Evelyne Grossman. Modernes Déshumanités

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    MODERNESDHUMANITS

    Evelyne Grossman

    Lorsque Jean-Franois Lyotard publie son recueil LInhu-mainen 1988, cela fait dj bien longtemps en Europe que la no-tion dhumanisme a t remise en question, problmatise, his-toricise. En France, cest dans les annes 1960, comme lon sait,que se dessine ce quon appellera plus tard la querelle de lhuma-nisme autour du structuralisme (Lvi-Strauss), de la psychanaly-se (Lacan), de la smiologie (Barthes), de la philosophie (Foucault,Althusser et dautres), de la littrature (dabord le Nouveau Ro-manau milieu des annes 1950, puis Blanchot, Beckett, et biendautres). Un rsum extrmement clairant de tous ces dbats estdonn dans un entretien de juin 1966 de Michel Foucault intitu-l Lhomme est-il mort?, entretien qui eut lieu loccasion de lasortie de son livre Les Motset les choses. Que dit Foucault? En r-sum, ceci: lhumanisme est un mirage, une illusion rtrospectivede nos cultures occidentales. Dans lenseignement secondaire, rap-pelle-t-il, on apprend aux lves que le XVIme sicle a t lgede lhumanisme, que le classicisme a dvelopp les grands thmes

    de la nature humaine

    Nous imaginons que lhumanisme a t la grande force qui animaitnotre dveloppement historique et quil est finalement la rcompensede ce dveloppement [...]. Ce qui nous merveille dans notre cultureactuelle, cest quelle puisse avoir le souci de lhumain. Et si lon parlede barbarie contemporaine, cest dans la mesure o les machines, oucertaines institutions nous apparaissent comme non humaines.*

    Or tout cela, prcise Foucault, nest pas exact. Le mouvement

    humaniste date en fait de la fin du XIXme sicle; la forme-Hom-me, elle surgit donc au XIXme sicle. Dans les cultures des siclesprcdents (du XVIme au XVIIIme), lhomme ne tenait aucuneplace; cest Dieu (entre autres, mais aussi les lois du monde et delespace, etc.) qui occupait alors lespace de la culture. Cest parcequon a construit ltre humain comme objet dun savoir possibleque se sont ensuite dvelopps tous les thmes moraux de lhuma-nisme contemporain, et en particulier, ces humanismesmous que

    furent en France Camus, Saint-Exupry ou Teilhard de Chardin.En fait, conclut-il, lhomme est une invention dont larcholo-

    *(FOUCAULT, Michel. Ditset Ecrits. Tome 1. Paris: Quar-to-Gallimard, 1994: 568.)

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    gie de notre pense montre aisment la date rcente. Et peut-trela fin prochaine. On connat la mtaphore clbre du visage hu-main seffaant sur le sable.

    Que lhumanisme ait t, ds lorigine, une thologie inverse(mettant lhomme la place de Dieu), bien des philosophes le re-

    diront, comme Heidegger ou Sartre; ils montreront en particuliercomment lhumanisme sest rappropri des attributs divins et, par-mi eux, le pouvoir de crer, et de faire quun monde existe. Fou-cault le rpte, la culture nouvelle qui apparat au XXme sicle acommenc avec Nietzsche, lorsquil a montr que la mort de Dieuntait pas lapparition mais la disparition de lhomme, que lhom-me et Dieu avaient dtranges rapports de parent, que Dieu tantmort lhomme na pas pu ne pas disparatre en mme temps. Cettequestion de la mort, avec celle de Dieu, dun certain humanismeoccidental (et sa vision traditionnelle dun sujet centr, intention-nel et conscient) a donc t au cur de bien des critures littrai-res et philosophiques du XXme sicle. Ce sont ces critures que jeconvoquerai brivement, prenant quelques exemples dans la litt-rature et la philosophie franaises du XXme sicle, pour montrercomment on ne sest pas rsolu, finalement, cette disparition delhomme et comment, au bout du compte, lexploration constan-te, mthodique, de linhumaina t chez elles une tentative plus ou

    moins explicite et assume (souvent moins que plus) de rinscri-re limage de lhomme dans un infini auquel nul penseur ne peutvisiblement renoncer. Existe-t-il un infini athe, rigoureusementnon thologique, cest videmment une vaste question quon necherchera pas rsoudre ici. Il reste que cette ide que linhumainest au cur mme de lhumain, quilfait partiede sa dfinition, deson essence mme, est en effet, me semble-t-il, une ide-cl de lapense contemporaine. Do, par parenthse, son embarras pour

