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Annick Ternier. Documentaliste au C.N.R.S. Centre d'Ethnologie sociale et de Psychosociologie. Machines à cylindre oscillants pour bateau remorqueur, à détente et condensation. Extrait de «Portefeuille» de John Cockerill. Annick Etre ingénieur Ternier. d'hier à aujourd'hui. Résumé. La synthèse documentaire qui compose la première par- tie de Varticle vise à orienter le lecteur dans la consultation de la bibliographie qui lui fait suite, ha thématique générale est abordée selon trois facettes : 1. L'identité sociale de l'ingénieur à travers l'histoire et parmi le groupe social des cadres. 2. La formation des ingénieurs. 3. Leur vie professionnelle. Les ressources bibliographiques sur le thème des ingé- nieurs, de la formation de ce groupe social jusqu'à ces caracté- ristiques les plus actuelles, ne forment pas un ensemble homogène mais se présentent comme l'assemblage de docu- ments de nature diverse. De façon schématique, deux types de textes peuvent être distingués : d'un côté, les écrits d'ingénieurs qui sont des documents bruts sur le sujet, de l'au- tre, des travaux sur les ingénieurs produits par des organismes d'études et des chercheurs en sciences sociales. Nous devons beaucoup aux recherches documentaires antérieures et, en particulier, au travail considérable réalisé par Bruno Jacomy à l'occasion du colloque qui s'est tenu au Creusot en octo- bre 1980 sur le thème «Ingénieurs et société» [15] 1 . L'étude documentaire présentée ici s'inscrit dans le prolongement de cette importante bibliographie. FRESQUE SOCIO-HISTORIQUE D'UNE PROFESSION QU'EST-CE QU'UN INGÉNIEUR ? On peut répondre à cette première question en repre- nant la définition donnée par l'Unesco en 1968 et citée par René Alquier dans son ouvrage d'orientation générale sur la carrière d'ingénieur [62] : «L'ingénieur est un homme dont la tâche est de rassembler et de mettre en oeuvre des idées, des moyens matériels et des hommes pour réaliser des objets, pro- duits ou projets susceptibles de sanctions économiques. » Cette

Etre ingénieur d'hier à aujourd'hui

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Page 1: Etre ingénieur d'hier à aujourd'hui

Annick Ternier. Documentaliste au C.N.R.S. Centre d'Ethnologie sociale et de Psychosociologie.

Machines à cylindre oscillants pour bateau remorqueur, à détente et condensation. Extrait de «Portefeuille» de John Cockerill.

Annick Etre ingénieur Ternier. d'hier à aujourd'hui.

Résumé.

La synthèse documentaire qui compose la première par­tie de Varticle vise à orienter le lecteur dans la consultation de la bibliographie qui lui fait suite, ha thématique générale est abordée selon trois facettes :

1. L'identité sociale de l'ingénieur à travers l'histoire et parmi le groupe social des cadres.

2. La formation des ingénieurs. 3. Leur vie professionnelle.

Les ressources bibliographiques sur le thème des ingé­nieurs, de la formation de ce groupe social jusqu'à ces caracté­ristiques les plus actuelles, ne forment pas un ensemble homogène mais se présentent comme l'assemblage de docu­ments de nature diverse. De façon schématique, deux types de textes peuvent être distingués : d'un côté, les écrits d'ingénieurs qui sont des documents bruts sur le sujet, de l'au­tre, des travaux sur les ingénieurs produits par des organismes d'études et des chercheurs en sciences sociales. Nous devons beaucoup aux recherches documentaires antérieures et, en particulier, au travail considérable réalisé par Bruno Jacomy à l'occasion du colloque qui s'est tenu au Creusot en octo­bre 1980 sur le thème «Ingénieurs et société» [15] 1 . L'étude documentaire présentée ici s'inscrit dans le prolongement de cette importante bibliographie.

FRESQUE SOCIO-HISTORIQUE D'UNE PROFESSION

QU'EST-CE QU'UN INGÉNIEUR ?

On peut répondre à cette première question en repre­nant la définition donnée par l'Unesco en 1968 et citée par René Alquier dans son ouvrage d'orientation générale sur la carrière d'ingénieur [62] : «L'ingénieur est un homme dont la tâche est de rassembler et de mettre en œuvre des idées, des moyens matériels et des hommes pour réaliser des objets, pro­duits ou projets susceptibles de sanctions économiques. » Cette

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formule bien vagu% cache les difficultés rencontrées dès que l'on cherche à attribuer des caractéristiques plus précises à cette profession.

