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8/12/2019 exposé marcel
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Robert Feys
Un exposé de la philosophie de Gabriel MarcelIn: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 53, N°37, 1955. pp. 73-85.
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Feys Robert. Un exposé de la philosophie de Gabriel Marcel. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 53,
N°37, 1955. pp. 73-85.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1955_num_53_37_4535
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Un exposé de la philosophie
de Gabriel Marcel*1
Gabriel Marcel, qui n'aime pas à être qualifié d'existentialiste,e déclare volontiers un « néo-socratique ». Voilà qui nous renvoie
à un passé lointain: les grands fabulistes et les socratiques sontun phénomène rare. Les circonstances d'alors et celles d'aujourd huiont, de fait, étrangement analogues. La jeunesse à qui
parlait Socrate allait, spirituellement parlant, à la dérive ; de brillants philosophes, loin de la remettre sur un sol ferme, nourrissaient en elle un doute radical. A quoi la raccrocher ? Le philo
sophe didactique désespère de l'homme sans principes, comme lepsychologue classique désespérait de l'homme en proie à l incon
scient. Socrate descendit sur la place ; il y traita, en conversation
familière, des aspects de la vie où ses interlocuteurs étaient intim m nt engagés ; il sut ainsi réveiller en eux un monde cachéd'idées, que l'agitation du monde — déjà — leur avait fait oublier.
Ses entretiens ne paraissaient pas toujours conclure ; ils ont cepen
dant u un retentissement décisif ; sur la base que ce seul hommeavait su raffermir, d'autres ont, pendant de longs siècles, osés' engager et affirmer.
Socrate, philosophe oral, eut besoin de disciples pour recueillirses propos. Gabriel Marcel a écrit, beaucoup écrit: on frémit devant une bibliographie de 1500 numéros. Mais il a édité en ordrerelativement dispersé ses « approches concrètes » au jour le jour.
Son œuvre laisse place au travail d'un coordonnateur et aussi d'un
interprète. Socrate dialoguait, et à peu près dans le parler de tous.L'œuvre de G. M. n'est pas un vrai dialogue ; c'est lui-même qui
<*> Roger Troisfontaines, S. J., De l existence à l être. La Philosophie deGabriel Marcel. Deux vol. 25x16 de 413 et 431 pp. Bibliothèque de la Facultéde Philosophie et Lettres de Namur. Louvain, E. Nauwelaerts et Paris, J. Vrin,1953; prix 260 frs belges.
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s interroge, homme secret et raffiné s'il en est ; et ses réponsesusent parfois d'un langage un peu oraculaire. Le disciple est venu
à point nommé ; il a travaillé, nous l'en croyons volontiers, sept
années. Travail de synthèse, dit le P. Troisfontaines ; entendonsbien le mot. Les propos denses et saisissants de G. M. n'avaient nulbesoin d'être resserrés, et ils écartent toute prétention d'aboutir
à un « système » achevé, à un « savoir universel » expliquant touteschoses à partir de quelques principes. La « synthèse » du comment
ateureste, comme l oeuvre originale, la confidence d'un espriten marche. Son travail propre est de « mettre ensemble », de
grouper les innombrables fragments de méditation et de leurassigner une place dans un plan global. Et elle nous révèle, chose
dont beaucoup n'étaient pas convaincus, que les quasi-innombrables
approches concrètes de G. M. s inscrivent dans un développement
exactement ordonné. Nous pouvons faire confiance au tracé quedessinent ces deux gros volumes. C'est G. M. qui y parle, même
lorsque nous n'en sommes pas avertis par des guillemets ; lecommentateur se manifeste fort discrètement ; titres, transitions,quelques rappels du cadre, d'utiles discussions de terminologie,quelques réserves (1). Ajoutons que la synthèse a utilisé les inédits,qu'elle a été mise au point dans des conversations multiples, etle moins que nous puissions retenir de la préface chaleureuse de
