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EHESS La part maudite des pêcheurs de crevettes àMadagascar Author(s): Sophie Goedefroit Source: Études rurales, No. 159/160, Exclusions (Jul. - Dec., 2001), pp. 145-171 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20122886 . Accessed: 28/06/2014 07:30 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Études rurales. http://www.jstor.org This content downloaded from 92.63.101.146 on Sat, 28 Jun 2014 07:30:10 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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EHESS

La part maudite des pêcheurs de crevettes àMadagascarAuthor(s): Sophie GoedefroitSource: Études rurales, No. 159/160, Exclusions (Jul. - Dec., 2001), pp. 145-171Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20122886 .

Accessed: 28/06/2014 07:30

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

SOPHIE GOEDEFROIT

L'ouverture progressive de Madagascar au march? mondial et la d?couverte ou la

valorisation r?centes de ressources ? forte

valeur marchande, jadis peu ou pas du tout

exploit?es, engendrent, en certaines r?gions de

l'?le, des ph?nom?nes d'attraction massive de

populations et cr?ent des situations de ? front

pionnier ? autour de ces diff?rentes ressources.

Le contexte g?n?ral de grande pauvret?1 rend, en effet, les opportunit?s ?conomiques offertes

par l'exploitation et la commercialisation de ces

ressources telles que la crevette et, plus r?cem

ment, le saphir, particuli?rement attractives pour des populations essentiellement d'origine ru

rale, mais aussi urbaine.

Le d?veloppement d?mographique parfois

fulgurant que connaissent certains fronts pion

niers, comme celui d'Ilakaka dans le Sud, qui,

depuis la d?couverte d'un gisement de saphir en 1997 jusqu'? nos jours, a vu sa population

passer de quelques dizaines d'individus ?

120 000 habitants [Gu?rin et Moreau 2000 :

255], refl?te l'attrait que peut exercer l'espoir de gains faramineux sur une population dont le

niveau de vie s'est d?grad? ? la suite de la poli

tique d'aust?rit? qui a accompagn? les plans

successifs d'ajustement structurel. Ces fronts

pionniers sont effectivement des lieux o?

circule une masse mon?taire consid?rable.

C. Gu?rin et S. Moreau [op. cit. : 262] ?valuent

entre 1 et 20 millions de dollars US les sommes

qui sont ?chang?es par mois dans le village mi

nier d'Ilakaka. Pourtant, et c'est l? un trait com

mun ? tous les fronts pionniers, le niveau

d'?quipement de ces villages demeure tr?s bas.

Ni eau courante, ni ?lectricit?, ni lieux d'ai

sance, ni d?charge publique, ni route goudron

n?e, ni dispensaire, ni banque, ni bureau de

poste ou de police, mais, en revanche, un

nombre important de bars, d'?piceries, de salles

de vid?o, de maisons de jeux, et la pr?sence af

fich?e de drogue et de jeunes personnes faisant

commerce de leurs charmes. Entre l'ins?curit?, l'insalubrit? et la f?te, une ambiance parti culi?re se d?gage. Quand, la nuit venue, les

groupes ?lectrog?nes se mettent en marche et

que les magn?tophones crachent des musiques

populaires, les villages sont saisis d'une agita tion qui ne cesse qu'au petit matin : ? On ne

dort jamais dans les fronts pionniers. ?

Dans ces villages o? les revenus sont tr?s

?lev?s comparativement ? la situation g?n?rale du monde rural malgache2, la part d?volue aux

d?penses improductives, c'est-?-dire aux biens

1. Aujourd'hui peupl? de 15,5 millions d'habitants,

Madagascar fait partie des pays tr?s pauvres de la plan?te avec un revenu moyen par t?te et par an de 250 dollars US,

soit la moiti? de la moyenne de l'Afrique subsaharienne.

2. Les auteurs ayant travaill? sur les revenus dans

d'autres fronts pionniers [Fi?loux et Lombard 1989 ;

Walsh 2002] s'accordent sur le fait que le revenu journa lier correspond en gros au salaire mensuel d'un employ? de classe moyenne dans l'administration.

?tudes rurales, juillet-d?cembre 2001,159-160:145-172

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SOPHIE GOEDEFROIT

146 ou aux services apportant une satisfaction im

m?diate ou ? court terme (par opposition ? la

consommation productive, de biens durables et

utiles), appara?t importante. Elle est n?anmoins

difficile ? ?valuer avec pr?cision. Les m?thodes

les plus classiques en anthropologie et en ?co

nomie rurale3, et notre patience, n'ont pas per mis de venir ? bout de la r?sistance de nos

informateurs qui, avec beaucoup d'ing?niosit?, se sont ?vertu?s ? nous cacher, ce type de

d?penses. Cette fuite semble fortement li?e

au concept d'?argent chaud? (vola mafana) d?crit pour la premi?re fois par M. Fi?loux et

J. Lombard [op. cit.] dans leur article portant sur les comportements de consommation dans

les fronts pionniers du coton en pays masikoro

(sud-ouest de Madagascar) au d?but des ann?es

quatre-vingt. L'? argent chaud? est une ex

pression qui, nous le verrons, s'est, depuis, lar

gement r?pandue dans tous les fronts pionniers

malgaches. Elle qualifie parfaitement le fait

que l'argent, rapidement acquis, ?br?le? les

doigts, ?chappe ? toutes les strat?gies d'inves

tissement ? long terme, ne peut par cons?quent ?tre ?pargn? et se doit m?me d'?tre ?br?l??

dans des plaisirs chauds. ? Consumer ? est un

terme que nous empruntons ? Georges Bataille

lequel, dans La part maudite [1967], exprime des id?es fort int?ressantes sur la notion de d?

pense. Sortant des sentiers trac?s par les th?o

ries classiques d'une ?conomie ?positive? bas?e sur des principes de d?pense productive, il s'interroge sur les fondements de l'existence

d'une ?conomie ? n?gative ? universelle qui rendrait compte de la ? part maudite ?, c'est-?

dire de toute une face cach?e de l'?conomie,

celle qui concentre les d?penses engag?es ? en

pure perte ? et qui s'opposent ? toute forme de

th?saurisation et d'accumulation. Les r?f?

rences, pr?sentes dans le titre et dans le texte, ?

l'ouvrage de Bataille sont autant d'ouvertures

vers une r?flexion originale. Un hommage avant tout ? la pens?e de l'auteur et non pas une

application ? la lettre de ses th?ories au cas

malgache. La question qui nous mobilise est bien celle

de la consumation, du comportement de d?pense

improductive, ? conspicuous consumption ?

selon les auteurs anglo-saxons [Nurske 1960; Veblen 1970; Walsh op. cit.], que P. Ottino

[1963 : 301] traduit par ? consommation osten

tatoire ou de prestige ?. De son c?t?, F. De

Boeck [1999 : 189] emploie le terme ? economy

of ejaculation ? pour qualifier le comportement de d?pense des mineurs dans les fronts pionniers du diamant situ?s le long des fronti?res angolo za?roises.

Le cas des fronts pionniers de la p?che cre

vetti?re ? Madagascar nous semble ?minem

ment int?ressant pour ce propos. Les r?flexions

qu'il suscite d?bordent le cadre d'un ph?nom?ne actuel qui tend ? se propager sur l'?le. Il ouvre

plus largement le d?bat sur les fondements de ce

type de comportement, ses fonctions sociales et

les contextes favorisant son ?mergence. La p?che en g?n?ral, crevetti?re en parti

culier, est en effet une activit? qui s'est d?velop

p?e, dans certaines r?gions, ? partir des ann?es

soixante-dix. Elle introduit une rupture avec les

syst?mes traditionnels de production malgaches

principalement centr?s sur les activit?s agricoles

3. Les donn?es ?conomiques pr?sent?es dans cet article

proviennent des enqu?tes men?es par C. Chaboud, ?co

nomiste ? l'IRD, dans le cadre du Programme national de

recherche crevetti?re.

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

147 et pastorales. Les migrants qui rejoignent en

masse ces fronts pionniers et qui en constituent

l'essentiel de la population n'ont en majorit? au

cune connaissance pr?alable des pratiques de

p?che et ne sont aucunement familiaris?s avec le

milieu marin. Ici, tout d?range, tout d?route et

contraint ? innover afin de r?pondre aux nou

velles logiques ?conomiques et sociales qui se

d?ploient en ces lieux sp?cifiques. L'innovation

et la dynamique sociale semblent caract?riser

l'ensemble des fronts pionniers. Aussi tenterons-nous, en premi?re instance,

de d?crire le contexte particulier des fronts pion niers de la p?che et de dresser des comparaisons avec les fronts pionniers du coton [Fi?loux et

Lombard op. cit.] et du saphir [Walsh op. cit.].

Cette mise en perspective nous permettra d'aborder les comportements de d?pense im

productive ? proprement parler. En tentant de

trouver dans le pass? des traces susceptibles

d'expliquer, en partie tout au moins, les com

portements pr?sents, nous serons confront?s en

retour ? la question du rapport aux choses, ?

celle de la propri?t? et, de fait, ? l'inscription de

l'individu dans son groupe et ? l'inscription du

groupe dans la communaut?. Les fonctions so

ciales que rec?lent ces comportements nous rap

procheront, par exemple, des travaux de Marcel

Mauss [1966]. Nous nous int?resserons ensuite au concept

d'?argent chaud? en soulignant le rapport existant entre l'aspect temporaire de l'activit?

de production et les modalit?s ? court terme de

destruction des revenus. S'agissant de la p?che,

peut-on, dans la continuit? des travaux de

Malinowski [1963], ?tablir des liens entre ces

comportements de consumation du surproduit

?conomique et les pratiques magicoreligieuses

de protection et d'attaque sp?cifiques aux

soci?t?s c?toyant le milieu marin et vivant du

partage d'une ressource r?solument commune ?

Quels sont enfin les m?canismes permettant ? l'?conomie villageoise et ? l'activit? crevet

ti?re de cro?tre alors que les comportements des

p?cheurs paraissent contradictoires avec toute

accumulation productive ? ? travers cette ultime

question, nous traiterons des formes r?centes de

consumation, ? la fois comme produits d'une

nouvelle ? ?poque ? et comme signes d'une in

dividualisation des comportements de consom

mation. Ce changement proc?de du ph?nom?ne de ? demonstration effect ? dont parle R. Nurske

[op. cit.]. Des ?effets d'imitation?, nous pr? cise P. Ottino [op. cit. : 302], ? li?s aux ph?no

m?nes de capillarit? sociale ?. Nous montrerons

en quoi les fronts pionniers, et pas seulement

ceux de la p?che crevetti?re, sont des lieux pro

pices ? l'observation de tels ph?nom?nes. Nous aurons recours, dans cet article, aux

donn?es issues de deux ann?es de terrain me

n?es dans les principaux fronts pionniers de la

p?che crevetti?re de la c?te ouest malgache

(1998-2000). Cependant notre d?sir de com

prendre, dans leurs moindres d?tails, les logi

ques qui sous-tendent ces comportements nous

incite ? entreprendre une lecture scrupuleuse des t?moignages et des analyses propos?s par d'autres anthropologues qui ont r?fl?chi avant

nous au comportement de consumation pr?sent dans d'autres fronts pionniers de Madagascar. Les ?crits sont rares mais nous offrent n?an

moins une diversit? de cas et d'approches suffi

sante pour enrichir notre r?flexion. L'article

de M. Fi?loux et J. Lombard [op. cit.] nous

explique en effet les r?actions et les r?ponses

apport?es par la soci?t? masikoro (Sud-Ouest) ?

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SOPHIE GOEDEFROIT

148 l'afflux d'argent induit par le d?veloppement de l'agriculture du coton au d?but des ann?es

quatre-vingt. Le document d'A. Walsh [op.

cit.] traite, en des termes diff?rents, de ph?no m?nes connexes et plus r?cents rencontr?s dans

un front pionnier du saphir au nord-ouest de

Madagascar. Nous confronterons ainsi les

points de vue, les ?poques, les lieux, les activi

t?s de production.

