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Etienne Balibar Violence et civilité. Sur les limites de l’anthropologie politique Communication au Colloque organisé par le Laboratoire de philosophie pratique et d’anthropologie philosophique, Institut Catholique de Paris, 4 et 5 décembre 2003. Version remaniée pour la publication dans le volume La question de l’humain entre l’éthique et l’anthropologie, sous la direction de Alfredo GOMEZ-MULLER, L’Harmattan 2004. Le titre et la thématique de ce colloque, dans lesquels, même si la terminologie et les références philosophiques au moyen desquelles vous les formulez renvoient - pour une part au moins - à une autre tradition que celle dans laquelle j’ai été formé, je reconnais des préoccupations qui sont aussi les miennes, m’ont incité à vous proposer une communication qui prolonge certains travaux antérieurs déjà consacrés au thème des rapports entre la violence et la politique entendue comme « civilité ». [1 ] J’espère m’approcher ainsi d’une rencontre à laquelle nous sommes disposés les uns et les autres, mais que nous ne voulons pas fonder sur des malentendus. J’articulerai mes propositions autour de quatre points, dont je tenterai de faire voir l’enchaînement sans pour autant pouvoir leur conférer la systématicité qui serait nécessaire pour une démonstration. Cela ne tient pas seulement à des questions de temps ou de circonstance, mais au fait qu’il s’agit plus que jamais, pour ce qui me concerne, de rechercher une unité problématique, sur des matières qui de toute façon ne sont susceptibles d’aucune « résolution » définitive. Ces points concernent : 1) la phénoménologie de l’extrême violence qui, partant de ses manifestations contemporaines, dans lesquelles nous nous trouvons nous- mêmes pris ou dont nous sommes les « spectateurs », mais rejoignant aussi des interrogations qui, depuis ses débuts, définissent l’anthropologie politique, nous oblige à repenser les conditions mêmes de possibilité d’une « action » politique ; 2) l’articulation des catégories du « négatif » qui semblent commander ici l’articulation même de l’éthique, de l’anthropologie et de la politique : le mal, la violence, la mort, et la nécessité d’en entreprendre une critique, voire une dé-construction ; 3) les dilemmes (qu’après beaucoup d’autres je prendrai la liberté d’appeler tragiques) auxquels nous expose la nécessité d’une politique de transformation de l’état de chose existant caractérisé par la violence structurelle et conjoncturelle, dès lors qu’elle ne peut renoncer ni à l’insurrection émancipatrice, ni à la résistance (intérieure, extérieure) au nihilisme de la violence, ou si l’on veut à l’exigence de civilité. - I - Il faut commencer par élucider le sens de l’expression « extrême violence », et pour cela en saisir selon le mode de la compréhension des aspects typiques, ou des traits d’essence, c’est-à- dire qu’il faut en proposer une phénoménologie même très sommaire. [2 ] Cependant il ne s’agit pas seulement de décrire la façon dont est vécue l’extrême violence, mais plus généralement la façon dont elle se distribue entre les pôles de l’individuel et du collectif, ou de l’objectif et du subjectif. Ce qui, bien entendu, commande aussi des expériences vécues dont nous pouvons nous accorder à penser que, selon différentes modalités, elles sont des

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Etienne Balibar

Violence et civilité. Sur les limites de l’anthropologie politiqueCommunication au Colloque organisé par le Laboratoire de philosophie pratique et d’anthropologie philosophique, Institut Catholique de Paris, 4 et 5 décembre 2003. Version remaniée pour la publication dans le volume La question de l’humain entre l’éthique et l’anthropologie, sous la direction de Alfredo GOMEZ-MULLER, L’Harmattan 2004.

Le titre et la thématique de ce colloque, dans lesquels, même si la terminologie et les références philosophiques au moyen desquelles vous les formulez renvoient - pour une part au moins - à une autre tradition que celle dans laquelle j’ai été formé, je reconnais des préoccupations qui sont aussi les miennes, m’ont incité à vous proposer une communication qui prolonge certains travaux antérieurs déjà consacrés au thème des rapports entre la violence et la politique entendue comme « civilité ». [1] J’espère m’approcher ainsi d’une rencontre à laquelle nous sommes disposés les uns et les autres, mais que nous ne voulons pas fonder sur des malentendus.

J’articulerai mes propositions autour de quatre points, dont je tenterai de faire voir l’enchaînement sans pour autant pouvoir leur conférer la systématicité qui serait nécessaire pour une démonstration. Cela ne tient pas seulement à des questions de temps ou de circonstance, mais au fait qu’il s’agit plus que jamais, pour ce qui me concerne, de rechercher une unité problématique, sur des matières qui de toute façon ne sont susceptibles d’aucune « résolution » définitive. Ces points concernent : 1) la phénoménologie de l’extrême violence qui, partant de ses manifestations contemporaines, dans lesquelles nous nous trouvons nous-mêmes pris ou dont nous sommes les « spectateurs », mais rejoignant aussi des interrogations qui, depuis ses débuts, définissent l’anthropologie politique, nous oblige à repenser les conditions mêmes de possibilité d’une « action » politique ; 2) l’articulation des catégories du « négatif » qui semblent commander ici l’articulation même de l’éthique, de l’anthropologie et de la politique : le mal, la violence, la mort, et la nécessité d’en entreprendre une critique, voire une dé-construction ; 3) les dilemmes (qu’après beaucoup d’autres je prendrai la liberté d’appeler tragiques) auxquels nous expose la nécessité d’une politique de transformation de l’état de chose existant caractérisé par la violence structurelle et conjoncturelle, dès lors qu’elle ne peut renoncer ni à l’insurrection émancipatrice, ni à la résistance (intérieure, extérieure) au nihilisme de la violence, ou si l’on veut à l’exigence de civilité.

- I -

Il faut commencer par élucider le sens de l’expression « extrême violence », et pour cela en saisir selon le mode de la compréhension des aspects typiques, ou des traits d’essence, c’est-à-dire qu’il faut en proposer une phénoménologie même très sommaire. [2] Cependant il ne s’agit pas seulement de décrire la façon dont est vécue l’extrême violence, mais plus généralement la façon dont elle se distribue entre les pôles de l’individuel et du collectif, ou de l’objectif et du subjectif. Ce qui, bien entendu, commande aussi des expériences vécues dont nous pouvons nous accorder à penser que, selon différentes modalités, elles sont des

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expériences-limites, ou portent l’être humain à la limite des possibilités d’interprétation, d’apprentissage, de réaction, de transformation. Il en va ainsi parce qu’elles impliquent une remise en question de l’identité personnelle et sociale, de l’intégrité du corps et de la pensée, du lien d’appartenance mutuelle entre les sujets et leur environnement historique et géographique. [3] On parlait ici même hier de la façon dont l’individualité se relie à un système de lieux de vie ou de travail, et par conséquent se construit dans l’espace, de même qu’elle se relie à des communautés proches ou « imaginées », et par conséquent se construit dans un temps qui la dépasse toujours elle-même notamment parce qu’il inclut la suite des générations, mais sur lequel elle doit avoir prise.

Une telle description peut se référer à la notion d’état d’exception, telle que par exemple Agamben vient de l’élaborer brillamment, sur la base d’une généralisation du paradigme du camp de concentration et d’extermination dont il indique qu’il produit en quelque sorte ce que les institutions de l’existence sociale et politique et de la culture ont normalement pour fonction de recouvrir et de mettre à distance : l’absolue fragilité, l’absolue disponibilité de la « vie nue », ou si l’on veut de la dimension d’animalité au sein même du monde humain. Donc la destruction du lien social par la société elle-même. [4] Mais, tout en reconnaissant la force de cette conceptualisation et les problèmes fondamentaux qu’elle permet de poser, je crois que nous avons aussi intérêt à partir d’une phénoménologie plus diversifiée et en un sens moins allégorique, qui fasse apparaître un des traits caractéristiques de ce qu’on peut entendre aujourd’hui par extrême violence, et des raisons pour lesquelles il est difficile d’en construire immédiatement une interprétation simple : je veux dire son caractère fondamentalement hétérogène. Et c’est à travers cette hétérogénéité qu’il faudra chercher à retrouver un ensemble de traits qui traduisent l’insistance d’une même question éthique et anthropologique. Je reviendrai sur ce point en conclusion.

« Extrême » violence est par définition une notion malaisée, voire paradoxale. Elle indique un seuil ou une limite repérable dans les choses mêmes, mais dans le même temps elle se dérobe aux critères absolus et aux estimations quantitatives. Il y a de l’extrême violence dans les phénomènes de masse qui enveloppent des exterminations ou des génocides, des réductions en esclavage, des déplacements de population, des paupérisations massives assorties de vulnérabilité aux « catastrophes naturelles », de famines et d’épidémies (à propos desquelles on parle précisément de seuils de survie). Mais il y a aussi de l’extrême violence dans l’administration de souffrances physiques ou morales qui sont strictement individuelles, de blessures infligées à l’intégrité corporelle ou au respect de soi-même, c’est-à-dire à la possibilité de défendre et d’assurer sa propre vie « digne ». Et en un sens la référence à l’individu singulier ne peut pas plus être éludée que la référence à des situations génériques, sociales, parce que la vie qui porte l’expérience des activités proprement humaines : le langage, le travail, la sexualité, la génération, l’éducation, de même que la vie qui porte les droits dits de l’homme ou du citoyen, est en dernière analyse une vie individuelle, ou individualisable (ce qui ne veut pas dire isolable, et peut-être même l’exclut).