Selon une approche juridique et protectionniste de l'ap­pellation ingénieur, c'est le titre d'«ingénieur diplômé» qui est défini à partir de la loi du 10 juillet 1934 relative «aux conditions de délivrance et à l'usage du titre » et en accord avec les décisions de la Commission des titres [68]. Cette définition fondée sur la légitimité de la formation reçue —être ingé­nieur, c'est sortir d'une école habilitée par la Commission — sert de base aux importants travaux d'enquête de la Fédéra­tion des associations et sociétés françaises d'ingénieurs diplô­més (FASFID). Elle est néanmoins restrictive car elle ne reflète qu'une partie de la réalité du monde des ingénieurs : l'ingénieur « maison » qui accède au grade d'ingénieur par pro­motion au sein de l'entreprise est un ingénieur à part entière par les fonctions assumées, même s'il n'est pas diplômé.

La définition de l'ingénieur à partir des fonctions qu'il est amené à remplir s'avère également une entreprise fort dif­ficile. Toutes les analyses s'accordent pour souligner la diver­sification extrême du métier d'ingénieur à l'heure actuelle. Les entreprises de regroupement des fonctions en quelques caté­gories dont le nombre varie selon les études —direction, fabrication, recherche et bureau d'études, technico-commer­cial, gestion... — ne doivent cacher ni la complexité croissante des fonctions exercées ni la montée récente de nouvelles spé­cialités comme celle des ingénieurs informaticiens [173, 200, 189]. On en vient alors à trouver un point de rassemble­ment : la maîtrise de la technique : l'ingénieur est l'homme de la technique. Dans cette perspective, René Alquier nous interroge : que serait le monde actuel sans les ingénieurs ? «Les ingénieurs ont créé le navire, le train, l'auto, l'avion ; ils ont construit des usines et des logements. Ils utilisent et créent les matériaux et les objets, fabriquent les vêtements et les pro­duits alimentaires, exploitent les terres... Dès qu'une techni­que apparaît et fait appel à des connaissances scientifiques et techniques et notamment aux calculs mathématiques, l'ingé­nieur apparaît et la technologie se développe. » [62, p. 105].

Pour finir de situer l'ingénieur, R. Alquier se place dans son cadre : l'entreprise. Georges Ville qui fut délégué général de la Société des ingénieurs civils de France se place dans la même perspective dans son ouvrage intitulé : Le Rôle de l'in­génieur [226]. Partant d'une analyse de l'entreprise moderne, cellule économique et sociale, il dégage les fonctions et niveaux d'intervention de l'ingénieur en son sein. Pour ces auteurs, l'archétype de l'ingénieur est l'ingénieur industriel totalement impliqué dans la vie de son entreprise. Ce mode de présentation de l'ingénieur, particulièrement développé dans les écrits des centraliens, demande à être replacé dans une perspective historique permettant de dégager la genèse et le développement de la profession d'ingénieur au cours des X I X e et X X e siècles2.

INGÉNIEURS D'ÉTAT, INGÉNIEURS CIVILS A U X I X e SIÈCLE.

Pour Terry Shinn, c'est vers 1850 que naît un nouveau groupe d'ingénieurs civils dont la fonction est d'appliquer aux problèmes concrets de la production industrielle savoir théo­rique et connaissances empiriques [24]. Avant cette date, tous les ingénieurs étaient des fonctionnaires au service de l'Etat. Jugeant dégradante leur participation à l'industrie privée, ils laissaient agir des techniciens pour se consacrer à la fonction publique. André Grêlon s'appuyant sur différents travaux historiques [2, 9 , 1 7 , 1 8 ] analyse les facteurs qui ont favorisé la montée du groupe professionnel des ingénieurs civils : l'in­dustrialisation du pays et la diffusion des idées saint-simo-niennes qui affirment la prévalence de l'industrie sur l'ensem­

ble des activités humaines. La création de l'Ecole centrale en 1829 puis celle de la Société des ingénieurs civils de France en 1848 sont des étapes importantes [105, 70 ]. Les centra-liens deviennent un groupe socio-professionnel important : Georges Ribeill a dégagé dans le cadre du colloque «Ingé­nieurs et Société» [14 ] l'évolution de leur profil au cours du X I X e siècle et leur confrontation à la fin de ce siècle avec d'au­tres ingénieurs civils — ingénieurs sortant de nouvelles éco­les spécialisées puis polytechniciens abandonnant le service de l'Etat pour l'industrie.

A L'AUBE D U X X e SIÈCLE, L'INGÉNIEUR ROI EST A LA TÊTE DE L'EXPANSION INDUSTRIELLE [70].