Contexte social des fronts pionniers de

la crevette

Certains auteurs parlent de situation de ? transi

tion ? [Fi?loux et Lombard op. cit. ; Savard

1996] pour qualifier le contexte des fronts pion niers et insistent sur les remaniements sociaux

qui accompagnent l'?mergence de nouvelles

formes de richesse et de pouvoir. Afin de mieux

saisir ces dynamiques et le caract?re innovant

de certaines pratiques, il est indispensable de

rendre compte des ph?nom?nes de migration

qui participent largement au d?veloppement d?

mographique de ces fronts pionniers et d?ter

minent la composition de ces communaut?s

ainsi que les formes particuli?res de sociabilit?

qui s'y d?ploient. Nous proposons donc de reprendre ? grands

traits les r?sultats d'une recherche [Goedefroit et Razarasoa 2002] portant sur les migrations de p?che vers une r?gion qui conna?t, depuis le

d?but des ann?es soixante-dix, un d?veloppe ment continu et exponentiel de cette activit? :

la baie d'Ambaro, situ?e au nord-ouest de

Madagascar. Cette r?gion vivait initialement de l'agri

culture et de l'?levage. ? l'exception du vil

lage d'Ankiny, la p?che n'?tait qu'une activit?

marginale fournissant un compl?ment alimen

taire. Elle n'?tait pratiqu?e qu'? faible enver

gure ? l'aide d'engins de capture fixes. Si l'on

se r?f?re au tableau 1 reprenant l'?volution d?

mographique d'Ankazomborona, le village 1

plus important de la baie d'Ambaro, on cons

t?te qu'il ?tait ? l'origine tr?s peu peupl?. O"

comprend aussi qu'actuellement le noyau ai

tochtone est extr?mement petit compar? ?

masse des migrants, qui constitue la majorit? de la population.

Tableau 1

Evolution d?mographique du village d'Ankazomborona

(baie d'Ambaro)

Ann?es Nombre de maisons

Nombre de personnes

Sources

1970

1980

1994

1999

une dizaine

152

467

932

192 chefs de famille sans compter les femmes et les enfants

2 018

3 818

Papinot [1993 : 89]

Rasoarimiadana [1984 : 84-86]

Savard [1996 : 15]

Goedefroit [2002]

Cette masse de migrants ne forme pas pour autant un groupe homog?ne car elle est le fruit

de phases d'immigration successives ayant chacune leurs sp?cificit?s. Trois phases ont

ainsi pu ?tre identifi?es.

Lors de la premi?re qui se situe approxi mativement entre 1970 et 1985, les migrations

sont relativement faibles, compar?es aux

phases suivantes. Les individus qui s'installent

dans les fronts pionniers de la crevette sont,

pour la plupart, originaires de la r?gion (issus du milieu rural) et ne sont, ? ce titre, pas totale

ment consid?r?s comme des ?trangers. Leur

installation est par ailleurs ent?rin?e, le plus

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

149 souvent, par une alliance matrimoniale avec

une femme native de l'endroit. Ils passent au

jourd'hui pour des autochtones ? part enti?re, et ce sont eux qui continuent ? pratiquer la

p?che au moyen des engins dits traditionnels.

Ils sont propri?taires de l'emplacement des

barrages, et l'organisation de l'activit? de

meure familiale.

De 1985 ? 1995, l'id?e r?pandue selon la

quelle la p?che dans ces villages permet des

gains importants et la strat?gie mise en place

par les soci?t?s de collecte qui utilisent le

rentable pr?t de filets, vont avoir des cons?

quences notoires. On constate en effet que non

seulement le nombre de nouveaux venus dans

ces villages augmente et que ceux-ci arrivent

de r?gions de plus en plus lointaines (c?te

ouest, Hautes-Terres, ou r?gion du Sud), mais

?galement que leur pr?sence sur place n'est

que saisonni?re, c'est-?-dire qu'ils ne font que

passer. Une recherche en amont, dans les lieux

d'origine de ces migrants, nous offre des ?l?

ments d'explication : les individus en question

proviennent de r?gions agricoles (c?te est, ma

joritairement Tsimihety) sp?cialis?es dans la

culture de rente (vanille, caf?), touch?es ? cette

?poque par la d?gradation des cours du march?

et par la politique de retrait de l'?tat malgache. Au-del? de l'existence, sinon d'une v?ritable

tradition, tout au moins de pratiques connues et

reconnues de mobilit? [Mollet 1954; Wilson

1971], les d?placements issus de ces r?gions vers les fronts pionniers de la crevette s'av?

rent ?tre le fruit de strat?gies ?conomiques fa

miliales. Ces familles en difficult? choisissent

d?lib?r?ment d'envoyer ? tour de r?le l'un de

leurs membres gagner dans les villages crevet

tiers de quoi acheter les semences indispen

sables ? la poursuite de leur activit?. L'alter

nance des rythmes propres ? la p?che et ?

l'agriculture permet aux migrants de s'absenter

en p?riode de faible activit? agricole pour re

joindre les fronts pionniers de la p?che en

pleine activit?. Leur investissement, en ce qui concerne leur lieu d'accueil, ne peut ?tre com

pris que dans l'esprit d'une activit? ? court

terme, m?me s'ils ont par ailleurs des pers

pectives ? long terme quant ? l'engagement de

leurs gains. Pour cette p?riode, on ne d?nombre que

peu d'installations d?finitives et ent?rin?es par une alliance matrimoniale. Quand le migrant

s'installe, il fait venir aupr?s de lui une femme

originaire de sa r?gion et abandonne l'activit?

de p?che stricto sensu pour d'autres do

maines : la collecte ou le commerce de biens

ou de services, qui, d?s cette ?poque, se d?ve

loppent parall?lement ? l'activit? crevetti?re.

D?s lors les soci?t?s de collecte recrutent leurs

commissionnaires charg?s de la gestion des

pr?ts d'engins parmi cette cat?gorie de mi

grants ou plut?t parmi ceux qui, venant de la

ville, ont ?t? jug?s plus actifs et plus ? per m?ables ? la modernit? ? que les autochtones.

Ils constituent aujourd'hui une frange particu li?re de la population adoptant un comporte

ment de d?pense non moins particulier et sur

lequel nous reviendrons.

? partir de 1995, on observe une r?orien

tation progressive, mais tr?s nette, de ces pro cessus. Tout se passe comme si le ph?nom?ne de migration ?chappait au contr?le familial. Les

hommes quittent les fronts pionniers de la

p?che crevetti?re en fin de saison, non pas pour retrouver leur r?gion d'origine et faire b?n?fi

cier leur famille de leurs gains, mais pour rallier

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SOPHIE GOEDEFROIT

150 d'autres fronts pionniers (comme ceux des

pierres pr?cieuses et semi-pr?cieuses : saphir et

topaze) ouverts depuis cette date (tels celui, tout proche, d'Ambondromifehy dont parle

A. Walsh ou celui, plus lointain, d'Ilakaka dans

le Sud). Leur d?marche semble relever d'une d?ci

sion plus individuelle que familiale et, bien que tr?s d?pendante de la saisonnalit? des diverses

activit?s, elle requiert un engagement total. La

vie itin?rante du migrant est devenue un

? mode de vie ?, une activit? ?conomique en

soi. Cette situation n'est pas ?trang?re aux op

portunit?s qui tendent ? se multiplier et doit

?tre mise en rapport avec la politique nationale

d'ouverture ?conomique qui prend r?ellement

effet au cours de cette p?riode. Aussi, et il ne

faut pas s'en ?tonner, ce sont ceux qui sont ? la

fois les plus libres de toute responsabilit? fa

miliale et les plus sensibles ? ces influences

qui se lancent sur les chemins de la migration,

passant de front pionnier en front pionnier en

qu?te d'une fortune cens?e pouvoir combler

tous leurs d?sirs ; ceux, hommes et femmes,

dont l'?ge est en accord avec l'esprit d'aven

ture et les capacit?s physiques que requi?rent des activit?s telles que la p?che et l'extraction

mini?re. Ces individus sont souvent des margi naux, en situation de rupture familiale, ou des

personnes qui cherchent refuge dans les fronts

pionniers pour ?chapper ? la justice. Pour cette

cat?gorie de migrants, la p?che n'est qu'une activit? transitoire, et les fronts pionniers des

lieux de passage. Rien ne les incite ? s'installer

dans ces villages, ? y b?tir une maison, ? fon

der un foyer ou encore ? devenir commission

naires, collecteurs ou commer?ants. Les unions

ne durent que le temps d'une saison. Quand le

migrant repart, il laisse derri?re lui des enfants

dont il abandonne la charge.

Depuis peu se dessine une nouvelle ten

dance et on voit appara?tre un nombre croissant

de femmes migrantes, venues seules ou accom

pagn?es de leur ?poux, et qui consacrent leur

temps ? la collecte de produits (crevettes et

poissons) ? petite ?chelle et ? la vente sur les

march?s locaux.

Tableau 2

Variation d?mographique d'Ankazomborona4

(ann?e 1999)

Hommes Femmes

BS* HS** BS HS

60et+ 20 31 10 20

50-59 io 10 41 31

40-49 173 204 61 143

30-39 224 316 !63 235

20-29 255 653 224 520

10-19 204 347 316 357

0-9 428 530 265 469

Total 1324 2 091 1080 1675

* BS = basse saison de p?che ** HS = haute saison de p?che

4. ?valuation r?alis?e ? partir d'un ?chantillon ? 10%. Les classes d'?ge qui, selon les m?thodes classiques en d?mographie, sont calcul?es sur une base d'?cart de

5 ans (0-4, 5-9, 10-14, etc.) ont d?, pour des raisons

li?es aux m?thodes de collecte des donn?es en milieu

rural, ?tre ?tendues ? 10 ans (0-9, 10-19, 20-29, etc.).

De m?me, nous avons pris le parti de cr?er une classe

d'?ge ?60 et +? vu les difficult?s d'acc?der ? une

donn?e fiable concernant les classes d'?ge les plus

avanc?es.

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

151 Le profil des fronts pionniers refl?te bien

cette stratification de la population op?r?e au

cours de ces trois phases et montre l'impor tance actuelle des variations d?mographiques li?es aux p?riodes de haute et de basse saison

de p?che. On remarque en effet, ? l'examen du

tableau pr?c?dent, que la population double

pratiquement en p?riode de haute saison et que cette croissance d?mographique est essentielle

ment le fait de l'arriv?e de migrants de la cat?

gorie des 20-39 ans.

Si M. Fi?loux et J. Lombard [op. cit.] ne font

qu'une tr?s br?ve allusion, dans la conclusion de

leur article, ? la pr?sence de nouveaux venus

dans les fronts pionniers du coton au d?but des

ann?es quatre-vingt, A. Walsh [op. cit.] en re

vanche parle du ph?nom?ne de ? chronic mi

gration ? qui anime une frange importante de la

population actuelle du village minier d'Ambon

dromifehy. Cette ressemblance n'a pas lieu de

nous ?tonner puisque, de toute ?vidence, ce sont,

? l'heure actuelle, les m?mes individus que l'on

retrouve, selon les saisons, sur les fronts pion niers de la crevette et du saphir.

Cette dynamique sociale et le caract?re no

vateur des activit?s de production pour des

migrants, majoritairement issus de milieux agri coles et urbains, ont une influence d?terminante

sur la structure de ces communaut?s. Mais peut on encore parler v?ritablement de ? communau

t?s ? pour d?signer les fronts pionniers ? De fait, ces lieux se d?finissent principalement par la

fragilit? du tissu communautaire et apparaissent en rupture avec les ?quilibres et les principes de

solidarit? que l'on rencontre d'ordinaire dans

les communaut?s villageoises. Dans le village

d'Ankazomborona, par exemple, les liens de

parent? et d'alliance qui ?tan?onnent habituel

lement toute la structure communautaire

n'existent actuellement que dans le noyau au

tochtone form? de quelques lignages. Le reste

de la communaut? est constitu? par la masse

mouvante des migrants qui ne partagent aucun

lien de parent?.