    traiter des questions thiques, la mesure dune humanit concr-te, relle, limite (Derrida finissant par dcrter que la justice estindconstructible ou Levinas sombrant finalement dans le Tal-mud). Do aussi, sa proximit plus ou moins avoue ou assume la mystique. Traiter lautre de mystique tait dailleurs une cri-tique frquente (ainsi Sartre vis--vis de Bataille) mesure mmedune projection inconsciente de leurs propres nostalgies dun in-fini divin dsormais perdu. On a parl ainsi parfois dun mysticis-

    me de Blanchot, dArtaud, de Derrida, de Deleuze, etc. On peut,si lon y tient, admettre le terme, condition dy voir avant tout

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    lide de la recherche constante dune sortie de lafinitudede lhu-main. Ce quils cherchent tous inventer ou rinventer, cest doncune ide de linhumanit de lhomme, au sens de la sortie des limi-tes humaines, cest--dire incluant aussi bien la part danimalit quela part de divin, le risque de la folie, de la dmesure, de la barba-

    rie. Linhumain cest donc cela: la sortie des limites de la rationali-t classique, la volont dintgrer ce qui passe infiniment lhom-me, comme disait Pascal (linfini) mais aussi ce dont il se croyaitirrductiblement spar, ce quoi il se pensait dfinitivement su-prieur au sein de la hirarchie des rgnes que la vision classiqueavait tablie: lanimal, la matire, le monde environnant.

    La question actuelle pourrait alors tre celle-ci: comment, partir de la mort de cette figure traditionnelle de lhomme (celle,en particulier des humanismes mous qui nont gure su rsister,cest le moins quon puisse dire, aux vagues dferlantes des barba-ries des XXme et XXIme sicles), comment donc rinventer peut-tre un nouvel (un autre?) humanisme pour les sicles ve-nir, qui prenne en compte linhumain, qui ne le refoule pas, ne lesdnie pas,mais en inclue les potentialits terrifiantes, afin de les af-fronter en connaissance de cause? Question annexe, pourquoi laproximit dans cette problmatique, des crivains et des philoso-phes, quils aient t crivains-philosophes (comme Sartre, Nietzs-

    che, ou dautres), des crivains frus de philosophie (comme Blan-chot, Bataille) ou des philosophes passionns de littrature (commeDeleuze, Derrida, Heidegger, etc.)? Parce que, en tout cas cestlhypothse que je ferais , il y a eu au XXme sicle une vrita-ble divinisation du langage; cest mme sans doute le fait majeurde ces penses du XXme sicle (en tout cas pour la pense fran-aise). Ceci apparat le plus explicitement chez Foucault ou Blan-chot (mais aussi dans la dconstruction derridienne, pour ne rien

    dire de Heidegger). Seule la littrature, pour Foucault, cau-se de lexprience de linfini du langage qui est la sienne (son ex-prience de ltre du langage), peut constituer une exprience depense radicale ainsi quune issue inespre au destin anthropo-logique des sciences humaines dont la philosophie devait sinspirerpour accomplir sa propre rvolution. Or quest-ce que le langagepour beaucoup? Cest prcisment, non pas ce que lon avait crudans les sicles passs: le propre de lhomme, ce qui le caractri-

    se et le spare irrductiblement des animaux pour ne rien dire despierres Au contraire, la dcouverte du XXme sicle, cest que

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    le langage cest lessence inhumaine delhomme. Ce qui le divise etle rend autre lui-mme (Freud, Lacan), ce quil ne possdera ja-mais en propre, auquel il demeure toujours tranger (Derrida,Deleuze), cet infini dont lternel murmure menace de le rendrefou (Blanchot, Artaud). Do sans doute, cette fascination pourla littrature, la posie que partagrent ces penseurs.

