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Extrait de la publication...nition proposée par le Conseil de l’Union européenne. L’univers m’apparaît bien vivant (enfin, je crois), mais il n’a pas d’information génétique

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Éditions Druide 1435, rue Saint-Alexandre, bureau 1040

Montréal (Québec) H3A 2G4www.druide.com

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ÉCA RTS

Collection dirigée par Normand de Bellefeuille

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DU M Ê M E AU T EU R

Les Déliaisons, roman, Québec Amérique, 2008.

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Robitaille, Martin, 1968-En chemin je t'ai perdu : roman

ISBN 978-2-89711-010-9I. Titre.

PS8635.O269E5 2012 C843'.6 C2012-941220-1PS9635.O269E5 2012

Direction littéraire : Normand de BellefeuilleÉdition : Luc Roberge et Normand de BellefeuilleRévision linguistique : Diane MartinAssistance à la révision linguistique : Antidote HDMaquette intérieure : Anne TremblayMise en pages et versions numériques : Studio C1C4Révision du montage : Isabelle Chartrand-DelormeConception graphique de la couverture : www.annetremblay.comPhotographie en couverture : Martin RobitaillePhotographie de l'auteur : Yvan CouillardDiffusion : Druide informatiqueRelations de presse : Mireille Bertrand

L'auteur remercie de son soutien financier le Conseil des arts et des lettres du Québec.

ISBN papier : 978-2-89711-010-9ISBN PDF : 978-2-89711-012-3ISBN EPUB : 978-2-89711-011-6

Éditions Druide inc.1435, rue Saint-Alexandre, bureau 1040Montréal (Québec) H3A 2G4Téléphone : 514-484-4998

Dépôt légal : 3e trimestre 2012Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du CanadaIl est interdit de reproduire une partie quelconque de ce livre sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

© 2012 Éditions Druide inc.www.druide.com

Imprimé au Canada

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Martin Robitaille

roman

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À la mémoire de mon beau-père, Christian Navarre

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Je te cherche par-delà l’attente Par-delà moi-même

Et je ne sais plus tant je t’aime Lequel de nous deux est absent

Paul Éluard

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CH A PI T R E 1 – DE L A PE NSÉ E M AGIQU E

Longue file aux caisses rapides du Wal-Mart. Une voix féminine artificielle annonce la bonne nouvelle : la caisse sept est libre. Je compte : vingt-trois personnes devant moi… Six préposées aux caisses… Cinq minutes par client… Bof. Je pousse ma télé HD 3D vers l’avant. Un démo méga soldé à prendre tel quel. Je passais par hasard devant l’employé en train de coller l’étiquet te jaune et bleu. Super achat. Enfin, je tente encore de m’en convaincre. Moment suspendu. Je scrute le monstre : cinquante-cinq pouces, tout de même. Les étals se reflètent dans sa vitre. Bonbons, noix, sodas. Maga-zines, chewing-gums, rasoirs. Veuillez passer à la caisse trois. La lumière blafarde me rend nauséeux. Une vraie voix de femme cette fois annonce qu’il n’est pas trop tard pour profiter d’un rabais-surprise sur toutes les montres en magasin. Absolument toutes les montres. De n’importe quelle marque. Toutes les montres. J’ai chaud. Mais je résiste à l’envie de me décapsuler un cherry coke, qui me nargue, là, derrière la vitre de la distributrice. Les caissières prennent vraiment tout leur temps. Veuillez passer à la caisse cinq. Une jeune femme dans la vingtaine rit. Je me demande à propos de quoi. À l’abattoir, il paraît que certains animaux

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s’effondrent avant même d’arriver au bout. Là où le pilon leur tombe sur la citrouille. On appelle cet engin un pistolet à projectile captif. Je trouve ça très beau comme nom. Le coup permet d’insensibiliser l’animal pendant la saignée qui, elle, mène à la mort. Veuillez passer à la caisse un. Un bébé pleure, loin derrière moi dans le troupeau. Soudainement, tout m’apparaît vain. Encore une fois. Mes tentatives de réinsertion dans la bulle humaine me fatiguent de plus en plus. Je laisse tout en plan et je me dirige vers la sortie. Je crois compren dre en traversant les portes que plusieurs per-sonnes se sont jetées sur la télé. Elles semblent prêtes à en venir aux coups. Je préviens le gardien de sécurité qui fume, dehors. La pluie n’a pas cessé.

Je ferais mieux de rentrer pour écrire. Poursuivre ce que j’ai entamé, douloureusement, il y a quelques semaines.

: :

Il paraît qu’on ne peut écrire que dans le malheur. Écrire de bonnes choses, s’entend. Des trucs profonds. C’est ce que tout le monde dit. Vraiment tout le monde. Sauf les mères, qui préféreraient voir leur fils ou leur fille écrire dans l’allégresse. Ça se comprend. Les mères ne font pas des enfants pour qu’ils deviennent des rabat-joies dans le défilé de l’Histoire. Ni dans le journal local, d’ailleurs. Mais c’est assez difficile d’écrire quand tout va bien. Il faut pratiquement s’inventer une mauvaise fortune, de l’adversité, des maladies, du tragique.