Depuis 1990, on constate, sur l'ensemble

des fronts pionniers malgaches, un d?veloppe ment important du ph?nom?ne associatif et la

pr?sence de mouvements religieux de plus en

plus nombreux. Ceux-ci t?moignent de la n?

cessit? imp?rieuse pour les migrants de cr?er de

nouveaux r?seaux de solidarit? capables d'as

sumer les fonctions d'entraide g?n?ralement

prises en charge par la famille. Mais ils accom

pagnent ?galement un processus de diff?rencia

tion endog?ne et participent ainsi ? l'apparition de factions au sein de ces communaut?s. Ces

associations de p?cheurs5 se cristallisent sur

tout sur la communaut? d'appartenance ? une

m?me r?gion d'origine, ? une m?me religion, ?

une m?me classe d'?ge ou encore ? une m?me

cat?gorie professionnelle. Ces crit?res se conju

guent de telle sorte que l'on voit na?tre, par

exemple, des associations de jeunes p?cheurs chr?tiens originaires de telle ou telle r?gion

s'opposant aux associations de collecteurs, de

migrants d'autres r?gions ou d'autres confes

sions. On peut imaginer les tensions qui exis

tent dans ces fronts pionniers et comprendre

pourquoi, ? plusieurs reprises d?j?, les villages d'Ankazomborona et d'Ambondromifehy ont

?t? totalement d?truits par le feu.

5. On trouvera des informations utiles concernant les mou

vements associatifs dans le domaine de la p?che ? Mada

gascar en consultant les publications de S. Goedefroit et

P. Razafindralambo [2001 et 2002].

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SOPHIE GOEDEFROIT

152 Pris de ? front ? par l'afflux successif de mi

grants de plus en plus nombreux, ces lieux ? ?

part ? semblent entra?n?s dans une dynamique

qui les ?carte des m?canismes habituels de

structuration lignag?re des communaut?s villa

geoises. Ici, les principes de pr?s?ance et d'an

t?riorit? d'installation qui fondent g?n?ralement toute hi?rarchie s'av?rent inefficaces. Ici, l'ac

tivit?, les revenus et les d?penses ne sont plus

g?n?r?s au sein des lignages. Ce sont des lieux

d'?exc?s?, comme les qualifie A. Walsh, ou encore, comme l'expliquent M. Fi?loux et

J. Lombard, des lieux o? l'individu se retrouve

seul face ? une situation nouvelle qui le force ?

innover, face aussi ? une activit? dont il ne ma?

trise pas les pratiques. Des lieux o? se d?ve

loppe une concurrence s?v?re entre les p?cheurs et les collecteurs, entre les migrants et les au

tochtones ; mais aussi des lieux o? la n?cessit?

impose ? l'individu ? co?te que co?te ? d'adop ter un comportement appropri? qui le distingue d'un groupe et l'int?gre ? un autre, lui permet tant ainsi, en l'absence de tous les autres rep?res

familiers, de se montrer et d'exister.

Il y a ceux qui br?lent l'argent et ceux

qui le d?vorent

Les fronts pionniers de la p?che crevetti?re sont

des lieux o? circule une masse mon?taire im

portante, surtout en p?riode de forte activit?. ?

la p?che viennent s'ajouter la collecte, le com

merce de biens et de services sp?cialis?s (la transformation et le transport des produits ha

lieutiques...). L'observation globale des com

portements de d?pense dans ces villages nous

permet de supposer que la consumation n'est

point une attitude propre aux seuls p?cheurs, mais qu'elle se retrouve dans l'ensemble des

cat?gories d'individus et d'acteurs en pr?sence :

hommes ou femmes, jeunes ou vieux, migrants ou autochtones, p?cheurs ou collecteurs, et ce,

quel que soit le niveau de leurs revenus.

Cette hypoth?se n?cessitait d'?tre v?rifi?e.

Les param?tres susceptibles d'influer sur les

comportements de d?pense sont nombreux. Le

statut r?sidentiel et matrimonial, le genre, le re

venu, l'?ge, l'investissement ? long ou ? court

terme sp?cifiques de telle ou telle activit? inter

agissent et rendent l'approche et l'analyse de

ces attitudes fort complexes. N?anmoins, notre

d?marche a ?t? facilit?e par l'existence, au sein

de ces soci?t?s, de deux cat?gories non homo

g?nes, mais identifi?es par les acteurs eux

m?mes. La premi?re regroupe les p?cheurs qui,

dit-on, ? br?lent ? l'argent. La seconde r?unit les

individus qui ne p?chent pas, mais disposent ce

pendant de revenus cons?quents provenant d'activit?s de collecte ou de commerce. Ces

derniers sont consid?r?s comme ? d?vorant ?

l'argent. Nous reviendrons plus loin sur la signi fication qu'il convient de donner ? ces expres sions. Restons-en pour l'heure aux enqu?tes

portant sur les diff?rentes activit?s ?conomiques

pr?sentes dans le village d'Ankazomborona.

Ces donn?es nous permettent de pr?ciser la com

position des deux cat?gories identifi?es pr?c? demment comme ? br?leurs ? ou ? d?voreurs ?

de revenus.

Les p?cheurs, ? br?leurs ? de revenus

La p?che pirogui?re, au village d'Ankazom

borona, est pratiqu?e exclusivement par les

hommes. On distingue toutefois les p?cheurs

r?sidents, autochtones ou migrants install?s,

issus des deux premi?res phases d'immigra

tion, des migrants actuels, p?cheurs saisonniers

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Page 10: Exclusions || La part maudite des pêcheurs de crevettes à Madagascar

LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

153 dont nous avons vu qu'ils ne restent dans ce

village que de mani?re temporaire, en p?riode de forte activit?. La premi?re cat?gorie est

plus ?g?e et regroupe des personnes vivant en

couple tandis que la seconde est, en grande ma

jorit?, c?libataire. Cette observation n?cessite

donc que l'on distingue les d?penses familiales

de la consumation individuelle.

Des enqu?tes sur les revenus et les d?penses familiales et individuelles des p?cheurs ont ?t?

r?alis?es dans ce village en saison de forte ac

tivit?, au cours des ann?es 1998,1999 et 2000.

Plusieurs ?l?ments importants s'en d?gagent. Durant les p?riodes les plus lucratives de

l'ann?e (mars, avril, mai, juin), le revenu des

p?cheurs d'Ankazomborona est proche de

30 000 fmg6 par jour. Les p?cheurs mari?s d?clarent donner en

moyenne 15 600 fmg ? leur ?pouse pour assu

rer le quotidien de la famille. Ce montant est

tr?s proche des ressources quotidiennes d?cla

r?es par les femmes (16900 fmg). La diff?

rence s'explique par les revenus sp?cifiques des ?pouses. Il convient de pr?ciser que pour les femmes, l'entr?e dans le mariage s'accom

pagne d'ordinaire de l'abandon de toute acti

vit? lucrative. S'il est compr?hensible qu'une femme c?libataire exerce une activit? ?cono

mique pour subvenir ? ses besoins, la poursuite de cette activit? apr?s le mariage est toujours

mal per?ue et vite interpr?t?e comme une inca

pacit? de la part de l'?poux ? entretenir sa fa

mille. Les femmes de p?cheurs conservent

n?anmoins une activit? d'appoint souvent li?e

? celle de leur mari. Elles compl?tent ainsi

l'apport de leur ?poux par des fonds propres

qu'elles retirent d'un petit commerce ou de la

transformation des produits de la p?che. Les

ressources quotidiennes disponibles s'?l?vent

donc ? 16 900 fmg par jour (soit 4202 fmg par personne), ce qui para?t ?lev? par rapport ? la

situation g?n?rale du monde rural7. Les d?

penses en v?tements ou en biens durables sem

blent relativement peu importantes. Les p?cheurs sont, en revanche, beaucoup

plus discrets sur les d?penses qui marquent le

village les jours (et nuits) qui suivent les re

tours de p?che faste. Si l'on s'en tient ? nos cal

culs, on peut consid?rer qu'elles correspondent,

pour un p?cheur en charge d'une famille de

trois personnes, et donc bien plus encore pour un p?cheur c?libataire, ? la moiti? au moins de

son revenu. Des sommes qui n'apparaissent pas dans l'honn?te vision que les p?cheurs enten

dent donner de leur gestion quotidienne.

Que font-ils de tout cet argent, de cette

? part maudite ? de leurs revenus ? Pour en

avoir une id?e, il suffit de suivre nos informa

teurs dans les nombreux bars vid?os qu'ils fr?

quentent, dans les nombreuses salles de jeux

que compte le village, ou encore de les attendre

sur la plage. Et de les observer. Quand, ? peine

d?barqu?s, le produit de leur p?che vendu aux

collecteurs sur place, les p?cheurs annoncent

haut et fort qu'ils vont se rendre ? ? la banque ?.

? travers cette expression, ils d?clinent leur in

tention de se retrouver dans un bar o? ils lais

sent une grande part de leur argent dans l'alcool

qu'ils consomment tr?s largement ou qu'ils

6. ? l'?poque o? ces enqu?tes ont ?t? effectu?es, 1 000 francs malgaches correspondaient ? 1 franc fran?ais.

7. ? titre de comparaison, le revenu annuel des m?nages ruraux dans la r?gion d'Antalaha ?tait de 3 068 000 fmg en 1998, d'apr?s les donn?es des observatoires ruraux du

projet MADIO [Razafindrakoto et Roubaud 1999 : 12].

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Page 11: Exclusions || La part maudite des pêcheurs de crevettes à Madagascar

SOPHIE GOEDEFROIT

154 distribuent ? grand renfort de gestes ostenta

toires. Ils vont ?galement parfois tenter leur

chance aux jeux de hasard et, plus souvent en

core, ? en croire le d?veloppement de ce type de

commerce depuis 1995 dans ce village, ils rejoi

gnent d?jeunes personnes et ? laissent sous leurs

oreillers ? de g?n?reuses sommes. Qu'ils soient

c?libataires ou mari?s et p?res de famille. Leur

statut matrimonial ne change rien, et les ?pouses,

qui montent parfois la garde sur la plage, le sa

vent bien.

Ce type de d?pense a, selon nous, une voca

tion ? la fois propitiatoire et conjuratoire, dans le

sens o? cela permet de ? conserver ? ou de cap turer la chance, donc de se pr?munir contre un

incident en mer. Le comportement d'?pargne est

diam?tralement oppos? ? ce type de consuma

tion qui concerne une cat?gorie d'individus :

jeunes hommes c?libataires, mais aussi adultes,

mari?s et m?me avanc?s en ?ge, tous ceux qui, ne parvenant pas ? investir dans l'?quipement, sont rest?s simples p?cheurs. Et nous revient ?

l'esprit l'image de ces vieux p?cheurs, autoch

tones et migrants, qui, ? bout de force, s'aventu

rent encore en mer et sont toujours les premiers ? offrir et se faire offrir ? boire.

Cette pr?cision nous semble importante car

elle vient ? rencontre des observations faites

par A. Walsh dans le village minier tout proche

d'Ambondromifehy. Frapp? par l'ampleur des

d?penses improductives qui se perp?tuent dans

cette communaut?, l'auteur attribue ce com

portement ?conomique ? extravagant ? ? une

certaine frange de la population, ? savoir les

jeunes hommes entre 15 et 30 ans. Cette cat?

gorie regroupe en forte majorit? les migrants de la troisi?me vague dont nous avons parl?

pr?c?demment, ceux qui passent d'un front

pionnier ? un autre et font de la p?r?grination leur mode de vie. Selon lui, le comportement de

ces jeunes mineurs contreviendrait aux normes

d'une soci?t? qui pr?ne les vertus de l'investis

sement ? long terme, dans des biens durables

(tels qu'une maison, un champ ou des b ufs),

plut?t que la dilapidation. Mais, en m?me

temps, ces attitudes de d?pense excessive qui

peuvent para?tre asociales, ou justement parce

qu'elles apparaissent comme telles, seraient en

tous points conformes au comportement at

tendu des jeunes gar?ons. Le paradoxe est

int?ressant et l'hypoth?se requiert quelques ?claircissements.

