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Quelle est la fonction de l’entreprise ? 30 septembre 2007 Pour poster un commentaire L’entreprise peut, comme toute institution et comme tout être naturel, être considérée selon des points de vue divers : ceux des actionnaires, des dirigeants, des gestionnaires, des comptables, des agents opérationnels, des syndicalistes etc. À chacun de ces points de vue correspond une définition de l’entreprise : il est donc impossible de la réduire à une définition unique, à une « essence » (selon le vocabulaire aristotélicien). Cela conduit à mettre en doute la réalité de l’entreprise, qui relèverait du mythe (selon le vocabulaire platonicien) ou de l’idéologie (selon le vocabulaire marxiste) : on peut évoquer ainsi les mythes de la réalisation individuelle ou éthique, de l’intérêt collectif, de la régulation, du refuge sociétal etc. * * Ces mythes existent, ils ont des effets, mais ne convient-il pas d’en faire abstraction si l’on veut élucider lafonction de l’entreprise, c’est-à-dire ce qu’elle fait, ce qu’elle produit ? Le concept clé sera celui d’activité : l’entreprise consomme des intrants (inputs), utilise des facteurs de production (capital, travail), met en œuvre des techniques et produit des extrants (outputs). Si l’utilité des extrants est supérieure à celle des intrants, l’entreprise apparaît comme la boîte noire où s’élabore la valeur ajoutée : elle s’intercale entre la nature, qui fournit les matières premières, et les êtres humains auxquels elle procure le bien-être. Elle joue, dans la biosphère, un rôle analogue à celui de la cellule dans un être vivant. Ce point de vue est tellement simple qu’on peut le croire simpliste. Mais l’ignorer reviendrait à faire abstraction de la fonction physique de l’entreprise, de son rôle dans le rapport entre les êtres humains et la nature, de la transformation qu’elle apporte à celle-ci, du bien-être qu’elle nous procure [1] . L’adopter permet par contre de considérer la liste des intrants, la nature, la qualité, la diversité des extrants, leur adéquation aux besoins (utilité) et la consistance de la valeur ajoutée. Une bonne part du raisonnement écologique est suspendue à cette analyse : les ressources non renouvelables que l’entreprise consomme sont-elles convenablement évaluées ? Parmi les extrants, certains (pollution, désordre de l’urbanisme) n’ont-ils pas une valeur négative ?

exposé d'histoire des entreprises modernes

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Quelle est la fonction de l’entreprise ?

30 septembre 2007

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L’entreprise peut, comme toute institution et comme tout être naturel, être considérée selon des points de vue divers : ceux des actionnaires, des dirigeants, des gestionnaires, des comptables, des agents opérationnels, des syndicalistes etc.

À chacun de ces points de vue correspond une définition de l’entreprise : il est donc impossible de la réduire à une définition unique, à une « essence » (selon le vocabulaire aristotélicien). Cela conduit à mettre en doute la réalité de l’entreprise, qui relèverait du mythe (selon le vocabulaire platonicien) ou de l’idéologie (selon le vocabulaire marxiste) : on peut évoquer ainsi les mythes de la réalisation individuelle ou éthique, de l’intérêt collectif, de la régulation, du refuge sociétal etc.

*     *

Ces mythes existent, ils ont des effets, mais ne convient-il pas d’en faire abstraction si l’on veut élucider lafonction de l’entreprise, c’est-à-dire ce qu’elle fait, ce qu’elle produit ?

Le concept clé sera celui d’activité : l’entreprise consomme des intrants (inputs), utilise des facteurs de production (capital, travail), met en œuvre des techniques et produit des extrants (outputs).

Si l’utilité des extrants est supérieure à celle des intrants, l’entreprise apparaît comme la boîte noire où s’élabore la valeur ajoutée : elle s’intercale entre la nature, qui fournit les matières premières, et les êtres humains auxquels elle procure le bien-être. Elle joue, dans la biosphère, un rôle analogue à celui de la cellule dans un être vivant.

Ce point de vue est tellement simple qu’on peut le croire simpliste. Mais l’ignorer reviendrait à faire abstraction de la fonction physique de l’entreprise, de son rôle dans le rapport entre les êtres humains et la nature, de la transformation qu’elle apporte à celle-ci, du bien-être qu’elle nous procure[1].

L’adopter permet par contre de considérer la liste des intrants, la nature, la qualité, la diversité des extrants, leur adéquation aux besoins (utilité) et la consistance de la valeur ajoutée. Une bonne part du raisonnement écologique est suspendue à cette analyse : les ressources non renouvelables que l’entreprise consomme sont-elles convenablement évaluées ? Parmi les extrants, certains (pollution, désordre de l’urbanisme) n’ont-ils pas une valeur négative ?

Notons que seul le bien-être est l’objet de l’économie, de l’entreprise. Que le bien-être ne soit pas le bonheur, chacun l’expérimente dans sa vie personnelle. Sans doute ne peut-on trouver le bonheur que dans la maturité et la sagesse, mais la conscience de l’utilité du travail que l’on fait y contribue : parmi les procédés qu’utilise un tortionnaire pour détruire la dignité de sa victime, le plus efficace est de la contraindre à un travail inutile (creuser des trous qu’elle devra ensuite boucher etc.).

Certains médisent de l’entreprise parce qu’elle ne les rend pas heureux. Ils seraient pourtant assurément contrariés s’il leur fallait se priver de ses produits : machine à laver, voiture, télévision, téléphone, et jusqu’aux magasins où l’on trouve chaque jour de quoi se vêtir et se nourrir… Revenir à la chasse et à la cueillette, renoncer à la production, cela peut alimenter une rêverie mais elle ne sera jamais sincère.

*     *

Sachant ce que l’entreprise produit, il faut encore ouvrir cette boîte noire pour savoir comment elle produit. On examinera son organisation, les techniques qu’elle met en œuvre, les équipements qui constituent son capital fixe.

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Ces aspects de l’entreprise obéissent à des dynamiques qui s’entrecroisent (dimensionnement et investissement ; innovation de produit et de procédé ; compétences et formation ; pouvoirs de décision légitimes etc.) : autant d’enjeux psychologiques, sociologiques, voire culturels que révèle l’analyse tout comme, dans une cellule, elle révèle les mécanismes de l’ADN et des mitochondries.

Celui qui entreprend de créer, animer, diriger une entreprise ne doit pas ignorer ces dynamiques, mais les considérer ne contredit en rien la fonction de l’entreprise qui est et reste celle-ci : organiser le travail humain afin de produire efficacement des choses utiles.

Cette fonction, résumant le rôle de l’entreprise dans la biosphère, est plus fondamentale que les enjeux dont l’entreprise est l’objet (ou la proie) comme « produire du profit », « accroître la capitalisation boursière », « créer des emplois », « distribuer du pouvoir d’achat aux salariés », « contribuer à la puissance de la Nation » etc., même s’ils peuvent motiver l’action des agents

L’histoire de l’entreprise n’est d’ailleurs rien d’autre que l’histoire de son organisation, de l’artisanat médiéval à l’industrie au XVIIIème siècle en passant par le mercantilisme, puis à l’entreprise moderne vers 1880, enfin à l’entreprise contemporaine autour de 1975 [2].

*     *

Dans l’entreprise contemporaine, le produit est un assemblage de biens et de services élaboré par des entreprises en partenariat ; le régime de concurrence monopoliste, sous lequel s’établit l’équilibre de cette économie, implique que l’entreprise sache « ravir » le client sous les deux acceptions du terme, séduire etcaptiver (ou capturer).

J’ai montré ailleurs [3] que cette économie-là résulte, de façon endogène, de l’automatisation de la production et de la forme que celle-ci confère à la fonction de coût.

Mais l’entreprise n’a pas plus d’intention, que n’en a une cellule vivante – et s’il convient d’être attentif aux dangers que présente une forme d’organisation en regard des valeurs et priorités humaines, il faut également voir ce qu’elle peut leur apporter.

*     *

Le fait est que l’on rencontre, dans l’entreprise contemporaine, autant de traits positifs que de traits inquiétants.

Le marketing, dont la mission essentielle était dans l’économie moderne de gaver le consommateur de produits standardisés, est devenu dans l’économie contemporaine une technique statistique au service d’une science, l’analyse des besoins, d’où résulte une segmentation de la clientèle. Que l’entreprise devienne attentive aux besoins, qu’elle se mette au service du client, qu’elle personnalise la relation avec lui (ou du moins qu’elle réalise une personnalisation approchée par le moyen de la segmentation), faut-il le lui reprocher ?

Le consommateur d’aujourd’hui tolère de moins en moins les comportements impérieux, ou impériaux, que certaines entreprises ont hérité de leur passé ; il trouve naturel que l’entreprise le connaisse, le reconnaisse et le traite en conséquence, alors que cela suppose des prouesses dans les systèmes d’information.

Au respect envers le client répond, dans l’entreprise contemporaine, le respect envers les salariés. Comme la production physique est automatisée l’essentiel de la force de travail est en effet employée à la conception des nouveaux produits ou à la relation avec les clients. Or on ne peut pas employer des concepteurs si on ne sait pas écouter ce qu’ils ont à dire, et il faut savoir écouter aussi les comptes rendus des agents opérationnels à qui l’on a délégué la relation avec les clients.

Certes, beaucoup d’entreprises n’ont pas encore compris ces exigences et certaines préféreront mourir plutôt que de s’y adapter[4]. On peut craindre qu’il n’en soit de même des institutions que

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l’économie moderne avait sécrétées et qui lui étaient étroitement ajustées (éducation, santé, retraite, emploi, justice, parlement etc.).

Mais de toutes les institutions, l’entreprise est celle qui est le mieux capable de s’adapter à l’économie contemporaine : sa démographie est continuellement renouvelée par décès et naissances, ce qui n’est assurément pas le cas de ministères comme l’Éducation nationale ou la Justice, ni d’un grand « système » comme le système de santé.

*     *

C’est dans l’obsolescence généralisée des institutions que résident les pires dangers. L’économie contemporaine est en effet, toujours en raison de l’automatisation, l’économie du risque maximum : la totalité du coût de production des biens est dépensée lors de la programmation et de la mise en place de l’automate, avant que la première unité du bien ne soit vendue, avant donc que l’entreprise n’ait reçu la première réponse du marché et n’ait pu prendre connaissance des initiatives de ses concurrents.

Il en résulte une montée à l’extrême des tentations et avec elles de la criminalité en col blanc : corruption, rétrocommissions, caisses noires, blanchiment, fausses annonces, manipulations des comptes, délits d'initié se répandent comme une épidémie ; des prédateurs se glissent parmi les chefs d’entreprise et usurpent le titre d’entrepreneur ; le bon milieu social où se recrutent les dirigeants copine avec le milieu tout court ; l’informatique et les réseaux apportent à ces malfaiteurs des outils d’une puissance inédite[5]. Les magistrats, pris au dépourvu par ces phénomènes nouveaux, tapent au hasard dans le tas.

Dès lors en effet le client peut se trouver captif, « ravi » par des manipulations médiatiques qui s’enracinent non dans le respect mais dans le mépris, non dans le service mais dans la domination[6].

Mais on ne peut diagnostiquer et prescrire, là encore, que si l’on a pris d’abord une claire conscience de la nature physique du phénomène, et aussi des aspects positifs qu’il comporte et sur lesquels l’entrepreneur pourra appuyer le levier de son action.

[1] Ainsi dire que le téléphone sert à se parler à distance est assurément simplet, pourtant c’est ce fait qu’il faut considérer avant d’élaborer la théorie du réseau dans toute sa complexité.

[2] Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme, Gallimard 2005 ; Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard 1978.

[3] Michel Volle, e-conomie, Economica 2000.

[4] Voir « L’entreprise suicidaire ».

[5] Lorsque le président de la République dit qu’il convient de « dépénaliser le droit des affaires » il entend sans doute mettre un terme à certains abus, mais on peut craindre que l’appareil judiciaire ne puisse pas apprendre à distinguer, parmi les dirigeants, les prédateurs des entrepreneurs.

[6] « Dans une perspective ”business”, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » (Patrick Le Lay, in Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième Jour, 2004, p. 92 et 93).

Pour lire un peu plus :- Qu'est-ce qu'une   entreprise   ?

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- A la recherche de la stratégie- L’entreprise suicidaire- Le SI dans la sociologie de l'entreprise- Histoire des techniques- e-conomie

http://www.volle.com/travaux/fonctionent.htm © Michel VOLLE, 2007 GNU Free Documentation License

Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe au début du XXe

Composition du dossier DossierNous nous intéresserons ici aux entreprises et aux entrepreneurs du XVIIIe au début du XXe siècle. Nous prenons comme référence l'ouvrage dePatrick Verley, maître de conférence à l'Université de Paris I, Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, Carré Histoire, Hachette. Sur la base de ses travaux nous étudierons la naissance et le développement des entreprises industrielles. L'étude s'étend du milieu du XVIIIe, date à laquelle s'esquisse une activité d'entrepreneur au sens moderne de ce mot,  jusqu'au années 1920 où les formes entrepreneuriales contemporaines sont fixées.

  Introduction

 Les entreprises de l'âge pré-industriel

  Les entreprises de l'âge industriel   Les entreprises et le processus d'industrialisation

 Taille et optimum

 Entreprises et réseaux familiaux

 Les sociétés de commerce au secours des familles

   Financer et compter   

   Les "grandes entreprises modernes", du milieu du XIXe à l'entre-deux-guerres       Définition de la "grande entreprise moderne"     Les compagnies de chemins de fer     Les grandes entreprises industrielles américaines     Spécificités nationales de la grande entreprise moderne     La naissance des "multinationales"     Conclusion

On the sit http://www.yrub.com/histoire/histeco.htm

Détermination du prix d'un bien

Du Moyen Age à l'époque moderne, des marchands et des négociants aventureux ont risqué leurs capitaux dans l'espoir de gros profits; ils ont ainsi créé et perfectionné les instruments d'un capitalisme naissant. Riches d'esprit d'entreprise, capables de tisser des réseaux internationaux complexes, ils pourraient à juste titre être nommés « entrepreneurs », mais dans un sens très général. La réussite de leurs affaires reposait au premier chef sur la rapidité de leur information sur l'état des marchés. La correspondance commerciale était le travail quotidien dont dépendait le gain final. En revanche, ils n'avaient que peu d'expérience de la maîtrise des techniques de production et de la gestion de la main-d'oeuvre, car ils préféraient acheter à des producteurs indépendants et ne dirigeaient, dans leurs

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maisons de commerce, que quelques employés. Le développement des activités des négociants eut pour conséquence, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, d'amoindrir les différentiels de prix entre places commerciales et donc d'affaiblir leurs profits. D'autres capacités étaient requises pour la gestion des grands domaines agricoles à l'époque moderne, qui étaient dirigés, pour le compte de leurs propriétaires, par des intendants, déjà de véritables « managers ». Du fait des coûts importants de transports relativement au prix des produits, dès que la distance augmentait, ils se trouvaient rarement dans des rapports de concurrence entre eux. Ils pouvaient cependant profiter des fluctuations internationales de prix, comme en cas de mauvaises récoltes dans un pays voisin. Ils diversifiaient enfin parfois l'économie du domaine en adjoignant aux travaux agricoles des activités minières ou sidérurgiques, en particulier dans la Grande-Bretagne de la fin du XVIIe siècle.

En face de ces maisons de négoce international ou de ces domaines agricolesqui mettaient en application certaines techniques de gestion, des formes d'organisation de la production industrielle existaient déjà dès l'époque moderne qui correspondaient beaucoup mieux à ce que l'on appelle aujourd'hui des «entreprises». Différents types d'organisation coexistaient. Certaines étaient des formes décentralisées et peu structurées de gestion de la main-d'oeuvre qui, soit était composée de travailleurs à façon (voir ci-contre), soit était employée au travers d'un système de sous-traitance.

Le travail à façonType d'organisation du travail dans lequel l'entrepreneur donneur d'ordres confie la matière première à des travailleurs qui travaillaient dans leur propre logement ou parfois à de petits ateliers qui exécutent l'ouvrage et restituent le produit terminé. La rémunération correspond au prix de la façon, convenue d'avance, et indépendant du temps effectivement mis pour réaliser le travail.

Elles étaient souvent le fait de marchands, dont l'aire d'activité était limitée à un espace national. Ces derniers avaient intégré des activités productives, devenant « marchands-manufacturiers », afin de mieux contrôler leurs sources d'approvisionnement et la qualité des produits qu'ils commercialisaient. D'autres types d'organisation résultaient d'un processus inverse de complexification des fonctions à partir d'ateliers artisanaux qui, en se développant, devaient, s'ils ne travaillaient pas pour le compte de marchands donneurs d'ordre, résoudre eux-mêmes les problèmes posés par l'accès à des marchés plus vastes que les marchés locaux et par l'information sur les goûts et les besoins de la clientèle. Précocement existèrent aussi de grandes entreprises concentrées (protofabriques), qui développèrent les premières une discipline du travail et parfois unedivision du travail qui préfiguraient celles de l'usine moderne. Dans ces entreprises pionnières du XVIIIe siècle, l'entrepreneur avait désormais àorganiser la production, à maîtriser les techniques, à percevoir l'évolution des marchés, à diriger la main-d'oeuvre, à investir. Parmi ces nombreuses fonctions, dont la combinaison définit l'entreprise moderne, la fonction de commercialisation passait au second plan.

Dans l'entreprise industrielle de la première industrialisation, les héritages anciens se retrouvent, les rémanences sont nombreuses. Mais désormais, pour les contemporains, la spécificité de l'activité de l'entrepreneur, chef de l'entreprise personnelle ou familiale, était claire: il était au centre du progrès de son entreprise. La continuité de l'entreprise était assurée par la succession des générations; dans des familles patronales de régions comme l'Alsace ou le Nord de la France, la conscience d'une continuité de la firme qui devait dépasser l'horizon de vie du patron et qui pouvait mener à comprimer les profits immédiats pour des objectifs de très long terme était une motivation majeure. La fonction entrepreneuriale était de combiner les facteurs de production et que la possession des capitaux était un attribut secondaire.

L'opposition classique, depuis Alfred Chandler (1977), entre un âge des petites et moyennes entreprises traditionnelles soumises totalement, dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, à la « main invisible » du marché et celui des grandes entreprises multidivisionnaires dont la « main visible des managers » règle les relations mutuelles et l'adaptation aux marchés, est grossièrement exacte, mais mérite d'être nuancée. Dès les débuts de l'industrialisation, les entreprises cherchèrent à infléchir le libre jeu de la concurrence à leur profit, à exercer une influence sur le marché et à réduire l'incertitude de leur environnement. A défaut de rompre la concurrence par leur grande taille et par des pratiques oligopolistiques, les entreprises du XIXe siècle recouraient à l'entente par la constitution de réseaux familiaux et à l'innovation technique ou commerciale par la mise au point de nouveaux produits - des secrets industriels jalousement gardés -, afin de devancer les concurrents et de se

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réserver des segments de marché. Dans certains secteurs cependant, dans la sidérurgie ou, hors de l'industrie proprement dite, dans les chemins de fer, les nécessités techniques avaient fait naître de très grandes entreprises qui géraient un personnel très nombreux et qui étaient amenées à prendre leurs décisions et à se financer en fonction de prévisions à beaucoup plus long terme. Mais ces grandes entreprises restaient atypiques dans un tissu industriel de petites et moyennes entreprises. La grande dépression de la fin du XIXe siècle a hâté les évolutions. Ces entreprises qui, au XXe siècle, allaient assurer une part croissante de la production industrielle dans les pays développés apparurent dans les principaux pays industrielsentre 1880 et 1930. Elles continuèrent de se développer ensuite, mais sans que de profondes modifications altèrent leur nature. Elles n'éliminèrent cependant jamais les petites et moyennes entreprises, dont la vigueur au XXe siècle est continue et dont la créativité innovatrice suscite de nouveaux produits où elles peuvent trouver un terreau propice à leur développement. Les grandes entreprises du XXe siècle fonctionnent toujours en symbiose avec un tissu très vivace de petites et moyennes entreprises.

Le cadre général de l'activité des entreprises est donné par l'évolution des techniques, des productions, des populations actives, des productivités. A l'intérieur de cet environnement, l'analyse ne peut que reposer sur des généralisations à partir de cas particuliers, parfois d'échantillons de cas particuliers dont on peut espérer que la représentativité est satisfaisante, soit parce que la taille de l'échantillon diminue la marge d'incertitude, soit parce que dans des secteurs très concentrés l'étude de quelques grandes entreprises suffit à témoigner pour l'ensemble. En revanche, les innombrables petites et moyennes entreprises qui ont constitué le tissu industriel moyen des pays occidentaux (une centaine de milliers sans doute en France au XIXe siècle) sont irrémédiablement inconnaissables hormis quelques informations statistiques globales et quelques archives d'entreprises conservées, à partir desquelles les historiens s'efforcent de reconstituer un savoir cohérent.

Les entreprises de l'âge pré-industriel

  Parmi les nombreux types d'unités productives, qui existaient dans l'industrie, dans le commerce des marchandises ou de l'argent au XVIIIe siècle, certaines peuvent à juste titre être qualifiées du terme moderne « d'entreprises », alors que pour d'autres ce serait un abus de langage. Ainsi l'artisan qui travaillait chez lui, qui employait tout au plus quelques aides ou compagnons domiciliés souvent à son foyer et qui vendait sa production sur un marché local n'était pas un chef d'entreprise. En effet, on ne peut parler d'entreprise lorsque ne sont pas réunis, même de manière embryonnaire, quatre types d'activités interdépendantes : la gestion d'une production, même immatérielle, celle d'uned'oeuvre, celle d'une commercialisation ou, plus généralement, la gestion des relations avec un marché de produits sur lequel l'entreprise doit savoir adapter ses rapports avec sa clientèle et avec ses concurrents, et enfin la gestion de problèmes de financementest un agent économique qui prend des décisions en fonction des contraintes définies à ces quatre niveaux. De fait, plusieurs formes d'entreprises existaient et coexistaient déjà au XVIIIe siècle, parce qu'elles constituaient des formes d'adaptation à des données plus complexes, en particulier à l'évolution de la nature des marchés de produits.

Concurrence et consommation

Selon que la concurrence entre les producteurs se faisait plutôt par la qualité ou plutôt par le prix des produits, la forme d'organisation de la production la plus efficace était l'artisanat ou bien ce que l'on pourrait déjà nommer sans anachronisme des entreprise industrielles. Au XVII siècle, les marchés de produits étaient en général caractérisés par des demandes inélastiques (voir ci-contre) par rapport aux prix, car ils tendaient à se bipolariser entre deux segments de marchés étanches : des marchés populaires et des marchés de produits de luxe.

Elasticité de la demandeL'élasticité de la demande d'un produit par rapport au prix: accroissement de la demande d'un produit lorsque son prix baisse de 1%. Selon que l'élasticité est proche du zéro ou importante, on dit que la demande du produit est inélastique ou très élastique. On définit de même une élasticité de la demande d'un produit par rapport au revenu des consommateurs.

Les premiers, très rigides du fait des faibles pouvoirs d'achat de la majorité de la population dont les budgets étaient dominés par les dépenses alimentaires, étaient couverts par de très nombreux producteurs locaux; la concurrence n'existait guère, car la plupart des acheteurs potentiels n'avaient pas le choix entre plusieurs circuits de vente; la faiblesse des réseaux de commercialisation et les coûts élevés du transport des marchandises assuraient un quasi monopole aux producteurs les plus proches, c'est-à-dire des artisans. Les produits de luxe en revanche

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étaient les seuls qui pouvaient donner lieu à des marchés vastes géographiquement, car ils pouvaient supporter l'augmentation de prix due aux coûts de transport.  Aussi l'activité entrepreneuriale qui cherche à combiner au mieux des facteurs de production (capitaux, travail, technologies) en fonction des marchés de facteurs et de produits ne put-elle naître que lorsque apparurent peu à peu desplus homogènes et suffisamment élastiques par rapport au prix pour que fût encouragée la recherche de meilleures combinaisons productives et de meilleures organisations du travail et de la commercialisation. Au XVIIIe siècle apparut l'idée du rapport qualité-prixmarché, qui, alors qu'il n'y avait auparavant que des acheteurs, faisait apparaître des «consommateurs», commença à se manifester dans la Grande-Bretagne du dernier quart du XVIIe siècle. Elle se développa au cours du siècle suivant, surtout dans sa seconde moitié, en Grande-Bretagne, dans ses Treize Colonies américaines, et dans une moindre mesure en France. Elle s'appuyait, en Grande-Bretagne, sur un marché de classes moyennes et même sur un marché de classes populaires, qui, si peu qu'ils aient pu accéder à la consommation, représentaient de par leur nombre un important débouché. A cela s'ajoutaient les demandes de marchés lointains comme ceux des économies coloniales américaines. Pour produire davantage, profiter de ces marchés plus vastes et améliorer leurs parts de marchés en faisant des prix inférieurs, les producteurs eurent désormais à se poser des problèmes plus complexes de gestion : ils devenaient des entrepreneurstemps ils les résolurent non pas par le progrès technique et la hausse de la productivité du travail, mais par une organisation du travail qui permettait de réduire les coûts, par un recours au travail rural dispersé. Mais d'autres formes d'entreprises existaient également, qui s'adaptaient mieux aux techniques et à la qualification requise de la main-d'oeuvre, de par le type de produit, l'élasticité de sa demande et la taille du marché qui était visé. A côté de nombreuses petites et moyennes entreprises urbaines que l'on pourrait également considérer comme de gros ateliers, existaient aussi de grosses unités de production concentrées qui préfiguraient l'usine du XIXe siècle : on les appelle aujourd'hui des « proto-fabriques ».

L'organisation de l'entreprise proto-industriel

Les entrepreneurs de l'époque moderne trouvèrent comme solution, à défaut de diminuer leurs coûts en augmentant la productivité du travail en une période de lent progrès technique, d'employer une main-d'oeuvre rurale meilleur marché que la main-d'oeuvre urbaine. Ce choix, qui fut général dans tous les pays européens, résultait d'une double logique, d'organisation de la production et de gestion de la main-d'oeuvre. L'organisation proto-industrielle était une application de ce principe simple que, si l'on faisait exécuter l'ensemble d'un processus technique par un seul travailleur, ce dernier devait posséder le niveau de qualification requis par l'opération la plus difficile et l'ensemble de la tâche devait être rémunéré en fonction de ce niveau. En revanche, la division du travail, qui permettait, par la répétition, d'augmenter l'habileté de celui qui se limitait à une seule opération, diminuait en outre les coûts de l'entrepreneur, qui ne payait qu'au prix minimal les tâches non qualifiées ou peu qualifiées confiées à des travailleurs sans qualification et qui employait des travailleurs qualifiés seulement dans les tâches pour lesquels ils étaient nécessaires. Les travaux les plus qualifiés étaient ainsi faits dans des ateliers en ville, parfois regroupés même dans un grand établissement sous le contrôle quotidien de l'entrepreneur, alors que les travaux peu qualifiés étaient confiés à des travailleurs ruraux voire paysans. Grâce à ce type d'organisation décentralisée, l'entrepreneur pouvait reporter sur la main-d'oeuvre rurale la charge de supporter les conséquences de l'instabilité conjoncturelle. Dans la mesure où les marchés restaient limités et segmentés, c'est-à-dire que des offres assez faibles répondaient à des demandes faibles, la saturation du marché par un concurrent avait pour conséquence non l'affaiblissement de la demande, mais son effondrement.

Une gestion rationnelle de la main d'oeuvre

Le recours au travail rural à domicile était la manière la plus économique d'organiser la production en fonction des particularités des marchés du travail. Les entrepreneurs, dont l'influence sur le pouvoir municipal était importante, ne tenaient pas à voir grossir en ville uneouvrièreprompte à s'agiter en cas de chômage et incitée à revendiquer des améliorations de salaires du fait de la forte inégalité des rémunérations qui existaient entre les niveaux de qualification. En revanche, il y avait dans les campagnes une demande de travail croissante, au cours du XVIIIe siècle, dans la mesure où les paysans cherchaient, par une activité secondaire, à augmenter leurs revenus monétaires, ou à limiter leur dégradation en période de mouvement des prix agricoles défavorables. Cette main-d'oeuvre était d'autant plus disponible qu'elle n'était pas occupée toute l'année à un travail agricole, largement saisonnier. Comme ce revenu avait un caractère secondaire, le travailleur de la campagne était prêt à accepter une rémunération très faible, avec laquelle l'ouvrier de la ville, qui avait des dépenses de logement et d'alimentation beaucoup plus élevées, n'aurait pu subsister.