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Pratiquement, oui. J’en connais des très doués dans le genre. De ceux qui transforment un tout petit mal-heur de rien du tout en caca nerveux intergalactique. Ils pensent que ça va les aider à créer. Mais ça aide juste à supporter un peu mieux la vie. À lui donner un sens. La très grande majorité de ces gens-là n’écri-ront jamais quoi que ce soit. Ils font juste emmerder l’humanité. Avec raison, peut-être. Je ne sais pas. Ce serait beaucoup plus simple si tout le monde était prêt à vivre et à écrire de bonne foi. Dans un seul et unique beau but commun. Mais lequel ? Celui d’une vie meilleure ?

: :

Je n’ai jamais bien saisi où était la frontière entre le vivant et le non-vivant. J’ai toujours cru que la mort n’était que le continuum sur lequel advient ce que nous nommons tout bêtement, sans y réfléchir, la vie. Être en vie... Ce n’est sans doute qu’une question de conscience. Enlevez la conscience, il ne reste rien, absolument rien, pour dire s’il y a du vivant ou non. Pensez-y deux secondes... Pendant que vous réfléchis-sez, je prends au hasard une définition officielle du vivant. Tenez : pour le Conseil de l’Union européenne, organisme respectable et digne de confiance, « est réputée matière biologique — et donc vivante — toute matière contenant une information génétique qui est autoreproductible ou reproductible dans un système biologique ». Bon bon bon. Je ne sais pas... Avez-vous

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eu le temps de lever les yeux de votre livre et de réflé-chir à la question de la conscience ? Non ? Tant pis pour vous. La lecture, celle qui ne sert à rien, la seule qui compte, ça ne sert qu’à ça, justement : lever les yeux de son livre. Ça ne vient pas de moi, c’est d’Yves Bonnefoy, le grand poète. Vous voulez que je vous dise : il a parfaitement raison. Mais revenons à la défi-nition proposée par le Conseil de l’Union européenne. L’univers m’apparaît bien vivant (enfin, je crois), mais il n’a pas d’information génétique en propre, à ce que je sache. Dire de l’univers qu’il a son propre code génétique n’a aucun sens. C’est une tautologie. À moins que « notre » univers ne soit qu’un atome faisant par-tie d’un plus grand univers — ce qui ne résout rien. Je m’amusais à penser à ces choses-là quand j’étais ado-lescent. Et un romantique fini. Je disais à ma bande de copines, en prenant un air grandiloquent : « Si ça se trouve, notre monde est un atome d’une patte de chaise ou d’une moustache de chat dans un autre univers, des milliards de fois plus grand ! Vous vous rendez compte, les filles ! » Elles n’en avaient rien à foutre. Elles reprenaient leur conversation sur la dernière robe de Madonna ou la soirée chez Machinchose. Avez-vous remarqué à quel point les femmes s’inté-ressent peu aux questions métaphysiques ? Elles doivent être un pour cent sur la terre, tout au plus, à se branler la cervelle avec ces choses-là. Vous me trouvez sexiste ? Lisez au moins la prochaine ligne. Je pense que ça vient de leur sagesse naturelle. Je le dis sans aucun cynisme. Elles sont vides et pleines, pleines et vides, biologiquement et psychiquement. Alors les dis-cussions masturbatoires sur la vie, la mort, les atomes,

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pfff ! Cause toujours, mon lapin... On connaît la chan-son... Aucun intérêt. Pendant que nous, pauvres petits hommes, avec notre saloperie de truc entre les jambes, on est là à montrer le cosmos, et à vouloir en percer le mystère, et on se retrouve toujours Gros-Jean comme devant, métabandés et métacons. Alors qu’il n’y a aucun mystère. Pour Jacques Monod, le réputé biolo-giste (qui tente toujours de percer le mystère), est vivant « tout objet doué d’un projet ». Il propose d’ap-peler téléonomie « cette particularité propre aux vivants de sembler répondre à un projet ». Monsieur Monod, vous êtes beaucoup plus terre à terre que moi à l’époque de mes élucubrations juvéniles.

Donc, si je comprends bien, on peut faire semblant de répondre à un projet, ou vraiment répondre à un projet, peu importe, pourvu qu’il y ait au minimum apparence de projet. Elle est là, la pensée magique. Vous ne me suivez plus ? C’est normal. Je ne me suis plus moi-même. Depuis longtemps. Je pourrais me taire. M’éteindre, aussi. Ce n’est pas la même chose. Car même morts certains continuent à ne pas se taire — et par le fait même à nous casser le cul. Comme Jean-Paul Sartre. Ou Gandhi — qui sait ? Ce ne sont que des exemples. Vous avez chacun le vôtre, j’en suis sûr. Un fantôme du passé qui ressurgit de temps en temps à la télé, à la radio, dans un article de journal, et dont les mots vous donnent la nausée — la vraie. Alors que les êtres qui nous sont chers et qui ne sont plus — plus de ce monde, du moins — finissent par se taire, en nous, à jamais. Quelle ironie !

Je pourrais me taire et m’éteindre. Aller retrouver mon ange, là-haut. Mais j’en suis incapable. Je navigue

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donc sur la mélasse de ma langue et de mes origines, à la recherche d’un havre qui ne ressurgira jamais.

