prioritaires, des "ordinaires", ne renoncent-ils pas à leur droit, laissant la priorité aux Ancêtres qu'elles viennent de droite ou de gauche, attendant au feu vert pour que passent les anciennes... au feu rouge. Et si les autres conducteurs ne respectent pas ce code de la route inversé, les amateurs forcent leur courtoisie. Passagère d'une Renault Frères des années 10, j'ai eu la surprise de voir mon pilote "griller la priorité à droite", tout naturellement, signe de main et grand sourire à l'adresse de l'autre automobiliste... qui lui rendit son sourire et nous salua d'un intrépide coup de klaxon. La Renault aurait eu quatre-vingts ans de plus, c'était l'accident ou du moins aurions-nous été gratifiés de quelques peu glorieux noms d'oiseaux. Mais, avec une voiture récente, nous serions-nous pas risqués à ce genre de manoeuvre ?

Elles auraient tort de ne pas en prendre à leur aise, ces vénérables Anciennes, car leurs jours semblent compter. C’est du moins l’avis de leurs propriétaires.

Menaces

Créées il y a plusieurs décennies, ces voitures étaient parfaitement conformes aux codes, aux règlements d’alors. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et pour rouler, elles doivent ou devraient, affirment les collectionneurs, se plier à ces nouveaux règlements, qui bien sûr, supposent des modifications qui ne sont pas du goût de tout le monde. C’est le cas pour certaines voitures qui présentent des capuchons de radiateur très stylisés mais trop saillants. Considérés comme dangereux aujourd’hui pour les passants qui risquent de se blesser, ils sont désormais interdits. Colère des amateurs. "Le bouchon, il est pas d'origine, c'était un lion qui sautait puisque c'est Peugeot. Mais il paraît que c'est dangereux. On a plus le droit d'en avoir. Alors, j'ai mis ça à la place. Mais ça a bonne mine. C'est pas le bouchon d'origine, ça se voit." D'autres refusent de se soumettre à cette obligation, préférant courir le risque une amende.. "J'ai laissé le bouchon d'origine. Je suis pas en règle, je le sais mais je m'en fous ! Je vais pas mettre un bouchon des années soixante sur une bagnole des années trente." Autre pomme de discorde : les ceintures de sécurité. “ Les ceintures de sécurité, on les met quand elles y étaient. On les garde quoi. Mais quand il y en avait pas, on les met pas. Et les gendarmes peuvent dire ce qu’ils veulent. Vous imaginez, vous, une Traction avec des ceintures ? Et les Ancêtres ? Une De Dion-Bouton ? Ou une Le Zèbre ? Et on les accrocherait où, d’abord, parce qu’il y a pas de montant sur ces voitures, bien sûr. ” Très problématiques

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aussi : les “ flèches ”. Certaines voitures ne sont pas munies de dispositifs clignotants pour signaler un changement de direction mais d’une sorte de baguette, de chaque côté de la voiture, qui se soulève en fonction de la direction choisie. C’est le cas de Simca de Jean-Claude. “Attention ! j’ai les flèches dessus. Mais il faut être prudent. Parce que les gens sont pas habitués. Quand vous tournez, ils font pas gaffe que la flèche s’est levée alors des fois, c’est juste. Il faut prendre des précautions, bien prendre le milieu de la rote quand vous tournez à gauche. Moi souvent je baisse la vitre et je tend le bras. Ils comprennent pas plus ce ça veut dire mais ils se disent : ‘Mais qu’il lui prend, à celui-là ? ‘ Alors, ils font gaffe. ”

Ceinture de sécurité, flèche, bouchon de radiateur et autres accessoires sont autant de motifs de colère pour les collectionneurs, qui parfois refusent de se soumettre aux règlements par souci d’authenticité, ne croyant pas un instant à leur importance en matière de sécurité. Les collectionneurs ne nous avaient pas habitués à un tel respect de l’origine ou à une telle légèreté à l’égard des questions de sécurité, eux qui changent la calandre ou la couleur de leur engin “ parce que c’est plus joli ” ou qui modifient le système électrique d’une 201 pour éviter qu’elle ne prenne feu, avec le propriétaire au volant ! C’est autre chose qui se joue. Si la nécessité de se soumettre aux divers règlements communs est très mal perçue, ce n’est pas parce qu’elle porterait atteinte à la conformité de la voiture mais parce ce qu'elle la ravale au rang des voitures ordinaires, la traitant comme des véhicules contemporains. Ces quelques passe-droits, pour lesquels les amateurs se battent, n'ont d'autres buts que stigmatiser la singularité de leurs engins, mettre en scène la distance qu'il existe entre eux et une "ordinaire". Comme dans des "musées roulants". C’est tout le rapport de ces engins au temps qui est ainsi questionné. Les soumettre aux règlements contemporains, c’est les inscrire dans le présent, les extraire de “l’hier ” pour les introduire dans “ l’aujourd’hui ”. Or la particularité de ces engins, pour leur possesseur, est précisément le refus de cette inscription dans le présent. Comment comprendre autrement le refus exprimé par la plupart de demander une “ carte grise collection ” et son symétrique la fierté d’exhiber une “ carte grise d’époque ” ? La “ carte grise collection ” n’est-elle pas la preuve manifeste que le pas a été franchi ?

La vignette et les autocollants du contrôle technique et de l'assurance sont un autre sujet de colère permanent pour nos collectionneurs. "Ah, c'est joli, je t'assure, tu as trois merdes collées sur le pare-brise. C'est classe, ça. Tu as l'air malin avec ton Zèbre ou ta De Dion-Bouton des années dix et tes autocollants. Tu peux leur dire tout ce que tu veux, ils s'en foutent. On a essayé de leur expliquer qu'on veut bien prendre une assurance, aller chercher la vignette et faire le contrôle technique mais que ce serait mieux de ne pas nous obliger à les coller. Quitte à payer un petit quelque chose ! On pourrait faire une exception, nous demander simplement de les avoir sur nous. On serait en règle quand même. Non, il faut les coller ! C'est de la connerie, leur histoire de vignette. T'imagine bien que le mec qui a une De Dion-Bouton, il roule pas avec ! " D’ailleurs la nécessité de “ passer les engins au contrôle technique ” est très mal perçue. “ C’est une ânerie, ça aussi. Franchement ! Faire passer une Trèfle ou une Traction ou une Juvaquatre au contrôle, tu te rends bien compte qu’il y a quelque qui va pas. T’as tous les appareils qui s’affolent ! Rien que la question des gaz d’échappement, t’es foutu. Mais oui qu’elles polluaient ces bagnoles mais c’était comme ça à l’époque. ” Mais le problème n’est essentiellement de surmonter l’épreuve du contrôle technique : il y a “ toujours moyen de se débrouiller avec un gars pas trop regardant, qui nous comprend, qui comprend les vieilles voitures ”. La presse spécialisée donne souvent les coordonnées de ces centres techniques où les mécaniciens sont toujours “ les bienvenus ”. En fait, le contrôle technique agit de façon métonymique. Le vrai problème est que ces mécaniciens ont le sentiment que ces règlements menacent leur voiture de disparition. “ Voynet, elle veut envoyer nos voitures à la casse. Soi disant qu’elles polluent, qu’elles perdent de l’huile. Soi disant que pendant nos rallyes, on foutrait plein d’huile sur la route, et qu’on rejetterait des gaz toxiques, qu’on a pas de pots catalytiques. ” Et aucun ne songe à nier

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le fait que leurs véhicules sont loin d’être “ propres ”. Ils semblent même le revendiquer hautement. A l’image de Christian D. “ De l’huile, on en fait un coup tous les huit, dix kilomètres. On inverse le robinet. En inversant le robinet, vous avez une dose. C’est un robinet doseur qui vous donne un petit peu d’huile, qui vient graisser le palier arrière puis le palier avant. Le reste de l’huile va dan,s le bas moteur. En tournant, les masses montent au cylindre, graissent le cylindre. Et le reste va par terre. On appelle ça l’huile perdue. Les gens me disent : ‘Mais vous perdez l’huile. C’est dégueulasse. Vous polluez ! ‘ Mais la voiture, elle perdait l’huile. C’était un quart d’huile aux cent kilomètres. C’était ça le Zèbre. ” L’émotion prit des proportions considérables lorsqu’un projet de destruction des voitures contenant de l’amiante fut connu du public. “ Voynet veut envoyer à la casse toutes les bagnoles qui ont des pièces en amiante. Alors, c’est la fin des vieilles bagnoles. Elles ont toutes des pièces en amiante, toutes, toutes ou presque. Mais tout ça, c’est un prétexte parce que ce qu’elle veut, elle et les autres, c’est nous interdire de rouler et détruire toutes nos voitures. Ce qu’ils veulent, c’est rayer définitivement tout ça de la carte. Allez ! hop ! à la ferraille ! ” Le moins que l’on puisse dire, c’est que Mme Voynet1 n’est guère appréciée dans le monde des collectionneurs, incarnant cet inacceptable –et improbable sans doute- projet de destruction. Très floue2, cette menace est sans cesse ranimée, brandie par les collectionneurs. Parce qu’elle est indispensable. J’ai longuement insisté sur ce caractère autobiographique de leur machine et de leur pratique. Le spectre de la destruction, qu’ils agitent sans cesse, leur donne une autre dimension : il ne s’agit plus de restaurer la voiture du grand-père mais de sauver, de “ conserver ” un inestimable “ patrimoine industriel ”. Car on le comprend : à construire un tel récit autobiographique autour de la voiture, celle-ci risque de n’avoir d’autre aura que celle de cette famille précisément. La difficulté, pour les mécaniciens, est diamétralement opposée à celle des châtelains qu’Eric Mension-Rigau a analysée : ces derniers, héritiers de châteaux, de monuments historiques, tentent de mettre en scène l’intimité, la vie familiale, tente en somme de faire passer le monument du côté du privé et du familial. (Mension-Rigau 2000 : 85-101) Les mécaniciens doivent eux parcourir le chemin inverse, “ pousser ” leur engin de famille vers l’appropriation collective, le construire en même temps comme un bien collectif, qui engage tout le monde. La seule façon est de parler de destruction.

