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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015 1 ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE SOCIALE L’AFFAIBLISSEMENT DE LA CLASSE OUVRIÈRE INTRODUCTION Hier encore au cœur du messianisme marxiste, aujourd’hui affaiblie physiquement et moralement, la classe ouvrière semble désormais un continent silencieux, parfois morcelé et apparaît comme « un monde vivant emporté dans l’abîme » 1 avec quelques sociologues accrochés au rebord. Sur le plan politique et électoral, le parti communiste, qui se proclamait fièrement parti de la classe ouvrière, ne joue plus qu’un rôle marginal, celui d’une force d’appoint dans l’espace politique français. Une raison supplémentaire pour s’intéresser à une classe sociale qui a nourri les fantasmes d’un grand nombre d’intellectuels et leur foi dans la construction d’un monde meilleur. La classe ouvrière, classe sociale par excellence, était censée en rompant ses chaînes libérer l’ensemble de l’humanité. 2 Comment définir cette classe « qui marchait dans le sens de l’histoire et apparaissait comme la référence obligée et émue de toute parole politique de gauche » 3 ? En moins de deux générations, le groupe ouvrier se voit supplanter, sur le plan numérique, par les employés, « une catégorie sociale sans consistance apparente qui ne porte aucune promesse messianique et que n’incarne à l’écran aucun homme de fer ». 4 Depuis une trentaine d’années, de nombreux sociologues et historiens annoncent, sinon la fin de la classe ouvrière, du moins son affaiblissement durable. Jacques Marseille, l’un d’entre eux, peut alors s’écrier : « adieu mineurs, métallos, dockers, cheminots ». 5 Comment prendre la mesure de ce processus de destruction physique mais aussi morale du monde ouvrier ? Pourtant, à l’évidence, il existe toujours une condition ouvrière bien qu’elle soit désormais invisible. Est-il impensable d’assister à un retour de la classe dans une configuration nouvelle ? Après avoir rappelé les différentes dimensions permettant de définir la classe ouvrière (I), il conviendra de prendre la mesure de son affaiblissement durable, voire de sa fin (II), avant d’envisager la 1 - François Bon, « Aux morts » in Revue Autrement, Janvier 1992. 2 - Karl Marx, 1848, Le manifeste du parti communiste, Paris, Édition Sociales, 1962. 3 - Jacques Marseille, « Les derniers jours de la classe ouvrière » in L’Histoire, n° 220, avril 1998. 4 - Ibid. 5 -Ibid

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ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE SOCIALE

L’AFFAIBLISSEMENT DE LA CLASSE OUVRIÈRE

INTRODUCTION

Hier encore au cœur du messianisme marxiste, aujourd’hui affaiblie physiquement et moralement, la classe ouvrière semble désormais un continent silencieux, parfois morcelé et apparaît comme « un monde vivant emporté dans l’abîme »1 avec quelques sociologues accrochés au rebord. Sur le plan politique et électoral, le parti communiste, qui se proclamait fièrement parti de la classe ouvrière, ne joue plus qu’un rôle marginal, celui d’une force d’appoint dans l’espace politique français. Une raison supplémentaire pour s’intéresser à une classe sociale qui a nourri les fantasmes d’un grand nombre d’intellectuels et leur foi dans la construction d’un monde meilleur. La classe ouvrière, classe sociale par excellence, était censée en rompant ses chaînes libérer l’ensemble de l’humanité.2

Comment définir cette classe « qui marchait dans le sens de l’histoire et apparaissait comme la référence obligée et émue de toute parole politique de gauche »3 ? En moins de deux générations, le groupe ouvrier se voit supplanter, sur le plan numérique, par les employés, « une catégorie sociale sans consistance apparente qui ne porte aucune promesse messianique et que n’incarne à l’écran aucun homme de fer ».4 Depuis une trentaine d’années, de nombreux sociologues et historiens annoncent, sinon la fin de la classe ouvrière, du moins son affaiblissement durable. Jacques Marseille, l’un d’entre eux, peut alors s’écrier : « adieu mineurs, métallos, dockers, cheminots ». 5 Comment prendre la mesure de ce processus de destruction physique mais aussi morale du monde ouvrier ? Pourtant, à l’évidence, il existe toujours une condition ouvrière bien qu’elle soit désormais invisible. Est-il impensable d’assister à un retour de la classe dans une configuration nouvelle ?

Après avoir rappelé les différentes dimensions permettant de définir la classe ouvrière (I), il conviendra de prendre la mesure de son affaiblissement durable, voire de sa fin (II), avant d’envisager la

1 - François Bon, « Aux morts » in Revue Autrement, Janvier 1992. 2 - Karl Marx, 1848, Le manifeste du parti communiste, Paris, Édition Sociales, 1962. 3 - Jacques Marseille, « Les derniers jours de la classe ouvrière » in L’Histoire, n° 220, avril 1998. 4 - Ibid. 5 -Ibid

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possibilité, au regard de la permanence de la condition ouvrière, d’un retour de la classe (III). I/ COMMENT DÉFINIR LA CLASSE OUVRIÈRE ?

La classe ouvrière pouvait se définir par l’articulation de trois dimensions : la place occupée dans les structures de la production (Marx), un mode de vie communautaire, enfin un acteur collectif.

A/ PAR LA PLACE OCCUPÉE DANS LA SPHÈRE PRODUCTIVE Les ouvriers occupent une place particulière dans les structures de

production, ce sont des salariés d’exécution, mais ce qui les caractérise aussi c’est le travail manuel.

1/ L’ouvrier est un travailleur manuel

La définition la plus courante de l’ouvrier fait de lui quelqu’un qui travaille de ses mains. Pour nécessaire qu’elle soit, cette condition n’est cependant pas suffisante. Nombre de travailleurs oeuvrent de leurs mains, c’est le cas par exemple de l’agriculteur. Si ce dernier travaille sur des produits végétaux ou animaux, l’ouvrier est le seul à entrer directement en contact avec la matière inanimée, malgré le perfectionnement de l’outillage et l’introduction de machines. Il est même, selon Maurice Halbwachs, un outil « à manier des outils ».6

Ce qu’ont en commun les ouvriers du textile qui manient une matière légère et fragile, les mineurs qui usent de leur force physique pour extraire, dans un véritable corps à corps avec lui, le charbon, le métallurgiste toujours aux aguets face aux coulées dangereuses de fonte, c’est de travailler la matière inanimée.

Les autres travailleurs ne sont pas en contact avec la matière inanimée, l’essentiel de leurs occupations consiste en des relations avec les autres hommes, qu’ils donnent des ordres ou qu’ils en reçoivent de manière à les transmettre. Les employés aux écritures qui passaient leur temps à rédiger des lettres, à copier des rapports ou établir des factures ne faisaient en fait que reproduire des relations sociales entre producteurs ou clients, direction et salariés. « L’écriture est l’analogue de la parole ». 7

En les déléguant au contact avec la matière, la société les a écartés de son foyer central, celui des relations sociales les plus intenses, et les

6 - Maurice Halbwachs, 1912, La classe ouvrière et les niveaux de vie, Londres, Gordon & Breach, 1970 7 - Maurice Halbwachs, Les classes sociales, Paris, PUF 2008.

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privent des avantages matériels et moraux dont ceux qui s’en approchent le plus peuvent disposer.

