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Extrait de la publication · 4 La folle entreprise J’ai vu une belle filleet j’ai pensé au destin de l’humanité. Chaque fois que je vois une belle filleje pense à l’avenir

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Stéphane Ranger

Plusieurs excusesNouvelles

TA MÈRE

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Conception graphique : Benoit TardifRévision linguistique : Maude Nepveu-Villeneuve

Les Éditions de Ta Mèrewww.tamere.org

Achevé d’imprimer mars 2008Dépôt légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2008Dépôt légal - Bibliothèque et Archives Canada, 2008ISBN - 978-2-923553-03-0

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à Williamet avec reconnaissance pour Geneviève

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Plusieurs excuses

PROGRAMME :

1. PRÉSENTATIONS 2. LA FOLLE ENTREPRISE3. COURTE VUE4. PIÈCE MAGIQUE5. DESCENTE DÉCENTE6. A LIFE IN THE DAY7. L’HISTOIRE DE PIARD8. PARTIR9. LA MEILLEURE BLONDE

COMPOSITION : Stéphane Ranger (de mars 2006 à juin 2007)AMBIANCES : Longueuil et Côte-des-Neiges (Montréal)PREMIER ASSISTANT À LA RÉALISATION : Guillaume CloutierÉCHANTILLONAGE : Stéphane Ranger (depuis 1979)INSTRUMENTATION ET MIXAGE : Stéphane RangerASSISTANCE À LA MASTERISATION : Maude Nepveu-VilleneuveSOUTIEN FINANCIER CONDITIONNEL : Banque Laurenti-enne du Canada - Centre télébancaire; Métro (l’épicier); Collège de Maisonneuve; Québec - Aide financière aux études; Sylco Ex-press et les Messageries du Grand Montréal; ainsi que les parents de Ludovic, de Ian et d’Olivier à VerdunÉDITION, PRODUCTION ET DISTRIBUTION : Ta Mère (www.tamere.org)

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Au commencement est la violence, l’effraction, souvent le scandale.

Philippe SollersThéorie des exceptions

Et je le guettais avec tous mes organes surexcités. J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir. [...] Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! [...] Mon image n’était pas dedans... et j’étais en face, moi !

MaupassantLe Horla

Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui.

Matthieu, V, 41

Celui qui était fort hier ne sera que poussière demain, malgré la grandeur des refrains et malgré l’arme qu’il a à la main - tout ce qui monte redescend ; celui qui tombe se relèvera... Si, aujourd’hui, je pleure dans tes bras, demain, je repartirai au combat !

Pierre Lapointe« Deux par deux rassemblés »

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Go on with your beans and slopSoap up with your meese and glueHis leg was torn open by shrapnelThe drying begonia’s shrewd[...] It’s blue - It’s green; I can’t tell I can’t tell... !

The Ship« Blue or Green »

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Présentations

Oké, donc, toute parole est un cliché, tu te répètes quand je me parle - je vais essayer d’écrire quelque chose de toute façon, que ça n’intéresse rien que la parole, ou non.

E s t - c e e n v i s a g e a b l e q u ’ o n s o i t d é d o u b l é s , fondamentalement, foncièrement dédoublés, à la fois gagnants et perdants, incapables de savoir, ou de décider, ce qu’on est et ce qu’on voudrait être? - Peut-être; cela doit arriver.

Je ferme, sur ma conscience, les yeux : ça m’aveugle - et puis, j’ai la rétine fragile. Quand on aura fini de s’avancer avec des nuances, quand on aura fini de faire miroiter des pistes, il n’y aura plus d’excuses.

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La folle entreprise

J’aivuunebellefilleetj’aipenséaudestindel’humanité.Chaquefoisquejevoisunebellefillejepenseàl’aveniretmerappelle que nous n’avons pas la plus timide pénombre d’une chance.Lesbellesfillesc’esttrèsréactif,çaempirel’entropiede l’univers, tout va se fragmenter, oh! oui! Plus creux!