La montée de deux courants idéologiques, le catholi­cisme social et l'organisation scientifique du travail, se combi­nent pour motiver l'ingénieur à remplir un rôle social jugé essentiel. La croissance et l'influence de l'Union sociale des ingénieurs catholiques, USIC, durant la première moitié du X X e siècle a été étudiée par André Thépot et Luc Boltanski [14, 29 ]. Aimée Moutet, spécialiste de l'étude de la diffusion du taylorisme en France, présente le point de ses travaux dans ce numéro. A la suite de l'ingénieur des mines Henry Le Chatelier [4, 5, 6] , certains ingénieurs revenant des USA entreprennent dans les années vingt la propagande des idées de Taylor et cherchent parfois à définir un taylorisme à la française qui permette d'améliorer le rendement industriel [19, 20, 22 ].

LA CRISE DES ANNÉES TRENTE. L'INGÉNIEUR : UN CADRE PARMI D'AUTRES.

Luc Boltanski analyse dans le premier chapitre de son ouvrage sur les cadres [29] le choc de la crise économique sur les ingénieurs. Le chômage ne les épargne pas, il leur faut défendre leur titre —cf. la loi du 10 juillet 1 9 3 4 — et leur profession [11,16 ]. Les ingénieurs prennent également cons­cience de leur appartenance aux classes moyennes, de leur situation intermédiaire entre la classe ouvrière et le patronat. L. Boltanski constate que, durant cette période, «le terme cadre est de plus en plus souvent employé pour distinguer seul le vaste agrégat auquel les ingénieurs sont désormais ratta­chés ».

DE LA LIBÉRATION A U DÉBUT DES ANNÉES SOIXANTE: L'ÉPOQUE DES MANAGERS [29, chap. 2 ] .

En premier lieu, la nation doit se relever de la guerre. Les ingénieurs ont à jouer un rôle de premier plan dans ce redres­sement [13]. Pierre Alamigeon, président de l'Association des anciens centraliens déplore dans «les cadres de l'indus­trie » la non-compétitivité de la France suivi quelques années plus tard par F. Jacquin [26, 42]. Une nouvelle idéologie importée des USA envahit la France: c'est l'introduction de l'human engineering et du management, l'éveil au marketing. Le modèle des business schools fascine [38].

L'INGÉNIEUR : TECHNOCRATE OU NOUVEAU PROLÉTAIRE ?

Deux doctrines s'opposent : d'après la première, la complexité technique croissante du processus de production fonde la prééminence sociale des ingénieurs qui doivent

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connaître un pouvoir croissant. Th. Veblen, observateur cri­tique de la société américaine dans la première moitié de notre siècle peut être considéré comme le père de ce courant théori­que poursuivi par James Burnham qui annonce en 1941 dans The Managerial Révolution la prise de pouvoir de l'ingé­nieur, groupe professionnel en ascension inéluctable, mana­ger imposant sa loi au capital. J.K. Galbraith développera l'analyse en définissant le terme de technostructure [30, 37, 48]. Le second axe doctrinal énonce dans les années soixante la thèse de « la nouvelle classe ouvrière » dans laquelle se trou­vent placés cadres et ingénieurs salariés [44]. D'après Pierre Belleville [28], on assiste au rapprochement de l'ensemble des producteurs qui —des ouvriers aux ingé­nieurs — ont en commun d'être exclus des responsabilités de la production. Plus récemment, B. Péloille démontre dans le cadre d'une idéologie marxiste rigide que le capital enrôle à son service contre le prolétariat les puissances intellectuelles de la production [46]. A partir des années soixante, les analy­ses sur les ingénieurs sont insérées dans une énorme produc­tion écrite sur les cadres : c'est pour reprendre les termes de L. Boltanski «l'institutionnalisation de cette catégorie» et, de ce fait, l'instauration d'un large débat sur la nature de ce groupe et sa position dans l'espace social. Il est hors de propos dans ce travail de reprendre de façon exhaustive toutes les références des ouvrages parus ces vingt dernières années. Nous renvoyons à quelques bibliographies très complètes [36, 41, 45, 47, 70], nous bornant à signaler quelques ouvrages marquants dans l'ensemble de cette vaste littérature. Une his­toire de la profession d'ingénieur se compose à travers les tex­tes : documents historiques bruts, travaux historiens, analyses sociologiques... C'est au contexte français que nous avons ici constamment fait référence car une recherche bibliographi­que internationale sur l'évolution de la profession aux X I X e et X X e siècles dépassait les limites fixées à ce travail. On ne peut cependant ignorer totalement d'importants travaux histori­ques menés à l'étranger [53, 57, 61] . A titre d'exemple, signa­lons une source essentielle pour l'histoire des ingénieurs au USA : la revue Technology and Culture. Ce périodique de la «Society for the History of Technology» fait place dans cha­que numéro à une «book reviews » où sont analysés d'impor­tants ouvrages ; [49 ,54 ,55,56,60] , il publie également chaque année une bibliographie courante d'histoire de la technologie dans laquelle sont recensées des références pertinentes sur le thème des ingénieurs.

