Évariste Lévi-Provençal (1894-1956), Séville musulmane au début du XIIe siècle

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  • variste Lvi-Provenal (1894-1956)

    Sville musulmane au dbut du XIIe sicle

    Le trait dIbn Abdun

    sur la vie urbaine et les corps de mtiers

    Traduit avec une introduction et des notes

    (1947)

    Maisonneuve & Larose, Paris, 2001

    Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole. Courriel : [email protected].

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, bnvole, professeur des universits la retraite, Paris. Courriel : [email protected].

    Apartir du livre :

    E. Lvi-Provenal (1894-1956)

    Sville musulmane

    au dbut du XIIe sicle

    Le trait dIbn Abdun sur la vie urbaine et les corps de mtiers

    Traduit avec une introduction

    et des notes (1947)

    Nouvelle dition : Maisonneuve & Larose, Paris, 2001, 178 pages

    Polices de caractres utilises :

    Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les notes et lindex : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 13 avril 2008 Chicoutimi, Ville de Saguenay, pro-vince de Qubec, Canada.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 3

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    Jean-Marie Tremblay, sociologue

    Fondateur et Prsident-directeur gnral,

    LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 4

    Table des matires

    Avant-propos Introduction Notes de lintroduction Traduction

    De lagriculture

    Des estimateurs des rcoltes

    Des percepteurs du fisc

    Section relative au cadi et ce quil faut savoir des qualits qui lui convien-nent

    Des exempts

    Du trsor des fondations pieuses et de la garde de ses portes

    Du juge secondaire

    Des exempts du juge secondaire

    Des actes notaris

    Section concernant le vizir du gouvernement

    Section concernant le prfet de la ville, le curateur des successions, le cadi, le juge secondaire et le muhtasib

    Des exempts du prfet de la ville

    Des agents du guet et des sergents de police

    De la prison

    Du muhtasib

    De la mosque-cathdrale

    Du personnel de service dans la mosque-cathdrale

    Des mosques de quartiers

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 5

    Des cimetires

    Des Almoravides

    Du fleuve

    Du gabeleur

    Des porteurs deau

    Des portes de la ville

    Section relative aux constructions, la mise en tat des rues, des gouts et des dpotoirs, et du dplacement de ce qui peut occasionner du dommage aux Musulmans

    Des mesures et des poids

    Des vendeurs au dtail et des artisans

    Notes de la traduction Index

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 6

    Avant-propos

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    Tout tudiant, tout chercheur ayant travaill sur lhistoire dal-Andalus, a lu et

    admir luvre historique dvariste Lvi-Provenal, en particulier son Histoire de lEspagne musulmane. Longtemps, on sest demand sil tait possible dentreprendre, grce des sources nouvelles ou des avances majeures de chercheurs, une autre histoire dal-Andalus. Personne ne sy est risqu, mais cette somme a largement contribu ouvrir le champ des recherches sur la pninsule Ibrique sous domination musulmane. A ce magistral tableau, le grand historien dal-Andalus a ajout un clairage remarquable par sa science de la langue arabe, dune part, et la quantit de sources dcouvertes, dites, puis traduites. Il a jou ainsi, avec dautres, un rle majeur dentranement, comme le montrent les nom-breuses ditions et traductions de textes mises notre disposition depuis plusieurs dcennies par la remarquable cole arabisante en Espagne.

    La publication d Un document sur la vie urbaine et les corps de mtiers Sville au dbut du XIIe sicle : le trait dIbn Abdn , dans le Journal asiati-que en 1937, fut suivie par sa traduction, retarde par la guerre, en 1947. Comme le souligne Lvi-Provenal dans son introduction, celle-ci demeure extrmement prcieuse plus dun titre. Tout dabord, la langue, particulire bien des gards, et un vocabulaire spcifique sur les mtiers rendent difficile sa lecture ceux qui ne sont pas habitus larabe dal-Andalus et ont ncessit ltablissement dun glossaire en appendice de ldition du texte. De mme, si le trait dIbn Abdn sinscrit dans une longue tradition dun genre juridique qui fut dabord tabli dans les rgions centrales de lEmpire musulman, en Orient, puis qui sest panoui dans le Maghreb et lal-Andalus malikite, en Occident, il se dis-tingue de nombreux titres des autres traits de hisba, en particulier celui, lg-rement postrieur, rdig par al-Saqt de Malga. En effet, le trait dIbn Abdn va bien au-del de lnumration habituelle des recommandations et des interdits touchant lactivit artisanale et commerciale, et les murs dans les villes musul-manes. Ibn Abdn, juriste svillan mal connu (il napparat dans aucune des vo-lumineuses biographies dresses par ses coreligionnaires sur les lettrs et hommes de foi dal-Andalus), ajoute un certain nombre darticles et davis personnels enri-chissant considrablement le trait. Il dbute par une numration des diles de la cit dont le rle, ses yeux, est de constituer une chane indissociable de garants du bon gouvernement urbain. Son avis est dautant plus intressant quil concerne Sville, devenue depuis la disparition du califat omeyyade au dbut du XIe sicle

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 7

    et ltablissement de la dynastie abbadide, la plus grande cit dal-Andalus. Lvi-Provenal prcise que lauteur laisse transparatre ses inquitudes et ses frustra-tions propos de la socit svillane au moment o celle-ci vient de passer sous lautorit des Almoravides, la fin du XIe sicle ou au tout dbut du XIIe sicle. Cest donc un vritable trait de gouvernement que nous livre lauteur, alors que lchec du pouvoir andalou et les progrs des chrtiens du nord ont jet la socit dal-Andalus en plein trouble. Lappel lanc aux berbres almoravides et la mise en place dun pouvoir dune nouvelle nature poussent les juristes rappeler les rgles du gouvernement et de lencadrement de la socit qui leur paraissent avoir t transgresses.

    Lnumration des corps de mtiers et de leurs devoirs apporte galement de nombreuses informations originales. Ibn Abdn donne son avis, favorable ou dfavorable, sur diverses activits ; il voque les minorits religieuses, rendant compte ainsi de la pression sociale quexerce une socit alors trs largement islamise sur les juifs et surtout les chrtiens. Le propos est tout aussi engag sur les jeunes gnrations, les enseignants, trs critiqus, ou les paysans, prsents comme les ennemis de laristocratie urbaine : l encore percent les mutations dune socit o se confrontent groupes aristocratiques, dans le cadre de la as-biyya, et groupes villageois cherchant conserver leur cohsion et leurs biens : les rapports ville-campagne, les tensions sociales sont mis en relief par cet auteur engag.

    Cest lintrt mme de louvrage, soulign par . Lvi-Provenal. Dj lar-gement exploit par les historiens dal-Andalus, en particulier dans le magistral El Seor del zoco en Espaa de Pedro Chalmeta (1973), ce document exceptionnel demeure un outil indispensable pour toute tude sur la socit dal-Andalus. Il a t rejoint, depuis, par une abondante littrature juridique, en particulier celle des recueils de fatwas dont H.R. Idris a, le premier, montr toute lutilit pour la connaissance de la socit musulmane sous juridiction malikite ; les traits juridi-ques contiennent lessentiel des informations sur le fonctionnement de la socit musulmane, en labsence presque totale darchives ; toutefois, ces sentences de-meurent largement thoriques et ouvrent rarement sur le domaine de la pratique. Le regard dIbn Abdn, certes engag et, de ce fait, trs partial, se distingue des autres recueils juridiques par ses prises de position. Par les domaines abords, qui dpassent largement les bornes dun trait classique de hisba, la rdition de La Sville musulmane au dbut du XIIe sicle reprsentera une redcouverte pour certains lecteurs, un outil de travail trs prcieux pour dautres, attentifs lhistoire de la socit dal-Andalus.

    Christophe PICARD, avril 2001.

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  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 8

    Introduction

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    Jai publi en 1934, dans le Journal asiatique (1), le texte arabe indit du petit trait dIbn Abdun dont voici une traduction franaise. Celle-ci, sans la guerre, aurait paru depuis plusieurs annes (2). Le retard apport par les circonstances cette publication a eu toutefois lavantage de me permettre damliorer le texte de maints passages obscurs (3) et den offrir une version plausible.

    Javais fait prcder mon dition dune courte tude sur le texte publi, les manuscrits utiliss, lintrt et la nouveaut du contenu. Il me suffira de reprendre dans les pages qui vont suivre, lintention du lecteur, lessentiel de cette introduction.

    ***

    Le trait dIbn Abdun figure dans deux recueils manuscrits conservs au Maroc, Sal et Mekns, dans des bibliothques pri-ves (4). Dans lun et lautre de ces manuscrits, il vient la suite dun trait dobjet analogue, dpourvu lui aussi de titre, et qui a pour auteur un crivain hispano-musulman, originaire de Malaga, Muhammad al-Sakati. De ce trait dal-Sakati, publi ds 1931 par G.-S. Colin et moi-mme (5), une traduction franaise paratra dans un avenir pro-chain.

    Les deux manuscrits attribuent le trait traduit ici un personnage nomm Muhammad Ibn Abdun. Mais ils ne sont pas daccord sur le

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 9

    nom du pre et lethnique de ce personnage : dans le recueil de Sal, lauteur est nomm Muhammad ibn Abd Allah al-Nakhai Abdun ; dans celui de Mekns, Muhammad ibn Ahmad Ibn Abdun al-Tudjibi.

    Cest en vain que jai essay de retrouver la mention de ce person-nage, sous lun ou lautre de ces noms, dans les rpertoires biographi-ques espagnols ou maghribins ; il est ds lors prsumer que, pas plus que lAndalou al-Sakati, lAndalou Ibn Abdun qui na videm-ment rien de commun avec lauteur de la clbre kasida sur les Afta-sides de Badajoz, dont il fut pourtant, on va le voir, presque le contemporain na mrit, aux yeux des biographes de son pays, les honneurs dune notice. Ce nest qu travers quelques passages de son crit quon est en mesure dentrevoir ce que put tre sa condition so-ciale, et de fixer lpoque laquelle il vcut.

    Le voisinage, dans deux manuscrits dailleurs apparents sans dou-te lorigine, du trait dal-Sakati et de celui dIbn Abdun, nest bien entendu pas fortuit. Cest quen effet lun et lautre, ainsi que des opuscules plus courts qui leur font suite dans les mmes recueils (6), sont dobjet sensiblement analogue ; ils sont inspirs par le dsir, fort louable aux yeux de bons musulmans, de dnoncer au grand jour ce quil peut y avoir dincompatible, dans les diffrents milieux sociaux de leur pays ou de leur ville, avec les rgles de vie fixes par le Coran et la Sunna ; ils tentent de redonner quelque impulsion lapplication de la formule idale, qui devient de plus en plus dsute, du taghyir al-munkar, de proposer une codification qui mette fin aux abus qui se sont implants aussi bien dans le systme administratif et fiscal que dans le jeu des transactions. Ils participent ainsi du genre de la littra-ture dite de hisba, dont on possde pour lOrient quelques productions (7).