L’ouvrier apparaît donc comme plus insouciant vis-à-vis de la société que les autres producteurs, moins sociable que les autres hommes, plus solidaire peut-être dans la mesure où un sentiment de solidarité avec ceux qui, comme lui, affrontent la matière, peut voir le jour.

2/ L’ouvrier est un travailleur de l’industrie

L’ouvrier exerçait son activité dans de grandes concentrations industrielles : la métallurgie, la sidérurgie, les mines, les chantiers navals, la construction automobile. Une des figures emblématiques de ces concentrations industrielles était Boulogne-Billancourt, celle qu’il ne fallait pas désespérer, selon Jean-Paul Sartre, en ouvrant les yeux sur la nature du régime soviétique.

L’usine Renault de l’île Seguin, la « forteresse ouvrière »8, compte au début du vingtième siècle, 400 salariés après que Renault s’est installé, quelques années plus tôt, à Boulogne-Billancourt. On aura une idée de cette concentration industrielle lorsque l’on constate que les effectifs dépassent 40 000 salariés au début des années 1950, pour atteindre un deuxième pic, un peu moins élevé de 38981 salariés au début des années 1970.

Anzin, Longwy, Le Creusot9 sonnent aujourd’hui comme autant de « figures de légende » et de « lieux de mémoire » de ces bataillons industriels au sein desquels tant d’hommes ont perdu la vie à vouloir la gagner.10

3/ L’ouvrier est un salarié

Marx soulignait que l’ouvrier ne vendait pas son travail. En effet, les produits du travail appartiennent au propriétaire des moyens de production. L’ouvrier ne fait que louer sa force de travail c’est-à-dire sa capacité intellectuelle et physique à travailler. C’est cette force de travail

8 - L’expression est de Jacques Frémontier, La forteresse ouvrière : Renault, Paris, Fayard, 1971. 9 - Anzin, commune de la banlieue de Valencienne, accueillit le premier site à exploiter la houille dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. Zola s’inspira, dit-on, de la grève des mineurs d’Anzin en 1884 pour écrire Germinal. Longwy fut, jusqu’au début des années 1980, un des plus importants centres de sidérurgie en France. La famille Schneider installa des aciéries au Creusot en 1836. Le périgourdin Paul Faure, député-maire du Creusot dans les années 1920, était une figure du parti socialiste SFIO avant de se rallier, par pacifisme, au régime de Vichy. 10 - Les expressions entre guillemets sont de Jacques Marseille, op cit.

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que rémunère le salaire de manière à ce qu’elle se reproduise. Pour que l’ouvrier revienne au fil des jours, il faut que le salaire lui permette de reproduire ses conditions d’existence. Le profit ne peut exister que parce qu’il existe une différence entre ce que peut produire la force de travail et ce qu’elle consomme par l’intermédiaire du salaire.

Marx appelait de ses vœux une société qui abolisse le salariat. Cet espoir apparaît difficilement compréhensible par un homme du vingt et unième siècle dans la mesure où, dans la « société salariale » pour parler comme Robert Castel, un certain nombre de droits (notamment ceux affairant à la protection sociale) sont accrochés à la condition de salarié. Il est vrai que de condition minoritaire et miséreuse au dix-neuvième siècle, le salariat concerne, aujourd’hui, 90 % de la population active et c’est à partir de cette condition que les non-propriétaires disposent de droits.

Quand on voit certains penseurs appeler de leurs vœux la fin du salariat pour substituer au contrat de travail un contrat commercial, on est loin de la fin du salariat selon Marx qui pensait à une société de producteurs librement associés. Avait-il en vue la forme coopérative ? Il est difficile de répondre à la question dans la mesure où il nous a légué fort peu d’indications sur la société future qu’il envisageait de construire.

B/ PAR UNE COMMUNAUTÉ DE VIE Le terme de communauté est employé ici dans une acception banale.

Il évoque la solidarité d’individus qui se ressemblent ou pour lesquels du moins les similitudes l’emportent sur les différences. Il implique l’existence de liens affectifs, durables, noués dans la proximité spatiale ou sociale ou encore l’adhésion, de l’ordre du devoir, à un groupe social uni par la « même origine et le même destin ».11 On emprunte le concept à Tönnies, mais ce dernier décrit des communautés rurales où l’accord des sentiments se fait sur une base familiale et religieuse.

1/ L’osmose de la vie au travail et de la vie hors du travail

Dans les quartiers ouvriers (par exemple les corons de mineurs ou les cités de cheminots), la communauté s’étend, au-delà du travail, à tous les aspects de la vie. Née du coude à coude au sein de l’atelier (dans l’industrie) ou du corps à corps (avec le charbon mais aussi entre mineurs) au fond de la mine, elle se prolonge par la fréquentation du café ou du terrain de sport pour les hommes ou le plaisir du voisinage pour les femmes.

11 - Raymond Boudon, François Bourricaud, « Communauté » in Dictionnaire critique de sociologie, Paris, PUF, 1982.

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On emprunte donc le concept à Ferdinand Tönnies sans aller jusqu’à avancer l’idée de prédominance de liens du sang, du lien de voisinage caractéristique du village, ou encore de communauté spirituelle d’essence religieuse. Encore convient-il de s’interroger sur la nature du système de voisinage dans un quartier ouvrier, pratique héritée d’une toujours proche culture paysanne.

2/ Un monde clos

Dire le monde de la communauté revient souvent à évoquer celui de la « clôture sociale ». 12 On retrouve la logique du « eux et nous » (ENCADRÉ 1) caractéristique selon Richard Hoggart de la culture ouvrière.13 La communauté doit aussi sa cohésion à son pouvoir d’exclusion. Elle peut contribuer à forger la conscience de classe, sentiment d’appartenance, mais aussi d’opposition.

Cependant, il peut arriver que la communauté fasse obstacle à la conscience de classe. La conscience communautaire, souvent défensive et conservatrice, repose sur la spécificité. Elle met en évidence la distance culturelle avec les « autres ». En revanche, la conscience de classe a un caractère plus offensif, elle désigne un adversaire et elle postule que l’on peut lire le monde social à partir du travail.

C/ EN TANT QU’ACTEUR COLLECTIF La classe ouvrière est enfin un acteur collectif, conscient d’une

appartenance commune et d’un adversaire commun (conscience de classe) et qui mène son combat au nom d’une utopie (le socialisme, la société sans classe) à travers des luttes qui peuvent prendre la forme de grèves.

1/ La conscience de classe ouvrière

Nous avons vu que Marx déniait la qualité de classe sociale aux petits paysans (qu’il appelle paysans parcellaires) du dix-neuvième siècle qui, bien que partageant les mêmes conditions économiques, c’est-à-dire occupant la même place dans les structures de la production, ne parvenaient pas à former une « classe pour soi » dans la mesure où ils n’avaient pas conscience de leur potentialité de classe. « Pas de classe sans conscience de classe » s’écrieront les marxistes.

12 - Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers, Paris, PUF, 1990. 13 - Richard Hoggart, 1957, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.