S'appuyant sur les travaux de Maurice

Bloch [1999], A. Walsh nous explique en effet

que la consommation improductive s'inscrit en

quelque sorte dans la logique d'exc?s et de

transgression qui caract?rise le comportement des hommes ?pr?adultes? dans l'ensemble

des soci?t?s malgaches. Ce serait donc une

question de classe d'?ge mais aussi de genre,

puisque les jeunes femmes seraient nettement

plus parcimonieuses que les jeunes hommes.

La masculinit? s'affirmerait ? travers l'audace,

la violence et l'exc?s qui seraient favoris?s,

dans le contexte des fronts pionniers, par les

sp?cificit?s d'une activit? jug?e dangereuse, effectu?e dans des lieux ? sauvages ?. En r?gle

g?n?rale, ces comportements, intimement li?s

? une vision de la vie au jour le jour et ? l'in

vestissement ? court terme, cessent de se mani

fester d?s l'instant o? le jeune homme, entrant

dans la vie adulte, s'engage dans des perspec tives ? long terme, construit sa propre maison, se marie et devient parent. Cette attitude n'est

donc que transitoire. Elle accompagne le pas

sage de l'adolescence ? l'?ge adulte et, de ce

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

155 fait, poss?de une v?ritable fonction de repro duction sociale des g?n?rations et de ? l'ordre

social et moral sur lequel repose la commu

naut? ? [Walsh op. cit. : 12]. Mais, nous dit

A. Walsh, le contexte particulier de front pion nier du village d'Ambondromifehy rend diffi

cile cette transition et incite les jeunes hommes

? perp?trer, ? l'?ge adulte, des comportements de d?pense improductive qui, d?s lors, sont re

gard?s comme ? asociaux ? car ils marquent une rupture dans la reproduction des g?n?ra tions. Fort de cette constatation, A. Walsh pro

pose une typologie bas?e sur les strat?gies d'investissement. Il existerait ainsi, au sein des

jeunes hommes mineurs, deux groupes dis

tincts et facilement identifiables ? travers leurs

attitudes de consommation [op. cit. : 17]. Le premier serait constitu? de migrants

qui, en vue de retourner dans leur r?gion d'ori

gine et de participer ? la ? reproduction de leur

communaut? ?, cessent de vivre au jour le

jour et adoptent progressivement une attitude

d'adultes ?responsables? en optant pour l'?

pargne. En majorit? ces individus choisissent

alors le m?tier de trader. En d?pit d'une activit?

qui s'effectue toujours dans le court terme, ils

poursuivent un projet r?alisable ? long terme.

Ce groupe r?pond, d'apr?s nos crit?res, ? la se

conde cat?gorie dont nous allons parler bient?t, ceux qui sont per?us comme ? engloutissant ?

leurs revenus.

Les mineurs les plus mobiles, c'est-?

dire ceux qui, selon les saisons, passent d'un

front pionnier ? un autre, constituent l'essen

tiel du second groupe. Ils ne cessent de vivre

dans l'instant, n'ont aucune envie de s'installer

quelque part et ne s'investissent en aucune ma

ni?re dans leurs diff?rents lieux d'accueil.

Ils n'ont, en outre, aucune intention de retour

ner un jour dans leur r?gion d'origine. Ce sont

ces individus qui, affirme l'auteur, continuent

? afficher un comportement de pr?adultes

jug? par le reste de la communaut? comme

asocial.

Sans pour autant remettre en cause l'exis

tence de comportements d'exc?s et de trans

gression sp?cifiques aux adolescents et aux

jeunes adultes tels que les d?crits A. Walsh et

tels qu'ils apparaissent de fa?on manifeste

dans les diff?rents groupes sociaux malga ches, il nous faut constater que, dans les fronts

pionniers de la p?che crevetti?re, ces para m?tres ne suffisent pas ? expliquer l'attitude

de consumation des p?cheurs, jeunes et vieux, ni m?me celle des collecteurs, hommes et

femmes, qui, avec une mani?re bien ? eux,

s'adonnent ?galement ? des d?penses impro ductives. La fonction de reproduction sociale

de ces comportements ? attendus ? appara?t certes ?vidente et incontestable, ? ceci pr?s

qu'ils ne sont pas propres aux jeunes gar?ons, mais s'observent pareillement chez les jeunes filles8. L'interpr?tation de comportements

?conomiques dans les fronts pionniers ne peut

8. Nous ne pensons pas que les attitudes de provocation et

d'exc?s sont l'apanage exclusif des gar?ons et qu'elles

participent ainsi ? l'affirmation de la masculinit?. On re

trouve, sous d'autres formes certes, des comportements tout aussi provocateurs et excessifs chez les jeunes femmes c?libataires. Consid?r?s ?galement comme ? nor

maux ?, ils cessent d?s l'instant o? la jeune femme s'ins

talle dans la vie d'adulte, qu'elle quitte l'enclos familial

pour rejoindre celui de son ?poux. Nous l'avons observ?

tant dans les villages d'agro?leveurs du Menabe que dans

les diff?rents fronts pionniers de la p?che o? nous avons

effectu? nos recherches.

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SOPHIE GOEDEFROIT

156 ?tre ainsi r?duite ? une question de genre9 et

de classe d'?ge. Cette divergence peut s'expli

quer par la sp?cificit? des contextes respectifs. Ou bien sont-ce la taille de l'?chantillon10 et

l'?chelle de temps qui posent de la sorte les li

mites de l'analyse, faisant d'une r?alit? com

plexe une simple opposition : une conduite

adulte d'?pargne et d'investissement ? long terme d'une part, et, d'autre part, une conduite

immature de dilapidation qui ne peut s'expri mer que dans le court terme ?

Il existe n?anmoins un point qui vient

en conclusion de l'article d'A. Walsh o? nos

r?flexions se rejoignent. L'auteur, paraphra sant De Boeck [op. cit. : 179], d?clare ainsi

que ? le comportement de d?pense improduc tive ne peut ?tre interpr?t? selon l'id?ologie

capitaliste et dans la logique de pratiques d'ac

cumulation et de profit. Ce comportement ne

serait pas le reflet d'un manque ou d'une inca

pacit? d'accumulation, mais serait plut?t le re

flet, accentu? par les modes particuliers de

r?gulation sociale ou par les conceptions, de

cat?gories de richesse et de comportements

plus anciens qui trouvent leur source dans les

mod?les pr?coloniaux : les attitudes, les pra

tiques et les croyances ? [2002 : 17]. C'est sans doute, A. Walsh ne nous contre

dira pas, par la prise en compte des logiques anciennes que l'on peut pr?tendre comprendre en partie ces comportements. Cela nous rap

proche des observations de M. Fi?loux et

J. Lombard [op. cit.] qui font ?tat d'attitudes

semblables chez les agriculteurs nouvellement

enrichis par la culture du coton au d?but des

ann?es quatre-vingt. L'ostentation et le besoin de cons?cration

des nouveaux riches rev?t, dans la soci?t?

masikoro, des formes tout ? fait particuli?res

qui n'apparaissent pas dans les travaux

d'A. Walsh sur les fronts pionniers du saphir et

que nous n'avons jamais rencontr?es sur les

fronts pionniers de la crevette. M. Fi?loux et

J. Lombard [op. cit.] nous rapportent de quelle mani?re le tr?s ancien rituel th?rapeutique du

bilo, destin? ? l'origine ? r?soudre collective

ment dans l'ensemble lignager le probl?me d'un de ses membres, est devenu dans ce

contexte un lieu o? sont absorb?es les nouvelles

logiques ?conomiques, o? l'on soigne un nou

veau mal : l'exc?s de revenus. Sous sa forme la

plus moderne de bilo haboha (o? l'on para?t), le

rituel est destin? au nouveau riche, trait? pour l'occasion comme un malade ? gras ?, bien por

tant, qui souffre de ne plus savoir quelle est sa

place face ? la collectivit? et aux anc?tres. Ce

comportement, nous expliquent-ils, est percep tible tant chez les hommes que chez les femmes

et se manifeste par une ? consommation syst?

matique et immod?r?e d'alcool?. Il proc?de, selon eux, de la n?cessit? de se montrer ? g?n? reux ? pour acqu?rir du prestige et une position dans un monde sans rep?re et en rupture avec

les anciens ?quilibres. Pourtant, les communau

t?s masikoro en question ?taient ? encore sou

d?es en lignages ? et on peut ajouter que la

r?orientation de leurs activit?s ?conomiques s'est

9. Tout au moins pour ce qui est de la population obser

v?e (le genre de l'anthropologue posant une tout autre

question qui peut ?galement influer sur la nature des com

portements offerts au regard).

10. Toute l'analyse d'A. Walsh se concentre sur une

frange de la population qui, si elle s'av?re majoritaire en

nombre, n'en constitue n?anmoins pas l'ensemble de la

communaut?.

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

157 produite, d'une certaine mani?re, dans la logique de leurs anciennes pratiques de production.

Si la perte de rep?res permet d'expliquer, en

partie, certains comportements de consomma

tion improductive, que dire alors de la situation

des p?cheurs d'Ankazomborona! Qu'ils soient

autochtones ou migrants, ils sont, nous le sa

vons, tous issus de milieux agricoles ou urbains

et n'ont par cons?quent aucun rep?re par rap

port aux pratiques de p?che. De surcro?t, ils se

retrouvent dans une communaut? fractionn?e,

morcel?e, dont la structure ?chappe ? toute lo

gique lignag?re. La n?cessit? de cr?er des liens

est ici imp?rieuse et le noyau autochtone n'est

pas ?pargn? [Goedefroit 2002]. La r?ponse des p?cheurs d'Ankazomborona

? cette perte de rep?res ressemble fortement ? la

situation d?crite par M. Fi?loux et J. Lombard.

Elle trouve ?galement ?cho dans des contextes

plus anciens remontant au d?but de l'?poque coloniale. Les p?cheurs autochtones d'Anka

zomborona multiplient, en effet, les c?r?monies

aux esprits tut?laires des lieux et convient ? ces

f?tes l'ensemble de la communaut?. Tout se

passe comme s'ils tentaient, par ce biais et par le partage communautaire de leurs biens, de

restaurer une autorit?, un statut qui appara?t totalement d?suet, d?pass? par les mouvements

de l'histoire. Au regard du peu de personnes

pr?sentes ? ces c?r?monies, on comprend que leur recherche est d?sormais illusoire, que les

temps et les valeurs ont chang? et qu'?tre ou se

pr?tendre autochtone ne veut plus rien dire au

village d'Ankazomborona. Ce constat ne les

emp?che pas manifestement de continuer, et ce,

jusqu'? la ruine. Une qu?te desesp?r?e. On ne

peut s'emp?cher de penser alors ? l'attitude

de la famille royale du Menabe (c?te ouest de

Madagascar) qui, voyant son pouvoir remis en

cause par la pr?sence des autorit?s coloniales

fran?aises ? la fin du si?cle dernier, a tent? de

rallier la population en multipliant les c?r?mo

nies et en sacrifiant un nombre de plus en plus

important de b ufs jusqu'? s'en trouver d?mu

nie [Fauroux 1991-1992]. Si la cause autochtone semble perdue, les

m?canismes les plus anciens qui pr?nent le par

tage et la g?n?rosit? comme le moyen ultime et

le plus efficace pour acqu?rir une place dans une

soci?t? et cr?er du ?lien? s'av?rent, eux, tou

jours aussi actuels. M?canismes ou r?flexes ? Ou

encore ?habitus?, tel que l'entend Bourdieu

[1980]? Les attitudes des p?cheurs, de tous les

p?cheurs, aussi bien autochtones que migrants, sont avant tout des habitudes d'agriculteurs et d'?leveurs qui, confront?s ? un nouveau

contexte, agissent selon leurs propres r?f?rences.