À l’époque où commence ce que je dois raconter, il y a de cela presque six ans, maintenant, tout m’ap-paraissait pourtant clairement. Enfin, presque tout. Cate et moi avions des projets. Cate et moi vivions heureux avec Jules. Cate est ma femme. Jules est mon fils. Ceci n’est pas un roman. C’est l’histoire d’un des-tin qui tourne mal.

Je ne fais que relater ce qui s’est passé. La réalité finit toujours par dépasser la fiction.

La plupart du temps, c’est très laid.

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CH A PI T R E 2 – POU R U N E BON N E PL A N I F IC AT ION F I NA NCI è R E

C’est dans les chances qu’il peut saisir que vit le cœur humain.

William James

Nous demeurions toujours dans l’arrière-pays proven-çal. Jules avait alors sept ans, et Cate était enceinte de trois mois. À notre arrivée dans le sud de la France, nous avions décidé de vivre dans un hameau de quatre cents habitants, le village de Barrême, perdu entre la Haute-Provence et les Alpes. Nous y avons vécu sans grandes contraintes. Une vie insouciante. Sept années de grandes et de petites joies, en somme. Ça arrive.

J’avais trouvé là exactement ce que je cherchais, et qui me désespérait tant du Québec : de la chaleur à longueur d’année ou presque ; du temps qui s’écoule lentement, mollement, à l’ombre des pins parasols ; une sérénité existentielle, aussi, loin des prises de tête sur l’identité québécoise et sur notre pauvreté intellec-tuelle. Une sorte de douce suspension de l’agressivité climatique, politique et culturelle que nous subissons sans cesse chez nous, en somme. Le problème, c’est qu’à la suite de mon premier roman, Les déliaisons, je n’avais pas réussi à écrire quoi que ce soit de valable.

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L’autre problème, c’était le village lui-même. C’est très joli Barrême. Mais très dans la marge, aussi. À la longue, nous avons dû convenir que ce n’était peut-être pas l’idéal pour l’éducation de Jules. Nous avons donc décidé de déménager à Forcalquier. Là, les choses ont pas mal changé, du jour au lendemain... La mai-son coûtait plus cher, d’une part. Et puis, Cate devait se trouver un nouveau boulot, plus payant. Tout cela me semble difficile à concevoir aujourd’hui, mais nous avions cédé à la pression sociale. Tout d’un coup, il nous était apparu irresponsable de laisser Jules grandir loin de la ville. Il fallait « penser à son avenir ». Nous ne voulions pas nous retrouver à Nice ou à Aix, encore moins à Marseille. Forcalquier était un bon compro-mis, malgré ses quatre mille cinq cents habitants ; un petit nombre, somme toute. Je connaissais un peu le coin. Je savais que la vie intellectuelle et artistique y était assez animée. Le peintre Raoul Dufy, notamment, mort en 1953, et Pierre Magnan, le romancier, y avaient vécu. Ces noms ne vous disent rien ? Ce n’est pas bien grave.

J’ai commencé à angoisser pour le futur. Tout part de là. Nous avions un enfant, bientôt deux, et un seul petit revenu : Cate travaillait dans la pharmaceutique, comme déléguée médicale. Mais aucun placement, surtout. Alors que tout le monde autour de nous, mes parents, Bill (le père de Cate), les amis, les connais-sances, nous répétait que c’était insensé, qu’il fallait permettre à nos enfants de partir du bon pied tout en planifiant nos vieux jours... Blablabla, blablabla.

C’était absurde, comme geste : je suis allé voir un conseiller financier, à la BNP, au centre-ville de

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Forcal quier, pour parler de nos avoirs et de la retraite. Je me souviens très bien du temps qu’il faisait cette journée-là. On était en novembre. Le vent soulevait la poussière, les feuilles mortes, les vieux journaux. J’avais du mal à avancer, tellement le mistral était fort. C’est assez impressionnant, le mistral. Et rudement beau. Il fait tout le temps soleil, avec ce vent. Et puis c’est sec. Il vient du nord, mais ça n’a rien à voir avec notre vent du nord sur le Saint-Laurent, au Québec, un vent qui glace le sang. Sur le chemin de la banque, j’ai croisé un vieux Forcalquiéren — originaire de Picardie, pour tout dire — qui tenait son livret ban-caire sur sa poitrine avec ses deux mains, comme s’il priait. Alphonse Peuportier. Tout le monde l’appelait Monsieur Peupeu. Il a été le premier voisin à venir nous souhaiter la bienvenue, une fois que nous avons été installés. On l’aimait bien, à la maison. Il était plein d’attention pour Cate et pour Jules. Il nous appelait « les petits Québécois », alors qu’il savait très bien que Cate était née aux États-Unis.

