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Pierre Ahnne J’AI DES BLANCS LES IMPRESSIONS NOUVELLES roman

Extrait de "J'ai des blancs"

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Extrait du roman de Pierre Ahnne, intitulé "J'ai des blancs", parus aux Impressions Nouvelles en mars 2015.

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Pierre Ahnne

J’ai des blancs

LES IMPRESSIONS NOUVELLES

roman

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J’ai des blancs

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extrait

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Les gens sont énervants dans les transports en commun. Ils le sont partout mais dans les cou-loirs du métro, les escaliers roulants, les rames, les gens vont au bout de leurs possibilités en matière de comportements exaspérants. Le lundi matin on sort de chez soi, on prend le métro puis le RER, et des gens marchent d’un pas insuffisamment rapide au centre des couloirs, stationnent du côté gauche des marches dans les escaliers mécaniques, s’arrêtent pile devant les portiques pour chercher leurs titres de transport dans leurs sacs. Des gens se glissent dans les wagons sans attendre la descente complète des autres usagers et prennent le dernier siège restant. Des gens s’adossent à la barre au lieu de s’y tenir d’une seule main. L’autre lundi je monte dans un wagon, je cherche une barre à laquelle me

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tenir, un type est adossé à la seule barre dispo-nible. D’habitude en pareil cas je cherche un autre endroit où m’accrocher, j’abdique, cependant ce lundi-là je ne renonce pas, je glisse mes doigts dans le dos du type, et à force de petits mouvements nerveux je tâche de les insinuer entre la barre et lui. Il a un haut-le-corps et se retourne pour me fixer d’un air d’indignation. Je lâche cette barre, je vais en titubant me cramponner au loquet de la porte. Mais j’éprouve une certaine satisfaction à l’idée d’avoir bien démontré à ce type qu’il était vautré sur cette barre hors de tout bon droit. Ma leçon a porté, la preuve, il ne recommence pas tout de suite à s’y vautrer, il enroule son bras autour et s’y accole à demi, c’est déjà mieux.

J’ai bien repéré cette jeune femme avec son cartable sur les genoux. Elle a essayé de choisir un sac qui ressemble à un cartable le moins possible, un sac en cuir bordeaux, mou, à fermoir doré, seu-lement il en faut plus pour me donner le change. Je vois bien les dos rigides des manuels tendre le cuir mou, je devine sous le rabat les feutres rouges extra-fins. Cette jeune femme essaie de prendre l’air dégagé mais à tout moment son visage se fige, et semble se fermer tandis qu’elle se retire seule der-rière ce visage avec l’idée qu’une demi-heure plus tard elle sera dans une salle avec trente préadoles-

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cents. Si les gens autour d’elle savaient ce qui lui arrive dans cette salle avec ces ados. Mais ils ne le savent pas, le voisin de banquette de cette jeune femme, sa boulangère, sa marchande de fleurs, sa libraire qui lui conseille des romans sud-amé-ricains croient que vue de l’intérieur cette jeune femme est dense, ferme, d’un seul tenant, ils ne peuvent pas savoir qu’à heures fixes elle va s’enfer-mer dans des salles et s’y défaire devant des préados à qui elle révèle ne receler en fin de compte qu’un peu de substance friable. Cette jeune femme a le sentiment de mentir en permanence à ses commer-çants, de même qu’à sa mère à ses jeunes enfants à son époux qui travaille dans une banque. La connaissance qu’elle a de sa vraie nature la rend humble et fragile chez la marchande de fleurs, ou au contraire impérieuse et mal embouchée. Je le vois bien sur le visage de cette jeune femme.

Beaucoup de gens sont descendus à la station précédente, je me suis assis sur un strapontin proche du sien. De temps à autre son menton fait saillie dans son visage ovale et je sais qu’elle est occupée à s’imaginer en train de contrôler la situa-tion, pour une fois. Elle a longuement répété hier soir en esprit et prévu quelques déclarations cin-glantes censées bloquer dès le début tout le proces-sus menant à sa désagrégation, sachant bien qu’elle

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n’arrivera pas à prononcer ces déclarations, en tout cas pas comme il faudrait, pas de façon assez cin-glante, au lieu de cingler ces déclarations se per-dront dans le boucan général comme un vague brouillard. Alors elle laissera courir, elle assistera, avec une sorte de soulagement, à son délitement, elle se verra dépouillée rapidement de ses derniers bastions et exhibée dans sa pathétique évidence. Je connais cette jeune femme comme si je l’avais faite.