Et ces attitudes sont exacerb?es chez les

p?cheurs, qui, contrairement aux commer?ants et aux collecteurs, constituent une cat?gorie ? fragile ?. Fragile car en d?s?quilibre lorsqu'il

s'agit des autochtones et fragile encore lorsqu'il

s'agit des migrants car ils ne sont pas chez eux et

ne parviennent que difficilement ? se regrouper. Ce type particulier de comportement de

d?pense, qui se caract?rise par un partage com

munautaire des biens, rel?ve, selon nous, des

m?mes fonctions que celles qu'attribue Mauss

[op. cit.] au potlatch en vigueur dans d'autres

r?gions du monde. Il est au demeurant ?tonnant,

quand on consulte la litt?rature anthropologique consacr?e au monde rural malgache, de consta

ter qu'aucune mention, aucun parall?le n'est fait

avec cette institution. Pourtant, les t?moignages sont l?gion et traduisent la communaut? de

fonction entre certaines formes de potlatch et la

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SOPHIE GOEDEFROIT

158 destruction syst?matique des troupeaux lors de

rituels perp?tr?s tant chez les ?leveurs que chez

les cultivateurs malgaches. Qui, parlant du sa

crifice des z?bus accompagnant les rituels fami

liaux dans les soci?t?s d'?leveurs [Fi?loux et

Lombard op. cit. : 506 sq.] comme d'une ma

ni?re d'acqu?rir un rang, mais aussi d'entretenir

un r?seau d'alli?s qui fonctionne selon un sys t?me de dons et de contre-dons (enga). Qui, trai

tant de la consommation c?r?monielle, qualifie de ? gaspillage ostentatoire ? [Fauroux op. cit. :

64] le sacrifice de z?bus lors des rituels.

Tout cela rejoint la th?se de Bataille [op. cit.]

qui, apr?s la lecture il est vrai des travaux de

Mauss, interpr?te cette ?prodigalit?? comme

une forme tr?s particuli?re de consumation, sp?

cifique de la ? condition primitive ?. D'apr?s cet

auteur, le sacrifice de biens et leur redistribution

? l'ensemble auraient une fonction de ? r?duc

tion ? de la distance qui s?pare l'unique de la

multitude. Une consumation ? pour autrui ?, et

non individuelle, qui porte la force de la ? com

munion ? [ibid. : 94] et dont semble participer le

comportement ?conomique actuel des p?cheurs d'Ankazomborona : ? Si je consume ainsi sans

mesure, je r?v?le ? mes semblables ce que je suis intimement : la consumation est la voie par o? communiquent des ?tres s?par?s. Tout trans

para?t, tout est ouvert et tout est infini, entre ceux

qui consument intens?ment. ? [Ibid. : 96]

Les collecteurs et commer?ants, ? d?voreurs ?

de revenus

Le reste de la population active est compos? de

collecteurs, hommes et femmes, qui tiennent

?galement en main toutes les autres activit?s de

commerce dans le village. Ils ne p?chent plus ou n'ont jamais p?ch?. On distingue :

Les commissionnaires, collecteurs d?pen dant de soci?t?s, en charge du pr?t d'engins et

principaux propri?taires de boutiques, d'?pice ries et de bars. Ce sont en majorit? des hommes

migrants, install?s au village au cours de la

deuxi?me phase de migration. Ils vivent pour la plupart en couple ou ont m?me parfois plu sieurs foyers. Ils se situent dans la cat?gorie des 30-49 ans.

Les collecteurs ne d?pendant pas des so

ci?t?s de collecte, poss?dant leurs propres en

gins de p?che. Il s'agit de migrants r?sidents

(deuxi?me phase) qui poss?dent des engins

(filets et pirogues) et des ?tablissements de

commerce, mais aussi d'autochtones ou assi

mil?s (premi?re phase), propri?taires d'engins traditionnels de capture (barrages fixes) et qui vivent ?galement de la location de maisons aux

p?cheurs de passage. Parmi ces migrants se

trouve une minorit? de femmes. Ils vivent en

couple au sein d'unit?s familiales plus ou moins

structur?es et plus ou moins importantes. Les petits collecteurs saisonniers formant

une n?buleuse d'hommes et de femmes qui

pratiquent la collecte de mani?re occasion

nelle. Ils repr?sentaient en 1998 pr?s de 10 %

de la population active. Ce sont principalement des jeunes femmes migrantes appartenant ? la

phase actuelle de migration et qui, pour cer

taines, associent la collecte ? une autre forme

de commerce.

Le revenu des collecteurs est tr?s variable

car il est fonction de la position exacte qu'un individu occupe en sa qualit? d'interm?diaire

et du nombre d'engins (pirogues, filets) qui lui

appartiennent en propre ou dont il a la charge. De fa?on g?n?rale, un ?quipage se compose de

trois ou quatre p?cheurs. Le collecteur re?oit,

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

159 pour l'usage de ses ?quipements, la ? part de

l'engin ? pr?lev?e sur la capture, ? chaque re

tour de l'?quipage. Cette part correspond ? un

tiers ou un quart du total, selon l'engin et le

nombre de p?cheurs. ? cela vient s'ajouter le b?n?fice qu'il r?alise lors de la transaction

d'achat aux p?cheurs et de revente aux soci?t?s

de collecte.

? Ankazomborona, les collecteurs les plus

importants ont jusqu'? douze ?quipements dont les deux tiers sont en activit?. Mais dans

ce village la collecte de crevettes est ?troite

ment li?e aux autres formes de commerce. Les

collecteurs se sont diversifi?s en cr?ant des ?pi

ceries, des maisons de jeu et des bars. Cette

situation de quasi-monopole vient renforcer

leur capacit? ? capturer la rente de la p?che. En

effet, le surplus quotidien d?gag? par cette ac

tivit? est r?introduit dans la masse mon?taire

en circulation dans le village. Cela conduit ? la

fluctuation du prix des biens consomm?s en

priorit? par les p?cheurs. On constate par

exemple un r?ajustement journalier du prix des

boissons alcoolis?es dont les p?cheurs sont de

grands consommateurs, en fonction du prix des

produits et de l'importance des captures. Cette

situation n'?chappe pas aux p?cheurs qui pro testent et vitup?rent : ? Regardez donc comme

ils sont gras, ces collecteurs. Regardez l'or

qu'ils portent au cou. La porte de leur maison

reste toujours ferm?e, mais quand elle s'entre

b?ille, vous verrez ! Il n'ont pas un, mais deux

magn?toscopes et un ou deux groupes ?lectro

g?nes. C'est notre argent qui les engraisse, nous

qui restons toujours aussi maigres. Ils sont

comme de grands ca?mans, ils engloutissent tout. Ils engouffrent l'argent.? (D, p?cheur,

Ankazomborona, 1999)

Si l'?cart de richesse entre le p?cheur et le

collecteur semble important, cela ne signifie pas

que tous ceux qui pratiquent la collecte dispo sent de forts revenus. Les petits collecteurs sai

sonniers sont, nous l'avons vu, essentiellement

des jeunes femmes migrantes qui ne poss?dent

pas d'engin de p?che et qui exercent cette acti

vit? ? une ?chelle relativement restreinte. Leur

mise et leur opulence sont d?nonc?es par les p? cheurs comme voyante et outranci?re. Parmi

ces femmes, il s'en trouve un certain nombre

qui pratiquent la collecte selon un syst?me nomm? aliny. Autrement dit, et d'apr?s une

expression consacr?e, elles sont consid?r?es

comme des filles qui ? d?posent leur commande

sur le torse de leurs partenaires ? (komandy

antratra). Ces jeunes personnes se font en effet

r?tribuer leurs services sexuels en crevettes

qu'elles revendent ensuite aux collecteurs ou

sur les march?s locaux. Gr?ce ? ce proc?d? il

n'est besoin d'investir aucun argent pour d?ga

ger un profit. Mais ce qui nous para?t le plus in

t?ressant, c'est l'attitude de d?pense particuli?re

qu'adoptent ces jeunes femmes - comme toutes

celles, d'ailleurs, qui se livrent au commerce

sexuel - et qui, aux yeux des p?cheurs, les fait

entrer dans la cat?gorie de ceux qui ? englou tissent? l'argent. Sans exposer ici les d?tails

d'une ?tude qui fit l'objet d'enqu?tes sp?ci

fiques, nous voudrions apporter des ?l?ments

permettant de nous approcher au plus pr?s de la

signification que donnent les p?cheurs ? l'ex

pression ? engloutir ? ou ? d?vorer ? l'argent. On remarque que le prix offert pour ce

genre de service d?cro?t ? mesure que, son s?

jour au village s'?ternisant, la jeune femme

commence ? ?tre connue de tous. Il est notoire

que celles ? fra?chement d?barqu?es ? peuvent

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SOPHIE GOEDEFROIT

160 pr?tendre ? un salaire plus important que celles

qui sont l? depuis un long moment. Or, pour ? durer ? et conserver un bon niveau de reve

nus, ces filles sont tenues de ?renouveler?

leur mise, en changeant constamment de v?te

ments et en portant de plus en plus d'or, en

tra?n?es ainsi dans une spirale incessante

d'investissements qui compromet toute possi bilit? d'?pargne. Les femmes les plus riche

ment orn?es sont de fait les plus ch?res et seuls

les collecteurs ont les moyens de s'afficher ?

leurs c?t?s. Cette situation provoque, nous

l'avons constat?, la col?re de certains p?cheurs

qui affirment ne pouvoir s'offrir que celles que tout le monde a d?j? poss?d?es : ? Ils nous nar

guent, les collecteurs, et nous provoquent en

offrant sous nos yeux jusqu'? 100 000 fmg ?

une fille rien que pour dormir ? son chevet. ?

(T, Ankazomborona, 1999) Cette anecdote, si burlesque soit-elle, donne

un sens ? la col?re des p?cheurs et une signi fication ? l'expression ?engouffrer? l'argent. Ce n'est pas tant, semble-t-il, l'accumulation

de richesse, l'investissement dans des biens

productifs, ou m?me encore les modalit?s de

capture de l'argent des p?cheurs mises en place

par les collecteurs, qui font ainsi scandale,

mais plut?t la mani?re outranci?re qu'ils ont de

montrer leur r?ussite sans qu'il y ait jamais ni

retour ni redistribution. Les collecteurs ne sont

pas g?n?reux. Leur comportement de consu

mation est ? individuel ?. Il augmente la dis

tance entre l'unique, le riche et la multitude, comme l'explique Bataille [op. cit.] qui voit l?

le signe du passage ? une soci?t? bourgeoise et

capitaliste. Et cette distance, ce non-retour, est

insupportable aux p?cheurs car elle pose la

question de l'efficacit? de leur propre attitude

de d?pense : s'il n'y a point de retour, leur

consumation se r?v?le ?tre un investissement

en pure perte, un gaspillage. C'est sous cette

acception qu'il faut, d'apr?s nous, comprendre

l'expression ?engouffrer? l'argent. Le com

missionnaire et la femme qui consument ? leur

seul profit, ? la seule fin de peaufiner leur diff?

rence, sont des ? gouffres ? pour les p?cheurs car jamais ils ne redistribuent l'argent qu'ils ont

captur?. Ils affectent une attitude ferm?e, ?

l'image de la porte de leur maison qui reste

? toujours close ? et contreviennent ainsi ?

l'obligation de r?ciprocit? et ? l'attitude d'? ou

verture ? que l'on attend de la part du puissant ou de celui qui pr?tend le devenir.