Mais cette phénoménologie comporte aussi d’autres éléments de complexité. Il y a de l’extrême violence dans la brutalité et la soudaineté d’événements traumatiques, de « catastrophes » qui apportent la mort, le déracinement, l’assujettissement au pouvoir d’un maître. Mais il y a aussi de l’extrême violence dans la répétition indéfinie de certaines dominations invétérées, à la limite invisibles ou indiscernables comme violence parce qu’elles font corps, semble-t-il, avec les fondements de la société et de la culture - on pense bien entendu en particulier à l’infériorisation et à l’esclavage domestique des femmes, ou dans certaines exclusions corrélatives de la façon dont est instituée la normalité des moeurs, ou

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mesurée l’utilité des êtres humains (l’exclusion des fous, des criminels, des déviants sexuels, dont la sauvagerie toujours bien actuelle se manifeste au grand jour à l’occasion de quelques « scandales », mais qui demeure normalement d’autant plus cachée que personne ne veut la voir, et dont l’œuvre de Michel Foucault, en particulier, a reconstitué la généalogie coextensive à l’histoire de la modernité). [5] De cette extrême diversité dont il faut à la fois éviter la simplification et tenter de comprendre les moments de convergence, je me propose d’extraire ici un certain nombre de traits, en ayant en vue la façon dont ils affectent la position du problème de l’action politique, elle-même conçue comme un mode fondamental, à la fois matériel et symbolique, d’instituer la relation réciproque des individus et des communautés dont ils font partie, c’est-à-dire de collectiviser les individus et d’individualiser les membres des collectifs historiques.

Repérer qualitativement ce que nous appelons « extrême » dans le registre de la violence, ce n’est pas procéder à des typologies ou à des qualifications au sens juridique du terme, même si la science juridique et particulièrement l’évolution de ses définitions (par exemple lorsqu’elle criminalise le viol, ou le génocide, fournit des indications précieuses), mais c’est problématiser la notion même de seuil, et d’abord parce que la violence en tant que telle ne peut faire l’objet d’un anathème indifférencié. Un tel anathème est vain, il reviendrait à recouvrir immédiatement d’une dénégation, d’un voile moral, ce fait anthropologique fondamental que la violence sous ses diverses formes (j’allais même dire l’invention sociale des diverses formes de la violence, sa « créativité » propre) appartient à l’expérience humaine et du même coup à l’histoire, dont elle constitue l’un des « moteurs ». Il n’en reste pas moins qu’au sein de cette histoire dont la violence fait intégralement partie, et qui de ce fait associe inextricablement violence et politique, violence et esthétique, violence et expérience morale, etc., nous éprouvons le besoin de repérer des seuils auxquels nous associons l’idée de l’intolérable. Nous les mettons en relation avec une limite du droit et de la possibilité même de la politique. Nous les considérons par conséquent comme la manifestation de la part d’inhumanité sans laquelle l’idée même d’humanité est dénuée de sens.

Je crois que cette limite est tendanciellement atteinte, en particulier, lorsque se produisent brutalement ou insidieusement, de façon visible ou invisible, trois types de renversement des conditions « trans-individuelles » de l’existence individuelle et sociale, qui concernent la « résistance » des êtres humains à la mort et à la servitude, la complémentarité de la vie et de la mort (ou la place de la mort dans la vie), et la finalité ou l’utilité de l’usage de la force et de la contrainte.

Le sens de la violence en tant qu’anéantissement des possibilités de résistance a été illustré de façon inégalable par Simone Weil dans son commentaire de L’Iliade d’Homère, où elle fait ressortir, dans le discours du poète, trois caractères dont l’imbrication fonde une vision tragique du monde : la réduction du vaincu à l’état de « chose » impuissante au moment de la mort violente, l’illusion de toute-puissance, qui passe et repasse d’un camp à l’autre dans la guerre, et fait perdre à l’acteur l’occasion qu’il avait d’échapper lui-même à son destin, enfin l’équité morale qui fait ressentir la souffrance de l’ennemi comme la sienne propre. [6] C’est le premier aspect qui, sans oublier les autres, nous intéresse ici directement :

« La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre (…) Le héros est une chose traînée derrière un char dans la poussière (…) La force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas ; c’est-à-dire

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celle qui ne tue pas encore. Elle va tuer sûrement ou elle va tuer peut-être, ou bien elle est seulement suspendue sur l’être qu’à tout instant elle peut tuer ; de toute façon, elle change l’homme en pierre. Du pouvoir de transformer un homme en chose en le faisant mourir procède un autre pouvoir, et bien autrement prodigieux, celui de faire une chose d’un homme qui reste vivant. Il est vivant, il a une âme ; il est pourtant une chose. Être bien étrange qu’une chose qui a une âme ; étrange état pour l’âme. Qui dira combien il lui faut à tout instant, pour s’y conformer, se tordre et se plier sur elle-même ? Elle n’est pas faite pour habiter une chose ; quand elle y est contrainte, il n’est plus rien en elle qui ne souffre violence. Un homme désarmé et nu sur lequel se dirige une arme devient cadavre avant d’être touché (…) Du moins les suppliants, une fois exaucés, redeviennent-ils des hommes comme les autres. Mais il est des êtres plus malheureux qui, sans mourir, sont devenus des choses pour toute leur vie. Il n’y a dans leurs journées aucun jeu, aucun vide, aucun champ libre pour rien qui vienne d’eux-mêmes. Ce ne sont pas des hommes vivant plus durement que d’autres, placés socialement plus bas que d’autres ; c’est une autre espèce humaine, un compromis entre l’homme et le cadavre. Qu’un être humain soit une chose, il y a là, du point de vue logique, contradiction ; mais quand l’impossible est devenu une réalité, la contradiction devient dans l’âme déchirement. Cette chose aspire à tous moments à être un homme, une femme, et à aucun moment n’y parvient. C’est une mort qui s’étire tout au long d’une vie ; une vie que la mort a glacée longtemps avant de l’avoir supprimée… »

Dire que l’extrémité de la violence anéantit les possibilités de résistance, quelles qu’en soient les formes, c’est dire qu’elle ne contribue à aucune dialectique, pas même celle que Hegel avait en vue lorsque, dans son célèbre développement sur « autonomie et dépendance de la conscience de soi » (plus connu sous le nom de « dialectique du maître et de l’esclave »), il décrivait la possibilité d’un « échange » entre la soumission et la vie, et en faisait l’origine du développement de la culture. [7] Mais le fond de cette impossibilité, c’est aussi le fait que se trouve anéantie une certaine complémentarité de la vie et de la mort qui est elle-même au fondement de l’enchaînement des générations et de la formation des communautés (et ici, bien entendu, on retrouve quelque chose de très voisin de ce que Agamben appelle la production de la « vie nue »), c’est-à-dire lorsque la vie apparaît finalement comme pire que la mort.

Le fait que la vie soit pire que la mort, ou plus difficile à vivre que la mort même, renvoie traditionnellement à l’expérience de la torture, donc à un seuil d’intensité et de « raffinement » des souffrances subies qui conduit le supplicié à implorer la mort comme une « délivrance ». Mais il peut aussi se référer à une somme ou une continuité de la violence, qui la fait apparaître interminable, comme un destin ou une fin en soi. Achille Mmembe en fait le centre de sa « phénoménologie de la violence » dans l’espace de la colonie et de ce qui lui a succédé (non pas l’indépendance, ou la liberté, mais la « post-colonie »). Il en donne une formule saisissante comme multiplication de la mort : non seulement au sens où d’innombrables meurtres, « directs » et « indirects », sont impliqués dans la colonisation aussi longtemps qu’elle se maintient, ce qui n’est possible que par l’extrême violence, et lui « survivent » dans le monde post-colonial qui en a hérité les « techniques » de pouvoir, mais au sens où chaque mort est en quelque sorte démultipliée, différée et étendue à l’infini. Ainsi se trouvent effectivement produits les « morts-vivants » (une notion que nous retrouvons au cœur de la pensée d’Arendt), dont la chair est (comme le disait aussi Simone Weil) devenue une « viande ». La colonie est « un lieu et un temps où l’on est à demi-mort - ou si l’on veut à demi-vivant. C’est un lieu où la vie et la mort sont si profondément imbriquées qu’il n’est plus possible de les distinguer, de déterminer de quel côté se trouve un homme (…) De quelle mort meurt-on « après la colonie » ? Il y a tant de morts et de différentes façons de mourir

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(…) Toutes les recettes peuvent être essayées sur les corps [des prisonniers soumis à la torture pour leur faire « avouer » leur participation à la conspiration contre le pouvoir] (…) Certains, placés dans un non-lieu où ils ne savent pas s’ils sont vivants ou condamnés à mort, attendent à chaque instant l’ordre d’exécution (…) Puis il y a la mort par étapes, par exemple quinze : une mort multipliée par quinze (…) qui au bout du compte n’est pourtant jamais qu’une simple mort (…) Il y a la mort qui se lit dans l’abandon et la dévastation des paysages, dans les tas d’ordures au coin des rues (…) dans l’enchaînement des génocides sans raison ni fin ». [8] Cette multiplication de la mort est mise en relation, d’un côté, avec l’annulation ou l’anéantissement de l’existence des dominés par la colonisation, qui dénie aux « indigènes » toute culture ou sociabilité propre, voire toute individualité (les « Arabes », les « Nègres », les « coolies » sont indiscernables) ; de l’autre avec l’obsession de l’animalité qui transforme l’indigène en « gibier » (non sans la hantise permanente, que décrit Fanon, et qu’évoquait déjà Conrad dans Heart of Darkness, d’un gibier qui deviendrait à son tour chasseur, et qui implique de ne jamais relâcher la terreur). C’est précisément à propos de l’impossibilité de la résistance et de la réduction à l’impuissance que Derrida risque la comparaison provocatrice entre le génocide et la cruauté envers les animaux. [9]

N’oublions pas pour autant que cette possibilité d’éprouver la vie comme moins supportable que la mort appartient aussi en un sens à la « normalité » de l’existence humaine, ou plus exactement marque la présence-limite du pathologique, notamment de la maladie ou de l’infirmité, au sein même de la norme, d’où procèdent les expériences morales et les choix éthiques les plus contradictoires (le choix stoïcien du suicide contre la déchéance, l’acceptation chrétienne de la souffrance qui constitue une forme d’identification avec la passion du Sauveur). Ce qui nous conduit à une autre modalité de l’anéantissement de cette complémentarité entre la vie et la mort nécessaire à la vie elle-même : lorsque les individus se trouvent radicalement dépossédés de leur propre mort - qui de toute façon ne leur « appartient pas » vraiment, mais dont ils ne cessent, par le récit, le rituel, l’imagination, de construire les fictions qui leur en procurent une quasi-propriété. Or cela peut se produire selon des modalités très diverses d’interruption de la culture : depuis la solitude radicale ou la mort isolée, sans secours ni témoins, jusqu’à la mort industrielle, anonyme, administrée en masse.