    Mais, tandis que le trait dal-Sakati se prsente sous la forme dun vritable vade-mecum du muhtasib, magistrat avant tout proccup de la surveillance des corps de mtiers et de la rpression des dlits de fraude commis par les vendeurs ou par les fabricants, celui dIbn Abdun embrasse un champ bien plus large. Le premier de ces traits, ntaient les hispanismes dont sa langue offre de nombreux exemples et la quasi-certitude que son auteur vivait Malaga, pourrait constituer une somme de prescriptions valables la rigueur pour

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 10

    nimporte quelle cit commerante du monde islamique au moyen ge. Le second opuscule, au contraire, ne se contente pas de passer en revue un certain nombre de corps de mtiers ; il fait aussi une place plusieurs institutions urbaines, dans le cadre dune ville prcise, que lauteur habite et quil connat mieux que toute autre, Sville. Ibn Abdun semble y avoir exerc quelque magistrature secondaire. Peut-tre mme y fut-il muhtasib, sinon cadi ; mais il nen fournit pas la preuve. Sa culture en tout cas est trs relative sa langue offre avec celle dal-Sakati de nombreuses ressemblances et son manque de clar-t rend parfois sa lecture assez difficile. Enfin, son vocabulaire tech-nique est, lui aussi, nettement hispanique, et bien des termes, que jai groups en un glossaire dans ldition de 1934, en demeureraient obs-curs sans le secours dun prcieux dictionnaire arabe-latin du XIIe si-cle, le Vocabulista in arabico, publi Florence en 1871 par Schia-prelli, et du lexique grenadin de Pedro de Alcal.

    Al-Sakati et Ibn Abdun paraissent avoir crit sensiblement la mme poque. Mais alors que la datation du trait du premier de ces auteurs demeure incertaine, celle du second est plus aise et plus sre. Ibn Abdun nous apprend en effet quil a personnellement t tmoin (8) du dbut du rgne du roi abbadide al-Mutamid, Sville ; com-me, dautre part, il introduit dans son ouvrage tout un dveloppement sur les Almoravides, on dispose sur la date de sa vie et celle de la composition de son trait dindices chronologiques suffisants. Al-Mutamid succda son pre al-Mutadid sur le trne de Sville en 1068 (461 de lhgire). La ville fut ensuite prise par le gnral de Yu-suf ibn Tashufin, Sir ibn Ahi Bakr, en 1091 (484) ; elle devait demeu-rer sous la domination des Almoravides jusquen 1147 (541), date laquelle elle fut assige par le gnral almohade Barraz ibn Muham-mad al-Massufi (9). Dans ces conditions, il ne parat pas trop hasar-deux dassigner la rdaction du trait dIbn Abdun une date voisine des dernires annes du XIe ou des premires du XIIe sicle.

    ***

    On verra que les indications sur la vie urbaine Sville sont sur-tout groupes par Ibn Abdun dans la premire partie de son trait

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    lauteur y passe en effet successivement en revue les diffrentes char-ges ou magistratures qui sont exerces de son temps dans sa ville et mentionne les principaux endroits publics qui doivent y faire lobjet dune surveillance spciale. On le suivra brivement dans cette no-menclature.

    Cest bien entendu le prince qui occupe la premire place dans la hirarchie citadine, puisquil commande la fois Sville et sur le territoire qui en dpend. Au moment o Ibn Abdun crit, ce prince ne peut plus tre que le souverain almoravide, ou plus probablement, son reprsentant, le gouverneur nomm par lui (10) et qui nest pas un Andalou, mais un Africain. Dans lassez long dveloppement qui lui est consacr, on retrouve lessentiel des proccupations sur les devoirs du prince qui remplissent, de faon souvent fort monotone, de nom-breuses pages douvrages de droit public musulman comme les Ah-kam sultaniya dal-Mawardi ou le Siradj al-muluk, dal-Turtushi. Parmi ces proccupations, il en est une laquelle Ibn Abdun sarrte spcialement : le prince doit encourager tant quil le peut lagriculture sur son territoire et enjoindre aux grands personnages qui lentourent de donner lexemple en faisant mettre en valeur leurs domaines. Lauteur nignore pas que cest de labondance des rcoltes que d-pend avant tout le rendement des impts et par l mme la richesse du trsor de ltat. Il fournit la preuve que les impts sur les produits du sol surtout sur les crales et les olives, les deux principales pro-ductions du terroir svillan taient, au dbut du XIe sicle, fixs daprs les estimations de prposs du fisc, lesquels taient alors sou-verainement impopulaires cause de leur partialit ou mme de leur vnalit. Ces estimations du rendement de la rcolte taient inscrites, au nom de chaque cultivateur imposable, sur des registres spciaux, et la rentre de limpt correspondant tait assure par des agents non moins antipathiques la masse, des percepteurs qui se rendaient sur place, et aids par les chefs de villages ou de cantons, encaissaient les sommes revenant au fisc.

    Cest au cadi quIbn Abdun demande dassurer le contrle trs strict de ces estimateurs et de ces percepteurs. Il confre dailleurs ce magistrat religieux, dans toutes les manifestations de la vie sociale, un

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    pouvoir remarquablement tendu, plus important certainement quil ne lest alors dans la ralit. Mais lEspagne musulmane, on le sait, se trouve cette poque fortement travaille par le parti des hommes de loi, des fakihs, auxquels Yusuf ibn Tashufin accorde la plus grande confiance, et qui ne manquent pas de simmiscer dans tout ce qui tou-che ladministration de leur pays (11). Cette tendance si caractristi-que des premires annes du rgime almoravide dans la Pninsule est illustre, presque chaque page de son crit, par lhomme de loi quest fort probablement lui-mme Ibn Abdun. Il se rvle, au de-meurant, trs andalou et ne se fait pas faute, le cas chant, de montrer quil considre les nouveaux matres du pays comme des trangers devant lesquels il faut sincliner, sinon comme des intrus.

    Le cadi de Sville doit en tout cas, de lavis dIbn Abdun, prsen-ter toutes les qualits requises dun magistrat de qui dpend en majeu-re partie le bon quilibre de la cit : prestige, respect inspir tous ceux qui lapprochent, droiture, esprit de dcision, mfiance. Ses rap-ports avec le prince doivent tre continus, et il doit, par le vizir de ce dernier, tre mis au courant de tous ses projets, faire mme en sorte quils restent lettre morte sils ne lui paraissent pas conformes au bien public. Il sige un prtoire, ayant auprs de lui deux juristes quil peut, loccasion, consulter sur des points de droit. Pour faire excu-ter ses jugements, il dispose dexempts, andalous pour les affaires des Svillans, berbres pour les affaires des Almoravides. Enfin, il a la haute main sur le bait al-mal, ou trsor aliment par les revenus des fondations pieuses, qui est conserv dans la grande-mosque (12) et duquel, le cas chant, il peut autoriser le prlvement extraordinaire de sommes mettre la disposition du prince, pour la prparation dune expdition contre les Chrtiens ou la mise en tat de dfense dun poste stratgique de la Frontire.

    Aprs le cadi, le magistrat le plus important de Sville est le juge des dlits civils ou hakim. Il a droit des moluments prlevs sur le bait al-mal. Il sige la grande-mosque et doit consulter le cadi sur les affaires plus ardues que celles dont il a habituellement connatre. Lui aussi dispose dexempts, quil lui faut choisir avec soin pour quils ne prtent aucune critique. Quant aux procureurs qui viennent plaider devant lui pour les prvenus, la plus grande circonspection est de rgle leur gard.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 13

    Le maintien de lordre Sville est la charge du prfet de la ville, ou sahib al-madina. mme que les autres magistrats, religieux ou ci-vils, il doit tre andalou. Un corps de police lui permet dexercer sa surveillance jour et nuit par toute la cit : ce sont des exempts, des agents du guet et des sergents. Les exempts ont mission de faire les enqutes de police, de vrifier les dires des dlinquants, dappliquer, dans le cas o elle est ordonne, la peine du fouet. Le guet fait des pa-trouilles nocturnes dans les divers quartiers de la ville et arrte tous les individus suspects. Enfin, sous la surveillance directe du sahib al-madina, se trouve la prison, ainsi que les geliers.

    Ibn Abdun consacre ensuite un assez long dveloppement la grande mosque de Sville, en se plaant surtout un point de vue pratique : cest ainsi quil insiste sur la ncessit quil y a dy em-ployer demeure un matre maon pour lentretien du btiment, des domestiques prposs au balayage, lclairage, lapprovisionnement en eau, au nettoyage des salles dablutions. Cette grande mosque, comme lcrivain en donne nettement limpression, ne suffit plus alors pour le service du vendredi, quand les fidles sy pressent et dbor-dent non seulement dans la cour et ses galeries latrales, mais jusqu lextrieur, sur le parvis lui-mme. Ibn Abdun demande quon en fa-cilite laccs ; car les bazars qui environnent la mosque rendent la circulation malaise ses abords immdiats, et les marchands en plein air, les mendiants importuns, les btes de somme qui stationnent sont une gne permanente pour tous ceux qui viennent accomplir leurs obligations pieuses.

    Ces dernires indications noffrent pas seulement de lintrt par elles-mmes ; elles justifient en effet dans une certaine mesure la d-cision prise par les Almohades, quelques dizaines dannes plus tard, de construire Sville une nouvelle mosque-cathdrale et dy trans-frer le service du prne du vendredi (khutba). Du temps dIbn Abdun, le principal oratoire svillan tait demeur le mme qu lpoque des premiers souverains de la dynastie umaiyade ; il avait t difi et lon possde encore son inscription de fondation (13) sur lordre de lmir Abd al-Rahman II, dans lanne 214 de lhgire (829-30 J.-C.), parles soins du cadi Umar Ibn Adabbas ; de-puis cette poque du moins nul texte ne fournit-il la preuve du contraire la grande mosque svillane navait fait lobjet daucun

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 14

    agrandissement. Sville ayant pris sous les premiers Almohades une importance quelle navait point encore connue tout au long de son pass musulman, le problme de lextension de sa mosque-cathdrale se posa, comme il stait pos prcdemment pour celle de Cordoue, plusieurs reprises. Mais il fut rsolu dune manire diffrente, et lon dispose prcisment, sur les conditions dans lesquelles le souverain muminide Abu Yakub fut amen dcider, en 1171 (567), la cons-truction dune nouvelle grande mosque dans sa capitale espagnole, de renseignements fort prcis fournis par le chroniqueur Ibn Sahib al-salat (14). La grande mosque almohade sleva bientt au Sud-Est de la ville lemplacement actuel de la cathdrale qui a pris sa place au XVe sicle, et il nen reste gure aujourdhui est-il besoin de le rappe-ler ? quune partie du minaret, la clbre Giralda. Ce dplacement du djami svillan attira dautre part aux abords immdiats du nou-veau sanctuaire une grande partie de lactivit conomique de la cit, qui gravitait auparavant autour de lancienne grande mosque, Ibn Sa-hib al-salat prcise que le prince almohade fit exproprier et dmolir les maisons avoisinant la nouvelle mosque ; sur leur emplacement, des bazars furent construits ; quatre grandes portes y donnaient accs. On transfra, entre autres marchands, dans ces nouvelles boutiques, les droguistes, les vendeurs dtoffes et les tailleurs.