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Cependant, quel contenu donner à la conscience de classe ? Il y a peu de chances qu’elle relève de la prise de conscience de la mission historique du prolétariat dans le processus révolutionnaire que Marx appelait de ses vœux. Alain Touraine (né en 1925) a tenté de donner un contenu à la conscience ouvrière qu’il voit s’articuler autour de trois principes : identité, opposition, totalité.14

14 - Alain Touraine, La conscience ouvrière, Paris, Seuil, 1966.

ENCADRÉ 1

Eux et nous

La plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion, c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas « nous ». Pour suggérer la forme que revêt ce sentiment dans les classes populaires, j’ai mis l’accent sur l’importance du foyer et du groupe de voisinage : corrélativement, cette cohésion engendre le sentiment que le monde des « autres » est un monde inconnu et souvent hostile, disposant de tous les éléments du pouvoir et difficile à affronter sur son propre terrain. Pour les classes populaires, le monde des « autres » se désigne d’un mot : « eux ».

C’est là un personnage aux cents visages, produit de la transposition urbaine de l’ancienne relation entre la chaumière et le château. Le monde des « autres » c’est d’abord celui des patrons, qu’il s’agisse d’employeurs privés ou de fonctionnaires, comme cela tend à devenir la règle. Mais le monde des « autres » s’étend facilement aux membres de toutes les autres classes, exception faite de ceux que les travailleurs connaissent personnellement. Un médecin généraliste qui se fait accepter en se dévouant à ses clients n’est pas « un autre » : il a lui-même (ou sa femme) une physionomie sociale.

« Les autres », cela comprend encore les policiers, les fonctionnaires de l’autorité centrale ou locale que les travailleurs ont l’occasion de rencontrer, les instituteurs, les assistantes sociales, les juges de correctionnelle. Il fut un temps où les directeurs des bureaux de chômage et les assistantes sociales étaient particulièrement typiques de cet univers. Aux yeux des couches les plus pauvres en particulier, le monde des « autres » constitue un groupe occulte, mais nombreux et puissant, qui dispose d’un pouvoir presque discrétionnaire sur l’ensemble de la vie : le monde se divise entre « eux » et « nous ». « Eux », c’est, si l’on veut, « le dessus du panier », « les gens de la haute », ceux qui vous distribuent l’allocation chômage, «appellent le suivant », vous disent d’aller à la guerre, vous colle des amendes, vous ont obligés pendant les années 1930 à diviser votre famille pour éviter de voir réduire les secours. « Ils » « finissent toujours par vous avoir », on ne peut jamais leur faire confiance, « ils ne vous disent jamais rien » (quand vous avez un parent à l’hôpital par exemple), « ils » sautent sur toutes les occasions « d’emmerder le monde », « ils ne se bouffent pas entre eux », etc.

(Richard Hoggart, 1957, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970)

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La conscience ouvrière renvoie à une conscience des rapports sociaux et d’une correspondance plus ou moins bien établie entre l’apport fait à la société et la gratification qu’elle reçoit d’elle. Les éléments constitutifs de la conscience ouvrière relèvent d’une conscience de soi, d’une conscience d’autrui et d’une conscience de la société. On retrouve les trois principes de l’analyse de Touraine : principe d’identité (conscience de soi), principe d’opposition (conscience d’autrui), principe de totalité (conscience de la société).

Le principe d’identité repose sur le désir d’être reconnu comme un travailleur dans une société fondée sur le travail. Il répond à la question « qui sommes-nous ? ». Dans une société industrielle, « nous sommes les producteurs de richesse » répondent les ouvriers. Le principe d’opposition renvoie à une conscience d’antagonisme social, l’opposition aux patrons pour faire court. Le principe de totalité relève de l’intérêt général. En défendant ses intérêts, l’ouvrier s’oppose aux patrons et sert l’intérêt général puisque les ouvriers sont en majorité dans la population active.

Pour Alain Touraine, la conscience de classe naît dans le drame, le choc de la rencontre entre la conscience fière des ouvriers professionnels, qui disposaient d’une forte autonomie dans le travail, et de l’organisation scientifique du travail (les années 1920 en France).

2/ Les luttes ouvrières

Pas de classe sans conscience de classe, selon les marxistes, mais aussi pas de classe sans lutte de classes. Le syndicalisme et les luttes menées par les travailleurs syndiqués ont paru, pendant longtemps, incarner la lutte des classes. Le premier syndicat ouvrier français, la Confédération Générale du Travail (CGT), fondé à Limoges en 1895 (la légalisation des syndicats date de 1884, loi Waldeck Rousseau, du nom de celui qui l’a portée), se réclame ouvertement de la lutte des classes en affirmant que les intérêts des patrons et ceux des ouvriers sont inconciliables.

En 1906, la CGT mènera une grève pour la réduction de la durée quotidienne du travail. Le mot d’ordre était : « à partir du 1er mai 1906, nous ne travaillerons plus que 8 heures par jour ». En 1910, une grève « pour la thune » agite le réseau de la Compagnie des chemins de fer du Nord. En mai 1920, sur l’ensemble du réseau ferré, la CGT mène une grève pour la nationalisation des chemins de fer. Elle prend une tournure révolutionnaire, mais isolés, les cheminots devront rentrer dans le rang et le payer au prix fort : plusieurs milliers de révocations qui décourageront toute tentative de grèves jusqu’à celles du Front populaire auxquelles les cheminots ne participeront que de manière symbolique. Les événements de 1968 en France sont aussi l’occasion d’arracher une

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augmentation conséquente du SMIG. Mai 68 n’est pas seulement le mois des étudiants, il appartient aussi aux ouvriers.

Pour finir on peut synthétiser. La classe ouvrière se définit comme

un collectif de salariés d’exécution dont le travail consiste à transformer la matière et dont la conscience de classe est fondée sur un antagonisme avec les patrons. Cette conscience s’enracine dans une communauté de vie et s’incarne dans des luttes sociales qui peuvent prendre la forme de grèves. La classe ouvrière se réfère aux notions de raison, de progrès, de nation.

II/ UN PROCESSUS DE DESTRUCTION PHYSIQUE ET MORALE

Dès le milieu des années 1970, un certain nombre de transformations vont engager un processus de destruction physique et morale de la classe ouvrière. La population ouvrière décline, les communautés ouvrières se décomposent, la conscience de classe s’affaiblit et les luttes ouvrières s’épuisent.

A/ LA DIMINUTION DE LA POPULATION ACTIVE OUVRIÈRE Analyser cette diminution apparaît nécessaire pour comprendre le

processus de destruction physique auquel la classe ouvrière est confrontée depuis le milieu des années 1970.

1/ Le constat

À l’apogée de la classe, au milieu des années 1970, la CSP ouvriers (celle qui correspond le mieux à la notion de classe) représente environ 38 % de la population active. Alors qu’elle avait crû jusqu’en 1975, la population active ouvrière entre en involution dès le milieu des années 1970, La population ouvrière avait connu un premier reflux pendant la crise de 1930, mais ce recul apparaît conjoncturel. En revanche, il n’en va pas de même pour le déclin de la population active ouvrière qui s’amorce à partir de 1975. Le déclin revêt un caractère durable. En 1997 par exemple, la proportion d’ouvriers dans l’emploi est comparable à celle de 1910.15

Cette diminution de la population active ouvrière s’accompagne de celle de la part des ouvriers sans qualification au sein de la population ouvrière. Cette diminution est moins importante lorsque l’on rapporte la population ouvrière, non plus à la seule population en emploi mais à la 15 - Louis Chauvel, Le destin des générations, Paris, PUF, 2002.