Peupeu arrosait les pots de fleurs en haut des lam-pa daires, dans notre rue, avec un système de son invention. Jules le suivait avec un gros seau rempli d’eau qu’il poussait dans une brouette d’enfant. Il fai-sait quelques pas et il posait la brouette pour remonter son pantalon, toujours trop grand. Cate lui achetait toujours trop grand. Il criait : « Attendez-moi, M’sieur Peupeu ! » Et Alphonse répondait : « Mais oui, mon brave Jules. Et où veux-tu que j’aille, avec mon pied malade ? » Alphonse avait la goutte, mais il n’en parlait jamais. Il ne voulait pas se faire soigner. Il avait une sainte horreur des médicaments. Jules le taquinait :

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« Y a pas l’feu, M’sieur Peupeu, y a pas l’feu ! — Mais tu m’as pourtant tout l’air d’un pompier, mon p’tit Jules, avec ta brouette et ton seau d’eau ! » Quand Alphonse arrosait les fleurs, en tirant sur une corde qui permettait au petit arrosoir de basculer au bout de sa longue perche, Jules reculait de plusieurs mètres, les mains sur les hanches, la tête en l’air, parce qu’il crai-gnait toujours que l’eau déborde. Et puis à chaque réverbère, comme les appelait Alphonse, c’était le même scénario. L’eau dégouttait sous le pot et Jules criait, en faisant de grands signes avec les bras en l’air : « Assez, M’sieur Peupeu, assez ! » Je ne me lassais jamais de ce spectacle. J’ai ça sur vidéo. Dans une boîte, au fond d’un placard. Je ne le visionne plus. Chaque fois je pleure.

Cette journée-là, donc, je croise Alphonse qui sort de la banque. On ne lui voyait plus que les yeux au-dessus de son grand foulard. Il avait un peu le physique d’Obélix, le corps en forme de poire. Il me montre son livret de banque, en bravant le vent, et me crie, à tra-vers son écharpe, les cheveux ébouriffés : « Tiens, salut Raphaël ! Tu t’en vas chez les escrocs, là ? — Eh oui, mon cher Peupeu. J’ai pris une grande décision ! — Vaudrait mieux pas, si tu veux que j’te dise... Tu vois ce que je tiens ? Ce sont toutes mes économies. Eh bien, tu sais quoi ? Ces salauds, ils m’ont donné ren-dez-vous pour tenter de m’amadouer avec leurs place-ments à la con. Ils voulaient que j’investisse dans un nouveau truc infaillible, en me prêtant mon propre agent. — Votre propre agent ? — Il a baissé l’écharpe et m’a crié : argent, arrrgent ! — Vous êtes sûr, M’sieur Peupeu ? Vous avez peut-être mal saisi... — Mal saisi, mal saisi... Mais non ! Je ne suis pas né de la dernière

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pluie, mon p’tit Raphaël. Tu sais ce qu’elles font, les banques ? Non ? Je vais te le dire, moi, ce qu’elles font... Ce qu’elles font, c’est torcher à autrui le cul de sa che-mise. » Il m’a regardé avec de grands yeux pétillants, pleins de malice. « Tu la connaissais, cette vieille expres sion ? — Euh... non. Mais je la retiens ! — Je l’aime bien, moi... Ça caille aujourd’hui, non ? » Il a remis son foulard comme avant. « Comment diriez-vous, au Québec ? — Quoi donc ? — Se faire arnaquer, ça se dirait comment ? — Euh... attendez... Se faire passer un sapin. C’est l’expression gentille. — Et pourquoi ? C’est pas bien, du sapin ? — Bonne question... Je pense que les commerçants malhonnêtes vendaient du sapin, qui fissure au séchage, si je me souviens bien, pour de l’épinette, un bois plus résistant. — Bon. Je saisis. Et l’expression pas gentille, alors ? » Ses yeux se sont encore élargis, dans l’expectative. Il était comme un gamin. « On dit : J’me suis fait crosser. Ou encore : J’viens d’me faire fourrer ! — Attends, attends, répète un peu. — Crosser et fourrer, Alphonse. — Crosser et fourrer... Mais comme c’est curieux ! C’est très imagé, hein ? Je suis toujours étonné. Et ça veut dire quoi ? — Se crosser, ça veut dire se branler. Pardon. J’espère que je ne vous choque pas... — Pfff ! Tu parles. » Il a haussé les épaules, en tournant la tête, le menton en l’air. Enfin, on devinait plutôt un menton, sous le tissu. « Se faire crosser, eh bien... Vous saisissez, non ? — Oui, oui, très bien. » Il est devenu très sérieux. J’avais l’im-pression qu’il tentait de comprendre toute la portée de l’expression, sans trop savoir si elle comportait vrai-ment des sous-entendus. « Et fourrer ? Ça vient de la taxidermie ? — Pas vraiment, non... C’est un peu dans

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la même veine que crosser... Fourrer, au Québec, ça veut dire baiser. — Ahhh ! bien, bien, très bien ! » Le vent n’arrêtait pas et une vieille feuille du journal L’Équipe est venue se plaquer sur son front. Il est entré dans une sainte colère. « Putain de mistral ! Il m’em-merde, celui-là ! » Il a pris la feuille rageusement et l’a chiffonnée en une boule qu’il a lancée derrière lui, par-dessus son épaule. Elle a dessiné une belle courbe avant d’atterrir dans une poubelle municipale, mira-culeusement. « Vous devriez jouer au basket, Alphonse ! » Il s’est retourné, un peu étonné. « T’as vu, hein ! J’ai encore des ressources, tu sais ! — Je dois y aller, mon cher Peupeu. Le conseiller de la banque m’attend ! — Allez, mon petit. Je ne te retarde pas davantage. Mais souviens-toi ! Ne te laisse pas avoir par toute cette racaille de la finance. Ne te fais pas fouu-rê. » Il m’a lancé un clin d’œil et m’a tapoté l’épaule, certain d’avoir bien pris l’accent québécois, puis il s’est remis à marcher en se penchant par en avant, comme pour mieux affronter les éléments déchaînés. Son écharpe faseyait au vent. J’allais entrer dans la banque et je me suis retourné une dernière fois pour l’observer : il avait l’air d’un bon vieux sloop pris dans le roulis.