G. M., c'est qu'il fait sienne chaque thèse du travail qui lui estsoumis.
Troisfontaines axe son exposé sur le thème « De l'existence
à l être ». « Le titre même de cet ouvrage réunit les deux motslitigieux d'existence et d'être. Leur sens s'éclairera progressivementu cours de l'exposé. Le fil conducteur, c'est que l'existence
désigne ici une participation au réel antérieure même à la con
science qu'on en prend, tandis que l être ne convient qu'à une
participation dans laquelle s'engage librement le sujet qui par cetacte même se constitue et s affirme comme personne ». L'auteur
cherchera donc à dégager une «communion ontologique», et
< > Un peu volumineux pour atteindre le gros public, l ouvrage mérite dedevenir un instrument de travail, surtout pour ceux qui abordent G. M. en philosophes plutôt qu en historiens. Deux modifications, en cas de réédition, seraientutiles à cet usage: 1° munir chaque citation (en tout cas chaque citation d inédit)d une référence bibliographique au lieu d indiquer globalement la référence d unesuite de citations, 2° établir une table analytique comparable à celle qui terminele Journal Métaphysique.
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cela dans quatre unions qui seront successivement le thème des
quatre parties de l'ouvrage « union au monde, à soi, aux autres,à Dieu ».
Reprenons les principales articulations des quatre parties, ennous excusant de rappeler beaucoup de choses déjà connues, etde schématiser, évidemment, plus qu'il ne conviendrait.
* * *
Au point de départ (Ie partie), notre existence dans le monde.Exister, au sens de G. M., ne suppose pas une activité personn
elle c'est un état, une situation. Exister, au sens originel oùG. M. prend le terme, c'est être en rapport avec le monde, du fait
que notre corps y est situé. Exister est un attribut de l être «in
carné ».L'existence est une donnée indubitable ; elle n'aura pas à être
soumise à critique. Au « cogito » cartésien répond chez Marcel un
« sentio » évident relatif à l'existence. Parlerons-nous d'une évidence intuitive ? Bien que Marcel ait employé l'expression « intuition aveugle » il préfère écarter le terme « intuition » parce
qu'il paraît évoquer l'idée d'un spectacle.Exister nous met en relation avec le monde entier, mais nous
laisse plongés, immergés dans le monde. L'existence ne nous
échappe pas ; elle reste toutefois au niveau impersonnel de l inconscient. Nous ne la rendrons consciente que par une réflexion,par un processus que Troisfontaines apparente à la psychanalyse.
Or cette réflexion recèle un danger, dans lequel versera presqueinévitablement la réflexion primitive ou « première ». Le danger
sera de considérer les êtres comme des objets posés devant le
sujet, comme des choses qui lui sont étrangères, et inversementle sujet comme étranger à l être. Fausse attitude que Marcel appelle
l « objectivation », le fait d'objectiver. Si Marcel s'acharne comme
il le fait contre l'objectivation, c'est qu'elle stérilise nos effortspour nous établir dans ce qui est. « Objectiver » systématiquement
toutes choses, c'est s installer comme au spectacle devant un
monde devenu étranger ou problématique ; ce monde se mue en
instrument commode ou en fantasmagorie divertissante, précisément arce que nous nous en sommes dégagés et qu'il nous dégage
du réel.L'homme objective le monde réel lorsqu'il ne cherche qu'à y
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manier techniquement des « choses » qui lui seront étrangères. Plus
subtilement, il l'objective encore si penser devient pour lui jouer
avec des idées comme avec des choses. L'homme moderne a
souvent pour fonction sociale d'être technicien de la matière outechnicien dans un domaine d'idées. Si alors son monde mentals identifie avec celui de sa fonction, il devient jouet de sa fonction,pantin de sa fonction, comme l'homme animal est jouet de l in
stinct. Il se croit réaliste, il est fasciné ; il dérive, dans l'ennui ou
dans l'euphorie.Impossible d'éviter la « réflexion première » ; elle doit simple
ment tre dépassée et corrigée par une « réflexion seconde ». Laréflexion première avait temporairement défait le contact réel, mais
inconscient, qu'établissait l'existence. La réflexion seconde nous
« détache » sainement du jeu déréalisant des techniques et de
l'objectivation raisonneuse. « II peut se faire que le détachement
me ... convertisse en pur spectateur ; ... il peut se faire que cedétachement soit au contraire ... comme un mode intériorisé de
participation, ... c'est celui du contemplatif. Contempler, c'est se
recueillir en présence de ... ». Nous sommes donc conviés à unrecueillement réfléchi — la réflexion seconde — dont le résultatn'est pas « objectivable » ; il aura pour premier effet — et telleest la conclusion de la première partie — de rétablir le contact
immédiat de l'existence, si la réflexion première l'avait rompu.Que comporte maintenant le passage « de l'existence à l être »
et comment le réaliser (2e partie) par une « union à soi » ? G. M.
