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La Compagnie des Bronzes, une entreprise bruxelloise entre art et industrie 1 Une exposition et une publica- tion mettent les projecteurs, cette année, sur ce qui fut la plus grande fonderie belge de bronze d'art. Établie en plein cœur industriel de Bruxelles, la Com- pagnie des Bronzes a connu un destin intéressant à plus d'un titre. Regards sur l'un des fleu- rons de notre patrimoine indus- triel. Dans la seconde moitié du XIX e siècle, Bruxelles connaît un développement sans précédent, qui se traduit par une croissance de la population et une urbani- sation des faubourgs, notam- ment bourgeois. Ces transfor- mations de la ville créent une demande énorme en matière de construction, encore accrue par les chantiers qui s'ouvrent pour la réalisation des grands édifices publics. Demeures privées ou bâtiments destinés à abriter des collectivités, tous ces nouveaux espaces vont devoir être amé- nagés, meublés, décorés. A l'époque, la référence en matière de décoration est Paris. Peu à peu, cependant, Bruxelles va voir se développer tout un secteur d'industries de luxe, qui profitent de ces nouvelles clien- tèles. Parmi celles-ci, une petite entreprise familiale promise à un bel avenir. Naissance d'une entreprise Le 6 juillet 1854 est créée à Bruxelles une petite société en commandite, sous le nom de Cormann et Compagnie. Elle pour- suit probablement une activité pratiquée déjà auparavant par la même famille. On est peu ren- seigné sur les débuts de cette maison mais il semblerait qu'elle s'organise selon un axe double : fabrication et vente. La produc- tion est celle d'objets à bon marché, notamment en zinc, comme des luminaires. En 1859, l'entreprise se transforme en société anonyme et prend le nom de Compagnie pour la fabri- cation du zinc et du bronze et des appareils d'éclairage. Elle est éta- blie rue d'Assaut, dans le centre de Bruxelles, à deux pas de la cathédrale Saints-Michel-et- Gudule. Les statuts de 1859 dis- tinguent trois secteurs en matière de fabrication (la deuxième branche d'activités est la vente et l'exportation) : "la fabrication du zinc pour travaux, bâtisses et ornementations ; l'exécution de travaux d'art en zinc, bronze, fer et autres métaux ; le placement des conduits pour le gaz, la fabrica- tion d’appareils d'éclairage et de tous autres produits analogues". Ce passage au statut de société anonyme, comme l'arrivée des premières commandes impor- tantes dans ces différents sec- teurs, correspondent au vrai départ de ce qui va devenir la Compagnie des Bronzes. Celui-ci se marque aussi dans le dédou- blement des sites d'activités, avec l'achat d'un terrain dans les faubourgs de Bruxelles, à Molenbeek-Saint-Jean, et l'ins- tallation à cet endroit d'une fon- 3 ETUDE Fig. 1- Personnel de la Compagnie des Bronzes, [1900] (Collection La Fonderie). 1 Ce texte est une version résumée d'un article paru dans la publication Fabrique d'Art. La Compagnie des Bronzes, 1854-1979, Bruxelles, La Fonderie, 2004, auquel je renvoie pour la bibliographie et surtout pour les aspects traités par d'autres auteurs et qui n'ont pas été abordés ici faute de place : techniques (techniques de fonte et de finition), sociaux (apprentissage, caractéristiques de la main d'œuvre, organisation du travail et des solidarités professionnelles), commerciaux (concurrence et participation aux expositions inter- nationales), artistiques et notices thématiques (présentant des commandes particulières, notamment).

ETUDE - Patrimoine Industrielpatrimoineindustriel.be/public/files/publications/bulletins/piwb/... · Compagnie des Bronzes. Dans différents écrits à caractère publicitaire et

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La Compagnie desBronzes, une entreprisebruxelloise entre art et

industrie1

Une exposition et une publica-tion mettent les projecteurs,cette année, sur ce qui fut la plusgrande fonderie belge de bronzed'art. Établie en plein cœurindustriel de Bruxelles, la Com-pagnie des Bronzes a connu undestin intéressant à plus d'untitre. Regards sur l'un des fleu-rons de notre patrimoine indus-triel.Dans la seconde moitié du XIXe

siècle, Bruxelles connaît un

développement sans précédent,qui se traduit par une croissancede la population et une urbani-sation des faubourgs, notam-ment bourgeois. Ces transfor-mations de la ville créent unedemande énorme en matière deconstruction, encore accrue parles chantiers qui s'ouvrent pourla réalisation des grands édificespublics. Demeures privées ou

bâtiments destinés à abriter descollectivités, tous ces nouveauxespaces vont devoir être amé-nagés, meublés, décorés.