Alors, je suis un imbécile ordinaire, à la fois brillant et insignifiant,talentueuxetmaladroit,tendreetinsupportable.Je recycle et je fume, je paie mes impôts et me torche avec du papier blanchi au chlore, j’enseigne le français aux enfants le soir et remplis le lourd mandat d’éliminer trois mille litres de grosse bière par année, jouissant de ma dégénérescence nerveuse. Je m’appelle Emmanuel Danger. Bref, je suis très normal. On me doit l’échafaud au moins autant qu’à n’importe qui. Néanmoins, puisque j’écris, je mérite aussi qu’on me torture avant, et que j’en parle une fois ultime, pour ma dernière volonté. Du papier, un stylo, cinq minutes et je vous délave le portrait soigneusement, merci beaucoup, ce fut fort, bâille bâille.

En deux mille trois le Quartier latin était encore civilisé, malgré les festivals en tous genres attracteurs d’innombrables barbares banlieusards sans compter le Grand Prix de l’erreur motorisée et des femelles bonnes rien qu’à entuber, parce qu’on pouvait encore y acheter du PCP, fausse mescaline, ancien calmant à cheval, quelque chose de respectable et de positivement loufoque. Maintenant, on n’y trouve plus que d’un pot empoisonné qui vous rend schizophrène, et d’une coke innommable - annoncée par les revendeurs comme « poudre » en vertu d’un souci d’éthique, sans doute - qui vous fait bruire le cœur et gondoler la gorge, et rien d’autre - à part, si vous l’admettez, regretter vos vingt dollars. Le PCP, ça, c’était différant. Ça, ça vous transformait l’expérience commedumonde.Enfinpouvoiraccepterd’êtreunhomme!

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Échapper, pour un jour, à l’obsession récurrente, endémique, impatiente,virale,désâmante!de fourrer tout culdefille,même de laide, c’est encore plus cochon, toujours! Toujours! Quelle douleur! Grâce à la drogue, le plaisir d’être est simple et pur. Plus besoin d’amadouer de connes, de les pincer pour les faire crier, de leur payer de l’alcool pour qu’elles développent des idées intéressantes. - J’ai essayé d’être correct, mais. Que voudrait-on faire?

Je traversais Berri en pensant au cul - aux culs, dis-je - quand le grand sein du ciel en feu cyan de l’été naissant me dota, ô altier faire-part. Ne donc pas rentrer au bureau à treize heures?-J’yréfléchissérieusement.Lasecondeaprèsc’étaitoui. Oui! Bien sûr, oui! Je le veux! Marions-moi aux vices, allons! Et aux plus crisses!

C’est subtil soul funky comme l’atmosphère se désaltère dans ces circonstances, on se projette, on se dédouble, on se multiplie. On s’imagine retourner au travail, on se voit regarder l’heure à moins dix, et moins cinq, et moins une, et. - Trop tard, ne pas y aller. Et s’élever, stoïque. Sous le lance-flammes cosmique.Mollementmais soudain. - Lejours’afficheentonsnouveaux,labandesonoredistilleungroove...

Cen’estpaslemamelonfiévreuxducielquim’atenté,jeme suis trompé. C’est la vue de trois ou quatre punks affalés sur le trottoir, en manque de cash, en manque de bière, de pot, de clopes, mais pas d’odeurs, tout superbes, tout honneur, jusqu’au sale bout des doigts d’honneur. Je me suis senti si blanc et insipide à côté que j’ai eu grand besoin de vilenie, de prouver que ma conformité, ma conduite responsable, mon statut social n’étaient rien que façade, que je ne signais pas le pacte, que je n’endossais pas le crédit, que je n’admettais en rien le sérieux de la folle entreprise.

C’était début mai. J’étais à l’emploi comme réviseur et correcteurdansunefirmedecommunications,gagne-paind’été étiqueté « étudiant » pour écrivains comme moi encore inéligibles aux subventions. Je portais la chemise rentrée dans

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lepantalon.Jedéféquaistouslessoirsàheurefixe.J’avaistellementhontequemonfiltragedebièreprenaitdel’avance.Il me tardait de faire mieux pour la postérité.

