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Extrait de la publication… · tournés vers le Soleil étaient condamnés. Ailleurs se pressaient les étoiles, si nombreuses et si lumineuses qu’elles faisaient presque disparaître

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Poul Anderson – Le Chant du Barde

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Le Jeu de Saturne

Poul Anderson

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Poul Anderson – Le Chant du Barde

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Nouvelle extraite du recueil Le Chant du barde, les meilleurs récits de

Poul Anderson proposé et dirigé par Jean-Daniel Brèque. ISBN : 978-2-84344-451-7 Parution : septembre 2012 Version : 1.0 — 26/09/2012 © 1981 by Poul Anderson. © 2010, Le Bélial’ pour la traduction française © 2012, Le Bélial’, pour la présente édition Illustration de couverture © 2010, Caza.

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Le Jeu de Saturne

Titre original : The Saturn Game Prix Hugo 1982 & Nebula 1981 In Analog, février 1981 Première publication française : in Les Abîmes angoissants de Poul

Anderson, éd. Richard D. Nolane (Casterman, 1982) Nouvelle traduite de l’américain par Jean-Pierre Pugi Traduction révisée par Jean-Daniel Brèque pour la présente édition

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Pour conclure ce recueil, un dernier doublé Hugo/ Nebula, et un texte qui

résume à merveille l’évolution de notre auteur. Nous l’avons vu, au fil de ce volume, fasciné par les mythes et les

archétypes, que son rationalisme foncier ne l’empêche pas de considérer comme essentiels à la psyché humaine : de la mythologie gréco-latine (Orphée, les centaures) à la mythologie celtique (le Vieux Peuple) en passant par les créations purement littéraires (Kipling, les chansons folkloriques, la science-fiction), les œuvres de l’esprit forment un des linéaments de la réalité. Mais que se passe-t-il quand les mythes débordent sur ladite réalité, quand l’imaginaire prend le pas sur le concret ?

On notera dans ce texte un clin d’œil à la Society for Creative Anachronism, dont Poul et Karen Anderson étaient membres sous les noms de Béla of Eastmarch et Karina of the Far West, mais aussi, sur un registre plus grave, une réflexion sur l’emprise grandissante des loisirs de masse (cinéma, télévision, jeux vidéo) sur la société américaine.

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1.

Afin de pouvoir comprendre ce qui s’est passé, chose indispensable si nous voulons éviter la répétition de telles tragédies, il convient en premier lieu de faire table rase de toutes les accusations. Personne n’a été coupable de négligence, aucune action n’a été irréfléchie. Car qui aurait pu prévoir un tel dénouement ou en reconnaître la nature avant qu’il soit trop tard ? Nous devrions plutôt tâcher de découvrir dans quel esprit ces personnes luttèrent contre le désastre, tant physiquement que psychiquement, lorsqu’elles en prirent conscience. Le fait est que ce seuil existe dans toute la réalité, et qu’il sépare deux univers au sein desquels tout est totalement différent. Le Chronos a fait davantage que traverser un abîme, il a franchi le seuil de l’expérience humaine.

Francis L. Minamoto Mort sous Saturne : une opinion dissidente (Apollo University Communications, Leyburg, Lune, 2057) « LA CITÉ DE GLACE APPARAÎT maintenant à l’horizon », dit Kendrick.

Ses tours ont des reflets bleutés. « Mon griffon déploie ses ailes pour planer. » Le vent siffle dans ses rémiges démesurées qui miroitent des couleurs de l’arc-en-ciel. Le manteau de Kendrick flotte derrière ses épaules, l’air le mord à travers sa cotte de mailles et le ceint d’une cuirasse glacée. « Je me penche en avant et te cherche du regard. » Dans sa main gauche, la lance rétablit l’équilibre. Sa pointe luit de la pâle clarté de la lune, que Wayland Smith a mêlée à l’acier en la forgeant.

« Oui, je vois le griffon, lui répond Ricia. Il se trouve très loin dans les hauteurs, comme une comète au-dessus des murs d’une cour. Je sors du portique en courant pour mieux le voir. Un garde tente de me barrer le passage, il me saisit par la manche, mais je me précipite à l’air libre et la soie arachnéenne se déchire. » Le château des elfes ondule légèrement, comme si sa glace sculptée s’élevait en vapeur. Avec passion, elle crie : « Est-ce vraiment toi, mon amour ?