La maîtrise des marchés lointains

Organiser un circuit fiable d'approvisionnement de matières premières issues de contrées parfois lointaines comme le coton ou certains produits tinctoriaux et des circuits de vente vers les pays voisins ou les Amériques n'était pas à la portée d'un artisan ou d'un petit marchand. Le petit fabricant n'était pas capable de maîtriser ces circuits. Le négociant l'était, mais n'assumait pas les opérations productives. L'entrepreneur proto-industriel combinait ces deux fonctions. A cette époque, la réussite de toutes les opérations commerciales, aussi bien l'information sur les marchés et les produits que la transmission d'ordres ou que les transferts de sommes d'argent, supposait que l'on disposât d'un réseau de correspondants, de relations dont non seulement une longue pratique commune des affaires mais encore souvent des

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liens familiaux garantissaient la confiance que l'on pouvait mettre en elles. Ces réseaux étaient longs à constituer; ils étaient le fruit d'une correspondance continue; ils acquéraient leur consistance au fil des années, voire des générations, au fur à mesure que la «objectif à atteindre plus important sans doute que le profit à court terme, s'affermissait. On sait cependant que les petits patrons, producteurs eux mêmes avec leurs familles, n'employant que quelques travailleurs à façon étaient la forme la plus répandue. Mais il existait aussi déjà de grandes manufactures, par exemple la manufacture impériale de laine de Linz employait, dans les années 1770, 750 tisserands dans la ville et ses environs, et 25 000 fileurs et fileuses dispersés en Haute Autriche, en Bohême et en Moravie. Les Poupart de Neuflized'une entreprise proto-industrielle exemplaire (manufacture bien connue grâce à un livre de famille) ; dans les années 1830, après l'effondrement de l'empire lainier des Poupart de Neuflize, l'une des filles de la famille épousa un banquier, ce fut le départ de l'enracinement de la famille dans la haute banque.

Les entreprises à main-d'oeuvre concentrée

Alors que dans l'industrie textile la plupart des travailleurs étaient, au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, des ruraux qui travaillaient dans leur propre maison à façon, dans certains secteurs existaient des entreprises qui employaient majoritairement uned'oeuvre concentrée, soit urbaine, soit rurale. Pour les mines la nature de l'exploitation constituait une contrainte de localisation etd'organisation. Lorsque le processus technique exigeait une importante force motrice, pour mouvoir une machine, l'activité productive était concentrée autour du moulin à eau qui la fournissait. Il est caractéristique qu'en anglais le mot mill premières usines modernes. D'autres exemples : les fourneaux qui exigeaient de grandes quantités de combustibles étaient dans les forêts ou proches d'elles; les forges étaient situées dans des cuvettes qui permettaient d'amener l'eau nécessaire aux roues hydrauliques par des biefs. Les facteurs économiques de concentration du travail se combinaient avec les précédents. Ainsi lorsque les matières premières utilisées étaient coûteuses, on évitait de les confier à une main-d'oeuvre rurale peu qualifiée. Pour éviter les surcroîts de coûts occasionnés par les vols et le gâchis, il était plus facile de surveiller les travailleurs de la ville dans une organisation du travail concentrée. Ces différents facteurs jouaient dans le sens de la concentration de la main-d'oeuvre dans un même local et étaient donc défavorables au travail dispersé à façon. Mais cette concentration pouvait se faire dans le cadre d'unités productives de très petite taille. Lorsque des entreprises concentrées moyennes ou grandes étaient précocement apparues, alors que dans d'autres cas, dans d'autres pays, dans d'autres régions, voire dans la même région, de très petits ateliers avaient la même activité, les raisons en étaient habituellement d'ordre économique. La manufacture concentrée, même si elle ne juxtaposait pas simplement des ouvriers qui utilisaient le même outillage que le travailleur à façon et qu'elle mettait en oeuvre des machines plus complexes avec une relative division organique du travail, n'avait pas une productivité du travail beaucoup plus grande que l'atelier. Le gain en coûts salariaux était limité par le bas prix de la main-d'oeuvre à domicile. En revanche, dans le cas des brasseurs londoniens, des mines de charbon, des indienneurs, l'accès à de vastes marchés était la condition de la croissance de l'entreprise.

Une évolution précoce vers le système usinier ?

Il serait anachronique de les considérer comme des témoignages d'une évolution précoce vers le système usinier (entreprises concentrées qui dépassaient quelques dizaines de travailleurs étaient très rares ; elles ne constituaient jamais la norme de leur secteur. Les grandes entreprises étaient exceptionnelles. Ces entreprises conservaient des traits caractéristiques des structures économiques pré-industrielles. Elles étaient peu mécanisées. De même elles articulaient en général le travail concentré avec du travail dispersé. Par exemple, les établissements sidérurgiques employaient, pour faire fonctionner les forges, les fourneaux et les fonderies, un personnel extérieur très important. La production du charbon de bois, dont la consommation était considérable, mobilisait un grand nombre de bûcherons et de charbonniers; les transports de charbon de bois, de minerai, de produits finis occupaient une foule de voituriers. Enfin, surtout dans les monarchies les plus autoritaires, certaines entreprises étaient nées de la décision des pouvoirs publics et tiraient leurs spécificités en matière de débouchés ou de gestion de la main-d'oeuvre de leurs relations privilégiées avec l'État. La construction des établissements duainsi commencée en 1782 à l'instigation du pouvoir afin de fournir de la fonte à la fonderie royale de canons d'Indret.

Exemples de proto-fabriques : les indienneries

Les premières cotonnades imprimées des Indes étaient arrivés en Europe à la fin du XVIIe siècle; elles eurent un grand succès. Devant l'ampleur de la demande, les fabricants européens s'essayèrent aussitôt à les imiter. L'impression posait des problèmes techniques délicats, car la toile de coton fixait mal les teintures et devait être traitée avec des mordants. Pour réussir, les fabricants devaient donc posséder des compétences techniques certaines et pouvoir se reposer sur une main-d'oeuvre qualifiée de coloristes et d'imprimeurs. Les procédés de fabrication furent dès l'origine tenus secrets. Lorsque les prohibitions furent, au milieu du XVIIIe siècle, levées en Grande-Bretagne et en France, les entreprises qui existaient déjà là où elles étaient autorisées se multiplièrent. Comme elles convenaient aussi aux pays chauds, les cotonnades eurent d'emblée un marché mondial avec une forte concurrence. Tissus bon marché, les indiennes furent parmi les premiers produits industriels à disposer d'unmarché très vaste, relativement homogène, s'étendant à une fraction large de la population avec une demande élastique par rapport aux prix. Un tel marché suscita des entreprises qui visèrent tout de suite une production à grande échelle, (par

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exemple la Fabrique-Neuve de Cortaillod près de Neuchâtel en Suisse). Prenons un autre exemple célèbre: Oberkampfde teinturiers wurtembergeois; il avait travaillé avec d'autres techniciens suisses et allemands à Paris dans la fabrique du banquier Cottin, avant de s'établir à son compte. Sa première installation dans la maison du Pont-de-Pierre à Jouy n'était guère qu'un atelier, où travaillaient trois imprimeurs. Mais l'entreprise grossit vite. En 1765-1766 est construit un bâtiment de 47 m sur 13, sur deux étages avec combles. Vers 1780, la manufacture employait quelque 900 ouvriers; elle comprenait, outre la maison d'Oberkampf, deux autres bâtiments, l'un pour le pinceautage, l'autre pour la préparation des mordants. En 1791 fut construit un nouveau bâtiment pour l'impression. En 1804, l'entreprise connaissait son apogée avec deux établissements, Jouy et Essonnes, et plus de 1100 ouvriers.

Les plus grands établissements, peu nombreux, mais importants par la part de la production qu'ils assuraient, établirent la discipline de la fabrique à une grande échelle, alors que les autres exemples de «proto-fabriques», soit se rencontraient dans des secteurs étroits quant à leur contribution à la formation du produit industriel, soit répondaient à des spécificités nationales. Ils préfiguraient les entreprises du XlXe siècle en ce qu'ils utilisaient le progrès technique comme un atout majeur dans la concurrence.

Aux origines du management

La plupart des entreprises étaient dirigées par leur propriétaire. Leur sort était intimement lié à sa personne, à sa famille et aux événements familiaux, décès ou mariages. L'actif de l'entreprise était confondu avec le patrimoine de l'entrepreneur. La direction d'une entreprise par un directeur salarié était extrêmement rare. Néanmoins, dans les forges ou les mines, les aspects techniques de l'exploitation étaient parfois difficilement maîtrisés par des propriétaires, qui du fait de la relation entre l'activité et la propriété terrienne, étaient, en France, souvent des nobles ou des bourgeois qui avaient acheté un établissement industriel pour faire un placement, mais qui désiraient vivre « noblement ». Ils avaient dans ce cas recours à des directeurs ou régisseurs rémunérés par des gages fixes. Il en allait de même lorsque l'entreprise était créée par un groupe de négociants qui, par exemple dans l'indiennage, manquaient des connaissances techniquesopérations productives et qui n'avaient pas fait le choix de s'associer avec un technicien. Ces auxiliaires étaient également indispensables lorsque les établissements que contrôlait l'entreprise étaient éparpillés et que les différents membres de la famille de l'entrepreneur ne pouvaient suffire à la tâche. A un échelon inférieur de responsabilité se situaient les commis.

Quatre types de tâches administratives existaient dans ces entreprises anciennes : la correspondance dont la fonction était essentiellement commerciale, la comptabilité, l'enregistrement des entrées et sorties de marchandises et enfin la gestion du personnelnécessaires pour les mener à bien, même dans des entreprises importantes. Les commis avaient souvent des tâches indifférenciées. Ils devaient répartir au mieux leur temps entre le bureau, les ateliers et les magasins où l'on stockait les matières premières et les marchandises. La tâche qui donnait le plus souvent lieu à spécialisation était celle du caissier qui opérait les encaissements et décaissements. Le doublement des rémunérations de ces employés supérieurs entre 1790 et les années 1820 dépassait largement la hausse des coûts de la vie. Il était une conséquence des transformations que la révolution industrielle opérait dans le fonctionnement des entreprises des secteurs les plus progressistes, qui valorisait des compétences rares et de plus en plus appréciées. En Grande-Bretagne, les grands domaines fonciers étaient gérés par des intendants (stewards) qui tenaient un simple registre des recettes et des dépenses, qui permettait une vérification aisée des comptes par les propriétaires et révélait grossièrement la rentabilité comparée des différentes fermes. Mais les investissements étaient inclus dans les dépenses courantes, les stocks n'étaient pas pris en compte. Comme les propriétaires de mines et de forges étaient issus des milieux de la propriété foncière, ces établissements virent leur comptabilité faite selon la même approche, qui permettait au mieux de savoir si l'entreprise avait ou non gagné de l'argent, mais ne renseignait en aucune façon sur la structure des coûts. Il n'y avait pas non plus de compte de capital ; la notion d'amortissement n'existait pas.

Les méthodes de vente

L'entrepreneur du XVIIIe siècle restait un marchand qui assumait en outre la responsabilité de la production. Il avait eu habituellement la même formation que les négociants : il connaissait la géographie commerciale, les changes entre monnaies, les rapports entre monnaies de compte et monnaies réelles, les techniques du crédit; il savait mener une correspondance. Acheter les matières premières et vendre la production mettait donc en oeuvre des circuits et des pratiques qui étaient familiers. Le contact personnel était en général indispensable afin que l'information puisse circuler entre le fabricant et le marchand de gros ou de détail. Les fabricants voyageaient. Sur le continent, lesfoires comme celles de Leipzig, de Francfort, de Beaucaire, de Guibray étaient encore à la fin du XVIIIe siècle des points de rencontre obligatoires. Les très grandes maisons utilisaient déjà des voyageurs qui présentaient, pour les tissus, des recueils d'échantillons. Mais, si un des soucis des fabricants était de produire une marchandise qui correspondait à la demande de leur clientèle, ils ne cherchaient pas, sur le continent, à susciter cette demande. En France ou dans les pays germaniques, la publicité commerciale était très minoritaire dans des publications comme les Affiches de Paris, essentiellement consacrées aux petites annonces de particuliers. Lorsqu'il s'agissait de « réclame », celle-ci n'avait qu'un caractère d'information, indiquant au client où il pourrait trouver telle ou telle marchandise, le prévenant d'un arrivage : elle révélait davantage un système commercial en état de semi-pénurie qu'une tentative de susciter la consommation.

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En Grande-Bretagne, en revanche, les circuits commerciaux étaient beaucoup plus denses et reposaient sur un semis de boutiques permanentes pour toucher une clientèle plus large de classes moyennes, voire populaires, aux pouvoirs d'achat supérieurs. Les fabricants étaient conscients des potentialités du marché et surent les exploiter. On peut noter le succès exceptionnel de l'entreprise de Wedgwood (potier, fabriquant de céramique de qualité), lequel ne s'expliquait pas uniquement par ses innovations dans les méthodes de vente. Il était rendu possible par des méthodes de financement appropriées, par des innovations techniques, par une échelle degrande, par une gestion efficace de la main-d'oeuvre, qui annonçaient celles des entreprises du XIXe siècle.

Les entreprises et le processus d'industrialisation

  L'industrialisation affecta profondément les cellules d'organisation de la production et de décision économique que sont les entreprises, mais avec les mêmes lenteurs d'adaptation à partir des formes héritées du passé, et avec des décalages chronologiques selon les pays et selon les secteurs. La périodisation de l'évolution des formes anciennes d'entreprises aux formes nouvelles dépend de la date del'industrialisation. Telles formes protoindustrielles pouvaient encore s'observer dans l'Italie des dernières années du XIXe siècle, alors que dès 1760-1780 des entreprises britanniques étaient innovatrices dans leur morphologie et leur fonctionnement. Les caractéristiques qui se renforcèrent, ou qui, si elles tranchaient avec le passé, s'affirmèrent avec l'industrialisation, étaient une relative uniformisation des produits fabriqués pour des marchés vastes et élastiques, une importance de plus en plus grande de la maîtrise des techniquesl'efficience économique et une « marchandisation » croissante des économies qui élargissait le champ de développemententreprises. Progressivement, des biens et des services qui étaient auparavant produits dans le cadre de la production familiale donnèrent lieu au développement de secteurs nouveaux, champs d'activité vierges pour les entrepreneurs. Sur des marchés de moins en moins segmentés, les entrepreneurs s'efforcèrent constamment de recréer une hétérogénéité du marché en distinguant les produits qu'ils fabriquaient de ceux de leurs concurrents, soit par des différences réelles de qualité ou de fonction, soit par des différences plus subjectives. Néanmoins, sur ces marchés plushomogènes grâce à la baisse des coûts de transports et à une information plus efficace, la concurrence se fixa principalement sur le terrain descoûts de production et de l'innovation en matière de technique ou de produits. Les grandes enquêtes officiellescomme, par exemple, celle qui fut menée à l'occasion du traité de libre-échange de 1860, révèlent la préoccupation des industriels français de comparer la structure de leurs coûts avec celle de leurs homologues britanniques. Désormais le centre de l'activité de l'entreprise se déplace vers la gestion de la production.

Une caractéristique de la première industrialisation fut donc la coexistence, dans le même secteur et entre les secteurs, des formes nouvelles d'entreprises et des formes anciennes, qui restèrent viables tant que le progrès technique et la structure des prix et des salaires le permettaient. Les quelques enquêtes administratives effectuées en France, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, ne permettent pas de mesurer statistiquement la fréquence des différentes formes d'organisation des entreprises : dans le meilleur des cas, elles appréciaient la taille des établissements par le nombre d'ouvriers et d'ouvrières, sans indiquer s'ils travaillaient à domicile ou dans des locaux appartenant aux entreprises, s'ils travaillaient de manière permanente ou occasionnelle. Souvent le travail à domicile était mal perçu statistiquement. Ainsi, les Enquêtes industrielles françaises de 1847 ou de 1861-1865 n'ont pas toujours recensé les industries organisées de manière dispersée, encore proches du modèle proto-industriel du siècle précédent, dont d'autres sources permettent d'affirmer qu'elles existaient encore. Si la taille des entreprises concentrées peut faire l'objet d'études statistiques, la répartition des types d'organisation peut difficilement dépasser la description qualitative.

Les entreprises de travail à domicile

Les entrepreneurs appréciaient dans le travail rural à façon son faible coût, sa très grande flexibilité et sa relative docilité. Néanmoins, le tisserand à domicile pouvait toujours manifester sa mauvaise volonté en dérobant de la matière première. Il n'en restait pas moins que les patrons avaient peur de concentrer une importante main-d'oeuvre ouvrière forcément plus revendicatrice. Ils crurent longtemps au modèle de l'ouvrier-paysan, petit propriétaire et donc fermement attaché au droit de propriété. Le travail rural à façon persista tant que son remplacement par un travail usinier centralisé ne présenta pas un avantage déterminant, en particulier quant au coût de revient. Lorsqu'une nouvelle technique, comme celle de la filature mécanique, imposait la concentration des travailleurs en usines et permettait une très importante augmentation de la productivité par rapport au travail manuel ou bien pouvait être à l'origine de fortes économies d'échelles, lesystem l'emporta très rapidement sur les autres formes d'organisation, comme dans la filature ou la sidérurgie. Dans l'industrie textile, il y eut une longue phase qui combinait l'usine pour la filature et certains tissages à la mécanique, en particulier pour le coton, et d'autre part le tissage à la main, plutôt dans la laine, le lin et la soie. En Angleterre, ces types d'organisation complexes s'étiolèrent vite : le tissage à main avait déjà

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presque disparu au cours de la décennie 1830. Laconcentration de la main-d'oeuvre ne devint la règle que lorsque les progrès techniques furent tels que le travail manuel, aussi peu payé fût-il, ne permit plus des coûts de revient compétitifs.

La grande flexibilité que permettait le travail à domicile fut un avantage appréciable tant que l'activité industrielle fut dépendante d'une conjoncture très instable des marchés, entre les saisons et entre les années. La régularisation du travail sur toute l'année supposait d'une part des marchés plus stables, plus indépendants donc de revenus très irréguliers comme ceux tirés de l'agriculture, et d'autre part des produits plus uniformisés, de telle façon que les entreprises se mettent à s'adapter à l'instabilité conjoncturelle par la variation des stockscelle de l'emploi. Notons au passage que le mot unemployment entrait dans l'Oxford Dictionnary en 1888, le mot « chômage » était utilisé une des premières fois dans son sens moderne dans le rapport Spuller de 1885. L'accélération du processus de commercialisation dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l'amélioration des transports et celle des techniques de communication de l'informationtélégraphe, téléphone), contribua à donner à la rapidité d'exécution des commandes une importance dans la concurrence qui favorisait les entreprises à gestion concentrée du travail. Les commerçants ou les entreprises qui commandaient désiraient des livraisons rapides, dans des délais garantis, car cela leur permettait de diminuer leurs stocks de précaution, et donc le coût de la gestion de ces stocks. L'industriel qui donnait à façon ou sous-traitait une partie du processus productif contrôlait beaucoup plus difficilement la durée de ce processus.

A la fin du XIXe siècle, les persistances d'organisation proto-industrielle présentaient deux caractéristiques : la féminisation de l'emploi et le développement du travail en chambre dans les villes. Dans les campagnes, le travail à façon masculin avait presque entièrement disparu. Le travail féminin sous-payé en chambre était aussi en développement dans les villes dans les années 1880-1890; il était également exploité dans de petits ateliers où l'on pratiquait ce que l'on appelait à Londres le sweating system (voir ci-contre).

Sweating systemOrganisation du travail dans les villes britanniques de la fin du XIXe siècle, par laquelle les entrepreneurs employeurs sous-traitaient le travail à des intermédiaires qui exploitaient sans vergogne des travailleurs urbains sous-payés soit à domicile soit dans de petits ateliers avec des conditions d'hygiènes déplorables.

De l'atelier à la petite et moyenne entreprise

Depuis la fin du Moyen Age, des artisans avaient développé un savoir-faire et une créativité technique qui firent la prospérité et la réputation de certaines villes à l'époque moderne : coutellerie de Sheffield, petite métallurgie de Birmingham, coutellerie, fabrique d'armes, d'appareils de précision et d'instruments de musique à Nuremberg, coutellerie de Solingen, fabrique d'armes et de quincaillerie de Saint-Étienne et Saint-Chamond, fabriques d'armes de Liège, de Brescia, de Graz, etc. Ces localisations perdurèrent parce qu'elles présentaient pour les entreprises qui s'y trouvaient des avantages spécifiques. Le principal était de pouvoir trouver la main-d'oeuvre qui possédait laavait été formée par un apprentissage sur place. Mais d'autres avantages étaient sources d'économies d'échelles externesl'existence d'industries subsidiaires, d'infrastructures de transports ou de réseaux commerciaux, la protection des autorités municipales. Il était ainsi possible à de petits entrepreneurs de profiter d'équipements ou de services, qui, pour une entreprise isolée, aurait nécessité des investissements coûteux qu'il n'aurait été possible d'amortir que sur des volumes importants de production. Retour sur la notion d'économie d'échelle : si le coût moyen d'une unité produite diminue lorsque la production est plus importante parce qu'il y a des coûts fixes, qui se répartissent sur un plus grand nombre d'unités, il y a économies d'échelle. En revanche, passé un optimum technique, l'accroissement de la production peut entraîner une hausse des coûts moyens parce que l'organisation de l'entreprise devient plus difficile à gérer ou parce qu'il y a des coûts fixes supplémentaires: on a alors un phénomènes de déséconomies d'échelle. 

Ces ateliers urbains parvinrent à répondre à l'expansion de la demande aux XVIIIe et XIXe siècles, sans transformation brutale de leur organisation. Ils grossirent et devinrent de petites et moyennes entreprises; certains d'entre eux devinrent même de véritables usines par le nombre de leurs ouvriers. Mais ce qui les différenciait de l'usine type du XIXe siècle comme la filature de coton, était unau machinisme et au contraire une forte créativité en matière d'innovation de produits nouveaux et d'astuces techniques, qui s'appuyait sur une main-d'oeuvre qualifiée fière de son savoir et de ses traditions professionnelles. Ces petites et moyennes entreprises sont longtemps restées un peu négligées par les historiens, parce qu'elles ont traversé discrètement les XIXe et XXe siècles sans mutations profondes, et souvent sans laisser d'archives. Notons enfin que longtemps le développement des grandes entreprises à forte intensité capitalistique ne se faisait pas au détriment des petites entreprises et même des ateliers plus artisanaux, car au contraire il stimulait l'activité générale et leur donnait du travail, souvent dans des rapports de sous-traitance, qui recouvraient une réelle dépendance économique au niveau des débouchés et du crédit.

Les entreprises dans les villes-capitales

Le prix élevé des terrains et des locations dans ces grandes villes était un facteur dissuasif pour les grands établissements qui avaient besoin de vastes locaux. La « grande industrie », comme Derosne et Cail, les constructeurs de la rapide locomotive Crampton, ou, autre constructeur ferroviaire parisien, la maison Gouin (Société de construction des Batignolles), était toujours restée exceptionnelle et atypique dans le Paris du

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milieu du XIXe siècle. Que dans les dernières années du siècle, Paris ait été un des lieux privilégiés de naissance de laautomobilefrançaise n'était cependant pas surprenant car l'automobile à ses débuts était un produit de luxe pour une clientèle bien représentée dans les quartiers ouest de la capitale. Comme elle était un secteur innovateur, elle demandait moins des ouvriers qualifiés sur une spécialisation étroite dans un système usinier à forte division du travail que des ouvriers habiles, polyvalents et capables d'adaptation. Elle avait besoin d'un ensemble de petites entreprises sous-traitantes pour les accessoires électriques, la carrosserie, la sellerie. Aussi Paris se transforma-t-il en une capitale de l'automobile et, lorsque l'industrie automobile s'organisa autour de quelques entreprises géantes à très forte division du travail, elle redevint, grâce à ses banlieues, la ville de très grande industrie qu'elle avait failli être entre 1800 et 1830.

Le modèle philadelphien ou l'anti-Lowell:  Un dernier exemple de la vigueur de la petite et moyenne entreprise du XIXe siècle pourrait être pris aux États-Unis, avec l'industrie textile de Philadelphie, dont les traits caractéristiques s'opposaient radicalement au modèle dit denom de la ville de Nouvelle-Angleterre, où de grandes entreprises textiles mécanisées, sous formes de sociétés ayant réuni des vastes capitaux, faisaient travailler dans de grandes usines une main-d'oeuvre peu qualifiée, composée surtout de jeunes filles venues des campagnes environnantes pour produire des cotonnades en grandes séries. A ces précurseurs de la production de masse,Scranton (1983) oppose un autre choix de modèle d'organisation, ce monde de petites et moyennes entreprises textiles de Philadelphie, dirigées par leur propriétaire, en général ancien ouvrier immigré.  Cette communauté de petites et moyennes entreprises fut néanmoins très touchée par la dépression de la fin du XIXe siècle durant laquelle beaucoup d'entre elles disparurent, par fermeture ou par faillite. Certaines évoluèrent en adoptant le modèle usinier et la production en série. Mais, par une recréation permanente, favorable sans doute à une réallocation des capacités de production aux besoins d'une économie en évolution, de nouvelles petites et moyennes entreprises se fondaient en exploitant de nouveaux produits et de nouveaux procédés, ou en misant sur les avantages, toujours évidents en période de changement, de la souplesse d'adaptation.

L'entreprise usine

Malgré l'adaptabilité de la petite et moyenne entreprise, l'interprétation traditionnelle qui voyait dans l'usine une forme supérieure de l'organisation du travail en ce qu'elle permettait une meilleure division des tâches, avec l'emploi de machines plus complexes, et donc une meilleure productivité, n'en reste pas moins souvent pertinente. La machine à vapeur apportait une force mécanique importante, que l'on pouvait diviser ensuite pour mouvoir, avec cet ensemble de courroies qui encombraient de manière dangereuse l'espace de l'usine du XIXe siècle, toute une série de machines particulières. La machine à vapeur imposait des coûts fixes élevés, comme l'entretien d'un mécanicien-chauffeur à plein temps. Longue à monter en pression, puis consommatrice de combustible tant qu'elle était en marche, que l'on se servît ou non de sa puissance motrice, elle incitait à rendre le travail continu, sans pause ni perte de temps.

Pour les contemporains, l'usine type était la filature de coton. Le remplacement, dans les années 1770-1780 en Angleterre de lapetite machine qui pouvait fonctionner dans le cadre du travail à domicile, par le water frame, qui exigeait un moteur puissant est considéré comme la raison de son apparition. Les contemporains furent précocement conscients de ces relations entre le machinismeorganisation du travail. La machine devenait un palliatif de l'imprévisibilité et de l'indiscipline du travailleur. Mais ces représentations ne correspondaient pas aux rapports sociaux habituels dans les usines de cette époque, qui maintenaient une certaineA partir de formes relativement décentralisées de gestion du travail à l'intérieur de la fabrique, les entrepreneurs s'efforcèrent, durant tout le XIXe siècle, d'accroître leur contrôle sur la main-d'oeuvre. Le critère du machinisme permet de tracer grossièrement la frontière entre les industries dans lesquels l'usine l'emporta et celles qui conservèrent des formes plus lâches d'organisation. Les auteurs, qui dénient aux contraintes technologiques un rôle majeur en insistant plutôt sur la volonté de discipliner, voire de prendre le contrôle de chaque instant de la journée du travailleur objectent que, dans certains secteurs, le travail à domicile rural ou urbain, l'atelier ou la petite ou moyenne entreprise purent coexister au XIXe siècle avec la grande usine. On leur opposera que la ressemblance entre les produits fabriqués n'impliquait aucunement que les processus techniques fussent interchangeables. On y ajoutera que les marchés auxquels ces entreprises différentes de structure s'adressaient n'étaient pas les mêmes et qu'ainsi elles ne se trouvaient pas vraiment en concurrence : sinon l'organisation la plus appropriée l'aurait emportée rapidement, ce qui fut le cas pour la filature de coton dans les dernières années du XVIIIe siècle. L'uniformité du produit fabriqué poussait à la fabrication en usine, qui, en revanche, se prêtait moins bien à la fabrication d'un produit divers ou changeant.

L'usine et le contrôle de la main-d'oeuvre

Les entrepreneurs accrurent leur contrôle sur la main-d'oeuvre pour diminuer leurs coûts. L'amortissement d'une machine comme la machine à vapeur supposait que l'on ne perdît pas de temps. En ce qui concernait l'organisation interne du travail dans l'entreprise, les patrons commencèrent par intérioriser le schéma qui était celui du travail à façon au niveau de la conduite du travail productif et du paiement. Ils préféraient passer par un intermédiaire, un ouvrier sous-traitant qu'ils payaient pour faire une tâche déterminée; libre à ce dernier d'embaucher un plus ou moins grand nombre d'aides et de les rémunérer comme il l'entendait. On retrouvait ainsi, à l'intérieur de l'usine, une organisation comparable au marchandage par lequel un marchandeur (entrepreneur, sous-entrepreneur, sub-contractor) prenait en charge un travail, dans

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le bâtiment, ou dans la confection, secteur dans lequel, à Londres, le marchandage tendait à se confondre avec le sweating system.