    Aprs en avoir termin avec la grande mosque, Ibn Abdun passe aux mosques secondaires, qui lintressent surtout parce quelles sont, en mme temps que des lieux de culte, les coles dans lesquelles les enfants apprennent le Coran et reoivent leur premire instruction. Il se livre, cette occasion, dacerbes critiques contre les matres dcole qui, daprs lui, nont aucune conscience professionnelle, sont souvent ignorants et mettent profit la moindre occasion appels en tmoignage, participation des repas de noce, prsence des convois mortuaires pour abandonner leurs lves et les laisser livrs eux-mmes. Il en appelle au cadi pour les forcer avoir de leur rle dducateurs une conception plus stricte et plus honnte.

    Cest encore au cadi quIbn Abdun demande ensuite de mettre un terme aux abus scandaleux dont les cimetires sont le thtre. Malgr limportance de sa population, Sville, dit-il, na point de ncropoles suffisamment vastes, et les maisons empitent de jour en jour sur cel-les qui existent. Dautre part, les femmes ne peuvent sy rendre sans

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 15

    se trouver en butte aux tentatives de sduction des nombreux dbau-chs qui y tranent leur dsuvrement. Les baladins, les diseurs de bonne aventure sy installent sans vergogne, en qute dauditoire et de clientle. Il nest pas jusquaux tanneurs et aux parcheminiers qui ne violent le caractre sacr du lieu, en y venant tendre au soleil les peaux quils sont en train de prparer.

    Sville, au dbut du XIIe sicle, demeure une cit au commerce flo-rissant surtout grce son port fluvial sur la rive gauche du Guadal-quivir. Sur la vie du fleuve, Ibn Abdun fournit dintressants aperus. Il ny a pas encore de pont qui relie la ville proprement dite son fau-bourg de la rive droite, Triana. Ce sera encore lun des travaux dutilit publique la ralisation duquel semploiera, dans sa rsiden-ce espagnole prfre, lalmohade Abu Yakub Yusuf. En attendant ltablissement dun pont de bateaux par ce dernier dans la seconde moiti du XIIe sicle, le passage des gens, des btes et des marchandi-ses est assur dune rive lautre par des bateliers ; la police du port est exerce par un amin du fleuve, qui surveille non seulement les passeurs, mais aussi les navigateurs qui viennent ravitailler Sville par voie deau. Un peu en amont, l o le flux et le reflux cessent de se faire sentir (15) et leau nest plus sale, un appontement est rserv en principe aux porteurs deau qui viennent la puiser dans le Guadal-quivir pour la transporter et la vendre dans les divers quartiers de S-ville. Anomalie laquelle les Almohades encore mettront fin un peu plus tard, en assurant le ravitaillement de leur capitale en eau potable, par ltablissement dun grand rservoir aliment par un aqueduc ve-nant des environs dAlcal de Guadaira, une quinzaine de kilomtres lEst.

    Mais ce nest pas seulement par le port quentrent Sville toutes les denres et les marchandises qui sont ncessaires ses habitants ; les routes venant du Nord principalement et convergeant vers la cit aboutissent plusieurs portes de lenceinte (16), qui sont fermes pendant la nuit et surveilles en permanence par des gardiens. Ibn Abdun se plaint de voir les gardiens de ces portes prlever abusi-vement un droit dentre sur toutes les marchandises, surtout sur le btail sur pied et les produits du sol. Mais il sagit l dun impt, vrai dire fort impopulaire, qui a presque toujours t peru dans les villes musulmanes au moyen ge. Aussi est-ce sans doute sans grand

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 16

    espoir dtre entendu quIbn Abdun slve contre les abus auxquels se livrent ces gardiens de portes, et aussi, plus violemment encore, contre ceux que commettent les individus peu scrupuleux qui se sont fait concder la ferme ou gabelle (kabala) des droits de marche. Il ne trouve pas de termes assez virulents pour stigmatiser le gabeleur. Il devrait faire lobjet du contrle le plus minutieux de la part de lautorit, et Ibn Abdun demande que, pour mettre fin la vritable tyrannie quil exerce sur les petites classes de la population, des tarifs maxima soient fixs une fois pour toutes pour ses taxations en espces et ses prlvements en nature.

    Enfin, pour en terminer avec ce rapide aperu du contenu de la premire partie du trait dIbn Abdun, on signalera la page assez curieuse quil consacre aux matres du pays, aux Almoravides. Il sy plaint de labus que lon fait Sville du port du voile de visage ou litham, qui est leur signe distinctif ; il voudrait quil ft strictement rserv aux vrais seigneurs sahariens et interdit aux autres Berbres et aux miliciens.

    ***

    Dans la seconde partie de son ouvrage, Ibn Abdun va plus spcia-lement soccuper des corps de mtiers de Sville son poque, en les examinant dailleurs sans aucun ordre, souvent avec des redites, et en sattachant surtout dmasquer les fraudes et les malfaons auxquel-les se livrent certains artisans et certains vendeurs et proposer les interdictions qui, son sens, devraient tre prononces leur en-contre. Cette dernire partie de son crit nest plus autre chose quun manuel de hisba, assez proche au reste, par beaucoup de dtails et sur-tout par linspiration, de celui dal-Sakati. Le lecteur prendra sans doute intrt suivre pas pas Ibn Abdun dans sa revue de ces divers mtiers. Mais son mutisme peu prs complet sur lorganisation cor-porative de ceux qui les exeraient donne penser quelle tait de son temps presque inexistante, aussi bien Sville qu Malaga et dans le reste de lEspagne musulmane et de lAfrique du Nord. Dautre part, dans sa liste de mtiers, Ibn Abdun ne vise certainement pas tre exhaustif : certains, qui sexeraient ncessairement son poque,

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 17

    dans une grande ville comme la sienne, ne sont pas mentionns dans son trait, alors quils ont t retenus dans lcrit parallle de son contemporain al-Sakati.

    On se bornera donc essayer brivement, travers le dsordre de leur nomenclature, de situer les principaux de ces mtiers dans le ca-dre de lactivit commerante et conomique de Sville, au dbut du XIIe sicle (17), sans distinguer les artisans des fabricants proprement dits ou des marchands dtaillants.

    Le commerce de lalimentation, comme on peut sy attendre, tient dans la cit la place la plus importante : boulangerie, boucherie, vente des produits gras, des lgumes et des fruits. Chaque famille fait, en gnral, elle-mme le pain ncessaire sa consommation, et dans ce but acquiert chaque anne la provision de bl ncessaire, sur le mar-ch o il est soigneusement pes et mesur, avant dtre converti en farine par le meunier. Le pain est cuit au four banal, le fournier rece-vant de ses clients un salaire en nature, sous la forme dun morceau de pte. Chaque jour, le fournier fait cuire les pains qui ont constitu son salaire et les donne vendre sur le march. Cest sur le march que lon se procure aussi certaines ptisseries, des gimblettes et des bei-gnets au fromage. On y trouve aussi des marchands de poisson frit, des vendeurs de harisa, de saucisses, de brochettes de boulettes de hachis de viande. A ltal du boucher, on trouve de la viande de mou-ton, de buf, de chvre. On vend aussi Sville de la viande bouca-ne. Les btes de boucherie, amenes par des maquignons qui les ont achetes dans la campagne et vendues au boucher, sont abattues hors du march et transportes dos dhomme dans les boutiques, sans au-cune protection pour le passant qui risque dtre sali. Lhuile fait lobjet dun commerce important, tandis que le beurre semble un pro-duit de luxe. Les fruits et les lgumes arrivent en abondance Sville, o lon fait une grande consommation, quand il y en a, de figues et de melons. Les marchands dpices sont groups dans une partie du souk qui porte leur nom (al-attarin) tout comme Cordoue, et aujourdhui encore, Fs et Tunis.

    Lindustrie du btiment occupe des matres maons et des matres charpentiers et menuisiers. Ils doivent se conformer des mesures-types, quil sagisse de blocs de pis, de poutres matresses, de solives

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 18

    ou de planches parquet. Il en va de mme des fabricants de tuiles et de briques, qui doivent avoir des moules de dimensions dtermines, dont les talons, auxquels on peut toujours se reporter en vue de vri-fication, sont en principe suspendus dans la grande mosque. La pr-paration et la vente de la chaux fait travailler de nombreux ouvriers ; il y a aussi des potiers et des verriers.

    Lindustrie du fer est galement assez active et occupe des forge-rons, des cloutiers, des marchaux ferrants. De mme celles de 1a di-nanderie, de la vannerie et de la sparterie, qui pourvoient aux besoins des citadins en ustensiles de cuivre, en paniers de toutes sortes, en nat-tes, en cribles, en balais de palmier nain.

    Les vtements sont vendus sur un march spcial, le markatan, terme dorigine romane toujours vivant Fs. A leur fabrication, ainsi qu celle des toffes et la prparation des pelleteries, semploient des tisserands, des dgraisseurs, des teinturiers, des tailleurs, des bro-deuses, des fourreurs. Lindustrie du cuir justifie de son ct lactivit de tanneurs, de teinturiers et de cordonniers. On fabrique encore du parchemin Sville au dbut du XIIe sicle, mais lindustrie du papier y semble dj assez active.

    Tous les corps de mtiers quon vient, daprs Ibn Abdun, de pas-ser rapidement en revue, sont ainsi, si lon met part quelques dtails typiques en ce qui concerne leur activit, sensiblement les mmes que ceux auxquels al-Sakati sest plus longuement arrt, et que lon de-vait retrouver dans toutes les villes de lOccident musulman au moyen ge. Par contre, quelques indications sont plus nouvelles : elles sappliquent surtout aux mtiers de la rue, aux conteurs et diseurs de bonne aventure, aux tenanciers de bains, avec leurs masseurs, frotteurs et barbiers, aux mdecins et aux apothicaires, aux musiciens, aux dan-seuses, aux filles publiques, les uns et les autres fournissant Ibn Abdun les lments dune svre critique des murs relches de ses concitoyens.