n'entreprend pas de définir l'être. Etre est pour lui un mystère,au sens bien connu sur lequel nous reviendrons. Le mystère nousenglobe, nous y sommes compris dès l'origine. Par le simple faitque nous existons, nous sommes en nous-mêmes, tout en restantun mystère pour nous-mêmes, et c'est pourquoi nous nous deman
dons a Qui suis- je ? ». Nous ne nous demandons pas « Suis- je ? »,
mais « Que suis- je ? », ou mieux « Qui suis- je ? ». Dans le « Qui
suis-je ? » une personne cherche à sortir de l'existence impersonnelle, elle se questionne sur soi et attend une réponse personn
elle. uisque nous sommes des personnes, il va de soi que pournous « être » c'est « être une personne ».
Par quelle voie prendre contact avec l être personnel que nous
sommes ? L'être personnel possède des propriétés, « a » des pro
priétés qui le caractérisent. Mais ce ne sont pas ces propriétésqui le constituent comme personne, ce n'est donc pas la découverte
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de ces propriétés qui nous révélera l être personnel. L'être per
sonnel ne peut être possédé, pas même par l esprit, comme onpossède une chose ou un concept ; l'homme n y accède que par
une relation personnelle avec lui, par une activité personnelle,qui l'engage dans l'être.
L'existence pourrait rester vécue impersonnellement mais pour« être » — être, c'est « être soi » — il est nécessaire de s'engager
librement dans la vie personnelle. Et c'est de la sorte, par une
option libre, que nous entrons dans le domaine de l'ontologique.Si « être » était je ne sais quoi d'impersonnel, comme beaucoup
l imag inent, il semblerait qu'en nous engageant nous quittons ledomaine de l'ontologique et que nous glissons dans un autre domaine: domaine moral, peut-être domaine de la pensée ou de
l'esthétique. Nous dirons au contraire avec G. M. que nous nedevenons êtres, que nous ne créons notre être qu'en nous enga
geant, en nous consacrant à la vie personnelle à laquelle nous
nous estimerons appelés <a).
L'engagement est une option, qui n'a pour le moment pas à
être justifiée. Mais cet engagement s'achèvera nécessairement parune attitude de fidélité ; l être engagé sera un être « consacré etfidèle », qui se donne, s'engage définitivement. Dans un monde depurs instants, l'engagement — et l'attestation de l être, qui y estimpliquée — ne peut subsister. La fidélité est essentielle à l engagement elle en est créatrice, en ce sens qu'elle ne se sauve
gardera qu'en maintenant et en créant. « La constance implique
dans l être une union à soi transcendant le pur écoulement dudevenir, une auto-création personnelle ».
A quel titre G. M. a-t-il besoin (3® partie) de passer par laconsidération de « Vautre » dans l itinéraire qui le mène du moià Dieu ?
Notons d'abord que, s'il avait exclu la considération de l'autre,
il n'aurait pu attester l'existence et l être du moi que relativement,
relativement à ce moi où il se serait enfermé.L'existence dont il est parti est celle de l'individu englobé
dans le monde et qui ne se reconnaît que dans sa relation avecle monde. Car l'individu ne peut être connu dans son être si on
<a> N interprétons pas ici le terme « créer » en ce sens que nous n aurionsrien été par nature, avant de nous engager. La création de l être-personnalité nepart jamais du néant absolu: «Je suis engagé avant de m engager ».
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l'isole des autres individus ; loin d'assurer plus de rigueur dans
l'attestation véritable de l être, un solipsisme méthodique videraitle moi d'une participation véritable à « l être ». Sa vie restreinte à
soi ne participerait pas « à l être », mais seulement à son être dansson étroite petitesse, à son être considéré relativement à soi. Uneattitude « insulaire » n'est donc pas attestation vraie de l'être.