Ce système resta vivace dans les mines de charbon en Angleterre et en France jusqu'à la fin du siècle. En effet, chaque équipe travaillait isolée dans sa galerie, ce qui rendait difficile son contrôle par la direction de la mine; en revanche, une forte hiérarchie de l'équipe, sous la conduite duporion, était indispensable pour coordonner le travail et respecter la sécurité. Dans les premières filatures, l'ouvrier venait avec sa femme et ses enfants et reproduisait ainsi à l'intérieur de l'usine les relations de travail qui étaient celles du travailleur à domicile : launité productive de base, allait à l'usine, assurant une continuité plutôt qu'une rupture avec les comportements proto- industrielsfamille était payé pour l'ensemble de la famille. Ce type d'organisation présentait pour l'entrepreneur l'avantage de ne pas modifier trop brutalement les habitudes des travailleurs et surtout de pouvoir prévoir ses coûts, puisqu'il n'assumait pas les diverses incertitudes de la production, comme celles qui résultaient de la faible accoutumance de la main d'oeuvre à la régularité du travail usinier. Dans cette logique qui faisait croire à l'ouvrier qu'il restait un travailleur indépendant, qui organisait son travail comme il voulait, il n'était pas absurde que les patrons lui fassent payer son éclairage et même une redevance pour amortir le coût de la machine sur laquelle il travaillait. Cet usage fut bientôt ressenti comme un abus, ce qui signifiait que désormais la main-d'oeuvre avait compris que sa relation dans l'entreprise n'était pas d'égalité entre parties contractantes, mais desubordination. Ces relations de relative autonomie interne du travailleur se heurtèrent en effet rapidement aux difficultés posées par le travail des femmes et des enfants, par l'inégalité de la vitesse de travail entre les ouvriers et par le perfectionnement de l'outillage par le patron. Les industriels dissocièrent très vite le travail des femmes et des enfants de leur contexte familial, et recoururent à une échelle jusqu'alors inconnue à cette main-d'oeuvre, qui n'avait aucune prétention à la moindre autonomie et qu'ils pouvaient exploiter sans limite jusqu'à ce que, dans les années 1840, en France comme en Angleterre, le législateur commençât à édicter une première réglementation du travail des enfants. Sur cette main-d'oeuvre docile de femmes et d'enfants fut expérimentée la possibilité d'une totale discipline du travail.

Les modalités de paiement furent le terrain sur lequel les relations sociales dans l'entreprise se modifièrent. L'industriel ne pouvait admettre que l'amélioration de la productivité du travailleur qui résultait d'investissements dans de nouvelles machines profitât à ce dernier; il cherchait à diminuer les tarifs à la pièce, ce qui n'allait pas sans provoquer des réactions ouvrières et sans occasionner de grosses inégalités de rémunération entre ouvriers selon le type de machine sur lequel ils travaillaient. Le problème était d'autant plus brûlant que le progrès technique augmenta rapidement la productivité du travail et que la baisse technologique du prix des produits contraignait l'industriel à comprimer ses coûts de revient. Ce ne fut que lors de la seconde industrialisation, au détour du XXe siècle, avec les tentatives d'organiser plus rationnellement, plus scientifiquement, le travail, que les entrepreneurs réduisirent les derniers îlots d'autonomie de leur main-d'oeuvre et parvinrent à contrôler complètement le processus productif par une hiérarchisation accrue des postes dans l'entreprise qui interposait entre la direction et les contremaîtres et ouvriers un échelon intermédiaire, celui des ingénieurs de production.

Le patronage, un encadrement social

Une partie des patrons du XIXe siècle appliquèrent une politique sociale en faveur de leur personnel, appelée souventqualificatif péjoratif de paternalisme lui fût associé. Moins fréquente dans la première moitié du siècle, elle se développa dans la seconde, en s'étendant à des aspects de plus en plus larges de la vie des ouvriers et ouvrières dans l'entreprise et en dehors de l'entreprise. Elle s'articulait autour de quatre domaines, l'instruction et l'éducation, le logement, l'assistance et la formation morale. Cela correspondaient plus largement à un projet de retour à une harmonie sociale mythique qui aurait été celle de l'ère préindustrielle, menacée par les tensions économiques et sociales de l'industrialisation. L'analyse des caractéristiques des entreprises qui développaient des politiques sociales par rapport à celles qui n'en développaient pas, et pour lesquelles il est difficile de proposer une proportion, suggère certaines motivations économiquespatronales avaient d'autant plus d'ampleur que l'environnement de l'entreprise était peu structuré, fortes en milieu rural, faibles dans les grandes villes, dans lesquelles les ouvriers habitaient dans un milieu de vie distinct de l'entreprise. Elles visaient donc à faire naître un mode d'intégration des ouvriers et ouvrières dans la société, afin de donner une stabilité à la main d'oeuvre. Le besoin de créer une « culture » de remplacement était particulièrement important quand la main d'oeuvre venait de la campagne et risquait d'y retourner en abandonnant le travail usinier.

Taille et optimum

  Babbage, qui intitulait un de ses chapitres « Des causes et effets des grandes fabriques » exposait, bien avant Alfred Marshalléconomies d'échelle, mais, emporté par son enthousiasme pour le machinisme, il concevait mai que la baisse du coût moyenproduite puisse trouver des limites lorsque augmentait la taille de l'établissement de production, et même celle de l'entreprise, puisqu'il

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évoquait également la diminution des coûts moyens de comptabilité. John Stuart Mill, en bon disciple d'Adam Smithclairement affirmer que la principale condition pour qu'un « grand système de production » pût fonctionner était qu'il disposât d'unmarché (Principes d'économie politique, 1, 9). Or, même dans les activités où la division du travail, le machinisme et les techniques nouvelles étaient les plus poussées, la taille moyenne des établissements de production - ainsi que celles des entreprises -, dans la mesure où le plus souvent les entreprises ne comptaient qu'un, deux ou trois établissements, resta, jusqu'aux années 1870-1880 en tous cas,industriels étaient rares. McConnel et Kennedy, Ashworth, Doilfus-Mieg et Cie, Motte et Bossut dans le textile, les Guest de Dowlais, les usines de Cyfarthfa, celles du Creusot dans la sidérurgie étaient des exceptions. Dans le secteur cotonnier, les tailles moyennes des établissements se situaient entre 100 et 200 ouvriers, plus élevées habituellement dans les filatures que dans les tissages. Dans les grandes régions cotonnières, les filatures avaient une taille moyenne plus élevée, soit, dans le Haut-Rhin de 290 ouvriers dans les années 1840, de 301 dans les années 1860.

Les petites entreprises payaient des salaires plus faibles que les grandes et furent moins respectueuses de la législation du travail après le vote des premières lois. Les grandes entreprises payaient moins cher leurs matières premières, avaient un accès plus facile au crédit, à des taux d'intérêt plus avantageux. Il semble que les avantages de la grande taille aient été balancés jusqu'au milieu du siècle par ses inconvénientsqu'en particulier la vulnérabilité aux fluctuations conjoncturelles, aux crises périodiques, n'ait pas été moindre pour les filatures géantes et pour les entreprises intégrées que pour les autres. L'industrie cotonnière alsacienne était la seule à connaître de très grosses entreprises associant plusieurs établissements qui intégraient la totalité du processus productif (filature, tissage, blanchiment, teinture ou impression). Les grandes entreprises intégrées comme Dollfus-Mieg et Cie (3300 ouvriers) étaient anciennes, pour la plupart antérieures à 1820, alors que durant la phase de poussée de l'investissement dans la mécanisation cotonnière de la Restauration, furent plutôt construites de grandes filatures qui ne furent pas associées à des établissements d'impression ou de tissage. Des auteurs américains se sont essayés à évaluer les tailles optimales des entreprises selon les secteurs en déterminant à partir de fonctions de production l'évolution des économies d'échelle. Mais les résultats de leurs calculs, qui confortent l'hypothèse de tailles optimales assez réduites, restent très fragiles.

L'intégration: structure compensatoire des insuffisances de l'économie ?

La part des entreprises intégrées déclina jusqu'à ne plus employer que 40 % de la main-d'oeuvre vers 1885-1890. Deux raisons expliquaient cette évolution. Le nombre d'entreprises de tissage s'accrut fortement : il était le tiers du nombre de filatures en 1850, la moitié en 1874, le même en 1890. En effet, le secteur se développa en réponse à l'amélioration technique du métier à tisser et à la crise des filatures, qui, tendant à être en surproduction à partir des années 1870, baissèrent le prix des filés, alors que le prix des tissus baissait moins.tissage profita de cette situation avantageuse, moins par croissance des entreprises existantes que par création de nouvelles entreprisesraison en était que le tissage, industrie de main d'oeuvre, était encore proche de ses origines proto-industrielles, les métiers à tisser n'étaient pas très chers; en période conjoncturellement favorable, des ouvriers du textile purent ainsi se mettre à leur compte.

Parmi les fondateurs d'entreprises de tissage dans les années 1870 et 1880, un certain nombre avaient des origines modestes. Mais comme la part des salaires dans les coûts de revient était forte dans le tissage, cette activité eut tendance à se localiser où les salaires étaient le plus bas, l'emploi industriel le moins développé et la main-d'oeuvre la plus disponible. L'intégration reculaitdevant une spécialisation favorisée d'une part par la multiplication de petites entreprises de tissage, qui, du fait de l'extrême diversité des produits, pouvaient viser des segments de marché, et d'autre part par la disjonction des aires géographiques de la filature et du tissage.

Intégration ou concentration verticaleRegroupement dans la même entreprise (entreprise intégrée) ou dans le même établissement (établissement intégré), par extension des activité ou absorption d'autres unités économiques, de processus techniques complémentaires. Ainsi une entreprises sidérurgiques peut intégrer vers l'amont en exploitant elle-même les mines de houille ou les minières de fer afin de contrôler ses approvisionnements en matières premières, ou intégrer vers l'aval en fabriquant des machines.

La taille des entreprises en dehors du textile

Les deux enquêtes menées en France dans les années 1840 et 1860 permettent de comparer grossièrement les tailles moyennes des établissements selon les principaux secteurs industriels. Mais elles ne peuvent pas, en particulier la seconde d'entre elles, renseigner sur la taille moyenne des entreprises. Cependant, comme la plupart des entreprises ne comprenaient qu'un seul établissement, ces moyennes ne devaient que peu différer. Le champ des deux enquêtes en revanche n'était pas vraiment le même. Pour la première, il avait été fixé comme consigne de nerecenser que les établissements de plus de 10 ouvriers, mais cette règle fut loin d'être suivie systématiquement. Dans la seconde au contraire, les administrateurs, conscients du caractère arbitraire de ce seuil, avaient préféré un critère structurel, celui du salariatMais en réalité, les établissements qui comprenaient au moins un salarié ne furent pas tous saisis. Aussi ne faudrait-il pas en inférer une conclusion trop hâtive sur l'évolution par secteur entre ces deux dates, en particulier si la taille moyenne semble diminuer. On en retiendra plutôt des niveaux approximatifs de taille. Les enquêtes montrent qu'une grande partie du tissu industriel français était composé deentreprises, d'établissements proches de l'artisanat ou de l'atelier : c'était le cas de la plus grande partie de l'industrie alimentaire, pour

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laquelle on ne rencontrait des entreprises importantes que dans les sucreries, mais aussi des tuileries, des briqueteries, des fours à chaux, à plâtre, des tanneries, des mégisseries, des scieries, des tonnelleries, des carrières. Toutes ces activités, incluses dans leur milieu rural, prolongèrent, jusqu'au début du XXe siècle, des formes de symbiose entre l'agriculture et l'industrie héritées du XVIIIe siècle. En France toujours, dans les industries chimiques et la construction mécanique, de très petites entreprises l'emportaient également. En Grande-Bretagne, les constructeurs tendirent à une spécialisation précoce pour deux raisons initiales. La distribution régionale des activités industrielles fut en Grande-Bretagne, dès le début, à la fois spécialisée et polarisée. Pour les branches du textile, le travail de chaque fibre et chaque type de fabrication étaient concentrés dans une seule zone. Aussi les entreprises de fabrication de machines textiles furent-elles incitées à ne fabriquer des machines que pour leur clientèle proche, sans chercher à diversifier vers d'autres activités caractéristiques d'autres régions.

Dans les années 1840, la mécanisation du textile se terminait en Grande-Bretagne avec la généralisation des métiers automatiquesconstructeurs obtinrent, en 1843, la suppression de la loi qui interdisait l'exportation des machines et se lancèrent dans la conquête de marchés étrangers en pleine expansion avec la diffusion de l'industrialisation. Ce processus perdura jusqu'à 1914, car le développement de l'industrie textile mécanisée se fit d'abord dans les pays européens du Nord-Ouest, puis dans l'Europe centrale, scandinave, méditerranéenne, orientale, puis s'étendit vers l'Asie (Inde, Japon) et vers l'Amérique latine. Les fournisseurs anglais assuraient non seulement un service après-vente, mais offraient même tout un ensemble de services liés, allant de la fourniture de techniciens ou de directeurs à l'expertise industrielle. Cela était particulièrement important dans des pays peu développés dans lesquels les connaissances et les qualifications manquaient autant que les capitaux. Ces techniques indispensables pour vendre des machines avaient été utilisées dès la fin du XVIIIe siècle par Watt par exemple. On envoyait également des mécaniciens pour accompagner les machines à vapeur et on jouait un rôle d'experts quant à sa mise en oeuvre. A cela s'ajoutait l'offre de crédits très longs à la clientèle, possible grâce au réseau commercial et financier solide. En France, la mécanisation se fit plus lentement qu'outre-Manche, et les constructeurs français durent affronter une forte concurrence britannique aussi bien sur le territoire national que dans leurs ventes à l'étranger. Aussi, seuls les plus petits d'entre eux se limitèrent à une stratégie de spécialisation. Les plus gros étaient obligés de fournir un éventail important de machines pour les industriels de leur région. Diversifiées, les entreprises françaises ne pouvaient être compétitives que si elles étaient très grosses : ce fut le cas du Creusot. Mais le revers de cette structure polyvalente, qui était le résultat d'une étroitesse du marché intérieur que ne parvinrent que temporairement à compenser les débouchés étrangers, fut, lors de la grande dépression de la fin du XIXe siècle, le déclin de certaines fabrications, comme les locomotives, faute de commandes suffisantes.

Sidérurgie et charbonnages : un dualisme dans la structure des entreprises jusque vers le milieu du XIXe siècle.

Ces deux secteurs étaient ceux dans lesquels les tailles moyennes des établissements et des entreprises étaient les plus grandes. De très grandes entreprises y existaient dès le XVIIle siècle, comme la compagnie d'Anzin, comme le Creusot. Mais ce qui était frappant était plutôt la longue survivance d'une masse de petites entreprises durant tout le siècle en France et en Grande-Bretagne, alors qu'en Allemagne, par exemple, le phénomène de concentration allait être plus poussé. Dans la sidérurgie, les grands établissements l'emportèrent dès le milieu du siècle. En France, les petites forges avaient longtemps pu se maintenir parce qu'elles n'entraient pas en concurrence avec les grands établissements, auxquels les commandes ferroviaires donnèrent une impulsion majeure à pari tir des années 1840. La taille moyenne des établissements sidérurgiques dans l'Enquête de 1861-1865 peut paraître très basse. Son niveau s'explique d'abord par la présence, pour peu de temps encore, d'une foule de petites entreprises locales, qui allaient disparaître dès que la construction des chemins de fer allait permettre aux grands établissements de vendre sur tout le territoire leur production. Mais si la taille moyenne des entreprises devait très rapidement s'élever, la taille des établissements restait en retrait, car la concentration était davantage financière que physique. Néanmoins, alors qu'une entreprise comme le Creusot, bien qu'elle fût un géant industriel qui dépassa la dizaine de milliers d'ouvriers en 1869, restait par certains aspects traditionnelle, dans le cadre d'un capitalisme très familial, des regroupements comme Châtillon-Commentry annonçaient, dès les années 1850, des formes de grande entreprise plus modernes.

Entreprises et réseaux familiaux

  Il est malaisé de choisir parmi les constituants de l'entreprise - les propriétaires et les capitaux, l'entrepreneur, le personnel, les établissements, les métiers, les produits, la clientèle -, celui qui assure le mieux son identité et sa continuité au travers du changement des autres. Le concept, assez vague, de «culture d'entreprise», a été forgé au XXe siècle pour remplir cette lacune. Pour les hommes du XIXe siècle, la réponse à la question était claire : l'entreprise était avant tout l'entrepreneur et même la famille de l'entrepreneur qui lui conférait une durée sur plusieurs générations. Les premières tentatives de définition, qui dénotaient une prise de conscience d'une indépendance de l'entreprise par rapport à l'entrepreneur datèrent de la fin du siècle, mais elles laissaient au premier plan l'entrepreneur. Ainsi Paul Leroy-Beaulieu dans sonthéorique et pratique d'économie politique écrit : « L'entreprise, c'est l'organisme économique; l'entrepreneur, c'est le centre nerveux qui lui

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donne la vie, la conscience, la direction, c'est le point capital, la force motrice de la structure sociale ». Il est vrai qu'en son temps rares étaient les exemples d'entreprises qui ne fussent personnalisées par un entrepreneur. Seules quelques grandes sociétés anonymes, mais peu nombreuses, dans la sidérurgie, les mines, les chemins de fer, la banque, les assurances présentaient un caractère dépersonnalisé.

Hormis ces exceptions, les entreprises du  XIXe siècle étaient essentiellement familiales, quelle que fût leur forme juridique, car les formes de sociétés de capitaux n'excluaient en aucune façon ce caractère. Le destin des entreprises était lié à celui des familles des entrepreneurs, parce que la forme familiale permettait de résoudre la plupart des problèmes de gestion des entreprises : s'insérer dans la concurrence, coordonner les tâches et les établissements, recruter des compétences nouvelles, maintenir le secret des affaires, trouver des capitaux. En matière definancement, la forme familiale remplissait une fonction majeure, dans la mesure où le crédit reposait sur la confiance entre les personnes. Aussi les différences de comportement des entrepreneurs selon les pays, les périodes et les secteurs rejaillissaient-elles sur les politiques des entreprises. L'incarnation de l'entreprise dans l'entrepreneur fut favorisée dans les débuts de l'industrialisation par le fait queni l'unité spatiale de la production dans la mesure où le travail pouvait être dispersé, ni l'unité du personnel, car la main-d'oeuvre était instable, le personnel d'encadrement très peu nombreux et la direction en général assumée par un membre de la (ou d'une) famille propriétaire. Que la famille fût la cellule de base de la société, que le pouvoir des individus fût encore dépendant de leur degré de participation à des réseaux de solidarité familiaux, qui se confondaient avec des réseaux professionnels et locaux, restaient des évidences au XIXe siècle. Malgré le développement du grand capitalisme anonyme au XXe siècle, la majorité des entreprises restent encore, dans les pays industriels avancés, familiales.

Compter les entreprises...

Non définies juridiquement, les entreprises ne pouvaient être comptées. Le législateur français ne connaissait que des commerçants et des sociétés dont les activités relevaient du Code commercial. Le fisc imposait des commerçants qui lui devaient la patente. Sur 1,6 million de cotes de patentes imposées en France en 1859, première année pour laquelle on ait une décomposition par grandes catégories, 1,3 million concernaient le petit commerce, 13 000 le grand commerce et les métiers de l'argent, 219 000 les industriels et fabricants et 51 000 les professions libérales. Les ordres de grandeur de ces chiffres restaient les mêmes en 1913. Ils évoquent une poussière decommerciales (mais étaient-ce des entreprises ?) ou plutôt de commerçants ou d'artisans commerçants dont l'activité faisait l'objet d'une division du travail à l'intérieur de la famille; la femme avait souvent aidé avec sa dot à acquérir la boutique ou l'atelier et tenait les comptes, les enfants servaient de main-d'oeuvre. Une dynastie exemplaire à cet égard fut celle des Motte-Bossut, filateurs à Roubaix.

Les stratégies matrimoniales

Le réseau familial permettait de résoudre la plupart des problèmes que posait l'entreprise. Il était à la base de la réunion des capitauxindispensable au démarrage d'une entreprise. Par son influence, il déterminait les possibilités de crédit dont elle pouvait disposer, en un temps où, avant la naissance des grands établissements de crédit, ce dernier reposait sur la connaissance personnelle et l'estime que le banquier accordait à son client. Il assurait enfin la continuité de l'entreprise par la transmission de la propriété et du pouvoir entre générations. Sans doute les objectifs de pérennité familiale furent-ils la première manière d'envisager des objectifs à très long terme pour des entreprises. Parfois, lorsque ces objectifs de long terme risquaient de s'opposer à la recherche du profit à court terme, ils pouvaient l'emporter. La simple hérédité n'étant pas une garantie de compétence dans les affaires, la continuité de l'entreprise passait par une attentive formation des fils d'entrepreneurs ou, à défaut, de leurs neveux, jusqu'à ce qu'ils soient capables d'assumer des fonctions de responsabilités, puis d'être associés à la gestion. La formation qui leur était donnée reflétait l'idée que leurs pères ou leurs oncles avaient des qualités indispensables à leur métier. Hommes d'affaires pragmatiques, peu portés aux spéculations intellectuelles, ces derniers appréciaient une éducation pratique faite en s'exerçant à connaître tous les travaux effectués dans l'entreprise, plutôt que des études dans des universités ou des grandes écoles, dont elle n'était par ailleurs pas exclusive. Le réseau familial avait l'avantage de diversifier cette éducation par l'échange des héritiers en formation, qui pouvaient élargir leurs connaissances en matière de fabrication, de commerce, de représentation à l'étranger. En effet, la famille était une structure sûre de spécialisation interne des activités, qui recouvraient un fort degré d'intégration au niveau du groupe.

Éviter le partage des actifs

En dehors d'un éclatement familial par mésentente, qui était rare dans des familles structurées du XIXe siècle dans lesquelles l'autorité du chef du groupe familial était peu contestée et dans lesquelles les avantages des solidarités l'emportaient sur le besoin d'affirmer, même à l'occasion des successions, un individualisme peu profitable dans les affaires, un risque de dissipation du capital commun était leL'entrepreneur pouvait leur donner une dot, qui aurait amoindri les capitaux dont dépendait l'échelle de ses activités; il pouvait leur constituer une dot sur sa future succession, c'est-à-dire leur faire une promesse. A son décès, le patrimoine devait être partagé, même si le Code civil français permettait de privilégier certains héritiers. Là était le plus grand danger d'amoindrissement des possibilités d'une entreprise familiale : en effet, si le défunt n'était pas parvenu à constituer des actifs autres que l'entreprise, l'héritier encourait le danger d'être handicapé dans ses activités par les dettes contractées envers ses soeurs. Une manière de résoudre le problème était certes de constituer une société. Mais, dans

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le nord de la France par exemple, les industriels essayaient surtout d'éviter que le problème fût posé. L'endogamiefamilial permettait d'éviter tout risque de fuite du capital. On pourrait penser qu'elle était d'autant plus développée que le nombre d'enfants, c'est-à-dire le danger de dissipation, était grand, et que le grand nombre d'enfants était lié aux possibilités de division des tâches à l'intérieur de la famille, facteur de croissance interne, sans faire appel à des compétences extérieures : mais les comportements démographiques étaient bien trop complexes pour qu'on puisse les ramener à des déterminations si élémentaires.

Réunir des capitaux et constituer des réseaux de pouvoir

Mais autant qu'une stratégie de fermeture du groupe pour éviter que se dissipent ses ressources humaines et financières, lesune stratégie d'acquisition de ressources extérieures. A l'origine de nombreuses entreprises, on trouvait des capitaux apportés par l'épouse. Les mariages des fils, judicieusement arrangés, pouvaient ensuite apporter les fonds nécessaires à l'extension de l'échelle des affaires. La famille, qui donnait des dots, s'appauvrissait. Elle consentait à réduire son patrimoine, parce qu'elle y trouvait d'autres avantages. Ces capitaux avaient pu être accumulés dans la propriété foncière ou bien dans le commerce, un secteur dans lequel il était moins besoin de fonds propres, qui servaient à financer les investissements, que de capitaux à court terme. Ils pouvaient provenir de familles industrielles dont le développement des affaires avait atteint une taille qui paraissait à l'entrepreneur suffisante en fonction du nombre de ses enfants et des capacités de contrôle familial, et qui donc ne redoutait plus de se démunir en capitaux. Les transferts financiers étaient souvent compensés par des opérations contraires, c'est-à-dire par des mariages multiples entre deux familles, qui étaient toutes deux bénéficiaires puisqu'elles formaient désormais un groupe plus puissant. Tous les participants profitaient de la constitution de groupes familiaux, qui assumaient les mêmes fonctions que des ententes dans lesquelles les relations étaient définies contractuellement. Un reproche que l'on peut faire à ce type d'organisation :  le renouvellement des techniques lors des débuts de l'industrialisation avait permis un renouvellement des élites économiques et des entrepreneurs, dont dépendait le développement économique, grâce à des créations d'entreprises par des « hommes nouveaux » qui réussirent parce qu'ils étaient les meilleurs. Ensuite leurs entreprises auraient perdu au cours des générations en dynamisme, car les héritiers ne possédaient pas toujours les compétences des fondateurs. Et le développement économique ne pouvait que pâtir de ce renfermement sur la famille, à moins que de nouvelles possibilités d'accès à l'entreprise se présentent, à l'occasion d'innovations techniques, comme celles de la seconde industrialisation, qui aurait fait naître une seconde génération d'entreprises, créées ou dirigées par des ingénieurs. L'analyse des origines socio-professionnelles des fondateurs d'entreprises peut renseigner sur les variations dans le degré d'ouverture de l'accès au patronat.

« Fils de leurs oeuvres » et « héritiers »

L'hypothèse historique d'un profond renouvellement des élites économiques lors de la révolution industrielle repose sur undébut du XIXe siècle, celui du self-made man, ou en français, « fils de ses oeuvres ». Il apparut au début en Grande-Bretagne parmi les opposants au nouveau système industriel, les aristocrates contempteurs de la modernité et les radicaux, critiques de cette nouvelle élite économique : pour les uns comme pour les autres, les industriels étaient des « parvenus », c'est-à-dire des gens qui, nés de rien, se croyaient quelque chose. Mais très vite les industriels, propagandistes d'une morale du travail, du mérite et de la ténacité qui seraient toujours récompensés, reprirent le thème pour justifier leur réussite et leur fortune, couronnement légitime de leurs efforts. Pour se mettre en valeur, ils dépréciaient fréquemment leurs origines : dossiers de demande de Légion d'honneur et notices nécrologiques en font foi. En Angleterre, cela permettait en outre de concilier l'exigence morale qu'avaient des industriels protestants souvent dissidents avec des intérêts de classe bien compris. Bien sûr, le mythe du self-made man était aussi le reflet d'une société où l'ascension sociale était difficile : il signifiait à ceux qui se trouvaient en bas de l'échelle sociale qu'avec du travail ils pouvaient devenir riches et considérés. Mais dans la réalité presque aucun industriel fondateur n'était issu de la classe laborieuse. Les self-made men étaient peu nombreux. Le mérite permettait à quelques heureux élus de franchir le seuil très étroit de l'accès au patronat, mais ceux qui réussissaient cette difficile ascension sociale étaient en général aidés par leurs relations familiales. Un oncle influent, ou mieux encore un beau-père industriel, étaient une aide indispensable pour un self-made man. Notons qu'il n'existe pas pour la France de travail statistique comparable à l'échelle nationale à celles menées pour la Grande-Bretagne, mais les études sectorielles ou régionales confortent l'idée que les origines du patronat français du XIXe siècle étaient les mêmes que celles du patronat britannique, avec les mêmes continuités sectorielles et sociales. Comme la modernisation des techniques avait soulevé en France plus de difficultés qu'en Grande-Bretagne, la simple disponibilité des capitaux n'était pas, au début, suffisante pour réussir dans la filature ou la sidérurgie. La maîtrise des machines textiles n'était pas complète à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, celle des procédés sidérurgiques nouveaux fut hésitante jusqu'aux années 1840. Le transfert technologique fut facilité par l'émigration de techniciens britanniques. L'analyse des origines des entreprises soulève, dans le cas de la France, une question particulière, celle de la continuité de part et d'autre de la Révolution ou de la rupture que celle-ci aurait pu constituer en éteignant des familles anciennes d'entrepreneurs et en aidant au renouvellement des élites. Les études régionales ont montré le poids des continuités. Elles dominaient dans le textile et dans le négoce.largement décimée par la Révolution et l'émigration; lorsqu'elle revint plus tard en France, elle embrassa plutôt la cause légitimiste et, après 1830, tendit à se replier sur ses domaines provinciaux dont elle s'attacha à améliorer l'exploitation. Les secteurs dans lesquels la noblesse d'Ancien Régime était la plus engagée était la sidérurgie et la mine parce qu'ils étaient liés à la propriété foncière et parce que les maîtres de

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forges d'origine ancienne avaient vu leur réussite consacrée par l'anoblissement. Beaucoup n'étaient que propriétaires, mais n'exploitaient pas eux-mêmes, confiant la direction de leurs établissements à des intendants ou les louant à des fermiers. Après la Révolution, certains émigrés rachetèrent leurs biens, les récupérèrent parfois lorsqu'ils les avaient fait racheter par des intendants en qui ils avaient confiance, s'entendirent à l'amiable avec les précédents acquéreurs, ou reconstituèrent des entreprises à partir d'autres établissements comme les Wendel. Dans les sociétés enfin, qui existaient dans les mines, la loi autorisait les associés à racheter les parts de ceux d'entre eux dont les biens étaient confisqués. Malgré un certain nombre de changements patrimoniaux, une continuité subsistait donc aussi dans les entreprises de ces secteurs, qui allaient rester marquées durant tout le XIXe siècle par une participation des familles nobles.