Mais il ne suffit pas, pour faire du patrimoine, d’évoquer la destruction prétendument arrêtée de ces véhicules. C’est doucement de façon minutieuse qu’il se compose.

Voyages en ancienne

J’ai déjà évoqué, en préambule, le premier rallye auquel j’ai participé, la balade à Cocumont, à l’occasion du jumelage. Nous avons passé la journée à attendre, allant de place en place, de la rue principale du village à la cave coopérative pour un apéritif, de la cave

1 A l’époque où certains entretiens ont eu lieu, Mme Voynet était ministre de l’environnement. Son retour à la vie civile n’a pourtant rien changé. Elle reste l’incarnation de “ l’écologiste ”, “ celle qui est contre tout ”. Et dans le cas présent contre les “ mécaniciens de l’inutile ”.2 Tout est lu, interprété comme relevant de ce complot contre les mécaniciens de l’inutile. Ainsi ai-je plusieurs fois entendu affirmer que la disparition progressive de l’essence ordinaire n’avait été qu’une manœuvre parmi tant d’autres pour les gêner dans leur passion, leurs engins fonctionnant précisément avec ce carburant. “ Si tu y mets du super, tu grilles le moteur. Et d’ailleurs, ils ont remplacé l’essence par le sans plomb. Et ça, il y a rien de tel pour te flamber un moteur. Alors, tu vas pas me dire qu’ils l’ont pas fait exprès ! ”

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coopérative au domicile de notre hôte pour le déjeuner, puis à nouveau à la cave coopérative puis à nouveau au domicile de notre hôte pour le dîner, domicile que nous avons quitté fort tard. Comment penser cette journée ? Quel intérêt présentait-elle pour un ethnologue ? Qu'étions-nous allés faire ? Nous devions présenter des automobiles anciennes mais, finalement, peu de monde semble s'y être intéressé. Officiels et habitants du village, très accaparés par la cérémonie du jumelage, n'y ont jeté qu'un regard distrait. Quant à mes collectionneurs eux-mêmes, s'ils ont gardé un excellent souvenir du repas, ils gardent aussi de l'exhibition le souvenir de quelques heures d'ennui. "C'est souvent comme ça", affirment-ils avec le sourire. Je soupçonne donc les organisateurs de ne pas avoir préparé le moins du monde cette journée, qui me semble avoir été placée sous le signe de la pagaille... et des agapes. J'espère donc beaucoup des rallyes et exhibitions suivants.

Autre manifestation, les Vitinéraires de Bordeaux. Journée de découvertes des crus bordelais. Au volant des véhicules anciens, nous allons de cave en cave, attendus à chaque fois pour une visite-dégustation. Scénario invariable : le cortège arrive, le bruit a alerté les propriétaires et les employés qui nous attendent sur le seuil de la cave ou du chai, nous regardent manœuvrer, parfois, péniblement, de façon à nous ranger en ordre impeccable, devant la porte. On rentre, on s’attarde un peu sur les œuvres exposées dans le hall, on visite le chai, on écoute les commentaires du maître des chais sur la vinification, on boit, on fait honneur au buffet… et on remonte en voiture pour une nouvelle cave. 13 heures. Déjeuner dans une bastide célèbre. On gare les véhicules, sagement, autour de la place centrale. Elles ne manquent pas d’admirateurs : nos coups de klaxons, nos saluts et nos “ bonjour ” lancés à la cantonade n’ont pas manqué d’arrêter les passants, ont attiré les habitants sur le seuil de leurs portes. Au menu, anguille, spécialité des lieux. J’apprends que nous sommes tout près de Sauveterre de Guyenne, village dans lequel vécut Guitet qui y réalisa un jardin singulier. L’occasion est trop belle : j’obtiens que l’on se déroute pour que je puisse faire quelques clichés. Je devrais me dépêcher car manifestement mes confrères s’impatientent, ne jettent qu’un œil distrait aux statues de ciment. “ Il faut qu’on reparte. On nous attend. ” Nouveau périple, de cave en cave, au milieu des vignes, que nous avons tout loisir d’admirer car nous ne roulons pas très vite. Heureusement d’ailleurs car nous prenons quelques libertés avec le code la route, deux véhicules roulant côte à côté parfois ou zigzagant de façon étrange pour le plus grand bonheur des autres conducteurs. Le cortège joyeux se sépare à 18 heures.

Mais ne pouvait-on pas expliquer l’apparente légèreté de ces sorties par le contexte ou le prétexte, un jumelage, une dégustation? Je place tous les espoirs dans la Journée du Patrimoine. La Fédération Française des Véhicules d'Époque ayant appelé ses membres à y participer, je n'ai que l'embarras du choix : plusieurs clubs exhibent leurs véhicules. Je choisis de suivre les Tacots Tonneinquais: elles vont exposer leurs engins d'affection au château de S., en Gironde, un "Monument Historique". Jean-Pierre M. me précise que la “ Reine Margot ” y résida plusieurs années et que son actuel propriétaire, descendant direct de cette reine, rendue populaire ces dernières années par un film, est également membre des Tacots Tonneinquais. Comme d'habitude, rassemblement sur la place de Tonneins, sous l'oeil toujours aussi étonné des badauds qui, pourtant, devraient être habitués à ces rassemblements, me semble-t-il. Puis départ pour le château en cortège. Notre arrivée est placée sous le signe de la désorganisation la plus totale. Je m'aperçois que la plupart ignore totalement ce qu'ils doivent faire de leur véhicule, pourquoi ils sont venus. On finit par retrouver un certain ordre. Les véhicules sont alignés sagement au pied des murs du château, tandis que quelques "Ancêtres", triées sur le volet, sont installées dans la cour d'honneur. Et l'on ne se souciera plus d'eux de la journée. Après un solide petit-déjeuner, offert par le propriétaire des lieux, les courageux peuvent s'adonner à l'habituelle descente du Ciron en canoë. Je préfère m'abstenir, rester dans les environs du château et des voitures, pour observer... Hélas, rien ! Des groupes se promènent dans le parc, d'autres jouent à la belote ou discutent. J'erre comme une âme en

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peine, me demandant ce qu'on est venu faire là, avec les voitures. 14 heures, retour des sportifs et déjeuner : le propriétaire des lieux nous régale d'un porcelet rôti ! Agapes donc ! Et le patrimoine ? On passera le reste de la journée allongé à l'ombre des arbres, digérant le porcelet et le vin de bordeaux. Trois équipes d'amateurs de motocyclettes anciennes, participant elles aussi à la journée du patrimoine, remonteront l'allée qui mène au château, chevauchant leur pétaradant engin. Les pilotes nous saluent de coups de klaxons, nous leur répondons d'un geste de la main chaleureux, parfois armé d'un verre. Je me demande ce qu'eux aussi viennent faire puisque, à peine arrivés et descendus de leur engin, les voilà qui repartent ! Finalement, en fin de journée, pour ceux qui le souhaitent, une visite du château nous est offerte. Certains déclinent l'invitation. "Ca fait vingt fois qu'on le visite". Puis on se quitte, chacun reprend son engin et "A Bientôt ! ". Je n'ai pas très bien compris ce que nous étions allés faire, au volant des engins, dans le parc du château Pourtant, la participation aux Journées du Patrimoine est, si ce n’est une obligation, du moins une évidence. “ C’est quand même du patrimoine. Alors si on participe pas… ” Elles ne sont pas pour autant l’occasion de manifestations spéciales. Ce qui justifie le désintérêt de certains. Comme Armand. “ Les Journées du Patrimoine, personnellement, je n’y participe pas. Le club oui mais pas moi. C’est du pipeau pour moi. Ca a pas d’intérêt. Qu’est-ce qu’on fait ? On s’arrête, on repart, on va ici, on va là, il faut contenter tout le monde. Non, moi, j’y vais pas. Mais oui, il y en a qui le font. Ca mange pas de pain. ” Il faut bien reconnaître que rien, même pas la date3, ne différencie une Journée du Patrimoine d’une bien ordinaire balade.