J’ai passé les portes d’un air déterminé, en me disant que tout s’arrangerait et que nous étions dans la même situation que la majorité des couples de notre âge. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir me dire, cet oiseau de malheur de conseiller ? J’affichais mon plus beau sourire. J’avais des arguments béton. Je voulais simplement qu’il me rassure et qu’il nous donne les moyens de nos ambitions. C’est à ça que ça sert une banque, non ? C’était en fait une conseillère. Une

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jeune conseillère, en plus, fraîchement débarquée de Paris, d’après ce que j’ai pu saisir. Premier coup dur. Pour l’orgueil. Je n’avais pas trop envie de déballer toute ma vulnérabilité devant une jeune femme. Une jeune femme qui respirait l’assurance, la détermination, la maîtrise parfaite de soi. Tout mon contraire, quoi. Agathe de Mirmande. Je me souviens encore de son nom. De Mirmande, c’est un vieux château en ruine, en Auvergne. Elle avait plutôt l’air de la femme-robot dans Terminator 3, genre tueuse impassible. Une fausse blonde, en plus. Elle a essayé de sourire en m’accueil-lant. Je n’avais jamais vu un essai d’empathie aussi minable. Elle avait déjà passé à la loupe nos états de compte, c’était sûr. « Monsieur Laliberté, asseyez-vous, je vous prie. » Elle m’a laissé passer dans son bureau en étendant le bras au maximum et en penchant un peu la tête, comme si elle me montrait ma place à l’opéra. « Que puis-je faire pour vous ? — Oui, donc, comme je l’ai précisé à un de vos collègues lors d’un entretien téléphonique, j’aimerais planifier notre retraite, à ma conjointe et moi-même. » Elle s’est assise sur le bout de son fauteuil, en joignant les mains sous le menton, et elle a fait une petite moue de la bouche, mi-amusée, mi-sadique. On devinait de beaux seins, quand même, sous son chemisier. « Je crois que nous devrions peut-être commencer par planifier votre présent. Vous ne pensez pas ? » J’ai dû hésiter quelques secondes, pris de court, une fois de plus, par l’esprit français. Je me suis ressaisi et puis j’ai dit, un peu candidement : « En matière de finances, chère madame, je ne pense pas. C’est bien là mon problème, et c’est pour cette unique raison que je me trouve ici, devant vous, en ce moment.

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— Très bien. Nous allons tenter de remédier à cette fâcheuse situation, monsieur Laliber té. — Mer veilleux. Formidable. — Avez vous bien rempli le questionnaire que nous vous avons envoyé par la poste ? — Je n’ai reçu aucun questionnaire par la poste. — C’est impos-sible. Nous faisons systématique ment parvenir un questionnaire à tous nos clients qui prennent rendez-vous pour un planning retraite. — Non. Je ne vois pas. — Résidez-vous toujours à la même adresse ? — Je n’ai pas déménagé en l’espace de deux semaines. — Sans vos réponses à ce questionnaire, je ne vois vraiment pas comment nous pourrons travailler... Laissez-moi consul-ter ma secrétaire. » Au cours de cette courte minute pendant laquelle elle a quitté son bureau, j’ai remarqué un diplôme insolite, parmi tous les autres. Elle avait réussi avec brio une formation en techniques de comba t rapproché. À bien y penser, ça correspondait à sa per-son nalité, me suis-je dit. Je la voyais parfaitement tenter un coup vicieux contre un instructeur bienveillant... « Vous avez de la chance. — Ah bon... — Le client après vous a dû annuler son rendez-vous. Je vais donc vous demander de répondre du mieux que vous pouvez à ce questionnaire. Pendant ce temps, je vais boire un café. OK ? — Ça prend combien de temps ? — Une vingtaine de minutes, normalement. Si vous connaissez bien votre dossier... — Aïe... Je ferai de mon mieux. — Il est primordial que nous ayons les bons chiffres en main, monsieur Laliberté, sans quoi mes projections, rigou-reuses il va sans dire, ne serviront à rien. Je vous laisse... — Vous ne voulez pas rester ? J’aurai sans doute des questions et ce sera plus... — Je vais en pause. Et je préfère avoir une vue d’ensemble. J’examine le tout à

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mon retour, dans vingt minutes. Allez, un peu de cou-rage. Du nerf ! » Elle a dit ça en serrant le poing, puis elle a répété « Vingt minutes ! » en claquant des doigts. L’instant d’après, elle avait disparu. J’ai vraiment eu envie de foutre le camp. J’ai pris les copies carbone avec un haut-le-cœur. Je me suis mis à commenter tout haut, spontanément, même si l’on pouvait me voir de l’autre côté de la cloison vitrée.

La France compte trente-six régimes de retraite différents.

Tiens donc. Comme c’est surprenant...Il est souvent difficile de s’y retrouver et d’y voir clair. Je ne vous le fais pas dire !Quel que soit le régime, l’âge ou le statut, l’interro-

gation demeure la même : quand pourrai-je partir à la retraite ?