Mais participer à l'être n'est pas seulement reconnaître l'être;
c'est aussi s'engager envers lui. Puisqu'un être vrai est un êtrepersonnel, nous ne nous attachons à lui que si nous nous y atta
chons comme à un être personnel, que si nous l'aimons. Car aimerc'est se vouer à un être comme à un être personnel. L'intérêt quel'homme porte à soi peut n être que du désir ; l intérêt égoïste,
qui s'adresse à l'autre comme à une chose, peut n être que du
désir. Un amour qui s'adresse à l'autre même nous engage, lui,nécessairement de façon désintéressée, de personne à personne,
d'être à être. C'est dans ce sens que se comprend la formule« Aimer c'est être ». « Si je m'ouvre réellement à la communion
intersubjective, si je reçois l autre et si je me donne, nous accédons ensemble, l'un par l autre, au plan de l être ».
L'amour humain lui-même ne pourra cependant être un engagement final ; l'homme n est sûr de s'engager dans le réel, dans
l'ontologique, que s'il peut s'engager vis-à-vis de Dieu (4e partie).
L'amour des hommes devra donc se dépasser ; en principe il estdépassé dès l'origine. L'engagement est une libre option, mais il
constitue un non-sens s'il n est pas total et définitif, s'il ne s'adressepas à une réalité patente et sûre. L'engagement ne peut se créervrai, « ontologique » s'il n est pas fondé sur l'espoir. Impossible
de se lier pour toujours sans le ferme espoir que l'ordre où ons'engage subsistera toujours, malgré tout ce qui indique qu'il estprécaire. L'engagement est impossible si l'espoir constitue une pureaspiration ou un soi-disant postulat: de même que la vie organique
consiste à lutter contre les forces de la mort, l'espoir ferme devra
être conquis par une lutte spirituelle contre les forces du désespoir.L'homme entend poursuivre fidèlement la voie où il s'est en
gagé, la voie qui fait de lui un être et pas une chose ou un phénomène . Or il ne peut être fidèle sans consécration, il ne peut se
consacrer qu'à un absolu. S'il ne veut pas s'abîmer dans une vue
désespérée du monde, une seule possibilité lui est ouverte, cellede s ouvrir à Dieu et de l'appeler, de l'invoquer comme un Toi,comme une personne. « Au plan humain la fidélité absolue en-
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veloppe... une anomalie. La question, insoluble au plan humain,se transmue en un appel ».
« Du refus à l'invocation ». Ce titre résume tout l itinéraire.
Depuis l origine, G. M. a refusé de se laisser enfermer dans ledilemme « objectivisme ou subjectivisme », vérifiabilité dans l espritde la science positive ou subjectivisme d'une option sentimentale.
S ouvrir loyalement. Pas d'anticipation ; ce serait un manque de
confiance. Ecarter loyalement les obstacles ; l'obstacle décisif, de
puis le début, a été ce refus avoué ou tacite, que l'homme a le
pouvoir d'opposer à l'évidence elle-même, puisque toute évidencede l être est de l'ordre du mystère.
L'invocation une fois prononcée, il n y a plus qu'à attendrela rencontre où Dieu se révélera, à y répondre par la foi et la
croissance dans la vie chrétienne. Car l itinéraire de G. M. eststrictement celui d'une « philosophie chrétienne » ; il reste humainement inachevé ; l'homme tant qu'il est laissé à lui-même, nepeut affirmer ; il appelle Dieu et attend.
* * *
Quelle est la force probante de cette longue méditation ? Unephilosophie comme celle-ci ne confond-elle pas des analyses desentiments avec une réalité ontologique et un espoir ou une exi
gence — c'est-à-dire une aspiration contraignante de notre âme —avec des certitudes ? Nous pensons que G. M. échappe décidé
ment un reproche de ce genre.Distinguons d'abord entre preuve et démonstration. Une dé
monstr tion est la preuve d'une affirmation non encore établie,
à partir d'autre affirmations supposées établies. Une démonstration3> suppose un problème au sens marcellien.