Autre machine. Un dimanche matin d’été, de fort bonne heure, en gare de Toulouse-Matabiau. Dans un nuage de fumée impressionnant, la 141 R 1126, locomotive classée Monument Historique, attend ses passagers : nous partons en excursion, à Ouradour-sur-Glane. Nous nous arrêterons dans différentes gares, et cela même s’il est prévenu que la locomotive n’y prenne pas de voyageurs4. Quelques heureux parmi les heureux pourront faire le voyage entre deux gares, dans la locomotive elle-même. Mais ce beau programme sera réduit à néant par une panne. En effet, le premier arrêt de la machine, en gare de Montauban, sera aussi le dernier pour la locomotive : une pièce récemment changée ayant “ fondu ”, elle ne pourra pas repartir. Blessée elle n’en est que plus belle : les badauds font cercle ; les cheminots, en foulard rouge pour certains, expliquent, d’un air navré, l’ordinaire et l’exceptionnel : les mensurations étonnantes de la bête et les raisons de la panne. Puis, une motrice arrive spécialement de Toulouse pour remorquer la vénérable victime, tandis que nous continuons notre périple, dans nos wagons tractés désormais par une bien ordinaire machine. L’arrivée en gare de Limoges passe inaperçue : nous sommes un groupe de touristes comme les autres. Départ pour Ouradour, repas, visite du village et du mémorial au pas de charge car il faut très vite repartir, horaires obligent. A peine a-t-on passé deux maigres heures sur le site. Impossible de s’intéresser sérieusement à l’exposition, de visionner le film, de parcourir le fond bibliographique qu’il faut déjà remonter dans l’autobus qui nous ramène à la gare. Mais personne n’a l’air déconfit ou déçu. L’essentiel de la journée a donc été consacré au voyage. Si la locomotive à vapeur n’avait pas eu de défaillance, nous aurions donc passé des heures dans des wagons inconfortables, pour une visite plus “ éclair ” d’un endroit que, semble-t-il, beaucoup connaissaient déjà. Mais les questions se posent : pourquoi avoir

3 En 2001, le petit village de V. avait organisé, le 21 septembre, une exposition de véhicules anciens. L’annulation des Journées du patrimoine n’entraîna pas l’annulation de la manifestation. “ C’était pas spécialement pour ça qu’on le faisait, non. C’était juste un hasard que ça tombe ce jour-là . Enfin, pas vraiment, disons que ça faisait de la publicité. On a profité de l’occasion.” En 2002, la même manifestation fut reconduite : mêmes exposants, même voitures, mêmes mise en scène, même lieu. Seule la date avait changé : elle a eu lieu le 15 Septembre, week-end précédent les Journées du patrimoine.4 Le départ avait lieu, pour tous les voyageurs, en gare de Toulouse uniquement.

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continuer le voyage puisque la locomotive, argument premier du voyage, n’en était plus, précisément ? Quel intérêt y a-t-il à se rendre à Ouradour ? Les passagers du train, avec ou sans locomotive, n’auraient guère eu le loisir de l’admirer !

Et l'on pourrait renouveler semblable description pour tous les rallyes auxquels j'ai participé. Il ne faut pas compter sur la presse pour leur donner sens. Il n'est pas un numéro de La Vie de l'Auto, par exemple, qui ne présente plusieurs de ces comptes-rendus, tous également semblables : on décrit les voitures présentes et l’itinéraire suivi, avec ses haltes et ses sites remarquables, on y ajoute une photographie des engins sur fond de château ou murailles fortifiées.

Lisons-en quelques extraits. "Du Gard en Touraine. Septembre en Panhard. (...) Organisée par la famille Nunez, cette deuxième édition de la randonnée cévenole rassemblait les panhardistes à Bessèges, village en liesse, puisqu'en plein corso. Au programme entre autres de ces deux jours sous un ciel radieux : visite de la grotte de la Cocalière et découverte de Chamborigaud blotti au pied du mont Lozère.

Quelques semaines plus tard, c'était au tour de la délégation Centre-Ouest avec 45 Panhard, de se retrouver à Vouvray, suite à l'invitation de Jean-Jacques Mégret, responsable Indre-et-Loire. De dégustations gastronomiques et vinicoles en visites de caves voûtées, les choses sérieuses débutaient à Monnaie, patrie de Raymond Devos, où les équipages étaient attendus pour assister à un spectacle de chansonniers dans le 'Théâtre R. Devos'. Un week-end sous le signe de l'humour." (LVA 963 : 14) “ A 10 heures, le cortège de 35 véhicules traverse Castillon-la-Bataille avant d’emprunter l’ancien chemin de halage en bordure de la Dordogne. Le premier arrêt a lieu au château Peyron à St-Magne-de-Castillon. La maîtresse des lieux, Mme Papon, nous accueille chaleureusement ; œnologue, elle nous expose les grands principes de l’art de la dégustation . On repart à l’assaut des coteaux de Ste-Colombe. Le rythme étant un peu lent, les cycle cars chauffent, s’échauffent et doublent. Au château “’La Clairière Laithwaite ‘, la visite de la cave permet de découvrir un extraordinaire caveau taillé dans la roche . Il est déjà midi et il nous faut rejoindre le château de Blanzac. Le pique-nique a lieu sur l’ancienne aire du spectacle de la reconstitution de la bataille de Castillon, qui mit fin à la guerre de Cent ans. Chaque participant, muni de son verre à pied, peut comparer les différents vins de l’appellation : une aubaine pour les amateurs et les connaisseurs . Le parcours de l’après-midi se fait toujours sur les plus petites routes de la région au milieu des vignobles. Au château Belcier, le maître de chais nous attend de pied ferme. On repart ensuite vers Montbadon et son exceptionnel château du XIIe siècle perché sur un monticule de terre. Dernier arrêt au château La Mauze ; la journée s’achève par le pot de l’amitié, où l’on n’a pu déguster que des jus de fruits ou de l’eau ! (LVA Novembre 2001 : 25)

“ On s’arrête, on redémarre, on va ici, on va là ”, dirait Armand. Mais c’est précisément ainsi que les mécaniciens font de “ l’inutile ” du “ patrimoine ”.

Ordre et désordre : voir et toucher

Dans le portrait que Jean-Claude faisait du collectionneur, il a omis un “ détail ” ; sans doute ne l’a-t-il pas clairement formulé, tant il lui paraissait évident : le collectionneur est le plus souvent membre d’un voire plusieurs clubs. Les raisons avancées sont d’ordre pratique : cela permet d’“ échanger des tuyaux pour la restauration ”, de trouver des adresses d’artisans intéressants, de localiser des épaves “ introuvables ”. Pour Juan Matas, qui analyse “ l’univers-refuge du collectionneur ”, ces arguments ne sont que prétextes qui dissimulent des motivations plus essentielles et plus vagues à la fois. “ Ces clubs ont quelquefois un mode de fonctionnement tel qu’on peut se demander si leurs fonctions ne dépassent pas très largement celles qu’ils affichent. Ils constituent, en effet, bien souvent des lieux de sociabilité

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où la collection peut sembler ne constituer qu’un point de départ affinitaire. ” (Matas 1989-1990 : 248) C’est bien le cas pour les mécaniciens. Appartenir à un club leur permet essentiellement de “faire des rallyes ”, de “ rouler ”5. En effet, les propriétaires de véhicules anciens n’apprécient pas voire refusent de rouler seuls. Comme d'habitude, le départ pour les Vitinéraires est l'occasion d'une joyeuse pagaille, sur le parking d'un supermarché. Afin d'honorer de notre présence le plus grand nombre de châteaux et de vignobles, Jean-Pierre M. a réparti les membres du club en plusieurs équipes, chacune ayant un itinéraire. Mais certains équipages ne sont pas encore arrivés ; d'autres rejoindront leurs semblables, chemin faisant. Soudain, un conducteur s'exclame : "Attendez ! Je suis tout seul ! Les autres sont pas là. Ca va pas, ça. Je peux pas y aller tout seul. Il y en a pas deux ou trois qui veulent venir avec moi ? " L'organisateur lui explique que sa solitude sera de courte durée, que les autres ne tarderont pas à le rejoindre et qu'il ne peut puiser dans les autres équipes, sans créer de sérieux déséquilibres. Arguments qu'il se refuse à entendre. "Je m'en vais pas tout seul, je te dis. Ou tu me mets deux ou trois bagnoles de plus ou je rentre chez moi." La conversation roule et s'envenime, ce qui permet aux retardataires de rejoindre le groupe et au malheureux esseulé de constituer un début d'équipe. La querelle a permis de mettre en évidence une nécessité : le groupe, le nombre. Une automobile ancienne roule rarement seule ; c'est en cortège qu'elle prend sens. On se trouve là face à un étrange jeu du singulier et du collectif, la voiture étant fortement individualisée6 mais ne pouvant être exposée qu'en tant qu'élément d'un ensemble. S’ils sont si friands de ces sorties, c’est qu’elles les confrontent au regard de leurs pairs, regard indispensable on l’a vu. Mais c’est aussi et surtout pour ce que “le rallye fait à leur engin d’affection ”. Adhérer à un club et participer à un rallye modifie le sens de l’engin d’affection : la moto du grand-père sort ainsi du monde privé, du monde de l’entre-soi familial pour accéder à une appropriation collective. C’est le groupe qui permet cette métamorphose de l’objet. De multiples façons.

Je l’ai dit, en cortège, on ne respecte pas vraiment le code de la route. On ralentit à peine au stop, on refuse avec le sourire la priorité, on passe au rouge. On gêne la circulation, plus ou moins volontairement et de toute façon sans s’en émouvoir, comme lors du premier rallye auquel j’ai participé. Arrivés dans le village, au lieu de chercher la place afin d’y recevoir les indications sur le déroulement de la journée, nous nous sommes tout simplement arrêtés au Stop pendant une dizaine de minutes, moteur éteint, passagers et conducteurs descendus des véhicules. Évidemment, notre long cortège a quelque peu entravé la circulation d’autant que des badauds, venus admirés les voitures, s’arrêtaient eux aussi sur la chaussée.