Nous sommes conduits par là à une troisième modalité phénoménologique de l’extrême violence, sur laquelle Hannah Arendt a particulièrement insisté dans les Origines du Totalitarisme, en contrepoint de sa description de la « terreur » totalitaire, qui commence par « disposer » les corps des victimes promises à l’extermination de masse au travers d’une triple annihilation de leur humanité comme personnalité juridique, personnalité morale et individualité différenciée. [10] Ces préparatifs minutieux à l’élimination, qui requièrent tout un appareil juridique, toute une rationalité technique et toute une organisation, sont sans utilité sociale, ou leur utilité n’est qu’anti-sociale, c’est une désutilité radicale. La violence apparaît pour une part au moins comme excédant les finalités qui lui assurent une place permanente dans l’économie du pouvoir et de la production. Dans son analyse de la signification des camps, Arendt s’est attachée à montrer qu’en dépit des apparences, ou justement à cause des formes industrielles et du simulacre de rationalité bureaucratique qui les caractérisait, ils ne remplissaient aucune fonction économique (même dans le cadre de l’économie de guerre) mais comportaient au contraire une dimension de gaspillage de ressources aussi bien dans le cas nazi que dans le cas soviétique. Et que cette contre-finalité, bien loin de s’atténuer en raison des exigences de la conservation de soi, est susceptible au contraire de les annuler totalement : c’est ainsi que les nazis à mesure que leur défaite s’approche consacrent de plus en plus de forces et de ressources à la mise en œuvre de la « solution finale », qui est leur œuvre propre, au détriment de la défense nationale. Cette « folie » doit être mise en relation

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avec le fait que les camps et plus généralement la terreur n’ont pas d’autre fonction que de reproduire, d’attester et de justifier la toute-puissance de ceux qui les instituent.

Cette caractéristique peut se discuter (en particulier à la lumière d’une théorie de la reconstitution de l’esclavage par les régimes totalitaires, laquelle toutefois ne peut rendre compte de l’acharnement des nazis à privilégier l’exécution de la « solution finale » au détriment de leur propre effort de guerre). Elle n’est pas dépourvue d’ambivalence éthique (comme on pourrait le voir à engager une confrontation avec la notion de « dépense » chez Georges Bataille), mais elle s’étend à tout le spectre des violences que nous considérons comme extrêmes, quelle que soit d’ailleurs la nature de l’utilité et plus généralement de la finalité que nous avons en vue : y compris lorsqu’il s’agit de courber la volonté de l’esclave ou d’obtenir des renseignements par la torture, l’isolement, la privation de droits et de contacts comme on le voit aujourd’hui par exemple à Guantanamo, ou lorsqu’il s’agit de conquérir des avantages militaires par la terreur comme on le voit dans la terreur d’Etat et dans les « attentats-suicides » qui lui « répondent » au Moyen Orient et ailleurs. En réalité ce qui est en question ici c’est la question de savoir si l’exercice de la violence est jamais intégralement fonctionnel, s’il peut vraiment exister sans ses propres excès, ou sans « montée aux extrêmes » échappant aux intentions et au contrôle de ses propres agents. Mais de toute façon, au moins comme un problème, je crois que nous pouvons retenir ce critère qu’est l’écart entre la violence extrême, les moyens qu’elle emploie, ou les effets qu’elle produit, et la Zweckrationalität, la rationalité du rapport moyen-fins. Et, toujours de façon hypothétique, nous pouvons apercevoir ici une corrélation entre le fantasme de la toute-puissance, dont l’extrême violence s’alimente et qu’elle reproduit, et la réduction à l’impuissance de ses victimes, qui constitue son « objectif » immanent.

Le « cercle » ainsi constitué enclôt les modalités de démultiplication de la mort, ou d’excès sur la mort, auxquelles je faisais allusion plus haut, mais il comporte aussi une dimension supplémentaire (peut-être la dimension proprement « tragique », je vais y revenir) qui est celle de la contamination des victimes par la violence dont elles font l’objet. C’est à propos des camps nazis que cette question a été particulièrement soulevée dans la période contemporaine, non sans donner lieu à embarras et polémiques. Il ne peut guère en aller autrement dans une « zone grise » (comme dit Primo Levi) où la nécessité de dire la vérité côtoie à chaque instant le risque de l’infamie qui effacerait la distinction entre les bourreaux et les victimes (et a fortiori, comme dans certaines exploitations inspirées par l’esthétique de la transgression, intervertirait leur place ou leur valeur, réalisant après-coup l’un des objectifs de la terreur). [11] C’est à cette lumière qu’il faut relire tous les débats sur la « passivité » des victimes des génocides (y compris le génocide Juif) qui hante les survivants et leurs descendants. Le critère de l’impossibilité de la résistance, c’est-à-dire de la « réponse » (ou de la réponse « proportionnée », c’est-à-dire finalement de la réponse politique) à la violence, recouvre toute sorte de modalités distinctes : elles incluent le silence, qui en est peut-être une modalité fondamentale [12]., mais aussi la « contre-violence » dite « suicidaire » qui à la limite de l’impuissance et de l’illusion de toute-puissance (qui, en fait, la redouble). Eventuellement l’impuissance mutuelle, notion apparemment paradoxale qu’on peut comparer à la phrase oubliée de Marx dans le Manifeste communiste évoquant la « destruction mutuelle des classes en lutte » dans certaines conjonctures historiques, et par conséquent l’anéantissement du politique lui-même. Mais elle trouve d’une certaine façon son comble dans le moment où, sous menace de mort ou de torture bien entendu, les bourreaux et généralement les « maîtres » font des victimes ou de certaines d’entre elles les instruments (éventuellement zélés) de l’anéantissement, de la subjection et de l’abjection de leurs proches.

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On se reportera ici conjointement à la description par Primo Levi du fonctionnement des Sonderkommandso d’Auschwitz et au passage du Shoah de Claude Lanzmann où celui-ci entreprend (non sans une forme de « sadisme de la vérité » qui a été beaucoup discutée) de faire revivre par le coiffeur de Tel Aviv le moment où il a dû préparer sa femme et sa fille pour la chambre à gaz. « L’invention et l’organisation des Sonderkommandos, écrit Primo Levi, constitue le crime le plus diabolique du nazisme. Derrière l’aspect pragmatique (économiser des hommes valides, se décharger sur d’autres des tâches les plus atroces) s’en profilent d’autres plus subtils. Une telle institution permettait de déplacer sur l’autre, et précisément sur les victimes, le poids de la faute, de façon à ce qu’elles perdent jusqu’à la conscience de leur innocence. Il n’est ni facile ni agréable de chercher à sonder cet abîme de méchanceté, et pourtant à mon avis il faut le faire, car ce qui a pu être perpétré hier pourra être à nouveau tenté demain (…) L’existence des Sonderkommandos avait bel et bien un sens, elle comportait un message : « Nous, le peuple des maîtres, nous sommes vos destructeurs, mais vous n’êtes pas meilleurs que nous ; si nous le voulons, et justement nous le voulons, nous sommes capables de détruire non seulement vos corps mais vos âmes, comme nous avons détruit les nôtres. » (I sommersi e i salvati, p. 39). Primo Levi rapporte alors une anecdote attestée, celle du match de football organisé dans le camps entre une équipe de S.S. et une équipe de membres du Sonderkommando (eux-mêmes promis à l’élimination lorsque viendrait le remplacement périodique), qui illustre le « lien immonde de la complicité forcée », et il tente une interprétation symbolique : « Rien de tel ne se produisit jamais, et n’était même concevable, avec d’autres catégories de prisonniers. Mais avec les « corbeaux du crématoire » les S.S. pouvaient entrer en compétition, pour ainsi dire sur un pied d’égalité. Un rire satanique se fait entendre derrière cet armistice : tout est consommé, nous avons atteint notre but, vous n’êtes plus l’autre race, l’anti-race, l’ennemi numéro un du Reich Millénaire, vous n’êtes plus le peuple qui brise les idoles. Nous vous avons embrassés, corrompus, attirés tout au fond avec nous. Vous aussi, comme nous, comme Caïn, vous avez assassiné votre frère. Venez donc, nous pouvons jouer ensemble… » (Ibid., p. 40-41).