On sait en quoi consiste l'opposition marcellienne entremystère et problème. Toute question n'est pas un problème. Ausens étymologique de pro-ballein, celui qui pose un problème pose
devant soi, « objectivement » la réalité qui est en question et ils interroge à son sujet comme sur une entité étrangère à son
monde. Si nous posons le problème de la réalité d'une chose,c'est qu'à nos yeux cette réalité est « problématique » et peut se
<* Notre terminologie n est pas ici celle de G. M., mais nous pensons avoirsuffisamment souligné l élément de liberté inhérent à tous nos assentiments.
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perdre dans d'autres réalités. Les mystères sont au contraire « des
vérités qui nous dépassent et nous comprennent ». Nous ne pouvonsles cerner, précisément parce qu'ils nous dépassent ; nous en
sommes certains parce qu'ils nous comprennent. C'est parce quel'existence et les êtres sont des mystères qu'ils sont à la fois« inobjectivables » et indubitables.
Tous les développements philosophiques de G. M. s effectuentsur le plan du mystère ; l esprit vise à y faire sienne une réalitéoù il se mouvait déjà, puisqu'il est fait de cette réalité même.
Point de départ capital, et qui semble légitime: nous sommes
d'emblée dans le mystère, nous n'avons pas à le découvrir ou ànous en assurer, nous devons nous l'assimiler progressivement ou
nous y assimiler, mais pas par une démonstration, par des réfl
exions où la pensée ne fait que revenir sur elle-même. Toute lamarche de notre enquête — sauf l'acte de foi — sera reflexive.
Reprenons-en les étapes. A l origine, l'existence. L'existence est
hors de doute et c'est apparemment pourquoi G. M. n insiste pasplus sur elle. On peut s'étonner que le physique tienne peu de
place chez lui, qu'il y soit peu question de la réalité cosmique,
de la vie biologique, de la passion physique. A quoi G. M. pourrarépondre: « L'existence ne constitue qu'un donné préalable sur
lequel l'homme s interroge ; puisqu'elle est évidente et simple
donnée préalable, il serait déplacé de s'y attarder ».A vrai dire l'existence n'est pas saisie par le conscient, elle
s'exprime dans un « sentio » qui s'oppose au pur « cogito » cartésien — un « sentio » qui est sentiment global plutôt qu'image pré
cise et qui d'ailleurs n'exclut pas la pensée, mais qui se traduitpar une pensée « incarnée » et « admirative ».
L'expression sentie de l'existence ne constitue pas un chaînon
de démonstration. L'existence, étant évidente, n'a pas à être défen
due, à moins que les jeux de « l'aliénation » ne la refoulent dans
l'inconscient, selon une mauvaise foi cachée. Dans ce cas c'est une
sorte de psychanalyse qui est nécessaire et suffisante pour la ramener à la surface.
L'homme du XIXe siècle «'inquiétera du terme « psychanalyse ».
C'est sa quiétude qui nous étonne aujourd'hui ; il était près de
supposer, à la lettre, que le bon sens est la chose la plus communément partagée ; il était près de croire infaillible l'opinion universelle. Sans doute l'humanité entière ne peut-elle errer sans qu'unpenchant général à l'illusion ne l'entraîne ; l'aliénation, la fascinatio
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nugadtatis, le divertissement pascalien sont précisément de ces
entraînements presque irrésistibles. Quel remède leur apporter sinon
de réveiller habilement la lucidité endormie ? L'homme « réveillé »,
tiré de sa superficialité somnolente, se retrouvera dans le réel sansqu'une démonstration ait été nécessaire. La psychanalyse marcel-lienne nous conduit ainsi au contrepied du « La vie est un songe »ou de la formule shakespearienne: « Nous sommes de l étoffe dontsont faits les songes ». Le songe même est une portion de l exis
tence, de l étoffe dont est fait l être ; il ne se dérobe à l être quepar le jeu, en somme puéril, de l'inconscient.