Àpeinemadécisionprise,j’aiaviséunpetittrafiquant.Moyennant deux portraits de Laurier, j’ai touché le sachet d’une dose et aussitôt, j’ai disparu par la porte de L’Utopik pour m’assaisonner aux vécés. Le PCP peut se prendre oralement, mais pour précipiter l’osmose on sniffe. Ça se présente sous forme de poudre blanche, de texture floconneuse,etc’estdouxaunez,beaucoupmoinsabrasifquelacoke.Ilsuffitdel’aspirerprofondémentàl’aidetoutesimpled’uncarrédepapierqu’onroule,qu’onseficheaufond d’une narine bien dégagée, et à l’aventure.

En attendant que la drogue fasse effet, j’ai commandé un petit pichet d’aimable sangria et me suis installé près d’une fenêtre ouverte surplombant la rue Sainte-Catherine. Il faisait déjà chaud et humide pour la saison. J’avais hâte de ne pas croire ce qui m’arriverait, et j’allais être prêt. J’ai fumé en sirotant, en ignorant mes voisins de table. Quand ma cognition a commencé à se caraméliser, je suis ressorti.

Dehors, il fallait rester concentré, très important. Autant qu’on puisse en douter, relativement, cette drogue-là le permet. En dose utile, le PCP provoque une ivresse assez proche de l’intoxication à l’alcool, mais sans son vertige caractéristique ni grave défaut de coordination. J’avançais en me sentant vaguement plus petit, les genoux bas, au ras du trottoir, diffusément divin. À sa décharge aussi, la phencyclidine, desonnomscientifique,nerendpasleçaexhibitionniste.Elle ne distrait qu’à peine le surmoi. La conséquence de son action, principalement analgésique, est surtout un allègement du poids du je qui, d’ordinaire, tend à encombrer le moi avec ses inépuisables petits inconforts. Elle calme à la fois le corps et l’esprit. Il fut un temps où on l’administrait aux chevaux excités de crainte qu’ils ne se blessent. À dire, par contre, que l’anesthésie est aussi un risque, l’effet potentiellement pervers qu’il faut laisser à mijoter sur le poêle de l’esprit, si ça se fait.

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On peut se fouler une cheville, se luxer, se claquer un muscle, et même se fêler un os avec un souverain air d’innocence. Une nuit déjà, presque en transe, en communion avec mon fidèle vélocifère, j’avais grimpé la terrible côteAtwaterdans un temps impossible, et le lendemain je m’étais réveillé malementpris,clouéaulit,tétanisé,endolori,figé,raide:pasbouger. Je m’étais souvent démis, aussi, comme un chaman mal exorcisé, sur l’infâme plancher de danse du Café Chaos, dont alorslafuriegiclaitencoredu1635Saint-Denis,finissantparmarteler de mes poings le mur de briques et les planches de lascèneavecsuffisammentd’enthousiasmepourjoindremapartition aux choix du deejay. Un matin, au moins, j’ai eu l’auriculaire ainsi que le tranchant des deux mains tout noirs etenflésàl’effroi.

Prudemment, j’ai franchi Sainte-Catherine. Mes muqueuses continuaient d’absorber. Vous vous laissez faire escale sur la lune dix secondes et, de retour à l’immédiat, n’êtespluslemême.Encore!J’aifaithaltesansbutfixeaubeau milieu du carré Berri. La luminosité changeait; j’ai noté que le ciel se couvrait. Deux événements fabuleux se produisirentcoupsurcoup:unefientedemouettechutàmespied, et d’immenses gouttes l’imitèrent. L’une la frappa, la fiente,puisuneautre,etuneautre,ellemesemblaexprimerde la surprise en se mourant, spasmodique, diluée, sans merci, suavement. Un sourire certainement par trop épanoui m’a transvasé, et j’ai fait offrande à la pluie de mon visage, comme,àlafois,hérétique,sot,païen,fouetsanctifié.