Eh oui, quand ?Quels seront alors mes besoins ? Aucune idée.Quels seront alors mes désirs ? Comateux.Aujourd’hui, l’idée qu’il sera nécessaire de bénéficier

de revenus d’appoint est bien ancrée dans les esprits. Commençons donc par les plans. Étape 1. Inscrivez votre âge au début de la retraite ou la date précise si vous la connaissez.

Je prendrai ma retraite en 3012, tiens. Juste pour vous faire chier.

Étape 2. Inscrivez le nombre d’années que vous estimez vivre à la retraite ou reportez-vous au tableau « Estimer sa durée de vie à la retraite pour obtenir la

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durée de la retraite estimée selon l’âge et le sexe du début de la retraite ».

Voici un exemple flagrant de la détérioration géné-ralisée du français. L’âge et le sexe du début de la retraite… Mais de quel sexe est donc la retraite ? Et si je change moi-même de sexe en cours de route ? Ha ha. Le tableau prévoit-il quelque chose pour les semi-retraités ? Augmente-t-on ses chances de vie en étant semi ? Le nombre d’années que j’estimais vivre à la retraite ? Mais quelle question idiote !

J’ai commencé à paniquer. Sueurs froides, mains moites, cerveau en compote. Je me suis figé. Je ne sais trop si c’était d’angoisse ou de désarroi. Mais c’est que je n’y avais jamais vraiment songé : planifier une retraite demande évidemment une estimation de sa propre durée de vie. Avais-je, oui ou non, une idée de ma date de péremption ? La suite du questionnaire devenait proprement surréelle :

Comment se calcule le montant de la pension de retraite d’un salarié ?

Le montant de la retraite de base, versé par la Sécu-rité sociale, dépend :

* du salaire annuel moyen de base, calculé sur les meil-leures années, appelées « années de référence » ;

* d’un taux applicable à ce salaire, fixé en fonction de l’âge mais aussi de la durée totale d’activité. Il varie entre 32,50 et 50% pour un départ à la retraite à 60 ans ;

* du nombre de trimestres dans le régime général seul (d), qui est de 160 trimestres pour ceux nés avant 1949. Ce nombre de trimestres est porté à 161 pour ceux nés

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en 1949, à 162 pour ceux nés en 1950, à 163 pour ceux nés en 1951, etc.La formule magique est alors la suivante : SALAIRE

ANNUEL MOYEN x TAUX x d/D Il y avait donc une formule magique ! Mais pour-

quoi Agathe de Laglande ne me l’avait-elle pas dit ! Au même moment, la pro du combat rapproché est entrée. « C’est terminé ? — Pas tout à fait, non. J’en suis encore à la page un. — Mais il y a cinq pages en tout ! — Je sais. Je n’arrive pas à me concentrer. Tout s’embrouille dès qu’on me parle de chiffres, de planification, de vieillissement. Je deviens maboul... » Elle m’a regardé d’un air à la fois surpris et effaré, comme si je venais de lui dire que j’avais gerbé sur la moquette. « Bon, écoutez. Il vaudrait sans doute mieux que vous repreniez tout du début, calmement, chez vous, en remplissant le formulaire avec Madame. Il serait peut-être bon, par ailleurs, que je vous explique un truc fondamental, vraiment fondamental. » Elle a levé les mains au ciel et m’a regardé par en dessous, en baissant un peu la tête. Elle avait un grain de beauté sur la lèvre supérieure. Je me suis demandé si c’était un vrai ou si elle prenait le temps, chaque matin, de s’en inventer un, seule folie dans une vie qui m’apparaissait d’une platitude incommensurable. Je m’attendais à un tuyau béton sur l’art de faire fructifier le blé. Elle a sorti une feuille de papier vierge, puis a dégainé un stylo azur, sorti de je ne sais où, en prenant tout son temps cependant pour en retirer le capuchon, qu’elle a déposé sur une pirogue miniature en ébène prévue à cet effet, puis elle a tracé un triangle sur la feuille, en inscrivant une lettre à chaque pointe : T, A, C, et une autre au centre

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de la figure géométrique : P, accompagné de l’expo-sant 3. Elle avait une verrue sur l’index de sa main gauche. Comment pouvait-elle ne pas soigner cette horreur ? Elle a dû lire dans mes pensées, car au même moment elle a replié son doigt. « Que signifient ces lettres et ce dessin pour vous ? — C’est un piège ? — Pas du tout. Allez-y, je vous écoute... — Euuuhhh... J’imagine qu’il s’agit d’une sorte de Saint-Graal de la prospérité ? Non ? Nous aurions, à la base, les deux valeurs fondamentales qui permettent de planifier une bonne croissance, soit le Travail et l’Argent. C’est ça ? Le “C” doit correspondre aux Calculs de rentabilité. Votre domaine, hé hé ! Et le “P”, c’est évidemment le Profit ! » J’étais plutôt fier de moi. Je me suis même calé dans mon fauteuil, en attendant sa réaction. Elle a remonté ses lunettes sur la crête de son nez, en poussant avec le majeur, puis elle a émis un léger grognement, en claquant des dents très très vite. C’était assez terrifiant. « Nous partons vraiment de loin, avec vous. Écoutez bien attentivement. C’est une des premières choses qu’on m’a enseignée. Le “T” correspond à “tabernacle”. — Pardon ? — Tabernacle. Symboliquement, il repré-sente la tente où étaient enfermés l’Arche d’alliance des Juifs et les objets sacrés, avant la construction du temple... — Oui, je sais. Merci. Mais je ne vois pas le rapport… — C’est votre lieu spirituel, où vous devez prendre soin de votre alliance avec votre partenaire et de vos objets sacrés avant, pendant et après la construc-tion de votre temple extérieur. Le “A” est pour « amour ». Il en faut tout au long d’une vie entre conjoints, si on ne veut pas détruire en quelques mois ce qu’on a bâti pendant des décennies. Le “C”

