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Extrait de la publication… · petit matin d’août, la veille d’Hiroshima. Pourquoi ce jour-là précisément ? Depuis mon retour de Buchenwald, j’étais pris dans l’immobile

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Lettre sur le pouvoir d’écrire

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Claude-Edmonde Magny

Lettre sur le pouvoird’écrire

Préface de Jorge Semprún

Dans la même série

Christopher Lasch, Culture de masse ouculture populaire ?

Jean Claude Michéa, Les Intellectuels, le peupleet le ballon rond

© Climats, un départementdes éditions Flammarion, 2012.

ISBN : 978-2-0812-8220-9

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PRÉFACE

La Lettre sur le pouvoir d’écrire queClaude-Edmonde Magny a écrite à monintention est datée de février 1943. Chaquefois que je l’ai relue, j’y ai trouvé effective-ment la réalité concrète, la densité spiri-tuelle aussi, de nos conversations de cetteannée-là.

J’ai connu Claude-Edmonde Magny en1939, au moment de mon arrivée enFrance, après la défaite de la Républiqueespagnole. C’était à Jouy-en-Josas, aucours d’un congrès du mouvementEsprit, si je me souviens bien. En tout cas,lors d’un événement ou d’une réunion decette période-là, se rapportant aux activi-tés d’Esprit.

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Lettre sur le pouvoir d’écrire

Mon père avait été le correspondantgénéral en Espagne du groupe et de larevue d’Emmanuel Mounier. Il avaitassisté à ce congrès de Jouy-en-Josas, etm’avait amené avec lui. J’avais quinzeans, j’étais interne au Lycée Henri IV,l’exil commençait. La langue françaisedevenait ma seconde patrie, un lieud’asile du moins.

J’avais sagement suivi la discussion aucongrès d’Esprit. L’ombre de la guerremondiale, désormais non seulementinévitable mais proche, se profilait surtous les débats. Je me souviens fort biende l’impression que me firent les inter-ventions de Luccioni, de Landsberg, deSoutou. Je me souviens que la femme dePaul-Louis Landsberg était blonde etséduisante, qu’elle conduisait une déca-potable.

C’est là, si je me souviens bien, que j’airencontré pour la première fois Claude-Edmonde Magny. C’est d’ailleurs à cemoment qu’elle a commencé à utiliser ce

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Préface

nom, qui était un pseudonyme, poursigner ses articles et ses essais. Elle étaitagrégée de philosophie, enseignait enprovince. À Rennes, pendant la drôle deguerre. Elle n’était revenue à Paris quevers 1941, date à partir de laquelle nousnous sommes rencontrés régulièrement.

Mais si la Lettre sur le pouvoir d’écrirem’a été écrite en 1943, je ne l’ai lue quedeux ans plus tard. C’est Claude-Edmonde elle-même qui me l’a lue, unjour d’août 1945. Je pourrais dire lequelavec certitude : le lendemain, la premièrebombe atomique explosait sur Hiroshima.Ce jour d’août, la veille d’Hiroshima,j’avais sonné à la porte de Claude-Edmonde Magny, rue Schœlcher, très tôtle matin. Je savais qu’elle s’installait à satable de travail dès l’aube. Elle corrigeaitles dernières épreuves d’un livre qui allaitparaître quelques semaines plus tard, LesSandales d’Empédocle. Nous en avionsparlé souvent, depuis que j’étais revenude Buchenwald, trois mois plus tôt. Car

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le livre reprenait, magistralement à monavis, bon nombre de thèmes et deréflexions qu’elle m’avait fait partager, lesannées précédentes, et qui se trouventégalement à l’arrière-plan de sa Lettre surle pouvoir d’écrire.

Claude-Edmonde Magny m’a donc lusa lettre – celle-ci n’avait pas encore detitre ; elle ne l’a eu que pour sa premièrepublication, en 1947, chez Seghers – unpetit matin d’août, la veille d’Hiroshima.Pourquoi ce jour-là précisément ?

Depuis mon retour de Buchenwald,j’étais pris dans l’immobile vertige dedeux besoins ou désirs contraignantsmais contradictoires. Le désir de vivre oude revivre, donc d’oublier. Le désird’écrire, d’élaborer et de transcenderl’expérience du camp par l’écriture, doncde me souvenir, de revivre sans cesse parla mémoire, l’expérience de la mort. Danscette situation, il m’arrivait de connaîtredes moments de bonheur : le goût violentde la vie retrouvée ne semblait pas

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Préface

m’interdire l’exercice de mémoire pour lesbesoins de l’écriture. D’autres momentsétaient d’abominable détresse : l’écriturem’enfermait dans l’univers de la mort,m’y étouffait irrémédiablement.