Les entrepreneurs allemands

Les entrepreneurs étaient, dans les pays germaniques, issus des mêmes milieux sociaux et professionnels qu'en France. La filière dominante était celle qui avait mené de la maison de négoce ou de commission de tissus ou de l'entreprise proto-industrielle à la filature ou au tissage mécanique en deux générations. Dans la mesure où le niveau de développement économique des pays allemands à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle était, pour la plupart des États, inférieur à celui de la France, les réseaux économiques anciens étaient moins forts et les possibilités d'ascension sociale fondées sur les compétences étaient, semble-t-il, plus grandes. Mais l'accès au patronat tendit à se fermer après 1850 et la barrière majeure fut, semble-t-il, l'élévation du niveau des capitaux nécessaires pour fonder une entreprise, dans un pays où le plus faible niveau de l'accumulation antérieure de l'épargne dans les milieux du commerce et de l'artisanat tendit à exercer un effet socialement sélectif.

Diversité des patronats et illusion anthropomorphique

La diversité des patronats était telle, qu'en dehors de leur caractère familial, toute généralisation sur leurs comportements serait imprudente. Dans une structure d'entreprise fondée sur la famille, la question importante est de savoir dans quelle mesure la succession des générationscapable d'assurer le développement des entreprises, de s'adapter au travers des changements de l'environnement, des modifications des techniques et dans quelle mesure cette structure n'a pas rencontré à partir d'une certaine taille ou d'une certaine complexité des affaires un seuil au-delà duquel elle perdait son efficacité. Le ralentissement de certaines branches de l'économie, dû à une saturation des marchés internationaux de produits comme le textile et à une concurrence plus acharnée de par l'apparition de nouveaux pays industriels dans le monde, avait évidemment pour conséquence des difficultés plus grandes et donc une mortalité plus forte des entreprises britanniques de ces secteurs. A l'inverse, les entreprises allemandes et américaines de la même époque semblaient plus dynamiques, parce qu'elles fonctionnaient dans des économies dont la croissance, pour un ensemble complexe de raisons, était plus forte. De même, on a accusé jadis la petite entreprise familiale française de toutes les tares, elle aurait bloqué le développement de l'économie française, conservant encore au milieu du XXe siècle des modes de gestion datant du siècle précédent. Le bon sens aurait dû plutôt conduire à remarquer que, comme dans les années 1960, la France avait un niveau de développement tout à fait comparable à celui de ses voisins européens les plus avancés; le fait que la petite et moyenne entreprise familiale y conservaient une place majoritaire dans le tissu industriel et commercial impliquait qu'elle avait étéde s'adapter et de faire aussi bien que les entreprises allemandes ou britanniques.

Un déclin de l'esprit d'entreprise en Grande-Bretagne ?

Les historiens, britanniques sont ceux qui ont le plus insisté sur la « loi des trois générations » en arguant que les valeurs aristocratiques et terriennes encore dominantes dans la société victorienne incitaient les entrepreneurs qui avaient acquis la fortune à chercher ensuite unsocial. Les industriels britanniques acquéraient en effet des domaines, des châteaux, s'efforçaient d'entrer dans lafonctions municipales. Leurs enfants étaient élevés en gentlemen, de préférence à Eton et Oxford, étaient encouragés à un genre de vie plus oisif et mondain, s'orientaient volontiers vers les carrières administratives ou politiques. Mais pour quelques défections d'industriels amateurs célèbres combien y avait-il de familles où la transmission de l'entreprise à la génération suivante était l'essentiel objectif ? Ensuite, l'achat de domaines fonciers n'était pas la preuve d'un désintérêt pour l'activité industrielle. Il représentait, certes surtout dans la première moitié du XIXe siècle, une forme de diversification des revenus, qui évitait de les faire, dépendre exclusivement de la conjoncture d'un seul secteur et il permettait de trouver du crédit en ouvrant la possibilité d'hypothéquer. Il est vrai en revanche, comme le brillant essai del'a montré que lesmodèles culturels de la société victorienne étaient anti-industriels. L'usine et le commerce paraissaient dans la haute société des moyens peu « propres » de gagner de l'argent. La City permettait de devenir riche et gentleman. L'industrie et le commerce permettaient de devenir riche pour se transformer ensuite en gentleman. Les public schools et les grandes universités, dans lesquelles les industriels aspiraient à envoyer leurs fils, diffusaient une culture traditionnelle, alors que les universités du Nord ou des Midlands qui entretenaient des liens avec l'industrie n'avaient qu'un prestige très inférieur.

Des héritiers compétents

Les entreprises dépérissent lorsque leurs dirigeants ne savent plus les adapter aux changements de l'environnement ou n'en ont plus les

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Les sociétés de commerce au secours des familles

  Le système familial permettait de réunir des fonds propres, de fournir des garanties pour obtenir du crédit, de s'attacher des compétences extérieures, de faire prédominer des objectifs de très long terme sur le simple profit à court terme et donc de motiver des stratégies dedéveloppement, d'assurer une identité à l'entreprise dans le cadre du droit civil sans avoir besoin de recourir à des institutions commerciales. Mais son réseau se trouvait aisément consolidé juridiquement par la fondation de sociétés, qui élargissaient les possibilités d'association de compétences et de capitaux. Le contrat de société était ainsi complémentaire du contrat de mariage.

Les institutions

En France, le Code de commerce de 1807 consacrait un ensemble d'usages anciens en matière d'association commerciale, largement commun à toute l'Europe moderne et déjà partiellement codifié par l'ordonnance de 1673. La principale distinction était entre les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux.

La société en nom collectif: Les sociétés de personnes, formées intuitu personae, reposaient sur la confiance réciproqueassez petit d'associés solidaires et responsables. Le modèle en était la société en nom collectif, dont les noms des principaux associés formaient la raison sociale; tous les associés étaient entièrement responsables des dettes de la société sur leur fortune personnelle. Ils participaient en général tous à la gestion selon des modalités fixées par chaque contrat, qui déterminait également la manière dont les bénéfices devaient être répartis. Le décès d'un associé, sa retraite volontaire ou son changement donnaient obligatoirement lieu à dissolution de la société et fondation d'une nouvelle société. Cette forme juridique se retrouvait presque à l'identique en Grande-Bretagne et aux États-Unis sous le nom de partnershipet en Allemagne sous le nom d'offene Handelsgesellschaft (O.H.G.)

La commandite: Le Code de commerce prévoyait une variante de la société en nom collectif qui faisait une distinction entre lesnom collectif, qui étaient solidairement responsables, et des associés simples bailleurs de fonds qui ne pouvaient être tenus pour responsables qu'à hauteur de leurs apports, mais qui, en contrepartie de ce privilège, n'avaient pas le droit d'engager la société par un acte de gestion. Les uns étaient les commandités, les autres de simples commanditaires. La société était en nom collectif pour les premiers et en commandite pour les seconds. Toute immixtion d'un commanditaire dans la gestion entraînait automatiquement la perte de son privilège de responsabilité limitée. Leur rôle de simples bailleurs de fonds apparaissait dans le fait que leurs noms ne figuraient ni dans la raison sociale de la société ni dans l'extrait de l'acte de société déposé au greffe du Tribunal de commerce. La société en commandite avait pour fonction, dans l'esprit du législateur, de permettre à une entreprise, dont les fonds propres étaient limités dans le cadre de la société en nom collectif, decapitaux plus importants en faisant appel à des capitalistes passifs. Elle existait dans plusieurs pays du Continent européen, dans les États allemands qui s'étaient vus imposer le Code de commerce lors de l'occupation napoléonienne ou avaient adopté ensuite des codes similaires. En revanche, la société en commandite (limited partnership) n'existait pas en Grande-Bretagne; il fut question de l'introduire vers le milieu du siècle; elle ne le fut qu'en 1907. Dans certains États américains au contraire, comme dans l'État de Louisiane, qui avait subi une influence française, elle avait été imitée du Code de 1807, d'autres États l'adoptèrent jusqu'à ce qu'elle fût généralisée par l'Uniform Limited Partnership Act de 1916.

Sociétés anonymes et commandites par actions. Enfin le Code français reconnaissait les anciennes sociétés par actions sous le nom desociétés anonymes. Puisqu'elles ne pouvaient être identifiées par les noms des associés, elles n'avaient donc pas de raison sociale et ne pouvaient être désignées que par leur objet. Elles étaient des sociétés caractérisées par la responsabilité limitée de leurs associés actionnaires, puisque seul le capital social pouvait répondre des dettes de la société. Le législateur les admettait parce qu'elles étaient indispensables au fonctionnement de l'économie, mais, soucieux de protéger les créanciers devant le danger d'irresponsabilité de la société anonyme et de maintenir la confiance sur laquelle reposait toute la vie commerciale, il les soumettait à unegouvernementale préalable. Le gouvernement qui tranchait sur les demandes d'autorisation, après avis motivé du conseil d'État, eut toujours une attitude restrictive. Entre 1807 et 1867, seulement 651 sociétés anonymes furent autorisées en France. L'État ne donnait de réponse favorable que lorsque l'intérêt public était en jeu, que l'entreprise projetée ne pouvait pas être réalisée dans le cadre d'une autre forme sociétaire et que par son activité elle détenait des actifs réels mobilisables, gages envers d'éventuels créanciers. En dehors des sociétés de capitaux héritées de l'Ancien Régime, comme Anzin, Aniche ou Saint-Gobain, les autorisations furent données en faveur de sociétés de canaux et d'assurances, puis de chemins de fer. Les sociétés anonymes industrielles étaient peu nombreuses : elles s'occupaient de mines, qui pouvaient également se constituer en sociétés civiles, de sidérurgie, de construction mécanique. Plutôt que des créationsnihilo d'entreprises, elles résultaient de la transformation ou du regroupement de sociétés existantes qui avaient besoin d'élargir leurs capitaux sociaux et qui avaient déjà la preuve de leur bonne gestion et de leur solidité. L'évolution vers une législation plus libérale

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elle se fit en deux temps. La loi de 1863 rendait la fondation des sociétés anonymes libre de toute autorisation, sous le nom deresponsabilité limitée, lorsque le capital était inférieur à 20 millions. Puis le bénéfice de cette loi fut étendu à presque toutes les sociétés anonymes (à l'exclusion des sociétés d'assurances) par la loi de 1867, qui, codifiant un ensemble de pratiques et d'institutions nées au sein des sociétés, définit pour longtemps un nouveau cadre juridique de fonctionnement : elle resta en vigueur jusqu'en 1966.

La législation anglaise des sociétés de capitaux

La société anonyme trouvait un équivalent dans la registered company with limited liability britannique. Jusqu'en 1825, les sociétés par actions (joint stock companies) avaient été soumises à des autorisations gouvernementales, distribuées, comme en France, avec parcimonie. Ensuite, si la fondation était libre, la responsabilité des actionnaires demeurait illimitée, ce qui restreignait considérablement les possibilités de drainage large des capitaux. En revanche, la société par actions avec responsabilité limitée des actionnaires resta jusqu'en 1855 toujours soumise à autorisation du Parlement ou de la Couronne. Les hommes d'affaires, qui désiraient réunir davantage de capitaux que la société en nom collectif ne le permettait utilisèrent dans la première moitié du XIXe siècle une autre forme juridique, celle de l'under trust law, qui s'appuyait sur une spécificité du droit britannique, le fidéicommis (trust), par lequel chaque actionnaire en tant qu'associé confiait ses apports à des mandataires (trustees) qui agissaient donc en son nom. La société n'avait pas la personnalité morale; mais elle pouvait agir par l'intermédiaire de ses trustees. Comme en France, ces formes sociétaires n'intéressaient que peu les industriels qui préféraient les private partnerships. Le lent processus de libéralisation de la législation sociétaire aboutit aux lois de 1855 et 1856, qui excluaient cependant les compagnies d'assurances, responsables de bulles spéculatives (elles purent se fonder librement en 1862). La liberté de fondation eut pour conséquence un gonflement des créations, mais les lacunes de la législation apparurent rapidement; en particulier il n'avait pas été prévu dans les exigences requises des sociétés de différences entre celles qui étaient « privées », c'est-à-dire qui ne pouvaient faire appel à l'épargne publique et n'avoir qu'un nombre limité d'actionnaires, et celles qui étaient « publiques » pour lesquelles il était justifié de demander la publicité des bilans et d'être plus exigeant en matière de réserves. Aussi certains désiraient-ils que l'on adoptât un équivalent de la commandite par actions française. L'Act de 1900 précisa la législation sociétaire, qui aboutit enfin à des solutions claires et satisfaisantes par le Companies Act de 1907. Les private companies étaient reconnues explicitement sous trois conditions (ne pas lever de capitaux dans le publicne pas avoir plus de 50 actionnaires, limiter la transférabilité des titres dans le public) et n'étaient pas soumises aux prescriptions des autres sociétés par actions en matière de publicité et de réserves. Les public companies devaient publier leurs bilans - cette formalité était indispensable pour avoir le droit d'émettre des actions ou des obligations - et envoyer chaque année à l'administration des informations sur leur situation financière.

Le droit allemand

La Rhénanie avait adopté les codes napoléoniens, mais dans le reste de la Prusse, il n'y eut pas à proprement parler de législation des sociétés par actions jusqu'en 1843, où elles furent légalement reconnues pour permettre la construction ferroviaire. La libre fondation des sociétés anonymes ne fut néanmoins pas permise en Prusse avant 1870.  La loi d'Empire de 1884 pouvait apparaître comme rigoureuse dans ses exigences, et très originale par rapport aux législations des pays voisins. Elle prévoyait un processus de fondation en deux temps. La constitution de la société, dont les actions devaient être libérées du quart, par les actionnaires, donnait lieu à un premier enregistrement. Puis, au terme de la première phase, une assemblée générale devait approuver les opérations de formation, sur lesquelles le conseil de surveillance (Aufsichtsrat) présentait un rapport. Le conseil de surveillance élisait le pouvoir exécutif, le comité directeur (Vorstand). La société n'avait plein exercice de ses droits, en particulier le droit d'émettre des titres et d'être cotée, qu'au bout d'un an. En contrepartie de ces formalités très lourdes pour de petites entreprises, fut créée en 1892 la S.A.R.L. (GmbH), que le droit français allait ensuite reprendre.

Les trois pays, qui avaient une législation à peu près identique pour les sociétés en nom collectif, différaient donc davantagesociétés par actions, soit que les principes généraux du droit ne fussent pas les mêmes, comme dans le cas de la Grande-Bretagne, soit que les structures économiques et bancaires aient exercé des influences divergentes. Mais les législations purent aussi contribuer à orienter différemment le fonctionnement des entreprises. Ainsi, le grand rôle donné au conseil de surveillance en Allemagne favorisait le développement d'un pouvoirmanagérial. Et la fondation en deux temps de la société conduisit en fait à la pratique de la fondation « simultanée » : les promoteurs souscrivaient toutes les actions, qu'ils pouvaient ensuite revendre par le canal d'une banque; compte tenu des besoins en capitaux, un ou plusieurs promoteurs étaient des banques, qui pouvaient ainsi porter l'entreprise jusqu'à ce que ses actions puissent être admises sur le marché financier et que des obligations puissent être émises. La loi incitait donc à développer la symbiose entre les banques et les entreprisesindustrielles et commerciales. Dans les trois pays, la très grande majorité des entreprises constituées en sociétés, l'étaient en nom collectif, jusqu'à ce que la loi ait mis à la disposition des petits et moyens entrepreneurs les avantages de la responsabilité limitée avec la S.A.R.L.(GmbH en Allemagne), qui remplaça pratiquement la S.N.C. Mais les commandites simples et par actions et les sociétés anonymes, ou, en dehors de France, les formes équivalentes, dont l'importance numérique était faible, représentaient une part beaucoup plus grande du total des capitaux sociaux constitués, car une forte proportion des sociétés en nom collectif, en particulier dans le commerce, n'avaient que des actifs infimes. Le développement du secteur industriel se fit en France cependant largement dans le cadre de la S.N.C. pour les industries

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légères et dans celui de la commandite par actions pour les industries lourdes. Ces formes recouvraient parfaitement le type de contrôle familial ou pluri-familial qui était la règle pour les entreprises du XIXe siècle. Quant aux sociétés anonymes (registered companies with limited liability en Grande-Bretagne), dont le nombre augmenta vite dès que leur création fût libre, elles permettaient des formes disséminées de la propriété de l'entreprise, avec une disjonction entre sa propriété et l'exercice du pouvoir. Mais elles recouvraient également, avant 1914, le plus souvent, les mêmes types de contrôle familial.

La société en nom collectif : un instrument à usages multiples

L'acte de constitution de société venait souvent consacrer une association de fait, fonctionnant depuis un certain temps, entre plusieurs entrepreneurs ou commerçants ou plusieurs membres d'une même famille. L'objectif de la mise en société était d'allier des capitaux ou des compétences identiques afin de former une entreprise plus puissante ou bien de combiner des compétences complémentairesd'une famille ou entre personnes de familles différentes.

La commandite : l'instrument majeur de drainage des capitaux en France

La commandite était, selon l'esprit du législateur, une variante de la société en nom collectif puisqu'elle ouvrait la possibilité d'adjoindre aux associés en nom collectif des associés passifs, non responsables. C'était l'esprit de beaucoup de commandites simples dans lesquelles les commanditaires détenaient des parts non cessibles, sans modification de l'acte de société. Dans les secteurs où les besoins en capitaux étaient importants sans être considérables, mais où l'activité était risquée, cette forme conserva longtemps ses avantages. Elle permettait aussi de trouver provisoirement de l'argent sans avoir à mettre un banquier dans le secret des affaires ou à donner à un quelconque créancier un pouvoir sur l'entreprise. Les commanditaires s'engageaient parfois à fournir leur apport non pas lors de la constitution de la société, mais en cas de besoin. La mise en société palliait l'absence d'instrument spécifique de crédit à moyen terme. La commandite intéressait également les capitalistes qui désiraient placer leurs capitaux à moyen ou long terme, en profitant d'un rendement important (5 % d'intérêt statutaire plus une part des bénéfices) sans tomber sous le coup du délit d'usure, en un temps où les autres opportunités de placements étaient limitées au foncier, à l'immobilier, à la rente et aux valeurs ferroviaires. La commandite par actions avait comme avantage pour le commanditaire la négociabilité de son placement. Dans la banque, la sidérurgie, la papeterie, l'industrie minière, la chimie, la commandite par actions permit de drainer d'importants capitaux que quelques réseaux familiaux, aussi riches qu'ils étaient, ne pouvaient réunir. Pour une entreprise de type familial, elle possédait à la fois les avantages de la société en nom collectif et ceux de la société anonyme. En effet, elle garantissait le maintien du pouvoir de décision dans les mains du ou des gérants qui ne pouvaient guère être écartés par des changements de majorité. Elle maintenait le secret des affaires, dans la mesure où la comptabilité n'était soumise à aucune publicité. En revanche, elle permettait de réunir une masse considérable de capitaux sous forme d'actions, qui pouvaient également être cotés en Bourse, ou d'obligations. Il s'agissait donc moins de réunir les épargnes d'un grand nombre d'actionnaires que de recourir au soutien financier de quelquesfamilles bancaires, industrielles ou foncières. A partir des années 1850 en revanche, la hausse des besoins d'investissement tendit à entraîner une politique de drainage plus large, qui conduisit à diviser la valeur nominale des actions, à faire des augmentations de capital, à émettre des emprunts obligataires, sans cependant mettre en danger le contrôle de l'entreprise par les gérants.

La société anonyme et le pouvoir familial

Les sociétés anonymes autorisées avant 1867 étaient très grosses, leur capital social moyen était de l'ordre de 9 millions. Elles n'étaient pas des entreprises à base familiale. Les milieux industriels et commerçants n'avaient souhaité leur libéralisation, ni en France, ni en Grande-Bretagne, car ils considéraient que la totale responsabilité était le gage des relations de confiance dans les affaires. En France, ce furent les milieux financiers qui firent pression sur le gouvernement afin de pouvoir fonder des banques en sociétés anonymes. En Grande-Bretagne, la campagne fut menée par les milieux de la City et par les Christian Socialists désireux d'ouvrir de nouvelles possibilités de placements pour l'épargne des classes moyennes. En Allemagne au contraire, les industriels poussèrent à la libéralisation parce que l'épargne accumulée était plus faible et le recours à un drainage large des capitaux plus nécessaire.  La forme de la société anonyme ne présentait pas, par elle-même, le danger, pour une famille, de perdre le contrôle de l'entreprise par un changement de majorité des actionnaires qui n'était pas possible si les actions ne faisaient pas l'objet de transactions. Or, en France, en 1870, en dehors des sociétés de transports (chemins de fer, navigation), de gaz, de banques et d'assurances, les actions de 87 sociétés seulement étaient habituellement cotées sur les marchés boursiers français. En 1913 encore, moins d'un millier de sociétés françaises étaient cotées sur les divers marchés financiers français, sur un total de l'ordre de quelque 10 000 sociétés actionnées : les plus grandes en général. Pour les autres, les actions étaient réparties dans des groupes étroits d'actionnaires, qui, lorsqu'ils désiraient vendre leurs titres, les proposaient en priorité à leurs proches. A ce vigoureuxavait su utiliser toutes les ressources offertes par la loi, pour trouver des ressources financières et consolider son pouvoir, se superposait un grand capitalisme plus anonyme, auquel les compagnies d'assurances, celles de chemins de fer et les banques avaient ouvert une voie, qu'empruntaient désormais les grandes entreprises nées dans les secteurs nouveaux de la seconde industrialisation. La forme de la société anonyme leur permettait de recourir à des instruments de financement beaucoup plus variés, au travers des banques et du marché financier.

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On ne peut identifier la vie d'une entreprise à celle d'une forme sociétaire qu'elle a utilisée et fonder sur une statistique des sociétés une « démographie » des entreprises. Dans son histoire, une entreprise put emprunter successivement différentes formes juridiqueslogique propre de développement ou selon l'évolution des marchés et des techniques du secteur qui était le sien.

Financer et compter

  L'entreprise familiale ou pluri-familiale, qu'elle ait été personnelle ou sociétaire, fut dans la plupart des cas capable au XIXe siècle de résoudre ses problèmes de financement soit en recourant à ses ressources propres, soit en utilisant les instruments et les circuitspoint au cours des siècles antérieurs pour les opérations commerciales et le crédit à la propriété foncière. Mais à des types de besoins nouveaux, nés d'activités nouvelles, répondirent peu à peu des innovations de la part des offreurs de capitaux, qui, en faisant évoluer les instruments qu'ils possédaient, développèrent leurs affaires en participant au financement des entreprises. Chaque instrument et chaque circuit se définissaient par le type d'activité qu'il pouvait servir à financer. Aucun agent économique n'a jamais pu trouver des capitaux, du crédit, sans préciser à quelle opération ils étaient destinés. Par exemple, l'émission de papier commercial, synonyme d'effets de commerce (dont on retrouve la définition ci-dessous), ne pouvait être faite qu'à l'occasion d'un achat de marchandises et toute émission autre encourait les rigueurs du Code pénal. Bien que les agents économiques aient été inventifs pour modifier le champ d'utilisation des instruments, en faisant montre de créativité financière et juridique, le financement des entreprises se faisait par des modalités différentes selon les types d'opérations

Fonder une entreprise

Pour créer une entreprise industrielle, il fallait avoir à disposition des capitaux afin d'acheter des machines, d'acheter éventuellement des terrains et des bâtiments. Ces actifs étaient ensuite immobilisés : ils ne pouvaient plus être transformés en liquidités sauf à vendre l'entreprise. Il fallait donc qu'ils fussent soit la propriété de l'entrepreneur ou de la société soit prêtés à long termesous des formes qui garantissaient qu'ils ne seraient pas réclamés avant longtemps et sans préavis. Ces ressources propres étaient constituées par les économies de l'entrepreneur fondateur, ou fournies par sa famille, ses amis, ses relations professionnelles, dans le cadre de prêts personnels, en général conclus devant notaire, ou au travers d'une constitution de société.

Effets de commerceInstrument qui peut posséder différentes formes comme la lettre de change ou le billet à ordre, qui a servi de puis la fin du Moyen Age à simplifier les paiements entre marchands en évitant les paiements en numéraire et en facilitant les transferts d'argent de place à place ou de pays à pays. L'effet de commerce repose toujours sur une promesse de paiement à une date fixée à l'avance, en général trois mois après son émission ; il permettait donc de soutenir une opération de crédit à court terme, en particulier parce qu'il avait la faculté d'être escompté (voir ci-dessous).

   A considérer les professions des associés apporteurs de capitaux dans les actes de société, les épargnes qui venaient s'ajouter à ceux du fondateur, avaient été préalablement accumulées dans les milieux du commerce et de l'industrie, avec une part minoritaire de la propriété foncière. Des procédés aussi simples suffirent à financer les entreprises débutantes au XIXe siècle, parce que, dans la plupart des secteurs, les capitaux indispensables pour démarrer étaient faibles. Ce bas niveau résultait de la simplicité des techniques, de l'étroitesse relative des marchés et d'un seuil minimal derentabilité peu élevé en fonction des économies  d'échelle, qui permettait de commencer petitement et de grossir ensuite.

Escompte

L'escompte est l'achat comptant par un négociant escompteur, par un banquier ou une banque d'un effet de commerce dont le terme n'est pas échu, en échange d'une commission sur la durée restante, le taux d'escompte. L'escompte du papier commercial fut, en France surtout jusqu'au années 1930, le principal instrument du crédit bancaire à court terme.

 Le volume des capitaux à réunir ne semblait pas constituer une barrière à l'entrée dans la profession d'entrepreneur à en juger par le gonflement des créations de petites sociétés dans les phases de prospérité du cycle économique; il est vrai que beaucoup d'entre elles succombaient lorsque intervenait la première crise économique, qui éliminait les entreprises à la marge de la rentabilité. Les immobilisations de capitaux en terrains et bâtiments étaient lourdes. Mais les entreprises naissantes utilisèrent, surtout au début du XIXe siècle, des bâtiments, châteaux, hangars, granges, qui n'étaient pas construits spécialement pour l'activité industrielle -, ou bien elles reprenaient un ancien site industriel autour d'un moulin à eau. Les bâtiments pouvaient également être loués, à moins qu'ils n'aient constitué l'apport en nature d'un des associés.

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Faiblesse des investissements initiaux

Les machines furent longtemps relativement peu coûteuses et ne constituèrent qu'une part minoritaire des immobilisations à long terme. A la fin du XVIIIe siècle, elles étaient souvent construites dans l'entreprise qui allait les utiliser grâce aux services de quelques artisans habiles, forgerons, menuisiers, serruriers, constructeurs de moulins à eau. Ensuite un secteur autonome de la machine se développa, mais, pour accroître leurs ventes, les constructeurs vendirent à crédit (souvent à 6 mois et 5 % d'intérêt). La durée des créditsun atout essentiel dans la concurrence. Ainsi entre 1850 et 1913, ces facilités de crédit étaient toujours une des raisons de la suprématie mondiale des constructeurs de machines britanniques.

L'emprunt hypothécaire

Pour emprunter à long terme des capitaux, un instrument existait, le prêt hypothécaire. Pour l'utiliser, il fallait posséder des terrains ou des immeubles. Si les locaux de l'entreprise avaient été achetés, ils pouvaient aussitôt garantir des emprunts. Un choix financier devait donc être fait dès le début : acheter les terrains et les bâtiments coûtait cher, mais était ensuite un gage pour emprunter à long termen'immobilisait pas de capitaux, mais rendait les emprunts ultérieurs plus difficiles et augmentait les coûts de fonctionnement. Les prêts hypothécaires pouvaient être souscrits par l'intermédiaire des notaires, ou, en Grande-Bretagne, des attorneys, dont une des attributions consistait à mettre en relation leurs clients qui avaient des capitaux sans savoir comment les placer et leurs clients qui en étaient demandeurs. Ces intermédiaires faisaient aussi des affaires pour eux-mêmes, et dans la première moitié du XIXe siècle, leurs activités les rapprochaient des banquiers. Lorsqu'à la suite defaillites notariales importantes, il leur fut rappelé que leur rôle devait se limiter à être intermédiaires, un certain nombre de notaires allaient d'ailleurs choisir de se transformer en banquiers. Les circuits notariaux étaient essentiels pour les petits entrepreneurs. Les banquiers locaux et régionaux, souvent proches des industriels qu'ils connaissaient, étaient commanditaires ou prêteurs hypothécaires dans des entreprises moyennes, importantes à l'échelle de leur région. Les grands banquiers pratiquaient également le prêt sur hypothèque, mais, en France, ils s'intéressèrent à la promotion des entreprises surtout à partir des années 1830. Leur engagement était une réponse à des besoins accrus d'investissement, mais il résultait surtout du ralentissement des émissions d'emprunts publicssouscription, de 1815 à 1825, avait été leur principale activité. Ils utilisèrent pour ce faire l'instrument de la commandite par actionsl'avantage pour eux était le caractère négociable de la créance : au lieu d'avoir des capitaux immobilisés dans un placement de long terme, ce qu'impliquait une commandite simple, il leur était possible, grâce à la forme actionnée de leur participation, de pouvoir se dégager, du moins partiellement, en cas de besoin.