Je devinai, sur ces entrefaites, le déluge - c’en était un! - près de m’inonder, paré à me jourdaniser, baptême tardif autant qu’inespéré. Le carré se vidait aussi vite qu’il s’emplissait, tout le monde fuyait. Les canaux en béton à ciel ouvert, pour l’écoulement, qui lézardent la douce pente gazonnée, lit de camp de punks, vomissaient en cascades leurs torrents écumants à mes pieds. D’une démarche de ressuscité, de miraculeux, sur les eaux, j’entrepris de me déplacer, essayant de penser à penser à penser : refuges envisageables.

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Les gargouillis très bruyants de mes pas rythmèrent avec nonchalance, imprécis, la folle musique actuelle du tonnerre et des rincées anarchiques.

Tout près, je savais les pavillons de l’UQAM, les portes ouvertes, tout disposés. Le temps que j’atteigne une entrée du pavillon J, la course aux abris s’achevait dans les parages. Des parapluies s’étaient déployés - on avait prévu la tempête au matin gazouillant, ensoleillé? - mais de nombreux piétons poursuivaient, zen, à découvert, l’eau, ça sèche. Un sans-abri, même, ses seuls biens dans des sacs-poubelle débordant d’un chariot d’épicerie tordu, rouillé – empêchement, je n’y songe que maintenant, d’entrer où que ce soit –, restait assis sur un banc, ridiculement sous le couvert, mais sans s’en faire, de quelques branches ornées de feuilles encore juvéniles. L’averse faiblissait beaucoup de toute façon. Je tirai ma chemise de mon pantalon. Il n’y aurait rien d’amusant dans l’UQAM. Je voulais me mêler à plus d’action. J’élus le titillant flotmouvantdeladérive.

De là ma mémoire faillit, je me suis glissé dans le cœur du centre-ville et me suis retrouvé à l’intérieur d’un centre commercial étagé. Ce devait être la Place Montréal Trust, à bien y penser. J’ai descendu un ou deux escaliers, étourdi par la lumière et la cacophonie. Mes vêtements étaient détrempés, mes pas glougloutaient toujours et laissaient une piste de flaques,jesavaisquejedevaisavoirfroidsanslesentiretsansm’enpréoccuperdavantage.Enbruitdefond,finementdistinct, détaillé un peu lâchement comme une silhouette floueaccoudéeaulittumultueuxdeséchos,lefluxchuintantmais soyeux d’ondes aqueuses d’une fontaine calma, pour un moment, ma claustrophobie, et puis je l’oubliai mais eus un frisson.

Je me perdais dans les dédales du Montréal souterrain, mon ego vite gonflé contre l’ambiance.Rien ne dégageplus de crue morbidité que ces galeries fantômes la nuit et pénitencier de jour pour des milliers d’esclaves commis menottés, serviles, au détail marchandé. Les clients errants

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fouineurs ne sont pas en reste, malgré les apparences. Toutes les créatures humaines y assument les fonctions techniques de jambes et de bras des objets. Cerveau, squelette, nerfs, portes et boîtes et paniers, matière inanimée, la chair éreintée ne vautqu’autantqu’elleserégénère.Ressurgid’uneboutiquede liqueurs pourvu d’un dix onces de brandy, dans l’artère réempruntée, je ne me suis pas gêné pour l’ouvrir en marchant etenboiresansmecacher,laflasquelimpideetnuedansl’éclairage schizoïde. Personne ne m’a inquiété. J’avançais avec l’air de savoir où aller, l’œil bien droit - j’aurais tout aussi bien pu être invisible.