D’ailleurs elle m’a repéré aussi, à mon car-table. Un cartable qui ne ruse pas, franc, direct, à soufflets, d’accord il est vide mais ça elle ne peut pas le savoir. Je ne vais quand même pas alors que je suis en arrêt de travail traîner tous les jours dans le métro et le RER un cartable bourré de manuels et de notes, et d’un autre côté je ne vais pas non plus me balader en transports en commun à sept heures du matin les mains dans les poches, pour que les gens aillent en plus se demander ce que je fais là. Cette jeune femme ne me regarde pas pourtant je sens bien qu’elle sait que je sais pour le délitement, et quand elle échappe pour un instant à l’anticipa-tion de sa mise à nu un frisson de complicité court sur son large visage pâle. Personne n’apercevrait ce frisson, mais je l’aperçois. Je souris intérieurement en hochant la tête comme le vieux sage dépositaire

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d’un savoir antique. M’amusant aussi à l’idée qu’à mon air et à mon cartable elle s’imagine que je me rends dans mon propre établissement pour y subir mon délitement à moi, ce genre de petits plaisirs vaut bien qu’on prenne à sept heures du matin le RER alors qu’on est en arrêt de travail et qu’on pourrait parfaitement rester au lit.

Un type monte dans le RER et s’adosse à la porte entre cette jeune femme et moi. Incroyable cette propension des gens à s’adosser à tout support vertical qui se présente, on croirait qu’ils sont inca-pables de se tenir debout. Dans les transports en commun quand ils ne s’adossent pas aux barres c’est aux portes, ou alors ils se tiennent devant, le dos tourné à tout le wagon, profitant de la vitre pour y contempler leur reflet. Il faut les pousser pour descendre, ils disent oh pardon et regardent autour d’eux d’un air de surprise, découvrant avec étonnement l’existence du reste du monde.

Je reconnais tout de suite en ce type qui est venu se placer entre cette jeune femme et moi le genre de types qui restent à stationner devant les portes et par-dessus le marché organisent des activités pédagogiques. Parce que de ce dernier point de vue également je l’ai percé à jour, avec son sac à bretelle unique façon gibecière il croit ruser mais il ne me trompe pas. Et il ne trompe pas

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cette jeune femme non plus, il me la cache mais je devine qu’elle aussi l’a clairement identifié. Les types de ce genre sont nos ennemis, à nous gens du genre de cette jeune femme ou du mien. Ceux qui comme nous une fois entrés dans leurs établis-sements n’ont qu’un désir, en fuir, haïssent ceux qui sont toujours prêts à y rester plus longtemps que le minimum pour s’y livrer à des activités avec leurs ados. De part et d’autre de ce type adossé à la porte cette jeune femme et moi le haïssons muet-tement, lui ne nous a pas remarqués, il feuillette un journal plein de considérations sociales. S’il pouvait contempler son image dans la vitre il le ferait à tous les coups, seulement c’est impossible, le RER file en plein air parmi les supermarchés aux vastes parkings, les magasins de meubles et les blocs entourés de peupliers frileux.

C’est le printemps mais il fait gris, humide, le temps idéal pour aller tomber en morceaux devant trente jeunes. Les gens comme ce type adossé ne remarquent rien ni personne mais cette fille ou moi repérons nos semblables, et pas seulement à leurs cartables. Nous savons distinguer ceux qui marchent vers la désagrégation et ceux qui s’ache-minent vers l’activité pédagogique. Les uns feuil-lettent des journaux d’un air dégagé gibecière à l’épaule, les autres tantôt répètent les scénarios mis

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au point la veille tantôt promènent autour d’eux des regards inquiets, craignant que tout le monde ne voie à travers leurs couches superficielles le vide central qu’ils exhiberont sous peu. En ce qui me concerne je suis en arrêt de travail, je ne vais par conséquent pas montrer mon vide, tout va bien. Pourtant je parcours le wagon des yeux, mainte-nant que les voyageurs commencent à être moins nombreux je peux y chercher d’autres personnes de notre espèce, je ne suis pas rassuré, c’est déjà arrivé que je rencontre des personnes de connais-sance en route vers notre lieu de travail commun. Dans ce cas je fais semblant de ne pas les voir et eux aussi. Mais chacun de nous sait bien quand même que l’autre est là.

