4
Des amanites tue-mouches géantes, bienvenue dans un monde hallucinogène Jadis, le sage chinois Tchouang Tseu 1 rêva qu’il était un papillon. Au réveil, il s’interrogea malicieux : « Suis-je vraiment ici ? Et si maintenant, c’était le papillon qui rêve qu’il est Tchouang Tseu ? » De quoi bouleverser toute certitude… Car enn, comment être certain que le monde que nous voyons n’est pas juste un rêve, que nous ne sommes pas en train de rêver ? Cette perspective renversante n’est pas sans rappeler la démarche et l’œuvre de l’artiste Carsten Höller, né à Bruxelles en 1961 de parents allemands et aujourd’hui résident à Stockholm. A son sujet, on a souvent dit que le doute avait été érigé en une sorte de règle, que de sa première formation scientique il avait naturellement gardé ce goût de l’expérience et de l’hypothèse. S’il est certain que le doute fait partie de ses procédés, Carsten Höller ne l’utilise pas pour démontrer mais plutôt pour provoquer un nouvel état sensoriel chez le spectateur, le ramener à un état souvent refoulé par nos sociétés et nos certitudes. Cette remise en cause du modèle de subjectivité occidentale que symbolise la philosophie d’un certain Descartes, Carsten Höller l’éprouve dès la n des années 1990 à travers son oeuvre « A Laboratory of doubts » (1999). Embarqué dans une Mercedes-Benz blanche, surmontée de deux mégaphones censés diuser des messages hésitants, Carsten Höller sillonne les rues d’Anvers. Avec cette œuvre, l’artiste créait un environnement déconcertant, voire insécurisant, et « matérialisait » sans le représenter physiquement le doute. Chacune des œuvres de Carsten Höller est une invitation à expérimenter de nouvelles perceptions. Pour les aborder, acceptez de vous éloigner de votre réalité et laissez- vous embarquer dans de nouvelles dimensions. Destination votre alter ego. 50 art & experience Carsten Holler / Aux portes de la perception

experience - DoYouBuzz

  • Upload
    others

  • View
    12

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: experience - DoYouBuzz

Des amanites tue-mouches géantes, bienvenue dans un monde hallucinogène

Jadis, le sage chinois Tchouang Tseu1 rêva qu’il était un papillon. Au réveil, il s’interrogea malicieux  : «  Suis-je vraiment ici ? Et si maintenant, c’était le papillon qui rêve qu’il est Tchouang Tseu ? » De quoi bouleverser toute certitude… Car en"n, comment être certain que le monde que nous voyons n’est pas juste un rêve, que nous ne sommes pas en train de rêver ? Cette perspective renversante n’est pas sans rappeler la démarche et l’œuvre de l’artiste Carsten Höller, né à Bruxelles en 1961 de parents allemands et aujourd’hui résident à Stockholm. A son sujet, on a souvent dit que le doute avait été érigé en une sorte de règle, que de sa première formation scienti"que il avait naturellement gardé ce goût de l’expérience et de l’hypothèse. S’il est certain que le doute

fait partie de ses procédés, Carsten Höller ne l’utilise pas pour démontrer mais plutôt pour provoquer un nouvel état sensoriel chez le spectateur, le ramener à un état souvent refoulé par nos sociétés et nos certitudes. Cette remise en cause du modèle de subjectivité occidentale que symbolise la philosophie d’un certain Descartes, Carsten Höller l’éprouve dès la "n des années 1990 à travers son oeuvre « A Laboratory of doubts  » (1999). Embarqué dans une Mercedes-Benz blanche, surmontée de deux mégaphones censés di#user des messages hésitants, Carsten Höller sillonne les rues d’Anvers. Avec cette œuvre, l’artiste créait un environnement déconcertant, voire insécurisant, et « matérialisait » sans le représenter physiquement le doute.

Chacune des œuvres de Carsten Höller est une invitation à expérimenter de nouvelles perceptions. Pour les aborder, acceptez de vous éloigner de votre réalité et laissez- vous embarquer dans de nouvelles dimensions. Destination votre alter ego.

50

art &experience

Carsten Holler / Aux portes de la perception

Page 2: experience - DoYouBuzz

Dans la même veine, son travail sur les «  lunettes à vision inversée » (« Upside Down Goggles », 1994-2009) provoque une désorientation sensorielle. Objets à l’apparence extravagante et futuriste, elles permettent au spectateur qui les porte de voir le monde à l’envers. Cette inversion perturbe bien sûr, mais elle permet aussi de découvrir le monde selon une « vision non- inversée de l’image rétinienne ». Quelle est la bonne image ? Le doute s’installe… Et dans sa pièce « Upside Down Mushroom Room » exposée en 2000 à la Fondation Prada à Milan ? En pénétrant la salle d’exposition, le spectateur découvrait cette fois des amanites tue-mouches suspendues au plafond les pieds en l’air, tandis qu’au sol des néons illuminaient l’espace. Etait-ce l’e"et hallucinogène du champignon qui permettait de découvrir le monde dans ce sens ? Ou bien Carsten Höller qui permettait de percevoir, sans lunettes cette fois, l’image «  première  » (ou rétinienne) qui n’a pas encore été modi#ée par notre cerveau  ? Loin des certitudes qui enferment l’homme dans une vision étriquée du monde et qui conditionnent de fait sa vision de lui-même, l’artiste cherche à multiplier les possibilités, décupler les interprétations, ouvrir grands ses sens et son esprit.