Deux types de comportements contrast?s de

consumation coexistent donc dans les fronts

pionniers et font l'objet de critiques r?ci

proques de la part des acteurs. En effet, nous

n'avons jusqu'? pr?sent parl? que des r?crimi

nations des p?cheurs ? rencontre des collec

teurs. Mais ces derniers jugent ?galement avec

beaucoup de s?v?rit? la fa?on particuli?re

qu'ont les p?cheurs d'user de leurs revenus :

?Les p?cheurs, disent-ils, sont incapables

d'?pargner. Ils boivent et gaspillent tout ce

qu'ils gagnent. L'argent leur file entre les

doigts et ils ont beau dire que la p?che est un

m?tier difficile et dangereux, que l'argent des

crevettes est chaud, cela ne justifie pas qu'ils le

br?lent ainsi. ? (A, Ankazomborona, 1998) Les observations faites par A. Walsh sur les

fronts pionniers du saphir rejoignent les n?tres.

L'auteur explique que les anciens mineurs de

venus traders d?noncent le comportement de

d?pense des jeunes mineurs comme ?tant irr?

fl?chi, et de poursuivre : ? Ce n'est pas l'argent

qui est chaud mais bien l'esprit de ceux qui

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

161 d?pensent ainsi sans compter, qui est chaud. ?

[Op. cit. : 1] Nous reviendrons sur cette notion

d'?argent chaud?. Interrogeons d'abord les

raisons de la pr?sence actuelle de ces deux

types de comportements de d?pense et rappro chons-nous d'autres t?moignages.

M. Fi?loux et J. Lombard [op. cit.] nous ra

content que, dans les fronts pionniers du coton,

les bilo ?taient, dans un premier temps, l'occa

sion pour le riche de se montrer, de d?penser sans compter et, dans un grand ? gaspillage ?,

d'inonder la foule de bi?re et de monnaie. Tou

tefois cette sorte de d?ballage ne fit, aux dires

de ces auteurs, pas long feu. C'est alors que d'autres calculs ?conomiques apparaissent, que la distance s'affirme entre l'unique et la multi

tude et que ? changent les mentalit?s ?. ? Les

premiers ? avoir organis? ces f?tes somp tueuses sont devenus maintenant ?conomes

et tr?s soucieux de leur fortune ?, ajoutent M. Fi?loux et J. Lombard [op. cit. : 508] pour

expliquer qu'il est interdit aujourd'hui dans la

r?gion de r?pandre la bi?re sur le sol, et que les

comportements parcimonieux ? des premiers

paysans planteurs de coton les rapprochent maintenant des citadins, des planteurs priv?s,

qui n'organisent plus de bilo pour f?ter leurs

revenus, alors que les f?tes continuent d'?cla

ter, feux de paille, dans les zones r?cemment

ouvertes ?. ? lire ce t?moignage, on est tent?

de penser que la valorisation de nouvelles res

sources et l'afflux massif de num?raire en

milieu rural induit un ? changement de men

talit? ? qui cr?e des diff?rences d'attitude, no

tamment en termes de d?pense. Tout se passe comme si, une fois lev?e toute incertitude li?e

? la nouvelle situation, ? la nouvelle pratique et

aux nouvelles logiques ?conomiques, l'argent

chaud ainsi refroidi n'avait point besoin d'?tre

exorcis? par le feu des rituels et de la consom

mation, mais pouvait sans crainte ?tre l'objet d'accumulation et de d?penses individuelles.

C'est l? une id?e forte qui nous permettra de

saisir le cas tr?s particulier du comportement des p?cheurs dans les fronts pionniers de la

crevette et de nous interroger sur la repro duction de ce contexte. Cette hypoth?se d'un

changement de mentalit? comme cause et ex

plication des diff?rences observ?es dans les

attitudes relatives aux d?penses pose la ques tion du changement du rapport de l'homme aux

choses, de sa mani?re d'en user, donc celle de la

propri?t?. E. Fauroux [op. cit. : 71] rapporte que

dans les soci?t?s traditionnelles d'?leveurs

de l'ouest malgache, ?la clef du pouvoir du

mpanarivo ("richard") r?side dans ses r?seaux

de client?le, ?difi?s sur la base d'une gestion

g?n?reuse des richesses bovines ?. Ces propos confirment que dans ce type de soci?t?s d'o?

proviennent une grande part des p?cheurs du

village d'Ankazomborona, l'accumulation pour l'accumulation est en partie ?trang?re ? la no

tion de propri?t?. La puissance d'un individu ou

d'un lignage est certes mise en rapport avec la

taille de son troupeau, mais il s'agit d'un pou voir d'apparence qui n'a de r?alit? que dans la

certitude que d?tient celui qui regarde et admire

le troupeau que ces b?tes seront un jour sacri

fi?es, consum?es collectivement lors d'un

grand rassemblement c?r?moniel. Le pouvoir est ? celui qui poss?de des biens et se montre ca

pable de s'en dessaisir au profit de la collectivit?.

Plus le troupeau est grand, ou plus il est compos? de b?tes consid?r?es comme ? rares ?, plus l'ad

miration est forte envers celui qui parviendra ?

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SOPHIE GOEDEFROIT

162 s'en d?faire. Et on remarque ainsi que ce n'est

sans doute pas sans raison que les b?tes qui font

la fiert? d'un troupeau et, par l?, de leur pro

pri?taire, sont celles qui ont une haute valeur

sacrificielle, c'est-?-dire qui prennent part ? des

rituels prestigieux. On notera au passage que, dans ces soci?t?s d'?leveurs mais aussi chez les

cultivateurs, l'achat de b ufs demeure un mode

pr?f?rentiel d'?pargne, tant il est vrai que dans

ce pays la possession de z?bus a une valeur plus

significative en termes de prestige ostentatoire

que l'amoncellement de sacs de riz devant une

maison. N?anmoins, les b ufs ne sont jamais tu?s aux seules fins de satisfaire les besoins ali

mentaires d'une famille. Les b ufs ne sont

jamais ? tu?s ?, hormis dans les abattoirs des

grandes villes, mais toujours ? sacrifi?s ? lors

des rituels. Ces constatations nous am?nent ?

croire que, dans le milieu traditionnel mal

gache, la propri?t? de biens existe ? travers le

pouvoir de destruction et de redistribution

plut?t qu'? travers celui de conservation indi

viduelle et d'?pargne. Comme l'explique G. Madjarian [1991 : 148], dans les soci?t?s non marchandes, la notion de propri?t? se d?fi

nit non seulement par ? le droit de se servir de

la chose mais aussi de la d?truire ?. D?s lors la

possession individuelle et la conservation per dent de leur sens et apparaissent m?me comme

asociales et monstrueuses. E. Fauroux [op. cit. :

67] t?moigne ? nouveau : ? Depuis que l'agri culture domine dans les soci?t?s d'?leveurs, on

ne voit plus de "surconsommation c?r?mo

nielle". Les immigrants, toujours consid?r?s

comme ?tant les plus avares, sont toujours ?ga lement les premiers ? se faire voler leurs b ufs.

Aujourd'hui, m?me les mpanarivo les plus riches sont devenus "avares". Ils cherchent ?

gagner la lutte locale pour le prestige : non plus en ?crasant tous leurs rivaux dans d'?normes

holocaustes de b ufs, mais en sacrifiant le

nombre juste de b ufs suffisant pour devancer

les autres. ? [Ibid. : 73] ? en croire E. Fauroux, le passage d'un syst?me de production ? un

autre, le cas ?ch?ant de l'?levage ? l'agriculture, conduit ? une perte de ? g?n?rosit? ?, de consu

mation ? ? autrui ?, ? une augmentation de la

distance entre l'unique et la multitude, dirait

Bataille.

Ces propos rejoignent de mani?re ?vidente

les observations faites, dans un autre contexte,

par M. Fi?loux et J. Lombard [op. cit.] ainsi que les r?flexions ? vis?e plus th?orique que d?ve

loppe G. Madjarian [op. cit. : 149] : ? L'oppo sition de la soci?t? marchande moderne aux

soci?t?s qui la pr?c?dent se donne chez Marx

comme opposition d'un monde domin? par la

valeur d'?change aux mondes domin?s par la

valeur d'usage [...]. Cette distinction reste ?

l'int?rieur de la repr?sentation moderne et ?co

nomique du rapport de l'homme aux choses, en

ignorant la charge incluse dans tout statut extra

utilitaire des biens. ?

Si, gr?ce au secours de ces auteurs, nous

parvenons ? mieux cerner en quoi le contexte

de ? transition ?, c'est-?-dire de passage d'un

syst?me ?conomique ? un autre, peut influer

sur les logiques ?conomiques et les comporte ments de d?pense, la question portant sur la

coexistence de deux attitudes diff?rentielles de

consumation n'est pas close.

Par le ?eu de la chance et du hasard

?C'est le sujet qui est consumation dans la

mesure o? il n'est pas astreint au travail. Si je ne me soucie plus de "ce qui sera" mais de "ce

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

163 qui est", quelle raison ai-je de rien garder en

r?serve ? Je puis aussit?t, en d?sordre, faire de

la totalit? des biens dont je dispose une consu

mation instantan?e. Cette consumation inutile

est ce qui m'agr?e, aussit?t lev? le souci du

lendemain [...]. Mais rien ne compte d?s lors, la violence se lib?re et elle se d?cha?ne sans

limites, dans la mesure o? la chaleur s'accro?t. ?

[Bataille op. cit. : 96] A. Walsh a bien saisi en quoi la port?e de

l'investissement de l'activit? (? court, ? moyen ou ? long terme) peut ?tre un facteur d?termi

nant dans les attitudes de d?pense qui, elles

m?mes, se d?clinent ? court, ? moyen ou ? long terme. La p?che, mais aussi l'extraction mi

ni?re, est une activit? qui se caract?rise juste ment par l'absence de besoin d'investissement

? long terme, par opposition ? celle de collec

teur ou de trader. Nous avons vu que les indi

vidus qui d?sirent s'y adonner n'ont point besoin d'un certain capital pour d?buter

puisque les engins n?cessaires leur sont pr?t?s

par les collecteurs, par l'entremise ou non de

soci?t?s de collecte. Les enqu?tes effectu?es

par le programme PATMAD11 confirment par ailleurs que les p?cheurs per?oivent leur acti

vit? comme ingrate, difficile et dangereuse. Pour toutes ces raisons, ils d?clarent que la

p?che ? n'a qu'un temps ?, qu'il leur tarde d'ac

cumuler suffisamment d'argent pour retourner

? des activit?s, certes moins lucratives, mais

plus ? s?res ?, qu'ils ne souhaitent pas que leurs

enfants aient ? souffrir comme eux d'une acti

vit? jug?e ? p?rilleuse ?. Pourtant, pour nombre

d'entre eux, ou en tout cas pour tous ceux qui ne r?ussissent ? se rapprocher des soci?t?s de

collecte, ? devenir des interm?diaires et, par la

suite, des ind?pendants, la situation s'?ternise.

Ils ne s'en sortent pas, ne poss?dent pas suffi

samment d'argent pour ?s'?chapper? : ?Les

p?cheurs ne parviennent pas ? ?pargner. Ils ga

gnent beaucoup d'argent, mais leur situation

reste inchang?e. Ils font la f?te et il ne reste

rien. Il n'est pas bon de demeurer trop long

temps ? Ankazomborona car les tentations

sont trop grandes pour d?penser son argent en

s'amusant. On a tout ? gagner et tout ? perdre dans ce village. Les migrants le savent bien et

se le disent. Il faut fuir rapidement ce village si

possible, d?s qu'on a du bien. Sinon ta situation

ne changera jamais. Tu seras toujours d?pen dant de ceux qui sont propri?taires du mat?riel

[...]. Moi-m?me, si j'arrivais ? garder suffi

samment d'argent dans mes mains, je partirais d?finitivement. ? (D, p?cheur, Ankazom

borona, 1999) Outre le fait qu'ils sont d?pendants des col

lecteurs, outre le contexte particulier qui les

incite ? ? cr?er ? du lien, outre leur habitus,

qu'est-ce qui pousse les p?cheurs ? br?ler leurs

revenus ?