A l'époque, la référence enmatière de décoration est Paris.Peu à peu, cependant, Bruxellesva voir se développer tout unsecteur d'industries de luxe, quiprofitent de ces nouvelles clien-tèles. Parmi celles-ci, une petiteentreprise familiale promise à unbel avenir.

Naissance d'une entreprise

Le 6 juillet 1854 est créée àBruxelles une petite société encommandite, sous le nom deCormann et Compagnie. Elle pour-suit probablement une activité

pratiquée déjà auparavant par lamême famille. On est peu ren-seigné sur les débuts de cettemaison mais il semblerait qu'elles'organise selon un axe double :fabrication et vente. La produc-tion est celle d'objets à bonmarché, notamment en zinc,comme des luminaires. En 1859,l'entreprise se transforme ensociété anonyme et prend le

nom de Compagnie pour la fabri-cation du zinc et du bronze et desappareils d'éclairage. Elle est éta-blie rue d'Assaut, dans le centrede Bruxelles, à deux pas de lacathédrale Saints-Michel-et-Gudule. Les statuts de 1859 dis-tinguent trois secteurs enmatière de fabrication (ladeuxième branche d'activités estla vente et l'exportation) : "lafabrication du zinc pour travaux,bâtisses et ornementations ;l'exécution de travaux d'art enzinc, bronze, fer et autresmétaux ; le placement desconduits pour le gaz, la fabrica-tion d’appareils d'éclairage et detous autres produits analogues".

Ce passage au statut de sociétéanonyme, comme l'arrivée des

premières commandes impor-tantes dans ces différents sec-teurs, correspondent au vraidépart de ce qui va devenir laCompagnie des Bronzes. Celui-cise marque aussi dans le dédou-blement des sites d'activités,avec l'achat d'un terrain dans lesfaubourgs de Bruxelles, àMolenbeek-Saint-Jean, et l'ins-tallation à cet endroit d'une fon-

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ETUDE

Fig. 1- Personnel de la Compagnie des Bronzes, [1900] (Collection La Fonderie).

1 Ce texte est une version résumée d'un article paru dans la publication Fabrique d'Art. La Compagnie des Bronzes, 1854-1979, Bruxelles,La Fonderie, 2004, auquel je renvoie pour la bibliographie et surtout pour les aspects traités par d'autres auteurs et qui n'ont pas étéabordés ici faute de place : techniques (techniques de fonte et de finition), sociaux (apprentissage, caractéristiques de la maind'œuvre, organisation du travail et des solidarités professionnelles), commerciaux (concurrence et participation aux expositions inter-nationales), artistiques et notices thématiques (présentant des commandes particulières, notamment).

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derie et d'importants ateliers(1862-1863). L'établissement ini-tial de la rue d'Assaut subsistenéanmoins. Il se spécialisera pro-gressivement en magasin, mêmes'il abrite toujours une partie dela production.

Dans les années 1860-1870, lebronze semble prendre de plusen plus d'importance. En 1866,du reste, le nom "Compagniedes Bronzes" semble déjà cou-ramment utilisé. Les sourcesfont état de deux axes de fabri-cation : "objets d'art et d'ameu-blement" d'une part, "bronzeindustriel" de l'autre.

En un peu plus de quinze ans,l'entreprise a évolué. D'impor-tantes commandes lui ontpermis d'amorcer une produc-tion de plus en plus suivie, dansles différents secteurs qu'ellesouhaitait développer dès 1859.En 1873, les actions de la Com-pagnie sont cotées en bourse.Les rapports annuels témoi-gnent de résultats économiquesexcellents. Le nombre d'em-plois, quoique très fluctuant,semble atteindre vers 1880 un

record jamais plus égalé par l'en-treprise puisqu'à cette date, l'en-treprise compte quelques 300ouvriers. En 1878, de nouveauxstatuts officialisent l'appellationCompagnie des Bronzes.