    Prenons rapidement quelques exemples de ce que jai appelces modernes dfigurations de lhomme, au sens de ce mouve-ment de dstabilisation qui affecte la traditionnelle figure humai-ne et louvre sur linfini. Luvre littraire, luvre de pense, critBlanchot, donne voix, en lhomme, ce qui ne parle pas, lin-nommable, linhumain, ce qui est sans vrit, sans justice, sansdroit, l o lhomme ne se reconnat pas [...].*

    Au sens o lentend Blanchot, luvre trouble donc les figu-

    res; elle dfait lillusoire reconnaissance narcissique de soi par soi(au sens de la reconnaissance de limage dans le miroir chez La-can), elle souvre ce qui la dpasse, la dforme. Donner figure linfigurable suppose de dfaire les formes coagules, de les ouvrir,de les dplacer, ce que font inlassablement bien des crivains duXXme sicle. Exemple encore dAntonin Artaud dont on sait que,toute sa vie, il a dfendu lide quil fallait rinventer lhomme, lerendre sa forme ternelle et infinie. Il crit ainsi ceci dans une let-

    tre [] ce que les hommes appellent aujourdhui lhumain, cestle chtrage de la partie surhumaine de lhomme. Artaud le souli-gne constamment, la posie en acte, le thtre cruel quil cherche rinventer, ce sont ceux dont il rencontre encore le tmoignagedans les anciennes cultures, quil sagisse des cultures mexicaines,de celles de lInde ou de lgypte. Ce qui lintresse dans ces cultu-res quil lit et relit, ce sont prcisment les traces encore dcelablesde positions dnonciation diffrentes de celles de la subjectivi-t occidentale, clairement circonscrites un individu psychologi-que. Cest notre conception limite du sujet, suggre Artaud, quile rduit la logique dun Je individuel. Il est un autre sujet, uneautre nonciation retrouver et o lindividu prend sens de se dis-soudre dans une subjectivit qui labsorbe et le dpasse. Lhommealors, nest plus lindividu psychologique, cet amoindrissement delhomme, cette ide trique et avilissante que se fait de lhom-me lhumanisme depuis la Renaissance, comme il lcrit en 1936dans un texte symboliquement intitul Lternelle Trahison des

    Blancs: Le terme dhumanisme ne signifie en ralit rien dautrequune abdication de lhomme.*

    *(BLANCHOT, Maurice.LEspace littraire.Paris: Fo-lio-essais, 1955: 309.)

    *(ARTAUD, Antonin. Le

    Mexique et la civilisation.In: uvres compltes. TomeVIII. Gallimard: 135.)

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    Lhomme selon Artaud, cest aussi cette part surhumaine quinous rattache lillimit et que la rationalit occidentale a chtre;cest Hliogabale, lHomme-Dieu quaucune psychologie ne peutrduire ni interprter; cest Montzuma, le roi astrologue Aztque,dchir entre le mythe et lhistoire. Lhomme psychologique, cest

    ce quil faut ds lors dissoudre pour pouvoir retrouver les vritablesdimensions du corps et de la langue: sans limites.

    Plus lhomme se proccupe de lui, plus ses proccupations chap-pent en ralit lhomme.gocentrisme individualisme et psychologiqueoppos lhumanisme,lhomme quand on le serre de prs, cela aboutit toujours trouverce qui nest pas lhomme,la recherche du caractre, cest la recherche de la sparation,

    cest de la spcialisation anti-humaine.La psychologie nest pas la science de lhomme, au contraire.*

    Et dix ans plus tard, Artaud crira encore en commentaire ses dessins, dans un texte quil intitule Le visage humain: Jaifait venir parfois, ct des ttes humaines, des objets, des arbresou des animaux parce que je ne suis pas encore sr des limites aux-quelles le corps du moi humain peut sarrter.1Cest tout lint-rt ses yeux des rites primitifs de mnager une position dnon-

    ciation unitaire et collective qui ne spare pas le sujet et lobjet,la matire et lesprit, lhomme et lanimal; dans chacune des cristal-lisations provisoires du vivant, le mythe trouve des passages et desanalogies qui effacent les limites de lindividualit. Et de mme authtre, pour le dire dun mot,lhomme acteurincarne cette puis-sance dinachvement du corps humain. Ceci amne rejeter leslimitations habituelles de lhomme et des pouvoirs de lhomme, et rendre infinies les frontires de ce quon appelle la ralit, crit-il.Cest ainsi quil faut entendre son plaidoyer pour une authentiquealination, celle du pote, de lartiste, de lacteur, celle de lhom-me dment accueillant le pouvoir de dsintgration de linformeet du monstrueux, en inventant la nouvelle reprsentation littraireet plastique. La psychanalyse, dit-il en substance, a eu peur de lin-conscient et de la folie quil rvle; elle sest employe en canaliserla violence dsubjectivante. Or, lalination est la force dfigurante

    1Texte du catalogue de lexposition Portraits et dessins par Antonin Artaud, Ga-

    lerie Pierre, 4-20 juillet 1947, LEphmren 13, 1970; repris dans le cataloguede lexpositionAntonin Artaud, dessins(30 juin 11 octobre 1987), ditions duCentre Georges Pompidou, 1987, p.48.