La p?che comme l'extraction mini?re sont

des activit?s totalement nouvelles pour les po

pulations concern?es, autochtones et migrants. Elles sont consid?r?es non seulement comme

physiquement tr?s difficiles, mais ?galement comme dangereuses, tant il est vrai que l'ab

sence de tradition et de ma?trise des techniques

sp?cifiques augmente les risques et le nombre

des accidents fatals. De surcro?t, ces activit?s se

d?roulent dans des lieux jadis peu ou pas du tout

fr?quent?s, qui ont conserv? leur caract?re ? primordial ?, des lieux, pr?cise A. Walsh, ? sauvages ?, peupl?s par toutes sortes de forces

11. P?che artisanale et traditionnelle ? Madagascar.

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Page 21: Exclusions || La part maudite des pêcheurs de crevettes à Madagascar

SOPHIE GOEDEFROIT

164 et de g?nies de la nature, sous la terre ou

en pleine mer, des lieux ?loign?s des endroits

? domestiqu?s ? par l'homme, tel le village et

ses parages humains.

Cette situation contraste fortement avec

celle d?crite par M. Fi?loux et J. Lombard les

quels, faisant ?tat des effets induits par le boom

du coton sur une soci?t? agropastorale, insis

tent n?anmoins sur le caract?re innovant de ce

type d'agriculture pour expliquer le comporte ment de consommation des Masikoro. Dans les

fronts pionniers qui nous int?ressent, la d?route

et la d?stabilisation touchent ? leur paroxysme. Il ne s'agit plus pour les p?cheurs et les mi

neurs d'une t?che planifi?e dans le temps que l'on r?alise en famille, ou tout au moins en

groupe, dans l'int?r?t commun de voir cro?tre

une ressource qui en grandissant garantira la

perspective d'un revenu. L'extraction mini?re

comme la p?che figurent au rang des activit?s

des pr?dateurs. Chacun travaille pour soi en es

p?rant un gain souvent imm?diat mais aussi

al?atoire, car, comme pour l'agriculture de

rente pr?sent?e par M. Fi?loux et J. Lombard,

il ne suffit pas de faire une bonne prise pour avoir un gain en cons?quence. Le gain est su

bordonn? ? la pr?sence des collecteurs et est

soumis ? la fluctuation des cours du march?.

Les lieux aussi ont chang?, et cela est vrai

notamment pour la p?che. Plus de champs bor

n?s faisant l'objet d'une indivision familiale

dans le calcul de la succession o? chacun a sa

place, mais un espace mouvant et infini, inqui?

tant, qui, ? mesure qu'il s'?loigne du rivage, laisse le p?cheur occasionnel en perte de rep?res.

Un espace auquel il est ?tranger et qu'il ne par vient pas ? borner par la r?gularit? et la fr?

quence de ses parcours, comme cela se produit

dans d'autres soci?t?s de p?cheurs. Une res

source ?galement qui se cache, invisible, et que l'on traque sans jamais trop savoir o? elle se

trouve, inconstante, et dont on sait que si elle se

laisse attraper, elle fera alors du chanceux qui aborde le rivage, la pirogue pleine de sa

conqu?te, un homme combl? de richesses, un ri

chard, un h?ros d'un soir. Et d'un soir seule

ment, car l'argent ainsi gagn? sera aussit?t

dilapid?, br?l?, consum? dans un ?tourdissement

de d?penses improductives et ostentatoires ap

portant l'ivresse qui, parole de p?cheur, ? lave

l'angoisse, fournit le r?confort et fait dispara?tre les douleurs physiques cons?cutives ? l'effort ?.

Le sacrifice qui est fait l? est en r?alit? un m?

lange d'angoisse et de fr?n?sie.

Tous ces ?l?ments rendant la fortune acquise incertaine et les revers essuy?s par les victimes

de ces situations ont, comme l'expliquent M. Fi?loux et J. Lombard [op. cit. : 501], contri

bu? ? faire na?tre le sentiment que l'argent issu

des nouvelles ressources ? br?le les doigts ?,

qu'il ? n'a pas de poids. On croit le tenir en main

et pourtant il s'?chappe. Il est volatil, l?ger, im

palpable, comme la fum?e, comme l'air... ?.

Ces paroles d'un cultivateur de coton au d?but

des ann?es quatre-vingt pourraient ?tre celles

d'un p?cheur d'Ankazomborona. ? Le coton se

place dans un monde chaud qui, lui, est associ?

? l'inconnu, aux malheurs, aux maladies, ? tout

ce que l'on peut rencontrer sur sa route, que l'on ne conna?t pas et qui peut s'av?rer dange reux. Tout ce qui peut brouiller les cartes, trou

bler l'harmonie sociale, lib?rer des pouvoirs et

des forces obscures que l'on ne peut pas ma?tri

ser et qui menace les autorit?s, les l?gitimit?s sur lesquelles repose la soci?t? masikoro. ?

[Ibid. : 501] Cela est vrai ?galement pour la

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

165 p?che crevetti?re ? Ankazomborona. L'argent chaud s'oppose ? celui ?manant des autres re

gistres de production traditionnelle (?levage, ri

ziculture, etc.) ou encore ? celui issu de la vente

des crevettes, consid?r? comme froid. Car la

transaction commerciale est cens?e refroidir,

pour ne pas dire blanchir, l'argent chaud. Nous

sommes l? ? dans un domaine d'activit? parfai tement balis?. Dans un domaine sans innova

tion. Sans doute le lieu le plus efficace de la

reproduction sociale et de l'organisation ligna

g?re. Rien ici n'inqui?te. Les choses se d?rou

lent dans leur cours normal, apportant la vie

heureuse et la sant?. Tout est "froid". Aucun

"d?sordre social" g?n?rateur d'?pid?mies, de

s?cheresse, n'est ? craindre. On sait ce que l'on

fait pour l'avoir toujours fait ? [Fi?loux et Lom

bard op. cit. : 501]. Une fois encore, cela est

vrai pour les milieux d'o? proviennent les p? cheurs d'Ankazomborona et, dans une certaine

mesure, pour les collecteurs de crevettes.

La diff?rence, en termes de comportement de consommation, entre p?cheurs et collecteurs

tient manifestement aux modalit?s d'acquisi tion du revenu qui est ? chaud ? quand il pro vient directement de la mer et ? froid ? quand il

passe par le commerce. Cette conception est, selon nous, intimement li?e ? la notion de

chance si pr?sente dans l'esprit des p?cheurs. Dans nombre de pays et de soci?t?s, la

p?che est consid?r?e comme une activit? dan

gereuse. Le sentiment d'angoisse et d'ins?cu

rit? qui grandit ? mesure que l'on s'?loigne du

monde terrestre [Malinowski op. cit.] pour

rejoindre le domaine myst?rieux de la mer ex

plique la profusion des mythes, contes et l?

gendes portant sur les ?tres extraordinaires

(esprits aquatiques, sir?nes et monstres) qui

peuplent, dans l'imaginaire collectif, les pro fondeurs marines. Cette repr?sentation de l'uni

vers marin ?claire ?galement l'existence, dans

toutes les soci?t?s, de superstitions et d'interdits

attach?s aux activit?s maritimes, et de pratiques

magicoreligieuses et propitiatoires. Dans les

communaut?s ?tudi?es, cette angoisse, ces

croyances et ces pratiques sont d'autant plus

pr?gnantes que les p?cheurs concern?s ont une

exp?rience relativement r?cente de la mer. Les

pratiques magicoreligieuses cens?es prot?ger les p?cheurs et attirer la chance sur eux sont

nombreuses. Nous n'entrons pas ici dans le d?

tail de ces pratiques et dans le fonctionnement

des attaques en sorcellerie destin?es ? amoin

drir la chance d'autrui pour conforter la

sienne12.

De mani?re g?n?rale, la chance passe pour un don de naissance associ? ? un destin astrolo

gique particulier. Dans le contexte de la p?che et eu ?gard au caract?re singulier de cette res

source qui est r?solument commune ? tous, la

chance de l'un est per?ue comme allant ? ren

contre de celle des autres. En effet, le succ?s ra

pide d'un individu ne tient qu'? la chance acquise

par la pratique de la sorcellerie. Aussi, pour ? for

cer sa chance ?, le p?cheur s'entourera de pro tections magiques avant de partir en mer. Mais

surtout, il fera en sorte d'amoindrir la chance de

l'autre en ayant recours ? la sorcellerie. La

12. Comme le rapporte H. Andr?-Bigot [1998] ? propos des p?cheurs de Sainte-Lucie (Cara?bes) et comme on

l'observe ? Madagascar, les in?galit?s ?conomiques, le

prestige social et le savoir-faire de certaines personnes in

citent des individus et des groupes ? entreprendre des

actes qui tendent ? diminuer le rendement ou la chance

d'autrui pour augmenter la leur. Sur ce sujet, on consul

tera ?galement H. Gigu?re [2002].

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SOPHIE GOEDEFROIT

166 victime comme l'agresseur peuvent utiliser les

m?mes pratiques, soit pour se prot?ger d'at

taques pressenties, soit pour an?antir la r?ussite

d'autrui. Par ces techniques, chaque individu a

la possibilit? d'intervenir sur le sort de chacun, ce qui g?n?re un climat social et professionnel fortement fa?onn? par les strat?gies offensives

et d?fensives.

Dans les communaut?s de p?cheurs, nom

breux sont ceux qui consultent des devins

gu?risseurs qui les prot?gent de leurs rivaux po tentiels au moyen d'un rituel et d'un talisman

protecteur. Les sorties en mer sont souvent pr? c?d?es de visites aupr?s de devins qui dirigent sur leur client la chance et fabriquent des talis

mans offensifs, lesquels, appos?s pr?s de la de

meure ou la pirogue d'un rival, lui occasionnent

une s?rie d'insucc?s. Ce genre d'attaque en

gendre au sein de la population une m?fiance

constante ? l'?gard de tous, mais surtout de ceux

que l'on ne conna?t pas : les migrants. Et ces

derniers de craindre ? leur tour la capacit? de

nuisance de ceux qui, parce qu'ils ?taient l?

avant, sont cens?s avoir une plus grande intimit?

avec le milieu et avec les g?nies tut?laires et

sont ainsi dangereux pour ceux qui viennent tout

juste d'arriver : ? Si j'accumule mes richesses

aujourd'hui, si je les conserve ou les d?pense

pour moi-m?me, la chance me quittera et je p? rirai demain en mer. ?

L'angoisse de l'instant face ? l'angoisse du

lendemain, face aussi ? l'angoisse des autres qui deviennent d'autant plus redoutables que je ne

partage plus avec eux ma bonne fortune. L'an

goisse de rompre, de se perdre, de se retrouver

l?, seul, face ? la mer. La consumation ? ? au

trui ? a, selon nous, une fonction propitiatoire et

conjuratoire. Elle ? anxiolise ? l'individu tout

tremblant encore des risques qu'il vient de

prendre en mer et des risques du lendemain, dans le r?confort du partage. Ce qui l'emporte

alors, c'est la certitude de l'instant. Une mani?re

d'exorciser en quelque sorte l'incertitude du

lendemain dont la seule pens?e est source de

malheur. Une fa?on, en somme, tr?s singuli?re de s'opposer ? toute accumulation. ? La magie, comme le dit Bataille [op. cit. : 98], devient

alors une ?nonciation symbolique du d?sir de

d?truire. ?

Et par effet d'imitation...

Tous ceux qui connaissent les villages de p? cheurs qui s'?grainent le long de la c?te ouest ou

ceux nich?s sur les petites ?les non loin de la

c?te le savent bien : la fr?quence des sorties en

mer est relativement faible et les conditions m?

t?orologiques parfois d?favorables n'apportent

qu'une explication imparfaite ? ce ph?nom?ne. La d?cision de partir en mer ressort de motiva

tions plus personnelles : chercher de quoi se

nourrir bien s?r ou encore de quoi satisfaire un

besoin imp?rieux de num?raire n?cessaire ?

l'achat de tel ou tel objet. ? Notre champ ? nous

c'est la mer, et il n'est jamais sec ?, disent-ils,

pour justifier qu'il ne leur est pas n?cessaire de

pr?voir, d'anticiper le besoin en faisant des r?

serves et en accumulant des produits. ? Si je d?

sire quelque chose aujourd'hui, je peux toujours me rendre en mer d?s demain. Et si la p?che est

bonne, mon envie sera satisfaite [...]. ? quoi bon conserver le poisson ? Notre r?serve c'est la

mer, et elle est ? port?e de notre barque. ? La

pr?sence et l'abondance de la ressource expli

quent sans doute l'inexistence de techniques de conservation des produits halieutiques. Un

sentiment de vie ? au jour le jour ? se d?gage de

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

167 ces communaut?s qui, ? l'??ge de pierre?, vivent un ? ?ge d'abondance ? [Sahlins 1976].