    Enfin, mais dune faon trop brve notre gr, quelques passages de lcrit dIbn Abdun se rapportent aux communauts juive et chr-tienne de Sville son poque. Il slve surtout contre les clercs quil accuse des pires vices, et quil voudrait voir obliges au mariage.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 19

    ***

    Tel est, rapidement esquiss, lessentiel du contenu du petit ouvra-ge dIbn Abdun, dont on va pouvoir maintenant aborder, dans leur dsordre souvent droutant, les pages si vivantes et si pittoresques, avec le secours dun appareil de notes quon a volontairement rduit. Sans doute trouvera-t-on parfois trop thoriques maints de ses dve-loppements, un peu lassante, lallure de diatribe quil donne son crit en condamnant sans relche limmoralit ou la malhonntet des gens de sa ville. Mais, autant pour les donnes positives quon trouve dans son trait sur les institutions et la vie commerante de Sville au dbut du XIIe sicle, que pour les confirmations ou les enrichissements quil apporte au vocabulaire de larabe hispanique, il a paru, malgr les imprcisions ou les incertitudes qui nont parfois pu tre rsolues dans ltablissement de son texte, mriter dtre tir de loubli dans lequel il est rest pendant huit sicles, et signal non seulement lattention des historiens de lIslam, mais aussi celle des mdivistes et des hispanisants.

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  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 20

    Notes de lintroduction

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    (1) Un document sur la vie urbaine et les corps de mtiers Sville au dbut du

    XIIe sicle : Le trait dIbn Abdun, publi avec une introduction et un glossai-re par . LVI-PROVENAL, Journal asiatique, t. CCXXIV, avril-juin 1934, p. 177-299.

    (2) Francesco GABRIELI a publi en 1936-XIV , sans autorisation pralable de ma part, une traduction en italien du trait dIbn Abdun dans les Rendiconti delle Classe di Scienze morali, storiche e filologiche de la Reale Accademia nazional dei Lincei, ser. VI, vol. XI, fasc. 11-12, p. 878-935, sous le titre Il trattato censorio di Ibn Abdun sul buon governo di Siviglia. Cette version, qui ne manque pas de fautes graves, net pas t ralisable, de laveu mme du traducteur, sans le prcieux glossaire dont, jai enrichi mon dition. Une traduction espagnole, encore indite, en aurait, dautre part, t faite en Rpublique Argentine par Osvaldo MACHADO : des extraits viennent den tre publis par Cl. SNCHEZ-ALBORNOZ, La Espaa musulmana segn los autores islamitas y cristianos medievales, Buenos Aires, 1946, II, p. 171-178 (traduction des 20-26, 33-41, 57-60, 56, 154, 206). Six passages relatifs aux Juifs et aux Chrtiens ( 153, 154, 157, 164, 169, 206) ont t traduits par G. VAJDA, A propos de la situation des Juifs et des Chrtiens Sville au d-but du XIIe sicle, dans Revue des tudes juives, 1934, p. 127-129. Enfin la section relative au cadi ( 7-8) a t traduite en 1937 par H. BRUNO et M. GAUDEFROY-DEMOMBYNES (voir infra, 7, note a).

    (3) Une nouvelle dition du texte du trait dIbn Abdun, avec un certain nombre de corrections, est actuellement limpression lInstitut franais dArchologie orientale du Caire : elle ouvrira une srie de Documents arabes pour servir lhistoire sociale et conomique de lOccident musulman au Moyen Age, publis par mes soins.

    (4) Voir mon dition du Journal asiatique, p. 178, n. 1 et 2. (5) Un manuel hispanique de hisba : Trait dAbu Abd Allah Muhammad b. Abi

    Muhammad as-Sakati sur la surveillance des corporations et la rpression des fraudes en Espagne musulmane, I, texte arabe, introduction, notes linguisti-

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 21

    ques et glossaire, dans les Publications de linstitut des Hautes tudes maro-caines, tome XXI, Paris, 1931.

    (6) On pourra en trouver la liste complte la note 1 de la p. 179 de mon dition de 1934.

    (7) Voir Un manuel hispanique de hisba, p. VI-VIII. (8) Voir infra, 52 : Il est question dans ce passage de deux personnages svil-

    lans, Abu Djafar Ibn al-Farra et le muhtasib Ibn Shihab. Le premier de ces personnages est sans doute le mme que celui qui a sa biographie dans la Sila dIbn Bashkuwal (B. A. H., I, II, Madrid, 1883), no 92 : Ahmad ibn Muham-mad ibn Said al-Amawi, connu sous le nom dIbn al-Farra, qui fit ses tudes Cordoue, ville quil quitta pour aller stablir Sville au moment de la fitna du XIe sicle. Il accomplit le plerinage et se rendit Jrusalem, o il mourut. Quant Ibn Shihab, il reste inconnu.

    (9) Voir Enc. Isl., IV, p. 245 a. (10) Jai donn la liste des gouverneurs almoravides de Sville la note 2 de la p.

    181 de mon dition de 1934.

    (11) Voir . LVI-PROVENAL, Rflexions sur lempire almoravide au dbut du XIIIe sicle, extrait du Cinquantenaire de la Facult des Lettres dAlger, Al-ger, 1932, p. 315

    (12) Voir . LVI-PROVENAL, LEspagne musulmane du Xe sicle, Paris, 1932, p. 71-72.

    (13) Voir . LVI-PROVENAL, Inscriptions arabes dEspagne, Leyde-Paris, 1931, p. 198.

    (14) Les extraits de lhistoire almohade dIbn Sahib al-salat relatifs Sville ont t publis, traduits et comments daprs le ms. dOxford (Marsh 433) par M. M. ANTUA, Sevilla y sus monumentos rabes, Escorial, 1930. Voir principa-lement p. 137-138. Ces renseignements ont t rsums par IBN ABI ZAR, Rawd al-kirtas, d. TORNBERG, Upsala, 1843, p. 138. Sur la premire gran-de mosque de Sville, voir notamment lexcellente note toute rcente de L. T[ORRES] B[ALBS], La primitiva Mezquita mayor de Sevilla (Crnica ar-queolgica de la Espaa musulmana, XIX), dans al-Andalus, vol. VI, 1946, pp. 425-439.

    (15) On sait que la pente du Guadalquivir est si faible que les effets de la mare montante se font sentir Sville, qui est 87 kilomtres de lOcan, et mme un peu plus. en amont. Avec le flux, des navires calant jusqu sept mtres peuvent aborder aux quais de la ville (BAEDEKER, Espagne et Portugal, Leip-zig, 1920, p. 390).

    (16) Plusieurs portes de Sville ont conserv jusqu prsent les noms quelles portaient lpoque musulmane ainsi Bab Makarana, aujourdhui Puerta Macarena et les portes dites de Jerz, de Carmona et de Crdoba. Voir en ce

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 22

    qui concerne la premire de ces portes, . LVI-PROVENAL, Notes de topo-nomastique hispano-magribine, dans Annales de lInstitut dtudes orientales dAlger, II, 1936,. p. 217 et n. 2.

    (17) Voir . LVI-PROVENAL, LEspagne musulmane du Xe sicle, p. 188-190.

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  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 23

    TRADUCTION

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    Muhammad ibn Ahmad Ibn Abdun al-Tudjibi dit :

    [1] Cest en considration des bons sentiments quil prouve en-vers les Musulmans quAllah les garde ! , de laffection sincre quil leur porte, de la rectitude de sa croyance et de ses intentions leur gard, enfin de son dsir de se faire leur conseiller, que lauteur entre-prend la rdaction de cet ouvrage : il sy propose de leur exposer les rgles de la censure des murs (18), de redresser leur tat, damliorer leurs conditions et leurs actes, dexaminer ce qui les concerne, de les inciter rechercher les bonnes uvres et les ac-complir, tendre lquit et sy maintenir. La rpression de linjustice et de la tyrannie, dans la mesure o elle est possible, parti-cipe de la lutte contre le mal et contre la rbellion notoire vis--vis de la loi religieuse : on a toujours, en effet, apprci la justice, aim le bien, souhait la droiture, repouss la contradiction, dtest le mal, trouv la vrit clatante et la fausset tortueuse ; lincurie et la ngli-gence ont toujours provoqu la pauvret et la disette, motiv tous les dommages et toutes les crises, dtermin laccroissement du trouble et du dsordre, favoris la ruine dun pays, forc ses habitants sexpatrier (19). Surtout si, en mme temps, lillgalit augmente, si la population devient sensible aux sductions du dmon, si le souverain se laisse entraner satisfaire ses vellits, devient moins accessible ses sujets, leur ferme les portes de son palais et multiplie entre eux et lui le nombre des chambellans : il rduit alors les bons au silence, pr-

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 24

    te loreille aux propos des gens mdisants et sans aveu, ce qui bientt se traduit par du dommage pour la religion et pour la sauvegarde du bien-tre des Musulmans. Qui, ce moment, rflchira ce que le chtiment de lautre vie peut avoir de douloureux, et quil nest dautre alternative, dans linstance devant Allah trs-Haut, que la r-probation ou la pese des mrites, que le paradis ou lenfer ? Veuille Allah nous mettre labri de la rbellion contre Sa loi en ce bas mon-de, nous rserver une bonne conclusion de notre vie future et prsente, nous assister en vue du bien, nous garder et nous protger contre tout ce quil faut viter, par Sa grce et Son action favorable ! Ainsi soit-il !

    [2] Ce qui, en la matire, importe au premier chef, cest lexamen de la manire dtre du prince : celui-ci constitue laxe du groupe so-cial et comme le point central dune circonfrence, laquelle ne forme une ligne harmonieuse, parfaite et sans dfaut, quautant que son cen-tre est fixe et inamovible. Le prince est aussi comme lintelligence par rapport lhomme : si elle est solide, elle lui procure une comprhen-sion et des avis qui ont de la beaut et du poids. Le bon tat de la so-cit est en fonction des qualits du prince, la dcadence de lorganisation sociale, en fonction de ses dfauts.

    Les gens de science et de religion doivent avant tout bien connatre le caractre du prince et soumettre un examen approfondi la faon dont il se comporte et agit. Il peut se faire quil tmoigne dun pen-chant pour les choses mondaines, linaction et le loisir, trop peu de souci de ses obligations politiques vis--vis de son royaume, de son devoir de sintresser ses sujets et lensemble des Musulmans ; quil soit par ailleurs de caractre difficile et emport, dur dans ses paroles, plein de morgue et de violence : dans ce cas, on doit lui tenir des pro-pos adroitement agencs, le flatter, lamener peu peu aimer le bien, sefforcer de laccomplir et le prendre pour rgle, lui rappeler que le bas monde na de dure pour qui que ce soit, que les sicles rvolus et les nations passes ont sombr dans le nant ; lui faire des admoni-tions qui impressionnent son me, au moyen danecdotes et de rcits historiques quon introduira dans le discours ; lui rapporter enfin, pour quil en tire, le cas chant, une leon pour lui-mme, telle ou telle catastrophe fatale et meurtrire qui frappa les nations disparues et que

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 25

    les savants transmirent dans les livres daprs les Prophtes. En tout cela, ladresse et le tact seront de rgle. Ce sera la meilleure manire de le conseiller : si les gens de science et de religion nen usaient pas ainsi son gard, le prince causerait sa propre perte et celle des Mu-sulmans !