    *(Ibidem: 115-116.)

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    de lautre en moi, ce mouvement qui magite et mempche de mestabiliser en tre, sujet dune identit, matre de ma pense. Elleest ouverture linfigurable: un voir travers par de la lettre, unecriture troue par de linaudible, de linvisible. Le corps alin delacteur est cette plasticit en acte. Cest cet infigurable quil nous

    donne lire et voir. En ce sens, le corps-acte dArtaud, irreprsen-table, molculaire et dansant, ce corps-thtre pluriel et inconce-vable (dans tous les sens du terme) peut sans doute nous aider apprhender ce qui se dessine dans les critures modernes et, pluslargement, dans les imaginaires contemporains, dune nouvelle d-figuration: celle dun corps impropre, post-identitaire, un corpsmultiple et poreux, ni ouvert ni ferm, inachev: Le corps est unemultitude affole. En ce sens, Artaud fut un explorateur de ces

    contres qui sont notre horizon mais que nous ne sommes gureinvits, fort heureusement, visiter par nous-mmes.Jai essay de montrer dans un livre rcent intitul LAngoisse

    de penser, que bien des critures modernes (celles de potes, dcri-vains, dcrivains-philosophes comme Derrida, Deleuze, Jean-LucNancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Emmanuel Levinas, dautres en-core) tmoignent de ce qui, dans la pense, branle les tranquillesassises de ce que nous croyons tre notre pense, notre identit. Ce

    quils explorent, cest prcisment langoisse de linhumain. On rap-pellera pour mmoire le fameux pisode de la racine de marronnierdans La Nausede Sartre, cette exprience o pendant un instant,il estlui-mme une racine de marronnier dont lexistence lenvahit,dborde la sienne. Ce que Sartre dcrit, cest linquitante impres-sion dun trou qui souvre en moi; par cette dchirure je mchap-pe et mcoule: hmorragie de ltre par o je fuis et me dverse audehors, le dehors menaant alors de menvahir Va-et-vient nau-

    seux qui marque la dfaillance des enveloppes corporelles et psy-chiques. Dans langoisse, ltre redevient poreux, dsarm. Lexp-rience ontologique de lexistence, cest alors avant tout lexprien-ce dune dshumanisation: Lexistence nest pas quelque chose quise laisse penser de loin: il faut que a vous envahisse brusquement,que a sarrte sur vous, que a pse lourd sur votre cur commeune grosse bte immobile []. a grouillait dexistences, au boutdes branches, dexistences qui se renouvelaient sans cesse et qui ne

    naissaient jamais. Le vent existant venait se poser sur larbre com-me une grosse mouche; et larbre frissonnait.**

    (SARTRE, Jean-Paul. LaNause. Paris: Folio-Galli-mard, 1972: 186-187.)

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    Pierre Fdida proposait rcemment de distinguer linhumainet le dshumain. Ce quil propose de nommer dshumain, ce sontdes expriences psychiques extrmes o sabolit temporairementlimage du semblable, la figure de lautre homme. Les expriencesdes massacres modernes tmoignent de cette volont forcene de

    faire disparatre toute trace de lhumanit de lautre. Il conviendrait,me semble-t-il, dlargir cette notion que propose Fdida, aux ex-priences de dshumain que peuvent prouver certains patients li-mites ou psychotiques qui se prennent parfois pour un arbre, unepierre ou une machine. De trs saisissants exemples de ceci sontrapports dans le trs beau livre du psychiatre amricain HaroldSearles, The Nonhuman Environment(1960); il y dcrit des exp-riences de ce type chez des patients psychotiques souffrant duneinsuffisante diffrenciation entre ralit extrieure et ralit int-rieure. Ce qui, encore une fois, tend suggrer que lexplorationdes limites de lhumain nest pas sans risques. Cette angoisse delinhumain (ou du dshumain, pour reprendre le terme de Fdi-da), cest sans doute la psychanalyse qui sut le mieux en accueillirlcoute, en accordant la passion de la ngation sa place essen-tielle dans tout processus de cration.