Dans différents écrits à caractèrepublicitaire et promotionnel, lesdirigeants de la Compagnie met-tent en avant le savoir-faireacquis en quelques années, quipermet à l'entreprise de fabri-quer de "l'objet le plus menu" à"la statue la plus gigantesque".L'ensemble du processus defabrication a lieu dans l'entre-prise, qui transforme le "lingotde cuivre" en "objet d'art oud'ornementation, jusqu'à ladorure inclusivement", contrai-rement, affirment les dirigeants,à ce qui se fait à Paris où nombred'étapes sont confiées "à façon"à l'extérieur. La suprématie pari-sienne semble écartée et laCompagnie affirme à qui veutl'entendre sa fierté nationaled'avoir pu maîtriser unensemble de techniques et de"ne plus être tributaire del'étranger". Cette fierté s'ex-prime notamment à l'occasion

des expositions nationales etinternationales auxquelles l'en-treprise participe régulièrement.En 1878, la Compagnie obtientune médaille d'or à l'expositionuniverselle de Paris. On se situelà certainement au cœur d'unepériode prospère pour le bronzed'art puisqu'à cette même date, àParis précisément, ce secteurconcerne 600 entreprises quiemploient en tout 7 500 ouvriers.

Le "bronze industriel"

"Robinetterie"

Pour bien comprendre le déve-loppement de toute une partiede la production, consacrée à lafabrication de tuyauteries métal-liques, il faudrait replacer cetteentreprise dans le contexteindustriel plus large qui caracté-rise Bruxelles à cette époque. Ceserait bien sûr un autre travailmais il n'est pas inutile de rap-peler qu'à partir des années1840, le secteur de la fabricationde machines se développe demanière intense à Bruxelles.Molenbeek, en particulier,connaîtra une véritable multipli-cation d'ateliers mécaniques

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Fig. 2 - Grande halle de coulée, vers 1905 (Collection La Fonderie).

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dont les deux grandes entre-prises « Pauwels » et « Cail etHalot » peuvent être considéréescomme les précurseurs. Elles sespécialisent dans la fabricationde matériel de chemin de fer, dechaudières, de machines àvapeur. On constate d'ailleurs,en parcourant les archives de laCompagnie des Bronzes, que sesrapports sont nombreux avecces deux entreprises, qui luifourniront d'importantes com-mandes. La proximité géogra-phique a probablement jouémais les relations entre les diri-geants expliquent également cesliens, parfois familiaux. L'archi-tecte Félix Pauwels - administra-teur de la Compagnie dès 1859puis président du conseil d'ad-ministration, charge qu'il occu-pera jusqu'à sa mort en 1877 -est en effet le frère cadet deFrançois Pauwels, fondateur del'entreprise du même nom.

Dans les années 1860, un sec-teur de "robinetterie" industriellese développe au sein de l'entre-prise. Il bénéficie des nouvellesinstallations de Molenbeek, enparticulier de l'atelier mécaniquespécialisé pour "la robinetteriepour vapeur, pour eau et pourgaz, en bronze, laiton et fonte defer". En 1876, cependant, il estquestion de supprimer ce sec-teur, "qui donne des bénéficestrop minimes", et d'affecter leslocaux qui y étaient consacrés à"la fabrication d'objets d'artd'ornement" qui a "augmentédans de grandes proportions".

Eclairage au gaz : entre art et industrie

La distinction entre l'industriel etl'artistique n'est pas facile à éta-blir, malgré les velléités et lesdiscours de la direction. Le sec-teur du gaz en offre un excellentexemple. Outre les aspects derobinetterie déjà évoqués, il estindissociablement lié audomaine de l'éclairage. Les sta-tuts de 1859 semblent d'ailleursassocier les deux aspects.

Un intense travail de prospec-tion est lancé, dans les années1860, vers les communes et lesparticuliers. L'entreprise offre unservice complet puisqu'elle estalors en mesure de poser lesconduites qu'elle fabrique elle-même et de fournir les appareilsd'éclairage proprement dits. Cesecteur en plein développementsera soutenu par plusieurs com-mandes d'équipement pour desbâtiments collectifs comme lecharbonnage de Mariemont(1860), la prison de Bruges(1860) et différentes églises àBruxelles (années 1860).

Bientôt, la Compagnie se lan-cera également dans la produc-tion d'appareils et d'installationsdavantage destinés à la clientèleprivée, adaptant son offre auxévolutions techniques enmatière d'éclairage domestique.À Bruxelles, le gaz éclaired'abord les rues et les com-merces avant de se diffuser, dansles années 1870, dans les habita-tions privées. La Compagnieprofite d'une partie non négli-geable du nouveau marché créépar l'urbanisation des banlieuesaisées de Bruxelles (quartier deNotre-Dame aux Neiges, quar-tier des squares…). La produc-tion d'appareils d'éclairagedevient l'un des principaux sec-teurs d'activités de l'entreprise.