Le jour que j’évoque ici, la veilled’Hiroshima, j’ai sonné à la porte deClaude-Edmonde Magny, rue Schœlcher,à six heures du matin, après une nuitblanche de cauchemar angoissé. Elle m’aaccueilli, m’a offert du café très fort (duvrai café, s’entend : un tour de force en1945) et nous avons parlé. C’est dans lecontexte de cette conversation qu’elle m’alu sa lettre.

Deux ans plus tard, je reçus un exem-plaire de l’édition originale, tirée à300 exemplaires sur vélin Lafuma (lemien porte le numéro 130). Depuis lors,le petit volume de la Lettre sur le pouvoird’écrire ne m’a quasiment plus quitté. Jel’ai emporté avec moi dans toutes les cir-constances de ma vie, y compris lesvoyages clandestins.

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Lettre sur le pouvoir d’écrire

En 1947, lorsque la première édition dece texte a paru, je ne rencontraisplus Claude-Edmonde Magny avec larégularité d’autrefois. De ma part, l’unedes raisons – sans doute obscure, nonexplicitée à moi-même – de cette distan-ciation tient au fait que j’avais alors aban-donné le projet d’écrire. Dès 1946, àAscona, dans le Tessin, j’avais abandonnéle livre que je tentais d’écrire sur monexpérience de Buchenwald. Il m’avaitfallu m’y décider pour survivre, littérale-ment. Il me fallait choisir entre l’écritureet la vie, j’ai choisi cette dernière. J’aichoisi une longue cure d’aphasie,d’amnésie délibérée, pour revivre. Oupour survivre. J’ai choisi du même coupl’illusion d’un avenir, par le moyen del’engagement politique, puisque l’enga-gement dans l’écriture me ramenait àl’enfermement de la mémoire et de lamort.

C’est dans ce travail de retour à la vie,de deuil de l’écriture, que je me suis

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Préface

éloigné, c’est facile à comprendre, deClaude-Edmonde Magny. Sa Lettre sur lepouvoir d’écrire, qui m’accompagnait par-tout, était le seul lien, indirect,énigmatique, fragile, avec celui quej’aurais pu être : un écrivain. Avec moi-même, en somme, la part de moi la plusauthentique, bien que frustrée.

Je n’en dirai pas plus, ici et pourl’heure. Tout un livre – une bonne partied’un prochain livre, du moins – est consa-cré à ce dialogue avec Claude-EdmondeMagny, par le truchement de cette Lettresur le pouvoir d’écrire qu’elle m’adressa,par l’élucidation des circonstances oùnous en parlâmes, après qu’elle me l’eutlue, la veille de la destruction d’Hiro-shima.

Un mot pourtant, en attendant. Un motpour rappeler une phrase de Claude-Edmonde Magny dont les effets sontdécisifs sur mon travail d’écrivain. « Nulne peut écrire » a-t-elle dit, « s’il n’a le

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cœur pur, c’est-à-dire s’il n’est assezdépris de soi… ».

Je m’y efforce.

Jorge SEMPRÚN

Septembre 1993

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Mon cher Jorge,

Votre ami Juan prétendait aimer, jadis,ce qu’il appelait mes « homélies » ; et ceque vous m’écrivez des scrupules quivous sont venus récemment sur votrevocation littéraire me donne envie devous en adresser une… Moi aussi, je mesuis bien souvent demandé quelles justifi-cations fournir de cette foi que je gardeen la valeur du Livre, quelles racines ellepouvait bien avoir qui la fassent sitenace ; au point que lorsque des amisdont je sais pourtant combien leur vieintérieure peut exister sans l’écriture mefont l’aveu de leur paresse, quelque choseen moi se désole sourdement ; pour ne serassurer que devant les preuves maté-rielles de leur activité. Il est de mode

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actuellement parmi les littérateurs demépriser l’acte d’écrire, de soupirer versl’instant où l’on sera, enfin, par-delà lesmots. Et chacun sait maintenant que, pasplus que l’amour n’a pour fin la procréa-tion, ce qui importe ici ce n’est pas lepoème, piètre résultat, d’ailleurs indiffé-rent mais seulement l’expérience inté-rieure qui l’a engendré, et que les gens lesplus forts sont ceux qui se taisent. Tacite-ment réprouvée par Rimbaud et parM. Teste, l’écriture rougit de sa maté-rialité, de son ostentation, de sonimpudeur, elle n’a de cesse qu’elle n’aitregagné – sans s’être fait trop remarquer –le néant d’où elle n’aurait jamais dûsortir. Le vieux canular symboliste de Vil-liers et de Gourmont – vous savez bien, lapartition pour triangle (ou pour chapeauchinois ?) faite de trois silences, et quibrise le cœur au vieux musicien desContes Cruels, ou le mythe de « M. Th. »,l’homme de génie qui n’écrit rien et préfi-gure M. Teste jusque dans ses initiales