– Arrête ! l’avertit Alvarlan depuis sa grotte des arcanes, à dix mille lieues de là. J’envoie à ton esprit un message. Si le Roi se doute qu’il s’agit du Seigneur Kendrick des Îles, il enverra un dragon le combattre, ou il te fera disparaître afin qu’il lui soit impossible de te délivrer. Reviens, Princesse de Maranoa. Feins de croire que ce n’est qu’un aigle. Je vais lancer un charme pour que nul ne mette en doute tes paroles.

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– Je demeure dans les hauteurs, dit Kendrick. À moins d’utiliser la pierre divinatoire, le Roi des Elfes ne pourra pas découvrir que le griffon a un cavalier. D’ici, j’observe la cité et le château.» Et ensuite ?… Il ne sait pas. Il sait seulement qu’il doit la libérer ou mourir dans cette quête. Combien de temps lui faudra-t-il pour y parvenir, pendant combien d’autres nuits restera-t-elle encore captive de ce Roi ?

« Je croyais que vous étiez censés observer Japet », interrompit Mark Danzig.

Le ton sec de sa voix fit sursauter ses trois compagnons. Jean Broberg rougit de gêne et Colin Scobie d’irritation ; quant à Luis Garcilaso, il haussa les épaules, sourit et reporta son regard sur la console de pilotage devant laquelle il était harnaché. Durant un instant, la cabine ne fut emplie que par le silence, ainsi que par les ombres et le rayonnement de l’univers.

Afin de faciliter les observations, on avait éteint toutes les lumières et la cabine n’était éclairée que par la faible lueur des instruments. Les hublots tournés vers le Soleil étaient condamnés. Ailleurs se pressaient les étoiles, si nombreuses et si lumineuses qu’elles faisaient presque disparaître le linceul d’obscurité qui leur servait d’écrin. La Voie lactée était un fleuve d’argent. Derrière un hublot apparaissait Saturne, dont le Soleil n’éclairait qu’une moitié. L’hémisphère où régnait le jour était fait d’or pâle et de bandes colorées, serti dans les joyaux de ses anneaux, alors que la partie plongée dans la nuit était légèrement enluminée par la clarté stellaire reflétée par les nuages. L’astre était aussi gros que la Terre vue de la Lune.

Devant eux se trouvait Japet. La chaloupe spatiale en orbite autour du satellite pivotait sur son axe afin de conserver le même champ de vision. Elle avait franchi le terminateur qui scindait actuellement l’hémisphère tourné vers la géante. Elle venait donc de laisser derrière lui, au sein de l’obscurité, les déserts désolés piquetés de cratères, et passait au-dessus d’une région de glaciers inondés de soleil. La blancheur était aveuglante, elle scintillait d’étincelles et d’éclats de couleur, dressant vers le ciel des formes irréelles : cirques, crevasses, cavernes liserés de bleu.

« Je suis désolée, murmura Jean Broberg. C’est beau, incroyablement beau, et… presque semblable au lieu où notre jeu nous a conduits. Nous avons été pris par surprise…

– Ah bon ? déclara Mark Danzig. En fait, vous aviez une idée assez précise de ce qui nous attendait et vous avez fait en sorte que votre jeu se déroule dans un décor ressemblant à ce monde. Inutile de prétendre le contraire. Voilà huit ans que j’assiste à cette comédie. »

Colin Scobie fit un geste de colère. Le mouvement rotatif et la gravité étaient trop faibles pour pouvoir lui donner un poids véritable : il fut propulsé dans les airs à l’intérieur de la petite cabine. Il se retint à une

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poignée, à deux doigts du chimiste. « Est-ce que tu traiterais Jean de menteuse ? » gronda-t-il.

La plupart du temps il était jovial, bien que de façon un peu bourrue. Pour cette raison même, voilà qu’il paraissait brusquement menaçant. C’était un homme corpulent, aux cheveux couleur sable, au milieu de la trentaine. Sa combinaison ne dissimulait pas ses muscles et son froncement de sourcils mettait en relief son caractère violent.