    Passion de la ngation, cest lexpression quutilise Blanchot propos de lexprience intrieure chez Bataille. Il y note une pas-

    sion de la pense ngative, autrement dit, une exploration inlas-sable de lexcsdu ngatif.Excs, dbordement, impossible: mots fa-miliers tout lecteur de Bataille et qui dsignent ce qui sans cessechappe, ce surcrot de ngativit qui tente de repousser les li-mites mmes de la pense et de lhumanit. En ce sens LExprienceintrieurede Bataille est bien cette exprience-limite que dcritBlanchot. Cest la mme ngativit sans repos que Blanchot voit luvre dans cette affirmation qui traverse selon lui toute la pen-

    se de Nietzsche, celle de lhomme comme puissance infinie dengation.*Ce surcrot de ngativit, crit donc Blanchot, estpour nous le cur infini de la passion de la pense.*Phrase fon-damentale, je crois, et quil nous faut garder prsente lesprit lors-que nous lisons les textes des ces crivains-penseurs du XXe sicle sinous voulons comprendre le lien entre langoisse, la sortie de soiet cette inlassable nergie du ngatif qui fait la singularit de leurscritures. Ce quils affrontent, au bout du compte, cest ce que lon

    nomme tantt linhumain, tantt le sublime. Les deux termes, onle sait, furent privilgis tour tour par Jean-Franois Lyotard qui

    *(BLANCHOT, Maurice.Du ct de Nietzsche. In:La part du feu. Paris: Galli-mard, 1949: 285.)

    *(BLANCHOT, Maurice.LEntretien infini.Paris:Galli-mard, 1969: 308.)

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    souligna le rle dans langoisse dun affrontement linhumain,au sens dune puissance de destruction qui dpasse lindividu, unimprsentable qui dborde la pense. Un tel sentiment paradoxalde joie et dangoisse, dexcitation et de dpression, voil trs exac-tement, soulignait-il, ce que le XVIIe et le XVIIIe sicle europen

    a rebaptis du nom de sublime.*

    Cest bien partir de cette formidable puissance de crationgisant au cur de la ngativit que travaille la pense de ces auteurs,explorant inlassablement ce qui dfait les formes et bouleverse lesidentits: dconstruction(Derrida), dsuvrement, dsastre(Blan-chot), ddit(Levinas), dcration,littrature du non-mot[unword](Beckett), litanie des il ny a pas de chez Lacan,fin de lhommerenversant ironiquement toute finitude pour Foucault Le gestede dliaison chaque fois est le mme qui vise arracher la pense ses certitudes et lhomme sa finitude. La force de ces crituresest justement dexcderlangoisse (et le risque de folie qui toujoursborde ces expriences des limites) pour sen servir afin de pulvri-ser les formes, utilisant la puissance de dcomposition quelle re-cle. Alors le vide se rvle comme ce quil est: non une absence devie mais un formidable grouillement dnergies, une infinie mo-bilit vibratoire. Toute forme est une illusion, suggre la physi-que contemporaine, nous voluons au milieu dun fourmillement

    datomes inlassablement en mouvement; aussi loin quon descen-de dans les profondeurs de la matire physique, tout est pullule-ment, vibration nergtique, circulation, trajet, pulsation rienqui ressemble la stabilit classique des notions dtendue et desubstance. Voil ce que ces crivains sans doute ont peru mieuxque quiconque, retrouvant au cur de leur pratique dcriture lesintuitions prsocratiques sur la structure de la matire. Nous som-mes des conglomrats provisoires datomes, rptent Artaud, Ba-

    taille, Beckett et dautres.On sait que lune des questions que posa Derrida toute sa vie

    fut celle-ci: quel espace dcriture concevoir qui tienne cette gageu-re dune pense incluant le risque de la folieet qui en dploieraitpar l mme la richesse crative, la vitalit infinie, les forces din-vention inoues? Ou encore: que serait une pense que la tranquil-le assurance de ne pas tre fou (ou la hantise de ltre) ne borderaitpas, ne bornerait plus? Je renvoie son texte sur Descartes, Cogito

    et histoire de la folie.*

    Encore faut-il souligner quil ne sagit pas,pour le philosophe, demboter inconsidrment le pas aux dli-

    * (LYOTARD, Jean-Fran-

    ois. LInhumain. Paris:Galile, 1988.; LYOTARD,Jean-Franoi s.Leons surlAnalytique du sublime. Pa-ris: Galile, 1991.)