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population active, ce qui signifie que l’on inclut les chômeurs, un quart des ouvriers non qualifiés étant au chômage.16

En 1990 encore, les ouvriers représentaient 29,2 % de la population active et restaient la PCS dont le poids dans la population active était le plus important. En 1998, le poids des employés dans la population active est plus important, numériquement parlant, que celui des ouvriers : 29,6 % pour les employés contre 27,2 % pour les ouvriers. On a donc vu, dans les années 1990, les employés supplanter les ouvriers, par l’importance statistique qu’ils ont prise dans la population active.

En déclin, le monde ouvrier n’attire plus les jeunes. Baudelot et Establet ont même constaté, chez eux, un refus du travail ouvrier. Devenir ouvrier aujourd’hui suppose un détour antérieur par l’échec scolaire.17 Autrefois, la classe ouvrière se recrutait en grande partie chez les fils d’agriculteurs exploitants. Ces derniers sont de moins en moins nombreux et les ouvriers se recrutent de plus en plus « en circuit fermé ». Ils forment donc un milieu de moins en moins « métissé », contrairement aux employés, aux professions intermédiaires et aux cadres. « Un peu comme les agriculteurs, quoique de façon moins nette, les ouvriers constituent un milieu en voie de fermeture ».18

2/ Les facteurs explicatifs

Aujourd’hui, les bastions industriels (mines, sidérurgie, chantiers navals, textile, automobile) ont disparu sous l’effet de la réorientation de la demande des ménages vers les services, de la crise, de la mondialisation et de la substitution du capital au travail.

On constate en effet que les ménages ont réorienté leur demande vers une demande de services, conséquence de l’augmentation de leurs revenus. C’est le sens de la loi d’Engel qui stipule que lorsque les revenus d’un ménage ou d’un pays augmente, la part des dépenses consacrées à la satisfaction des besoins primaires (alimentation) diminue au profit de celles dédiées à la satisfaction de besoins plus secondaires, des besoins sociaux selon Halbwachs, comme la santé, les loisirs, la culture.

On parle souvent de crise économique (même s’il s’agit d’un abus de langage) pour désigner l’entrée dans la croissance molle au milieu des années 1970. L’économie française s’est de plus en plus ouverte sur l’extérieur et ses industries ont été victimes de la concurrence en provenance des pays à bas salaires. Des pans entiers de l’industrie ont

16 - Louis Chauvel, op cit. 17 - François Dubet, « Comment devient-on ouvrier ? », Autrement : ouvriers, ouvrières, un continent morcelé et silencieux, N° 126, Janvier 1992. 18 - Les expressions entre guillemets de ce paragraphe sont de : Michel Cézard, « Les ouvriers » INSEE-PREMIÈRE, n° 455, mai 1996.

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disparu et avec cette disparition, des régions entières sont sinistrées : le Nord (charbonnage), la Lorraine (sidérurgie), les Vosges (textile). Saint-Nazaire et ses chantiers navals connaissent périodiquement des problèmes de commandes, Boulogne-Billancourt, la « forteresse ouvrière » a cessé son activité le 27 mars 1992 et ce n’est pas sans émotion que les derniers ouvriers en activité sur le site voient sortir la dernière voiture des chaînes de montage, une « supercinq » blanche, à 11 heures 20 précises. «C’était poignant, pathétique », confiera alors un délégué syndical, «on avait l’impression d’assister à un enterrement». Le 31 mars, les portes seront définitivement closes, deux ans après l’annonce de la fermeture, et machines et installations techniques sont transférées vers d’autres sites.19

Si les effectifs de l’industrie, et notamment de l’industrie automobile, ont fondu, ils le doivent à la mondialisation et à la concurrence exacerbée qu’elle entraîne mais aussi au développement des technologies modernes. L’emploi industriel décline du fait de la substitution du capital au travail dans la combinaison productive. Pour le dire plus simplement, l’automation a permis que la machine remplace l’homme dans le processus productif. En France, l’emploi manufacturier a chuté de 20 % entre 1992 et 2007. Bien que la valeur ajoutée (la richesse produite) du secteur manufacturier ait continué à augmenter, la part du manufacturier dans la valeur ajoutée totale est passée de 23 % en 1975 à 17 % en 1995 et à 10,5 % en 2009. La « désindustrialisation » apparaît plus comme celle des effectifs que de la production. Elle s’expliquerait aussi par l’externalisation des activités de services des entreprises industrielles. En externalisant une partie de leurs activités pour se recentrer sur leur cœur de métier, les entreprises industrielles abandonnent au secteur tertiaire une partie de leurs emplois, même s’ils ne sont pas tous des emplois d’ouvriers.

Le vieux slogan syndicaliste, qui affirmait que si l’ouvrier pouvait se passer du patron, il n’en était pas de même pour ce dernier, est sérieusement mis à mal. Dans une société post-industrielle qui voit le secteur industriel décliner, on accumule des biens de production (destinés à l’investissement) et des biens de consommation (destinés aux ménages) mais aussi des moyens de produire du travail grâce au progrès technique. La tâche des ouvriers (dans certaines entreprises, on parle d’opérateurs) consiste désormais à manipuler des informations tout autant qu’à transformer la matière. Les qualités requises du travailleur consistent en la capacité à recevoir et à émettre des informations, à coder ou à décoder un message. Ce degré de complexité croissante ne nécessite pas forcément un niveau de qualification plus élevé, mais définit les

19 - « Une forteresse ouvrière : il y a vingt ans, Boulogne-Billancourt », Vosges Matin, 13 juillet 2012.

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postes d’ouvriers par leur rôle dans une organisation et par leur part de connaissances techniques.20 Le progrès technique a donc des conséquences de nature quantitative sur l’emploi (le processus productif requiert moins de facteurs travail donc moins d’hommes) mais aussi de nature qualitative dans la mesure où il transforme le contenu de leurs tâches.

L’ouvrier apparaît davantage comme un producteur appelé à traiter

l’information (ordinateurs, machines à commandes numériques) que comme un délégué au contact avec la matière. L’image du « travailleur manuel » s’est estompée, l’emploi industriel a décliné, les bastions industriels se sont effacés.

B/ LA DÉCOMPOSITION DES COMMUNAUTÉS OUVRIÈRES Plus isolé dans son travail par les technologies modernes, l’ouvrier

l’est aussi dans son mode de vie qui ne relève plus de la communauté. Appelé à côtoyer sur son lieu de résidence d’autres salariés, il s’ouvre à la société globale d’autant plus qu’il y est conduit par sa consommation qui ressemble à celle des classes moyennes malgré la persistance d’inégalités.