Les soci?t?s de collecte qui, les premi?res, ont tent? de d?velopper une fili?re ont ?t? ini

tialement fort surprises. Un collecteur raconte :

? Il n'y avait rien ? comprendre. Nous venions

une fois par semaine pour chercher les produits, mais les prises et la production ?taient tr?s in

?gales. Nous avons alors augment? nos prix d'achat. Ce fut encore pis ! Plus ils avaient d'ar

gent et moins ils p?chaient, moins nous avions

de produits. Que faire? Comment parvenir ?

d?velopper l'effort de p?che ? ? Cette anecdote

r?v?le que la fr?quence de l'activit?, dans ces

communaut?s, est r?gul?e par la notion de be

soin. Apr?s plusieurs jours de travail et d'effort, le p?cheur satisfait se repose et vaque ? d'autres

occupations, et cela, jusqu'au moment o? un

autre besoin le presse de repartir en mer. Plus le

prix qui lui est offert est ?lev?, plus il assouvira

rapidement ses envies, moins il lui sera n?ces

saire de travailler. Tout est finalement une ques tion de ? seuil de sati?t? ? et, comme nous nous

proposons de le montrer, le d?veloppement de

l'offre de biens et de services dans les fronts

pionniers suscite chez les p?cheurs des d?sirs et

des besoins nouveaux qui les incitent ? prati

quer leur activit? de mani?re plus soutenue.

Non pour accumuler des revenus ou ?pargner, mais bien pour consumer et consumer encore et

se rapprocher ainsi d'un ? style de vie ? qui leur

appara?t plus satisfaisant.

Dans les fronts pionniers ?tudi?s et sur l'en

semble de la saison de p?che crevetti?re, le ni

veau d'activit? ne s'?l?ve qu'? 67 %13. Ce taux

varie en fonction du type d'engin utilis? et de

la composition de l'?quipage. Ainsi le taux

d'activit? des unit?s de p?che constitu?es en

majorit? d'autochtones ou assimil?s et qui em

ploient pourtant des engins moins performants

(barrage fixe et filet) atteint 50 % seulement, alors que celui des unit?s compos?es en majo rit? de migrants ayant recours ? du mat?riel

plus performant (filet maillant et grande senne) s'?l?ve ? 67 %. Cette diff?rence peut s'ex

pliquer par l'existence de diff?rents seuils de

sati?t? et de besoins diff?rentiels entre les p? cheurs autochtones (ou r?sidents permanents) et

les p?cheurs migrants actuels.

Depuis le milieu des ann?es quatre-vingt

dix, p?riode qui annonce le d?but de la poli

tique d'ouverture ?conomique de Madagascar, les objets d'exportation inondent les march?s

des grandes villes et ceux des villages les plus retir?s. La mise en contact avec des biens

jusqu'alors inconnus suscite chez les Mal

gaches des besoins en ?quipement compl?te ment ?trangers aux logiques ?conomiques

traditionnelles. Des besoins exacerb?s encore

par la volont? qu'ont certains, et les jeunes en

particulier, de se conformer au mod?le qu'ils croient ?tre le mode de vie des ?trangers vazaha14, et que la t?l?vision, largement r?pan due ces derni?res ann?es, contribue ? v?hicu

ler. Ce ph?nom?ne, qui participe de mani?re

manifeste du concept de ? demonstration

effect ? d?velopp? par R. Nuske et repris par P. Ottino dans son analyse des ? fonctions de

consommation dans les ?conomies malgaches

13. Le taux d'activit? correspond au pourcentage d'unit?s

de p?che ayant pratiqu? la p?che crevetti?re sur le nombre

total d'unit?s susceptibles de le faire.

14. Vazaha d?signe l'?tranger (? Madagascar), tandis que

vahiny renvoie, entre autres acceptions, ? l'immigrant

malgache par opposition ? l'autochtone (tompon-tany).

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SOPHIE GOEDEFROIT

168 du Bas-Mangoky ? [op. cit. : 301], varie selon

les milieux. Il semble ainsi plus important en

milieu urbain que partout ailleurs. Cependant, on constate qu'il est ?galement tr?s pr?sent dans les fronts pionniers et que cela n'est pas

r?cent, comme en t?moignent M. Fi?loux et

J. Lombard [op. cit. : 503] pour les fronts pion niers du coton au d?but des ann?es quatre

vingt : ?Ce n'est pas l'argent qui est chaud,

mais ce sont les besoins qui ont chang? [...]. Nous sommes victimes de nos d?sirs, on veut

une cruche, et puis une autre, un lit, un poste

radio, une table, une maison en t?le, des bijoux en or... Tant de choses qu'il faut avoir de plus en plus d'argent pour les obtenir, 5 millions ne

suffisent plus !... Ce n'est pas l'argent qui est

chaud, ce sont les choses que l'on d?sire qui sont devenues plus nombreuses... ?

Les fronts pionniers offrent un contexte fa

vorable ? l'accroissement de ce ph?nom?ne qui d?note un besoin accru de biens ostentatoires et

de prestige. La masse mon?taire y est cons?

quente, et le d?veloppement des circuits de col

lecte renforce la mise en place d'un march? de

biens et de services. Il est ?galement important de consid?rer l'arriv?e continue de migrants comme un facteur favorisant une certaine ? ca

pillarit? ? [Ottino op. cit. : 302] de ces soci?t?s

face ? l'?mergence de nouveaux besoins et de

nouveaux modes de consommation. Ainsi

toutes les franges de la population ne sont pas

pareillement touch?es par cet ?effet d'imita

tion ?. Les migrants actuels, plus jeunes mais

aussi plus mobiles et en contact plus direct avec

les march?s urbains et le monde ext?rieur, sont

plus concern?s que les p?cheurs, autochtones ou

r?sidents, par l'augmentation des besoins, des

d?sirs et par la baisse du niveau de sati?t?. Les

collecteurs participent ?galement fortement ?

cette tendance, puisqu'ils sont toujours les pre miers ? vouloir montrer leur diff?rence en ?par

gnant, mais surtout en se montrant plus ? modernes ? que la masse des p?cheurs ? tradi

tionnels ?. Cela ne va pas sans un ? investis

sement ? en biens d'exportation : v?tements

europ?ens, baskets, casquettes, radios.

Le comportement g?n?ralis? de consuma

tion observ? dans les fronts pionniers mal

gaches n'est pas fa?onn?, ex nihilo, par les

particularit?s du contexte. Certes, les formes

ont chang? puisque c'est dans les plaisirs chauds que l'on sacrifie aujourd'hui ses reve

nus et non plus ? travers le sacrifice de z?bus.

Mais les fonctions de ces d?penses semblent

r?pondre, en tout cas chez les p?cheurs, aux

logiques anciennes. Se montrer g?n?reux pour

acqu?rir un statut, cr?er des liens d'affinit? ou

se pr?munir de l'adversit? demeure une n?ces

sit?. En faisant montre de g?n?rosit?, la finalit?

poursuivie ?quivaut, en quelque sorte, ? un

? investissement ? dans le social. Et, poussant

plus avant notre r?flexion, on peut dire alors

que le sacrifice de biens peut ?tre assimil? non

pas ? un comportement de d?pense ? improduc tive ? mais, bien au contraire, que la d?pense

qui est faite l? peut ?tre consid?r?e comme

? productive ? en ce qu'elle raffermit les r?

seaux d'alli?s et produit des liens sociaux.

Le sens que l'on accorde d'ordinaire au concept de d?pense ? productive ? et ? improductive ?

dans la logique de nos soci?t?s industrielles et

marchandes aurait ainsi besoin d'?tre revisit?

dans le cadre des soci?t?s malgaches.

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LA PART MAUDITE DES P?CHEURS DE CREVETTES ? MADAGASCAR

169 Les fronts pionniers sont des lieux d'exc?s,

non seulement parce qu'ils offrent les moyens de comportements extravagants de d?penses dites improductives, mais aussi parce qu'ils sti

mulent ? la fois les comportements-r?flexes de

d?penses chez des individus issus de milieux

traditionnels et favorisent l'apparition de com

portements ?conomiques propres au milieu

urbain. La cat?gorie de ceux qui, selon les p?

cheurs, ? engouffrent l'argent ? est donc relati

vement stable et regroupe des individus jug?s et se revendiquant ? modernes ? par opposition aux p?cheurs qui se d?clarent et sont toujours

per?us comme ? traditionnels ?.

La coexistence de ces comportements contrast?s de consumation en un seul et m?me

contexte a de quoi surprendre. Bataille [op.

cit.] les interpr?te au travers d'un processus de

transformation des logiques ?conomiques,

qui fait passer la soci?t? du stade d'?conomie ? primitive ? au stade capitaliste et industriel.

M. Fi?loux et J. Lombard [op. cit.] y verraient

plut?t la preuve d'un changement de mentalit?

au sein d'une m?me cat?gorie et d'une m?me

soci?t?.

Chacun per?oit ces diff?rences comme ?tant

progressives, jamais simultan?es ou, tout au

moins, jamais install?es. Or, de toute ?vidence, telle est bien la situation qui se pr?sente ? nous

dans les fronts pionniers de la p?che crevetti?re.

La singularit? de cette situation rel?ve en pre mi?re instance des conditions d'organisation

sp?cifiques des activit?s de p?che et de collecte.

Celles-ci ont induit ? la fois la stabilisation d'une

cat?gorie de la population, ? savoir les collec

teurs, et le renouvellement continu d'une autre

frange de la population, ? savoir les p?cheurs. On est en droit cependant de s'interroger sur

la p?rennit? d'un syst?me qui semble conforter

la situation de rente des collecteurs, bas?e sur la

capture, sans contrepartie, des revenus de la

p?che, au d?triment apparent des p?cheurs qui, eux, consument sans compter et laissent ainsi ? ?chapper ? leur argent. On peut se demander

s'il n'existe pas un point de rupture dans la re

production de ce syst?me. La pr?sence de

p?cheurs vieillissants, incapables de p?cher, comme ? ?chou?s ? dans ces villages, et qui vi

vent de la r?tribution de menus services, nous

conforte dans notre interrogation. Et pourtant cette situation perdure, dans certains fronts

pionniers de la p?che crevetti?re comme Anka

zomborona, depuis plus de trente ans !

C'est alors que l'on comprend que le sys t?me est entretenu par l'arriv?e continue de

migrants. Qu'au milieu des ann?es quatre

vingt-dix, la nouvelle vague d'itin?rants, plus mobiles et plus sensibles aux effets d'imita

tion, a permis, sinon de relancer, du moins de

maintenir ce syst?me. On comprend que ce

syst?me se nourrit de ce renouvellement, qu'il

agit, si on m'autorise la m?taphore, comme un

ogre, puisqu'il puise sa vitalit? dans la consu

mation permanente des nouveaux venus : une

autre forme, plus moderne en quelque sorte, de

sacrifice. Et de s'interroger ? nouveau sur la

dimension r?elle de ce syst?me qui, port? ?

l'?chelle de Madagascar, prendrait la dimen

sion d'un ph?nom?ne. En effet, au regard de la

r?cente dynamique de migration que conna?t le

pays et de sa politique d'ouverture ?cono

mique, les remaniements sociaux et les moda

lit?s actuelles de redistribution des richesses

et des r?les au sein des communaut?s ? pion ni?res ? ne pr?figurent-ils pas les formes d'or

ganisation communautaire de demain ?

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