    Il ne faudra pas le suivre dans ses vues, dans ses vellits de prf-rence pour les choses mondaines et dans ce que celles-ci peuvent comporter de contraire lagrment divin. En effet, quiconque, prince ou juriste, ne respecte pas la Loi, prira par la Loi. Telle tait la ma-nire dagir des Prophtes sur eux soient les bndictions dAllah ! : ils effrayaient les gens par la menace du chtiment divin et de la balance suprme, jusquau moment o ils sentaient les curs de leurs auditeurs dsesprs et embrass dpouvante devant leurs admoni-tions ; ensuite, il les rassrnaient en leur dcouvrant la gnrosit dAllah, Son pardon et Sa rmission des pchs, ce quIl leur rserve-rait au Paradis.

    Il importe donc, en conclusion, de toujours reprsenter au prince le bien sous de belles couleurs ; sous de mauvaises, la mdisance et la mchancet. Cette influence pourra surtout sexercer sur lui, au mo-ment o il runira le cadi, les juristes et les gens de bien pour les consulter sur tel projet quil voudrait raliser, ou tel avis quil dsire-rait faire prvaloir : en effet, quiconque souhaite se conformer un modle doit choisir ce modle parmi les docteurs de sa propre loi ; il finira par saccoutumer au bien par la pratique quil en fera et par la force de lhabitude.

    Le prince doit galement acqurir de lexprience dans les affaires de ses sujets, en les examinant personnellement ; de mme, dans ce qui a trait la fermeture de ses frontires et leur mise en tat de d-fense contre ses ennemis. II lui faut rprimer la tyrannie et les brutali-ts qui peuvent sexercer contre ses sujets, les abus de pouvoir et les prtextes quon cherche afin de leur nuire ; il ne doit confier le soin de cette rpression, ni son vizir, ni son chambellan (20), pour viter que lun ou lautre ne lui clent ou ne lui dguisent la vrit : le rsul-tat serait prjudiciable sa situation, nuirait sa popularit et branle-rait lorganisation de son royaume.

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    Si par sa nature, par ses actes, par les efforts quil dploie pour laccomplir, le prince fait la preuve quil aime le bien et les gens de bien et quil est attach la loi religieuse, il y trouvera non seulement de la satisfaction pour lui-mme, mais en procurera autrui. Ce sera tout bonheur pour lui ! Mais o trouvera-t-on pareil prince ? O donc ? (21)

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    DE LAGRICULTURE.

    [3] Le prince doit prescrire quune plus grande impulsion soit don-ne la culture du sol : celle-ci doit tre prserve, les agriculteurs doivent tre traits avec bienveillance et protgs pendant quils se livrent aux travaux des champs. Il faut que le prince ordonne ses vi-zirs et aux personnages puissants de sa capitale davoir des exploita-tions agricoles personnelles (22) : ce sera dun meilleur profit, et pour lui, et pour eux ; leurs fortunes augmenteront, et la population y ga-gnera, par la plus grande facilit quelle trouvera ds lors se ravitail-ler et apaiser sa faim ; le pays deviendra plus prospre, la vie y sera meilleur compte, sa dfense pourra tre mieux organise et dote de crdits plus importants. Car lagriculture est la base de la civilisa-tion : cest delle que dpendent la vie tout entire et ses principaux avantages. Pour du grain, on voit se perdre des existences et des ri-chesses ; par lui, des villes et des hommes changent de matre ! Quand on cesse de produire des crales, des fortunes saltrent et toute lorganisation sociale se relche.

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    DES ESTIMATEURS DES RCOLTES.

    [4] Ces individus (23) devraient, la vrit, tre appels malfai-teurs, vauriens, trafiquants illicites, mauvais sujets, la lie de la popula-ce. Ils nont ni crainte, ni retenue, ni religion, ni pit. Ils ne songent qu rechercher les avantages de la vie terrestre, vivre de bnfices

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    malhonntes et dusure. Ils ont troqu leur foi contre la poursuite des biens dautrui, tout appliqus quils sont leurs iniquits et leurs pratiques illgales. Ils se laissent corrompre pour des pots-de-vin, font le mal, commettent linjustice, sont des dbauchs. Ils nont ni foi, ni religion, ni peur, ni conviction.

    Aussi importe-t-il que nul parmi ces estimateurs ne parte en tour-ne sans avoir reu de directives du cadi, et sans que celui-ci ne lui ait indiqu les limites lintrieur desquelles il doit se maintenir quand il accomplit son service. Le cadi doit recommander aux estimateurs de se montrer bienveillants et attentifs, de ne pas exagrer dans leurs es-timations, d ne pas avoir dattitude insolente ou haineuse. Sils ont estimer une rcolte dolives, que le chiffre propos par eux soit rduit dun quart, dans le cas o il se produirait une calamit atmosphrique ou une maladie des arbres ; que limpt correspondant ne soit au reste pas peru suivant une estimation faite sur la rcolte dolives, mais sur la quantit dhuile qui en est retire.

    Le salaire de lestimateur doit lui tre pay par le gouvernement et ne pas tre la charge des propritaires fonciers, comme cela se fait aujourdhui, ce qui constitue une pratique abusive et malhonnte. Quand le mme agent rapporte le registre sur lequel il a inscrit ses es-timations, quil le montre au cadi pour que celui-ci y appose sa griffe. Ce magistrat doit tmoigner le plus possible de svrit et de mfiance regard de ces individus malhonntes.

    Sil sagit de crales, ils ne doivent en estimer la rcolte que lors-que les gerbes sont rassembles en meule (24), et aprs dduction du montant des frais exposs au moment de la moisson : cest ainsi que procdent les habitants de Cordoue quAllah trs-Haut la garde !

    Quant lestimation des rcoltes en bloc, cest une opration enti-rement inique : en effet, elle permet de prlever des dmes en dehors des rgles normales, sans quil soit tenu compte dun minimum de quantit imposable (25). Ce systme a eu pour origine lavis que sa prtendue religion inspira un juriste, en lui permettant du mme coup de scarter de la Sunna, pour se conformer aux vellits de son prince ; il corrompit ainsi sa propre foi et en fit bon march. Veuille Allah nous assister dans laccomplissement de ce quil aime et agre ! Le prince, sagissant daffaires pareilles, devrait au contraire faire en

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 28

    sorte quil ft parl de lui avec gratitude et que sa louange ft procla-me.

    [5] Il importe quon prescrive aux percepteurs et aux chefs de vil-lages (26) davoir de bons rapports avec la population, de ne pas commettre dabus son dtriment et de ne pas percevoir plus que les sommes qui leur ont t fixes ; de mme, de renoncer leurs procds de violence, leurs exigences exorbitantes et ruineuses. Il en rsultera un accroissement de la fortune publique, plus de popularit pour le gouvernement, une situation politique meilleure.

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    DES PERCEPTEURS DU FISC.

    [6] Il importe de prescrire aux percepteurs du fisc (27) de ne per-cevoir de sommes de qui que ce soit quavec une balance juste, des poids exacts et une mesure conforme. Allah trs-Haut a dit : Mal-heur ceux qui font fausse mesure... (28) ! Il a dit aussi : Pesez avec la juste balance (29) ! Car lexcs ou le dfaut dans la pese constituent une grave iniquit. Allah le Grand a dit : Celui dentre vous qui commettra une injustice, Nous lui ferons goter un grand chtiment (30) !

    Il importe galement de prescrire aux percepteurs de nhumilier personne, ni de lui tmoigner dhostilit en quoi que ce soit. De m-me, les exempts nauront pas se montrer brutaux et accomplir, au-tre chose que leur service de police. Tous ces agents doivent dailleurs tre placs sous la surveillance du cadi et soumis des sanctions et son contrle : car ce sont des bandits, qui savent par quels moyens on dupe les gens et on leur fait du tort. La surveillance du cadi doit de mme sexercer sur les chefs de village : il vrifiera leurs gestion et sefforcera de les maintenir dans lhonntet. Grce quoi la situation gnrale samliorera, la fortune publique augmentera et lon parlera en meilleurs termes du gouvernement.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 29

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    SECTION RELATIVE AU CADI ET A CE QUIL FAUT

    SAVOIR DES QUALITS QUI LUI CONVIENNENT.

    [7] Le cadi (31) quAllah trs-Haut lassiste ! doit tenir des propos pleins de prudence, donner des ordres impratifs, montrer de la rectitude dans ses jugements. Il lui faut inspirer du respect la popula-tion, de mme quau prince et tout le monde, et connatre les prcep-tes dAllah : ceux-ci constituent en effet la balance de la justice divi-ne, laquelle a t institue sur terre pour faire droit lopprim contre loppresseur, pour dfendre le faible contre le fort, et afin que les pei-nes dictes par Allah trs-Haut soient rgulirement appliques.

    Le cadi ne doit pas se laisser influencer par des tiers, ni converser familirement avec les juristes et les exempts, car il pourrait prouver des ennuis de leur fait. Le pote na-t-il pas dit :

    Garde-toi une fois de ton ennemi, mais garde-toi mille fois de ton ami !

    Combien souvent les hommes nont-ils pas vu leurs amis devenir leurs enne-mis et savoir ds lors mieux que personne comment leur nuire ?

    De mme, il doit prendre garde ce que personne de son entourage ne lui tmoigne de familiarit dans ses paroles ou dans ses gestes ; le cadi y perdrait de sa considration ; ses ordres seraient contredits ; sa position en souffrirait ; ses jugements risqueraient de se trouver faus-ss par laddition dun dire ou dun acte ; et la population le mprise-rait. Le rsultat serait une atteinte lharmonie de la foi et une altra-tion des rapports entre les deux mondes. Le cadi ne doit pas non plus plaisanter avec une personne de son entourage ou autre : cen serait fait de son prestige, ses dcisions seraient discutes, ses ordonnances rejetes, sa situation se trouverait en butte lagitation des envieux. Il faut de mme que ses jugements soient solidement tablis ; il ne doit ni parler, ni agir en hte, mais au contraire aprs avoir rflchi, exa-min avec soin la question pendante et lavoir considre sous langle de sa propre vie future. Il ne saccordera pas de vacances nombreuses, ne sera pas enclin loisivet, car il lui en serait demand compte. Au contraire, il sera rsolu et plein dapplication, il se considrera comme

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 30

    essentiellement attach au service dAllah, tout comme sil prenait part la guerre sainte, une retraite dans un couvent militaire (32) ou un plerinage aux Lieux Saints. Allah trs-Haut a dit : Certainement les croyants sont des frres, etc... ! (33) Le Prophte, dans le dit bien connu, sexprime ainsi : Celui qui dissipera chez son frre le croyant un souci parmi les soucis de ce bas monde...