1/ De la communauté à la société

Les bastions ouvriers engendrés par la proximité de l’entreprise et de l’habitation se sont défaits. Les quartiers ouvriers n’ont pas survécu aux mutations industrielles. Leurs habitants sont partis vers des grands ensembles, plus confortables mais éloignés de l’entreprise et qui accueillent une population moins homogène du point de vue professionnel. Durant les années 1970, les catégories les plus aisées de ces populations, les ouvriers les plus qualifiés par exemple vont quitter ces grands ensembles et être remplacés par des immigrés. Les liens communautaires, liens de proximité, sont affaiblis, voire inexistants dans cet habitat hétérogène où chacun exagère les petites différences dans un jeu perpétuel de luttes de classement dans lesquelles les ouvriers se sentent méprisés.21

Il n’y a plus d’osmose entre la vie au travail et la vie hors du travail, l’ouvrier est confronté sur son lieu d’habitation à des comportements et des postures qui ne sont pas, par tradition, les siens. Le monde clos de la communauté n’est plus, l’ouvrier rejoint la société et son mode de vie ne

20 - Alain Touraine, « Le travail ouvrier et l’entreprise industrielle » in Histoire générale du travail- La civilisation industrielle (sous la direction de Louis-Henri Parias), Paris, Nouvelle librairie de France, 1961. 21 - François Dubet, Didier Lapeyronnie, Les quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992.

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le distingue plus des couches moyennes inférieures. Parfois l’organisation de l’espace conserve la cohabitation des grands ensembles, des zones pavillonnaires et des quartiers traditionnels. Ce n’est jamais une communauté ouvrière qui se reforme dans la mesure où ces nouveaux quartiers n’abritent plus de populations homogènes. La rue comme espace communautaire a cédé la place à l’espace privé de l’appartement.

2/ L’ouvrier et la consommation de masse

Dans les années 1970, la consommation des ouvriers avait confirmé l’observation de Philippe Ariès (1914-1984) qui avançait l’idée que, désormais, ils pouvaient « accéder à un certain nombre de privilèges bourgeois : l’aisance, le confort, l’instruction, mais sans sortir de sa condition d’ouvrier ». Les ouvriers avaient comblé le fossé qui les séparait des autres catégories sociales. L’évolution des taux d’équipement des ménages ouvriers en porte le témoignage.

En 1953, les ouvriers étaient 8 % à posséder une automobile. Dix-sept ans plus tard, ils sont 63,6 % alors que les employés par exemple sont 60,6 % . En 1970, sur 100 ouvriers, 76,9 possèdent un téléviseur contre 76,2 pour les cadres supérieurs, 84,4 % possèdent un réfrigérateur alors que seulement 56,1% des patrons de l’industrie et du commerce en possèdent un. Le taux d’équipement en machines à laver le linge est de 64,8 % contre 60,9 % pour les employés. L’examen des taux d’équipement indique que les ouvriers ont largement accédé à la société de consommation de masse même si des inégalités persistent (la barrière et le niveau).

Le taux de départ en vacances des ouvriers s’établissait à 43,5 % alors qu’au niveau de l’ensemble de la population il était de 44,6 %. Encore une fois, ce rapprochement des taux ne doit pas occulter que les vacances d’un cadre ne sont sans doute pas les mêmes que celles d’un ouvrier. La définition des vacances est conventionnelle. Partir en vacances revient à passer quatre nuits consécutives hors de chez soi pour des motifs autres que professionnels, décès ou maladie d’un proche, hospitalisation. Une analyse plus fine mettrait sans doute en évidence des inégalités de destinations.

En 1973, 35,8 % des ouvriers étaient propriétaires de leur logement, un peu plus que les employés (34,5 %) et légèrement moins que les cadres moyens (40 %). Le taux de mortalité infantile (dans la première année d’existence) était de 42,5 ‰ dans les familles ouvrières en 1950-1951 a été divisé pratiquement par trois en vingt ans, soit 15,8 ‰ soit un

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taux voisin de la moyenne nationale.22 Au total, si la consommation révèle une forme de participation

sociale, on peut dire qu’en accédant à la consommation de masse, les ouvriers réintègrent la société qui les maintenait sur ses marges en les déléguant, seuls, au contact avec la matière alors que les autres classes sociales sont, dans la sphère productive, en relation avec d’autres hommes. L’accès à la consommation de masse des ouvriers donne du corps à la thèse de la moyennisation en tant que rapprochement des modes de vie. Si la spécificité du mode de vie de la classe ouvrière disparaît quand s’amenuisent les pentes communautaires, la classe s’affaiblit tant les classes pouvaient se définir en termes de mode de vie.

En revanche, les ouvriers se distinguaient nettement du reste de la population, en ce qui concerne l’équipement en téléphones. En 1970 les ouvriers sont sous-équipés par rapport aux autres catégories : 2,9 % contre 11,8 % pour les employés et 14,9 % pour la moyenne nationale. Le téléphone n’était pas un bien très coûteux surtout si on compare son coût à celui des réfrigérateurs, des téléviseurs ou des automobiles. Cet intérêt relativement faible des ouvriers pour le téléphone témoigne, aux yeux d’Annie Kriegel et d’Emmanuel Todd, des difficultés qu’éprouveraient les ouvriers à communiquer avec autrui. Ce repli sur soi se manifeste également quand on prend en compte la faible sociabilité des ouvriers. Les échanges d’invitations entre parents et amis sont en moyenne deux fois moins fréquents chez les ouvriers que chez les cadres supérieurs.

C/ AFFAIBLISSEMENT DE LA CONSCIENCE DE CLASSES ET

ÉPUISEMENT DES LUTTES OUVRIÈRES Le processus de destruction physique de la classe ouvrière

s’accompagne d’un affaiblissement moral. Le sentiment d’appartenance de classe faiblit, les luttes ouvrières, que cette conscience portait, s’épuisent.

1/ L’affaiblissement de la conscience de classe

En 1976, 74 % des ouvriers avaient le sentiment d’appartenir à la classe ouvrière, en 1987, ils n’étaient plus que 50 % à se considérer comme tels.23 De 1966 à 2002, le sentiment d’appartenir à une classe sociale décline. En effet, la part de ceux qui déclarent ne pas avoir le sentiment d’appartenir à une classe progresse. Elle passe de 30 % à 44 % (TABLEAU 1)

22 - Ces statistiques sont extraites de Jacques Marseille, « Les derniers jours de la classe ouvrière », L’Histoire n° 220, Spécial anniversaire, Avril 1998. 23 - François Dubet, Didier Lapeyronnie, op cit

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TABLEAU 1 Question : avez-vous le sentiment d’appartenir à une classe sociale ? Sentiment d’appartenance

Laquelle 1966 2002

Sans réponse Sans réponse 9 3 Oui Sans réponse

La bourgeoisie Les classes dirigeantes Les cadres Les classes moyennes La classe ouvrière Les travailleurs, les salariés Les paysans, les agriculteurs Les commerçants Les pauvres Autre

3 4 - 1

13 23 3 3 1 3 8

3 2 0 3

22 14 2 1 1 1 5

Non 30 44 Sentiment d’appartenir à une classe sociale selon le nombre d’attributs ouvriers en 1966

Attributs ouvriers

Classe ouvrière Classe moyenne Autre classe Pas classe

0 1 2

12 36 51

15 11 3

30 16 16

42 37 30

Ensemble 23 13 25 39 Sentiment d’appartenir à une classe sociale selon le nombre d’attributs ouvriers en 2002

Attributs ouvriers

Classe ouvrière Classe moyenne Autre classe Pas classe

0 1 2

7 17 33

23 21 14

24 13 9

45 50 44

Ensemble 14 22 18 47 0 attribut ouvrier = (ouvrier : ni père, ni ego). 1 attribut ouvrier = (ouvrier : soit père soit ego). 2 attributs ouvriers = (ouvrier : à la fois père et ego) (D’après Guy Michelat, Michel Simon, Les ouvriers et la politique : permanence, ruptures, réalignements, Paris, Presses de Sciences Po, 2004).