J’aifourrélaflasquedeplastiquevideàmoitiédansmalarge poche arrière, sous mon bas de chemise, et me suis retrouvé devant les guichets achalandés de la station de métro McGill. Là, j’ai eu la vive envie d’emprunter le train pour aller - où? Serpenter dans les tunnels transitoires. Sur le quai soudain l’humeur m’a menacé, transition. Une rage vierge m’a projeté en répétition mentale, comme avant de jouer sur un signe du metteur en scène. Je me suis jeté sur la voie, j’ai frappé le wagon de plein fouet, le train se ruait, soufflantl’air,meplaquantlapeaudelafroidemoiteurdemesvêtements. J’ai pensé, c’est une occasion de rêve pour l’oser, insensibilisé. Je crois que quel qu’il eut été, j’allais cocher mon choix, quand quelqu’un dit : « Manu Danger! » et je ne pus que pivoter. Patrice “Nique ta mère” Nycter me souriait en grand, monté sur ses cent dix kilos bien cordés.

« Emmanuel, de Danger, Emmanuel, tu te rappelles? » j’ai dit. « Jamais Manu, jamais plus, jamais rien, autre chose, t’as l’air d’un de vrai beau grand et fort, peux-tu m’aider ? J’ai une de vraiment de grosse de locomotive de à faire freiner.

- Tu saignes du nez, man! Danger, qu’est-ce qui t’arrive? » C’était à peine vrai, c’était juste pour m’impressionner, je m’en doutais. Je me suis mouché d’un doigt que j’ai essuyé dans ma poche.

«Rien.C’estuneblague.C’estdepours’amuser.»Ilari.

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« Toi, je sens que t’en as des drôles à me raconter! » « On peut tout faire. Le comprends-tu? Le, instui-,

l’instigatises-tu? L’imprégnances-tu, le vis-tu, l’osmoses-tu? Comme. C’est, vraiment, bionistricimal! M-Matristriciel! ... »

J’ai déclamé des vérités de la sorte, je ne sais pas combien, à chaque réplique, mais j’étais lucide, je savais que c’était dur à comprendre, je savais que je ne réussissais pas à expliquer, et que je m’acharnais, d’ailleurs, moi-même, à tenter de saisir. Dans un silence de Patrice éberlué, je me suis testé. Je suis dans le métro, Sous la terre, Je suis à McGill, à quinze minutes à pied à l’ouest de Berri, Il doit être près de seize heures, J’ai vu l’heure tantôt, Plutôt quinze heures et demie, C’est lundi, Je travaille demain, Je vais leur dire qu’il y a eu un accident, À trouver : quelque chose, J’aurais dû appeler, Je devrais appeler avant dix-sept heures, Je vais ressortir, marcher, Je vais inventer quelque chose, Une histoire, Je vais rentrer plus tard ce soir, Je vais inventer quelque chose, régler ça, Ensuite plus tard je vais aller au Café Chaos boire pour rester... Et danser... -

« T’es sûr que ça va aller? Mon métro arrive. » Je l’avais remarqué, c’était délicat de sa part. « T’es correct?

- Je suis en pleine conscience de cause, inquiète-toi pas! » j’ai répondu, planté solide, le regard très franc.

« Je suis drogué, je sais ce que je fais, je sais ce qui est réel quand même, je vais tout vais bien in-gérer. »

Patrice est monté dans le train, plus ou moins, mais assez, rassuré. J’ai essuyé encore mon nez, ça s’était tari, et suis reparti pour l’air libre en me nettoyant la main de la langue aussi discrètement que possible.

J’y repense aujourd’hui, je sais ce qui se voilait de la buée de mon altérité de l’espèce de philosophie à laquelle j’avais songé, qui sous-tendait un peu mon discours de folie. C’était qu’il fallait ne rien se refuser en guise d’appétits, de soifs, d’aspiration à la toute-puissance interstellaire. Douter, avoir peur, de souffrir ou d’échouer, un tant soit très peu

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même, m’en étais-je convaincu, c’était s’étamper du droit de passage assuré pour l’absolue indignité d’être égal à tous les médiocres banals devant le cruel éternel, amen. Si Lance Armstrong s’était laissé penser ne pas être dieu davantage qu’un autre, prétendais-je, il n’aurait pas continué à dominer le monde cycliste, ne serait même plus de la compétition, ne serait sans doute même plus vivant, fatalement saisi aux couilles par le cancer terminal. Être con, mais avoir du cœur.