    Le cadi doit tre par nature pitoyable et compatissant, tmoigner bienveillance et clmence aux Musulmans, allier la longanimit la science et tre reconnu [pour ses qualits ?] (34) ; [bien peser] les af-faires et ne pas [carter] les plaignants : il doit en effet servir de mod-le et agir la faon dun pre indulgent. Il lui faut bien savoir que les affaires litigieuses sont de sa comptence et quaprs Allah, cest lui quelles sont renvoyes, quil en est responsable et quil se trouve pour ainsi dire li et enchan par ses devoirs religieux : ces litiges, il sefforcera de les rsoudre et de les dnouer. Il doit appliquer sa saga-cit dans ses jugements et avoir toujours la plus haute ide de sa mis-sion, qui consiste veiller aux choses de la religion et dfendre les Musulmans. Allah trs-Haut a dit : Celui qui aura son actif une belle intercession, il en aura une part pour lui-mme, etc... ! (35)

    Il ne faut pas que le cadi se fasse suppler : ce serait un moyen de diminuer sa situation, une porte que lui-mme ouvrirait largement des possibilits de compromission ; les gens pourraient marquer leur, prfrence son substitut (36), ce qui le rabaisserait lui-mme ; per-sonne ne ferait plus attention lui : le substitut pourrait mme susciter contre lui une dangereuse opposition, surtout au cas o ce magistrat serait corruptible, se laisserait abuser ou manquerait dexprience. Toutes choses qui ne se produiront pas si le cadi dsigne un juge se-condaire (hakim), qui soit la fois savant, homme de bien et fortun, avec mission de juger des affaires peu importantes des classes popu-laires, mais sans tendre sa comptence au contrle de lemploi des fonds [du Trsor des fondations pieuses], aux jugements concernant les orphelins et tout ce qui a trait aux affaires du gouvernement et des agents de ltat.

    [8] Chaque jour, le cadi doit faire siger son prtoire deux Juris-tes pris tour de rle, afin quil puisse les consulter ; le public y trou-

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 31

    vera plus davantages, les arrts en seront plus efficaces et plus justes. Le cadi examinera leurs propositions, les approuvera ou les dsap-prouvera. Le nombre de ces jurisconsultes ne devra pas tre suprieur quatre ; deux au prtoire du cadi et deux la mosque-cathdrale ; cela, chaque jour et tour de rle. Ceux dentre eux qui croiront de-voir slever contre cette dcision seront rvoqus. Aucun dentre eux ne devra donner de consultation dans sa maison ; sil en tait ainsi, il paratrait parfois loisible lun deux de sortir, dautres fois, il serait endormi, ou bien en train de se dlasser, ou bien en train de se diver-tir, et naurait cure des visiteurs, pendant ce temps, le montant des va-cations [dues aux exempts chargs daccompagner les plaignants] irait en augmentant ; les jours scouleraient : or, lhomme bien portant a-t-il jamais ressenti les douleurs du malade (37) ? Ce serait aussi encou-rager la perte du bien des gens en frais de justice ; car lagent, [qui accompagnera le plaignant chez le juriste et ne le trouvera pas], ne manquera pas de dire : Jai pass toute ma journe laccompagner, et il ne ma donn que telle somme ! Que les juristes prennent leur part de responsabilit relativement mon manque gagner ! Et, du mme coup, lagent du tribunal se trouvera devenir requrant et plai-gnant. Aussi, la latitude laisse aux juristes de donner des consulta-tions leur domicile et celle daller les trouver chez eux qui est laisse aux plaignants constituent-elles un grave manquement.

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    DES EXEMPTS.

    [9] Sagissant des exempts (38) du cadi, il importe que celui-ci nen ait pas plus de dix au total dans une cit comme Sville. Quatre dentre eux seront des Berbres de couleur, affects aux affaires aux-quelles se trouvent mls des Almoravides (murabitun) ou autres per-sonnages portant un voile (39) sur le visage (mulaththimun). Quant aux autres exempts, ce seront des Andalous : ils seront ainsi plus srs et plus craints. Tous devront tre des gens de confiance, ayant dj pris de lge et connus pour leur honntet et leur temprament paci-fique. Le cadi aura exercer sur eux son contrle et leur inspirer d-frence et crainte, de sorte quils nagissent ou ne parlent sans respec-ter les consignes quils auront reues et napportent nul trouble en

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 32

    quelque affaire. Aucun deux ne pourra pntrer de son propre chef auprs du cadi ; il devra attendre que celui-ci lappelle, quand il aura besoin de lui. Leurs alles et venues au prtoire causeraient en effet du drangement, et il pourrait arriver quils se laissassent corrompre, car leur position est favorable aux tentatives de corruption et la malhon-ntet.

    [10] La porte du prtoire du cadi ne doit pas tre ferme, et ce ma-gistrat ne doit pas se soustraire aux regards du public, car cest vers lui que viennent tous ceux qui ont souffert dune injustice ; or, si le cadi se tient enferm et hors de la vue du public, comment la victime pour-ra-t-elle un jour faire triompher son droit ? Que se passerait-il, si tu tenais ta porte ferme et pensais autre chose qu rendre la justice ?

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    DU TRSOR DES FONDATIONS PIEUSES

    ET DE LA GARDE DE SES PORTES.

    [11] Le cadi doit sabstenir de donner pouvoir quelquun sur le trsor des fondations pieuses (bait al-mal) des Musulmans (40) ; il faut quil lui consacre lui-mme toute son attention. Seul, un homme la fois fortun, quitable et agr par tous devrait tre charg du servi-ce du bait al-mal et prpos [louverture et la fermeture de] ses portes. Quant au cadi, il lui faut sappliquer faire fructifier ce Trsor et ne laisser passer aucune occasion den utiliser les fonds, quil sagisse soit dun terrain mettre en valeur, soit dun difice restau-rer. Il doit faire une inspection annuelle de la gestion des employs qui y travaillent et gardent ses portes ; si cette inspection pouvait tre mensuelle, ce serait une mesure plus efficace et plus nergique, vu les risques dabus de confiance et dinattention auxquels le Trsor se trouve expos de la part de son personnel. On ne permettra personne de soccuper de quelque affaire le concernant quaprs avis conforme du cadi. Celui-ci se fera auparavant un avis sur la question en consul-tant les juristes. Ils dlibreront sur ce qui a trait au bait al-mal, am-lioreront son organisation et pourront mme, le cas chant, exciper en ce qui le concerne leurs tmoignages mutuels ; car cet endroit, dont

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 33

    la gestion suppose lhonntet, peut aussi, si on laisse faire, donner lieu malhonntet. Aussi, auront-ils se rendre compte des entres et des sorties de fonds et de la destination des sommes qui y seront prleves, de faon viter que des actes malhonntes ny soient commis et que des irrgularits ne nuisent sa bonne gestion.

    Le cadi aura donner les ordres ncessaires pour que soient prle-ves sur le bait al-mal les sommes destines au paiement des salaires, ainsi quaux frais de restauration des difices endommags qui appar-tiennent la communaut. Il peut se faire aussi que des sommes im-portantes soient runies au Trsor, et que le prince dsire entreprendre quelque action mritoire, ainsi organiser une expdition, rparer un ouvrage militaire aux marches de son territoire ou dfendre les Mu-sulmans contre lennemi [chrtien] : le cadi pourra alors lui faire ver-ser sur lactif du bait al-mal la somme qui lui paratra utile, sous for-me daide pcuniaire destine amliorer la situation des Musul-mans ; mais il ne devra pas lui octroyer plus quil ne lui paratra n-cessaire, car il est responsable de lemploi de ces fonds. Il naura pas non plus lui donner dargent pour le faire fructifier, car il le dpense-rait : or, cest le cadi qui il en serait demand compte au jour de la Rsurrection, et qui risquerait, soit dobtenir le pardon, soit dencourir le chtiment de la divinit.

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    DU JUGE SECONDAIRE.

    [12] Le juge secondaire (hakim) (41) doit tre personnage honnte, de bonnes murs et fortun, et en mme temps un savant expert dans la procdure. Il lui faut aussi tre intgre, incorruptible, impartial ; il doit sappliquer rendre des arrts et des ordonnances justes et qui-tables, sans craindre au regard dAllah le blme du mdisant. Lactivit essentielle de ce magistrat consistera rconcilier les par-ties. Une solde doit lui tre assigne sur le Trsor de ltat, pour lui permettre de subsister, car ses fonctions lui prendront tout son temps, et il doit laisser de ct toute occupation laquelle il lui faudrait sadonner pour gagner sa vie, ainsi que la gestion de ses biens person-nels.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 34

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    DES EXEMPTS DU JUGE SECONDAIRE.

    [13] Le juge secondaire ne doit pas disposer de plus de sept dix exempts, dans une capitale telle que Sville, cit qui lemporte sur toutes les autres par la quantit de plaignants, tant ses habitants ont de nombreux litiges qui les divisent. Ces exempts doivent percevoir un salaire calcul sur lensemble de la journe, de faon quil leur soit attribu, en cas de dplacement de service, au prorata du temps dj coul de la journe. Quant ceux dentre eux qui seront envoys dans la campagne, ils auront droit une indemnit de dplacement calcule par mille de distance, suivant lavis des juristes en la mati-re : cela deviendra un usage tabli dans le public.

    Ni le cadi, ni le juge secondaire, ni le muhtasib ne doivent em-ployer dexempts qui soient prompts la colre, buveurs invtrs, violents ou bavards, enclins trop parler ou se quereller : il faudra quils samendent, car ce sont des vauriens. Il ne sera pas permis un exempt dadresser la parole un femme, moins quil ne soit connu pour sa vertu et ses bonnes murs ; il vaudra mieux que, dans ce cas, ce soit en plus un homme g, car, de par son emploi, il pourrait rece-voir des pots-de-vin, manifester des intentions mauvaises et des ten-dances la dbauche. Si lexempt qui a affaire une femme est un jeune homme, la premire chose quil fera sera de chercher la vio-lenter, veiller en elle le dsir et la sduire. Cest donc une ques-tion fort importante que de parer telle ventualit et dy couper court une fois pour toutes.