De son côté Zygmunt Bauman, dans Modernity and the Holocaust, inscrit cet aspect essentiel de l’extrême violence arrivée à son point limite dans une perspective de rationalité qui fait de l’extermination l’accomplissement de la modernité : « L’administration S.S. transformait tout ce dont elle prenait le contrôle, y compris ses victimes, en autant de maillons de la chaîne de commandement, soumise aux règles strictes de la discipline et dégagée de tout jugement moral. Le génocide fut un processus complexe : comme Raul Hilberg l’a observé, il comportait des tâches exécutées par les Allemands, et d’autres qui le furent par leurs victimes juives, sous le commandement des Allemands, mais souvent avec une conscience touchant à l’abnégation. Telle est la supériorité technique d’un crime de masse planifié et rationnellement organisé sur des massacres et des progromes anarchiques. La collaboration des victimes d’un progrome avec leurs bourreaux est impensable. La coopération des victimes avec la bureaucratie S.S. faisait partie du plan, elle représentait même une condition essentielle de son succès (…) C’est pourquoi non seulement les conditions extérieures de l’institution du ghetto, sur lesquelles les victimes n’avaient pas de contrôle, étaient conçues de façon à faire du ghetto tout entier un appendice de la machine exterminatrice, mais les capacités de raisonnement des « fonctionnaires » en charge de cet appendice s’appliquaient à promouvoir les comportements de loyauté et de coopération consciente avec les objectifs bureaucratiquement définis. » [13]

On pourrait se poser, en dépit de l’expérience, la question de savoir si ces limites complémentaires, mais représentant des « voies » différentes de retournement de l’humain contre lui-même, sont jamais effectivement atteintes, ce qui est une question cruciale pour la

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possibilité même de la politique. Dans un monde et une histoire irrémédiablement marqués par l’existence de rapports de domination et de violence, la possibilité de la politique est essentiellement liée aux pratiques de résistance, non seulement négativement, comme contestation de l’ordre établi, revendication de justice, etc., mais positivement, comme « lieu » dans lequel se forment des subjectivités actives et des solidarités collectives. Cependant le propre de l’extrême violence est justement de tendre à l’anéantissement de cette possibilité, c’est-à-dire à la réduction des individus et des groupes à l’impuissance, sous ses différentes formes dont font également partie les diférentes formes de la violence et de la contre-violence suicidaire. Cette question n’a cessé de préoccuper certains philosophes, et tout particulièrement Spinoza qui, même s’il en a esquissé la description à propos des effets de la monarchie absolue sur la capacité des individus à préserver leur instinct de conservation, en a récusé la possibilité dans l’absolu. La phénoménologie de la violence que nous propose Spinoza (et sur laquelle a particulièrement insisté Deleuze) [14] repose sur l’idée que l’individualité comporte (aussi longtemps qu’elle survit) un minimum incompressible que la violence extrême ne peut anéantir ou retourner contre l’effort de vivre et de penser des individus, dans la forme consciente ou surtout inconsciente d’une « servitude volontaire » qui serait aussi une volonté de sacrifice. Cette idée, notons-le, est tout à fait différente de l’idée hégélienne (en dernière analyse d’origine chrétienne) selon laquelle l’extrême violence peut être « convertie » en progrès éthique, juridique et politique, par la « puissance du négatif ». Et elle est d’autant plus intéressante qu’elle repose en fait sur la thèse du caractère transindividuel de l’individualité elle-même, c’est-à-dire sur l’idée que ce qui fait la capacité de résistance des individus à la violence, et tout simplement constitue leur « être », est l’ensemble des rapports qu’ils entretiennent toujours déjà avec d’autres individus, qui « font partie d’eux-mêmes » comme eux-mêmes « font partie » de l’être des autres. [15] Avec la capacité de résistance qui marque la puissance de vivre vient la capacité de parole, de revendication des « droits », de lutte pour l’intérêt propore ou pour l’émancipation du genre humain. Toujours repoussée plus loin, elle est aussi toujours « idéalement » visée par le système de la cruauté, ce qui montre bien qu’elle pose un problème anthropologique et politique fondamental Le problème même dont dépend la possibilité d’une « anthropologie de la politique », serais-je tenté de dire.

- II -

A ce problème, toute une partie de la philosophie contemporaine a répondu en réactivant la question du mal, à l’articulation de l’éthique et de la politique. Chez Spinoza (qui emploie précisément le nom traditionnel d’éthique pour désigner le champ théorique dans lequel la possibilité de la politique peut être « déduite » des conditions générales de l’individualité comme ensemble de relations et de conflits, de rapports de passivité et d’activité), l’idée d’un minimum incompressible et par conséquent d’une capacité de résistance de l’individu à la violence (en particulier l’idée qu’on ne peut pas empêcher l’homme de penser), est étroitement liée à deux thèses que nous serons évidemment obligés de problématiser, ce qui veut dire à la fois que nous ne pouvons les tenir pour acquises, et que nous devons en discuter les présupposés. L’une dit, contre le courant dominant du contractualisme (et notamment contre Hobbes), qu’il n’y a pas de nature qui soit opposable à l’histoire des institutions et à la politique, et plus généralement pas d’en-deçà de la politique, donc pas de « fondement » pour la différence entre les formes de société et les régimes, autre que l’économie différente des forces qui s’exercent en elles. L’autre dit que la notion du « mal » est imaginaire, et qu’elle correspond seulement à la façon dont les individus qui sont « conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent » (Ethique, appendice de la Première Partie) se représentent les puissances qui font obstacle à leur intérêt et à leur conservation, et qui donc

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les « détruisent » : en dernière analyse la mort, qui est le « mal » par excellence parce qu’elle correspond à l’isolement définitif de l’individu en face de ses semblables : on peut donner et recevoir la mort des autres, mais on meurt toujours seul, sinon « pour soi-même ». Même si nous ne la conservons pas telle quelle, cette thèse a l’immense avantage de poser le problème éthique au voisinage des limites que fait surgir la phénoménologie de l’extrême violence.

Cependant la critique de la référence au « mal » peut être menée selon des modalités tout à fait différentes. Elle a été récemment reprise avec vigueur par Alain Badiou dans un petit livre intitulé L’éthique qui fait référence à Spinoza, mais se réclame plutôt d’une orientation platonicienne. [16] Se fondant explicitement sur des références à Lévinas, mais ayant en vue un courant plus large de défense philosophique des « droits de l’homme « et des « droits du vivant » à partir de l’identification et de la dénonciation du Mal comme ce que la politique et plus généralement l’action humaine doit fuir et rendre impossible [17], Badiou s’est proposé de montrer de façon mi-argumentative mi-axiomatique, que l’éthique et la politique (donc leur articulation) doivent se fonder, non sur le primat de la référence au Mal, négativement, mais positivement sur la référence au Bien que, selon une tradition qui va de Platon à Saint-Thomas (même s’il en propose, techniquement, une définition différente et même antithétique), il identifie à la Vérité. [18] Cette critique se développe selon deux axes qui ne sont pas, en effet, sans faire penser à certains thèmes du spinozisme : d’une part l’idée que la position éthique (et par voie de conséquence politique) fondée sur le primat de l’idée du Mal (ou du Mal « radical ») est indissociable d’une obsession de la mort et donc d’une soumission « nihiliste » à la pulsion de mort dans le moment même où elle en combat les manifestations [19], d’autre part l’idée que le Mal est une généralité abstraite fondée sur la puissance (et le cas échéant la manipulation) des analogies qui permettent de constituer des « ennemis » du genre humain par assimilation à des figures archétypiques de l’inhumain (ainsi, l’utilisation du nom d’Hitler et de la référence à la Shoah pour identifier de nouvelles incarnations du Mal : l’Islam, etc.). [20] La faiblesse d’un tel discours est cependant que, ayant procédé à un renversement terme à terme à l’intérieur du couple métaphysique du Bien et du Mal (proclamant la supériorité de l’éthique du Bien sur l’éthique du Mal, alors que Spinoza, on s’en souvient, les considère comme rigoureusement inséparables, pour ne pas dire synonymes), ou même à un renversement du renversement (si l’on admet que les éthiques du Mal radical, avant et après Kant, sont commandées par la destruction de l’Idée du souverain Bien, et qu’il importe, non de rétablir celle-ci, mais d’en dégager le véritable principe d’universalité : l’immortalité des vérités), il s’avère littéralement obsédé par la menace des différentes formes du Mal dont il a déduit l’existence en tant que négatif du Bien : avant tout le « simulacre », formellement indiscernable de la vérité dont il mime le caractère événementiel et la puissance de destruction de l’ordre établi qui engendre la fidélité subjective (l’exemple par excellence de ce « désastre » étant à nouveau le nazisme, en tant que « révolution contre-révolutionnaire »), mais aussi, en tant que condition de possibilité de l’illusion, le règne général de l’opinion, lui-même fondé sur des généralités négatives telles que « l’égoïsme », la « puissance de l’argent » (ou du marché), le « communautarisme », etc. L’idée d’une éthique du Bien s’avère donc indiscernable de l’idée que, à de « rares » exceptions près (rareté des événements fondateurs, rareté des fidélités sans trahison, etc.), les humains vivent dans le monde du Mal, ou du moins de la perversion du Bien. On se retrouve au point de départ, c’est-à-dire à l’indistinction des figures du négatif. Or c’est précisément de cela qu’il faudrait, me semble-t-il, sortir pour faire face à la question posée par Spinoza, et en sens inverse par la phénoménologie contemporaine de l’extrême violence, des limites de la capacité politique collective (ou si l’on veut des limites « impolitiques » de la politique). [21]

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En réalité, la plus grande partie de la réflexion contemporaine sur l’extrémité de la violence ne s’est pas organisée autour d’une notion indifférenciée ou métaphysique du mal « absolu » (même si elle a été amenée à en repenser la signification, en particulier dans la trace des théorisations kantiennes et post-kantiennes de la perversion de la liberté, ou de la théorisation nietzschéenne du nihilisme), mais en fonction d’un problème spécifiquement moderne qui est celui des rapports entre la « destruction du politique » et la « destruction de l’humain » comme aspects corrélatifs d’une même productivité essentielle.