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– cette farce de café montée par leshabitués de la « Nouvelle Athènes » a miscinquante ans à se faire prendre ausérieux, mais il faut convenir que sa réus-site est entière. Vous étonnerez-vousbeaucoup si l’individu contrariant que jesuis n’est pas d’accord ?

Mais la question de la valeur en soi dela littérature ne se confond pas avec cellede sa possibilité pour une personne parti-culière. Écrire est la meilleure façon quej’aie trouvée ici d’intégrer une certaineexpérience, de me « l’ajouter » véritable-ment, dirait M. Teste, de faire qu’elle soitaussi totalement à ma disposition, toutentière convertie en aptitude, comme lanage ou la locomotion. Il ne s’ensuit nul-lement que ceci soit valable aussi pourvous.

Vous rappelez-vous ce soir pluvieux deprintemps où vous êtes rentré chez moien me déclarant que jamais vous ne pour-riez écrire « votre » Recherche du Tempsperdu ? Vous aviez marché longtemps

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dans des rues désolées, assailli par toutesles déceptions mesquines de la journée, etvous aviez été de nouveau repris par lavieille angoisse mal oubliée de la pre-mière adolescence quand vous déambu-liez tristement dans une ville étrangère,regrettant presque l’internat du lycéedont les murs, au moins, étaient familiers,et sans autre avenir à votre journée quela pensée d’y retourner le soir. Et je nepouvais que sympathiser, moi qui autantque vous suis lâche et incapable de remâ-cher volontairement, fût-ce pour m’endélivrer, les souffrances du passé. Maislorsque le lendemain, vous évoquiezvotre enfance et le palais de Tolède, salourde porte et les coplas que chantent lesserenos le soir, j’aurais dû vous dire queles aubépines de Combray et l’amourmalheureux pour Gilberte n’étaient passéparables, qu’on ne pouvait faire un tridans le passé pour le transfigurer, et quela gymnastique spirituelle par laquelle ondevient capable d’éterniser les premières

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est la même qui a permis de revivrel’autre. Quand nous lisons Malte Laurids,nous avons l’impression que c’est toutsimple et tout naturel à écrire, que Rilken’a eu qu’à y verser telles quelles lesangoisses qu’il avait éprouvées à se pro-mener dans les rues de Paris. Mais nousoublions quel effort intérieur il lui a fallupour arracher cette angoisse qui lui collaità la chair, la projeter hors de lui, et pou-voir enfin étaler au grand jour sa détresseparce qu’il l’avait mise tout entière dansles choses, dans l’odeur de frites, d’iodo-forme et d’angoisse qui suinte de la ruedu Val-de-Grâce, en l’ayant objectivée etcomme matérialisée (mais ainsi séparéede lui) dans les taudis éventrés auxpapiers peints pendants de la rue deSeine. Keats parle dans un de ses poèmesde « l’aveugle purgatoire », fait de lacontemplation impuissante de toute lasouffrance qui est au monde, géhennequ’il faut traverser pour devenir vraimentpoète – pouvoir écrire l’Ode à Psyché ou

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celle À une urne grecque. Les étapes del’expérience mystique sont maintenantfamilières à tous ceux qui « s’intéressentà la vie spirituelle » comme on dit ; avecles lettres de Keats, celles de Rilke, lesbribes de confidences échappées à votreami Jean-Arthur, on pourrait de mêmejalonner le dur et différent itinéraire, laSalita del Carmel qui a conduit chacund’eux à la création poétique, et qu’on nepeut feindre d’avoir parcouru.

Vous vous êtes demandé ce qui man-quait à ces extraordinaires petits pas-tiches de Mallarmé (un Mallarmé quiaurait lu Proust et adopté la prosodied’Aragon) que l’an dernier vous fabri-quiez en trois heures et qui chaque foism’éblouissaient. Il leur manquait simple-ment d’avoir été écrits par vous. De vousexprimer, si superficiellement que ce soit.De se rattacher en quelque façon à ce qu’ily a d’essentiel en vous, à cette chose quevous voulez plus que tout – mais dontvous ne savez pas encore quelle elle est.

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N° d’édition : L.01EHBN000544.N001Dépôt légal : août 2012

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