    [14] Le cadi doit traiter les plaignantes avec bienveillance et faire passer leurs affaires les premires : en effet, les femmes qui ont besoin de sadresser lui pour une affaire personnelle se trouvent dans une position peu compatible avec la pudeur de leur sexe ; aussi le cadi ne doit-il pas se laisser distraire par autre chose, ce qui forcerait les plai-gnantes sasseoir pour attendre et sexposer ds lors tre vues du public. Le juge secondaire doit agir de mme lgard des femmes.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 35

    [15] Quand aux procureurs (42), il forment un corps de mtier quil faut supprimer, car leur activit se traduit par des dpenses faites en pure perte. Celui qui fait appel aux services de lun deux ne vise, en lemployant, qu lui faire transformer son bnfice un dlit en acte quitable, et cela grce au ton doucereux de leurs plaidoiries, aux dis-cours flagorneurs et mensongers quils tiennent aux juges en travestis-sant la vrit. Si lon ne peut de toute manire se passer des procu-reurs, que leur nombre soit alors rduit au strict minimum, et quon exige deux quils soient connus pour leurs bonnes murs, leur hon-ntet, leur pit et leur science, quaucun ne sadonne la boisson ou se laisse corrompre ; mais ce sont l qualits quon ne saurait trouver chez eux. En tout cas, que le procureur ne soit ni jeune homme, ni quelquun dadonn la boisson, ni un individu dbauch et dpourvu de sens moral.

    Quil soit interdit un procureur de plaider la cause dune femme, car il naurait pas de scrupule aller la trouver chez elle pour lui par-ler ; la premire des choses dont il soccupera propos de son affaire, sera de chercher obtenir ses faveurs et de lui masquer la vrit pour prolonger ses chances de la sduire ; il linduira en erreur et fera tra-ner son affaire pour pouvoir la courtiser plus longtemps. Jai vu de mes yeux et entendu quelquun qui, dans une runion, se vantait davoir us de pareil procd.

    [16] Le juge secondaire doit juger, non dans sa maison, mais soit dans la mosque-cathdrale, soit dans un local choisi cet effet. Il ne doit pas prononcer de jugements sur des affaires importantes, car elles constituent des occasions que saisissent les procureurs et ceux qui sont la recherche des choses vaines. Il doit se prsenter chaque jour au prtoire du cadi, pour consulter ce dernier sur les affaires les plus gra-ves qui lui ont t prsentes ; le cadi doit son tour exercer sur lui son contrle, ou plutt soumettre son examen ce qui le concerne, enquter sur ses arrts et sur la manire dont il sacquitte de sa charge.

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  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 36

    DES ACTES NOTARIS.

    [17] Seuls doivent dresser des actes notaris (43) des personnages dont on a lassurance quils ont une belle criture, un bon style et de vastes connaissances juridiques, et quils possdent la fois probit, science et pit, de sorte que, ds quils portent leurs regards sur un crit trac de leur main et rdig par eux, le cadi et le juge secondaire naient pas ltudier de prs et peiner pour savoir si ce document nest pas entach de fraude ou de mensonge. Il est ncessaire dinterdire dsormais la rdaction des certificats dindigence (44), car cette pratique donne lieu nombre derreurs de toutes sortes et occa-sionne aux gens des dpenses en pure perte : on ne les tolrera que sils concernent des gens dont lincapacit physique, lindigence, le dnuement et la dtresse matrielle auront bien t reconnues ; mais ceux dont on saura quils dpensent normalement beaucoup et avec prodigalit, on ncoutera point leurs dolances. De mme, en ce qui concerne les actes de donations aumnires, ils ne seront rdigs que par un homme offrant toutes garanties. On ne confiera la rdaction des actes de mariage qua un personnage vers dans le droit musulman, vertueux et fortun ; que ce ne soit pas un jeune homme, qui le cadi octroierait cette charge afin de lui procurer ainsi un moyen de subsis-ter !

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    SECTION CONCERNANT LE VIZIR DU GOUVERNEMENT.

    [18] Le cadi quAllah lassiste ! doit pouvoir convoquer tout moment le vizir du gouvernement et lui prescrire de se prsenter lui matin et soir. Ce vizir doit tre soumis au contrle du cadi et gar-der son gard une attitude dfrente, dans le but dempcher quil ne propose au chef du gouvernement quelque mesure prjudiciable aux Musulmans. Le cadi dlibrera avec lui des affaires en instance, avant que lautre ne commence en entretenir le chef du gouvernement. Si ce dernier saisit le vizir dune affaire, celui-ci aura en informer le cadi, afin quil lui donne son avis. Les frquentes visites que le vizir

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 37

    fera au cadi lui permettront de remdier la rudesse de caractre du chef du gouvernement.

    Si le cadi se rend compte que le vizir est un personnage double face, il se prmunira contre lui et conseillera son remplacement au chef du gouvernement, ses mauvaises intentions ne pouvant nuire qu lui-mme et celui qui utilise ses services. Si le vizir est au contraire un homme sens, intelligent, craignant Dieu Puissant et Grand, il sui-vra les conseils du cadi ; quand il lui rendra visite, il le mettra au cou-rant de ce qui se sera dit au conseil du gouvernement et des nouvelles quil y aura apprises. Le cadi lui fera alors des recommandations, afin quil conseille adroitement le prince et lui propose une heureuse solu-tion de laffaire en instance, au moment o son avis sera demand au conseil du gouvernement ; il lengagera galement diffrer le cas chant sa rponse, de faon quil puisse examiner la question avec le cadi et que celui-ci lui dicte ce quil aura dire ; ou bien encore, il rpondra quil dsire, avant de donner son avis, solliciter celui du ca-di. Si la solution propose par le prince est bonne, le vizir naura qu la ratifier, sil en est autrement, il lui donnera son avis avec dfrence et lui proposera de prendre galement celui du cadi : lun et lautre, cadi et vizir, se seront pralablement mis daccord sur une rponse et un avis uniques. Le cadi aura de cette faon loccasion dintervenir auprs du prince, certaines fois pour lui adresser des admonitions, dautres fois pour le mettre en garde contre une dcision mauvaise et limpopularit quelle lui vaudrait, dautres fois enfin pour lui inspirer lamour du bien et lui exposer les avantages moraux qui en dcoulent. Le cadi finira ainsi, en le conseillant avec tact, par le faire renoncer sa mauvaise ligne de conduite politique. Du cadi dpendra alors le bon gouvernement du prince, et du bon gouvernement du prince, le bon-heur des sujets et du pays, le vizir servant dintermdiaire entre le cadi et le prince. Dun bon accord entre lun et lautre rsulteront du bien pour ltat et du bien pour ce monde et lautre.

    Le vizir doit prescrire aux fonctionnaires et aux agents du fisc, ain-si quaux estimateurs, percepteurs et autres, de ne point dpasser loccasion de leur service les limites qui leur auront t assignes, et de ne commettre ni abus de pouvoir, ni violence, ni iniquit. Il doit lui-mme sefforcer dtre bienveillant pour eux, de mriter leurs lo-ges et de faire en sorte quils soient persuads quil administre avec

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 38

    justice et a le bien pour objectif. Si lun de ses subordonns commet un abus de pouvoir ou enfreint les consignes quil a reues, il ne devra pas manquer de le blmer, de lui marquer son mpris et sa dsappro-bation. De mme en ce qui concerne les exempts, celui dentre eux qui mritera une sanction se la verra infliger ; il recevra en mme temps un tmoignage de vive rprobation.

    [19] Le cadi doit pouvoir, loccasion et dans un but politique, si-muler quelque maladie et sexcuser, et, en mme temps, charger le vizir de suggrer au chef du gouvernement de venir lui rendre visite : tout le monde ainsi pourra se rendre compte de ce dplacement, et le prestige du cadi augmentera encore aux yeux du populaire et des fonc-tionnaires de ltat. Au cas o le cadi saperoit quun vizir cherche lui faire du tort ou le jalouse, il na qu aller le trouver chez lui et semployer tomber daccord avec lui sur quelque question quil aura pu, par subterfuge, examiner lavance : il pourra ainsi lamadouer et lobliger mettre un terme sa mdisance et sa jalousie ; alors linimiti se transformera en amiti. Cette dmarche du cadi auprs du vizir en question ne pourra qutre au reste suivie dune visite au ma-gistrat. Cette initiative du cadi, ne saurait dailleurs paratre dplace quelquun de sens, dintelligent et de capable : je veux dire par l que le cadi, lorsquil apprend que du mal se prpare contre lui, doit carter ce mal de lui-mme, en employant des moyens dtourns et de bonnes manires. Si, au contraire, il se rend compte quil sagit de bien pour lui-mme, il na qu, de mme faon, attirer ce bien vers sa personne.

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    SECTION CONCERNANT LE PRFET DE LA VILLE,

    LE CURATEUR DES SUCCESSIONS, LE CADI, LE JUGE SECONDAIRE ET LE MUHTASIB.

    [20] Il ne faut pas que ces magistrats soient autre chose que des Andalous, ceux-ci connaissent mieux que les autres les affaires de la population et les classes sociales dont elle se compose. Ils rendent aussi des arrts plus quitables et leur conduite est meilleure que celle des autres habitants. Le choix dAndalous sera dautre part plus com-

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 39

    mode pour le gouvernement et lui offrira plus de garanties, car le prince pourrait rpugner demander des comptes de sa gestion un Almoravide ou lui faire part de sa dsapprobation dune dcision dont il aurait eu vent et que lautre aurait prise dans la charge laquel-le il laurait nomm (45).

    [21] Le prfet de la ville (sahib al-madina) ne doit tre quun per-sonnage de bonnes murs ayant des connaissances juridiques et dj g au poste quil occupe, il peut en effet tre lobjet dune tentative de corruption ou extorquer de largent ses administrs. Si ctait un homme encore jeune et adonn la boisson, il pourrait se livrer des actes contraires la morale. Le cadi doit parfois le faire suppler pen-dant quelques jours et faire une enqute sur ses arrts et sa gestion. Le prfet de la ville ne doit prendre de dcision grave quaprs avoir mis au courant le cadi et le gouvernement.

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    DES EXEMPTS DU PRFET DE LA VILLE.

    [22] On ne devra entendre leur accusation quautant quelle sera accompagne dun tmoignage crit des voisins du prvenu : car le mal est leurs yeux prfrable lhonntet ; il les incite nemployer pour se nourrir, pour shabiller et pour vivre, que de largent de provenance illicite ; aucun moyen ne saurait les engager dans la voie du bien. Pour des missions en ville, on nenverra quun seul de ces exempts la fois, de manire ne pas exagrer le montant des vacations quils reoivent cet effet et viter de leur part trop de criailleries, de brutalits et de larcins. Des prescriptions dans ce sens doivent tre adresses par le cadi au prfet de la ville.

    Le nombre total des exempts ne doit pas tre suprieur dix ; un chiffre trop lev ne pourrait que nuire la bonne marche des affaires et la situation des habitants ; du reste, tre moins nombreux, ils tireront de leur fonctions plus de gain et de profit.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 40

    [23] Les fouets [dont ils se servent] seront soumis un examen : les lanires nen doivent tre ni trop longues, ni trop fines, ce qui rend les coups plus graves ou meurtriers ; elles ne doivent pas non plus tre tresses de manire trop serre, car ce nest quen vue dune peine corporelle et dune correction quon les utilise. On ne devra appliquer le fouet, ni un homme ayant accompli le plerinage, ni quelquun de respectable, car ce sont l des gens qui nont plus ni souffle, ni rsis-tance physique. Quand la peine du fouet est applique quelquun, lexempt qui en est charg ne doit pas se dresser sur la pointe des pieds et lancer son fouet de haut en bas : on nen use ainsi que si lon dsire faire mourir le condamn.