Faut-il parler ici d’une « destruction du politique » ou plutôt d’une « capture de la politique » ? Pour étudier cette question j’avais proposé en un autre lieu de raisonner selon les deux axes d’une « structure » fondée sur le croisement des deux modalités de destruction de l’action : celle que j’appelle « ultra-objective », ou réduisant les êtres humains au statut de choses éliminables et instrumentalisables à volonté dans le monde des marchandises, et celle que j’appelle « ultra-subjective », faisant des individus et des communautés en proie au délire de la puissance souveraine les exécutants d’un plan de liquidation des forces du « mal ». [22] Il ne s’agit pas tant, dans mon esprit, d’une structure de « causes », ayant une fonction explicative, que d’une structure d’effets observables, mais dont la cause (en tout cas la cause principale, ultime) est « absente ». Elle ne sert donc pas tant à classer et expliquer rationnellement les formes de l’extrême violence historique, en réduisant leur hétérogénéité essentielle, qu’à interpréter leur surdétermination, en approchant de plusieurs côtés à la fois, à la limite du discours et de la métaphore, les points critiques de notre expérience, où la « mesure » se transforme en « démesure », l’homogénéité en hétérogénéité (Bataille), le rapport (y compris le « rapport de forces ») en non-rapport, par disparition ou absolutisation de la figure de l’adversaire en tant que tel. [23]. Clausewitz, on le sait, considérait que dans la guerre l’objectif militaire (celui de la « bataille décisive ») est l’anéantissement de la capacité défensive de l’adversaire, ou de sa capacité de résistance, mais il distinguait soigneusement cet objectif militaire d’un objectif politique, et par conséquent maintenait un écart entre la destruction des moyens et celle de l’existence même des hommes, leur élimination ou leur transformation en objets « superflus ».

La prise en compte de l’extrême violence et de son effet spécifique de destruction des conditions de possibilité de la politique (à commencer par la possibilité même de la lutte ou de l’agôn) pose les questions anthropologiques les plus difficiles. Elle me paraît étroitement mêlée à la possibilité de dissocier, au moins relativement, une pensée de l’histoire et de l’historicité d’une pensée « eschatologique » ou apocalyptique des « fins de l’homme ». Car ce qui est en cause c’est la coexistence - à la limite l’indiscernabilité - de la production de l’humain par l’homme (c’est-à-dire par la société, la culture) et de la destruction de l’homme par l’homme, dans les formes et les institutions mêmes de l’humanisation (ce dont les génocides scientifiquement planifiés et industrialisés donnent une illustration, mais aussi les « enseignements de la haine »). On peut essayer de rapprocher cette question de plusieurs thématiques qui ont acquis une grande résonance dans la philosophie contemporaine.

Celle du mal radical en est une, en effet. On sait que H. Arendt la rattache toujours, dans une terminologie post-kantienne, à l’anéantissement de la « spontanéité », c’est-à-dire à la fois de la capacité de jugement et de la capacité de résistance. Mais elle en fait aussi un effet de l’ensemble des transgressions qui tendent à brouiller les distinctions du sujet et de l’objet, du bourreau et de la victime, bref de l’activité et de la passivité, et instituent ce que Primo Levi, je l’ai rappelé, appelle la « zone grise ».. Ce que j’interprète, pour ma part, non pas tant comme une confusion des rôles de bourreau et de victime que, au second degré, comme l’émergence d’une question (en fait indécidable) qui porte sur la place de l’inhumain dans

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l’humain (ou dans « l’espèce humaine ») : des bourreaux et des victimes, ou des utilisateurs et des utilisés, qui est devenu l’équivalent d’une bête, ou d’une machine ?

Une autre thématique indissociable de l’idée d’une production destructrice repose - par exemple chez Adorno et généralement dans l’Ecole de Francfort - sur l’inversion de la conception que les économistes se font de la rationalité industrielle, qui inclut l’idée de « destruction productrice », et sur son extension à l’ensemble de l’histoire. On rejoint par là la réflexion présente chez Arendt dans l’idée de la dés-utilité des camps et généralement des institutions du totalitarisme, qui est en somme l’autre face de l’idée du mal radical, qu’elle tire au-delà de sa signification kantienne, chargée de présupposés théologiques, d’une « perversion de la volonté », pour aller jusqu’à celle d’un renversement « diabolique » de l’idée même de loi, que Kant avait soigneusement écartée. C’est au fond le même problème que celui de la « banalité du mal », comme obéissance désintéressée à une loi de destruction des conditions humaines de la vie, qui se présente donc comme un « impératif catégorique » de déshumanisation collective, dont la source est elle aussi anonyme. [24]

Mais surtout on peut essayer de rapprocher de telles pensées de la limite anthropologique de ce que, dans une série de textes récents, Jacques Derrida a proposé d’appeler l’au-delà de la pulsion de mort, c’est-à-dire, si je comprends bien, la dissociation de sa tension ou de son « unité de contraires » constitutive, qui en fait à la fois la puissance de destruction ou de dénaturation de la vie et la puissance de « protection » du vivant individuel contre son instrumentation par le processus de perpétuation de la vie générique, pour ne laisser subsister qu’une pulsion de maîtrise, ou d’emprise (Bemächtigungstrieb) que Derrida associe au principe de souveraineté. On n’est plus du tout ici dans l’analogie psychologique d’une mauvaise volonté ou d’une « méchanceté » humaine, mais dans l’hypothèse d’un retournement contre la vie elle-même de son association constitutive avec la mort, qui en retournerait la fonction de défense du « moi » ou de l’individualité en processus d’appropriation sans-limite (y compris et peut-être d’abord l’appropriation de soi). [25] Je dis qu’on échappe ici au psychologisme, mais bien entendu, comme chez Freud lui-même, on se maintient plutôt sur une ligne de crête extrêmement malaisée entre la psychologie et la métaphysique, c’est-à-dire entre deux façons de se référer à l’idée de la nature humaine, empiriquement ou spéculativement. L’idée de la « pulsion de mort » et de son au-delà, ou de sa limite, n’est assimilable ni à une « guerre de chacun contre chacun » à la façon de Hobbes, ni à une « sélection naturelle » à la façon de Darwin et de ses interprètes en politique. On rejoint ainsi la question du statut anthropologique de l’extrême violence, dont le statut aporétique est mis en valeur. Une phénoménologie des modalités de l’existence humaine qui font intervenir l’extrême violence recherche des expériences-limites, ou plutôt s’interroge sur leurs conditions de possibilité et d’impossibilité. Mais aussi elle tend à effacer les distinctions reçues, normales et normatives, entre nature et histoire, ou nature et politique, entre humanité et inhumanité.

- III -

Comment, dès lors, pourrions-nous tenter de reformuler les objectifs de la politique en tenant compte de sa limite constitutive, qui lui est interne et non pas imposée par les seules circonstances ? Ce ne peut être le cas, à mon avis, qu’en assumant philosophiquement son irréductible complexité, qui interdit de la rapporter à une seule catégorie, même si les concepts de la politique que nous invoquons concurremment se situent dans un voisinage nécessaire. Mais voisinage veut dire aussi, nécessairement, tension.

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Je reviendrai ici, particulièrement, sur la tension qui existe entre les notions - étymologiquement très proches - de citoyenneté et de civilité, que j’ai eu l’occasion d’aborder déjà en d’autres lieux. [26] Faut-il aller jusqu’à dire que ce sont là des « contraires », mais qui se présupposeraient en quelque sorte l’un l’autre, dans un procès historique ininterrompu ? La citoyenneté « moderne » dont nous sommes les produits et dans la mesure du possible les acteurs, est en droit universelle, même lorsqu’elle s’institue dans des frontières (peut-être demain à travers des frontières). C’est pourquoi elle ne peut prendre que la forme paradoxale d’une « communauté sans communauté » , ou sans lien substantiel, sans « origine » naturelle ou surnaturelle. Elle ne peut être que la construction immanente, collective, de la réciprocité des droits, invalidant simultanément les formes de la domination et de la discrimination de l’autre (pour laquelle j’avais tenté naguère de produire un mot-valise concentrant l’histoire de la tradition démocratique : égaliberté). [27] Je rattache au contraire l’idée de civilité au mouvement d’identification et de désidentification (ou si l’on veut de distanciation au sein même de l’identification sans laquelle il n’y a pas de solidarité humaine), et par conséquent de retrait par rapport à la puissance même du collectif ’ce qui ne veut pas dire « individualisme »). Et par conséquent je fais l’hypothèse qu’en sus de la citoyenneté il faut un moment propre de civilité dans la politique pour y introduire l’exigence de l’anti-violence, ou d’une résistance à la violence, et particulièrement d’une résistance à cette violence réactive qu’induit la violence elle-même, dès lors qu’elle se généralise.

L’universalité « négative » de la communauté des citoyens - non pas tant dans sa dimension extensive, c’est-à-dire territoriale, et par conséquent nationale, que dans sa dimension intensive, égalitaire et démocratique - ne peut être le résultat de l’institution de l’ordre public que dans des conditions toujours provisoires et des limites sociales très étroites. Elle ne tire sa dynamique historique que d’un procès subjectif : ce que Lefort appelle invention démocratique, Rancière revendication de la « part des sans part », ce que j’ai appelé de mon côté l’insurrection émancipatrice que vient à la fois pérenniser et recouvrir la constitution. Mais cette insurrection à son tour n’a de sens que par rapport à une loi ou à un ordre communautaire qu’elle reconnaît de façon « critique ». Comment donc associer les deux mouvements subjectifs à la fois très proches et irréductibles, jamais absolument identiques, l’un et l’autre requis par les circonstances dans lesquels nous sommes confrontés à l’extrême violence : celui qui nous conduit à exiger une justice, voire une « réparation » du tort infligé par la domination et l’exploitation, des droits (et particulièrement des droits égaux) dans la forme d’une insurrection constituante, fondatrice de la communauté dans une forme universelle, et celui qui rend possible une distanciation par rapport aux intérêts et aux images substantielles de la communauté, mouvement dont l’universalité propre n’est pas de type communautaire et intensif mais extensif et « diasporique » (pour lequel on pourrait aussi reprendre à Foucault, en étendant quelque peu sa signification, la notion d’une hétérotopie) ? [28] C’est là peut-être l’énigme, en tout cas l’aporie pratique de la politique. Mais cette aporie est aussi l’ouverture dans laquelle, en écartant les formes de la « terreur » ou de la « cruauté », peut se reconstituer ou se réinventer la politique, de façon aléatoire, au sein de chaque « moment actuel » qui la requiert, et du même coup lui donne sa chance.