Durant la même période, la conscience de classe ouvrière faiblit. Alors qu’en 1966 la part de ceux qui déclaraient appartenir à la classe ouvrière était de 23 %, elle n’est plus que de 14 % en 2002. Elle augmente toujours selon que l’individu possède un attribut ouvrier (son père ou lui sont ouvriers) ou deux attributs ouvriers (son père et lui sont ouvriers). Cependant quel que soit le nombre d’attributs ouvriers, la conscience de classe s’efface. En 2002, elle est plus faible qu’en 1966 quel que soit le

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nombre d’attributs ouvriers. Elle diminue même chez ceux qui ont le plus d’attributs ouvriers, les ouvriers d’origine ouvrière (de 51 % à 33%). 24

2/ L’épuisement des luttes ouvrières

Si les ouvriers sont moins nombreux, si leur conscience de classe, qui n’est pas un simple sentiment d’appartenance mais une conscience conflictuelle, faiblit, il n’est pas étonnant que les luttes ouvrières s’épuisent. Le nombre de journées perdues pour fait de grève ne cesse de diminuer depuis la seconde guerre mondiale. Contrairement à une idée reçue, la France est de moins en moins le pays des grèves.

TABLEAU 2

Journées de grèves (Journées individuelles non travaillées) dans les entreprises et la fonction publique d’État (1981-2000)

En moyennes quinquennales

Entreprises privées et entreprises

publiques Fonction

publique d’État (1)

1981-1985 1 509 660 443 725 (2) 1986-1990 970 160 1 043 960 1991-1995 866 140 966 960 1996-2000 527 894 830 924

(1) Hors fonction publique hospitalière et territoriale (2) Moyenne 1982-1985

(S.Sirot, La grève en France, Paris, Odile Jacob, 2002)

En 1968, le nombre de journées de travail perdues pour fait de grève s’élevait à 150 millions et elles ne concernaient pas les seuls ouvriers. Il est vrai que cette année-là fut exceptionnelle. Cependant, depuis cette date, le nombre de journées de grèves a tendance à diminuer si l’on excepte quelques sursauts, notamment celui de novembre-décembre 1995 qui ne concernait que la lutte des salariés du secteur public contre le plan Juppé portant réforme du système de l’assurance maladie et du régime spécial de retraite des fonctionnaires.

Les conflits du travail, pour être moins nombreux, n’ont pas pour autant disparu. Dans certains secteurs (textile, grande distribution) ils peuvent prendre un cours très dur. La défense de l’emploi y occupe une

24 - Guy Michelat, Michel Simon, Les ouvriers et la politique : permanence, ruptures, réalignements, Paris, Presses de Sciences Po, 2004

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place plus importante qu’au début des années 1980 (le chômage a augmenté depuis). On peut penser aux conflits qui ont suivi la suppression de 4900 emplois chez Michelin en 1991, de 4000 emplois à Air France en 1993. Les conflits ont tendance à se localiser alors que pendant les trente glorieuses, la centralisation nationale était la règle. En 1968, les revendications de salaires concernaient l’ensemble des salariés et l’ensemble des entreprises.

Les luttes ouvrières sont, pour l’essentiel des luttes pour la survie, des luttes défensives, dans des entreprises menacées de fermeture et contre la mise en place de plans sociaux ou, de manière plus modeste, pour obtenir le plus possible dans la négociation du plan social. C’est le cas, par exemple, de Moulinex, Continental, Goodyear.

Moulinex, implanté à Alençon, en Basse-Normandie dans le département de l’Orne, mais qui dispose de treize usines dans la région, dépose le bilan le 7 septembre 2001 après des mois d’incertitudes, de chômage technique, de blocage et de grèves menées par les salariés, des femmes principalement. Le personnel apprendra la reprise par SEB, le concurrent de toujours, et la fermeture des sites de Bayeux, Falaise, Cormelles- le-Royal, Saint-Lô. Désormais Moulinex ne libère plus les femmes, mais passe ses employés « à la moulinette ». 4500 salariés seront licenciés sur l’ensemble de la France.

En 2009, la lutte des « contis », les salariés de l’équipementier automobile allemand Continental, implanté à Clairoix, dans l’Oise, a été largement médiatisé. Xavier Mathieu, leader de la CGT locale, un physique de cinéma, a même été choyé par les media. Des semaines de grève qui débutent le 12 mars 2009, avec au bout du compte près de 700 licenciements, et un accord sur le montant des indemnités signé en juillet de la même année.

Chez Goodyear, à Amiens, le conflit dure depuis plusieurs années, en fait depuis 2007. Après l’arrêt de la production en mai 2009 et 817 emplois supprimés, l’usine est occupée. La situation se décante en janvier 2014 quand un protocole de fin du conflit impose des indemnités trois fois plus importantes que celles prévues en 2012 lors du plan de départs volontaires. De leur côté, les syndicalistes s’engagent à évacuer l’usine.

Les années 1970 avaient vu les conflits sociaux changer de nature par rapport aux luttes ouvrières. Les conflits n’opposent plus des producteurs, mais mettent en scène des femmes qui revendiquent le droit à la contraception (« un enfant comme je veux, quand je veux »), la libéralisation de la loi sur l’avortement (manifeste des « 347 salopes »), l’égalité en matière de salaire. Les luttes étudiantes entendent protester contre la sélection sociale à l’Université et le contenu d’études jugées trop élitistes et peu adaptées aux nouveaux publics universitaires. Les luttes régionalistes (bretons, basques, occitans, corse) font entendre la voix des « pays » contre l’État jugé trop centralisé et trop jacobin. Les luttes

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écologistes mobilisent contre les projets d’implantation de centrales nucléaires décidés sans concertation et élaborés par les technocrates d’EDF.

Selon le sociologue américain Ronald Ingelhart ces différentes luttes collectives s’attachent désormais à la défense de valeurs dites « postmatérialistes ». Le postmatérialisme est une expression forgée pour qualifier la montée de préoccupations axées sur l’autonomie individuelle, les valeurs de bien-être, l’environnement et la démocratie, les besoins matériels étant supposés largement satisfaits. En France Alain Touraine est de ceux qui ont proposé de distinguer ces nouveaux mouvements sociaux (femmes, étudiants, régionalistes, antinucléaires) des mobilisations plus anciennes. Leurs revendications seraient plus qualitatives par rapport aux demandes plus quantitatives du syndicalisme (salaires, âge de la retraite). Leur composition ne reposerait plus sur une base de classe, mais serait plus mélangée (jeunes, minorités ethniques, styles de vie).

La diminution de la population active ouvrière, la moindre

conscience de classe et l’épuisement des luttes ouvrières ont considérablement affaibli la classe. Annoncer la fin de la classe ne signifie pas pour autant la disparition de la condition ouvrière ni l’ impossibilité d’une résurrection.