Incontestablement riche, l’œuvre de Carsten Höller est ainsi composée de divers procédés destinés à provoquer et altérer nos sens. Outre celui de l’inversion, celui du double qu’il utilise dans des expositions qu’il orchestre lui-même, à la manière d’expériences grandeur nature pour le visiteur. Citons ainsi «  Une exposition à Marseille  » qu’il imagine en 2004 pour le musée d’art contemporain de Marseille (MAC). Dans les dédales du MAC, treize de ses œuvres sont présentées de manière articulée: les œuvres disposées dans les salles latérales apparaissent deux fois, tandis que les œuvres situées au centre contribuent à la con#guration symétrique de l’ensemble. Le visiteur est ainsi propulsé dans une sorte de test géant de Rorschach (fameux test psycho-clinicien basé sur l’interprétation du patient de planches avec des tâches d’encre, censé permettre d’évaluer son psychisme et longtemps utilisé pour déceler la schizophrénie). Bien que ce test soit l’objet de nombreuses controverses, l’intérêt que semble y trouver Carsten Höller est sa vocation à faire appel à la fois à la sensorialité du sujet, à son inconscient et à sa capacité projective. Bref, à provoquer des réactions immédiates, détachées de nos souvenirs ou de nos ré$exions établis. L’espace de l’exposition ainsi réorganisé devient avec Carsten Höller un environnement qui in$ue sur la perception et ses repères classiques.  Le visiteur n’est plus simple spectateur, il vit l’expérience que lui propose l’artiste et devient en quelque sorte le cobaye de son envie de montrer le monde sous un autre angle.

Autre #gure primordiale de son oeuvre, les animaux liés aux traditions chamaniques que l’on retrouve dans «  Soma  », exposition fantastique montée à Berlin en 2010. Dans la Hamburger Bahnhof, l’artiste avait installé une douzaine de rennes vivants évoluant librement aux côtés de canaries, de mouches et de souris. L’espace, scindé en deux parties identiques comme dans une expérience scienti#que, abritait d’un côté les rennes nourris chaque jour avec des amanites (qu’ils mangent naturellement), de l’autre sans. L’ambition de

ce projet extravagant était de mener à bien une expérience aux accents mystiques, imaginée à la suite de multiples recherches : la production de Soma – une boisson mythique capable de mener à Dieu selon la religion védique des steppes nordiques et asiatiques - qui selon Gordon Wasson contiendrait de l’amanite. Chaque jour l’urine des rennes était récupérée et conservée au frais pour être peut-être un jour bue comme du Soma. Cette construction d’un mythe à partir de recherches pseudo- scienti#ques pour repenser la perception du monde, Carsten Höller la défend  : «  Je ne cherche pas à expliquer le monde qui existe déjà. Je cherche les voies vers d’autres mondes existants. (…) D’autres mondes existent, il faut étendre notre personnalité si l’on veut s’en approcher. »2

Si l’expérience spirituelle à laquelle nous convie Carsten Höller peut revêtir comme ici les formes de la science, elle peut également évoquer les rites de passage. C’est le cas de ses œuvres en mouvement tirées de l’univers des «  Amusment parks  ». Un choix qui n’a rien d’anodin puisque ces lieux sont des terrains à la fois de jeux et d’apprentissage. Ils évoquent l’enfance, âge d’or de l’imaginaire encore vierge de nos certitudes d’adultes. Ils sont aussi des lieux de plaisir, de rêves et de joie. Depuis plusieurs années, Carsten Höller rachète des manèges qu’il remet en marche en les modi#ant, ou bien les construit lui-même avant de les orner de miroirs. Ces pièces sculpturales fascinent tant par leur taille que par leur beauté et leurs atours lumineux hypnotisants. Elles nous rappellent notre enfance, nous donnent envie de monter dessus et de les essayer. Pourtant, en les faisant fonctionner au ralenti, l’artiste dépouille ces engins de leur fonction première et défait nos souvenirs. Face à eux, notre esprit enclin à la nostalgie du passé fait l’expérience du manège d’une manière tout à fait di"érente. Une vision ralentie de la réalité et déformée de nos souvenirs que l’on peut vivre au Musée d’art contemporain de Rome (MACRO), avec l’œuvre « Double Carousel with Zollner Stripes ». Composée de deux manèges en mouvement qui tournent à vitesse très réduite et en sens contraire, ils seront accessibles aux visiteurs qui pourront les tester librement et éprouver cette altération des sens que préconise Cartsen Höller pour découvrir son alter ego « même pas en rêve ».

Camille Lacharmoise

1. Moine taoïste ayant vécu au 4e siècle avant J-C, auteur du « Rêve du Papillon »2. « Les inrocks », 16/02/2011

Prochaines expositions en cours ou à venir

New Museum New York- « Carsten Höller / Experience » 26 octobre 2011-15 janvier 2012

Musée d’art contemporain de Rome 2 décembre 2011- 15 janvier 2012

Galerie Air de Paris - juin 2012 www.airdeparis.com

51

art &experience

Page 3: experience - DoYouBuzz

Carsten HöllerParc d’attractions, 2006

manèges modi!és : Gravitron twister, autos tamponneuses, billes en supsension: BajaPhoto MBAC, Courtesy MASS MOCA, North Adams(MA)52

art &experience

Page 4: experience - DoYouBuzz

Carsten Höller,“Mirror Carousel”, 2005Installation views, « Logic »Gagosian, London, 2005Courtesy Gagosian, LondonPhoto : Attilio Maranzano

Carsten Höller, ‘Mirror Carousel’, 2005Installation views “Reconstruction #1” Sudeley Castle, 2006 Courtesy Sudeley Castle Photo : Matthew Leighton

53