Le RER s’arrête, l’homme qui aime son métier descend, il s’éloigne vers ses activités pédagogiques d’un pas élastique, cette jeune femme et moi continuons parmi les pavillons et les blocs. Tout à coup je me dis qu’elle pourrait bien se rendre dans mon établissement. Ce pourrait être une nouvelle venue dans cet établissement, une rem-plaçante, par exemple ma remplaçante, ça expli-querait que je ne l’aie jamais vue. Aussitôt j’ob-serve cette jeune femme d’un autre œil. Elle cesse de me paraître angoissée, je crois distinguer sur son visage les symptômes d’une excitation joyeuse,

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je me dis que peut-être j’ai mal interprété les jeux de physionomie de cette jeune femme et son sac informe, peut-être en fin de compte fait-elle partie de la même sous-catégorie que l’organisateur d’ac-tivités. Cette jeune femme pourrait elle-même être une organisatrice, en train de rêver à des clubs de discussion et à des expositions sur la faim dans le monde. En fait je ne sais plus quoi penser de cette jeune femme, j’ai des doutes. Cependant le RER s’arrête deux stations avant mon établissement, elle descend, tous mes soupçons s’évanouissent et je recommence à distinguer au fond d’elle cette zone peu consistante qui ne demande qu’à céder provoquant ainsi un effondrement général. Je suis des yeux, tandis qu’elle longe les quais, son dos résigné. Oh peut-être lui arrive-t-il encore d’avoir un moment d’exaltation fallacieuse quelquefois, une bouffée de soulagement à l’idée de retrouver au moins telle classe plutôt que telle autre. Mais c’est qu’elle a eu moins de temps que moi pour aller jusqu’au fond des choses.

Je savoure le redémarrage du RER, l’arrêt suivant, ces parkings et ces magasins de discount familiers qui d’habitude veulent dire que mon établissement se rapproche mais là ne signifient rien puisque je n’ai pas à m’y rendre. Je travaille à trouver dans cette pensée un puissant motif de

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satisfaction. En même temps je vais m’asseoir de l’autre côté de l’allée centrale et je me tourne vers la vitre, car je ne veux pas être du côté du quai quand le train s’arrêtera à ma station, il y aura bien une ou deux personnes de ma connaissance pour descendre, peut-être même l’un ou l’autre ado-lescent. Quand le train ralentit je regarde vers la vitre, j’attends réjoui mais détourné qu’il s’arrête puis qu’il redémarre. Lorsqu’il prend de la vitesse je me lève, balançant mon cartable vide sans plus faire le moindre effort pour laisser croire qu’il est bourré, et prends position devant la porte. En effet qu’est-ce que j’irais faire au fin fond de la zone cinq. Le RER ne tarde pas à ralentir de nouveau pour s’arrêter à la station suivante, je descends prêt à repartir dans l’autre sens.

Seulement en face de la gare se trouve un grand hôpital bien connu dont on aperçoit les grilles au-delà de la place. Au fond pourquoi se précipiter toute affaire cessante vers Paris. De toute façon je ne serai pas capable de rester plus d’une heure à mon domicile, dans ces conditions à quoi bon s’y ruer. Si c’est pour errer dans Paris il n’y a pas de raison de se presser, au fond on peut très bien errer en banlieue, la banlieue est très décriée, sous-estimée, même dans la zone quatre des trans-ports en commun on trouve pour peu qu’on se

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donne un peu de mal des endroits parfaits pour l’errance. Je traverse la place devant la gare et vais m’asseoir dans les jardins du grand hôpital.

Il y a quelque chose de reposant à stationner dans l’enceinte d’un hôpital, on éprouve le senti-ment obscur d’être plus ou moins arrivé à destina-tion. Pour peu qu’on ait été amené quelque temps avant à circuler fréquemment dans le périmètre d’un grand hôpital, et qu’on ait ainsi appris à apprécier les charmes souvent décriés, mésestimés, de l’hôpital, il n’y a plus que dans un hôpital qu’on se sente chez soi, plus d’autre endroit où on ait à peu près l’impression d’être à sa place. Même si on n’a plus rien à faire dans aucun hôpital c’est quand même encore près des hôpitaux qu’on a le senti-ment d’avoir des raisons de se trouver. Les autres établissements on les fuit, pas les établissements hospitaliers. Assis sur un banc devant le parterre central du jardin de cet hôpital j’observe dans une allée parallèle le va-et-vient des ambulances, je suis des yeux les gens qui s’acheminent entre d’autres parterres soit vers le bâtiment principal situé au fond du jardin soit de ce bâtiment vers la grille. Peu de gens stationnent sur les bancs, il est vrai que le temps est humide quoique doux, il ne pleut pas mais c’est tout juste.