Mais on est aussi très démonstratif. La traversée des villes et des villages est toujours l’occasion d’une certaine agitation : le conducteur klaxonne à tout rompre, les passagers saluent de la main les piétons sur le trottoir, les interpellent, font de grands signes avec leur chapeau quand ils en ont un, crient, rient. Evidemment, les passants ne peuvent faire autrement que de se retourner sur notre passage, nous rendent notre salut, nous crient des encouragements ou applaudissent. “ C’est vrai que quand on passe sur les routes, on voit les : ‘Oh ! bonjour’ ‘Mon père avait la même’, ‘Ouah ! Génial’,’Bravo, les gars !’. Il y a toujours des gens qui font bonjour. Les voitures sont très prisées, très appréciées. Alors, nous, on klaxonne, on fait bonjour aussi. ” Entre passagers et passants, un échange aussi bref que “ joyeux ” s’organise immanquablement. Dans les voitures comme sur les trottoirs, personne

5 On peut même dire que la seule vraie raison d’être d’un club est précisément d’organiser un rallye. Se refuser à en faire, c'est refuser à ses engins l'accès au "patrimoine".6 C'est d'autant plus étrange que d'autres voitures personnalisées sont fréquemment exposées seules. C'est le cas des "tuning", ces véhicules de série, récents, dont on modifie la carrosserie (élargisseurs d'ailes, énorme pot d'échappement, roues de grande dimension) et le moteur, dont on multiplie la puissance en y adaptant d'autres pièces que celles préconisées par le constructeur.

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n’ose manquer à cette “ politesse ” des plus élémentaires. Car cette “ joie ” relève plus de la règle que de la spontanéité comme je le découvrirai au cours mon premier rallye, mon guide me demandant de participer, moi aussi, à cet échange de salutations.

Le cortège est parfois plus étonnant encore, les passagers se déguisant. Ainsi, tel club distribue-t-il des canotiers, dont le port est obligatoire en rallye ! On imagine aisément l’effet produit sur les passants qui voient arriver dans un capharnaüm de klaxons et de voix, des vieilles voitures dont les occupants portent ces couvre-chefs de paille ! Il existe aussi des rallyes thématiques. Ainsi le Rallye des Poilus qui, comme son nom l’indique, rassemble des véhicules des années 10. Mais il est recommandé, pour y participer, d’être en “ tenue d’époque ” ou ce que l’on considère comme tel : grosse pelisse, habits militaires, casque de cuir, énormes lunettes pour les hommes, robe longue, à la taille fortement marquée, avec volants et dentelles, gants, chapeau et ombrelle pour les dames. La presse spécialisée incite largement à pratiquer ces mises en scène consacrant de courts articles à quelque costumière dont les réalisations s’adressent “ au théâtre, cinéma, aux actrices et aux passagères en anciennes ”7car “ rien de pire que de voir débarquer un équipage en jogging et baskets, casquette US sur la tête, lors d’un défilé d’élégance. Surtout lorsque l’auto est un beau torpédo des années 30… voire plus ancien. ‘Le vrai chic est d’assortir sa tenue avec l’époque de l’auto.’ ”8 (La Vie de l’Auto 3 octobre 2002 : 32)

Enfin, s’il est une infraction qu’on ne risque pas de commettre ce jour-là, c’est bien un dépassement de vitesse. Les cortèges vont leur train de sénateur. Jamais les véhicules ne sont utilisés à leur juste vitesse. Les raisons pour expliquer cette lenteur ne manquent pas : il faut s’adapter au rythme des plus anciennes ; on est en promenade ; on a tout notre temps.

Ces rallyes répondent donc à une mise en scène stricte : tout est fait pour attirer le regard des badauds, des passants, de ceux que le cortège croise par “ hasard ”. C’est toute le singularité de ces engins, leur valeur, leur caractère exceptionnel qui sont exhibés dans ces cortèges qui ne sont en rien réductibles à de simples déplacements. C’est là dans ces cortèges bruyants et apparemment joyeux, qui font inévitablement penser aux cortèges de mariage, que se construit le patrimoine, par ce processus de monstration. A la voiture, il faut certes un restaurateur mais aussi et surtout des spectateurs. Des spectateurs avertis comme ceux qui participent aux bourses d’échanges ou aux grandes expositions. Mais aussi des spectateurs “ ordinaires ” que la mécanique ancienne n’attire pas spécialement9. C’est que le spectateur est aussi un acteur ô combien efficace.

Lors de notre expédition à Cocumont, à l'occasion du jumelage, nous nous sommes d’abord garés dans la rue principale, en ordre parfait. Les spectateurs ont été invités à regarder les véhicules, à en faire le tour pour mieux voir. Mais cela seul. On ne leur autorisa rien d’autres, les propriétaires installés ostensiblement auprès de leur véhicule décourageant toute tentative pour jouer avec le klaxon ou s’installer au volant pour un voyage imaginaire. Un respect imposé qui ne tarda pas à voler en éclat lors de l’apéritif, offert par la cave coopérative. Le parking avait déjà été largement investi par d'autres véhicules, ordinaires. Mais les véhicules anciens auraient pu se mettre en évidence en se regroupant dans la prairie, près de la cave. Ce ne fut pas le cas. Les propriétaires cherchèrent à garer leur engin de collection au milieu des autres véhicules, se livrant parfois à de périlleuses manoeuvres, guidés par quelques bonnes âmes. Une pagaille qui m’étonna d’autant plus que, quelques

7 La Vie de l’Auto 15 mars 2001 : 288 Les épouses des restaurateurs excellent à ce travail, ce qui justifierait leur “ passion ”. Comme Mme Christian D. “ Elle aime beaucoup, ma femme, les rallyes. C’est elle qui fait les costumes d’époque. Elle en a fait plein pour les sorties avec le Zèbre. Des chapeaux, des robes, des pantalons pour moi. Elle y passe un temps ! ”9 Ceci explique la présence de groupes de voitures parfois dans des lieux étonnants comme les fêtes de village.

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heures plus tôt, nous étions parvenus à nous garer dans la rue principale, en quelques minutes, dans l’ordre le plus parfait. Les spectateurs, qui quelques heures auparavant ne pouvaient que regarder, purent alors toucher les voitures, monter sur les marchepieds, presser ces avertisseurs sonores d'un autre temps que sont les poires de caoutchouc terminées d'un cône de laiton. La Citroën B2, je l’ai évoqué, devint même un manège grandeur nature, embarquant ceux qui le souhaitaient “ faire un tour ”. On la vit ainsi faire de nombreux allers-retours entre la cave et le rond-point le plus proche, enfants et Alsaciennes10 à bord. Car ils furent nombreux à vouloir “ l’essayer ”. De même, lors de l’exposition de machinisme agricole ancien, à Pont-du-Casse. Tous les tracteurs sont sagement alignés, pancartes au flan. Comme dans un musée mais un musée roulant. Le présentateur ne cessait de le répéter. “ On peut faire un tour de tracteur. Il suffit de se rendre auprès de la buvette où a lieu le départ. C’est gratuit. N’hésitez pas à le demander ! ” Un tracteur un peu moins “ beau ”, un peu moins “ rare ”, un peu moins “ précieux ” aurait-il été réservé à ce seul usage un peu trivial pour une pièce de musée ? J’ai très vite eu la surprise de voir que celui qui, un quart plus tôt, embarquait des passagers, était ensuite réinstallé au milieu de ses confrères, panneau au flanc, tandis que celui qui maintenant roulait au milieu d’un halo de poussière était, un quart plus tôt, livré à l’admiration muette.

Ces regards extérieurs, voire étrangers au monde des “ mécaniciens de l’inutile ” ne sont pas, on le voit, totalement libres ; ils sont en quelque sorte guidés. Les façons de conduire et de se conduire, au volant d’une ancienne, induisent les deux types d’émotion, d’admiration que doit ressentir le spectateur. Car la particularité de ces engins est bien celle-ci : ils jouent sans cesse d’une distance avec le spectateur. Il faut d’abord lui permettre de s’approprier, y compris physiquement, l’engin, de le manipuler, de l’utiliser. Ce sont les cortèges joyeux, les coups de klaxons, les déguisements, les “ petits tours ” que l’on propose sans difficulté. Mais il faut aussi lui imposer, l’instant d’après, une indispensable distance, une admiration muette, presque religieuse. Etrange groupe qu’il m’a souvent été donné d’observer. Autour d’un capot levé, plusieurs personnes, qui ne se connaissent pas, les bras derrière le dos parfois, font cercle autour d’un capot levé, regardent, immobiles et silencieux, les entrailles de l’engin. On ne dit rien. Seulement parfois, l’un d’entre eux prononce une phrase elliptique. “ Sacré moulin ” ; “ Putain, les pistons… ” ; “ le carbu,… ” ; “ y’a pas à dire , savaient faire les bagnoles ” ; “ ça sur la route aujourd’hui… ”. Quelques mots à peine formulés font écho à ces paroles énigmatiques, forme d’acquiescement. On ne dit rien ou pas grand-chose. Aucun commentaire suivi, aucune réflexion construite. Et pourtant tout le monde a l’air d’être d’accord. Ces silences forment sans doute l’essentiel de cet autre moment d’admiration. Ne rien dire, faire cercle, relever quelques détails sans les commenter, tel est sans doute la façon la plus efficace de mettre en scène l’admiration, de légitimer la présence de ces engins. Ils se passent de commentaires. Une sorte de consensus tacite. C’est le silence qui vaut pour une long discours. Toutes les manifestations jouent sur cette juste et variable distance.