LA FORMATION DES INGÉNIEURS

La bibliographie sur le système d'enseignement français à double secteur —secteur universitaire, secteur Grandes Ecoles — est fort abondante, elle retrace sa mise en place et son évolution [64, 71, 73, 7 9 k L'observation historique de notre système d'enseignement technique est même menée hors de nos frontières, notamment par des chercheurs anglo-saxons [9, 63, 98]. On trouve donc un grand nombre de réfé­rences qui décrivent ce système extrêmement diversifié et hié­rarchisé.

RÉPERTOIRE DES FORMATIONS.

Un premier ensemble bibliographique offre l'inventaire des formations d'ingénieurs ; ces documents donnent la liste des établissements, leurs modes et niveaux de recrutement, leurs statuts, leurs spécialités. Certaines références indiquent des ouvrages ou rapports qui font le point de la question à une date donnée [62, 66, 68], d'autres signalent des publications périodiques [67, 173]. Ces présentations des différentes filiè­res sont le plus souvent réalisées dans un but d'orientation des étudiants et futurs élèves [62, 67, 78] ou décrivent, dans une

optique plus large, l'organisation de l'enseignement en France et ses tendance actuelles [66, 72]. On trouve, enfin, dans le palmarès annuel de L'Usine nouvelle un bilan évaluatif à l'usage du patronat [77]. La nomenclature des écoles est éta­blie selon le caractère général de la formation dispensée ou, au contraire, la spécialité dominante. La FASFID, dans la partie formation de sa dernière enquête, distingue dix catégories* mais indique le caractère arbitraire de cette répartition. Le Centre d'étude sur les formations d'ingénieurs (CEFI) souligne également que ce travail de classement doit être effectué avec beaucoup de souplesse.

QUELQUES CHIFFRES.

L'approche statistique des formations d'ingénieurs est principalement menée par le Service de l'informatique de ges­tion et des statistiques (SIGES), du ministère de l'Education nationale qui publie pour chaque année universitaire des tableaux statistiques détaillés sur les effectifs des élèves et les diplômes délivrés [74, 75, 76]. La FASFID fournit également des données chiffrées dans le cadre de l'enquête socio-écono­mique sur la situation des ingénieurs diplômés qu'elle réalise tous les 3-4 ans. Elle dénombrait, en 1980, 154 écoles habili­tées à délivrer le diplôme d'ingénieur — 1 1 3 publiques, 41 privées [173]. En vingt ans, le nombre de diplômes d'in­génieurs délivré chaque année a presque doublé du fait de l'augmentation du nombre des écoles et de l'effectif de certai­nes d'entrés elles. En 1982, il s'élève à plus de 12000 [65].

Un flash-back historique met en évidence l'accrois­sement du nombre d'écoles au siècle dernier. D'après Bruno Magliulo «le nombre des écoles spéciales est passé de 7 à 85 entre 1816 et 1914) ce qui représente une multiplication par 12 en un siècle » [72]. Cette croissance à un rythme faible dans la première moitié du X I X e siècle s'est considérablement accélérée entre 1870 et 1914 en raison du développement industriel [70].

LES ECOLES, GRANDES ET MOINS GRANDES...

Parmi les écoles d'ingénieurs, certaines font partie, aux côtés de Normale sup. ou de l'ENA, du groupe prestigieux des Grandes Ecoles alors que d'autres, moins cotées, n'ont pas le droit à ce label et sont considérées comme mineures. Plusieurs ouvrages décrivent le système français des Grandes Ecoles et font l'analyse de sa genèse à partir de la création de la pre­mière d'entre elles, les ponts et chaussées, en 1747 [62,70,72, 95, 117] .