Notre cheminement intérieur ira de l'existence à l'être. Etre,donc, avons-nous dit, être personnel. Il n'y a pas d'existence privilégiée ; il y aura un être privilégié ou plutôt nous ne parlerons d'être
qu'au sens privilégié d'être-une-personne. Accordons à G. M. cetterestriction délibérée dans la recherche ontologique. Il ne dénieraitapparemment pas un être analogique à la plante, à l'animal, à
l'atome. Mais il se désintéresse de cet être-là, parce que cet êtreserait problématique, parce qu'il serait pur problème. Sa restrictionà l être personnel suppose certes qu'une curiosité cosmique n'est
pas essentielle. « Tout homme aspire naturellement à savoir » : s'ilfaut en croire Aristote, un homme cesse d'être homme s'il ne
cherche pas le pourquoi de chaque chose, comme l'homme de l artcherche à comprendre tout ce qu'il fait. A quoi saint Augustinoppose son « Deum et animam scire cupio. Nihilne plus ? Nihilomnino ». Nous ne blâmerons pas le chrétien Gabriel Marcel d'avoirles intérêts de saint Augustin plutôt que ceux d'Aristote.
Nous nous « élevons » de l'existence à l être ; nous prétendons ue cette élévation nous fait progresser dans la connaissance.
De quel droit ? La réponse est simple. G. M. ne croit pas reconnaître une réalité nouvelle parce que, en s'analysant, il en auraitcréé le simple concept ou le simple projet ; il reconnaît l être personnel parce qu'il a effectivement « créé » en lui cet être personnel,
en optant pour la vie personnelle, en s'engageant, puis en restantfidèle à son engagement. Il ne progressera pas d'idée en idée,mais d'actes en actes, d'engagement en engagement.
L'engagement est un fait de la vie quotidienne, et c'est pour
quoi il nous introduit dans l être vrai. Un fait de pure exceptionrévélerait mal l être vrai, qui est l être de toujours. La vie quotidienne ne frappe pas les sens, parce qu'elle paraît habituelle ;
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mais ses engagements nous font pénétrer sans cesse de plus en
plus loin, dans le mystère de notre vie personnelle.Et les actes qui nous engagent nous engagent lucidement et
indubitablement. Lucidement, et c'est pourquoi la pensée de G. M.reste intellectualiste. L'homme pourrait s'attarder plus ou moinsparesseusement à « sentir » l'existence, mais il ne peut s'engager
authentiquement sans regarder en face « réalistement » ce qui est.L'homme qui s'est réellement engagé, s'est engagé dans le réel ;
pour prendre connaissance du réel il lui suffit donc d'une réflexionsur lui-même, et cette réflexion n'est pas analyse artificielle, mais
un recueillement qui, en soi, ne prête pas au doute. C'est pour
quoi G. M. n'était pas préoccupé de se défendre contre des re
proches éventuels de subjectivité. Bien entendu, l'engagement estune option, une option sans garantie ; nous pouvons nous engager
pour notre déception et pour notre perte (et c'est pourquoi, tout à
l'heure, la question de l'espoir devra se poser), mais dans l'imméd
iatn engagement est une attitude lucide et réaliste. Une velléité
sentimentale, une aspiration sentimentale restent des jeux de la
subjectivité, et cela, précisément, parce qu'elles ne nous engagentpas. Le danger de la pensée lucide n'est donc pas la « subjectivité »
(le fait qu'elle met un sujet en cause), c'est le fait que le raisonnementeut se perdre dans un monde soi-disant objectif mais dé
réalisé. G. M. surveille ce genre de déviations avec une vigilanceinlassable ; c'est sur ce point surtout que s'exerce son esprit de
rigueur.Et si nous refusons de nous engager dans l être ? Dans ce cas
nous ne « serons » pas. Comme les hommes de la caverne, nous
mènerons l'existence d'une ombre parmi les ombres, nous aurons
peut-être l'illusion qu'il n'y a que des ombres. Nous aurons « perdu
notre âme », nous serons comme si nous n'étions pas. Un Blondel
arguërait sans doute qu'il est impossible de ne vouloir aucunement,donc de n être pas. C'est ce que nous pouvons accepter en traduisant: l'homme ne peut être un pur négateur que s'il veut êtreune contradiction vivante.