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cor res pond à la connivence, c’est-à-dire à l’entente secrète et à l’intelligence nécessaires pour mener à bien tous ses projets, y compris financiers. La force du lien entre le T, le A et le C permet en fait la naissance du P au triple potentiel de croissance. » J’étais certainement en train d’halluciner. J’allais me réveiller et me retrou-ver dans mon lit, à côté de Cate, dans ma chambre, avec Jules qui me dirait : « Papa... Papa... Je n’arrive pas à dormir. J’ai fait un mauvais rêve. » Mais non. Le cau-chemar se poursuivait. « Quels sont à votre avis ces trois “P”, monsieur Laliberté ? Vous ne savez pas ? — Je ne vois vraiment pas, non… — Ce sont tout simplement les trois paradigmes d’une vie réussie : Pouvoir, Pro-priétés, Privilèges. Ce à quoi tout être humain aspire, ouvertement ou inconsciemment. Sans la triple alliance du TAC, il est cependant beaucoup plus difficile d’y parvenir... Vous devez absolument travailler sur votre TAC. » J’étais sidéré. J’ai tenté de repérer autour de moi une caméra cachée. Dans les coins, au plafond. J’étais sûrement à Surprise sur prise. Mais non. Rien. J’ai reculé d’un mètre en faisant rouler le fauteuil et je me suis croisé les jambes, de manière à me détourner légèrement de l’axe de mire d’Agathe de Guirlande. « Vous vous foutez de ma gueule, là... — Absolument pas. Il faut y croire. Vous pouvez y croire. — Vous êtes membre de la scientologie, c’est ça ? Et vous voulez m’arnaquer... — Aucunement. Écoutez : je sens chez vous une certaine détresse et beaucoup trop de naï-veté. Je vous propose simplement de repartir du bon pied. — Bon, c’est très gentil, tout votre baratin holis-tico épanouissant (un peu fasciste, quand même), mais j’aimerais qu’on en revienne aux chiffres, si vous

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le voulez bien. Je suis ici pour parler investissements et retraite. Vous vous souvenez ? » Elle a gonflé les joues, en faisant les gros yeux, puis a soufflé bruyam-ment. Elle a ensuite dit : « OK. Je ne passerai pas par quatre chemins. D’après les quelques chiffres dont je dispose, votre situation financière, en dehors de la valeur marchande de votre propriété, est franchement instable, voire carrément mauvaise. Vous écrivez un peu, ça ne se vend visiblement pas, et votre conjointe vient de changer d’emploi. Je ne vois vraiment pas comment, dans l’état actuel des choses, nous allons pouvoir vous aider.... — Mmmh mmmh. » J’ai eu très soif, tout d’un coup. Je me suis levé, très calmement, et j’ai marché jusqu’à la porte du bureau, en prenant mon look le plus détendu. En me retournant vers elle j’ai simplement dit : « J’aimerais un verre d’eau... — Il y a un self-service dans le couloir, près des WC. — Je reviens ! — Si vous insistez... Mais j’ai un horaire très chargé et si je ne sens pas un minimum d’ouverture de votre part, je vais tout simplement vous demander de quitter les lieux. Vous avez toujours la possibilité de demander conseil auprès d’une autre banque. » Elle a souri un millionième de seconde, tout au plus, puis s’est mise à examiner un document qu’elle avait rap-porté, en ayant l’air hyperconcentrée. Au bout de cinq secondes, elle a ajouté : « Si vous tenez aux humilia-tions répétées… »

Et là, j’ai vu rouge. Je me suis dit : toi, mon ostie de salope de crisse, tu vas goûter à la médecine québé-coise. Attache ta tuque, Agathe de la Sucemoil’nœud, on ne traite personne comme tu viens de le faire. J’ai commencé par taper dans la vitre, paumes ouvertes,