La recherche bibliographique de Brigitte Champenois nous permet de retrouver la trace de très nombreux articles de périodiques ou de quotidiens qui contribuent à éclairer le débat sur les Grandes Ecoles [84]. Le type d'enseignement qui y est prodigué oppose, en effet, de nombreux détracteurs et d'ardents défenseurs [119] . En 1963, A. Boulloche remet au premier ministre son rapport sur « Les conditions de dévelop­pement, de recrutement, de fonctionnement et de localisation des Grandes Ecoles en France». Malgré les critiques formu­lées sur la sélection par concours et le système de classement [89, 96], beaucoup de facteurs sociaux et politiques empêche­ront une réforme sérieuse.

E.N. Suleiman analyse la situation des Grandes Ecoles après 1968. Pour cet auteur américain, on assiste alors à leur « sacralisation » : « Les Grandes Ecoles devinrent en 68 des ins­titutions sacrées, non seulement parce qu'on avait besoin d'elles pour fournir les cadres supérieurs des secteurs public et privé, mais aussi parce qu'on voyait en elles, après le boule­versement de Mai 68, un rempart contre les forces de l'instabi­lité sociale» [117, p. 87]. Georges Pompidou, cité par

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Suleiman et par Alquier, se fit alors le défenseur des Grandes Ecoles et déclarait en 1969, à l'inauguration des nouveaux locaux de Centrale à Châtenay-Malabry, qu «elles restent les points d'ancrage les plus sûrs pour la préparation des cadres de la nation» [127].

Avant de s'orienter parmi les nombreuses études mono­graphiques consacrées aux différentes écoles, il convient de faire référence à l'analyse de Pierre Bourdieu sur les classes préparatoires où les élèves subissent une véritable épreuve initiatique [82].

L'Ecole polytechnique est la Grande Ecole par excel­lence ; plusieurs études historiques lui sont totalement consa­crées [83,97,100] . Sijean-Pierre Callot écrit une histoire évé­nementielle de l'école détaillant ses rapport successifs avec les différents régimes politiques, T. Shinn propose une analyse approfondie des différentes étapes de son développement de 1794 à 1914.

De nombreuses monographies historiques plus ou moins détaillées sont consacrées à centrale, aux écoles des mines, à celles des arts et métiers [80, 85, 88, 90, 91 , 94, 105]. Pour de plus nombreuses références sur l'histoire de ces écoles, il convient de consulter la bibliographie de B. Jacomy déjà citée. Dans d'autres études de caractère sociologique ou ethnologique, des enquêtes sont menées sur la politique d'en­seignement, le fonctionnement de l'institution et ses tradi­tions, les opinions des élèves [81, 87, 101, 102, 103, 104].

«L'ECOLE MATRICE D U CORPS» (Anne Querrien [114]) .

Les Grandes Ecoles sont, dès leur origine, l'outil de pro­duction et de reproduction des élites spécialisées dont l'Etat a besoin [108]. Ces élites sont organisées en corps distincts, importants ou restreints, civils ou militaires et plus ou moins prestigieux. Premier élément du système, l'Ecole polytechni­que est mythifié. Selon certains analystes, ses anciens élèves forment — au rythme de trois cents par an — une véritable mafia [113] . Ce groupe puissant des polytechniciens consti­tue un ensemble diversifié puisqu'à sa sortie de l'X, le jeune ingénieur choisit, en fonction de son rang, une école d'applica­tion... et donc l'entrée dans un Corps. S'il sort dans la « botte », il pourra être « mineur » : l'Ecole des mines accueille chaque année une promotion d'une douzaine de «Corpsards» qui sont appelés à leur sortie de l'école à de brillantes carrières dans la haute administration ou les entreprises publiques à moins qu'ils ne «pantouflent» dans l'industrie [110, 1 1 1 ] .

Portons notre regard sur un autre corps, celui des ponts et chaussées. Deux ingénieurs des ponts ont publié récem­ment aux éditions du CNRS une véritable somme sur ce corps, sa vie et ses œuvres, depuis l'Ancien Régime : une mine de renseignements sur les travaux marquants et la biographie d'ingénieurs plus ou moins illustres [109]. D'autres écrits nous apportent un éclairage plus critique. Le plus ancien est de la plume de Balzac avec la célèbre lettre de Gérard, jeune ingé­nieur des ponts, à son parrain protecteur ; ce texte fut inséré dans Le Curé de village en 1841 [106]. La charge est lourde : fossé entre des études excessivement difficiles et une vie pro­fessionnelle abrutissante, carrière bloquée par le centralisme et une hiérarchie rigide au sein du corps. Pour Gérard, être entré dans ce corps, c'est être tombé dans un piège...