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Assis sur mon banc, ma serviette vide sur les genoux, je regarde passer les gens qui se rendent à l’hôpital ou en sortent, me demandant vaguement pour quelle maladie, quel examen, quelle visite à un proche en phase extrême ils doivent se présen-ter dans un établissement de soins. Une jeune fille passe, qui me rappelle un incident survenu récem-ment dans une queue devant un guichet. C’était dans un hôpital justement ou un centre de sécu-rité sociale ou une clinique, ce genre d’endroits, je faisais la queue derrière une jeune fille semblable à celle qui vient de passer, il y avait encore plusieurs personnes derrière nous. Arrive une dame âgée avec des cannes qui s’assied sur un fauteuil libre à notre hauteur après avoir bien précisé qu’elle était derrière la dernière personne. Cette jeune fille lui propose illico de passer devant elle. La dame âgée refuse, mais la jeune fille insiste, elle tient à ce que la dame passe avant elle, elle tient à se sentir aimable, bonne, les gens qui attendent derrière elle dans la queue lui importent peu. Évidemment si elle demandait leur avis à ces gens ils seraient d’accord pour laisser passer cette dame âgée, ils n’auraient pas le choix, mais elle préfère ne pas leur demander leur avis par peur de devoir partager avec autrui un peu de son mérite, ou plus probablement parce qu’elle a complètement oublié la présence de ces

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gens, obnubilée qu’elle est précisément par le sen-timent qu’elle a de ce mérite. La dame âgée finit par céder et nous passe devant en remerciant uni-quement cette jeune fille. Voilà comment sont les gens, me dis-je, et je m’énerve. Assis tout seul sur mon banc je m’énerve à nouveau, rétrospective-ment, contre cette dame, cette jeune fille, et du coup aussi contre celle que je viens de voir passer, ça doit être le même style, bien capable du même genre de gestes, si ça se trouve elle a à présent rejoint une queue où elle se prépare à laisser une dame âgée passer devant tout le monde. M’ima-ginant moi-même dans cette queue en train d’as-sister sans rien dire à la célébration par cette jeune fille de son propre altruisme je m’excite un bon moment.

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Du même auteur

Comment briser le cœur de sa mère (Fayard, 1997)

Je suis un méchant homme(Stock, 1999)

Mon Père et son singe(avec Marc Vernier, Les Livres Objets du Farfa-

det, 2002)

Libérez-moi du paradis(Le Serpent à plumes, 2003)

Couple avec pistolet dans un paysage d’hiver(Denoël, 2005)

Dernier Amour avant liquidation(Denoël, 2009)

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Diffusion / Distribution : Harmonia MundiEAN 9782874492358

ISBN 978-2-87449-235-8144 pages – 14 €

www.lesimpressionsnouvelles.compierreahnne.eklablog.fr

Les gens sont énervants dans les transports en commun.

On ne sait pas comment il s’appelle, mais on sait qu’il est énervé. Plongés dans ses pensées, nous errons d’abord dans le RER, au collège à la rencontre d’adolescents qui s’appellent presque tous Kevin et Jessica, à l’hôpital accompagner de mauvais gré sa collègue Sophie… L’histoire pourrait s’arrêter là, en mangeant un sandwich à Châtelet.

Mais notre héros se retrouvera dans le Quercy et, énervé ou pas, cet homme finira par sauver – en râlant – la vie des deux femmes qui l’accompagnent.

Entretemps il aura été question d’amour, de mort, de coffres rustiques bretons et de confit de canard.

J’ai des blancs est un petit chef-d’œuvre d’ironie sarcastique, qui parvient à transformer l’angoisse, la maladie, le deuil et l’apathie adolescente en motifs comiques. Pierre Ahnne réussit à nous attendrir et à nous faire toucher du doigt la profonde humanité de son antihéros, ours mal léché rebelle à la politesse et aux relations convenues.

Né à Strasbourg en 1954, Pierre Ahnne enseigne et vit depuis 1984 dans la région parisienne. Il est l’auteur de cinq romans, dont Comment briser le cœur de sa mère (Fayard, 1997), Couple avec pistolet dans un paysage d’hiver (Denoël, 2005) et Dernier amour avant liquidation (Denoël, 2009). Il tient Le nouveau blog littéraire de Pierre Ahnne : http://pierreahnne.eklablog.fr.

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