C’est aussi bien cette combinaison paradoxale, pragmatique ou « performative », dans la mesure où elle vise un procès d’auto-transformation de la politique (et de la subjectivité politique, de la représentation même de l’action), qu’on peut déceler dans la réflexion d’Hannah Arendt à laquelle plusieurs ici se sont référés, lorsqu’elle envisage le problème de la politique des droits de l’homme. L’idée fondamentale d’Arendt (exposée à la fin de la deuxième partie des Origines du totalitarisme, dans le chapitre sur « le déclin de l’Etat-nation »), et qu’on pourrait appeler son « théorème » politique, constitue une transformation

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critique de l’idée et de l’exigence « émancipatrice » contenue dans la proposition de l’égaliberté et inséparable de l’idée d’une « politique des droits de l’homme ». Pour Arendt, on le sait, ce que la crise de l’Etat-nation et les phénomènes massifs de dénationalisation et de déportations de populations qui l’accompagnent (pour lesquels elle forge l’expression de « sans Etat » qui sert désormais de modèle à toute une série d’expressions semblables ou dérivées) ont révélé, c’est que ce ne sont pas les « droits de l’homme », au sens moral et philosophique (« cosmopolitique ») du terme qui constituent le fondement et la garantie des droits du citoyen et de l’Etat de droit, mais bien l’inverse : là où les droits du citoyen institutionnellement définis sont abolis (et pour ceux qui en sont politiquement dépouillés), les « droits de l’homme » fondamentaux n’existent plus non plus. Le « droit d’avoir des droits » (right to have rights) qui conditionne tous les autres ne s’enracine ni dans une nature ni dans une révélation, il n’est pas réductible non plus bien entendu à la modalité positive, constituée, de l’exercice du pouvoir (ce qui veut dire aussi qu’il ne peut être purement « octroyé » par un souverain, serait-il le « représentant du peuple »), mais il se constitue à la jointure même de la résistance individuelle à l’oppression, à l’assujettissement, à la mort, et de l’affirmation collective d’une dimension « publique » de l’existence humaine, c’est-à-dire au point de naissance de l’institution. En d’autres termes les « déclarations universelles » de droits qui font de la liberté et de l’égalité des exigences rigoureusement indissociables et réciproques, sans compromis avec les « ordres lexicographiques » que tendent à leur imposer les pouvoirs despotiques ou oligarchiques, proclament effectivement (sur le mode d’une injonction et d’une tâche, mais aussi comme première modalité « performative » de son existence) la réalité de la « forme politique » (laquelle, précisément, ne saurait exister en dehors de l’élément du langage), la communauté des citoyens comme seule forme de réalisation effective de « l’humain ». Par où le républicanisme d’Arendt, dont on dit souvent qu’il est inspiré de modèles antiques et par conséquent hanté par la nostalgie de la « cité », de la petite communauté des égaux qui sont aussi des semblables (homoioi), s’avère plutôt en mesure de poser un problème entièrement ouvert sur l’actualité et l’universalité (l’actualité de l’universel, à l’époque de la mondialisation) : celui des modalités d’institution du droit au droit, ou de la citoyenneté, dans un monde où la communauté politique n’a plus de bases naturelles, ou traditionnelles, mais ne peut résulter que d’une décision et d’une pratique. [29] Ce qui revient aussi, me semble-t-il, à prendre acte du fait que les droits du citoyen ne se réfèrent pas à une humanité ou nature humaine préalable, mais forment un couple « constituant » avec la civilité qui est l’autre face de la communauté : non pas tant la face « négative » en face du positif, que la face « critique », et même auto-critique.

On pourrait reformuler ceci de façon spéculative : la seule façon d’éviter que le « fondement » démocratique du politique - ce que les déclarations classiques avaient appelé la liberté et l’égalité « naturelles », avec ou sans référence à une révélation - soit immédiatement contredit et nié dans son institution, c’est d’abolir le fondement lui-même, c’est-à-dire de concevoir le politique (et la proposition de l’égaliberté) comme une « fiction » absolue, ou comme une institution sans fondement, nécessairement et irrémédiablement contingente. Le seul « fondement » est un fondement négatif, c’est la terreur ou l’extrême violence (ou la combinaison des formes de l’extrême violence, qui est la terreur même). C’est donc la possibilité aléatoire, exclusivement pratique, d’écarter la terreur, de la différer plus ou moins complètement et plus ou moins longtemps. Proposition « pessimiste », sans doute, du point de vue anthropologique, et qu’on pourrait pour cette raison croire encore « hobbesienne », si ce n’était que la terreur dont il s’agit ici n’a rien d’un « état de nature » pré-politique. Elle serait plutôt ultra-politique, surgissant en permanence de la façon dont la politique se « continue » par « d’autres moyens », ou pousse à l’extrême ses propres moyens. Et par voie de conséquence elle ne peut être écartée par l’institution du politique sous la forme de l’absolu

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juridique, ou de l’imperium souverain qui prétend « sauver » l’homme de sa nature. C’est en ce sens que je tente de penser une institution de la citoyenneté qui serait en permanence mesurée à l’aune de la civilité, dont l’institution de la civilité constituerait la condition intérieure (Ici se situerait une réflexion sur ce qui, en dépit de leur proximité initiale (surtout perceptible dans l’allégorie du « meurtre du père » comme condition de la réunion politique des frères, ou des « semblables »), sépare finalement Freud de Hobbes, et que déploient des textes comme Psychologie de masse et analyse du moi ou Malaise dans la civilisation, où la cruauté se situe à la fois du côté de l’instance « civilisatrice » et de l’institution politique, ce qui appelle implicitement une stratégie d’auto-limitation de l’autorité souveraine).

Et c’est ici que, même très brièvement, il est impossible de ne pas évoquer la dimension tragique de la politique. Sans doute cette qualification n’est pas univoque, même si, dans notre culture contemporaine, elle puise à des sources qui sont en partie les mêmes : l’héritage des Grecs, la lecture de Nietzsche. C’est le cas chez un auteur comme Albert Camus, à qui le retrait des morales de « l’engagement » et des messianismes religieux ou séculiers permet à nouveau de représenter dans notre culture un pôle de référence. Le rapport de Camus aux Grecs est médié, non seulement par Nietzsche, mais par Simone Weil. [30] Dans L’homme révolté (1951), Camus avait décrit la révolution comme le recouvrement de la révolte par le nihilisme et le délire de destruction inspiré par l’illusion du sens de l’histoire. Il avait défini la morale politique comme une « pensée des limites » et une « pensée de midi » alliant le sens de la mesure à la pratique du conflit (dont le modèle était à ses yeux le syndicalisme révolutionnaire proudhonien). De cette philosophie il avait tenté de faire l’application pendant la Guerre d’Algérie, en particulier en lançant en 1956 (deux ans après le déclenchement de la guerre de libération) un « Appel pour une trêve civile en Algérie » au terme de laquelle les « deux peuples » pour qui l’Algérie était devenue terre natale auraient convenu de limiter les méthodes de leur affrontement aux formes reconnues par le droit de la guerre, écartant ainsi la « fatalité » de la tragédie. [31] A ces formulations irréalistes (et d’abord parce qu’elles présupposent ce qu’il faudrait établir, la position symétrique des combattants d’une guerre coloniale), quels qu’en soient la noblesse et le courage, il faut je crois préférer celles plus anciennes de Max Weber dans La vocation d’homme politique : « Quiconque fait un pacte avec les moyens de la violence, pour quelque fin que ce soit - et c’est le cas de tout homme politique - est à la merci des conséquences qu’elle emporte. Cela vaut tout particuliièrement pour l’homme qui se bat pour une conviction, qu’elle soit religieuse ou révolutionnaire (…) Quiconque veut pratiquer la politique d’une façon donnée, et surtout s’il veut en faire sa profession, doit être conscient des paradoxes éthiques qu’elle comporte et de la responsabilité qu’il assume eu égard à ce qu’il peut devenir lui-même sous leur influence. Il fait un pacte avec les pouvoirs diaboliques qui rôdent derrière tout usage de la violence (…) Seul celui qui a la certitude de ne pas être brisé par un monde trop bête ou trop ignoble pour comprendre ce qu’il lui propose, et qui croit pouvoir dire « qu’importe » envers et contre tout, a la « vocation » de l’homme politique. » [32] Mais la question qui se pose à la politique d’aujourd’hui n’est sans doute plus celle-là, encore marquée par l’idée machiavélienne, hégélienne et nietzschéenne que « les grands hommes font l’histoire ». Ce serait au contraire celle de savoir comment l’équilibre de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité peut être elle-même démocratiquement partagée.