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en criant « Hey Yo ! Y a un humain là-dedans ? » Elle a sursauté, mais s’est vite ressaisie, les mains bien posées sur la table et en ne me quittant plus des yeux. « Vous êtes au service client dans une banque ou une préposée à l’abattoir, connasse ! » Elle n’a pas bronché. Je me suis ensuite mis à faire des grimaces. J’ai même léché la vitre, en lui envoyant des fingers en boucle. Ça partait comme des fusées. J’ai fait d’autres gestes obscènes, aussi. Je vous les épargne. Ça s’est compliqué quand j’ai pris une chaise à portée de main et que je l’ai fracassée sur la cloison de son bureau. Il y a eu une détonation sourde, comme si j’étais sous l’eau, et puis tout a éclaté en mille morceaux. Je me suis retrouvé au milieu d’une plage de verre concassé, la chaise encore dans les mains. Une belle andouille. Mon château de sable venait d’être englouti par une grosse vague de folie passagère. J’ai juste dit : « Eh merde. » Elle était déjà en train d’appeler les flics. J’ai jeté un coup d’œil autour de moi, en dépo-sant la chaise délicatement. Aucun gardien de sécurité. Il n’y avait que trois clients et cinq ou six employés. Per-sonne ne bougeait. Agathe de Ladébande s’est levée. Je l’ai clairement entendue assurer à la personne au bout du fil : « Je me charge de le maîtriser le temps que vous arriviez. Si si. Je suis formée pour ça. » Ensuite tout est allé très très vite. J’étais par terre, sur le ventre, le visage écrasé par le genou gauche de mon ex-conseillère finan-cière. Je me suis ensuite dit, dans cette posture assez humiliante, que je venais sans doute de rater une belle occasion de m’intégrer de manière convenable à la société de Forcalquier.

J’ai passé la nuit au poste. Cate est venue me voir, sans Jules. Elle l’avait confié à Peupeu. Elle avait l’air un

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peu défaite. Et inquiète, évidemment. C’est toujours difficile de découvrir une facette vraiment insoupçon-née de votre amoureux. Elle était surtout très fâchée. « Mais enfin, Raphaël ! Tu as pensé à Jules, à moi, en agissant de la sorte ! — Je n’ai pensé à rien du tout, Cate. C’est une vraie tarée, cette fille. Il fallait bien que ça arrive un jour. Ils me font tous sortir de mes gonds, les Français au travail... — Mais ce n’est pas une raison pour éclater une cloison en verre ! Dans une banque ! Tu perds la boule ou quoi ? — Je suis fatigué... Fatigué de devoir me battre chaque fois que je sors de la mai-son. De voir la tronche condescendante et cafardeuse de tous ceux qui sont normalement là pour rendre service. Tu comprends ? — Oui, bon, on vit dans un pays de Cèpajojos, on le sait. Mais ils ne sont pas tous comme ça, voyons... Madame Michel, elle est super sympa, non ? Et Monsieur Babeurre, au tabac, il est tellement sweet ! Il y a autre chose, Raphaël... Quelque chose que tu ne me dis pas... Am I right ? » Elle a croisé les bras, les clés de la voiture dans une main, le cel-lulaire dans l’autre. « Mais non ! Il n’y a rien du tout ! L’avenir m’angoisse, et je veux juste m’assurer que ma petite famille passe tous les caps... Rien de plus, rien de moins. Je viens demander conseil et cette putain d’Agathe de Mes Deux me reçoit comme une qua-druple merde. Une merde à qui on pense devoir faire la morale, en plus ! Elle est dans la scientologie, j’en suis sûr ! — Bon, mon chou, tu dérailles. Je retourne à la maison. Je suis enceinte, rappelle-toi, et je n’ai pas besoin de vivre ça... See you in the morning, my love. On va demander à mon père d’arranger tout ça, OK ? Je t’ai apporté ta brosse à dents. — Je n’ai pas besoin de

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Quelques semaines après l’accident, j’étais assis sur le lit de Jules, les larmes n’arrêtaient pas de couler, et j’ai voulu en finir. Et puis j’ai vu la boîte de biscuits chinois, sur son bureau. La boîte qu’il avait trouvée dans le sable, tout petit. C’était devenu ma boîte à idées. Je la lui avais offerte en arrivant au Québec. Il voulait l’avoir, comme ça je serais toujours près de lui, qu’il m’avait dit.

Il y avait des polaroïds à l’intérieur.

Polaroïd un C’est nous quatre. La photo avait été prise à retar-

dement dans le jardin. On mange des marshmallows. Jules fait une grimace de clown, avec de gros yeux gourmands et la langue sortie. Cate tient Camille bien droite pour la photo. Je les entoure tous de mes bras.

Polaroïd deux Jules est assis sur un banc de la cour d’école, les

mains posées sur les genoux, l’air très sérieux. À côté de lui, sur le banc, le photographe a laissé son cha-peau. C’est celui de Bill.

Polaroïd trois Jules est avec Frédérique. Ils ont probablement pris

la photo avec l’appareil à bout de bras. Ils se tiennent joue contre joue. Derrière on distingue vaguement un sous-bois. Une de leurs escapades en Zodiac. Ils rient. Ils ont l’air amoureux.

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Polaroïd quatre Un champ de maïs, avec une grange au toit en bar-

deaux de cèdre, et une route qui serpente, dans la vallée. Derrière, Jules a écrit : Pour Peupeu. De Jules. Avec papa, maman et Camille. En balade sur la route des vins (du Québec !). C’est beau ici.

J’ai remis les polaroïds dans la boîte et je l’ai prise avec moi, dans mon bureau. Je l’ouvre rarement. C’est encore trop souffrant.

Un jour, peut-être, j’arriverai à laisser la boîte ouverte.

Sous mes yeux.Pendant que j’écris.Et je t’inventerai une vie d’adulte, mon trésor.Une vie non finie.

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