L'électricité

L'électricité fait son apparitiondans les années 1880. Commele gaz, elle éclairera d'abord lesvoies publiques avant de péné-trer dans les intérieurs privés.Toutefois, le gaz se perfectionnesans cesse pour maintenir unepréséance qui subsistera jusqu'àla première guerre mondiale. LaCompagnie des Bronzes témoignede ces évolutions. Dès lesannées 1890, elle développel'adaptation pour l'électricité desappareils d'éclairage au gaz. Undépartement « électricité » sedéveloppe peu à peu. Le débutdu XXe siècle voit les com-mandes se multiplier dans cedomaine. L'axe double de l'acti-vité, placement des réseaux etfourniture des appareils d'éclai-rage, permet à l'entreprise d'ob-tenir d'importants chantiers,comme celui de l'École militaireen 1908. Une fois le passage dugaz à l'électricité acquis pour lesappareils d'éclairage, la Compa-gnie poursuit son activité dans lesecteur de l'électricité, maiscelle-ci se concentre désormaissur la seule pose d'installationsélectriques stricto sensu, de plusen plus souvent de manièreindépendante de la fabricationde lustres ou autres luminairesde bronze, dont le goût est parailleurs en perte de vitesse. Dansles années soixante, les com-mandes d'installations élec-

Fig. 3 - Lampes mobiles à l’électricité. Planche photographique extraited’un catalogue des produits vendus par la Compagnie des Bronzes, s.d.(Collection La Fonderie).

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triques pour d'importants chan-tiers comme ceux de la Biblio-thèque Royale (1960-1963), ducomplexe administratif du Ber-laymont (1965-1966) ou de laBanque Nationale (1968-1969),vont permettre à l'entreprise desubsister à une époque où lafonte du bronze ne représenteplus qu'une part très minime deson activité. Ce secteur sera leseul à subsister jusqu'à la faillitede 1979.

Le secteur artistique

"Bronzes d'éclairage etd'ameublement"

Dès le début de son activité, laCompagnie produit et commer-cialise des appareils d'éclairage(présents dans l'appellation de lanouvelle société anonyme en1859) et des "objets d'art etd'ameublement". En effet,l'éclairage n'est pas le seuldomaine à travers lequel lebronze se répand dans les inté-rieurs bourgeois. Au XIXe siècle,l'industrie du bronze connaît undéveloppement considérablegrâce à des innovations tech-niques. Ainsi, les procédés de

réduction mécanique (procédéCollas) des statues et la tech-nique de fonte au sable permet-tent d'abaisser le coût de fabrica-tion de celles-ci et des objetsdécoratifs qui accompagnent lesœuvres d'art proprement dites.Désormais plus accessibles, cesobjets touchent une nouvelleclientèle. Celle-ci fait partie decette bourgeoisie qui acquiertdes maisons dans les nouveauxfaubourgs de Bruxelles dans ledernier quart du XIXe siècle.Leurs demeures moins vastesque les hôtels de maître de lagrande bourgeoisie sont plusadaptées aux bronzes de petitesdimensions, imitations de sta-tues antiques ou d'œuvrescontemporaines. La décorationintérieure de ces maisons secaractérise par une profusion demobilier et une manie de l'accu-mulation : meubles, bibelots,tapis et tissus foisonnent et s'en-tremêlent sans cohérence destyles. Dans ces intérieurschargés, le bronze et ses imita-tions tiennent une place dechoix. Les luminaires, adaptésau gaz et à l'électricité apparus àla fin du siècle, comme les

lustres, torchères, appliques sedéclinent dans ce matériau toutcomme les ornements desmeubles. Sur les cheminées sontposées des horloges ou pen-dules composées de bois, demarbre et de bronze et enca-drées de candélabres. Des jardi-nières et autres cache-pots abri-tent les plantes vertes du jardind'hiver tandis que les vases mas-sifs montés sur socle ou poséssur des tables complètent ledécor.

Profitant des nouveaux goûts decette clientèle toujours crois-sante, la Compagnie des Bronzesdéveloppe toute une gamme deproduits, disponibles sur cata-logue ou dans son magasin de larue d'Assaut. Dans sa vitrine,l'entreprise présente aussi biendes objets de sa propre fabrica-tion que des produits venusd'ailleurs. L'étude des ventes enmagasin permettrait de se faireune idée des évolutions du goûtbourgeois sur plus d'un siècle.Celles-ci connaîtront des hautset des bas, dus essentiellement àla concurrence d'autres com-merces semblables et aux pro-

Fig. 4 - Atelier de ciselure, vers 1905 (Collection La Fonderie).