L'itinéraire paraît se faire plus aventureux quand il pénètre
sur le terrain de la fidélité et sur celui (3e partie) des relations de
personne à personne. La situation reste cependant claire. Nous
sommes dans le domaine de l'option, et toute option est aventure.
Mais l'option engage nécessairement l'homme vis-à-vis de soi etvis-à-vis des autres, et un engagement comporte forcément la fidé-
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Un exposé de la philosophie de Gabriel Marcel 83
lité et l'espoir ontologique. L'homme a opté librement, décidément,pour une vie personnelle. Impossible de mener cette vie sans entrer
en relation avec les autres humains. Nul ne doute réellement de
la réalité de l'autre ; le solipsisme est une fiction. L'homme ne seserait même pas éveillé à lui-même s'il n y avait été éveillé par lesautres. L'homme n'aurait pas une vie sociale, de personne à per-personne, s'il ne s' engageait pas dans les rapports avec les autres,ne serait-ce qu'en pensée. G. M. décrit la voie ordinaire de l'amour
humain, le mariage, la paternité ; le choix des rapports sociauxdépend de la libre option de chacun, mais l'homme ne s'adresseraitas à l'autre comme à une personne s'il ne s'intéressait à l'autre
pour lui-même, s'il n'aimait le prochain. Tout ceci est du simple
réalisme, du réalisme dansl'engagement qui se
risque ;ce qui seraitartificiel, alambiqué, contradictoire, ce serait de vouloir s'engager
et au moment même se reprendre, comme par une restriction ment
ale.Un pas de plus ; sous peine de contradiction avec soi, tout
engagement est un engagement qui veut être fidèle ; un engage
ment rai, un engagement poussé à bout se consacre, se lie. Or
on ne se consacre pas réellement à ce qui va passer. Il est donc —toujours sous peine de contradiction — nécessaire d'espérer que
l'engagement s'adresse à une réalité sûre. Et c'est pourquoi l'espoir
vrai doit prétendre à une portée ontologique « Aimer un être, c'estdire : toi, tu ne mourras pas ».
Si maintenant un tel espoir paraît excessif, libre à vous de vous
y refuser, mais — vous l'avez vu — refuser l'espoir, c'est du même
coup refuser la fidélité, l'engagement, la vie personnelle. Bienentendu nous parlons simplement d'espoir ; nous ne postulons
aucune fausse certitude ; G. M. n'est dupe d'aucune dialectique
de la forme « J en ai besoin, donc cela doit être, donc cela est » (4>.
L'espoir est ainsi, jusqu'à présent, sans garantie « objective »et il connaîtra l'épreuve de la souffrance, de la mort. L'espoir de
G. M. est néanmoins d'une étrange sérénité, toute sa pensée est
d'une étrange sérénité, son Journal paraît parfois écrit d'au-delà
de cette vie, dans sa tranquille lumière de la certitude. Ce qui luireste d'angoisse, il le tait, ou il s'en décharge impersonnellement
dans son œuvre dramatique, peut-être par pudeur, peut-être parce
< > Le P. Troisfontaines accentue plus que nous le faisons ici le caractèredialectique de la pensée marcellienne. Voir notamment II, pp. 278-283.
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qu'il n'y accorde plus d'importance substantielle. Mais s'il n'avait
eu que la raison, la possibilité du désespoir serait restée béante ;
elle ne sera surmontée que par la foi.
En tant que philosophes nous aurons peu à dire sur la quatrième partie du livre. Car celle-ci n'est plus le cheminement intel
lectuel d'un philosophe, mais l'acte de foi d'un chrétien. Acte defoi qui n'est pas irraisonné, mais auquel la voie est libre lorsque
l'homme a surmonté le refus. Acte de foi préparé par l'invocation,
qui est déjà une prière, et qui naîtra d'une rencontre, d'une réponse
de Dieu.