Aujourd'hui, on s'interroge au sein des corps sur la capa­cité du système à s'adapter aux changements sociétaux [116]. Le système des corps est également analysé en termes de rap­ports de pouvoir. Formés à être des chefs [114] , les membres d'un même corps sont-ils les acteurs d'une stratégie hégémonique du corps dans son ensemble [118] , ou, de la façon la moins solidaire, font-ils simplement partie d'un même réseau qui comporte des leaders et des clans parfois rivaux ?

QUELLE FORMATION, POUR QUEL MÉTIER ?

Les organisations d'ingénieurs se préoccupent réguliè­rement des orientations à donner à la formation [122, 125, 126, 127, 128, 133]. Les voyages d'études à l'étranger stimu­lent également la réflexion et entraînent des propositions de rénovation de l'enseignement [131] . Enseignants et respon­sables de formation proposent une évolution des programmes d'enseignement et l'introduction de nouvelles méthodes pédagogiques [121, 123, 130]. Ils plaident pour une plus large introduction de certaines matières —économie [120], scien­ces humaines [132] — relatent des expériences de pédagogie active... Ces moyens pédagogiques visent, selon les auteurs, à développer la maturité des élèves, leur esprit de synthèse, leur créativité... [130, 132, 127].

Ces questions renvoient plus globalement aux politiques d'enseignement des écoles, à leur définition sous l'influence des industriels ou du milieu scientifique [81].

DOUBLE OBJECTIF POUR LA FORMA­TION PERMANENTE : RECYCLAGE DES INGÉNIEURS ET PROMOTION PROFES­SIONNELLE DES CADRES ET TECHNI­CIENS D'ENTREPRISE.

La préoccupation d'une formation permanente de l'in­génieur, déjà présente dans les années cinquante et soixante [140, 143], a suivi le vaste mouvement de réflexion et d'action sur ce sujet impulsé par la loi de juillet 1971 sur la Formation permanente en général [134, 136].

Auprès des ingénieurs ayant déjà reçu une formation ini­tiale à la profession dans les écoles, les actions de formation permanente visent tout d'abord le perfectionnement de pro­fessionnels qui doivent mettre à jour leurs connaissances. Elles peuvent également, au sein de l'entreprise, chercher à améliorer les aptitudes des cadres et ingénieurs à la concertation et la négociation avec les partenaires syndicaux [142].

L'optique des programmes de formation destinés à ouvrir l'accès à la profession d'ingénieur n'est bien sûr pas la même [137]. Les résultats de ces actions gagnent à être analy­sés à partir des projets personnels de mobilité socioprofes­sionnelle des candidats. Sont ainsi mises en évidence les dif­férentes façons de s'emparer de l'outil-formation et de vivre une mobilité sociale ascendante [135, 141] .

LA FORMATION DES INGÉNIEURS A L'ÉTRANGER: INCURSION DOCUMEN­TAIRE.

Les sources bibliographiques consultées — fichier Fran­cis et un certain nombre de bibliothèques parisiennes — ne permettent pas de réaliser une réelle étude documentaire sur ce domaine. Faute d'une interrogation de bases de données étrangères, nous nous bornons à signaler quelques pistes.

Tout un travail d'information et de réflexion est animé par des organisations internationales. A l'échelle européenne, le comité information de la société européenne pour la forma­tion des ingénieurs (SEFI) a réalisé un guide, Formation des ingénieurs en Europe, qui décrit les systèmes d'enseignement de dix-sept pays [161]. Cette même société, créée en 1973, organise des rencontres régulières [159, 160]. Antérieure­ment aux conférences de la SEFI, la Société d'ingénieurs de l'Europe occidentale et des Etats-Unis d'Amérique (EUSEC) propose des congrès annuels [149]. Des conférences interna-

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tionales consacrées aux problèmes de formation à l'échelle mondiale ont également été animées par l'American Society for Engeneering Education [150] et l'Unesco [148, 154]. L'Unesco concentre principalement ses actions sur les pays en voie de développement : réalisation d'un recensement des ins­titutions de formation des ingénieurs en Afrique, Asie et Amérique latine [153], analyse des besoins en ingénieurs de ces pays [151, 157].

Sur les spécificités nationales des systèmes d'enseigne­ment, nous ne donnons dans ce travail que des éléments d'in­formation relativement épars. Nous avons néanmoins consulté une enquête de la SICF qui, dès 1917, analysait dans une optique de relèvement national, le système anglais, amé­ricain et surtout allemand [155].

D'autres rapports de visites ou études comparatives éta­blis ultérieurement soulignent l'originalité française du dou­ble système Université-Grandes Ecoles.

LES REPRÉSENTATIONS DE LA PROFESSION

LA REPRÉSENTATION STATISTIQUE.