Je mettrais pour ma part différentes hypothèses en relation avec cette référence à la tragédie. D’abord - négativement - l’idée qu’une politique de la civilité (et c’est sans doute ce qui fait qu’elle ne peut se décliner complètement ni sur le mode épique ni sur le mode messianique) ne s’identifie pas plus à la non-violence qu’à la contre-violence qui « prévient » la violence ou lui « résiste ». Ce qui veut dire aussi qu’elle ne peut coïncider (en tout cas uniquement, ou

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complètement) avec l’impératif de la paix. A côté de celui-ci, elle doit faire place, non seulement à la justice, mais à l’affrontement politique (agôn) ou au conflit sans lequel celle-ci n’a pas de valeur d’émancipation, et tout simplement ne peut être conquise. Or le propre de l’extrême violence n’est pas tant, peut-être, de détruire la paix ou de la rendre impossible, que d’anéantir le conflit lui-même, en lui imposant une démesure qui le prive de toute histoire et de toute incertitude.

Ensuite l’idée que le débat avec la « violence » sous ses différentes formes (aussi bien objectives que subjectives) est essentiellement sans fin. C’est pourquoi, au fond, « il n’y a pas de non-violence ». Un rapport de forces qui peut aller jusqu’au non-rapport des forces, à leur dé-mesure, et qui par conséquent anéantit ou annule ce que Foucault appelait l’agôn, c’est-à-dire le renversement virtuel inscrit dans les « résistances » à toute domination, et l’ « hétérotopie » des espaces libres que ménage encore toute normalité sociale ou territoriale, appartient à l’évolution possible de tout conflit dans lequel sont investies des forces sociales fondamentales et par conséquent des principes d’organisation sociale antagoniste.

On a beaucoup discuté depuis des années (et peut-être même depuis des siècles, car ce débat est d’une certaine façon coextensif avec l’idée même de « modernité ») de la « fin de la tragédie », en se posant la question de savoir si elle doit être considérée comme irréversible et comment il faut l’interpréter du point de vue du rapport entre les catégories esthétiques et politiques. Peut-être en effet n’y a-t-il plus de possibilité d’écrire des « tragédies » (ce qui, sans doute, implique aussi qu’on ne puisse plus écrire de comédies….). Mais il doit être possible de renouveler l’écriture du tragique dans la forme du reportage ou du discours politique, à la condition de prendre garde au fait que les « sujets tragiques » d’aujourd’hui (que je n’appellerai pas des héros, même si leur héroïsme ne fait pas de doute) sont ces militants de l’impossible qui, en Palestine par exemple, venant des deux côtés d’un « mur » en construction tentent de faire un obstacle de leurs corps et de leur parole à l’irréversible séparation des communautés, sans oublier pour autant de quel côté est la puissance, et de quel autre la faiblesse.

Le « tragique » de la politique, c’est l’élément de démesure du pouvoir qu’elle contient, auquel se référait Max Weber. C’est aussi le risque de perversion des résistances, des révoltes, des révolutions que suscite l’oppression ou la terreur, et qui les transforment en contre-violences destructrices et auto-destructrices. On pense au « peuple des démons » kantien, dont l’auteur de la Religion dans les limites de la simple raison disait qu’une constitution républicaine devait pouvoir fonctionner aussi pour lui, et qu’il identifiait peut-être au peuple révolutionnaire, c’est-à-dire au sujet même de la liberté dans l’histoire. Mais le tragique de la politique peut devenir une « politique du tragique » à partir de la décision « éthique » qui dit que le risque de la perversion de la révolte n’est pas une raison suffisante pour ne pas se révolter. Telle serait peut-être l’application « par en bas » de la formule wébérienne, dans les toute dernières pages de Politik als Beruf, qui pose comme tâche propre du politique la réalisation de « l’impossible » dans l’élément diabolique de la puissance. A quoi je serais tenté d’ajouter pour ma part que le plus diabolique de la puissance est son impuissance, ou l’illusion de la toute puissance qui lui est inhérente. Mais peut-être est-ce justement là ce que voulait dire Weber ?

Notes

[1] Etienne Balibar : "Violence et politique. Quelques questions", dans Le passage des frontières (autour de l’oeuvre de Jacques Derrida), sous la direction de M.-L. Mallet, Editions

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Galilée 1994 ; « Violence, idéalité et cruauté », in La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Editions Galilée, Paris 1997 ; Extreme Violence and the Problem of Civility (The Wellek Library Lectures 1996), Columbia University Press, à paraître.

[2] L’expression « phénoménologie de la violence » est également employée par Achille Mbembe dans le chapitre 5 (« Out of the World ») de son livre On the postcolony (University of California Press, 2001) à qui je vais emprunter plusieurs éléments ci-dessous. Achille Mbembe se réfère avant tout à la signification hégélienne de l’idée de phénoménologie. On sait qu’elle peut être également entendue, dans la voie ouverte par Husserl, soit comme analyse « existentielle » de l’être au monde, comme c’est le cas chez Heidegger et dans une certaine mesure à sa suite, chez Arendt, soit comme déploiement du « plan d’immanence » des événements qui manifestent les virtualités de la vie, comme c’est le cas chez Deleuze, reprenant certaines indications de Bergson et de Sartre. La compréhension phénoménologique, selon l’une ou l’autre de ces modalités, n’est pas nécessairement exclusive d’un projet d’explication, même « causale », mais elle contribue à en différer la réalisation et à en suspendre les postulats réductionnistes.

[3] On ne dira jamais assez l’importance, à cet égard, de l’analyse par laquelle, pour la première fois, dans le chapitre sur le « totalitarisme au pouvoir » qui précède la conclusion de son livre sur Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt a montré que le génocide nazi (et particulièrement la destruction des Juifs d’Europe dans les camps d’extermination) présupposait la réalisation de trois conditions successives qui font toute la différence entre une persécution et une extermination : l’anéantissement du statut juridique, la destruction de la personnalité morale, et la suppression de l’individualité de l’existence (cf. H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, New Edition with added Prefaces, Harvest Book, 1994, p. 447-459.

[4] Voir la série des Homo sacer de Giorgio Agamben, traduits aux Editions du Seuil.

[5] Voir en particulier M. Foucault, Les anormaux : cours au Collège de France, 1974-1975 ; éd. établie par Valerio Marchetti et Antonella Salomoni, Paris : Gallimard : le Seuil, 1999 ; "Il faut défendre la société" : cours au Collège de France, 1975-1976 , éd. établie par Mauro Bertiani et Alessandro Fontana, Paris : Seuil, 1997.

[6] S. Weil, « L’Iliade ou le poème de la force » (1939), rééd. in Ecrits historiques et politiques, O.C., II, ***, p. 227-253.

[7] G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), chapitre IV.

[8] A. Mmembe, ouvr. cit., p. 197-199.

[9] cf. « L’animal que donc je suis », in Colloque de Cerisy, sous la direction de Marie Louise Mallet, L’animal autobiographique , Editions Galilée …., p. 278-279.

[10] Voir la nouvelle édition (Quarto Gallimard, 2002) de Les Origines du totalitarisme (suivi de Eichmann à Jérusalem), chapitre XII (Le totalitarisme au pouvoir), p. 719 sq.

[11] Primo Levi, I sommersi e i salvati, Einaudi 1986, chap. II : « La zona grigia », p. 24-52.

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[12] cf. le livre de Nathan Wachtel : La Vision des vaincus : les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, 1530-1570, [Paris] : Gallimard, 1971 ; et Gayatri Spivak : « Can the Subaltern Speak ? » in A Critique of Postcolonial Reason , Harvard University Press 1999

[13] Z. Bauman, Modernity and the Holocaust, Cornell University Press, 1989 (rééd. augm. 2000), p. 22-23.

[14] Dans Spinoza et le problème de l’expression, Editions de Minuit 1968. J’ai moi-même repris ce problème dans « Spinoza, l’anti-Orwell », in La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Editions Galilée, Paris 1997

[15] Cette thèse rejoint le problème posé en toutes lettres par les grands témoins de l’univers concentrationnaire, qui identifient le point limite de destruction de l’humanité et de réduction de l’individu au statut de « chose » avec le moment où s’effondre la capacité de communication et de partage (mais pour montrer aussi que ce point est presque indéfiniment reculé, en sorte que l’expérience de la « mort vivante » est une expérience des capacités de résistance de l’humain dans l’homme). Robert Antelme : « Nous n’étions pas encore des familiers de la mort, pas en tout cas de la mort d’ici. Son langage à lui, ses hantises en étaient imprégnés, son calme aussi. Nous, nous pensions encore qu’il y avait un recours possible, qu’on ne mourait pas « comme ça », qu’on pouvait faire valoir des droits quand la question se posait à la fin, et surtout qu’on ne pouvait pas regarder « sans rien faire » un camarade mourir… » (L’espèce humaine, Gallimard, 1957, p. 22) ; « La colonne continue. Les jambes avancent l’une après l’autre, je ne sais pas ce que peuvent encore ces jambes. De ce côté je ne sens pas encore venir la défaillance. Si elle vient, je pourrai peut-être m’accrocher au bras d’un copain, mais si je ne récupère pas, le copain ne pourra pas me tirer longtemps. Je lui dirai « je ne peux plus ». Il me forcera, lui-même fera un terrible effort pour moi, il fera ce qu’on peut faire pour quelqu’un qui ne peut pas être soi. Je répéterai « Je ne peux plus » deux fois, trois fois. J’aurai une autre figure que maintenant, la figure qu’on a lorsqu’on n’a plus envie. Il ne pourra plus rien pour moi et je tomberai. » (ibid., p. 224) ; « Le père traité de con devant son fils. Le vieux affamé et qui volerait devant son fils pour que son fils mange. Le père et le fils couvert de poux ; tous les deux perdant leur âge et se ressemblant. Les deux ensemble affamés, s’offrant leur pain avec des yeux adorants. Et tous les deux maintenant ici, sur le plancher du wagon. S’ils mouraient tous les deux, qui ne porterait le poids de ces deux morts (…) Les SS croient que, dans la partie de l’humanité qu’ils ont choisie, l’amour doit pourrir, parce qu’il n’est qu’une singerie de l’amour des vrais hommes, parce qu’il ne peut pas exister réellement. Mais là, sur le plancher de ce wagon, l’extraordinaire connerie de ce mythe éclate. Le vieil Espagnol est peut-être devenu transparent pour nous, mais pas pour le gosse (…) Pour le fils, le langage et la transparence du père restent aussi insondables que lorsque celui-ci était pleinement souverain. » (ibid., p. 274-275). Varlam Chalamov : « Mort, Serioja Klivanski, mon camarade de première année ç l’Université, que je retrouvai vingt ans plus tard dans la cellule de transit de la prison de Boutytka (…) Il aimait la poésie et, en prison, nous récitait souvent des vers. Au camp, il n’en récita plus jamais. Il partageait son dernier morceau de pain, ou plus exactement il partageait encore… Car il ne parvint pas à survivre quand il n’y eut plus de dernier morceau, donc plus rien à partager avec personne. » (Récits de Kolyma, traduit du russe par O. Simon et K. Kérel, Les Lettres Nouvelles, Editions Denoël, 1969, p. 16) ; « Nous sentîmes soudain que la ration de pain ne nous suffisait pas, qu’un insatiable désir de manger nous rongeait… Impossible de rien acheter, impossible de demander à un camarade le moindre quignon de pain (…) Brusquement, plus personne ne partagea plus rien avec personne, chacun grignotait en cachette, à la hâte, dans l’ombre, fouillait perpétuellement ses poches en quête de miettes de pain. La chasse aux miettes devint