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blèmes que cause l'écoulementdes stocks. Ceux-ci en effetprennent à certains momentsune telle importance que l'ondécide de "mettre au creuset" les"anciens modèles (...) démodés".Tout au long de son existence,l'entreprise développera desstratégies commerciales pourfaire connaître ses produits etaccroître sa clientèle : insertionspublicitaires, nouveaux aména-gements de ses magasins, enga-gement de vendeurs "profes-sionnels" (1903) ou de repré-

sentants ailleurs en Belgique et àl'étranger.

Parallèlement aux salons etsalles à manger privés, les objetsdécoratifs en bronze font leurapparition dans les édificespublics ou collectifs qui se déve-loppent eux aussi dans la capi-tale et dans les autres villes dujeune État belge. L'une des pre-mières commandes dans cedomaine semble être celle deluminaires pour la Chambre desReprésentants en 1868. Lamême année, la Compagnie desBronzes se voit chargée de l'éclai-rage de la nouvelle BanqueNationale. Mais c'est surtoutune importante commande delustres pour le palais royal qui,en 1869, viendra à point pour

relancer l'activité de l'entreprise.Il est à noter que ces com-mandes, constituées surtout deluminaires, comportent égale-ment des objets décoratifscomme des pendules ou garni-tures de cheminées.

Au service des sculpteurs etde la statuaire monumentale

Il reste beaucoup à écrire sur lerenouveau du bronze au milieudu XIXe siècle, comme nouveaumatériau, plus prisé dans lasculpture "romantique", qui suc-

cède - sans toutefois l'éclipser -au marbre qui a fait la splendeurde la période néo-classique. Lesuccès du bronze est surtout liéà une série d'innovations tech-niques et l'on sait à quel pointl'innovation est une valeur chèreau XIXe siècle. Pour couler enbronze les œuvres qu'ils ont réa-lisées en terre, en plâtre ou encire, les artistes ont presque tou-jours recours à une fonderie.Rares sont ceux qui possèdent laleur propre. Le cas de la Compa-gnie des Bronzes est exemplairepuisque son activité se déve-loppe à partir d'une petite entre-prise familiale apparemmentspécialisée dans les métaux àbon marché, sans rapportsdirects avec le monde de l'art.Celui-ci va petit à petit intéresser

la Compagnie parce qu'elle vaoccuper un créneau porteur dumarché, la fonderie de monu-ments en bronze, et toucher parlà une clientèle bien particulière :les sculpteurs. En effet, pour laréalisation de ces monuments,c'est le plus souvent l'artiste quisert d'interlocuteur : sur unensemble conservé d'une cin-quantaine de contrats passésavec la Compagnie des Bronzesentre 1861 et 1902, 42 sontconclus directement avec l'ar-tiste.

C'est probablement à lademande des sculpteurs que laCompagnie des Bronzes réintroduiten Belgique, après de patientsessais et recherches, la techniqueancestrale de la fonte à la cireperdue, au début des années1880. Cette innovation, quipermet un rendu beaucoup plusfin des détails, est encensée parla critique. La Compagnie desBronzes, consciente de la valeurajoutée par la cire perdue à sesréalisations, perfectionne latechnique et la développe sur-tout pour les pièces de petites etde moyennes dimensions (sta-tues et statuettes, éléments delustrerie, vases …). Cette inno-vation semble avoir été aussiinspirée par l'espérance d'attirerles sculpteurs belges et étran-

Fig. 5 - Magasin rue d’Assaut, vers 1905 (Collection La Fonderie).

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gers. L'innovation techniquedevient un argument de ventedestiné avant tout aux artistes.

Ces quelques thèmes montrentune facette fort intéressante de laconfrontation entre art et indus-trie qui se développe au XIXe

siècle : celle qui concerne lamanière dont les sculpteurs ontvécu les évolutions techniquesliées à leur discipline, et le pas-sage de l'œuvre unique àl'œuvre multiple. Des rapportsse nouent entre deux mondes apriori distincts. Dans le cas de laCompagnie des Bronzes, ils sontfacilités par la présence, parmiles actionnaires de l'entreprise,voire parmi ses administrateurs,de plusieurs artistes ou person-nalités liées au monde de l'art,comme l'architecte HenriBeyaert, actionnaire de la Com-pagnie dès 1859, ou Paul Lam-botte, Directeur général hono-raire des Beaux-Arts,administrateur de 1933 à 1939,pour ne citer que deuxexemples.