    [24] Le prfet de la ville ne devra absoudre personne pour une fau-te commise contre la loi religieuse, lexception toutefois des person-nes de condition leve, qui leur faute sera remise en application du dit du Prophte : Pardonnez aux gens de condition leve (46) ! Il sagit dailleurs dune classe sociale sur laquelle le blme a encore plus de porte que le chtiment corporel : on les blmera donc et on leur interdira de recommencer ; mais sils rcidivent, le chti-ment corporel deviendra ncessaire.

    [25] Nul exempt ne devra pntrer dans la maison de quelquun, ni de nuit, ni de jour, sauf si lordre lui en a t donn par le cadi ou le chef du gouvernement. Si linculp quil y a lieu darrter est absent de chez lui, on apposera les scells sur sa maison, mais on ne devra pas lui enlever son avoir, ni sintroduire dans sa demeure, moins quil ne sy trouve. Dans le cas contraire, on ne devra rien saisir de ce qui lui appartient avant quil nait t arrt et condamn la peine correspondant son dlit. Ce ne sont point des biens que lon recher-che ; ce ne sont pas eux qui sont inculps ; le dlit ne concerne que celui qui sen est rendu coupable.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 41

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    DES AGENTS DU GUET ET DES SERGENTS DE POLICE.

    [26] On ne devra entendre leur accusation quautant quelle sera accompagne dun tmoignage crit des voisins du prvenu. Ceux qui, parmi eux, commettront un acte immoral ou se livreront la boisson, seront condamns la peine lgale correspondante ; car rien nest plus indigne que ces agents puissent soi-disant rprimer des actes contrai-res la morale, alors queux-mmes commettent les mmes actes. Il faut du reste agir pareillement lgard de tous les exempts, quelque catgorie quils appartiennent. On ne doit pas, propos dune affaire en cours, faire de perquisition de nuit ou de jour dans une maison, car cest exposer au dshonneur les femmes qui lhabitent. Les individus quon aura arrts au cours de la nuit et dont on ne pourra prouver le dlit ou la complicit seront renvoys dans leur demeure. Celui qui sera arrt pendant la nuit ne devra pas subir de changement dans son aspect ordinaire, ni tre dpouill de ses vtements, de sorte quil puisse comparatre devant le prfet de la ville dans lappareil mme o il a t trouv. Les agents du guet ont en effet coutume de dpouil-ler de ses vtements celui quils arrtent, de le dfigurer et de le terro-riser. Sil doit tre emprisonn, quon ne lenferme que dans une h-tellerie il y restera, sous la responsabilit de ceux qui y logent, jus-quau lendemain matin.

    Il importe de prescrire aux agents du guet de faire de nombreuses rondes et de varier leurs itinraires, car les voleurs, les vauriens et les noctambules surveillent la marche du guet et se rpandent aprs son passage, la recherche de quelque mauvais coup faire ou de quelque vilenie commettre. Il y a lieu de se montrer plus spcialement svre dans les condamnations et les peines appliques aux voleurs et aux vauriens : car ils ne visent qu semparer du bien dautrui et attenter la vie des gens.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 42

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    DE LA PRISON.

    [27] La prison doit faire lobjet dune inspection, deux ou trois fois par mois, pour quon puisse se rendre compte de ltat des prisonniers, au cas o le local se trouverait surpeupl. Il faut en extraire tous ceux qui nont commis quune faute lgre et rendre excutoires les juge-ments prononcs pour leurs dlits. Les condamns la prison doivent tre relaxs chaque anne au mois de ramadan, ou le 10 du mois de dhu l-hidjdja, ou la mi-shaban, car ce sont l de grands jours de fte (47). On ne doit pas maintenir ls dtenus trop longtemps dans la pri-son, mais au contraire ou bien excuter les arrts qui ont t rendus contre eux, ou bien les relaxer, exception faite pour ceux qui ont t condamns subir une peine de dtention dune certaine dure ; le temps de cette dtention peut tre plus ou moins long suivant les dis-positions de larrt de condamnation. On ne doit prendre dans la pri-son quune petite pice de monnaie (48), et le gelier ne doit rien exiger du dtenu quand il lui fait part de lheureuse nouvelle de sa li-bration.

    Il ne faut attacher au poteau [dans la prison] que les sclrats pour lesquels cest chose ncessaire ; ny lier quun seul prisonnier la fois, sans quoi le gelier aura lespoir dobtenir une gratification de celui des deux quil dliera le premier. Le gelier devra recevoir lordre de dtacher du poteau le prisonnier qui y est attach aux heures des prires ou lorsquil a satisfaire un besoin naturel.

    [28] Les femmes ne seront pas incarcres dans la mme prison que les hommes. Le gelier des prisonnires ne devra tre quun homme g, mari et de bonnes murs ; on enqutera sur sa faon de se comporter avec elles ; elles ne devront pas tre maintenues long-temps en prison. Il importe que le cadi fasse enfermer jusqu leur li-bration les femmes qui ont accomplir une peine de prison, en vertu dun jugement, chez une matrone de bonne rputation et dont le ma-gistrat connatra par avance les qualits : elle recevra ce titre un sa-laire prlev sur le Trsor des fondations pieuses.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 43

    [29] Le gelier ne devra rien prendre des vivres apports aux dte-nus en manire daumnes. On ne le laissera pas avoir auprs de lui des compagnons, qui il donnerait une partie de ces aumnes et qui, ainsi, se feraient nourrir de faon illicite. Il ny aura quun seul gar-dien pour la prison ; trop nombreux, les gardiens y introduiraient le dsordre, et ils vivraient des aumnes destines aux prisonniers, ce qui constituerait une faute. Celui qui a subi la peine de lamputation [de la main] (49) ne doit pas tre incarcr ; il faut lexpulser de la ville et le laisser circuler sur les chemins pour y solliciter la piti des passants jusqu ce quil soit guri. Le gelier ne doit frapper personne dans la prison de sa propre initiative, dans le but de le terroriser et de lui faire du mal. Personne ne sera empch de rendre visite un prisonnier.

    Un imam appoint doit tre la disposition des prisonniers : il viendra les trouver aux heures de chaque salat et dirigera leurs prires en commun. Cet imam recevra, comme ses autres collgues, un salaire prlev sur le Trsor des fondations pieuses, et son paiement sera ef-fectu au titre de son service dans la prison.

    [30] Personne ne devra subir la peine de la crucifixion avant que, par trois fois successives, on ait consult sur son cas le chef du gou-vernement.

    [31] Il faut prescrire aux agents de lautorit de ne jamais ordonner lapplication du fouet qui que ce soit : ce doit tre une dfense abso-lue et formelle. Seuls pourront prononcer la peine du fouet le chef du gouvernement, le prfet de la ville, le cadi, le muhtasib et le juge se-condaire, lexception de tous autres. Ceux qui contreviendraient cette disposition seront lobjet dune dsapprobation, dun blme et dune sanction. Aucun agent de ltat ne pourra faire incarcrer un individu sans lautorisation du cadi et du chef du gouvernement.

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 44

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    DU MUHTASIB.

    [32] Le cadi ne doit pas dsigner un muhtasib sans en rendre compte au prince ; il pourra ainsi faire tat dun acte de nomination officiel sil dsire ensuite le rvoquer, ou bien le maintenir dans ses fonctions. Le muhtasib doit tre un homme de bonnes murs, honn-te, pieux, savant ; on exigera de lui des ressources pcuniaires, de lexprience et de lintelligence. Il doit tre au-dessus de tout soupon de partialit ou de corruptibilit, sans quoi il perdrait son prestige, on ne le prendrait pas au srieux, on nen ferait pas cas, et les blmes quil encourrait sadresseraient galement celui qui laurait dsign. Il ne faut point confier cette charge des gens de petite condition, ni des individus qui dsirent sapproprier largent des autres de manire illicite et ne voient point de gravit dans cette manire de faire ; seuls, en effet, peuvent avoir du prestige des gens jouissant la fois daisance matrielle et de considration morale.

    Loffice du muhtasib est frre de celui du cadi : aussi importe-t-il que ce magistrat ne soit choisi que parmi des personnes de condui-te exemplaire. Il est le porte-parole du cadi, son chambellan, son vizir et son lieutenant. Si le cadi a quelque empchement, cest le muhtasib qui doit juger sa place dans les affaires de sa comptence et relevant de sa charge. Une solde lui sera attribue : elle sera prleve sur le Trsor des fondations pieuses et lui permettra de subvenir ses d-penses personnelles. Le cadi aura le soutenir : il devra lpauler, le dfendre, consolider sa position, prendre parti pour lui, ratifier ses ar-rts et ses actes, ne point le contrarier sur quelque point, ne pas le lais-ser livr lui-mme et lassister de son mieux ; le muhtasib, en effet, dcharge le cadi dun grand nombre daffaires que celui-ci devrait en principe examiner ; il lui pargne ainsi de la fatigue, des audiences bruyantes et un contact dsagrable avec les classes infrieures de la population et le bas peuple, les individus insolents et ignares des di-verses catgories dartisans et de tcherons. Le muhtasib tant le por-te-parole du cadi, cest une ncessit que de faire appel lui, car la population comprend des individus qui scartent du droit chemin et sont trompeurs et malhonntes. Si on les laissait faire, si les regards se

  • E. Lvi-Provenal Le trait dIbn Abdun 45

    dtournaient de leurs malversations, le bon ordre social saltrerait et de nombreux abus se donneraient libre cours ; or, il vaut mieux rpa-rer quelque chose qui en a besoin que de sen dsintresser ; il en est comme dun vtement us qui, si on le raccommode, peut encore ser-vir quelque peu, mais qui, si, au contraire, on le laisse tel quel, ne tar-de pas devenir un haillon.

    Le rle du muhtasib, si lon veille ce quil sexerce bien, est donc appel profiter la socit, au prince et la population tout entire, car lactivit de ce magistrat sapplique la fois lobservance des prescriptions religieuses et des usages fixs par la tradition musulma-ne, lactivit professionnelle des manuvres et des artisans et aux produits dont lhomme a besoin pour subsister : toutes choses qui constituent lensemble de la vie sociale ; cest aussi parce que la com-ptence de ce magistrat stend moins la surveillance des biens et la question des litiges quau contrle de lobservance des obligations faites lindividu par la loi islamique. Que le lecteur y rflchisse il trouvera que ce point de vue est juste !