Les enquêtes de l'INSEE reposent sur la définition des catégories socioprofessionnelles. Ce travail de nomenclature a pour fonction de cerner des groupes professionnels sociale­ment constitués [174]. L'enquête Formation-Qualification professionnelle de 1977 fournit une série de tableaux sur la formation initiale, les études post-scolaires, la promotion pro­fessionnelle, la mobilité sociale inter-générations et les salai­res de la catégorie «ingénieurs» —C 3 3 — de l'ancienne nomenclature [186]. Depuis cette date, l'INSEE a construit une nouvelle nomenclature des professions qu'il est indispen­sable de connaître pour une juste utilisation des résultats sta­tistiques [183, 188]. D'après ces récents travaux de taxinomie de l'INSEE, les ingénieurs sont classés en PCS 38 —profes­sion et catégorie socioprofessionnelle— intitulée «Ingé­nieurs et cadres techniques d'entreprise» s'ils occupent un emploi impliquant une technicité importante dans le secteur privé ; il ne faut pourtant pas omettre que les ingénieurs de la fonction publique —Etat, collectivités locales, entreprises nationalisées — sont regroupés en PCS 33 «cadres de la fonc­tion publique» et les chefs d'entreprise en catégorie 23. L'en­quête Emploi 82, première enquête de l'INSEE à avoir utilisé cette nouvelle nomenclature, peut être utilement consultée puisqu'elle chiffre le nombre de personnes composant la caté­gorie des ingénieurs et cadres techniques d'entreprise et per­met une description chiffrée de cet agrégat statistique.

PRÉSENTATION DES GRANDES ENQUÊ­TES PÉRIODIQUES SUR LES INGÉ­NIEURS.

Nous avons déjà évoqué, en traitant des problèmes de formation, de l'enquête réalisée périodiquement par la FASFID avec le concours de l'INSEE et du Laboratoire d'éco­nomie et de sociologie du travail (LEST). La dernière date de 1980, elle fait suite aux enquêtes de 58, 63, 67, 71, 74 et 77 et est effectuée comme les précédentes parmi les ingénieurs diplômés — 2 6 5 000 personnes dénombrées en 1980 — [173]. Le questionnaire de l'enquête porte, pour l'essentiel, sur les diplômes, les études post-scolaires, la position dans l'entreprise, les rémunérations et les caractéristiques de l'en­treprise.

Une autre grande enquête a été réalisée à quatre repri­ses, en 1956, 1962, 1970 et 1976 par un syndicat patronal : l'Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) [189]. Elle porte sur la situation des ingénieurs et cadres supé­rieurs des industries des métaux et évalue les besoins dans ce

secteur. Dans le cadre des enquêtes de l'Observatoire national

des entrées dans la vie active, le CEREQ offre une information régulière sur les relations entre emploi et formation; à ce titre, ont été étudiées les premières années de vie profession­nelle de différentes promotions d'élèves issus des écoles d'in­génieurs [172]. Signalons enfin, mais sans prétendre à l'ex-haustivité, l'enquête sur les salaires des cadres réalisée chaque année depuis 1970 par L'Expansion-SOFRES.

APERÇU SUR QUELQUES ENQUÊTES SOCIOLOGIQUES.

Un premier groupe de travaux traite du thème du recru­tement et de la sélection des cadres et ingénieurs par les entre­prises. Sont abordées, d'un côté, les attentes des diplômés face au marché de l'emploi [70, 169, 181] , de l'autre, la politique et les stratégies d'embauché des entreprises [168]. Ce type de recherches pose le problème de l'adaptabilité ou de l'inadaptabilité des écoles vis-à-vis des entreprises et permet une mise en relation de l'appareil éducatif —universités et écoles— et de l'appareil productif —les entreprises [170, 180, 187]. Un deuxième axe de recherches pose la question de la hiérarchie et par suite de l'exercice du pouvoir au sein de l'entreprise. Les pratiques de division du travail et d'organisa­tion de l'encadrement y sont observées soit à travers des monographies d'entreprises, soit dans une perspective comparative avec un pays voisin [175, 182]. Cette interroga­tion sur la production de la hiérarchie au sein de l'entreprise conduit à analyser les politiques de promotion professionnelle des entreprises et à observer les équipes dirigeantes des grou­pes industriels [165, 166, 167].

Il est impossible dans le cadre d'un tour d'horizon biblio­graphique global sur les ingénieurs de faire le point sur les nombreuses études et articles qui traitent, dans le détail, des différentes fonctions des ingénieurs [200] et de leurs activités dans les branches professionnelles. La section III.2 de la bibliographie signale un certain nombre de références dans un souci d'orientation documentaire et sans aucune visée exhaus­tive.