Lourdeur des immobilisations et drainage des épargnes

Bien que la question ait été mieux étudiée pour la période des débuts de l'industrialisation, il semble que, dans la plupart des secteurs, la fondation d'une entreprise, hormis des cas particuliers comme les assurances, les canaux, les chemins de fer, ait pu se réaliser sans recourir à d'autres instruments jusque vers les années 1870. Puis la taille minimale de l'entreprise viable a dû augmenter sensiblement dans plusieurs secteurs avec une hausse sensible du prix des équipements soumis à un progrès technique rapide. Désormais, il était nécessaire, pour démarrer dans les secteurs exigeants en capitaux, de constituer une société anonyme autour d'un noyau dur d'actionnairesindustriels de la branche, car, en France, les grandes banques et les banquiers, qui avaient pu jouer ce rôle dans les secteurs d'infrastructures sous le Second Empire, répugnèrent après 1870 à s'engager comme premiers capitalistes, préférant s'agréger à un noyau déjà formé en apportant leur savoir et leurs services rémunérés, en particulier en matière de placement de titres et de gestion de trésorerie. Mais dans des pays au niveau de développement déjà avancé à l'époque pré-industrielle, comme la Grande-Bretagne ou la France, les créations d'entreprises se limitèrent dès la fin du XVIIIe siècle aux secteurs techniquement nouveaux (coton, gaz...). Dans les secteurs anciens (laine, soie, métallurgie, papeterie...), des entreprises existaient déjà et le problème de leur croissance, même s'il passait par un gros investissement lié à l'adoption de nouvelles techniques, se posait différemment. Pour les entreprises des secteurs nouveaux, la mise en place des équipements productifs était souvent étalée sur quelques années, ce qui permettait à l'autofinancement de prendre le relais. Dans la période de fort investissement initial, la proportion ducapital fixe était évidemment considérable. Ensuite, elle tendait à diminuer avec l'amortissement des bâtiments et des machines et le gonflement des stocks. Mais elle resta toujours très supérieure à 50 %, se relevant brutalement à chaque nouvelle extension en bâtiments ou en équipements. La lourdeur des immobilisations foncières et immobilières était une raison majeure de la massivité du capital fixe : en 1798, les bâtiments représentaient 57 % du capital fixe. Mais à long terme, la propriété des terrains et des bâtiments était un facteur d'économie compte tenu du niveau élevé des loyers et de leur tendance prévisible à la hausse. Elle était surtout un facteur de solidité financière, une garantie face à d'éventuels créditeurs, un gage, qui permettait de solliciter un prêt hypothécairebesoin.Autofinancement et financement externe

Il n'existe que quelques évaluations globales de la part de l'autofinancement dans l'ensemble des moyens de financement des entreprises en France. Elle aurait été de 81 % en 1890, de 67 % en 1900, de 57 % en 1913, de 51 % en 1929. Ces chiffres sont très fragiles, mais montrent néanmoins l'importance du financement interne par rapport au financement externe, c'est-à-dire essentiellement par émission de valeurs mobilières, dans la mesure où à la fin du XIXe siècle le soutien bancaire utilisait cet instrument. L'autofinancement reposait sur

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unréinvestissement des profits qui se faisait au détriment de leur consommation par le patron propriétaire, ou de leur distribution aux associés ou aux actionnaires.  Le patronat du XIXe siècle donnait habituellement la priorité aux besoins de l'entreprise par rapport à sa consommation personnelle. Les gains de productivité pouvaient profiter soit aux bénéfices de l'entreprise, soit aux salariés, soit indirectement aux consommateurs par la baisse des prix des produits. Le salaire réel des ouvriers n'augmenta franchement qu'à partir des années 1870. La réduction probable des taux de profit des entreprises dans les vingt dernières années du siècle les incita en revanche à recourir davantage à des financements externes. Lorsque l'ensemble d'un secteur était acquis aux nouvelles techniques, les taux de profits tendaient à baisser. Ce fut semble-t-il le cas dans l'industrie cotonnière britannique dès les années 1830. Désormais, il fallait recourir aux prêts bancaires, favorisés par une vague de créations de banques en sociétés anonymes dans le nord-ouest du pays, pour financer la construction des nombreux nouveaux établissements. En comparant, selon les secteurs, les périodes et les pays, l'importance relative de l'autofinancement ou des financements externes, des prêts hypothécaires ou du recours à des formes de sociétés de capitaux, quatre facteurs semblent explicatifs :

- Plus le capital fixe, pour des raisons de technique ou d'échelle de la production, était important, plus le recours augrand, et son niveau augmenta donc au cours du XIXe siècle. Les infrastructure de transport, les équipements urbains (gaz et eau), les mines et la sidérurgie furent ainsi les principaux secteurs à recourir au financement externe. Les nouveaux secteurs industriels, fondés sur des techniques récemment mises au point comme la chimie de synthèse et l'électricité, qui apparurent à la fin du XIXe siècle, exigèrent de grandes quantités de capitaux pour leur développement et eurent recours de manière importante aux financements externes

- Le taux de profit était, semble-t-il, en rapport avec le cycle de vie du produit, comme l'exemple de la branche textile le montre. Au début, un fort autofinancement fut permis par des taux élevés de profit qui résultaient des progrès techniques rapides et du développement des débouchés par la baisse des prix. Puis, la tendance fut à la baisse des profits au fur et à mesure de la stabilisation du niveau technique, de la multiplication du nombre de producteurs dans le monde et de la progressive saturation du marché : car la demande de textile, qui était surtout liée désormais au renouvellement de vêtements ou de tissus d'ameublement usés ou démodés, se faisait de moins en moins élastique par rapport à son prix; la baisse des prix ne permettait plus de toucher une nouvelle clientèle aux revenus plus faibles dans la mesure où l'ensemble du marché était déjà couvert. Aussi, lors de la dépression de la fin du XIXe siècle, de nombreuses entreprises des secteurs anciens se trouvèrent devant une alternative : se limiter au développement que permettaient les profits antérieurs dans une stratégie défensive, ou au contraire se transformer en société anonyme et chercher, si besoin était, des capitaux externes pour s'implanter à l'étranger ou innover techniquement.

- La rapidité du processus d'industrialisation a influé sur les capacités d'autofinancement en diminuant le volume des profits accumulés par rapport aux besoins de capitaux. Aussi la part du financement externe fut-elle plus grande en Allemagne qu'en Grande-Bretagne ou qu'en France dès le milieu du XIXe siècle.

- Enfin, les caractéristiques des offreurs de capitaux influèrent sur la nature des financements. Le développement relatif desfinanciers ou des banques d'investissement orientait vers un financement externe par le marché ou bien par endettement bancaire.

Les institutions et le financement externe

Le recours aux sources externes de financement fut largement déterminé par la nature des institutions financières et bancaires de chaque pays. Ces institutions étaient le résultat des caractéristiques de la demande de capitaux. Ainsi, dans les pays comme l'la propriété foncière eut longtemps un grand poids économique et social, le crédit hypothécaire fut un instrument essentiel, pouvant même soutenir une quasi-monnaie, comme les Pfandbriefe, titres hypothécaires qui, dans la première moitié du XIXe siècle, circulaient largement par endossement. A l'intérieur de la demande de capitaux, la demande de l'État fut tellement importante à l'époque moderne que des communautés professionnelles de banquiers, travaillant sur des titres d'État sur des marchés financiers en formation, n'apparurent que dans les monarchies, qui, comme la France ou la Grande-Bretagne, devaient financer par emprunt des politiques extérieures ambitieuses. Les banquiers situés dans des régions industrielles et non dans les capitales où ils gravitaient autour du pouvoir politique furent ainsi souvent plus engagés dans la promotion des entreprises industrielles. En France, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les banques importantes soit ne pratiquaient guère le crédit à long terme aux entreprises industrielles comme le Crédit Lyonnais, à partir duquel on a parfois généralisé hâtivement en évoquant pour la France du début du XXe siècle une spécialisation des fonctions entre banques de dépôts et banques d'affaires, soit elles aidaient à leur financement en leur consentant des prêts ou en participant à leur capital comme le faisaient tous les autres grands établissements de crédit ainsi que des banques plus tournées vers les affaires comme Paribas ou la Banque de l'Union Parisienne (B.U.P.); mais ce soutien était réservé à des entreprises d'une certaine taille. Pour des entreprises de taille plus modestes qui souvent avaient une grande importance dans le tissu industriel de leur région, les banques régionales ou locales, qui représentaient au début du XXe siècle près de la moitié des chiffres d'affaires bancaires français, assurèrent un soutien financier efficace et contribuèrent à faciliter les émissions de titres pour effectuer des augmentations de capital ou lancer de nouvelles sociétés. En Grande-Bretagne, le grand développement des activités financières et bancaires avait conduit à la fin du XIXe siècle à une forte spécialisation des établissements. Les grandes banques de dépôts avaient, à partir des années 1880, réalisé une forte concentration de leur secteur et absorbé la plupart des banques locales. Le rôle de financement des private bankers s'était réduit tout comme le nombre de maisons inscrites. Dans les années 1920,seulement faisaient partie de la Chambre de compensation de Londres. Aussi, en dehors de grandes entreprises qui avaient leur soutien,

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l'accès au crédit à long terme était souvent difficile pour les autres.

Capital circulant et crédit à court terme

L'escompte et les comptes d'associés

Dans la plupart des secteurs de la première industrialisation, les besoins en capitaux circulants (capital engagé dans des biens dont la valeur est incorporée au produit fabriqué dans le cycle de production (par exemple la matière première ou l'énergie...)), qui servaient à couvrir les dépenses en salaires, en matières premières ou en crédits à la clientèle étaient plus importants que ceux en capitaux fixesle capital engagé dans des biens dont la valeur n'est incorporée que peu à peu dans le produit fabriqué, par usure ou obsolescence, au cours de plusieurs cycles de production, qui dépassent une durée annuelle (exemples: machines, locaux...). La formation de capital fixe est donc synonyme d'investissement). Les paiements commerciaux étaient effectués au moyen de traites que les bénéficiaires pouvaient utiliser pour régler leurs propres dettes en les transférant au moyen de l'endossement et qu'ils pouvaient faire escompter par les nombreux négociants et banquiers qui pratiquaient cette opération. Les entreprises du XIXe siècle, qui utilisaient également les comptes courants d'associés pour leurs besoins de trésorerie, utilisèrent cet instrument qu'était l'effet de commerce, qui, tant que la circulation monétaire fut restreinte, joua unquasi-monnaie. Dès la fin du XVIIIe siècle, en Grande-Bretagne, la densité bancaire était suffisamment forte, même dans les petites villes de province, pour fournir aisément, par l'escompte d'effets, ou par l'avance en compte courant, les fonds de roulement nécessaires aux entreprises. Ces dernières avaient d'ailleurs, lorsqu'elles en avaient besoin, concouru à la création de banques provinciales. En France, dans la première moitié du XIXe siècle, un semis dense d'escompteurs existait déjà, mais le prix du crédit était inégal selon les régions, car il n'existait pas encore un réseau suffisamment structuré de refinancement qui pût égaliser les taux : ce ne fut pas le cas avant la multiplication des succursales de la Banque de France sous le Second Empire. En Grande-Bretagne en revanche, dès la fin du XVIIIe siècle, undes capitaux à court terme existait parce que les banques régionales réescomptaient leurs effets auprès de maisons spécialisées de Londres. Les conditions de crédit étaient souvent un élément important dans la concurrence. Les entreprises de production et de commercialisation fonctionnaient grâce à une chaîne de crédits inter-firmes, qui offrait une grande sécurité à tous les participants tant que la faculté de l'escompte existait. Le cycle du financement à court terme de l'entreprise ne coïncidait donc pas obligatoirement dans sa durée avec le cycle productif, puisqu'il était égal à la durée du cycle productif moins celle du crédit offert par les fournisseurs et plus celle des crédits à la clientèle. Aussientreprises du même secteur pouvaient-elles avoir desbesoins de fonds de roulement très différents selon leur pouvoir deles fournisseurs et les clients.

Inégalité des entreprises devant le crédit

Il n'y avait donc égalité des entrepreneurs ni dans l'accès au crédit à court terme accordé par les autres entreprises, ni même devant l'escompte. Le système ancien de l'escompte tendait à se gripper dès que la crise menaçait; les taux d'intérêt montaient; les banquiers fermaient leurs portes. Il suffisait qu'un maillon de la chaîne des crédits lachât, qu'une maison importante fût en cessation de paiements pour engendrer une cascade de difficultés. Les entreprises les plus faibles, c'est-à-dire souvent les dernières fondées, qui n'avaient pas encore eu le temps de constituer des réserves suffisantes et dont les réseaux de financement étaient les moins solides, ne trouvaient plus de crédit et risquaient la faillite. La « mortalité infantile » des entreprises était donc très grande, car il fallait passer le cap de la première crise décennale. Parfois, comme en 1847, les entrepreneurs qui avaient le meilleur papier commercial et la meilleure réputation ne pouvaient plus trouver de liquidités. Ce furent ces poussées régulières et violentes de faillites qui incitèrent à créer de grands établissements bancaires par actions,les années 1830 en Grande-Bretagne, dans les années 1850 et 1860 en France, qui purent assurer, grâce au volume de leurs dépôts, un escompte permanent et à bas prix, quelle que fût la conjoncture. Ils ne supprimèrent pas les faillites d'entreprises, dont le nombre augmentait lorsqu'ils rendaient l'accès au crédit plus difficile, mais ils contribuèrent à régulariser la conjoncture. En France, l'papier commercial à trois mois fut l'instrument qui soutint les trésoreries des entreprises jusqu'aux années 1930, à partir desquelles il laissa peu à peu la place au crédit à découvert, à l'avance en compte courant beaucoup plus souple, qui était déjà pratiquée au XIXe siècle, mais sur une échelle limitée. En revanche, en Grande-Bretagne, l'avance en compte courant était depuis longtemps fréquente. Elle était encore plus développée en Allemagne.

Court terme, long terme: une opposition un peu formelle

A partir d'un certain volume de la dette, la banque devenait elle-même intéressée, pour ne pas perdre sa créance, à tout faire pourbénéfices de l'entreprise et faciliter ses investissements s'ils étaient nécessaires. Ce mécanisme, qui jouait surtout durant les périodes de difficultés conjoncturelles, engageait peu à peu les banques dans une expertise de l'activité économique et du fonctionnement des entreprises clientes. Elles étaient amenées à se doter de services d'études. Elles pouvaient être incitées à intervenir dans les décisions des entreprises. Un dénouement ultime de la situation pouvait être la consolidation des créances à court terme en un paquet d'actionsdevenait désormais associée à la gestion de l'entreprise.

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La carence du crédit à moyen terme

Enfin, les instruments qui existaient, issus du crédit commercial court et du crédit foncier long, s'adaptaient mal à descorrespondant à ce qui fut reconnu au XXe siècle comme le moyen terme. Or si la durée de vie des machines était très longue dans la première moitié du XIXe siècle, l'accélération du progrès technique conduisit à une obsolescence plus rapide qui contraignit à amortir sur un nombre d'années plus réduit et donc à financer les investissements par des crédits moins longs. Par rapport au crédit à court terme par escompte, qui était la règle en France, le crédit par découvert en compte courant, plus répandu en Grande-Bretagne et surtout en Allemagne, avait l'avantage d'une beaucoup plus grande souplesse dans la durée du contrat de prêt. Dans ces pays, il était fréquent que les banques acceptent d'emblée de couvrir des découverts sur des durées de deux ou trois ans, ce qui revenait à pratiquer du crédit à moyen terme. En France, l'utilité du crédit à moyen terme fut reconnu par le Crédit national, fondé en 1919 pour financer les dommages de guerre, mais qui fit également des prêts à l'industrie et au commerce, remboursables dans un délai compris entre trois et dix ans. Ces distinctions, qui résultent d'une lecture comptable du XXe siècle, ne doivent pas masquer l'unicité du phénomène de financement; elles n'étaient pas aussi claires pour l'entrepreneur du XIXe siècle, dont la pratique comptable ne se formalisa que lentement.

La perception comptable de l'entreprise

Les premiers historiens de la comptabilité pensaient que la comptabilité analytique, qui étudie les coûts de revient afin de mesurer la rentabilité de l'entreprise, condition initiale de son amélioration, n'avait guère trouvé d'application avant les années 1880; elle aurait été contemporaine des premières réflexions sur l'organisation scientifique du travail. L'ouvrage considéré comme un tournant par les historiens de la comptabilité est The Depreciation for Factories, de Ewing Matheson (1884). Sydney Pollard (1965) estimait qu'à la fin de laindustrielle la comptabilité ne pouvait pas encore servir de guide pour la gestion. Les entrepreneurs se seraient peu souciés des coûts parce que les taux de profit étaient importants. Leur prudente règle de conduite aurait été que « chaque année paie ses travauxbénéfices du compte d'exploitation financent l'investissement : elle n'incitait pas à dissocier les comptes de capital et d'exploitation. On met souvent au crédit des compagnies de chemins de fer, dans les années 1850, la distinction entre le compte de capitalqui permettait d'aborder la question de l'amortissement. Les recherches dans les archives d'entreprises ont révélé, dans certaines d'entre elles, des analyses comptables pertinentes beaucoup plus précoces, mais sans qu'il y ait eu de conventions unanimement acceptées.

Définition de la "grande entreprise moderne"

  Les historiens ont insisté sur la naissance aux États-Unis et en Allemagne, à partir de 1880, d'un type nouveau decertains secteurs, dans lesquels, en 1913, elles seraient déjà dominantes. Des entreprises similaires, bien que souvent moins grandes, seraient apparues en Grande-Bretagne et en France dans la même période, mais n'auraient eu qu'une importance plus limitée dans l'industrie avant les années 1920-1930. Certaines de leurs caractéristiques s'observaient déjà vers le milieu du XIXe siècle dans les compagnies de chemins de ferqui, sur de nombreux plans, durent trouver des solutions nouvelles parce que les questions qu'elles avaient à résoudre ne pouvaient pas toujours l'être dans le cadre des structures antérieures. Il y a accord entre les auteurs pour affirmer que ces grandes entreprises modernes - les Anglo-Saxons les nomment plus explicitement modern large-scale business corporations ou big business - étaient différentes par nature des « grandes » entreprises du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle, qui néanmoins les préfiguraient. Ils sont aussi unanimes à penser que ces grandes entreprises modernes, nées avant 1914 ou durant les années 1920-1930, présentaient déjà les principales caractéristiques des grandes entreprises de la seconde moitié du XXe siècle, et que malgré des évolutions récentes de détail, leur nature profonde est restée inchangée.

L'expression « grande entreprise moderne » évoque l'idée de grande taille. On remarque que les plus grandes entreprises industrielles des années 1850 ou 1860, comme, dans la sidérurgie les forges de Cyfarthfa au Pays de Galles ou les établissements duparaissaient alors des géants, avaient au plus 5 000 ouvriers, alors que l'United Steel Corporation allait employer 250 000 personnes en 1929. La disproportion de taille pourrait sembler telle qu'elle conforterait l'idée d'une différence de nature. En outre, dans un cas le phénomène de la grande entreprise étaitexceptionnel dans un secteur où existaient encore de petites entreprises; dans l'autre, il était devenu beaucoup plus fréquent. D'autres indicateurs de taille, comme la valeur des actifs ou la capitalisation boursière, pourraient être préférés, mais ils ne modifieraient que peu la perception. Ces mesures de la taille des entreprises sont très utiles dans la comparaison entre les pays et les secteurs afin de déterminer l'importance relative de la grande entreprise. Elles permettent également de faire une périodisation du développement de la grande entreprise en tant que processus de changement des structures productives. Mais elles ne peuvent fournir un critère de définition de la grande entreprise moderne, car il serait arbitraire de fixer un seuil minimal. Les auteurs se réfèrent tous, implicitement ou explicitement, à d'autres critères qualitatifs qui sont d'ordre structurel, et qui font que, selon eux, ces entreprises se mirent à fonctionner différemment et

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modifièrent le fonctionnement de l'économie dans laquelle elles étaient insérées.

A la recherche de critères de définitions

Pouvoir sur le marché et concentration

La première perception des grandes entreprises fut celle de ses adversaires, inquiets, dès le milieu du XIXe siècle, devant ce qui leur paraissait un gigantisme malsain dont l'objectif était de monopoliser le marché, d'imposer des prix élevés et de constituer une puissance contre laquelle ne pouvaient lutter ni les petits entrepreneurs ni même l'État. Cette méfiance, qui commença par s'exercer à l'égard des compagnies de chemins de fer, était également partagée par les classes moyennes, le patronat traditionnel et les socialistes, puis par les économistes d'inspiration marxiste. Cette approche se développa au XXe siècle dans trois directions: celle de l'impérialisme, celle desCambridge et celle dessociologues qui par l'étude des groupes industriels et financiers, cherchent à décrire les circuits du pouvoir économique. Lénine, qui s'inspirait des travaux de l'économiste autrichien Rudolf Hilferding, avançait l'idée que le capitalisme, à partir de la fin du XIXe siècle, était entré dans son dernier stade de développement, qui comportait l'établissement de liens d'exploitation entre les pays industriels et le reste du monde, mais qu'à cette évolution externe correspondait une évolution interne des structures de la production caractérisée par une concentration au profit de «groupes monopolistes », par une mainmise sur les produits fondamentaux comme la houille, le fer et l'acier, par une symbiose entre banques et entreprises industrielles, sous le nom de « capital financier ». Ses continuateurs mirent l'accent sur les liens entre les très grandes entreprises et l'État, qu'ils considéraient comme le représentant de leurs intérêts, afin de définir une ultime phase de développement, le capitalisme monopoliste d'État. Dans les années 1930, E.H. Chamberlin (1933) et J.cherchèrent à adapter la théorie de la libre concurrence à une réalité qui lui était de plus en plus étrangère, en construisant une théorie de la concurrence imparfaite ou oligopolistique. Mais, à la différence de P. Sraffa qui, dans un important article de 1926, exposait que la situation de référence pour analyser la formation des prix devait être le monopole et non la concurrence parfaite, les recherches de l'école de Cambridge partaient toujours d'une référence à cette dernière, impliquant que la grande entreprise oligopolistique visait à manipuler les mécanismes du marché. Enfin, dans les années 1950, des travaux descriptifs, comme ceux menés par Jean Meynaud (195 8) ou sous son impulsion, s'efforcèrent de décrire les liens de pouvoir dans les entreprises par l'analyse des principaux actionnaires et entre les entreprises par celle des participations qui constituent le phénomène de concentration financière.

Tous ces travaux, méfiants envers la grande entreprise moderne, la définissent, quant à sa nouveauté par rapport auantérieurde l'économie, en terme de pouvoir sur le marché. Ils soulèvent deux questions historiques : la constitution des grandes entreprises par croissance interne ou par concentration, eut-elle pour objectif d'acquérir une position dominante sur le marché et eut-elle effectivement pour résultat de rendre le marché de tel ou tel produit oligopolistique ?

Ce pouvoir des grandes entreprises a pu historiquement être acquis par des organisations diverses, allant de la simple entente entre des entreprises indépendantes à l'absorption d'entreprises concurrentes au terme d'une guerre commerciale ou à la fusion volontaire entre entreprises désireuses d'accéder à une taille qui permette de jouer un rôle plus actif sur le marché. L'entente ou le cartel (voir ci-contre) furent parfois des formes intermédiaires qui conduisirent à la fondation de grandes entreprises modernes. La taille d'accès à une structure oligopolistique pouvait être atteinte par la simple juxtaposition d'établissements différents, contrôlés par un même pouvoir de décision, sans que la concentration financière impliquât la concentration physique. On a insisté sur le fait que les grandes entreprises modernes contrôlent le plus souvent de nombreux établissements, alors que les grandes entreprises antérieures ne comprenaient que un ou que quelques établissements distincts. La mesure du degré de concentration dans un secteur économique n'est cependant qu'un critère indirect de définition de la grande entreprise moderne. Cette approche n'est significative que s'il existe de grands marchés intégrés nationaux et internationaux. Mais l'influence qu'une entreprise a sur son marché dépend également des objectifs qu'elle cherche à réaliser.

EntenteForme de concentration lâche, qui peut être une simple entente tacite entre entreprises pour ne pas se faire concurrence par les prix, ou pour se répartir la clientèle. Elle peut être structurée plus formellement par un cartel.  

CartelEntente entre entreprises dans laquelle chaque entreprise garde son individualité. Le cartel cherche à éviter la concurrence au niveau de la vente des produits. Cette dernière se réalise soit au travers d'un bureau de vente commun, soit par un accord précis de partage du marché. Comme la répartition des marchés ne s'effectue plus par la concurrence, les ventes sont réparties entre les membres du cartels en fonction de quotas de production préétablis, qui tendent à pérenniser les rapports de force entre les entreprises et donc à consacrer la domination des plus grosses.

   Une production de masse pour une consommation de masse

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Poursuivant le raisonnement d'Adam Smith, qui faisait dépendre l'échelle de la production de la taille du marché, certains auteurs définissent la grande entreprise moderne comme une réponse à une évolution du marché vers la consommation de masse. L'extension du marché de nombreux produits aurait fortement progressé à la fin du XIXe siècle, comme résultat à la fois d'une hausse des pouvoirs d'achat moyensd'unebaisse des coûts de transports. L'extension du marché fut donc aussi la conséquence d'une baisse des coûts de transports à l'intérieur des pays, favorisant l'homogénéisation du marché national, et la constitution d'un marché international. La baisse des frets maritimes dans les années centrales du XIXe siècle étendit le nombre de produits qui pouvaient faire l'objet d'une concurrence entre les marchés européens, américains et asiatiques. L'internationalisation des marchés serait un des facteurs favorables à la naissance des grandes entreprises modernes. Un critère de définition pourrait donc être la proportion du chiffre d'affaires fait avec l'étranger et le nombre de pays étrangers concernés. L'aboutissement de ce modèle de développement de la grande entreprise serait l'entreprise multinationaleproduire dans chaque pays, afin de mieux s'implanter dans chaque marché national.

La hausse de l'optimum technique

Une autre approche a consisté à analyser la grande entreprise moderne comme un progrès économique qui résulte, au travers de l'exploitation de processus d'économies d'échelle, d'une adaptation de la taille de l'unité de production aux évolutions des techniquesla gestion des facteurs de production. Elle continue ainsi une évolution qui avait déjà fait disparaître les formes décentralisées du travail au profit de l'entreprise industrielle qui s'identifiait au XIXe siècle à l'usine. Avec le développement de techniques qui comportaient une plus forte proportion de capitaux fixes immobilisés, qu'il fallait répartir sur une production plus large, et avec une division du travail accrue, la taille optimale de l'entreprise, qui définit l'optimum technique, se serait élevée. La recherche d'une division du travail accrue a aussi suscité, dès la fin du XIXe siècle, une préoccupation d'organisation scientifique du travail qui est une caractéristique des grandes entreprises, comme chez les constructeurs automobiles du XXe siècle.

Recherche-développement et accès au marché financier

Des raisonnements similaires peuvent s'appliquer à d'autres champs. La recherche des gains de productivité a incité à organiser la « production » du progrès technique en investissant dans une recherche menée directement au sein des entreprisesles années 1880, dans les laboratoires des entreprises allemandes de chimie et d'électricité. Mais ces dépenses d'un type nouveau, appelées plus tard dépenses de « recherche-développement », constituèrent vite un coût fixe très lourd qui n'était supportable que sur une production à très grande échelle. Les économistes ont proposé la notion d'optimum de puissance pour évoquer l'idée qu'un groupe doit avoir une taille minimale afin de pouvoir profiter de toutes les occasions de croissance et de profit en dehors de son secteur d'origine. Ils cherchent ainsi à rendre compte de formes récentes de développement des groupes industriels que sont les « conglomérats ».

Des organisations complexes

Une entreprise est en effet une organisation dont la complexité a augmenté, durant le XIXe siècle, avec la taille. Le développement des activités en matière de commercialisation, de financement, de techniques de production, de recrutement et de gestion du personnel, de recherche-développement aurait encouragé un processus de division de ces tâches administratives, qui aurait non seulement été permis par la grande taille mais qui aurait aussi constitué un encouragement à atteindre une grande taille. Seule une très grande entreprise pouvait répartir sur sa production les coûts fixes que représentaient des équipes de spécialistes de la vente, d'ingénieurs, de financiers. Les historiens des entreprises ont été particulièrement sensibles à la multiplication de ces tâches administratives dans les grandes entreprises modernes, qui ont conduit ces dernières à adopter des structures hiérarchisées reposant sur une division du travail entre différents départements, selon les fonctions, selon les produits ou selon les marchés. Elle a eu pour conséquence la croissance dans les entreprises d'un personnel de cadres supérieurs ou moyens qui se sont interposés entre la direction et les ouvriers. Au milieu du XIXe siècle, même dans les entreprises importantes, l'encadrement était limité. Autour du chef d'entreprise, quelques « cadres », souvent des associés ou des membres de la famille, s'occupaient plus particulièrement soit des problèmes techniques soit de la vente, en coordonnant la correspondance et le travail des voyageurs de commerce, soit des relations avec l'administration voire les responsables politiques ; en cas de multiplicité des établissements, des directeurs salariés étaient employés, mais souvent encore leurs liens avec le chef d'entreprise étaient renforcés par l'association ou l'alliance familiale; enfin, le contrôle des ouvriers était assuré par des contremaîtres et des chefs d'ateliers, en général issus du rang. Cette organisation simple, qui s'appuyait sur l'association et les liens de parenté, resta longtemps efficace. Les organisations beaucoup plus complexes n'apparurent qu'avec les compagnies de chemins de fer.