Ainsi donc le lieu où l'on gare le véhicule, la façon de le garer ne doit rien au hasard mais exhibe un sens, met en scène une situation de monstration. Garés en "épi" ou en désordre, les véhicules organisent le temps et son sens, ordonnent peut-être les deux valeurs de l'engin. Une valeur pour soi, propriétaire ou spectateur, et une valeur collective. Certaines fêtes n’ont d’autre sens que de “ jouer ” avec cette position singulière du spectateur.

10 Le jumelage avait lieu avec un village alsacien.

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Regarder et être vu

Dernier week-end avant le quinze Août. Fête des battages à Murat. Comme tous les ans, à pareille date, à l’initiative d’un groupe de passionnés, pour la plupart habitants du village qui s’activent à la restauration de vieux tracteurs, Murat va vivre au rythme du machinisme agricole d’un autre temps. Comme tous les ans, le samedi est consacré au défilé des tracteurs dans les rues du petit village. Le dimanche sera consacré au “ battage à l’ancienne ” et au “ bœuf à la broche ”. Une fête sur deux jours ou deux manifestations différentes le même week-end ? Manifestement, ces deux journées ne s’adressent pas au même public, n’ont pas le même sens mais poursuivent un but commun : construire le caractère remarquable de cette collection, justifier le projet de création d’un musée que caresse l’association.

Intéressons-nous au premier jour. Les tracteurs, sortis du musée, ont été alignés dans le pré, derrière le bâtiment. Quelques très rares badauds circulent entre les engins, “ admirant ” les tracteurs. Puis, le président de l’association bat le rappel de ses troupes : “ on va démarrer ”. Là, l’observateur a le sentiment d’une pagaille indescriptible car autour des tracteurs, avant de démarrer, c’est l’effervescence. L’observateur –mais il est une espèce très rare ce jour-là- a le sentiment que rien n’a été préparé. Le président ne semble pas avoir vraiment assigné à une machine un pilote. Et quand on lui demande plus de renseignements sur l’identité des chauffeurs, il est assez évasif comme s’il ne maîtrisait pas totalement cet aspect-là. “ C’est toujours le même bazar ; on sait jamais qui fait quoi. C’est toujours pareil ”, affirme-t-il, trop occupé par cette journée qu’il donne, en même temps, l’impression de ne pas trop maîtriser. En fait, les mécaniciens ne sont pas les seuls à piloter l’engin. Les jeunes gens du village prennent volontiers place au volant. Chacun tente de trouver une machine, en essaie plusieurs parfois avant de prendre une décision, la démarre et fait quelques mètres. On roule comme au hasard, on se gêne, on oblige l’autre à d’impossibles manœuvres, eu égard aux capacités de braquage de l’engin, à son poids, à son absence de direction assistée. Mais surtout, on se lance des défis, implicites et non formulés. Des “ pilotes ”, dont les tracteurs sont proches, se regardent, se sourient. Et soudain, l’un des engins, dans un bruit assourdissant, vomit une formidable volute de fumée. Pour ne pas être en reste, l’autre en fait autant. Les moteurs, poussés au maximum, hurlent et crachent leur flot de fumée. On échange des commentaires, en riant : “ Oh, ils fument blanc, tu vas couler une bielle. ” “ Allez, pousse-toi, avec ton tank, tu me gênes. Qu’est-ce que tu fous, avec ton klesque11! Dégage, tu gênes ! Péquenot ! ” Jeux de jeunes hommes habitués à piloter des engins autrement plus puissants ?

Les pilotes ne sont jamais seuls sur leur engin. Ils ont tôt fait de trouver une damoiselle pour chevaucher avec eux leur destrier mécanique, répondant de bonne grâce aux demandes, les devançant parfois. “ Thierry, je peux monter ? –Ouais, attends, je passe au point mort. ” “ Cathy ! Cathy ! T’es sourde ou quoi ? Tu veux monter ? – T’as plus de place ! Comment tu veux que je monte ? –Mais si ! vous aurez qu’à vous serrer. Y’a de la place sur les ailes. Tu vas pas faire ta délicate, non ? ” Tout au long du parcours, les occasions seront nombreuses, de se trouver un passager, dans le pré, au plus fort de la confusion, puis sur l’esplanade devant le hangar-musée. Durant les premiers mètres que le cortège effectue sur la route qui conduit au village, les engins comblent les dernières places vides, un pilote interroge d’un regard un badaud qu’il connaît, il s’avance, grimpe sur l’engin qui redémarre. Certains engins emmènent quatre ou cinq passagers, au mépris des plus élémentaires règles de sécurité. Même l’ethnologue, fraîchement débarquée, presque inconnue, se vit proposer de monter sur un tracteur. “ Vous voulez monter ? Vous gênez pas, hein ! Demandez à quelqu’un. Thierry, tu t’en occupes. ” Comme si personne, à ce moment-là, ne pouvait être purement spectateur.

11 Vieille machine usée, fonctionnant mal et destinée généralement à la “ casse ”.

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Comme si regarder l’événement supposait qu’on y participât en l’intégrant. Chacun peut espérer et est invité à passer de l’autre côté du miroir. Enfin, certains tracteurs ont été gratifiés de très inattendues fleurs en papier, accrochées aux roues, aux phares. Deux chars ont été réalisés, tirés par des tracteurs du musée. L’ensemble évoque irrésistiblement un défilé de carnaval.

On fait le tour du village. Les habitants sont sortis sur le seuil de leur maison, regardent passer le cortège, applaudissent, interpellent un conducteur qu’ils connaissent, les conducteurs, à leur tour, interpellent un passant de leur connaissance. Le vacarme est assourdissant, mêlant le bruit des moteurs à celui des roues en fer sur le bitume, bruit renvoyé par les murs des maisons. Visiblement, ce vacarme ne gêne guère les spectateurs qui ne rentrent pas pour autant et semblent même l’apprécier. Etonnant : depuis plus de dix ans que cette association existe, sa fête des battages n’a pas varié d’un iota. Tous les ans voit le même défilé dans les rues, les mêmes tracteurs sont livrés à l’admiration des habitants qui ne s’élime pas au fil des ans. Admiration certes mais également indifférence tout au long de l’année puisqu’aucun des spectateurs, en temps ordinaire, ne pousse les portes du hangar-musée pour une visite. On ne s’y intéresse que le jour de la fête des battages. Remarquons enfin le public extérieur est rare. Heureusement serait-on tenté de dire qu’il y a les habitants pour sortir sur le seuil de leur porte, applaudir les pilotes et les saluer. Sans cela, on aurait le sentiment d’un immense fiasco. Retour au hangar. Les tracteurs sont garés dans le pré. Et la fête semble s’étioler. Il n’y a pas de buvette pour retenir les spectateurs éventuels ; il n’y a pas d’attraction. D’ailleurs, il a peu de monde pour saluer le retour des engins. Pilotes et passagers se regroupent au hasard des affinités, discutent entre eux et programment la soirée. Rien n’a été prévu pour retenir les rares spectateurs, dont je suis, qui ont le sentiment de gêner, de n’avoir rien à faire là. Force est de constater qu’il vaut mieux partir. Mais a-t-on jamais espéré la venue de spectateurs au cours de cette première journée ?

Deuxième journée, le dimanche avec les battages. On comprend enfin pourquoi un grand champ a été pompeusement rebaptisé “ parking ” : le public est venu en nombre. Cette fois-ci, l’entrée est payante ; deux jeunes filles y veillent, qui en échange de quelques francs collent sur les corsages un médaillon de papier auto-collant aux couleurs de la manifestation. Et, plus pour délimiter l’espace de la fête que pour décourager les fraudeurs, des barrières ont été installées. Des marchands forains ont pris place, vendant des bonbons et des jouets, proposant pour les plus jeunes un jeu de pêche aux canards. Un marchand de couteaux et d’articles artisanaux –ouvrages de cuir, de bois- a même déplié son stand. Une buvette payante offre des rafraîchissements. Enfin, un bœuf, installé sur une broche géante, œuvre des restaurateurs de tracteurs eux-mêmes, rappellent à tous que l’on peut s’inscrire au banquet du soir qui accueille chaque année, dit-on, huit cents personnes, plus de personnes que n’en compte le village. Un orchestre sera là pour assurer l’animation, un orchestre “ moderne ” qui jouera les derniers airs à la mode, fera monter sur scène des danseuses, dûment vêtues d’atours de lumière, très directement inspirées des spectacles télévisés. Il s’agit bien d’une fête de village, plus vraiment une exposition de véhicules anciens. Tout est fait pour accueillir le spectateur. On lui offre de quoi divertir ses enfants, de quoi boire et manger. Les tracteurs sont toujours présents mais ils sont statiques, garés, tels que les pilotes les ont abandonnés la veille. Les spectateurs déambulent entre ces engins, tendent le cou pour mieux voir un détail. Mais personne ne se hasarde à monter ! Les tracteurs servent de décor, de toile de fond au sens premier du terme, à d’autres manifestations notamment une démonstration de chiens de troupeau puis de garde, une exposition de machines agricoles miniatures exécutées par deux retraités.