Pour une information sectorielle, la recherche bibliogra­phique doit s'orienter vers les études de l'Institut de recher­ches économiques et de planification IREP [206, 207] de l'Office national d'information sur les enseignements et les professions —ONISEP— [201, 204], de l'APEC [ 1 9 0 , 1 9 1 ] , du CEFI [197, 198, 199] et du CEREQ [193, 196, 205]. Une information «pointue » peut également être recueillie dans de nombreux articles, souvent courts, qui présentent un type d'ingénieur ; la revue L'Usine nouvelle serait à dépouiller sys­tématiquement [à titre d'exemple, 194, 203, 208].

L'IMAGE DE SOL

Les chercheurs en sciences sociales réalisent, principale­ment au moyen d'enquêtes, un travail de représentation de l'ingénieur et de son insertion professionnelle. Si ce mode de représentation d'experts extérieurs à la profession s'est consi­dérablement développé depuis les années cinquante avec — pour reprendre les termes de L. Boltanski — «la mobilisa­tion des sociologues» [29], il ne doit pas occulter l'image de l'ingénieur construite et diffusée par les ingénieurs eux-mêmes depuis le début du siècle.

L'analyse du discours des ingénieurs, énoncé au cours de leurs congrès successifs et dans les revues professionnelles, révèle la représentation de soi de ce groupe social.

Comme pour d'autres professions, les congrès et jour­nées d'études sont l'occasion pour les ingénieurs de se retrou­ver, d'échanger informations et idées, de confirmer des cou-

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rants de pensée : ils opèrent la fusion idéologique de ce corps social. Les congrès ont lieu à différentes échelles, nationale, européenne et internationale, depuis 1945. Sur le plan natio­nal, quatre congrès ont eu lieu en 1949 et 1961 à Toulouse, en 1965 à Bordeaux et à Lille en 1973 [212 ,213 ,214 ,215] . Les thèmes de ces rencontres étaient extrêmement généraux, se rapportant à la mission de l'ingénieur dans la société, avec des titres comme «L'ingénieur dans la cité» pour le deuxième congrès ou «L'ingénieur constructeur et protecteur du monde de demain » pour le quatrième. Entre ces grandes rencontres, des journées d'études se sont déroulées régulièrement sur des sujets souvent plus limités [133, 218]. Pour les congrès internationaux [216, 217] , les thèmes proposés furent tout aussi ambitieux. Aujourd'hui, la même tradition de congrès d'ingénieurs se poursuit puisque le dernier congrès à l'échelle européenne de la Fédération européenne d'associations nationales d'ingénieurs — FEANI — qui s'est tenu à Paris en septembre 1983, s'est fixé comme programme : «L'ingénieur au service de l'homme, une évidence... et un défi.»

LE ROLE SOCIAL DE L'INGÉNIEUR : LA FORMATION D'UNE IDÉOLOGIE, LA REDONDANCE D'UN DISCOURS.

Il est possible de retracer, au cours de ce siècle, la structu­ration de tout un discours sur le rôle social de l'ingénieur. Dès la fin du siècle dernier, l'accent est mis sur la double mission éducative et moralisatrice de l'ingénieur vis-à-vis des ouvriers [221 ]. Mais, c'est le centralien Georges Lamirand dont le livre connut plusieurs éditions avant et après guerre qui fournit le modèle de ce discours [16] suivi par d'autres ténors comme G. Ville, R. Alquier et bien d'autres textes répétitifs [62, 220, 221, 223, 226]. L. Boltanski estime que cette idéologie s'est particulièrement épanouie sous le régime de Vichy [29, pp. 128-132]. L'ingénieur est tout d'abord un chef comme le redéfinit G. Ville : « / / dispose par la force des choses de Vautorité car il est le tenant de la technique et c'est de la techni­que de plus en plus que tout dépend. » En tant que chef, il est animateur d'un groupe humain ; plus encore, son rôle social déborde le cadre de l'entreprise, il doit être «créateur d'har­monie sociale» [212]. C'est avec un grand lyrisme que ces ingénieurs-idéologues expriment la mission civilisatrice de l'ingénieur : « Tout ingénieur doit s'armer par sa formation et sa culture pour être le soldat de cette croisade» [226].

Dispositif permettant d'observer les effets du vent et de la pluie sur les murs-rideaux, au centre de Saint-Rémy-les Chevreuse. La Documentation Française.