Bronzes monumentaux

Au XIXe siècle, le nombre de sta-tues qui s'élèvent sur les places,dans les parcs, au cœur de tousles espaces publics disponibless'accroît dans de si fortes pro-portions que les contemporainsparleront de "statuomanie". Eneffet, la statuaire occupe uneplace de plus en plus grandedans l'aménagement de l'espaceurbain : fontaines, places et jar-dins publics. Elle répond à unsouci pédagogique d'éducationdes masses populaires, parl'exemple des grands hommesaccessible à tous, sous sa formede pierre ou de bronze, au cœurde l'espace public. En Belgique,cette statuomanie prend desaccents de leçon d'histoire. Lajeune nation, qui doit consoliderson identité aux yeux de l'exté-rieur et éduquer à cette nou-veauté sa propre population,multiplie les représentations dupassé national, incarné dans deshéros qui ont défendu la patrie(ou défendu les libertés commu-nales !) contre l'envahisseur oul'occupant étranger (les comtes

d'Egmont et de Hornes, JacquesVan Artevelde, Everard t'Serclaes...) ou fait resplendir son nompar leurs mérites artistiques(Teniers, Leys, ...), littéraires,scientifiques (Mercator...) ouindustriels (John Cokerill...),pour ne citer que des monu-ments réalisés par la Compagniedes Bronzes.

L'entreprise, tournée à l'originevers d'autres types de produc-tions, va assez vite investir cenouveau secteur. Le premiermonument important com-mandé à la Compagnie sera ladouble statue du sculpteurCharles-Auguste Fraikin repré-sentant les comtes d'Egmont etde Hornes (1861). Installé à l'ori-gine sur la Grand Place deBruxelles, ce groupe décoreaujourd'hui le square du PetitSablon.

La liste des monuments réalisésen Belgique par la Compagnieest impressionnante. Elle cul-mine dans les années 1880, avecdes monuments comme le Toréà Liège (1880), les statuettes des

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Fig. 6 - Atelier de moulage des statues, vers 1905 (Collection La Fonderie).

Page 7: ETUDE - Patrimoine Industrielpatrimoineindustriel.be/public/files/publications/bulletins/piwb/... · Compagnie des Bronzes. Dans différents écrits à caractère publicitaire et

métiers au Petit Sablon (1882),quatre statues pour le dôme duPalais de Justice (1882), lesgroupes du Palais des Beaux-Arts (actuel Musée) (1885) àBruxelles, la fontaine de Brabo àAnvers (1886), le monument àBreydel et De Coninck à Bruges(1886), pour ne citer quequelques exemples. En effet, lerègne de Léopold II (1865-1909)se caractérise comme l'on saitpar une intense activité urbanis-tique dans laquelle la mise enplace de monuments ou ladécoration de nouveaux édificesde prestige occupent naturelle-ment une place de choix. LaCompagnie profite largement deces innombrables chantiersouverts dans la capitale essen-tiellement. On peut dire qu'elleexerce dans le domaine de lastatuaire monumentale un quasimonopole en Belgique jusquedans les années 1890. À partir dece moment-là, les marchéspublics (voire privés) vont êtremieux répartis entre diversesfonderies.

En raison de la concurrence,

mais aussi du caractère fort aléa-toire du rythme des com-mandes, ce domaine d'activitéde la Compagnie n'est pas tou-jours rentable. Néanmoins, elley investira constamment sesénergies, tant il constitue unevéritable carte de visite. Ce sontles grands bronzes qui fontavant tout la réputation de laCompagnie. Dans ses brochuresde promotion et ses catalogues,ceux-ci sont systématiquementénumérés ou reproduits photo-graphiquement. À tel point quecette image finira par nuire àl'entreprise, qui cherche à "réagircontre cette opinion" qu'ellevend "surtout de grands bronzeset non les articles d'éclairage(...)". En 1899, les commandesne suffisent pas et le personnelqualifié se fait rare. Certainssculpteurs commenceraient à seplaindre de la qualité des pro-ductions de la fonderie. On litdans un compte rendu desséances du conseil d'administra-tion : " (...) s'il ne fallait pas tenircompte du renom de la Compa-gnie des Bronzes et se préoccuperuniquement du résultat finan-cier, il y aurait tout intérêt àfermer cet atelier qui donne peuou pas de bénéfice et dont laplupart des clients-artistes paientdifficilement et lentement".