Au milieu de l’après-midi, le clou du spectacle : le battage à l’ancienne. On fait cercle autour de la pièce de blé, semée à cet effet. On se bouscule même pour mieux voir. Et ne reculant devant aucun sacrifice, l’association a fait appel à un commentateur qui, aidé d’une

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improbable sonorisation qui crachouille et craque, tente d’expliquer ce qui se passe. Ce sont les anciens agriculteurs du village qui manient les engins ; ce sont des étrangers –au village comme à ces savoirs- qui en sont spectateurs. On ne manque pas de relever un paradoxe : le musée du tracteur qui organise ces battages a choisi, comme tous les ans, la traction animale. C’est en effet tirés par des attelages de bovins et non par leurs “ objets d’affection ” qu’évoluent les différentes machines. Etrange. D’autant plus étrange que les spectateurs qui n’auront participé qu’à la journée de dimanche, l’essentiel des visiteurs en somme, ne verront jamais les tracteurs fonctionner.

Une “ fête à l’ancienne ” comme Patrick Champagne les a analysées. “ La domination urbaine qui s’exerce sur le monde paysan atteint cependant son point limite dans les fêtes ‘à l’ancienne’, fêtes communales d’un nouveau style dans lesquelles les agriculteurs donnent comme objet de spectacle les travaux agricoles qui étaient encore pratiqués il y a quelques années. ” (Champagne 1977 : 77) Certes, le propos date de vingt-cinq ans et l’approche de Patrick Champagne n’était pas la mienne. Mais l’exemple de Murat nous montre que ces fêtes à l’ancienne ne sont pas seulement le résultat d’une domination, que la population qui les vit et les organise sait se servir de ces opportunités. Ces deux journées légitiment le projet de “ musée ”, la référence au “ patrimoine ”. Cette fête s’organise autour d’un “ mal-entendu ”, une ambiguïté centrale. La présence, en nombre, des spectateurs extérieurs, le dimanche, est indispensable car ce succès permet aux membres de l’association de parler de “ patrimoine ”, de “ musée ”. Ce qui est mis en scène, c’est la traction animale, les moyens agricoles antérieurs à l’utilisation des tracteurs. C’est autour d’elle que toute la fête s’organise. Ce jour-là, les tracteurs sont comme “ absents ” de la fête, immobiles dans un pré. La seule admiration possible et attendue des spectateurs est l’admiration muette, le silence approbateur ou les commentaires autobiographiques. Mais peu importe, en vérité, que les spectateurs ne se soient pas émerveillés devant les Massey Fergusson et autres Fordson-Major pétaradant et vrombissant mais devant les bovins. L’essentiel a eu lieu la veille, le verdict a été posé au cours du défilé entre soi, entre ceux qui restaurent, ceux qui défilent et ceux qui regardent. Pendant toute l’année, les tracteurs restent sagement entre les murs du hangar, propriété exclusive des mécaniciens qui sont les seuls à s’en approcher, à les toucher. Leur bien exclusif en somme. Le samedi voit une inversion des rôles. Les mécaniciens s’effacent. C’est au reste du village de prendre le relais, de “ récupérer ” en quelque sorte l’événement, de s’approprier les tracteurs, les uns conduisant, les autres applaudissant. Les jugeant aussi au travers de ces défis que se lancent les pilotes. A ce moment-là, les tracteurs deviennent un bien collectif. Mais cette parade n’aurait pas vraiment de sens si le dimanche ne voyait l’arrivée des spectateurs qui légitime l’événement. Ce qui importe, c’est qu’il y ait foule pour voir les habitants regarder et admirer les tracteurs, pour voir les tracteurs que les habitants ont déjà admiré. C’est par cette série de regards-gigogne que se construit le “ musée du tracteur de Murat ”.

Attirer les spectateurs afin qu’ils voient tout à la fois l’admiration et son objet, telle est la stratégie adoptée par Murat pour pouvoir faire de sa collection un “ musée ”, pour pouvoir en parler comme d ‘un “ patrimoine ”. Mais il en est une autre, tout aussi efficace, que l’on découvre dans le cours des rallyes.

Contagion symbolique Le rallye se donne pour but explicite la visite de "sites", de "monuments", de "chefs

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d'oeuvre" ou de villages typiques. "Ca nous prend un temps considérable, cette histoire. Parce qu'il te faut imaginer un circuit qui intéresse les gens, il faut que les invités découvrent des beaux coins. Il faut que ce soit intéressant. Il faut sortir des sentiers battus. Ca sert à rien si tu les emmènes voir un endroit qu'ils connaissent déjà ou qu'ils peuvent aller comme ça, avec une carte Michelin à la main. Alors du coup, ça fait du boulot, d'une année sur l'autre", affirme le président du club des Pète-Fume. Or, les sentiers battus, leurs itinéraires semblent s'y complaire, qui ne brillent pas par leur originalité. Leurs circuits, à ce jour, sont un résumé de tout ce qu'il y a de plus attendu en matière de visites de sites. Une année, leur cortège remonta la vallée de Gavaudun, avec arrêt au pied de ce qu'il reste du château de Gavaudun, à Saint-Avit Rivière, présenté comme le village natal de Bernard Palissy, à Lacapelle-Biron, "village typique", puis Biron avec son château, Monpazier et sa bastide et retour par la vallée de la Lémance. Cette année, il remontera la vallée de la Lémance jusqu'à Villefranche-du-Périgord, "bastide typique", passera à Frayssinet le Gélat, un "exemple de village quercinois", fera un détour par Saint-Martin-le-Redon, auquel une source d'eau gazeuse vient d'apporter quelque notoriété, pour arriver à Bonaguil, "chef d'oeuvre de l'architecture militaire médiévale", classé Monument Historique en 1875. "On arrivera par la route qui surplombe la château. Tu sais, la petite route sous les bois. On a prévu un arrêt dans un virage d'où on voit parfaitement le château et enfin on finira sur la place à Bonaguil pour un apéritif et voilà. Je crois que ça permettra à tout le monde de voir des beaux coins." Gavaudun, Biron, Villefranche-du-Périgord, et surtout Bonaguil, voilà bien des destinations convenues, ordinaires, les lieux éminemment touristiques de cette région. Rien d'original en somme. Mais n'est-ce pas là tout leur intérêt ? Ne privilégierait-on pas des lieux connus et reconnus, précédés par leur réputation patrimoniale ? Des lieux où cette notion s'incarne, du moins au niveau local ?

Mais paradoxalement ils n'attirent pas beaucoup l'attention des amateurs de mécanique. Le rallye n'est pas l'occasion d'une découverte ou d'une nouvelle visite guidée. C'est explicite : "ceux qui le voudront pourront le visiter." Et souvent peu le désirent. On reste le plus souvent aux abords du site, on gare les véhicules bien en évidence, dans un ordre impeccable... et on attend. Ainsi lorsque nous nous arrêtons au coeur d'une bastide, classée Monument Historique, tous les conducteurs sont d'accord pour vanter les louanges des lieux. Mais personne ne se perdra dans ses rues : toute la troupe trouve refuge au café, laissant les voitures, bien en ordre, sur la place centrale !

Les rallyes ont un autre sens que ces découvertes prétendues. Et si le monument est bien l'objet de l'expédition, ce n'est pas sur les amateurs qu'il agit mais sur les engins. En effet, la proximité entre monument et voiture fait sens, par une sorte de “ contagion patrimoniale ”. Les collectionneurs l'affirment haut et fort. "C'est notre patrimoine. C'est notre histoire. C'est des témoins. Il faut conserver tout ça. C'est rare maintenant, ces voitures. Nos petits-enfants, sinon,..." Pourtant, ils souffrent en même temps de l'absence de reconnaissance de leur "patrimoine". "Tout le monde s'en fout. L'état s'en soucie pas du tout. On envoie ça à la casse. Et Voynet qui veut nous interdire de rouler sous prétexte qu'on perd de l'huile et que ça pollue. Elle veut détruire tout ça, ça pollue. Il y a qu'à démolir Versailles, sous prétexte qu'il n'y a pas le chauffage central et que les visiteurs vont choper la crève. Dans trente ans peut-être, on dira : 'Ah, si on avait su ! ' Mais ça sera trop tard." "Le patrimoine", mes interlocuteurs utilisent sans cesse le terme pour défendre leurs automobiles. Le terme surgit immédiatement. Mais la conversation autour du patrimoine tourne court, le plus souvent. "Le patrimoine, c'est le patrimoine." Or, c'est au cours de ces rallyes où l'on s'ennuie, où apparemment rien ne se passe que tout, au contraire, se passe. De château en bastide, de vignoble prestigieux en abbatiale, les engins se "chargent patrimonialement", pourrait-on dire, en empruntant une métaphore au monde de l'électricité. Faut-il alors s'étonner de ces photographies d'anciennes garées devant les "monuments" "visités" dont la presse spécialisée

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encombre ses pages ? Ne sont-elles pas précisément la preuve manifeste de cette "contagion" ? L’image agit moins comme la preuve mais comme le moyen de cette métamorphose.