III/ LA CONDITION OUVRIÈRE DEMEURE

La population active ouvrière a perdu sa majorité relative au profit des employés. Peut-on alors parler de disparition de la classe alors que les ouvriers constituent le deuxième groupe d’actifs le plus important ? Il existe donc toujours une condition ouvrière, sans doute transformée, mais est-il impensable qu’elle se restructure à terme en classe ? Un retour sur la condition ouvrière s’impose avant de prendre la mesure d’un éventuel renouveau de la classe.

A/ DES OUVRIERS TOUJOURS PRÉSENTS MAIS DEVENUS INVISIBLES

La France compte aujourd’hui encore six millions d’ouvriers qui

représentent environ 25 % de la population active. On n’a pas trouvé mieux pour fabriquer nos automobiles ! Le particularisme du travail ouvrier s’efface et contribue à faire de la condition ouvrière un monde invisible.

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1/ La frontière entre travail ouvrier et employé devient plus floue

L’ouvrier contemporain n’est plus un travailleur manuel. Il n’est plus

ce délégué au contact avec la matière et son travail consiste tout autant à manipuler des informations qu’à transformer la matière inanimée. Avec le développement des technologies modernes, il prend un « profil de technicien ». La frontière entre le travail des ouvriers et celui des employés a tendance à s’estomper, le monde ouvrier devient moins visible.

Quelle différence, en effet, entre un ouvrier utilisant une machine à commande numérique et une secrétaire de l’hôpital ? Il s’agit de travailler face à un ordinateur. Les caissières de grandes surfaces apparaissent comme la figure de l’employé de commerce dont la condition se rapproche de celle des ouvriers. La condition ouvrière déborderait sur l’univers des employés. Ces mutations expliqueraient les difficultés de mobilisation.

2/ Le monde ouvrier est plus disséminé dans les petites

entreprises et les services En vingt ans (1975-1995), le nombre des ouvriers non qualifiés de

type industriel a diminué de moitié. La condition ouvrière est plus dispersée dans les petites entreprises (diminution des grands établissements, multiplication des sites de taille plus modestes, boom de la sous-traitance) et les services. Si « le noyau du groupe ouvrier se réduit, ses marges s’épaississent ».25 Le noyau renvoie aux ouvriers de type industriel, ces hommes de métier à la conscience fière et qui avait fait le Front Populaire. Les marges au contraire indiquent un débordement vers les services. En effet, « la classe ouvrière est désormais disséminée dans les rouages de la société de services et non plus soudée au cœur du système industriel ». 26

En 1996, Jacques Marseille remarquait que les spécialités ouvrières qui se développaient étaient liées au secteur tertiaire. Il s’agit, par exemple, de la maintenance des équipements (ascenseurs, distributeurs automatiques) et de leur entretien. On note également la progression de professions comme celles des conducteurs de bus, d’ouvriers du tri, de l’emballage, de l’expédition, des nettoyeurs mais aussi des cuisiniers.27

25 - Michel Gollac, « Différence ou divisions : la diversité des métiers d’ouvriers » in Jacques Kergoat, Le monde du travail, Paris, La découverte, 1998. 26 - Éric Maurin, « Les métamorphoses du salariat », Sciences Humaines n° 136, mars 2003. 27 - Jacques Marseille, op cit.

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Parallèlement aux évolutions du monde industriel la figure de l’employé se défait. Le recul des employés administratifs (employés de bureau) contraste avec l’essor des employés de commerce et des personnels de service. Dans l’univers des employés, les catégories en essor sont les moins qualifiées, à l’inverse de la population ouvrière qui a vu sa fraction non qualifiée diminuer. Tout se passe comme si on avait assisté au « déversement de l’emploi non qualifié d’un groupe à l’autre ». Entre 1982 et 1999, les emplois d’ouvriers non qualifiés diminuent d’un million pendant que s’accroît d’un million celui des employés non qualifiés.28

B/ L’ABANDON DE LA QUESTION OUVRIÈRE Les ouvriers ne seraient que les survivants d’un vieux monde en voie

de disparition, des vestiges, les derniers témoins d’une société qui n’est plus industrielle (ce qui ne veut pas dire que l’industrie a disparu). La question ouvrière qui faisait de leur intégration à la société l’objectif de toute pensée sociale a cédé la place à l’exclusion comme nouvelle question sociale.

1/ L’exclusion nouvelle question sociale

Aujourd’hui, dit-on, on ne peut plus représenter la structure sociale sous forme de pyramide dont la base serait occupée par les ouvriers. Le clivage principal qui divise la société ne serait pas la fracture et l’opposition entre le haut et le bas. La nouvelle question sociale renvoie aux phénomènes d’exclusion. Le clivage oppose ceux qui sont hors de la société et ceux qui sont dans la société (opposition des in et des out). Il faut donc penser les moyens de lutter contre l’exclusion.

Dans cette nouvelle question sociale, les ouvriers sont du côté des nantis, de ceux qui ont un travail, qui n’ont pas le droit de se plaindre, ils ont un salaire. Tout le monde n’a pas cette chance. Ce faisant, on oublie qu’il est possible de lier ancienne et nouvelle question sociale. En effet on court d’autant plus le risque de tomber sur les marges de la société que l’on occupe les positions du bas de la hiérarchie sociale.

Si l’exclusion n’est pas un état dans lequel certains sombreraient brutalement, elle est un processus, une série de décrochages qui prenant naissance dans la sphère du travail par le chômage conduit, à la suite d’une rupture familiale, par exemple, à l’isolement social et à la « désaffiliation » pour parler comme Robert Castel. Or les ouvriers et les

28 - Serge Bosc, « La société et ses stratifications : groupes sociaux ou classes sociales ? », Cahiers Français, n° 314, mai-juin 2003.

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employés sont les deux PCS les plus exposées au chômage. La question de l’exclusion n’est donc pas sans relation avec la question ouvrière.

2/ La voix de la classe ne se fait plus entendre

Le parti communiste qui se proclamait, avec fierté, « parti de la classe ouvrière » a vu son influence s’éroder au fil des ans. Jacques Duclos, l’un de ses dirigeants, avait obtenu plus de 20 % de suffrages à l’élection présidentielle de 1969. En 2012, Jean-Luc Mélenchon obtient 11 % des suffrages qui ne sont pas ceux des seuls communistes puisque le parti est allié au parti de gauche (PG) du candidat au sein d’un Front de Gauche. L’époque où le tonitruant Georges Marchais, secrétaire général du parti communiste, pouvait s’écrier « la classe ouvrière exige », est révolue. Les communistes n’utilisent pratiquement plus l’expression, un temps remplacée par « les gens », terme aussi vague que vide de sens.