Quelques mots seulement sur le thème: le point de vue deG. M. pourrait-il être dépassé ? Telle qu'elle se dégage de la syn
thèse de Troisfontaines la pensée de notre philosophe suit une
ligne très pure, très cohérente (5>. Elle enlève l'homme à l aliéna
tion, la mauvaise volonté cachée, le réveille à l'existence, l en
gage personnellement vis-à-vis de soi et des autres, l assujettit à la
fidélité, qui exige l'espoir. L'homme s'ouvre à Dieu, l'appelle —Dieu viendra à sa rencontre, mais jusqu'à ce moment tout resterasuspendu dans l'attente. Itinéraire d'une pure « philosophie chrétienne », où le travail de la raison ne peut que préparer l'homme
à l'acte de foi. Philosophie intellectualiste et nullement irrationnelle, ont l'orientation est parfaitement saine. La philosophie tr
ditionnelle n'y trouvera, nous semble-t-il, rien d'inauthentique. Elle
espère cependant arriver plus loin, par le seul exercice de la
raison: arriver à des assertions sur l'ontologique (et même à une
certaine explication de l'ontologique par des principes), pouvoir
affirmer un Dieu cause première, et affirmer ce que Dieu est, paranalogie avec l'être créé. G. M. ne jette aucune exclusive totalesur une « philosophie du concept », il lui marque sa sympathie, mais
(•> Si quelqu un demandait: «Ne simplifiez-vous pas?» nous répondrionsque, délibérément, nous avons discuté G. Marcel & travers l exposé du P. Troisfontaines — exposé qu il approuve. Cet exposé n est pas seulement une mise enplace des fragments, et une condensation synthétique; il isole ce qu il estimedéfinitif; il élague discrètement ce qui paraît avoir été dit à titre d essai, enpassant.
D autres objecteront peut-être que G. M. aboutit & des truismes. Mais cen est pas poser un « truisme » que d attester notre être, si c être » est pris ausens fort où en» et bonum conoertuntar.
8/12/2019 exposé marcel
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Un exposé de la philosophie de Gabriel Marcel 85
il fait de nettes réserves sur toute « assertion » (sur des assertions
ou jugements au nom de la raison seule) et sur tout appel à l'idéede causalité. La soudure des deux philosophies n'est donc pas
exclue mais elle reste difficile, même en tenant compte de différences de vocabulaire <6).
Prétendrons-nous que G. M. n'a pas tiré de ses réflexions toutle parti possible ? Il ne semble pas. On ne le dépassera qu'enusant de principes, de méthodes dont G. M. ne part pas. De queldroit cette « extension » de principes et de méthodes ? Socrate a
été dépassé par Platon, celui-ci par les Néo-Platoniciens, ceux-ci
par la Scolastique. A chaque étape la philosophie s'est faite plus
affirmative et plus démonstrative. Dirons-nous qu'à chaque étape sil esprit humain a osé construire davantage, c'est parce qu'il devenait
plus aventureux, et même plus crédule ? Bien entendu, d'une étapeà l autre, l esprit a été stimulé par une expérience spirituelle ou
religieuse accrue. Mais cette expérience semble avoir affermi lamanière d'aborder le mystère. Entre une philosophie qui cherche
et une philosophie qui croit voir ou s'aventure, il nous paraît yavoir place pour une philosophie qui ose juger — juger au sens de
reconnaître sans expliquer mais en prenant parti par une affirmation.Juger constitue un engagement délibéré, auquel l'homme peut serésoudre s'il ne voit qu'une réponse déterminée à une question
inévitable.
Nous ne voudrions pas conclure par un de ces vœux bien
balancés qui allient une prudente sympathie avec de prudentes ré
serves mais ne s'engagent que pour un lointain indéfini. Une synthèse est-elle possible, effectivement, entre une philosophie de larecherche vécue et une philosophie de l affirmation ontologique ?
Il semble que oui, et un saint Augustin en est l'exemple patent.
Lui aussi est un converti, le seul grand converti qui soit un docteur
de l'Eglise. Parce que converti il a pu, dans le recueillement, nousredire son itinéraire à la fois réfléchi et si humain. Et il a pu devenir
un maître de la pensée chrétienne, parce que chez lui l'acte defoi va de pair avec la ferme affirmation métaphysique.
Robert FEYS.
Louvain.
<•' G. M. reconnaît, par ailleurs, très nettement, une valeur probante desarguments de l existence de Dieu. Et n oublions pas que l être, même l être deDieu, n est jamais c problématisé > ; nous ne sommes donc jamais dans le purincertain.