Dans l'entre-deux-guerres, lesecteur de la statuaire monu-mentale va être surtout occupépar des commandes internatio-nales. On remarque en effetqu'en Belgique, le marché fortlucratif des monuments auxmorts du premier conflit mon-dial viendra surtout enrichir lesconcurrents de la Compagnie.Sans doute l'entreprise a-t-ellebénéficié d'un marché qui luiétait ouvert au-delà des fron-tières belges, depuis le XIXe

siècle, grâce à son savoir-faire etaux nombreux contacts établis àl'étranger par ses dirigeants etses agents. Ces contacts conti-nuent à porter leurs fruits ausiècle suivant, là où d'autres

firmes belges, qui n'ont pas cettetradition déjà vieille de plusieursdécennies, ont sans doute plusde mal à exporter leurs réalisa-tions. Parmi les commandes lesplus remarquables, on comptela réalisation, en 1931-1933, desfameuses grilles du zoo de NewYork, œuvre du sculpteur améri-cain Paul Manship (1885-1966).

La Compagnie sur le déclin(1945-1979)

Pendant la guerre, la Compagniepoursuit ses activités, quoiquedans une moindre mesure. Lequasi arrêt des commandes etdes ventes en magasin en 1939-1940 est suivi d'une reprise fin1940, qui se confirmera dans lesannées suivantes.

Après la guerre, un lent déclins'amorce. La commémorationdu conflit fournit bien entenduplusieurs commandes. Commeailleurs, les monuments liés à lapremière guerre mondiale sontréutilisés. Souvent, on y apposedes plaques de bronze reprenantles listes des victimes du récentconflit. Des médaillons ou bas-reliefs célébrant la mémoire desrésistants ou autres disparus dela guerre semblent avoir étécoulés en nombre par l'entre-prise, comme en témoignent denombreux exemples de modèlesen plâtre conservés. Le mémo-rial de Breendonck est l'un desrares exemples d'œuvre monu-mentale réalisée à la Compagniedes Bronzes en hommage auxvictimes de la guerre.

La commémoration, de manièreplus générale, reste l'un des sec-teurs qui donnent le plus de tra-vail à la fonderie : plaques oubas-reliefs célébrant un événe-ment particulier, rendant hom-mage à un patron, à un fonda-teur... La collection de plâtrespermet ici aussi de suivre à latrace tout un pan de la produc-tion.

En matière de statuaire monu-

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Fig. 7 - Charles-Auguste Fraikin. Les comtesd’Egmont et de Hornes, 1864, Bruxelles,square du Petit Sablon (© La Fonderie).

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mentale, les commandes se raré-fient peu à peu. Les rois sontencore bien représentés, en par-ticulier Albert Ier, dont la morttragique en 1934 accélère la pro-duction d'images du "roi cheva-lier" que l'on honore commehéros de la première guerremondiale : statues équestres parAlfred Courtens, inaugurée àl'Albertine à Bruxelles en 1951,ou par Victor Demanet, inau-gurée au confluent de la Sambreet de la Meuse à Namur en1955. Mais l'heure n'est plusaux héros nationaux. Quelquesfigures allégoriques viennentencore orner çà et là un bâti-ment public, comme cettefemme assise de George Grard àla Banque Nationale (1954).Mais l'État ne commande plusd'œuvres monumentales.

Quant aux sculpteurs qui dési-rent voir leurs créations couléesen bronze, ils sont de moins enmoins nombreux à s'adresser àla Compagnie. On peut citerRené Harvent, qui travaille avecla Compagnie depuis août 1945,ou André Eijberg dont plusieurs

bronzes y seront coulés dans lesannées 1960-1970. De plus, laCompagnie n'est bientôt plus enmesure de satisfaire technique-ment les exigences de qualitédes artistes, comme le souligne àplusieurs reprises André Eijberg,dans une interview réalisée en1987. Plusieurs témoins sem-blent regretter l'abandon de latechnique à la cire perdue, quifaisait la réputation de l'entre-prise. Cette perte de savoir-faireest également évoquée à proposde la fin des activités de la fon-derie Verbeyst, l'une des princi-pales concurrentes de la Com-pagnie, dont la faillite estprononcée en 1967. Du côté del'ameublement, d'autre part, lebronze est passé de mode. À laCompagnie des Bronzes, la der-nière coulée a lieu le 30 avril1977. À ce moment-là, la fon-derie ne représente plus que 2ou 3 % du chiffre d'affaires totalde l'entreprise et ne compte plusque 7 ou 8 ouvriers.