Des entreprises « managériales »

Précocement l'attention fut attirée par la fréquence croissante de la dissociation entre la propriété de l'entreprise et sadilution de la propriété du capital social entre un très grand nombre d'actionnaires, le pouvoir dans les conseils d'administration aurait incombé à des coalitions de représentants des principaux d'entre eux; le développement d'un groupe de dirigeants salariés en aurait, dès la fin du XIXe siècle, été favorisé. La hausse du niveau des compétences techniques, administratives et financières requises de ces dirigeants aurait conduit

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à écarter du pouvoir les descendants des dynasties industrielles familiales au profit d'une méritocratie : l'intérêt supérieur de l'entreprise aurait incité à faire choisir comme dirigeant la personne la plus capable d'exercer cette fonction.

Des entreprises aux positions inexpugnables

Enfin a été évoquée l'idée que la grande entreprise moderne a visé à ériger autour d'elle des barrières à l'entrée de nouveaux concurrents dans son secteur, ou a eu ce même résultat comme conséquence. Les grandes entreprises modernes seraient tellement protégées contre ceux qui voudraient entrer dans leur secteur que leurs risques de disparaître deviendraient très faibles. La liste des principales entreprises dans chaque secteur ne pourrait plus connaître que de faibles modifications, ce qui est vérifié dans les principaux pays industriels au cours du XXe siècle.

Une forme souvent incomplète

Des nombreuses analyses des économistes et des historiens se dégage une imposante liste de critères de définition de la « grande entreprise moderne » : une entreprise de très grande taille, qui détient une part importante du marché d'un produit, qui jouit d'un oligopole, regroupe de nombreux établissements, met en oeuvre des méthodes de production spécifiques de la grande taille (techniques, production en série, travail à la chaîne), utilise des circuits de financement inaccessibles aux petites et moyennes entreprises, comme le recours systématique au financement externe par le marché financier, qui vend sur un marché régionalement ou internationalement très vaste des produits de grande consommation, dispose de réseaux commerciaux ramifiés, est organisée selon un organigramme structuré avec une hiérarchie de cadres, est managériale et opère enfin dans un secteur qui est fermé par des barrières à l'entrée. De nombreux exemples peuvent être apportés d'entreprises qui, dès les années 1920 et bien plus encore dans les années 1950-1960, satisfaisaient à toutes ces conditions. Il arrive cependant qu'une caractéristique importante fasse défaut.

Des grandes entreprises familiales au XXe siècle

Cette forme caractéristique du tissu industriel moyen du XIXe siècle a pu être critiquée comme un facteur d'archaïsme, dont la résistance aurait handicapé la croissance britannique dès la fin du XIXe siècle et retardé la croissance française, alors que l'évolution vers un capitalisme managérial contribuerait à expliquer pourquoi les États-Unis et l'Allemagne prirent alors les deux premières places dans la hiérarchie des niveaux de développement économique. Elle reste pourtant bien vivante à la fin du XXe siècle, dominante dans les petites et moyennes entreprises, présente aussi dans les grandes. Elle a su se plier aux changements de structure des entreprises et à la constitution de grandes entreprises à l'organisation complexe et à celle de groupes industriels ou financiers. Aucune preuve ne peut être apportée que parmi ces derniers, ceux dont le contrôle est familial sont moins performants ou moins innovateurs que les autres. Cette persistance n'est pas une singularité française, même si elle est sans doute plus accentuée qu'ailleurs.

L'intégration, un critère ambigu

La forte intégration verticale est également une caractéristique qui ne se retrouve pas toujours dans les grandes entreprises modernes. Cette forme d'intégration se révéla donc plutôt un signe d'archaïsme; elle tendit à être abandonnée, dès que les situations de pénurie se résorbèrent et que la fluidité du marché s'accrut, ce qui tendrait à signifier que la coordination de ces trois activités par une même organisation se révélait moins efficace qu'une bonne coordination par le marché. L'intégration verticale fut un type d'adaptation de l'entreprise à des environnements historiquement différents. Elle ne parait donc pas caractéristique de la « grande entreprise moderne ».

Des entreprises anciennes managériales

A l'inverse, certaines entreprises industrielles antérieures aux années 1880 présentaient certains traits annonciateurs des grandes entreprises du XXe siècle, sans les posséder tous. La direction pouvait y être collégiale. Les administrateurs n'étaient pas obligatoirement recrutés parmi les plus gros actionnaires. L'industrie américaine fit, dès ses origines, une place importante à la gestion managériale. Ces entreprises étaient toutes gérées plus ou moins de la même manière pour ce qui concerne les entreprises textiles de Rhode island: Le pouvoir effectif était assuré par letrésorier, choisi par le Conseil d'administration, qui était lui-même actionnaire et résidait en ville; il ne consacrait néanmoins, parmi d'autres occupations, qu'une partie de son temps à cette fonction. La direction de l'usine, qui employait une main-d'oeuvre féminine venue des campagnes, était assurée par un directeur salarié, un technicien considéré par les propriétaires de l'entreprise comme un chef de fabrique, un simple exécutant. Comme tel, ce dernier devait rendre compte avec précision des dépenses et de l'utilisation des matières premières. Il n'était pas responsable des achats de coton, qui étaient souvent effectués par le trésorier. La vente des tissus était confiée à descommerciaux qui avaient mis en place des réseaux de commercialisation à l'échelle du pays. Alors que, par leur organisation, ces entreprises textiles américaines peuvent apparaître comme des précurseurs des grandes entreprises modernes, elles donnent surtout l'impression d'un émiettement des fonctions de direction du fait de l'absence de gestion centralisée. Elles étaient en quelque sorte des entreprises sans entrepreneurs, possédées par des actionnaires préoccupés seulement de leurs dividendes, des entreprises industrielles gérées avec des mentalités pré-industrielles.

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Les compagnies de chemins de fer

  La construction et l'exploitation des chemins de fer posèrent rapidement, des années 1830 en Grande-Bretagne, aux annéesen Belgique, aux années 1850 en Allemagne ou aux États-Unis, des problèmes nouveaux de coordination, de financement et de gestion du personnel. Il fallait coordonner un ensemble d'activités hétérogènes, alliant la création d'installations lourdes et longues à amortir, caractéristique des secteurs d'infrastructure, à la conduite quotidienne d'un personnel nombreux occupé à des tâches très diverses d'exploitation du réseau et d'entretien des voies, des bâtiments et des machines. La construction de lignes secondaires moins rentables, la conscience que le transport ferroviaire était un service public qui devait être assuré même dans des conditions de rentabilité médiocre, la concurrence accrue entre les lignes durant la période de la Grande dépression dans les pays où, comme les États-Unis, elle existait ou, dans les autres pays, la baisse de la rentabilité, favorisèrent la transformation des compagnies en de vastes systèmes administratifspréfiguraient les grandes entreprises du XXe siècle.

Spécificité de l'activité ferroviaire

La construction et l'entretien des routes, des ponts et des canaux avaient déjà posé, dès la fin du XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, sous la Restauration en France, des problèmes de conception, de financement, de répartition des tâches entre l'économie privée et l'État. Mais ces entreprises d'infrastructure, comme les compagnies de canaux, n'étaient pas de gros employeurs ; elles s'étaient adressées, pour réaliser leurs projets, à des entrepreneurs de travaux publics et n'avaient plus ensuite eu qu'à gérer leurs équipements avec un personnel très réduit. Les compagnies ferroviaires durent résoudre ces mêmes problèmes de conception de projets, de devis et de financement, mais à un niveau plus élevé de complexité technique et des besoins beaucoup plus massifs de capitaux. D'autre part, elles eurent ensuite à remplir de nombreuses tâches d'exploitation, très proches de celles que les grandes entreprises industrielles avaient assumées en recourant à une concentration de la main d'oeuvre et à une discipline du travail. Les compagnies de chemins de fer tâtonnèrent au début, jusqu'aux années 1850, pour résoudre ces difficultés spécifiques. Elles y parvinrent selon des modèles qui pouvaient présenter des différences selon les pays, mais qui tous impliquaient uneorganisation très structurée.

Des organisations technocratiques : le modèle français

Les compagnies françaises s'acheminent vers un type d'organisation caractérisé par un faible rôle des conseils d'administrationexécutif exercé par une oligarchie d'ingénieurs et une prédominance de la fonction technique sur la fonction commerciale du fait des relations privilégiées avec l'État. Le lancement d'une compagnie était une opération délicate qui ne pouvait être le fait d'un seul homme, car elle requérait le concours de compétences diverses. La conséquence en fut que le pouvoir ne pouvait appartenir à un promoteur unique qui n'aurait eu besoin d'associés qu'en tant que commanditaires. L'adoption du statut de société anonyme s'imposait pour réunir de grandes masses de capitaux. Les conseils d'administration allaient refléter la diversité et la complémentarité des hommes dont l'action commune avait été nécessaire pour aboutir au succès.

Ingénieurs et banquiers

Les études préliminaires devaient être élaborées par des ingénieurs, qui avaient à déterminer le tracé de la voie en fonction de la topographie, des coûts de terrassement et d'établissement de la voie et des oeuvres d'art, et enfin des trafics que l'on espérait capter selon les activités économiques des régions traversées. Le projet était examiné par l'administration des Travaux Publics, c'est-à-dire par les ingénieurs de ce corps. Il devait être techniquement irréprochable. Pour que le projet fût accepté, il fallait encore que son montage financier fût au point et que l'on fit la preuve de la disponibilité des capitaux. On ne pouvait lancer une société par actions, et obtenir son autorisation, sans apporter l'engagement de gros souscripteurs de prendre en charge une partie du capital social.

Le pouvoir des gros actionnaires

Les premières compagnies avaient un capital concentré en un petit nombre de mains; la valeur nominale de leurs actions, 5 000 F, en limitait la diffusion, en dehors du cercle des gros actionnaires, administrateurs de la société. Ces caractéristiques les rapprochaient des sociétés par actions industrielles, des compagnies de canaux ou d'assurances. Les grandes compagnies, au contraire, dont le capital social était beaucoup plus important, juxtaposaient un noyau concentré de gros apporteurs de capitaux, qui possédaient plus de 20 % du capital, et un actionnariat dispersé que l'on avait suscité en émettant des titres d'un montant nominal de 500 F, qui, comme ils n'étaient en général libérés que du quart,

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visaient un public plus large.

Tâtonnements organisationnels

Les directions générales furent assumées par des ingénieurs, pour la plupart venus du service de l'État, du corps des Ponts et Chaussées. En général, la direction se subdivisait ensuite entre trois grands services, l'Exploitation, la Traction et le Matériel à la tête desquels se trouvaient d'autres ingénieurs, anciens polytechniciens ou centraliens. A l'échelon inférieur, les compagnies hésitèrent entre différents types d'organisation. Une possibilité était, à l'imitation de la structure des compagnies britanniques, d'avoir recours au maximum à la sous-traitance, ce qui était dans la logique de gestion relativement décentralisée courante alors dans l'industrie. Les travaux de construction étaient toujours sous-traités, mais il en allait parfois de même d'une partie de l'exploitation.

Les vrais patrons : les ingénieurs

Le modèle français d'organisation des compagnies ferroviaires donnait l'essentiel des pouvoirs à une communauté d'ingénieurs, qui, issus des mêmes écoles, faisaient toute leur carrière dans les chemins de fer. Certains postes furent même monopolisés sur deux ou trois générations par les mêmes familles.

Concurrence et professionnalisme : le modèle américain

Si beaucoup de caractéristiques des premières compagnies de chemins de fer, comme la dissociation entre la propriété du capital et la gestion, le rôle important des ingénieurs ou l'adoption d'une organisation fonctionnelle selon un organigramme en arbre leur étaient au début communes, les compagnies américaines présentèrent des traits originaux du fait de la grande longueur des lignes, de la totale liberté de la construction et de l'exploitation et du caractère tardif de l'achèvement des réseaux, qui reporta le mouvement de concentration des sociétés dans les années 1870-1880, alors que la conjoncture générale rendait la concurrence plus âpre que dans les années 1840-1850. Pour éviter une concurrence suicidaire, les compagnies constituèrent à la fin des années 1870 des cartels, qui assuraient une péréquation des bénéfices. Ces cartels ne purent se maintenir. Les compagnies qui développaient leurs chiffres d'affaires n'étaient pas favorables à la péréquation, qui fut interdite par l'Interstate Commerce Act de 1887. L'échec des cartels prouva aux dirigeants que la seule solution était la constitution de grands systèmes ferroviaires par concentration des compagnies.

Compagnies ferroviaires, innovations financières et relations avec l'État

Les marchés financiers européens étaient nés des besoins de financement des Etats, qui s'accrurent fortement au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle avec les emprunts lancés pour mener les guerres et développer les services administratifs. En Grande-Bretagne, les sociétés de routes à péages et les sociétés de canaux usèrent de ce moyen de financement dès la fin du XVIIIe siècle et habituèrent quelque peu le public à desvaleurs mobilières autres que les fonds d'État. Aussi lorsque les compagnies de chemins de fer émirent dans les années 1830 des actions, elles parvinrent facilement à trouver des souscripteurs parmi les classes moyennes formées par les commerçants et les entrepreneurs d'industrie. En France en revanche, les émissions d'actions des sociétés de canaux et d'assurances, dans les années 1820 et 1830, n'intéressèrent qu'un public très étroit d'opérateurs professionnels ou de riches amateurs désireux de placer eux-mêmes leurs capitaux. Le gonflement subit du nombre de valeurs négociées sur la place de Paris entre 1838 et 1840 - valeurs minières, ferroviaires et industrielles, dont beaucoup n'eurent qu'une existence éphémère - accentua le caractère spéculatif du marché financier, sur lequel se développaient surtout les opérations à terme.

Les banquiers et le marché financier

Les compagnies de chemins de fer furent les premières entreprises qui durent recourir à une grande échelle au financement externe par l'émission de titres. Cet apprentissage du financement par le marché financier aboutit à la crise de 1847 qui ensuite se transforma en un marasme prolongé du fait de la révolution politique. Les faiblesses furent mises au jour. Les compagnies qui avaient sous-estimé les dépenses manquaient de ressources et durent arrêter les travaux; leur financement leur coûtait très cher, car elles devaient verser des dividendes importants pour séduire un public encore peu accoutumé aux valeurs mobilières, alors qu'elles n'avaient pas de bénéfices puisque l'exploitation ne pouvait pas commencer avant que des sections importantes de lignes fussent construites. En France, jusqu'aux première années du XXe siècle, les actions et obligations de chemins de fer représentèrent, par leur capitalisation, le principal compartiment privé du marché officiel. Mais les compagnies étaient prises entre l'État et le marché. Selon que le caractère de service public l'a emporté ou non sur la concurrence et la gestion en fonction du seul profit, leur financement a connu une évolution divergente. En France, l'aspect de service public l'emporta.

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Des terrains d'apprentissage de la gestion financière

Dans tous les pays, les compagnies ferroviaires jouèrent ainsi un rôle d'initiateur du marché financier moderne et de modèle en matière de financement des sociétés anonymes. En France, les émissions directes sur le marché financier furent pourtant très rares jusqu'en plein XXe siècle. Dans les années 1860-1870, les groupes financiers français et belges avaient déjà développé des stratégies de prise de contrôle de sociétés ferroviaires, surtout étrangères, par opérations sur le marché financier. Ces techniques furent exploitées à grande échelle par les financiers américains.

Gestion du personnel et invention de la notion de carrière

Les compagnies de chemins de fer furent précocement de très gros employeurs : en France, 28 000 agents en 1851, 78 000 en 1860, 138 000 en 1869; en Angleterre, 64 000 en 1851. Comme les entreprises industrielles, elles cherchaient à conserver le personnel qualifié qu'elles avaient formé en lui concédant des avantages, alors que la main-d'oeuvre non qualifiée, qu'il était facile de remplacer, ne profitait pas de la même sollicitude. Avec les compagnies de chemins de fer apparut l'idée d'un emploi à vie dans la même entreprise. Celui qui entrait « aux Chemins de fer » pouvait se considérer comme privilégié d'avoir une garantie de l'emploi et des avantages spécifiques, qui le détournaient de chercher une autre activité et qui l'incitaient à y faire embaucher ses enfants.

Les grandes entreprises industrielles américaines

  La forme de la grande entreprise industrielle employant une hiérarchie de cadres dans une organisation complexe se développa d'abord outre-Atlantique. On constate deux types de structures :  la structure «multidivisionnaire», qui succéda à la structure «multifonctionnellevoies distinctes y conduisirent. Dans les secteurs de biens de consommation, les exigences de la consommation de masse aboutirent, par intégration de la distribution, à la constitution d'entreprises de très grande taille. Au contraire, dans les secteurs de produits intermédiaires, le môme résultat fut atteint par une vague de concentration horizontale dans les années 1890-1900.

Les déterminants de l'apparition de la grande entreprise américaine

La mobilité plus grande de la société américaine, sa croyance dans l'égalité des chances au départ et dans la méritocratie favorisèrent sans aucun doute l'émergence d'un type social nouveau, le cadre supérieur, subordonné en tant qu'employé, mais situé à un niveau élevé dans la hiérarchie sociale de par sa compétence et sa valeur personnelle. Les sociétés européennes assimilaient davantage la supériorité sociale au fait de ne pas être subordonné, si ce n'est à l'État, et à celui d'être propriétaire; les hommes de valeur étaient incités à créer des entreprises au lieu de travailler chez autrui, ou bien à entrer dans le service public. Sans doute la faiblesse de l'institution réglementaire fédérale et la diversité de la législation des États favorisèrent-elles aussi, aux États-Unis, les grands mouvements de concentration et les développements d'un capitalisme sauvage qui aboutit à la constitution des grandes entreprises. En France en revanche, les grandes opérations industrielles et financières restaient sous le regard bienveillant de l'État. Chandler (dans Stratégies et structures de l'entreprises, 1962) a privilégié un facteur explicatif, qui suffirait, selon lui, à rendre compte de l'antériorité américaine: la consommation de masse. L'innovation en matière d'organisation et le changement d'ordre de grandeur de la taille des entreprises auraient été une réponse à une fortedes marchés grâce à l'amélioration des transports et à celle de la circulation de l'information. Elles furent rendues possibles par le progrès technique qui permettait désormais la production et la distribution de masse. Une grande uniformité des goûts, caractéristique dès le XVIIIe siècle de la société américaine, était également un facteur favorable au développement de la production de masse.

Chandler estime donc que les grandes entreprises modernes apparurent dans les secteurs de biens de consommation de masse où une révolution technique, dans la seconde moitié du XIXe siècle, allait rendre possible la production de masse. Mais quelles sont les conditions techniques de la production de masse ? La production de masse fut le résultat d'un accroissement de la vitesse des opérations productivesqui incita à les intégrer dans un même processus continu, qui économisait la main-d'oeuvre et transformait dans la même usine la matière première en produit fini, conditionné pour la vente. Comme la production dépassait les capacités de vente des circuits commerciaux existants, les firmes durent en créer de nouveaux, en assumant elles-mêmes la distribution; elles durent aussi susciter la consommation en recourant à la publicité. Comme la maîtrise des réseaux de commercialisation était indispensable avant même de commencer à produire, elle constituait un barrage à l'entrée dans le secteur qui protégeait efficacement les entreprises pionnières. Un des changements impliqués par la révolution de la consommation de masse fut, aux États-Unis, de faire entrer dans la consommation courante des particuliers ou des petites entreprises des machines qui ne pouvaient être vendues si leur entretien n'était pas assuré par un réseau de distribution. L'efficacité de la publicité, la rapidité

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des livraisons et la vente à crédit étaient également d'importants atouts commerciaux.

Les grandes entreprises, produits de la concentration horizontale

Dans les années 1880-1900, un mouvement de fusions affecta l'industrie américaine, qui trouva son apogée entre 1895 et 1904, années durant lesquelles 1800 entreprises se regroupèrent en 157 sociétés. Ces fusions résultèrent, comme pour les chemins de fer, de l'd'entente sous la forme de cartels, qui fut la première tentative de résistance à la baisse des prix de la part des producteurs durant la décennie 1870.

Lutter contre la baisse des prix

La baisse des prix, avec la dépression économique dont la crise de 1873 marquait le début, était accentuée par l'accroissement de la concurrence entraîné par la construction des lignes de chemins de fer qui rendaient soudainement beaucoup plus américain jusqu'alors très segmenté régionalement. La construction ferroviaire modifia beaucoup plus les caractéristiques du marché aux États-Unis qu'en Europe occidentale, où les distances étaient plus faibles et où des réseaux de transport traditionnels efficaces existaient déjà. Les industriels cherchèrent à consolider leurs ententes en établissant des participations croisées dans leurs entreprises et aboutirent à des structures de holding. Quand celles-ci furent attaquées devant les tribunaux, ils se rabattirent sur une forme souple que permettait le droit anglo-saxon, le trust, forme par laquelle les trustees étaient dépositaires d'actions qui leur étaient confiées en échange de certificats de dépôts d'actions. Ils utilisaient le droit de vote qui était attaché à la possession des actions. Cette forme juridique de concentration évitait d'immobiliser de grosses masses de capitaux dans la détention de titres. Elle permettait donc de créer de très larges structures de contrôle. Le durcissement de la législation contre les trusts et les ententes aurait incité en fin de compte aux fusions, alors que le laxisme du législateur britannique en ce domaine aurait encouragé la multiplication des holdings.

Le grand mouvement des fusions

L'intensification des fusions entre 1895 et 1904, dont certaines marquèrent la naissance de grandes entreprises modernes, ne fut pas un processus indispensable à la croissance de l'industrie moderne, mais plutôt le résultat contingent de trois facteurs : le développement à la fin du XIXe siècle de techniques de production à forte intensité capitalistique (l'intensité capitalistique se mesure avec le coefficient de capital, rapport entre le capital fixe mis en oeuvre pour produire et la valeur de la production. La seconde industrialisation s'est caractérisée par une forte hausse de l'intensité capitalistique dans l'industrie), la très rapide croissance de ces industries qui avaient de gros besoins en capitaux dans les années 1890 au moment où intervint une forte crise économique qui débuta en 1893. A la différence des grandes entreprises qui avaient résulté dans la décennie antérieure d'une intégration verticale de la production vers la distribution, les grandes entreprises qui naquirent de la concentration horizontale à l'extrême fin du XIXe siècle n'acquirent pas des positions définitives sur le marché et parmi celles qui n'adoptèrent pas ensuite une stratégie d'intégration, certaines connurent l'échec.

La grande entreprise moderne aurait-elle atteint sa maturité aux Etats-Unis vers 1914-1918 ?

Division fonctionnelle et structure « multidivisionnaire »

Chandler affirme qu'au moment de la Première Guerre mondiale, les grandes entreprises américaines auraient déjà mis au point la structure multidivisionnaires qui allait s'enrichir plutôt que se modifier au XXe siècle. Deux organisations s'étaient succédé. La première étape fut à partir des années 1870 l'adoption d'un organigramme centralisé dans une structure unitaire, dite structure en U, qui se différenciait selon les fonctions (division fonctionnelle). Mais au début du XXe siècle, la rigidité de fonctionnement que cet organigramme impliquait, qui ne séparait pas les tâches de gestion au jour le jour de la formulation des politiques à long terme et qui s'adaptait mal à des activités dispersées selon les régions ou selon les produits, conduisit à adopter une structure plus décentralisée, dite multidivisionnaire ou en M. Dans ce nouvel organigramme, des activités comme la vente ou la recherche-développement pouvaient fonctionner avec une relativeproduits ou des régions. Les cadres supérieurs de la direction générale ne s'occupaient que de la politique générale et de l'allocation des ressources entre les divisions alors que les cadres des niveaux intermédiaires prenaient les décisions quotidiennes d'exploitation à l'intérieur de leurs services. Pour Chandler cette seconde forme, qui s'esquissait au début du XXe siècle, était la forme d'organisation véritablement moderne. Au cours des années 1900, le caractère managérial progressa fortement dans l'industrie au détriment du caractère entrepreneurial. Les grandes entreprises étaient alors dirigées par des hommes ou des familles qui avaient fait fortune et dont le pouvoir reposait sur la propriété d'une partie du capital. Toujours selon Chandler, les professions de cadres moyens et de cadres supérieursidentité et constituaient déjà des fractions non négligeables de la population américaine dans les années 1900.

De nouvelles organisations du travail

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Aux origines de « l'organisation scientifique du travail »

Lorsque la concurrence s'intensifia avec les débuts de la Grande Dépression et qu'elle tendit à faire baisser les prix, les entreprises cherchèrent à comprimer leurs coûts. Les ingénieurs s'efforcèrent alors d'étudier, avec leurs méthodes, l'organisation du travail, afin d'en améliorer la productivité en la rendant «scientifique». Par exemple le principe de Metcalfe était que chaque commande faite à l'usine donnait lieu à une fiche sur laquelle les chefs d'ateliers notaient systématiquement les horaires de travail, les matériaux et les machines utilisés, les salaires payés. L'analyse des fiches permettait de faire un calcul exact des coûts, d'imputer les frais généraux aux prix de vente, de contrôler la productivité de la main d'oeuvre et de comparer le travail entre les ouvriers et entre les ateliers. Mais le défaut de la méthode de Metcalfe était manifeste : les chefs d'atelier n'avaient pas le temps de remplir correctement les fiches et ils ne tenaient pas non plus à exercer cette activité de contrôle qui risquait de détériorer leurs relations avec leurs subordonnés. On proposa alors qu'un personnel spécialisé deaffecté à la tâche de contrôle des temps et de rédaction des fiches. Mais cette intrusion dans l'organisation du travail qui était assumée auparavant par les ouvriers eux-mêmes et par les chefs d'atelier ne pouvait rencontrer que de la résistance. L'organisation scientifique du travail impliquait donc non seulement un contrôle du travail par des employés chargés de chronométrer mais aussi une étude préliminaire par des ingénieurs, qui représentait un investissement important, mais profitable pour de grandes entreprises. Le second développement sur lequel débouchait l'organisation scientifique du travail était une nouvelle définition d'une juste rémunération du travailleur.

Spécificités nationales de la grande entreprise moderne  Les circonstances (nature du marché, problèmes de financement) particulières aux États-Unis, ne se retrouvaient pas à l'identique dans les autres pays, parce que la taille du marché intérieur différait, que la chronologie et les modalités de l'industrialisation n'avaient pas été les mêmes, et que la Grande Dépression entraîna des conséquences divergentes. Les États-Unis étaient le seul pays de grande taille dont la population avait des pouvoirs d'achat élevés, et dont la diversité régionale et culturelle avait obligé les grandes entreprises à imposer un produit standard qui put être accepté par tous. Aussi la taille des plus grandes entreprises en dehors des États-Unis, leur importance dans l'économie nationale et le type de secteurs dans lesquels elles se développèrent ne pouvaient-ils que présenter des différences avec un « modèle américain », qui semble en fait unique en son genre.

La comparaison de la répartition par secteurs des grandes entreprises est délicate, car il n'est pas obligatoirement pertinent de comparer les 100 ou les 200 premières entreprises de chaque pays, qui peuvent correspondre à des tailles où à des pouvoirs d'intervention sur le marché très différents. La répartition par secteur du nombre d'entreprises ne doit pas abuser : si la concentration est forte dans un secteur, le nombre d'entreprises est faible, mais la valeur de leurs actifs est importante.

En Grande-Bretagne, des organisations peu centralisées et des familles omniprésentes

Un mouvement de fusions eut lieu dans l'industrie britannique dans les années 1890, en même temps qu'aux États-Unis, bien que la conjoncture des deux pays fût très différente. Il était peut être une réponse à l'accroissement de la concurrence durant la dépression ou à l'adoption de techniques qui rendaient possible une production de masse; il était facilité par l'enrichissement des classes moyennes disposées à investir leur épargne dans des valeurs industrielles et par l'activité de cabinets de promoteurs en sociétés par actions comme Chadwick ou Adamson & Collier & Co. En revanche, une seconde vague de fusions dans les années 1920 eut des conséquences beaucoup plus importantes. Elle fut la conséquence des difficultés des entreprises des secteurs anciens, affrontés à des débouchés en rétraction du fait des handicaps sur les marchés extérieurs que la politique monétaire de retour à la parité d'avant guerre de la livre sterling leur occasionnait, alors que leur appareil productif tendait à souffrir d'obsolescence. Les dettes accumulées auprès des banques les incitèrent souvent à fusionner pour opérer une restructuration des unités productives en concentrant l'exploitation sur les établissements les

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meilleurs.

A la fin du XIXe siècle, les industriels britanniques s'efforcèrent de résister à la baisse des prix par des ententes, dont beaucoup, restées informelles, ne sont pas toujours aisément perceptibles. Ils recoururent à la forme du cartel qui n'impliquait qu'une organisation commune des ventes de la part d'entreprises qui restaient indépendantes; les cartels fixaient les prix, les quotas de production, la répartition des marchés. La législation britannique ne faisait pas obstacle à la constitution de telles ententes. Sur les 200 plus grandes sociétés de 1930, 140 avaient un conseil d'administration contrôlé familialement ; en 1948, la proportion restait encore de 119 sur 200. Cela ne signifiait cependant pas que ces familles occupaient toujours les postes de direction. La gestion familiale était cependant la règle dans la construction navale, la brasserie et plus généralement les industries alimentaires. Les entreprises, qui ressemblaient le plus à leurs homologues américaines dans les années 1920, étaient celles qui les avaient imitées consciemment, parce qu'elles avaient des relations techniques ou commerciales avec les États-Unis. Ainsi lorsque des firmes britanniques adoptèrent des techniques de production de masse mises au point outre-Atlantique, conclurent des accords avec les détenteurs des brevets, demandèrent le soutien de conseillers américains, elles évoluèrent en même temps vers une structure multidivisionnaire.