Les syndicats ouvriers, en premier lieu la CGT, ont perdu de leur influence. Le syndicalisme est en crise : le taux de syndicalisation s’est effondré, on l’estime à moins de 8% de la population active salariée, l’influence des syndicats aux élections professionnelles est en diminution, même si globalement, tous syndicats confondus, les salariés leur font encore confiance. Le syndicalisme ne conserve que quelques maigres troupes dans la fonction publique. En diminuant, la population active ouvrière a décimé les gros bataillons du syndicalisme ouvrier, notamment ceux de la CGT. L’époque où Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, venait rendre compte des accords de Grenelle en 1968, au sein de la forteresse ouvrière, à Boulogne-Billancourt, devant la classe, n’est plus. Aujourd’hui, il se précipiterait au Journal télévisé de 20 heures sur TF1.29

De nombreux intellectuels marxistes ont fait leurs « adieux au prolétariat », certains ont même été touchés par la « grâce libérale » qui fait des ouvriers des obstacles à la modernisation de l’industrie et à sa compétitivité dans une économie désormais mondialisée. La voix de la classe ne porte plus et les ouvriers ont progressivement « quitté l’horizon des faiseurs d’opinion (intellectuels, journalistes, hommes

29 - Le 27 mai 1968, Georges Seguy, secrétaire général de la CGT, vient à Boulogne Billancourt, rendre compte des accords de Grenelle : SMIG (+35 %), autres salaires (+7 %), réduction des horaires de travail (semaine de 40 heures). Plusieurs fois interrompu par les ouvriers, au nombre de 5000, scandant « unité, unité , gouvernement populaire », Georges Seguy reçoit une bordée de sifflets quand il aborde la question de la récupération des jours de grève. La reprise du travail n’est pas décidée et la grève se poursuit dans le pays. Boulogne-Billancourt sert de phare à la classe ouvrière. La reprise du travail se fera progressivement en juin (à Boulogne-Billancourt, le 17 juin) après l’annonce par le chef de l’État, le général De Gaulle, de la dissolution de l’Assemblée Nationale.

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politiques) ».30 Le monde ouvrier est devenu inaudible et beaucoup moins offensif. Le discours des élites laisse parfois transparaître du mépris pour ces travailleurs qui sont parfois tentés par le vote Front National. On se souvient de l’interpellation de Lionel Jospin, au siège de campagne du candidat socialiste à l’élection présidentielle de 2002, par Pierre Mauroy qui trouvait que le programme ne mentionnait pas les ouvriers : « Mais enfin Lionel, ouvrier ce n’est pas un gros mot !»

C / NOUVELLE CONFIGURATION DE CLASSE ? La classe ouvrière se trouverait réduite à l’état de strate du fait de

l’affaiblissement de la conscience de classe. Rien n’indique pourtant que cette strate ne puisse, un jour, se forger une conscience de classe, conscience d’appartenance mais aussi conscience de conflit.

1/La montée récente du sentiment d’appartenance aux classes

populaires

L’enquête Dynegal, réalisée en 2013, auprès de plus de 4000 français révèle que le sentiment d’appartenance s’est accru depuis 2009, notamment dans les classes populaires.31

Le sentiment d’appartenance de classe est à la hausse : en effet le refus de se positionner dans une classe sociale recule (6,7 % en 2013 contre 7,2 % en 2009). Le sentiment d’affiliation se fait de moins en moins au profit des classes moyennes. En effet la proportion de français déclarant appartenir soit à la classe moyenne supérieure ou inférieure est en recul alors que depuis les années 1980 les français avaient le sentiment d’appartenir à une vaste classe moyenne. Le déclin du sentiment d’appartenance à la classe moyenne se fait au profit de la classe populaire ou ouvrière (30,5 % en 2013 contre 23 % en 2009).

Cette enquête remet en question le discours dominant ces dernières années, celui du déclin de la classe ouvrière, et donne du corps à des travaux qui, depuis le début des années 2000, relativisent cette affirmation. Louis Chauvel et Paul Bouffartigue ont en effet soutenu que la société française, toujours très clivée, présentait aux extrémités de la hiérarchie sociale une classe populaire majoritaire d’un côté (plus de 50 % de la population) et de l’autre une classe supérieure (10 à 15 % de la population). Dans cette représentation, la classe moyenne serait plus réduite que dans celles qui la conçoivent comme débordant à la fois sur la catégorie cadres et professions intellectuelles supérieures et sur la

30 - Stéphane Beau, Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999. 31 - Thomas Amadieu, Nicolas Framont, « La montée du sentiment d’appartenance de classe et de la perception des antagonismes sociaux », Les Focus de Dynegal n°1, février 2014.

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catégorie employés, parfois jusqu’aux confins du monde ouvrier (les ouvriers les plus qualifiés).

2/ Une vision conflictuelle de la société

Plus de deux Français sur trois partagent l’opinion selon laquelle la

société française se caractérise par la lutte des classes, ce qui ne signifie pas, bien entendu, que la majorité des Français porte un jugement positif sur cette situation conflictuelle des relations sociales.

Les français déclarant se situer parmi les « défavorisés », les « exclus », « la classe populaire ou ouvrière » pensent majoritairement (70 %) que la lutte des classes caractérise la société française. De plus, 40 % des défavorisés adhèrent à cette vision classiste de la société, alors que cette proportion décline au sein des classes moyennes pour remonter dans les classes supérieures.

Ce jugement renvoie à l’injustice de la société française. En effet les personnes convaincues de l’existence d’une lutte des classes sont celles qui jugent la société injuste. Elles adhèrent plutôt à la valeur d’égalité et se révèlent favorables aux politiques de redistribution.

La renaissance de ce sentiment d’appartenance, le chômage de

masse qui touche en priorité les employés et les ouvriers qui représentent plus de 50 % de la population active, la précarité croissante des éléments les plus jeunes, la faiblesse des salaires peuvent déboucher sur une conscience de conflit qui opposerait ouvriers et employés aux patrons de l’industrie et des services. La classe ouvrière n’aurait donc pas disparu parce qu’il existe toujours des ouvriers qui avec les employés (les employés de commerce surtout) pourraient dessiner les contours d’une nouvelle configuration de classe porteuse de combats et de luttes à venir.

CONCLUSION

La classe ouvrière était ce collectif de salariés d’exécution, de travailleurs manuels de l’industrie en contact avec la matière, animés d’un fort sentiment d’appartenance. Conscients de la centralité d’un conflit qui les oppose aux propriétaires des moyens de production et aux maîtres du travail, ces ouvriers ont mené, à travers l’histoire, de nombreuses luttes pour l’augmentation des salaires et la réduction de la journée de travail. Ils ont défendu leurs intérêts certes, mais en les défendant ils ont porté l’intérêt général dans la mesure où ils étaient majoritaires (relativement) dans la société. La diminution de la population ouvrière, l’affaiblissement de la conscience de classe, l’épuisement des luttes ouvrières semblent être l’indice, sinon d’une fin, du moins d’un affaiblissement durable.

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Il existe pourtant une condition ouvrière et il n’est guère possible de

parler de fin pour un groupe, certes dépassé aujourd’hui par celui des employés, qui représente néanmoins 28 % de la population active. Certains attribuent l’invisibilité et le silence du monde ouvrier à l’effacement de ses porte-parole traditionnels : parti communiste, syndicats, association. La classe ouvrière n’existait donc que parce que l’on parlait d’elle ? L’existence de la classe ouvrière n’était-elle qu’un effet de théorie ? N’aurait-elle existé que parce que les intellectuels marxistes la mettaient en valeur, parce que certains syndicats se réclamaient d’elle (la CGT et dans une moindre mesure la CFDT des années 1970) et parce que le parti communiste déclarait en 1971 qu’elle était « la force décisive de l’évolution et de la révolution sociale » ?

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SITOGRAHIE

« Une forteresse ouvrière : il y a vingt ans, Boulogne-Billancourt », Vosges Matin, 13 juillet 2012 (www.vosgesmatin.fr)