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l’occupation automatique de tout déporté dès qu’il avait une minute de libre. Mais les minutes de liberté se firent de plus en plus rares. » (ibid., p. 89).

[16] A. Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du Mal, Hatier 1993.

[17] « Les « droits de l’homme » sont des droits au non-Mal : n’être offensé et maltraité ni dans sa vie (horreur du meurtre et de l’exécution), ni dans son corps (horreur de la torture, des sévices et de la famine), ni dans son identité culturelle (horreur de l’humiliation des femmes, des minorités, etc.). La force de cette doctrine est, de prime abord, son évidence. On sait en effet d’expérience que la souffrance se voit. Déjà les théoriciens du XVIIIe siècle avaient fait de la pitié - identification à la souffrance du vivant - le principal ressort du rapport à autrui. Que la corruption, l’indifférence ou la cruauté des dirigeants politiques soient les causes majeures de leur discrédit, les théoriciens grecs de la tyrannie le notaient déjà. Qu’il soit plus aisé de constituer un consensus sur ce qui est mal que sur ce qui est bien, les églises en ont fait l’expérience : il leur a toujours été plus facile d’indiquer ce qu’il ne fallait pas faire, voire de se contenter de ces abstinences, que de débrouiller ce qu’il fallait faire. Il est en outre certain que toute politique digne de ce nom trouve son point de départ dans la représentation que se font les gens de leur vie et de leurs droits [= ce que Badiou appelle ailleurs « l’opinion »]. On pourrait donc dire : voilà un corps d’évidences capable de cimenter un consensus planétaire, et de se donner la force de son imposition. Et pourtant il faut soutenir qu’il n’en est rien, que cette « éthique » est inconsistante, et que la réalité, parfaitement visible, est le déchaînement des égoïsmes, la disparition ou l’extrême précarité des politiques d’émancipation, la multiplication des violences « ethniques », et l’universalité de la concurrence sauvage. » (ouvr. cit., p. 11-12).

[18] Pour Badiou, qui parle à propos de sa propre philosophie d’un « platonisme du multiple », la conversion classique du Vrai et du Bien, mise à mal par les philosophies critiques, puis les « philosophies du soupçon », et finalement les philosophies post-heideggériennes de la déconstruction qui se veulent des non-philosophies, doit être repensée à partir de la substitution de l’idée du multiple à celle de l’un. Elle est donc associée, non à l’idée d’éternité ou de transcendance, mais à celles d’événement (dont la caractéristique fondamentale est la « rareté ») et d’immanence. Mais elle demeure associée à la critique du monde de la « vie » et à la croyance (ou foi, fidélité) dans l’immortalité que procure la foi ou fidélité à une « vérité » qui se manifeste par sa puissance de rupture (ou « forçage ») envers les savoirs établis et l’ordre institutionnel qu’ils fondent (mais à condition toutefois de se garder des « trahisons » qui remettent les vérités au service de l’ordre, et des « simulacres » qui créent l’événement non ) partir de l’universel mais de la particularité : ainsi la « révolution » national-socialiste. D’où le caractère « militant » de la foi éthique fondée sur la définition du Bien comme Vérité).

[19] Cf. Badiou, L’éthique, p. 32 sq. (« L’éthique comme maîtrise « occidentale » de la mort »). Il faut noter que, dans la perspective de Badiou, l’obsession de la mort n’est pas fondamentalement distincte de l’obsession de la vie, ce ne sont que les deux faces d’une même représentation qu’il appelle « l’animalité ». La mort dont il est question ici n’est donc pas vraiment analysée selon des modalités différentielles dont il importerait de faire la phénoménologie, elle est synonyme de « mortalité » en général.

[20] Cf. Badiou, L’éthique, p. 55 sq. (« De l’existence du Mal »). Badiou récuse à la fois le discours de « l’unicité de la Shoah » et celui de sa répétition indéfinie, deux faces d’une même opinion négative dont l’incompatibilité n’est qu’apparente : « Ce paradoxe est en

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réalité celui-là même du Mal radical (et à vrai dire, de toute « mise en transcendance » d’une réalité ou d’un concept). Il faut bien que ce qui donne mesure ne soit pas mesurable, et que cependant il soit constamment mesuré. L’extermination est bien à la fois ce qui donne mesure à tout le Mal dont notre époque est capable, étant donc par elle-même sans mesure, et ce à quoi, la mesurant ainsi sans cesse, on doit comparer tout ce dont on requiert qu’il soit jugé selon l’évidence du Mal. Ce crime, en tant qu’exemple négatif suprême, est inimitable, mais aussi bien n’importe quel crime en est une imitation. » La question de l’utilisation des prototypes, ou mieux encore, des noms du Mal absolu (et du nom même de « mal ») dans la construction des figures de l’ennemi autour desquelles se mobilise une communauté ou un ordre social (qui peut être lui-même extrêmement violent et désordonné) est sans aucun doute une question anthropologique fondamentale, qui peut aussi être étudiée de façon concrète et localisée : cf. par exemple, sur la criminalisation et la diabolisation des pauvres dans les mégalopoles brésiliennes (Sao Paulo), où l’extrême violence des polices publiques et privées répond à la menace des illégalismes de masse, le livre de Teresa Caldeira : City of Walls. Crime, Segregation, and Citizenship in Sao Paulo, University of California Press, 2000.

[21] Le terme « impolitique », dérivé pour une part du titre de l’ouvrage célèbre de Thomas Mann (Betrachtungen eines Unpolitischen, 1918, mal traduit en français comme « Considérations d’un apolitique »), a été mis en œuvre notamment dans une série d’ouvrages de Roberto Esposito, à commencer par Categorie dell’impolitico, Il Mulino, Bologna 1988, et : Nove pensieri sulla politica, Il Mulino, 1993 (dont le chapitre VIII est entièrement consacré à la question du « mal » comme catégorie politique, défini à partir du phénomène de l’effacement de la trace de l’ennemi).

[22] E. Balibar, « Violence, idéalité, cruauté », in La crainte des masses….,Galilée, Paris 1992, p. ; ainsi que : Extreme Violence and the problem of civility, Wellek Library Lectures, Columbia University Press, à paraître

[23] Georges Bataille : « La structure psychologique du fascisme » (1934) , in Œuvres complètes, tome I

[24] Sur la complémentarité et le décalage des deux formulations d’Arendt, qui a donné lieu à de nombreux commentaires, cf. en particulier Adi Ophir : « Between Eichmann and Kant : Thinking on Evil after Arendt », History and Memory, 8 :2, 1996.

[25] cf. Jacques Derrida : Etats d’âme de la psychanalyse, Editions Galiéle, Paris 2000. Et aussi : Fethi Benslama : « La dépropriation », in Lignes, n° 24, février 1995.

[26] Cf. en particulier « Trois concepts de la politique », in La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Editions Galilée 1997.

[27] E. Balibar, « Droits de l’homme et droits du citoyen : la dialectique moderne de l’égalité et de la liberté », in Les frontières de la démocratie, Editions La Découverte, Paris 1992.

[28] Michel Foucault, « Des espaces autres » (1967/1984), in Dits et écrits, vol. IV, Gallimard, Paris 1994.

[29] Cf. H. Arendt, Les Origines du Totalitarisme, cit., IIe partie (L’impérialisme), chap. IX : Le déclin de l’Etat-nation et la fin des « droits de l’homme ». Et parmi les commentaires, en particulier : Marie-Claire Caloz-Tschopp, Les sans-Etat dans la philosophie d’Hannah Arendt.

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Les humains superflus, le droit d’avoir des droits et la citoyenneté, Editions Payot Lausanne, 2000.

[30] Cf. par exemple « Ne recommençons pas la Guerre de Troie » (1937) (S. Weil, Ecrits historiques et politiques, Gallimard (1ère édition), p. 256-272).

[31] Œuvres complètes d’Albert Camus, Aux Editions du Club de l’Honnête Homme, 1983, volume 5, p. 383-392.

[32] Beruf des politischen (1919), nouvelle traduction française par Catherine Colliot-Thélène : Le savant et le politique, Éditions la Découverte, 2003