Est-ce simplement un effet du hasard si les voitures bénéficiant d'une sorte de "supplément patrimonial" ne sont jamais présentes au cours de ces manifestations ? Gilbert F., qui possède La "De Dion-Bouton de la Belle Otero", ne la sort jamais. Il l'a confiée au musée de La Réole. Son garage dissimule aussi des pièces magnifiques dont une Renault Frères12 . Mais c'est avec une bien modeste 4 CV qu'il participe aux rallyes touristiques, 4 CV qui n'eut à son volant que d'illustres inconnus. Une voiture "populaire", dit-il, mais que les rallyes permettent d'associer au monument, lui offrant un supplément patrimonial, ce dont n'a pas besoin une "Renault Frères". Il n'est pas le seul à agir de la sorte. En effet, nombreux sont ceux qui possèdent plusieurs voitures, souvent une "ancêtre", voiture de prestige, énorme et richement parée, et quelques populaires, 4 CV, 2 CV, Simca 5 ou 8, Peugeot 201, 202, etc. On note que ces véhicules ne sortent pas indifféremment. Ainsi, Jean-Pierre M. possède quatre voitures. Une imposante Talbot aux ailes saillantes, aux sièges de cuir fauve, aux chromes rutilants et affichant brillamment un poids excédant de loin la tonne. Le véhicule se passe de commentaires : il est remarquable à bien des égards. Il possède également la Citroën B2 torpédo des années trente. Une quadrilette attend qu'il "trouve le temps de la finir". Enfin, un Cabriolet 504, des années soixante-dix. Lors de la cérémonie du jumelage, c'est avec la B2 que nous avons voyagé mais pour les Vitinéraires13 , la 504 a été utilisée. Les raisons invoquées ne sont que prétexte. "J'ai pris la 504 parce que la B2 pour faire tous ces kilomètres, c'est pas terrible, elle aurait souffert. Et puis, vous avez vu, la dernière fois, le cinéma pour rentrer en pleine nuit, sans lumière..." Étrange raisonnement : il savait que nous rentrerions tard de Cocumont et que l'éclairage poserait problème alors que pour les Vitinéraires, au contraire, il avait annoncé la fin de la manifestation pour 18 heures, soit bien avant la tombée de la nuit. C'est ailleurs qu'il faut chercher les raisons de cette apparente absence de logique. La mécanique n'a rien à voir dans le choix de l'une et l'autre voiture. La cérémonie "officielle" ne mit à aucun moment les véhicules en présence de monument. C'est à eux, au contraire, qu'ils revenaient de mettre en scène, d'incarner cette valeur, d'incarner une certaine historicité. La "B2 du laitier", du haut de ses sept décennies, y avait parfaitement sa place. A l'inverse, les Vitinéraires ont été une inlassable confrontation au "patrimoine", à la fois architectural et gastronomique. La 504 y avait tout à fait sa place, trouvant dans cette démonstration une "plus-value patrimoniale" bien utile à son jeune âge.

Et la presse spécialisée joue là un rôle essentiel ,notamment La vie de l’Auto, qui consacre toujours plusieurs articles par numéro à ces “ sorties ” : un commentaire où l’on suit, de château en site remarquable, l’itinéraire des voitures accompagné d’une photographie où on les voit, sagement alignées, sur fond de vieilles pierres et souvent un petit commentaire accompagne le cliché lui-même, donnant le nom du lieu ! Au-delà du rallye, ce qui compte là, c’est l’image qui “ fait passer ” du côté du patrimoine et en témoigne tout à la fois.

12 "C'est une Renault Frères. Oui parce que vous le savez peut-être pas mais Renault n'a pas commencé tout seul. Ils étaient trois frères au début, en 1898, trois frères. Il y en a un, Marcel, qui s'est tué à la course Paris-Madrid, en 1903, l'autre est mort en 1908 de maladie, je sais pas de quoi. Et c'est devenu les Automobiles Renault à partir de 1908. Mais celle-là, elle est marquée Renault Frères, toutes les pièces sont marquées Renault Frères. C'est ce qui fait sa valeur, à mon avis." (Entretien avec Gilbert F.)13 Les Vitinéraires ont lieu au début du mois d'octobre. Le vignoble de l'Entre-Deux-Mers ouvre ses portes au public. A cette occasion il s'associe à des clubs de collectionneurs de voitures anciennes : ceux-ci vont de château en château, exposent leur véhicule le temps d'une courte visite des chais et d'une dégustation puis repartent, non sans avoir reçu, "en remerciement", quelques bouteilles.

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Se servir de l’engin avec la plus extrême parcimonie, dans le cadre de rallye et d’exposition, toujours en groupe, ne pas s‘en “ servir ” vraiment, ne jamais le remettre dans le circuit de l’utile mais le montrer à tous, l’exposer, telles sont les préoccupations de ces passionnés. Il en est un, pourtant, dont la pratique me laissa sans voix : me serai-je tromper dans ma réflexion sur le processus de particularisation ? Ou est-il vraiment l’exception qui confirme la règle ?

In auto veritas

Jean-Claude R., que nous avons déjà croisé, est fier de sa petite collection de voitures. Il parle longuement de sa 203 plateau, une voiture rare. Il insiste notamment sur la présence étonnante de la petite porte qui fait communiquer directement l’habitacle avec le plateau. Il insiste aussi sur ce plateau, tout en bois en parfait état. Il l’a photographiée, avec ses trois autres compagnes, éclairée par le soleil couchant, chromes rutilants. “Ces voitures, les 203, c’étaient des voitures de paysans. Au départ, il y avait que les plus aisés qui pouvaient se la payer, les commerçant, les artisans, qui s’en servaient pour trimballer leur marchandise. Et puis, après ils les ont vendues pour en acheter de plus performantes et là, les paysans, moins fortunés que les commerçants, les ont rachetées, moins cher pardi, pour se déplacer mai aussi pour transporter des trucs. C’étaient des sortes de petits tracteurs. C’est ça, son fonction. C’est comme ça que je m’en sers. ” Et, fils d’agriculteurs, Jean-Claude se souvient avoir vu cette 203 dans son enfance, stationnée en bordure de champs, d’où son père déchargeait les paniers, les sacs de semence ou encore les outils aratoires. Il y a là une “ voiture de collection ”, à n’en pas douter.

Pourtant, en l’absence de question de ma part, juste après la présentation technique, il précise : “ Cella-là, je m’en sers dans les vignes. Je vais dans les vignes avec. Je m’en sers beaucoup dans les vignes. ” Il ne “ roule ” pas, verbe fréquemment utilisé par ses confrères pour désigner l’usage qu’ils font de leur engin mais il s’en “ sert ”. L’utilisation du verbe n’a rien de fortuit. Il insiste lourdement sur cet usage qui apparaît purement pratique. “La 203, elle est faite pour aller dans les vignes. C’est justement son boulot. J’aime pas la voir rouler… Elle ne roulera pas sur les autoroutes bien sûr. C’étaient des voitures de maçons, de charpentiers, d’agriculteurs donc c’est son boulot. Elle va dans les vignes, elle va aux champs. J’y fous les piquets, j’y mets des tas de cailloux dedans ; on met les barriques. ” Il est apparemment le seul à utiliser son engin conformément à sa première destination, le transport utilitaire de barriques, sorte de tracteur, le seul à avoir réintroduit l’engin de collection dans sa fonction utilitaire.

Il faut s’intéresser à la biographie de Jean-Claude pour comprendre comment, dans un cercle vertueux, voiture et viticulture se complètent. Jean-Claude est fils d’agriculteurs mais pas de vignerons. Ecoutons-le raconter comment et pourquoi il a acquis quelques hectares de vignobles. “ J’étais propriétaire de cinq pieds de vignes, devant la cave coopérative. Et puis, un jour, je cherchais une petite grange pour ranger toutes mes voitures. On m’en enseigne une. J’y vais ; elle était belle. Et j’étais sur le point de l’acheter. Et puis, dans le même temps, j’apprends qu’un vieux viticulteur vendait sa ferme et que des anglais étaient intéressés, pas par la vigne mais par le droit de plantation. Ils avaient un vignoble dans le bordelais, interdit de planter de nouvelles vignes. Alors, ils voulaient acheter pour le droit de planter, ils auraient arraché les vignes ici pour aller les replanter à Bordeaux. J’ai trouvé ça… inadmissible. Alors, on en a discuté. “Il faut pas laisser faire ça. Il faut les racheter.’ On était tous d’accord mais personne n’en voulait ou n’avait les moyens de les acheter. Alors, on m’a dit : ‘Rachète-les toi.’ –‘Mais je suis pas viticulteur . J’y connais rien moi en vigne, en vin. Et puis j’ai pas les moyens. Et puis surtout, c’est pas parce que tu es fils de paysans que tu sais t’occuper des vignes. Surtout que moi, la terre, je m’y étais jamais intéressé. Bon, ça traîne, les anglais