Je n’ai pas tout dit tantôt du PCP, je l’ai un peu ménagé, ça me revient aussi maintenant. La grave menace collatérale de l’effet de blocage de la perception de la douleur et de l’épuisement physique est un pernicieux sentiment d’invincibilité qui, couplé à l’alcool, peut être décuplé, libéré sous pression du jugement et de la réserve. Un après-midi, il y a deux ans, je crois, je m’étais présenté enlaidi au resto où je travaillais alors - un œil au beurre noir. En sortant du Café Chaos à trois heures de ce matin-là j’avais imprudemment nargué un gars très enragé déjà, soûl et sûrement poudré, qui m’invectivait, moi m’imaginant habile justicier sur mon fidèlevélocifèredébridé.J’avaiscrupouvoirl’épuiserenluitournant autour, vif et leste, mais il m’a désarçonné dès la première charge, j’ai saigné de la tête et d’un coude, il m’avait assommé d’un coup de poing. Quand j’ai repris connaissance, ses amis l’avaient éloigné. J’ai eu un petit morceau d’os brisé à la base du nez. Durant des mois ma narine gauche est restée engourdie.

Revenu surmes pas j’ai bifurqué sur Saint-Denismachinalement. Est-ce que j’étais esclave de la Substance, psychotrope, polymorphe, aux moult visages, comme les acheteurs l’étaient du Produit, des biens matériels, du luxe qui met en valeur? Je l’ignore, je ne veux pas le savoir, si tant est que ça se sache - on s’altère tous de toute façon : petits joints, nicotine, acide acétylsalicylique, somnifères, amphétamines, aphrodisiaques, lubrifiants, pornographie,danseenligne,filmsd’action,comédies...-c’est un véritable asile.

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J’ai négligé le coup de téléphone à mes supérieurs et ai repris, pour une autre suite à la série prévisible en plates intrigues du gars des vues, le rôle du brave chaman tortillé ensacrificeàl’intemporelnéant.

Je me suis réveillé tard, vers seize heures, le visage nu. C’était assez inconcevable, je ne m’étais pas rasé depuis semaine.Aufildesjoursetdelarepousse,j’airemarqué,incrédule,undéficitenluxuriancedemapilositétemporale.Mes favoris ne rejoignaient plus, comme jusqu’à vingt ans, ma chevelure. Inversement, le désert des coins de mon front avait reculé.

À la télé, j’ai entendu les nouvelles d’une canicule en France qui s’achevait. D’année en année la mortalité augmentaitenfind’étéchezlesaînésfrançais.

Enfind’été.-Hier,c’étaitmai. Dînant de bière un soir, peu après, le nombre compilé

des victimes de la canicule me revint en mémoire. C’était exactement le même dont l’ampleur m’avait frappé déjà, par un été passé.

Quand j’ai téléphoné àmafirmede communications,le combiné tiède sur ma joue mystérieusement imberbe, on a répondu fermement à mon insistance : « Il n’y a pas d’Emmanuel Danger qui travaille ici, oké? »

Je ne parviens toujours pas à m’assurer de l’année en laquelle on est. Subis-je un blocage psychologique, psychosomatique? Est-ce que mes nerfs auditifs se démobilisent à chaque mention du millésime, ou est-ce que j’oublie instantanément? Il me semble aussi que partout où sontaffichéeslesdates, inscrites,annoncées,spécifiées, iln’y a que le jour et le mois.

Aussi, je ris plus qu’avant. J’en suis conscient. Tout me semble plus drôle. Comique au nez et à la barbe de la folle entreprise, et à bouche que veux-tu.

Hier, après m’être réveillé d’une autre cuite sans épilogue écrite, frissonnant, j’ai vu de la neige, dehors, de la neige sale, salie comme une vieille neige sale, la rue suintait la gadoue,

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lefourirem’apris.Jeporte,àl’oreille,fichédansuntrouque j’ai laissé se refermer en 2000, l’anneau, perdu depuis, acheté à Hambourg dans une autre vie, qui m’avait enchanté par son pendentif en forme de soleil souriant.

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