Structure des entreprises et déclin industriel britannique

Ces caractéristiques sont pour des historiens comme Chandler des défauts, la manifestation d'une perte de dynamisme du capitalisme industriel britannique à la fin du XIXe siècle, voire une des causes d'un déclin britannique précoce, que les historiens britanniques, des années 1960-1970, influencés par les difficultés contemporaines de leur pays, ont sans doute exagéré. Les analyses des responsables britanniques de l'époque ont incité à mettre en rapport les difficultés des entreprises avec leur organisation; ils ont, dans les années 1920, mis tous leurs espoirs de redressement dans une rationalisation des entreprises, qu'ils invoquaient comme une panacée, sans être très précis sur le contenu de ce concept. Plutôt que de mettre en cause les techniques ou l'organisation de la production ou l'adaptation des produits fabriqués à la demande de la clientèle, plutôt que de risquer d'envenimer par une restructuration des unités productives un climat social déjà dégradé par de très forts taux de chômage dans les industries anciennes, il était plus simple de croire que les bons résultats des entreprises américaines et allemandes n'étaient dus qu'à leur concentration financière et qu'à leur organisation. Constater cependant que les taux de croissance diminuèrent à la fin du XIXe siècle en Grande-Bretagne, alors que les États-Unis et l'Allemagne faisaient des progrès rapides, que dans les années 1920, l'industrie britannique contrastait par les difficultés qu'elle connaissait avec celles des autres pays industriels, est une chose. Attribuer ces évolutions aux caractéristiques des entreprises britanniques en est une autre. Les grandes entreprises ne constituaient par ailleurs qu'une fraction minoritaire du tissu industriel ; il serait erroné de les faire seules entrer en ligne de compte dans l'analyse de l'évolution économique de la période. Rien ne permet d'affirmer que la grande entreprise managériale à l'américaine aurait pu améliorer la performance britannique.

Les grandes entreprises allemandes un capitalisme très « organisé »

La croissance industrielle allemande a présenté dans le dernier quart du XIXe siècle des similarités avec la croissance américaine avec un taux moyen annuel de + 1,8 % entre 1873 et 1913. L'industrialisation se fit dans les deux pays durant une phase de ralentissement de la croissance des premiers pays industriels, qui, au cours du dernier tiers du XIXe siècle, engendra une concurrence accrue sur les marchés internationaux, avec une tendance à la baisse durable des prix qui était un handicap pour la formation des profits des entreprises. Mais, alors que les entreprises américaines disposaient d'un vaste marché intérieur en progression, bien protégé par la législation douanière, les entreprises industrielles allemandes ne pouvaient se développer sur un marché intérieur limité bien que protégé, parce que les bas salaires, qui avaient été un avantage au niveau des coûts, avaient pour conséquence de faibles pouvoirs d'achat et parce que le monde rural était fortement affecté par la crise agricole qui incita nombre de paysans des provinces orientales à émigrer vers le Nouveau Monde. En outre, l'industrie allemande n'avait pas des marchés extérieurs à défendre, car, trop jeune encore, elle s'était développée par

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substitution d'importations sur son marché intérieur et n'avait pas encore de positions acquises; elle avait des débouchés à conquérir en les prenant à des concurrents bien établis. Après quelques années euphoriques, les Gründerjahre, l'Allemagne ressentit durement la crise de 1873 et connut une période de grandes difficultés jusqu'au début des années 1880, alors que la France ou la Grande-Bretagne voyaient leur activité ralentir plus progressivement.

De grandes entreprises intégrées

La taille moyenne des entreprises industrielles allemandes n'était pas au début du XXe siècle plus élevée qu'en France. Mais la concentration était beaucoup plus forte dans les secteurs de produits intermédiaires et dans les biens d'équipements, qui avaient été les moteurs de la croissance dans la seconde moitié du XIXe siècle, car les entreprises étaient beaucoup plus grandes et produisaient une fraction plus importante de la production. La structure la plus fréquente y était oligopolistique, le marché étant dominé par quatre à vingt entreprises. Ces dernières avaient poussé à un haut niveau la concentration horizontale et verticale, formant de puissants groupes intégrés, les Konzerne, qui prédominaient dans les charbonnages, la chimie, l'électricité, la sidérurgie. Ce haut degré d'intégration est généralement analysé comme une réponse aux insuffisances de l'infrastructure économique et commerciale des pays germaniques à la veille de l'unification, qui incitaient à intérioriser les circuits d'approvisionnements et de vente.

La cartellisation

La crise de 1873 suscita le développement d'une concentration plus lâche, sous la forme de cartels. Dans les années 1870, il s'agissait simplement d'ententes sur les prix de vente qui s'efforçaient d'empêcher leur tendance à la baisse et d'éviter une concurrence désastreuse pour tous. Ils pouvaient réussir dans les secteurs où le nombre d'entreprises productrices était faible et où la production était suffisamment homogène pour qu'un bureau de vente commun pût commercialiser des produits indifférenciés.

Les banques et le financement de la concentration

La dernière spécificité des grandes entreprises allemandes était la relation privilégiée qu'elles entretenaient avec les banques, pour des secteurs comme l'électricité, la sidérurgie ou les houillères, trois secteurs fortement concentrés et organisés. L'influence des banques sur la grande industrie aurait atteint son apogée au tournant du XXe siècle pour diminuer ensuite. Si l'Allemagne ressemblait aux États-Unis en ce que les hiérarchies managériales et le pouvoir des cadres supérieurs y étaient développés dès le début du XXe siècle, même si de grands Konzerne restaient familiaux, la différence était qu'aux États-Unis ces managers étaient des gestionnaires alors qu'en Allemagne ils étaient davantage des technocrates diplômés.

Consolidation de la concentration durant la guerre et l'après-guerre

L'organisation de la production de guerre donna l'avantage aux grandes entreprises qui profitèrent des commandes de l'État. La défaite, les conséquences des traités de paix et les turbulences du début des années 1920 renforcèrent la concentration. La situation de défaillance du marché intérieur et d'isolement économique de l'Allemagne incitait à une restructuration par une imitation des structures américaines que l'on tendait à considérer comme responsables des succès industriels de ce pays. Cette évolution était favorisée parce que les ententes limitées sous formes de cartels ne suffisaient pas à promouvoir une rationalisation des établissements productifs, parce que les difficultés monétaires réduisaient l'influence des banques allemandes, dont les ressources s'amenuisaient et qu'en conséquence les banques américaines exerçaient une influence croissante dans la grande industrie allemande.

Les grandes entreprises françaises : capitalisme familial, capitalisme financier et ingénieurs

Le développement des grandes entreprises modernes françaises fut plus tardif qu'aux États-

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Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne et modifia beaucoup moins la structure du tissu industriel. Les plus grandes entreprises françaises étaient nettement plus petites que celles des trois autres grandes puissances aussi bien dans les années 1900 que dans les années 1920-1930. La plus grosse entreprise industrielle française par sa capitalisation boursière en 1911, Saint-Gobain, représentait 149 millions de francs, soit environ 30 millions de dollars, moins du vingtième de l'U.S. Steel. Ces grandes entreprises ressemblaient à la fois à leurs homologues allemandes et à leurs homologues britanniques. Comme en Allemagne, elles se trouvaient surtout dans les secteurs de l'énergie, des biens intermédiaires et des biens de production; la polarisation était même encore plus accentuée. Les dirigeants salariés y étaient aussi plus souvent des ingénieurs que des commerciaux ou des gestionnaires. Mais la structure de l'organisation des entreprises et les modes de financement étaient fort différents. En revanche, les grandes entreprises françaises se rapprochaient de leurs homologues britanniques par l'importance des héritages familiaux et par leur structure organisationnelle assez lâche, où la concentration existait surtout au plan financier, avec une prédominance de la société holding. Mais, les entreprises françaises avaient un degré d'ouverture sur l'extérieur plus faible, et surtout, à la différence des britanniques, elles n'existaient guère dans les secteurs de produits de consommation courante.

Jouissant désormais d'un marché financier favorable, les grandes entreprises, dont l'inflation avait fortement diminué l'endettement, et qui disposaient d'aisance financière, purent réaliser une seconde vague de fusions, beaucoup plus marquée que la première, entre 1928 et 1932. Cette concentration du tissu industriel français s'opérait avec 20 à 30 ans de décalage sur les États-Unis et l'Allemagne, près de 10 ans après la Grande-Bretagne. Le mouvement se brisa sur la crise, en laissant subsister une structure lâche de holdings. Cette organisation, qui diluait les risques et amortissait les fluctuations, permit de traverser la dépression sans trop de dommages. Peu de grandes entreprises firent faillite.

Les zaibatsu : de grands groupes financiers et industriels à direction familiale

Les caractéristiques du marché japonais de biens de consommation n'étaient pas, dans le demi-siècle qui suivit la Restauration Meiji (1868), favorables à la naissance et à la croissance de grandes entreprises de type moderne. Les modèles de consommation ne se modifièrent que peu et le pouvoir d'achat de la grande majorité de la population stagnait à un niveau très bas. La fabrication traditionnelle de poteries, de meubles, de produits alimentaire l'emporta longtemps. Néanmoins, de grands groupes se superposaient à cette poussière de petits entrepreneurs et d'artisans, dont beaucoup en dépendaient dans des relations de sous-traitance.

Des origines bancaires et commerciales

Les particularités de l'industrialisation japonaise expliquent la naissance de ces zaibatsu. Dans les dix années qui suivirent la Restauration, l'État joua un grand rôle dans l'implantation de l'infrastructure économique, dans l'adoption des technologies étrangères et dans la fondation d'entreprises, afin de hâter le processus de substitution des importations par une production nationale. La navigation maritime et le commerce avec l'étranger étaient le second secteur à partir duquel les zaibatsu se développèrent.

Des « conglomérats » familiaux

Les grands zaibatsu familiaux, dont Mitsui et Mitsubishi étaient les plus importants, avaient quelques traits communs. Leurs relations étroites avec le gouvernement avaient été un des facteurs de leur réussite. Ils avaient tous également une structure conglomérale, c'est-à-dire qu'ils étendaient leur contrôle à plusieurs secteurs qui n'étaient pas obligatoirement liés par des relations amont ou aval. Les groupes choisirent leurs secteurs d'implantation au gré des ventes d'entreprises par l'État, puis des opportunités ultérieures. A l'intérieur de ces secteurs, ils tendirent à pratiquer la concentration horizontale. Mais la politique de constitution des groupes ne reposait ni sur un projet d'intégration de tout un processus productif, ni sur une intention d'accaparer le marché d'un produit. Aussi, à partir des secteurs initiaux du groupe, la

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diversification des activités augmentat-elle très rapidement, allant même jusqu'à l'éparpillement.

Transformation en holdings

Au début du XXe siècle, les zaibatsu devinrent de plus en plus des groupes à dominante industrielle, avec une très forte diversité des activités. La Première Guerre mondiale accéléra cette évolution. Mitsubishi étendit ses activités à la métallurgie non ferreuse, à la chimie et au textile. Cette dispersion des capitaux avait deux conséquences. D'abord ces groupes étaient très gros par leurs actifs, mais ne jouissaient pas nécessairement de positions oligopolistiques pour les produits qu'ils fabriquaient. Ensuite, la diversité des activités incitait à une certaine autonomie de gestion de chaque branche de l'entreprise, l'unité n'étant assurée que par des liens financiers.     

La naissance des "multinationales"

  L'expression firme ou société « multinationale > apparut pour la première fois en 1960 sous la plume de D. E. Lilienthalsociétés, qui ont leur siège dans un pays, mais qui fonctionnent et vivent également soumises aux lois d'autres pays, j'aimerais les définir ici sous le nom de sociétés multinationales ». Le sujet allait ensuite susciter une riche floraison de travaux. L'intrusion des « multinationales » dans la science économique correspondait au développement des activités des grandes entreprises américaines dans le monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ressenties souvent par les Européens ou les Latino-américains comme une atteinte à leur indépendance économique nationale. Ce type d'entreprises n'avait pas auparavant attiré l'attention non seulement parce que son importance relative dans l'économie des pays d'origine et dans les économies des pays d'accueil était alors bien moindre que dans les années 1960, mais aussi parce qu'il ne semblait pas mériter une analyse spécifique qui fût différente de la théorie générale de la firme. Pourtant, des entreprises, qui exerçaient leurs activités dans plusieurs pays, existaient dès le milieu du XIXe siècle, voire avant. Ces entreprises, appelées souvent « internationales », se multiplièrent à partir des années 1880, car nombre de grandes entreprises « modernes », nées à la fin du siècle, étendirent très vite leurs activités à plusieurs pays. Le phénomène n'était pas passé inaperçu des historiens, mais ils l'avaient abordé dans une approche macro-économique avec l'étude des investissements directs dans le cadre de l'analyse des exportations de capitaux, sans mettre l'accent sur les agents, en l'occurrence les entreprises, qui étaient les vecteurs de ces flux. Depuis les années 1970, influencés par les travaux des économistes, ils mènent des recherches dont la problématique vient désormais de l'histoire des entreprises : origines, typologie, secteurs d'activité, raisons du développement des multinationales.

La firme multinationale : un concept imprécis

Entreprises commerciales, bancaires ou financières à activité internationale

Selon les auteurs, les critères qui définissent les firmes multinationales sont variables. La plupart d'entre eux comprennent parmi elles lesmaisons de commerce et les banques qui ont des activités dans plusieurs pays. Dans cette perspective, il faudrait commencer l'histoire des multinationales avec les grandes compagnies commerciales de l'époque moderne. Les négociants européens et américains, qui pratiquaient des opérations internationales, avaient l'habitude, aux XVIIIe et XIXe siècles, d'envoyer des parents ou des associés diriger les succursales dans les ports étrangers. Leur structure « multinationale » était fondée sur des organisations familiales élargies. Les grands banquiers, qui constituèrent précocement des réseaux de correspondants couvrant les principales places financières, firent de même. Pour participer au développement des affaires liées aux émissions d'emprunts publics, des banquiers suisses protestants vinrent s'installer à Paris à la fin du XVIIIe siècle, puis des banquiers allemands dans la première moitié du XIXe siècle, en maintenant des relations avec la branche de leur famille restée sur place. Cependant, si l'on met à part le cas des grandes banques allemandes qui, à la fin du XIXe siècle, établirent un réseau d'agences en Amérique latine et en Asie pour soutenir le développement du commerce de leur pays, ces différents établissements commerciaux ou bancaires à activité internationale restaient des petites entreprises, si ce n'est par le volume des affaires traitées, mais en tous cas par leur personnel. Or on réserve habituellement l'expression multinationale à des entreprises de grande taille.

Des critères de définitions restrictifs

Des économistes comme Vernon (1973) ont pris conscience que si l'on considérait comme multinationale toute entreprise qui avait au moins

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une filiale, une succursale ou une participation à l'étranger, cette catégorie incluerait une majorité d'entreprises qui n'auraient aucune spécificité de comportement, alors que le concept avait été forgé pour insister sur la nouveauté de firmes comme General Motorsproposent-ils, sans s'accorder sur une définition unique, de réserver cette expression à de grandes entreprises dont une part importante des activités de production - ce qui exclut donc les réseaux de distribution - est le fait d'établissements situés dans un autre pays que le siège social et qui ont un certain nombre d'implantations étrangères. L'augmentation du nombre d'implantations étrangères dans les années 1950 et 1960 fut d'ailleurs en partie le simple résultat de la décolonisation britannique, qui transformait les établissements dispersés dans l'Empire en établissements de nationalités différentes.

Premières entreprises industrielles internationales

Même si l'on adopte des critères moins exigeants pour le XIXe siècle, on sera tenté de ne voir dans les nombreuses entreprises qui produisaient dans deux pays seulement que des préfigurations de la structure multinationale. Nombre d'entreprises des États-Unis par exemple s'installèrent ainsi au Canada dès le début du siècle. En Europe, Samuel Colt fut, semble-t-il, le premier Américain à fonder une usine en 1852, à Londres, pour éviter que ses armes, qui avaient été montrées l'année précédente à l'Exposition universelle au Crystal Palace, fussent contrefaites dans un pays dans lequel son brevet ne le protégeait pas. Des précurseurs se rencontrent également en Grande-Bretagne ou en France dans la première moitié du XIXe siècle. Les entreprises cotonnières alsaciennes avaient ainsi fondé des établissements de production en Suisse ou dans les pays allemands.

Les historiens ont eu tendance à limiter le phénomène multinational aux grandes entreprises industrielles modernes, au sens de Chandler, et donc à l'interpréter selon la même périodisation et avec la même approche, comme un développement hors des frontières des phénomènes d'intégration des processus productifs et d'extension du marché intérieur de consommation de masse. Le choix de l'implantation à l'étranger d'unités de production plutôt que de réseaux de distribution aurait résulté d'une logique d'internalisation des coûts de transactions qui aurait fait de l'entreprise multinationale une « organisation » plus efficace pour vendre dans plusieurs pays que l'entreprise produisant dans un seul d'entre eux et exportant à partir de cette base nationale. Notons que Mira Wilkins (1970) considère comme la première « vraie » multinationale américaine la sociétéSinger. Il était nécessaire de produire sur place pour obtenir les commandes de gouvernements qui auraient répugné à acheter à l'étranger.

La première grande phase d'expansion hors des frontières (1890-1914)

A partir de 1890, les entreprises américaines choisirent résolument la voie de la multinationalisation pour soutenir leur pénétration des marchés étrangers. Au désir d'éviter les droits de douane ou de produire national pour mieux gagner la clientèle, pouvaient s'ajouter d'autres raisons (nature du produit: fragilité, coût de transport...).

Une dynamique de développement ?

En articulant sa réflexion sur les études de Chandler, Mira Wilkins (1974) a proposé une interprétation du développement des entreprises multinationales américaines en trois étapes. D'abord la multinationale s'est présentée comme une organisation mononucléaireavait peu à peu effectué des investissements à l'étranger, soit pour accroître son marché, soit pour mieux s'approvisionner. Elle était passée de l'organisation d'un réseau de vente ou de la fabrication sous licence à la responsabilité de la production directe à l'étranger. L'opération était facilitée parce que l'entreprise avait déjà acquis une certaine expérience quant à la gestion de plusieurs unités de production dans des régions aux caractéristiques différentes : la grande taille et la diversité du marché américain avait en effet déjà soulevé des problèmes de coordination comparables à ceux que les multinationales allaient affronter. Cette extension du marché correspondait au développement de la logique qui fondait le raisonnement de Chandler : l'extension toujours plus grande du marché dans les secteurs de biens de consommation où la production de masse était techniquement possible. Puis, les établissements implantés à l'étranger tendaient à acquérir une certaine personnalité, voire une autonomie, en se développant eux-mêmes. Ils pouvaient réinvestir leurs profits en montant d'autres unités dans le même pays ou dans un pays voisin. L'entreprise multinationale entrait alors selon Mira Wilkins dans la seconde étape. Chaque branche étrangère avait désormais sa propre gestion et sa propre politique. La maison-mère coordonnait les activités des branches et se réservait la recherche et la mise au point de nouveaux produits. La distinction entre les décisions prises au niveau des branches étrangères et l'orientation générale des activités définie par la maison-mère supposait une structure organisationnelle très souple. L'entreprise était alors obligée d'adopter la structure multidivisionnaire. L'entreprise multinationale entrait alors dans la troisième étape lorsqu'elle se mettait, tout en continuant à développer de nouveaux produits, à prendre le contrôle d'entreprises étrangères importantes, qui avaient elles-mêmes leurs spécificités, leurs réseaux de filiales dans le même pays ou à l'étranger. Désormais, l'organigramme du groupe comportait plusieurs centres autour desquels gravitaient des satellites, avec une très grande imbrication des pouvoirs et des flux financiers. Il devenait

Les entreprises multinationales des autres pays

Le développement des entreprises multinationales européennes s'est fait selon la même périodisation que celui de leurs homologues

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américaines : une première phase antérieure à 1914, une forte expansion à l'étranger dans les années 1920, une stagnation ou un repli dans la décennie 1930. Les historiens ont en général jugé sévèrement les entreprises multinationales britanniques, influencés par le thème du déclin industriel britannique, qui aurait trouvé ses racines dans un manque de dynamisme des entreprises dès avant 1914. Alfred Chandler a insisté sur leur caractère familial, qui ne pouvait qu'entraver le développement de l'organisation mutidivisionnaire et donc limiter leur efficacité. Les entreprises-mères maintinrent en effet souvent des liens lâches avec leurs filiales étrangères, leur laissant une grande autonomie. Mira Wilkins (1986) évoque la faible capacité d'adaptation des dirigeants anglais d'entreprises dans un environnement étranger qui ne leur était pas familier. Mais aucune preuve ne peut être apportée d'une mauvaise performance des entreprises britanniques à l'étranger qui justifierait le soupçon d'une entrepreneurial failure. Il semble au contraire qu'avant 1914, les réseaux de vente, de service après-vente, d'information publicitaire et de crédit britanniques aient été les meilleurs du monde et que lorsque les entreprises qui disposaient de ces points d'appui passaient au stade de la production sur les marchés où elles vendaient, elles avaient des atouts importants dont leurs concurrents ne disposaient pas.

Autres multinationales

Compte tenu de la taille de son économie, la Suisse a produit dès avant 1914 un nombre remarquable de grandes entreprises multinationales comme Ciba ou Geigy dans la chimie fine, Brown-Boveri dans le matériel électrique ou Nestlé dans l'alimentation. Très dénuée de ressources naturelles (énergie, matières premières), ne disposant que d'un très petit marché intérieur, l'industrie suisse ne trouva dans la seconde moitié du XIXe siècle sa voie de reconversion industrielle que dans la spécialisation sur des produits très précis, incorporant une technologie avancée, mais qui ne pouvaient être fabriqués que pour un marché à la taille du marché mondial. Nestlé bâtit son développement sur une innovation de produit, le lait concentré, qui permettait de stocker et de vendre au loin un produit suisse traditionnel jusqu'alors éminemment périssable. La précocité du développement de l'usage de l'électricité donna une chance à l'industrie suisse. Faute de charbon, la Suisse avait été très handicapée lors de la première révolution industrielle durant laquelle les industriels continuèrent d'utiliser la force des moulins à eau au lieu d'adopter la machine à vapeur. La mise au point de la dynamo et du moteur électrique permit à un pays jusqu'alors défavorisé de disposer d'énergie à bon marché. Aussi, les entreprises suisses de matériel électrique commencèrent précocement à produire et à exporter, dans un secteur où le retard technologique était difficile à rattraper pour les entreprises fondées plus tardivement. Fort liées aux grandes entreprises électriques allemandes avant 1914, elles prirent leurs distances au lendemain de la guerre.

Conclusion

  A la fin du XXe siècle, après un siècle de développement de la gestion, ou selon un terme hyperbolique, de la « science du management », la conduite optimale d'une entreprise ne peut toujours pas, malgré la division du travail qu'entraîne la multiplication des cadres et malgré la puissance de calcul permise par les techniques modernes, se réduire à l'application de règles qui fassent l'objet d'un consensus en fonction d'une analyse objective de l'environnement. Les gestionnaires de la fin du XXe siècle disposent de mesures, de ratios, qui sont comme des clignotants destinés à mettre en garde contre des structures financières dangereuses et qui visent à réduire l'incertitude de l'environnement en fonction desquelles les décisions sont prises. Mais comme les entrepreneurs protoindustriels ou les patrons du XIXe siècle, les dirigeants des entreprises d'aujourd'hui sont toujours confrontés à des choix, qui sont des paris sur les évolutions futures et qui engagent pour le meilleur ou le pire l'avenir de leurs firmes. Il n'y a pas d'entreprises, du moins d'entreprises qui prospèrent, sans entrepreneurs. Les plus grandes, dont l'organisation est la plus complexe, ont des histoires qui ont été largement déterminées par quelques personnalités, managers aussi bien que fondateurs ou héritiers. Alfred P.Sloan orienta le développement de la General Motors, comme Henry Ford I et Henry Ford Il celui de leur firme, comme le firent leurs homologues étrangers, Louis Renault, André Citroën, ou William, Richard Morris, le fondateur de Morris Garages. De même, la personnalité d'Henri Mercier marqua les industries électriques en France, celle de Carl Duisberg domina I.G. Farben. Les échecs également sont parfois le résultat de choix malheureux à des moments cruciaux où les modifications de l'environnement économique rendaient incertaines les prévisions : les périodes longues de difficultés économiques persistantes - Grande Dépression de la fin du1930, années 1970-1980 - sont sans doute celles durant lesquelles l'environnement a connu le plus de mutations, déjouant les anticipations de nombre d'entrepreneurs.

Si la personnalité de l'entrepreneur a imprimé sa marque à chaque entreprise, les systèmes d'éducation, de formation professionnelle, les représentations sociales, culturelles et techniques propres à chaque pays et à chaque époque influèrent sur la capacité moyenne des entrepreneurs à trouver les bonnes réponses aux problèmes de marchés, de technologie, d'organisation et de gestion du travail qui se posaient à eux. Essentiels à l'évidence, ces facteurs difficiles à apprécier, qui déterminent ce que l'on pourrait appeler la « qualité » des entrepreneurs, ne doivent pas tenir lieu d'explication simpliste aux différences entre les entreprises selon les pays et les époques, lorsque l'on ne sait pas les interpréter avec les variables économiques. L'entreprise produit un bien ou un service pour un marché en mettant en oeuvre des facteurs de production. Son succès repose d'abord sur l'adéquation entre le produit qu'elle vend et la demande, qu'elle doit apprécier avec pertinence dans

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ses caractéristiques qualitatives et quantitatives et dont elle doit surtout anticiper l'évolution. L'extension de la consommation régulière dans des catégories sociales de plus en plus larges, de la naissance d'une société de consommateurs aux XVIIIe et XIXe siècles à la consommation de masse au XXe siècle, avec une chronologie différente pour chaque pays et pour chaque produit en particulier, et d'autre part l'extension géographique des ventes ont été les évolutions majeures dans lesquelles s'inscrivirent les activités des entreprises. Lorsque, grâce à une bonne information, dont la responsabilité lui incombait aussi bien qu'aux intermédiaires commerciaux, sa perception des possibilités du marché était correcte, l'entrepreneur devait encore mettre en oeuvre les combinaisons productives qui convenaient le mieux à ses caractéristiques. Pour lui, il n'y avait pas de technique, de type de gestion du travail, de mode de financement, d'organisation de l'entreprise qui fussent a priori supérieurs parce que plus nouveaux ou plus complexes. Le Creusot fut conçu dans les années 1780 comme un établissement sidérurgique à l'anglaise; il ne convenait pas aux conditions du marché, et au niveau technologique français; il végéta jusqu'à ce qu'un marché à sa taille fasse son apparition dans les années 1840. Les entrepreneurs de la soierie lyonnaise, en revanche, analysaient pertinemment les caractéristiques de leurs marchés et les données de leur environnement économique, lorsqu'au milieu du XIXe siècle, ils étendirent le travail à façon féminin dans les campagnes afin de fabriquer un produit plus ordinaire pour des catégories sociales plus larges en profitant d'un marché du travail rural qui leur était favorable. En revanche, dans les années 1870-1880, avec l'apparition de concurrents allemands et suisses qui avaient des coûts salariaux plus bas encore, cette analyse n'était plus pertinente et beaucoup d'industriels lyonnais ne le comprirent pas assez vite.

De même, la grande entreprise avec son organisation complexe de cadres et sa lourdeur n'était pas a priori supérieure aux autres types d'organisation, quel que fût l'environnement économique. Elle ne fut pas la panacée du XXe siècle, comme beaucoup de responsables le crurent durant les heureuses années de forte croissance des décennies 1950-1960. Les historiens ont été influencés par cette croyance et ont parfois porté des jugements de valeur hâtifs, appréciant le degré de modernité des économies nationales du XXe siècle en fonction du degré de concentration. Aucune preuve n'a été apportée de la supériorité de la très grande entreprise sur les autres pour de très nombreux secteurs. Dans les années 1960, les pays qui avaient les structures industrielles les plus concentrées comme les États-Unis et la Grande-Bretagne furent ceux dont les taux de croissance restaient inférieurs à ceux de la France, de la R.F.A., de l'Italie ou du Japon. La forme de la grande entreprise ne convenait qu'à certains produits ; elle manifesta, semble-t-il, dès les années 1960, une tendance au bourgeonnement administratif et à l'éparpillement congloméral, si bien qu'une fois arrivée une période conjoncturellement plus difficile, beaucoup de géants industriels durent se restructurer, licencier, se recentrer sur leurs métiers d'origine. Les économies d'échelle liées à la taille furent incontestablement au coeur du progrès économique dans l'industrie lourde et dans l'industrie automobile, mais le modèle de la grande entreprise ne peut qu'être moins généralisable dans des économies industrielles dont la croissance repose de moins en moins sur l'industrie et parmi les secteurs industriels, de moins en moins sur les secteurs lourds. L'évolution des techniques permet aujourd'hui de concevoir des machines à usages multiples qui évitent l'extrême division des opérations productives. Certains vont jusqu'à se demander si la grande entreprise est vraiment efficace, si elle n'étouffe pas la créativité et la capacité d'adaptation, si, dans sa complexité comptable, elle garde la perception de ses coûts. Selon une boutade qu'on lui attribua, Alfred P. Sloan aurait dit, non sans humour, qu'en fait il n'avait jamais su si la General Motors gagnait ou non de l'argent.