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étaient sur le point d’acheter. Alors, j’ai dit : ‘tant pis, je me lance. Je l’ai achetée. Et voilà comment je suis devenu propriétaire de cette vigne. Mais c’était pas du tout un héritage, pas du tout. ” Et c’est bien un souci de “ pas laisser filer notre patrimoine aux anglais ” qui transforme, pendant ses loisirs, un agent d’assurance en vigneron. Mais le vin produit est pour le moins singulier. Il ne s’agit pas d’un grand vignoble réputé mais de quelques dizaines d’hectares, aux confins des départements du Lot, du Lot-et-Garonne et du Tarn-et-Garonne, situées sur le territoire du Lot. C’est l’existence de la coopérative agricole qui donne une unité à ce territoire et un nom au vin produit. Et quel nom ! Le vin du Tsar. On raconte en effet que, lors de l’exposition universelle de 1889, le Tsar Alexandre III aurait goûté ce vin, l’aurait apprécié et aurait demandé à ce qu’on lui envoie, chaque année, toute la production à Moscou. Mais le phylloxéra et surtout l’histoire auraient eu raison de cette passion œnologique, dit-on. Le petit vin serait retourné à son oubli. Jusqu’au début des années 80 où, baptisé Vin du tsar, habillé de son prestigieux passé, il fait l’objet d’une attention nouvelle. Les membres de la coopérative s’activent pour faire découvrir leur vin, pour lui permettre d’exister tout simplement, à côté de son encombrant et beaucoup plus célèbre voisin : le Cahors. Toute la publicité est en fait basée sur la légende, sur sa faible production, sur son “authenticité ”, les “ méthodes traditionnelles ” de sa production. Et sur la 203. “ De plus en plus, je m’en sers comme animation. Et là évidemment on est assez courtisé avec les autres producteurs. Je vais dans des magasins locaux qui nous achètent de la marchandise. Et l’été comme c’est plein de touristes par ici, il y a deux ou trois supermarchés qui nous suivent. J’arrive avec ma 203 plateau et je mets dessus une énorme barrique avec un robinet énorme, je l’entoure un petit peu de feuilles de vignes, quelques grappes de raisin et j’ai une grosse bouteille marquée Vin du Tsar et je ne mets à l’entrée du supermarché. J’ai l’autorisation du patron. Il veut absolument que je mette là. Alors, tu parles, les gens, ils voient le truc, la voiture et derrière marqué Vin du tsar. Alors, c’est le succès pardi. On se bouscule autour de nous. “’C’est quoi, Vin du Tsar ?’ ‘Terrible, la voiture. Elle est à vous ?’ ‘Elle est à vendre la voiture ?’ ‘Il est bon votre vin ?’ Alors, c’est intéressant pardi parce qu’on vend notre vin et même temps, on fait plaisir aux gens Et à nous aussi. ” La 203 “ sert dans les vignes ” mais sa fonction est symbolique. Transportant les barriques, les paniers à vendange, les sacs de produits phytosanitaires, elle permet à Jean-Claude de transformer un fils d’agriculteurs en vigneron, de prendre sa place au sein de ce tout petit monde des producteurs de Vin du Tsar. Sans elle, il ne serait qu’un agent d’assurances qui “ joue ” au vigneron. Installé à son volant, il devient la cheville ouvrière ou du moins l’une des pièces essentielles du dispositif de “ réinvention ” du Vin du Tsar. La 203 met en scène les caractéristiques singulières du vin, qui le différencie de son vin : un “ petit vin de vigneron ”, “authentique ”, fait selon des méthodes “ traditionnelles ”. Elle ancre, apr sa présence, le vin dans le temps supposé de cette authenticité, juste avant la mécanisation des cultures, les années cinquante en somme. A l’inverse, les barriques estampillées au nom de Vin du Tsar, les installations devant les supermarchés, associent la voiture à un passé prestigieux, ou que l’on voudrait comme tel, à l’histoire et l’ancre plus solidement encore dans cette notion de patrimoine. Et c’est bien par cette association, cette fusion entre voiture et vin, autour des notions de patrimoine et d’identité locale qu’il faut comprendre l’attitude de Jean-Claude lors des Journées du patrimoine. La 203 n’y a participé. “ Je vendais du vin du Tsar, à Paris. On installe notre barda sur les quais de Seine et à fond ! on vend c’est pas croyable. C’est pour ça que je fais jamais les Journées du patrimoine ici, parce que je suis à Paris entrain de vendre mon vin. Alors on peut pas être partout ”. C’est par le biais du vin que la voiture a participé, malgré tout, à l’événement. Rien d’étonnant à ce qu’il n’éprouve pas le moindre besoin de rouler en cortège, ce jour-là, ni un autre jour. N’est-ce pas tous les jours qu’il fabrique du patrimoine, qu’il inscrit sa voiture dans la sphère patrimoniale, attendant le chaland à l’ombre de la bâche de la 203, roulant “ à fond ” dans les chemins herbus de ses

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vignes ?

En guise de conclusion…

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Quelles pouvaient bien être les motivations de ces “ mécaniciens de l’inutile ” qui s’affairaient autour d’amas de tôles plus ou moins reconnaissables, mangés par la rouille, autour de ces vieilles machines que d’autres avaient “ jetées à la ferraille ” sans le moindre pincement au cœur, persuadés qu’il n’y avait rien d’autre à faire d’elles, ignorant parfaitement qu’il pouvait y avoir là “ de l’or ” pour reprendre les mots de Gilbert F. ? Qu’y avait-il de “ beau ” dans ces tracteurs que Lucien m’invitait à admirer, dans ce moteur industriel que Pierre Mercan me montrait fièrement, dans cette Ami 6 sur laquelle Philippe ne tarissait pas d’éloges ? Comment “ dire ” tout simplement la beauté des pompes à vélo et des sécateurs d’Albert ? Oui, cette recherche est véritablement née d’une interrogation personnelle. Assortie d’un début de réponse. J’étais persuadée que l’esthétique de ces vieilles machines n’était pas étrangère à leur technique. J’étais persuadée que cette question serait même au centre de cette recherche. Au point que j’avais tenté de comprendre comment fonctionne un moteur, de quelles pièces il est consisté et quels liens les unissent. Certes, la technique compte bien au nombre des vecteurs de cette conversion esthétique. Belle, la voiture l’est parce qu’elle présente quelques contre-performances notoires : on admire sa lenteur ou sa consommation, son système de freinage défaillant ou encore la présence d’un très moderne démarreur sur une Citroën C4 des années trente qui prouve combien le constructeur “a toujours été un grand innovateur dans les nouveautés ”, comme l’affirme sérieusement André. Mais si cette technique est remarquable, ce n’est pas essentiellement pour elle même mais parce que le restaurateur peut ainsi intervenir sur elle, parce qu’il peut refaire, en “ parfaite ” conformité avec l’origine ou gratifiée de quelques “ bidouilles ”. Très vite une évidence s’est imposée : il ne fallait pas trop ou pas seulement chercher sous le capot ce que ces machines avaient d’esthétique. Ce qui est beau, c’est la possibilité, pour le restaurateur, d’investir en elle une histoire personnelle et familiale. Les travaux sur la collection s’accordent à reconnaître qu’“ elle est plutôt une façon de renouer avec une activité abandonnée depuis longtemps, associée à un temps de bonheur insouciant ”1, que ceux qui s’y adonnent “ semblent éprouver une plus grande nostalgie du temps résolu et mettre à la recherche de celui-ci une détermination plus méthodique ”2. Cette “ nostalgie ”, ce “ temps du bonheur insouciant ” nous entraînent au cœur même de la famille, de la question de la transmission des biens.

`Il faut aussi interroger la place des photographies qui accompagnent sans cesse les voitures, depuis les ronces jusqu’aux murailles du château devant lesquelles un journaliste les immortalise. Elles fonctionnent pas seulement comme des images mais aussi comme des objets, qui plus est, des objets-gigognes : la voiture, la photo de la voiture, mais aussi le journal où se trouve la photo de la voiture.

La question de l’argent, dans ce monde de collectionneurs, n’est pas purement anecdotique. Acheter des pièces, vendre ou pas la voiture, et à quel prix surtout, comment évaluer le “ prix ” du travail de restauration, autant de questions que je n’ai pu qu’effleurer. Mais manifestement elles sont absolument centrales dans la construction de la valeur, économique et symbolique car les deux sont indissociablement liées, de ces engins. Or les travaux anthropologiques prenant pour objet l’argent, l’échange financier ne sont pas légion. On a beaucoup plus analyser les verbes “ donner ” ou “ échanger ” que le verbe “ vendre ”. Or, cette recherche ne peut en faire l’économie.

Certes, on ne peut qu’emprunter à K. Pomian le terme de “ sémiophores ” pour qualifier ces engins, des objets sans utilité, qui représentent l’invisible, dotés d’une signification particulière. La conversion esthétique de ces objets tient évidemment à ce qu’ils sont des “ sémiophores ” autour desquels se cristallise un intense discours sur soi, sur son savoir, sur sa sociabilité, sur la constitution d’un patrimoine pour le moins singulier à la fois éminemment personnel mais aussi collectif.

1 Matas 1989-1990 : 2522 Frère Michelat 1983 : 287

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Suivant les propos de mes interlocuteurs, j’ai été amené à parcourir de nombreux champs de l’ethnologie. Face à un objet qui s’est très vite révélé polymorphe, deux approches étaient possibles : soit concentrer mon attention sur quelques-uns d’entre eux pour tenter de les expliciter aussi complètement que possible, soit parcourir ce vaste espace que révélaient les entretiens où l’on abordait les sujets les plus divers mais se condamner ainsi fatalement à une approche superficielle, une simple ethnographie d’une pratique, dans un premier temps. J’ai choisi la deuxième solution, choix critiquable certes. Mais analyser la conversion esthétique de ces engins en abordant seulement certains de ses moyens n’était-il pas tout autant critiquable, ne pensant pas la conversion esthétique dans son ensemble ? A l’heure où il faudrait conclure, je ne peux que reconnaître que ce travail, s’il ne commence pas tout à fait, est encore en cours.

Vaste monde que celui de ces “ mécaniciens de l’inutile ” que je me propose de continuer à interroger car le sujet dépasse largement le cadre de son intitulé qui pourrait paraître anecdotique.

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A ces ouvrages, il faut également ajouter la presse spécialisée : La Vie de l’Auto, La Vie de la Moto, Charge Utile, Gazoline, Planète 2 CV et Retromania.

ILLUSTRATIONS

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