    * (DERRIDA, Jacques .Lcriture et la diffrence.Paris: Seuil, 1967.)

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    res potiques, puisquil y a, comme lon sait, de la mthode dansson dlire assum. Toutefois, une part au moins des rflexions deDerrida sur les bords, les limites, les partages et passages de fron-tires (rflexion indissociablement philosophique, thique et poli-tique) sancre dans ce questionnement des frontires inhumainesde lhomme. La dconstruction ce serait aussi cela: lexploration desfrontires instables, dfigures de la langue, mais aussi celles de no-tre inquitante proximit lanimalit. Je me rfre entre autres autexte quil crivit en 1997, Lanimal que donc je suis et qui nestrien dautre, finalement, quune tentative de dconstruire la figu-re humaine, lide quil y aurait un propre de lhomme qui le s-parerait irrductiblement des animaux. Le logocentrisme, rappel-le Derrida, est dabord une thse sur lanimal priv de logos(thsequi se maintient, souligne-t-il, dAristote Heidegger, de Descar-

    tes Kant ou Lacan). Or, dit-il, lanimal nous regarde et nous som-mes nus devant lui. Et penser commence peut-tre l.*Il ny a doncpas de limite simple entre lhomme et lanimal, lhumain et lin-humain mais une multiplicitde frontires et de structures htro-gnes de vivants, ou encore des rapports dorganisation et dinor-ganisation entre des rgnes de plus en plus difficiles dissocier. Ilnous faut donc inventer un concept humain de lanimal.*Quenserait-il mme dun concept animal de lhomme? Derrida, remar-

    quons-le au passage, nalla pas jusque l.Cest sans doute Gilles Deleuze qui a le plus radicalement, leplus intensment dfait la figure de lhumanisme classique. Riennest plus tranger la pense de Deleuze, comme on sait, que lediscours humaniste et personnaliste. Et pas seulement parce quily voit la mystification du moralisme ambiant. On connat le pro-gramme de Deleuze: dissolution du moi au profit dune subjecti-vit non personnelle, non identitaire, au profit de ce quil nom-me les puissances impersonnelles et qui incluent, il va sans dire,ce qui outrepasse lhomme. Non pas la forme, donc, mais la for-ce, lvnement. Penser en termes dvnements de langages, parexemple. Penser en termes de flux, dagencements, de dterritoria-lisation pas en termes de visage, de forme, de figure humaine.Ce qui lintresse ce sont les mtamorphoses; emblmatique en-tre toutes, celle de Grgor Samsa en animal ce que Deleuze, trsvite appelle le devenir-animal, cest--dire non plus une opposi-tion entre homme et animal, humain et non humain (inhumain)

    mais production entre le ple humain et le ple animal dune zo-ne continue de variation.

    * (MALLET, Marie-Louise(ed). LAnimal autobiogra-

    phique:autour du travail deJacques Derrida., Galile,1999: 279.)

    *(Ibidem: 285.)

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    Devenir-animal, cest [] tracer des lignes de fuite, atteindre uncontinuum dintensits qui ne valent plus que pour elles-mmes, trou-ver un monde dintensits pures o toutes les formes se dfont, toutesles significations aussi [], au profit dune matire non forme. []Les animaux de Kafka ne renvoient jamais une mythologie, ni desarchtypes, mais correspondent seulement des [] zones dintensi-ts libres o les contenus saffranchissent de leurs formes.*

    Devenir-animal se mue donc en condition dexercice de lart:devenir-araigne de Proust, devenir-animal de Kafka, devenir-ba-leine dAchab chez Melville, devenir-bte de Bacon. Par exemple, propos de la peinture de Francis Bacon, sur laquelle il crit un livrequi deviendra une rfrence, en 1981: Logique de la sensation, De-leuze montre que Francis Bacon parvient faire surgir la tte sousle visage, retrouver les traits animaux de la tte,* faire voir et

    sentir ces zones dindiscernabilit, dindcidabilit entre lhommeet lanimal. Entre lhomme et la bte,crit-il,

    ce nest pas une ressemblance, cest une identit de fond, [...] plusprofonde que toute identification sentimentale: lhomme qui souf-fre est une bte, la bte qui souffre est un homme. Cest la ralitdu devenir. Quel homme rvolutionnaire en art, en politique, enreligion ou nimporte quoi, na pas senti ce moment extrme o ilntait rien quune bte, et devenait responsable, non pas des veauxqui meurent mais devant les veaux qui meurent.*