Le tissu industriel de la fin du XXe siècle présente toujours une grande diversité de taille et d'organisation des entreprises, réponse logique à des marchés de produits très variés dans leurs caractéristiques et à des environnements très différents selon les pays. Il n'est pas étonnant que l'on retrouve dans un « modèle japonais » de la seconde moitié du XXe siècle des relations de complémentarité entre de grandes entreprises modernes et des ateliers employant une main-d'oeuvre flexible, sous-payée et sans avantages sociaux, qui rappellent les relations fréquentes en France au XIXe Siècle, entre les usines textiles mécanisées et le tissage rural à façon. Le sweating system de la fin du XIXe siècle existe encore dans certains pays d'Asie du Sud-Est. Les tentatives de susciter aujourd'hui un attachement des employés à leur entreprise, individualisée par sa « culture », évoque le paternalisme du XIXe siècle.

Dans l'impression de diversité, d'accumulation d'histoires individuelles que les études d'entreprises pourraient suggérer, il semble cependant que parmi les différentes tâches que l'entrepreneur se doit de combiner, des priorités se sont, en deux siècles, succédéesdesquelles les formations des entrepreneurs ont eu à se modifier. Les entrepreneurs proto-industriels étaient issus des milieux marchands; ils intégrèrent partiellement les activités productives, par un contrôle lâche, qui minimisait les soucis de gestion de la main-d'oeuvre, parce que leur connaissance des marchés et des circuits commerciaux était l'atout majeur dans la concurrence en une époque où, dans le textile par exemple, les techniques étant relativement uniformes, les différences de productivité n'étaient pas le facteur majeur de sélection entre entreprises. A l'ère des négociants et des marchands succéda celle des techniciens, puis des ingénieurs lorsqu'au XIXe siècle le progrès technique gagna peu à peu tous les secteurs de l'industrie. L'entreprise qui réussissait était celle qui maîtrisait le mieux des procédés de fabrication encore relativement empiriques, et qui donc demandaient davantage d'expérience professionnelle que de savoir abstrait. Avec l'extension de la taille des marchés, qui rendirent plus délicates l'adéquation entre la demande et l'offre de produits, avec la possibilité d'orienter, par la recherche-développement, la création technologique pour des savoirs désormais plus abstraits et structurés, les capacités d'organisation et de coordination sont, au XXe siècle, devenues primordiales. Les entrepreneurs de la seconde moitié du XXe siècle ont, pour la plupart, une formation gestionnaire ou administrative plutôt que technique. La dépression de la fin du XXe siècle a révélé que pour la plupart des entreprises il n'était difficile ni de mettre en oeuvre des techniques sophistiquées, ni de fabriquer un bon produit ni de produire davantage. En revanche, il était difficile de vendre la production en se réservant des débouchés chèrement disputés, c'est-à-dire en produisant au meilleur coût, en organisant au mieux et en se procurant les ressources financières les moins coûteuses. Toutes ces évolutions étaient sensibles dès le

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début du XXe siècle. Dans les années 1920, la diversité morphologique des entreprises était déjà grossièrement identique à celle d'aujourd'hui, juxtaposant ou combinant de grandes entreprises à organigramme complexe, des multinationales, de petites et moyennes entreprises et des micro-entreprises. Cette époque marque un aboutissement d'une évolution pluriséculaire des entreprises vers des modes de contrôle de plus en plus complexes de leur activité.

Ensuite, la crise des années 1930, la guerre et l'évolution des gouvernements vers une attitude plus volontariste face aux évolutions économiques marquèrent une césure majeure dans l'environnement de vie des entreprises, avec l'insertion croissante de l'État dans l'économie, qui n'était jusqu'alors que restée soit relativement marginale, confinée à certains secteurs, comme les transports ou l'armement, soit temporaire, comme durant la guerre de 1914-1918. Si, dans certains pays, des nationalisations font apparaître un nouveau type d'entreprise, dans tous, même dans les plus libéraux, les relations entre les entreprises et l'État devinrent un nouveau terrain sur lequel les entrepreneurs allaient se concurrencer, pour tirer parti de la réglementation, de la fiscalité, récolter des subventions, profiter des marchés de l'État, client essentiel dans des secteurs comme le bâtiment, les travaux publics, l'aéronautique, influencer enfin la diplomatie pour obtenir des contrats à l'étranger. Dans les pays où l'insertion de l'État dans l'économie a été particulièrement accentuée et où l'influence de la haute administration est très forte comme en France, le besoin de compétences particulières pour entrer en relation avec l'administration et les milieux politiques se traduit dans la formation des dirigeants des grandes entreprises, issus souvent des mêmes milieux, des mêmes écoles, voire des mêmes familles que les hauts fonctionnaires. Dans les deux dernières décennies du XXe siècle, un des principaux débats économiques et politiques, en France, en Grande-Bretagne, dans les pays anciennement socialistes, porte sur la relation entre l'entreprise et l'État, qui est aussi un questionnement sur la fonction même de l'entreprise.

La conception du capitalisme chez Braudel et Sombart. Convergences et divergencesWolfgang Mager

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1C'est à la grande trilogie de Fernand Braudel sur Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, publiée en 1979 et centrée autour de la problématique de la nature et de l'évolution du capitalisme, que je voudrais me référer ici, ainsi qu'aux trois conférences faites à l'Université de Johns Hopkins en 1977 – et publiées d'abord sous le titre Afterthoughts on Material Civilization and Capitalism –, où l'auteur présentait déjà les grandes lignes de son ouvrage.

2Le titre italien de ces conférences, La Dinamica del Capitalismo, puis celui deLa dynamique du capitalisme pour le texte original français paru en 1985, montrent bien la perspective choisie par Braudel dans la trilogie de 1979 pour étudier l'histoire économique et sociale de l'Europe aux temps modernes. Dans son vaste tableau en trois volets de l'histoire moderne ainsi que dans la version abrégée, Braudel développe l'idée que, dans l'évolution du capitalisme, il faut distinguer deux phases : la première allant du bas Moyen Age au XVIIIe siècle, suivie d'une seconde phase datant de la révolution industrielle. Comme on le voit, l'auteur tend à relativiser l'importance de la grande industrie dans la longue histoire du capitalisme. En outre, il met en doute le caractère exceptionnel des inventions et innovations intervenues depuis le XVIIIe siècle. En se rapportant à John U. Nef, selon lequel une première révolution anglaise serait survenue entre 1560 et 1640, Braudel note : « Disons que la révolution anglaise qui s'affirmera au XVIIIe siècle a déjà commencé au XVIe, qu'elle a progressé par paliers ». De cette observation, Braudel passe à une hypothèse plus générale : « Ne peut-on en dire autant de l'Europe où, depuis le XIe siècle, les expériences se succèdent, se relient entre elles et en quelque sorte s'accumulent ? » Selon Braudel, « tour à tour, chaque région, à une époque ou à une autre, a connu des poussées préindustrielles, avec les accompagnements que cela implique, en particulier sur le plan de l'agriculture. » L'auteur en arrive à la conclusion : l'industrialisation a été « endémique à travers le continent » depuis le haut Moyen Age.

3Si Braudel place son histoire économique et sociale de l'époque moderne sous le concept du capitalisme, il le fait en se rapportant expressément à Sombart. Braudel rappelle que la notion de

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capitalisme, « dans son usage large, date du début même du XXe siècle ». « En fait, ce n'est qu'au début de notre siècle qu'il jaillit dans sa pleine force des discussions politiques, comme l'antonyme naturel de socialisme. Il sera lancé dans les milieux scientifiques par le livre éclatant de W. Sombart, Der moderne Kapitalismus(1ère édition, 1902).  »Dans l'avant-propos du tome 3 de la trilogie, Braudel n'hésite pas à parler en termes emphatiques de « l'ouvrage monumental de Werner Sombart, Der moderne Kapitalismus (dernière édition, 1928) », qu'il qualifie de « somme fantastique de lectures et de mises au point ». A maints endroits de son ouvrage, Braudel fait référence à l'opus magnum de Sombart. Dans l'index, son nom est attesté pas moins de 37 fois, seulement dépassé par celui de Karl Marx, cité 42 fois. Braudel a profité autant des conceptions de Sombart sur la nature et la dynamique du capitalisme que de la richesse matérielle d'un ouvrage « assorti d'une somme exubérante de preuves ». Dans un compte rendu de 1959 du livre d'Otto Brunner Neue Wege der Sozialgeschichte, Braudel a nommé Sombart parmi ses « vieux compagnons de lecture », en le plaçant en tête d'une liste de six auteurs allemands comprenant également Max Weber, Friedrich Meinecke, Heinrich Mitteis, Otto Hintze et Theodor Mayer. Dans son étudeHistoire et sociologie qui fait partie du Traité de sociologie, édité par Georges Gurvitch (t. 1, 1958), Braudel, en traitant de l'intérêt novateur des historiens pour la psychologie, cite à la fois Sombart et Lucien Febvre. Au dire de Braudel, Werner Sombart était le précurseur –« c'est l'époque où Werner Sombart affirme que le capitalisme est d'abord esprit » –, et Braudel d'ajouter : « Bien plus tard, toujours dans cette même ligne de conquête, Lucien Febvre parlera d'outillage mental ». Si l'on se rappelle l'admiration et l'affection de Braudel pour Lucien Febvre, le rapprochement de Sombart avec Febvre prend toute sa signification.

4Dans ce qui suit, je me propose de comparer les approches de Braudel et Sombart dans leur compréhension du capitalisme, en évoquant rapidement leurs idées maîtresses sur la nature et la dynamique du capitalisme, avant de les confronter.

5Braudel, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, développe une « tripartition » de l'économie, un « schéma tripartite » comme « table de référence » de son ouvrage ; il parle de « trois étages » de l'économie. Au bas de cette hiérarchie, au-dessous du marché, il constate une « économie hors marché » ou « infra-économie », constituée par des « paysans dans leurs villages qui vivent de façon presque autonome, quasi en autarcie ». Il s'agit du champ de « l'autoconsommation » ou de « l'autosuffisance », complétée par le « troc des produits et des services ». Cette « activité élémentaire de base que l'on rencontre partout et qui est d'un volume tout simplement fantastique » est désignée par Braudel –« faute de mieux » – comme « vie matérielle » ou « civilisation matérielle ». Braudel nous la présente dans le premier volume de sa trilogie de 1979 sous le titre Les structures du quotidien : le possible et l'impossible. Cette dernière tournure –le possible et l'impossible– se rapporte aux étroites limites de ce que les hommes d'hier pouvaient atteindre par leur travail. Au-dessus de la civilisation matérielle se retrouve, selon Braudel, « l'économie dite de marché ». L'auteur entend par là « les mécanismes de la production et de l'échange liés aux activités rurales, aux échoppes, aux ateliers, aux boutiques, aux bourses, aux banques, aux foires et naturellement aux marchés ». Ce qui caractérise l'économie de marché, c'est l'équilibre entre les partenaires participant à l'échange, c'est la concurrence transparente, reconnaissable à « la fluctuation et l'unisson des prix entre les marchés d'une zone donnée » « selon l'offre et la demande », indicateur d'un échange égal. Prennent part à l'économie de marché, à côté des artisans, les paysans, dans la mesure où ils fournissent des produits au marché : « Le paysan, qui lui-même commercialise régulièrement des outils, des vêtements, fait déjà partie du marché. Celui qui ne vient au bourg que pour vendre quelques menues marchandises, des oeufs, une volaille, pour obtenir les quelques pièces de monnaie nécessaires au paiement de ses impôts ou à l'achat d'un soc de charrue, celui-là touche seulement à la limite du marché. Il reste dans l'énorme masse de l'autoconsommation. » C'est au-dessus du marché fourni par les petits producteurs et consommateurs que se situe, selon Braudel, le champ du capitalisme. Il est vrai que les capitalistes prennent part à l'échange. Cependant, à la différence des petits producteurs de valeurs d'usage, les capitalistes tentent de réaliser un profit. Ils le font en imposant un échange inégal, par le moyen de monopoles, de cartels, de privilèges de droit ou de fait, qui témoignent de la supériorité sociale, politique et culturelle des capitalistes sur les autres groupes de la société. C'est ainsi que le capitalisme est « privilège du petit nombre », « accumulation de puissance (qui fonde l'échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins) ». Son domaine propre, à l'époque moderne, c'est le commerce, et, en tout premier lieu, le commerce au loin, son champ d'action portant sur la circulation des biens, et moins sur leur production. « L'action capitaliste », c'est avant tout l'affaire des négociants. Au cours des Journées Fernand Braudel, qui se sont déroulées à Châteauvallon en octobre 1985, Braudel a précisé : « Le capitalisme est un phénomène de superstructure, c'est un phénomène de minorité, c'est un phénomène d'altitude. Chaque fois que j'ai étudié les grands capitalistes –marchands, banquiers– j'ai été stupéfait de les voir aussi peu nombreux ». « L'avantage et la supériorité du capitalisme, c'est la possibilité de choix ». « Un monopole vous abandonne ? Eh bien on en trouve

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un autre. C'est la mort du capitalisme du grand-père et du père, mais pas du capitalisme du fils ou du petit-fils ».

6Les idées de Braudel sur la nature de l'économie de marché ainsi que sur le capitalisme ont été développées par l'auteur dans le troisième volume de sa trilogie de 1979, auquel il a donné le titre Les jeux de l'échange.

7Quant au rapport entre les trois étages de son schéma tripartite, entre l'autosuffisance paysanne, le marché des petits producteurs et le champ d'action des capitalistes, Braudel plaide en faveur d'un engrenage dialectique. « On a souvent présenté le capitalisme comme le moteur ou l'épanouissement du progrès économique », remarque l'auteur, pour affirmer pour sa part : « Je crois obstinément que c'est le mouvement d'ensemble qui est déterminant et que tout capitalisme est à la mesure, en premier lieu, des économies qui lui sont sous-jacentes ».

8L'évolution du capitalisme, sa dynamique à l'époque moderne est liée, selon Braudel, à son insertion dans ce qu'il appelle économie-monde, en adaptant par ce néologisme le terme allemand de Weltwirtschaft. La présentation des diverses économies-mondes qui se sont succédées en Europe depuis le haut Moyen Age est le sujet du troisième volume de la trilogie de 1979, intitulé Le temps du monde. A l'élaboration d'un modèle structural des diverses dimensions de l'économie de l'Europe aux temps modernes fait suite le modèle des processus de la dynamique du capitalisme. Celle-ci se réalise, selon Braudel, dans la séquence d'économies-mondes. Que faut-il entendre par là ?

9Le concept d'économie-monde, tel qu'il est utilisé dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, est lié à un concept analogue que Braudel avait développé dès sa thèse sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, dont la première édition date de 1949. Mettant à profit des auteurs comme Fritz Rörig (Mittelalterliche Weltwirtschaft : Blüte and Ende einer Weltwirtschaft, 1933), Braudel avait alors étudié l'espace méditérranéen du point de vue de la « répartition plus ou moins parfaite de l'espace en zones économiques complémentaires, liées les unes aux autres, hiérarchisées, dans un ordre géographiquement dessiné », en adoptant la perspective de « ce que les Allemands appellent uneWeltwirtschaft, pour conclure que la Méditerranée, au XVIe siècle, en est une à elle seule ». Il constate l'existence d'une économie-monde méditerranéenne dominée par les villes-États de l'Italie du Nord. Dans la seconde édition de son ouvrage, publiée en 1966, l'auteur précise : « Ce monde d'une soixantaine de jours est bien, grosso modo, uneWeltwirtschaft, une économie-monde, un univers en soi. Tout n'y est pas ordonné de façon stricte et autoritaire, mais les grandes lignes d'un ordre s'y dessinent. Ainsi toute économie-monde accepte un centre, une région décisive qui donne l'impulsion aux autres et établit, à elle seule, l'unité qui est en cause. De toute évidence, ce centre méditerranéen, au XVIe comme au XVe siècle, est un étroit quadrilatère urbain, Venise, Milan, Gênes, Florence, avec ses discordances, ses rivalités de ville à ville, chacune y pesant d'un poids variable. » Dans la première édition de La Méditerranée,Braudel ne traite guère la thématique du capitalisme. Par contre, dans la deuxième édition, il place explicitement l'évolution de l'économie-monde méditerranéene sous l'idée directrice du capitalisme et arrive à la conclusion : « Il n'est… pas abusif, dans nos classifications, de parler d'un capitalisme marchand en désignant ainsi une forme agile, déjà moderne et sûrement efficace de la vie économique du siècle. Tout n'aboutit pas à ses prouesses, mais bien des choses dépendent de son dynamisme et de son attraction. Les impératifs du grand commerce, du commerce à longue distance, ses accumulations de capital, jouent un rôle moteur ».

10Braudel a repris, en le dynamisant, le concept d'économie-monde dans le tome 3 de Civilisation matérielle, économie et capitalisme. Dans cet ouvrage, il conçoit l'histoire du capitalisme européen comme une séquence de centrages, de décentrages et de recentrages d'économies-mondes sous la domination d'abord de Venise (à partir de 1380), ensuite d'Anvers (à partir de 1500 environ), puis de Gênes (à partir de 1550-60), et d'Amsterdam (à partir de 1590-1610), finalement de Londres depuis 1780-1815, jusqu'à ce que New York prît la place de Londres (en 1929). Braudel précise, en 1979, le concept d'économie-monde « comme une triple réalité ». « Elle occupe un espace géographique donné », elle « accepte toujours un pôle, un centre, représenté par une ville dominante, jadis un État-ville, aujourd'hui une… capitale économique », « toute économie-monde se partage en zones successives. Le cœur, c'est-à-dire la région qui s'étend autour du centre… Puis viennent des zones intermédiaires, autour du pivot central. Enfin, très larges, des marges qui, dans la division du travail qui caractérise l'économie-monde, se trouvent subordonnées et dépendantes, plus que participantes ». Selon Braudel, la suite des économies-mondes ne constitue pas moins qu'« une histoire profonde du monde ». Au dire de l'auteur, les « économies-mondes successives, bâties sur l'Europe à partir de l'expansion européenne » expliquent « les jeux du capitalisme et sa propre expansion ». Il conclut : « Ces économies-mondes typiques ont été les matrices du capitalisme européen, puis mondial ». La question est de savoir si l'on peut détecter une logique

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qui ait commandé au déroulement des centrages et des décentrages des économies-mondes européennes. Braudel ne donne pas de réponse satisfaisante à ce problème, si ce n'est que « centrage, décentrage, recentrage semblent liés, d'ordinaire, à des crises prolongées de l'économie générale. C'est donc au travers de ces crises qu'il faut, sans doute, aborder l'étude difficile de ces mécanismes d'ensemble par quoi l'histoire générale se retourne ».

11Quant aux idées principales que Sombart développe sur la nature et l'évolution du capitalisme, je tenterai de les résumer en me référant aussi aux réflexions sur le capitalisme à l'époque moderne qu'il développe dans le deuxième volume de son ouvrage sur le Capitalisme moderne et le sous-titre du tome 2, « La vie économique européenne à la première phase du capitalisme, particulièrement au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle ». Tout comme Braudel, Sombart pense qu'à l'époque moderne la vie économique a été déterminée par le jeu de trois systèmes économiques : « 1o l'économie domestique sous ses deux formes, à savoir économie paysanne et économie seigneuriale ; 2o l'artisanat ; 3o le capitalisme », chacun de ces systèmes étant déterminé à la fois par : une organisation spécifique de la production ; une attitude ou un esprit économique particulier (Wirtschaftsgesinnung, Wirtschaftsprinzip) ; et enfin une technique de travail appropriée. L'économie domestique repose sur l'exploitation paysanne : les terres appartiennent à un agriculteur qui repose sur les travaille avec l'aide de sa famille. L'esprit de l'économie domestique, c'est l'autosuffisance des paysans et des seigneurs ; sa technique de travail consiste en procédés empiriques et traditionnels. Par artisanat, Sombart entend l'économie d'échange non capitaliste qui est fondée sur la division du travail entre petits producteurs agricoles et industriels qui vendent leurs produits au marché, le plus souvent sans l'intervention de marchands ou commerçants. Le principe économique est ici l'approvisionnement des agriculteurs en produits industriels et des artisans en produits agricoles, et la commercialisation des produits a donc lieu en vue de fournir des biens d'usage. La technique de travail reste empirique et traditionnelle. Quant au système capitaliste, il repose sur l'entreprise qui forme une entité en soi, séparée de la personne de son propriétaire. Trois aspects caractérisent l'entreprise : elle est unité juridique, unité 'de comptabilité et unité de crédit (Rechtseinheit, Rechnungseinheit, Krediteinheit). « L'émancipation de la firme de la personne de son propriétaire », c'est « l'essence même de l'entreprise capitaliste ». L'esprit capitaliste, c'est la mise en valeur du capital investi dans l'entreprise, c'est donc la recherche du profit et de son accumulation. A ce dynamisme inné du capitalisme correspond une technique de travail rationnelle qui s'est réalisée de façon classique, au dire de Sombart, dans la comptabilité en partie double. « Concevoir le capitalisme sans comptabilité en partie double, c'est totalement impossible : l'un est à l'autre comme la forme au contenu ».

12Dans son livre Der moderne Kapitalismus, Sombart a examiné « les étapes de la genèse du capitalisme à partir des formes économiques du moyen âge européen ». Comme Braudel, Sombart refuse la théorie de la succession des systèmes économiques en phases, en stades, la soi-disantStufentheorie de la croissance économique. Le passage de l'économie domestique à l'économie d'échange et de celle-ci à l'économie capitaliste est conçu, dans Der moderne Kapitalismus, comme engrenage et téléscopage de trois plans économiques. Sombart distingue dans l'évolution du capitalisme l'aube du capitalisme, le capitalisme à son apogée et le capitalisme tardif (Früh-, Hoch-, Spätkapitalismus). L'économie d'échange et l'économie domestique ont continué d'être largement pratiquées pendant la première phase du capitalisme, remarque l'auteur. « Partout on observe des éléments des anciens systèmes économiques, qui se sont maintenus. C'est ainsi que l'économie domestique et l'économie artisanale se trouvent à côté de systèmes économiques modernes, en pleine évolution, tel que le capitalisme ». Sombart constate : « A la fin de la première époque du capitalisme, l'agriculture était pour ainsi dire indemne de l'impact capitaliste. Avec la seule exception du gros négoce et de quelques branches du commerce, l'intrusion du capitalisme dans l'organisation traditionnelle de l'économie est restée marginale. On insistera sur la résistance de l'artisanat. » Sombart met en relief, comme traits caractéristiques du capitalisme à la fin de sa première époque les points suivants : « Une exploitation considérable de peuples lointains, un commerce important de marchandises lié à l'exploitation de ces peuples, un système de crédit développé, un monde bancaire en plein épanouissement, des finances publiques florissantes aux mains de traitants ; enfin les débuts modestes d'une grande industrie concentrée. » Il apparaît donc que Braudel et Sombart ont des idées assez proches sur le capitalisme. Les deux auteurs font remonter la genèse du capitalisme à l'époque de la Renaissance italienne. Tous deux préconisent également un modèle tripartite de l'économie en distinguant entre l'économie domestique autosuffisante, l'économie de petits producteurs échangeant des biens d'usage et l'économie capitaliste, reliées entre elles par un rapport dialectique. Pour ces deux auteurs, la source principale du profit capitaliste à l'époque moderne ne résidait pas dans la production des biens industriels mais dans leur circulation : les capitalismes marchand et financier l'emportaient donc largement sur le capitalisme industriel. Enfin, ils sont convaincus qu'à l'époque moderne les profits étaient surtout tirés de l'exploitation de peuples lointains et d'échanges inégaux.

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13Néanmoins, Braudel et Sombart divergent sur un point important, à savoir l'explication de la dynamique du capitalisme moderne. On sait que pour Braudel, la dynamique du capitalisme repose sur ce qu'il appelle l'histoire profonde du monde, c'est-à-dire sur l'intervalle entre les économies-mondes et les temps modernes. Sombart n'a pas approfondi lui-même ce modèle, qu'il esquisse dans l'avant-propos du troisième volume de Der moderne Kapitalismus en traitant de l'essor de l'Angleterre au XVIIIe siècle. Il y note que le destin du capitalisme est lié au fait « qu'il a développé, à un endroit minuscule de la surface mondiale, ses formes les plus poussées, pour dominer le monde entier. Pour arriver à un peu de clarté dans le chaos des événements innombrables de l'histoire, il faut distinguer entre un centre capitaliste, des pays capitalistes centraux et des pays qu'on considérera comme périphériques par rapport à ce centre ; les pays centraux sont les nations actives et dominantes, les pays périphériques les nations passives, servantes ». Sombart applique cette réflexion à la révolution industrielle en Angleterre, en Europe occidentale et à l'est des États-Unis, et non pas à l'histoire de la première époque du capitalisme. Il en explique la dynamique par le potentiel dynamisant de l'esprit capitaliste, c'est-à-dire la combinaison de la volonté de gain avec des vertus bourgeoises telles que « application au travail, modération, goût de l'épargne, sens de la rentabilité, fidélité aux contrats », et il affirme : « L'état d'esprit né de l'intégration de l'esprit bourgeois, c'est l'esprit capitaliste. C'est lui qui a créé le capitalisme ». Braudel ne peut tout à fait accepter l'idée de déduire le capitalisme de la volonté de puissance et du rationalisme des bourgeois et questionne : « Faut-il… attribuer à nos acteurs un esprit qui serait la source de leur supériorité et les caractériserait une fois pour toutes, qui serait calcul, raison, logique, détachement des sentiments ordinaires, le tout au service d'un appât effréné du gain ? » Par ailleurs, il constate : « Cette opinion passionnée de Sombart a perdu beaucoup de sa crédibilité » et refuse une « explication idéaliste… qui fait du capitalisme l'incarnation d'une certaine mentalité ». Cette explication aurait été « la porte de sortie qu'empruntèrent, faute d'une autre, Werner Sombart et Max Weber pour échapper à la pensée de Marx ». Braudel rejette cette idée de déduire le capitalisme du « progrès de l'esprit scientifique et de la rationalité, au coeur de l'Occident, qui auraient assuré l'essor économique général de l'Europe, portant en avant sur leur propre mouvement le capitalisme, ou mieux l'intelligence capitaliste et sa percée constructive. C'est faire la part du lion à l'esprit, aux innovations des entrepreneurs ». Braudel ne parle pas sans ironie du « lyrisme » avec lequel Sombart a célébré « l'utilité de la partita doppia », de la comptabilité en partie double. « Sombart est allé outre et sur son élan, d'autres exagéreront à leur tour ».

14Enfin, il faudrait aussi insister sur une autre idée commune à Braudel et Sombart, mais cette fois sur le capitalisme tout court, comprenant donc également l'époque contemporaine et l'histoire des économies-mondes capitalistes en dehors de l'Europe. Selon Braudel, il existait à l'époque moderne à côté du capitalisme européen d'autres économies-mondes analogues en Chine, au Japon, en Inde, dans les pays islamiques et ailleurs. Mais ce qui, pour lui, est caractéristique de l'évolution du capitalisme en Europe, c'est le transfert du centre capitaliste d'Amsterdam à Londres, parce que l'avènement de Londres allait de pair avec la création d'une économie nationale capable de dominer le monde entier. Sous la domination de Londres et de l'Angleterre, l'économie-monde européenne se transforma en économie mondiale. « Pour la première fois, l'économie mondiale européenne, bousculant les autres, va prétendre dominer l'économie mondiale et s'identifier avec elle à travers un univers où tout obstacle s'effacera devant l'Anglais, lui d'abord, mais aussi devant l'Européen ».

15Cette thèse d'un capitalisme unique européen, après la « conquête de l'univers » par les Anglais sous le signe de la paix britannique, est à rapprocher des propos tenus par Sombart. A la fin du deuxième volume deDer moderne Kapitalismus, celui-ci constate que l'évolution du capitalisme européen était menacée d'arrêt parce que l'exploitation des peuples de la périphérie était pour ainsi dire achevée. Et Sombart de conclure : « L'évolution de la civilisation matérielle de l'Europe était manifestement arrivée à un point que toutes les autres civilisations elles aussi, avaient atteint à un moment donné, sans pouvoir passer outre. Jetons un coup d'oeil sur l'évolution de la Chine et de l'Inde, de l'Egypte ou de Babylone, de la Grèce ou de Rome : partout nous constatons qu'à la fin ils étaient acculés à la même impasse que l'Europe à la fin de la première époque du capitalisme ». Dans tous les cas cités, le capitalisme s'est écroulé. Par contre en Europe, il s'est frayé un chemin unique au monde, et c'est ce qui fait sa spécificité.

16Je me suis efforcé de montrer la grande influence exercée par Sombart, avec ses modèles économiques et la richesse de ses matériaux, ce dont Braudel était le premier à convenir. Ce qui fait l'originalité de l'historien français, c'est d'abord sa théorie des économies-mondes et de leurs séquences à l'époque moderne et contemporaine, et ce qui le distingue principalement de Werner Sombart est le caractère littéraire de son oeuvre. Le professeur allemand a fait du capitalisme un phénomène unique (unhistorisches Individuum), auquel l'académicien français a insufflé âme et vie.

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http://ccrh.revues.org/2983

lire aussi le doc sur http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_du_capitalisme