En fin de compte, il sembleassez clair que le départementélectricité assure la survie de la

société, principalement grâce àdes commandes publiques. Iciaussi, cependant, la concurrencerattrapera bientôt la Compagnie.Au moment de la faillite, cedépartement, qui avait employéjusqu'à 180 personnes, n'encompte plus qu'une quaran-taine.

À une époque où le bronze et lafonderie d'art en général neconnaissent plus le succès desdécennies précédentes, la Com-pagnie ne réussit pas sa recon-version. Aucun investissementnotoire n'est consenti. Les infra-structures immobilières et mobi-lières vieillissent. Le toit de lagrande halle de coulée, dernierbâtiment encore utilisé pour lesopérations de fonte, est percé enplusieurs endroits. D'autres bâti-ments sont en ruine. Un ancienouvrier raconte qu'à cetteépoque, les fours sont encoredes fours à coke et que le sableest tamisé à la main ! Le per-sonnel diminue, la maind'œuvre est de moins en moinsqualifiée. "Comme homme demétier, il y avait Alex qui était

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Fig. 8 - Dernière coulée, avril 1977 (© Sint-Lukasarchief, Bruxelles).

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mouleur, c'est tout. Les autres,c'étaient tous des gens d'occa-sion", raconte le sculpteur Eij-berg.

En 1971, le bâtiment de la rued'Assaut est exproprié et vendu.Les activités sont transférées rueRansfort. Peu après la dernièrecoulée, la Compagnie s'installe

rue de Birmingham, à Ander-lecht. Les activités liées au sec-teur électricité s'y poursuiventpendant deux ans mais en 1979,la faillite est prononcée.

Entre ses modestes débuts sousle nom de Cormann et son déclindes années 1970, la Compagniedes Bronzes a connu un destin

qui intéresse l'historien à plusd'un titre. En effet, l'exemple decette entreprise illustre à mer-veille tout un pan d'histoireindustrielle de Bruxelles. Detaille petite puis moyenne,comme de nombreuses entre-prises de la capitale, elle s'insèreparfaitement dans le tissu éco-nomique et social des XIXe etXXe siècles. Ainsi, sa doublelocalisation caractérise deuxzones bien distinctes de l'espaceéconomique bruxellois : lecentre commercial (et industriel)et l'ouest purement industriel.Sa main d'œuvre fluctuante,constituée à la fois demanœuvres et d'ouvriers extrê-mement qualifiés, permetd'écrire un chapitre importantde l'histoire du travail. Sonpatronat, modeste mais habile àsusciter les alliances porteuses,sa politique commerciale et decontacts internationaux nouspermettent de suivre jour aprèsjour l'évolution d'une entrepriseen phase avec la demande. Cettehistoire est également celle del'évolution des techniques et lerôle de la Compagnie dans unsecteur aussi essentiel que celuide l'éclairage mériterait à lui seulune étude monographique.Enfin, les traces si nombreuseslaissées par les clients de l'entre-prise, de tous ordres qu'ilssoient, mettent en lumière desdomaines d'étude fondamen-taux : du goût bourgeois et de ladécoration intérieure aux idéauxet débats politiques qui prési-dent à l'érection de statues surles places publiques.

Aujourd'hui, ce passé revit grâceau Musée bruxellois de l'Industrieet du Travail installé sur le sitemême de l'ancienne fonderie.Mais il reste bien des pagesd'histoire à écrire.

Christine A. DUPONTConservatrice adjointe à La Fonderie

(avec la collaboration de Guy Lemaire et de Anne Carre)

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Fig. 9 - Ruelle entourant le bâtiment et desservant les ateliers et dépôts du site de la rue Ransfort,1980 (Collection La Fonderie, © G. Vanderhulst).

Pour information :L'exposition Fabrique d'Art, le bronze à l'œuvre est pro-longée jusqu'au 9 mai 2004.Ouverture : du mardi au vendredi, de 10 à 17h. - samedis,dimanches et jours fériés de 14 à 17h.Par ailleurs, une publication de référence sur la Compagnie desBronzes sortira de presse sous peu. Richement illustrée et en cou-leur, elle rassemblera des contributions de spécialistes sur l’his-toire de cette prestigieuse fonderie : sa production, ses tra-vailleurs, ses techniques de fabrication, etc.

Musée bruxellois de l'Industrie et du Travail - La Fonderie27 rue Ransfort - 1080 Bruxelles - Tél. : 02/[email protected]