    En ce sens, Deleuze nest pas loin de reprendre la formule dAr-taud: lhomme (la forme-Homme dont parlait Deleuze, le carcananatomique du corps humain dont parle Artaud) a t une mani-re demprisonner la vie. Une autre forme sans doute est en train denatre, qui nest pas ncessairement une forme humaine; cest ceque suggrait Deleuze la fin dun entretien en 1986.

    Ce pourra tre une forme animale dont lhomme sera seulement unavatar, une forme divine dont il sera le reflet [] aujourdhui lhommeentre en rapport avec dautres forces encore (le cosmos dans lespace,les particules dans la matire, le silicium dans la machine)*

    En dautres termes: humain versusinhumain, ce nest plusalors vraiment la question mais plutt: processus sans fin rejou,formes instables en perptuel mouvement, volution ce que De-leuze appelait: puissance de vie non organique dont lhomme, alorsen effet, naura t quune forme provisoire.

    * (DELEUZE, Gilles; GUAT-

    TARI Flix. Kafka. Pour unelittrature mineure. Minuit,1975: 24.)

    *(DELEUZE, Gilles. FrancisBacon: logique de la sen-

    sation. Paris: La Diffrence,1981: 27.)

    *(Ibidem: 21.)

    *(DELEUZE, Gilles. Pour-par le r s . Paris: Minuit,1990:160.)

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    Evelyne Grossman

    professora de literatura e teoria crtica da Universidade Paris Di-derot e presidente do Collge international de philosophie. Traba-lha com a teoria literria na interseo da filosofia e da psicanli-se, dedicando suas pesquisas ao estudo das escritas modernas (Ar-taud, Blanchot, Lacan, Derrida, Levinas, Deleuze, entre autres).Organiza pela editora Gallimard as edies das obras de AntoninArtaud (uvres, Quarto, 2004; 50 dessins pour assassiner la magie,2004; Cahier, Ivry, janvier 1948,2006). Publicou recentemente:La Dfiguration. Artaud, Beckett, Michaux(Minuit, 2004),Anto-nin Artaud, un insurg du corps (Dcouvertes-Gallimard, 2006),Gilles Deleuze: lintempestif, Rue Descartes, 2008, PUF, (dir.),Langoisse de penser (Minuit, 2008).

    ResumoA descoberta fundamental do sculo XX foi a de que a linguagem a essncia inumana do homem. O que o divide e o torna dife-rente se si mesmo (Freud, Lacan), o que ele jamais possuir pro-priamente, e a que ele permanece sempre estrangeiro (Derrida,Deleuze), este infinito cujo eterno murmrio ameaa enlouquec-lo (Blanchot, Artaud). Se o inumano est no prprio cerne do hu-mano, como reinventar um outro humanismo cultural e polti-

    co para o sculo XXI?

    Palavras-chave: desfigura-o; inumano.

    Abstract

    The discovery of the twenti-eth century is that language ismans inhuman essence. Thisdivides him and makes of himother to himself (Freud, La-can), that which he will never

    "really" possess, and to whichhe will always be a "stranger"(Derrida, Deleuze), the infinitywhose eternal whisper threatensto make him mad (Blanchot,Artaud). If the inhuman is inthe heart of what is human, howcan we reinvent another cultur-al and political humanism forthe twenty-first century?

    Resum

    La dcouverte du XXme sicle,cest que le langage est lessenceinhumaine de lhomme. Ce quile divise et le rend autre lui-mme (Freud, Lacan), ce quilne possdera jamais en pro-

    pre, auquel il demeure toujourstranger (Derrida, Deleuze), cetinfini dont lternel murmuremenace de le rendre fou (Blan-chot, Artaud). Si linhumainest au cur mme de lhumain,comment rinventer un autrehumanisme culturel et poli-

    tique pour le XXIe sicle?

    Key words: defiguration,inhuman

    Mots-cls: dfiguration; in-humain

    Recebido em12/01/2010

    Aprovado em15/03/2010