« Je vous en prie ! s’exclama Jean Broberg. Colin, ce n’est pas le moment de se disputer ! »

Le géologue lui adressa un regard. C’était une femme élancée aux traits délicats. À quarante-deux ans, et en dépit des cures de rajeunissement, les cheveux brun-roux qui couvraient ses épaules commençaient à se strier de blanc, et des rides apparaissaient autour de ses grands yeux gris. « Mark a raison, soupira-t-elle. Nous sommes ici pour faire de la recherche scientifique, pas pour rêver. » Elle se pencha en avant afin de toucher le bras de Scobie et lui fit un sourire timide. « Tu ne parviens pas à te débarrasser de la personnalité de Kendrick, pas vrai ? Vaillant et protecteur… » Elle se tut, s’apercevant qu’elle avait accéléré le débit de ses paroles, comme Ricia. Elle porta sa main à sa bouche et rougit à nouveau. Une larme apparut et s’éleva en apesanteur. Elle s’obligea à rire. « Mais je ne suis que la physicienne Broberg, la femme de Tom Broberg, astronome, et la mère de Johnnie et de Billy. »

Son regard se porta vers Saturne, comme si elle cherchait le vaisseau à bord duquel l’attendait sa famille. Elle aurait pu le voir, lui aussi, comme une étoile se déplaçant au sein des autres étoiles, propulsée par la voile solaire. Cependant, cette dernière était à présent carguée et il était impossible de discerner à l’œil nu un ensemble de coques, même aussi volumineuses que celles du Chronos, à autant de millions de kilomètres.

Depuis le siège de pilotage, Luis Garcilaso demanda : « Quel mal y a-t-il à ce que nous continuions notre petite commedia dell’arte ? » Sa voix traînante, typique de l’Arizona, était apaisante. « Nous n’allons pas nous poser immédiatement, et le pilote automatique s’occupera de tout tant que nous resterons dans l’espace. » C’était un homme de petite taille, basané et habile, qui n’avait pas encore atteint la trentaine.

Danzig fronça les sourcils. À soixante ans, autant grâce à ses habitudes qu’aux cures de rajeunissement, il avait conservé sa souplesse dans un corps plutôt maigre ; il pouvait ironiser sur ses rides et sa calvitie qui gagnait du terrain, mais, pour l’instant, il laissait l’humour de côté.

« Tu veux dire que tu n’as pas conscience de la situation ? » Son nez busqué désigna l’écran d’un scanner sur lequel apparaissait l’image agrandie du paysage du satellite. « Dieu tout-puissant ! Nous allons atterrir sur un nouveau monde… un monde minuscule, mais un monde tout de même, et

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plus étrange que nous ne pouvons le supposer. Rien ne nous a jamais précédés en ce lieu, si ce n’est une sonde qui est passée à proximité et un module robot qui s’y est posé. Et tous deux ont très rapidement cessé de transmettre des informations. Nous ne pouvons pas nous fier aux seuls appareils de mesure et aux seules caméras : nous allons devoir nous servir de nos yeux et de nos cerveaux. » Il s’adressa à Scobie. « Tu devrais le ressentir au plus profond de ton être, Colin, même si personne d’autre à bord n’en est capable. Tu as travaillé sur la Lune autant que sur la Terre. En dépit de toutes les bases qui y ont été implantées, en dépit de toutes les études qui y ont été faites, n’as-tu jamais eu de mauvaises surprises ? »

L’homme corpulent sembla retrouver son calme et sa voix s’emplit d’une douceur qui évoquait la sérénité des montagnes de son Idaho natal. « C’est exact, admit-il, on n’a jamais trop d’informations lorsqu’on n’est pas sur la Terre, on n’en a même jamais assez. » Il fit une pause. « Cependant, la timidité est aussi dangereuse que la témérité… Je ne dis pas que tu es timoré, Mark, s’empressa-t-il d’ajouter. Rachel et toi, vous auriez pu vous retirer dans une île O’Neill avec une bonne pension… »

Danzig se détendit et sourit. « Au risque de paraître pompeux, je te répondrai que c’était un défi. Mais, malgré tout, nous avons la ferme intention de revenir sur Terre lorsque cette mission sera terminée. Nous devrions rentrer à temps pour la bar-mitsva d’un ou deux petits-fils. Et pour cela, il est nécessaire que nous restions en vie.

– À mon avis, rétorqua sèchement Scobie, si tu te laisses intimider, tu risques de te retrouver dans une situation bien pire que… oh ! c’est sans importance. Tu dois avoir raison, nous n’aurions jamais dû nous laisser aller à fantasmer. C’est le spectacle qui nous a impressionnés. Cela ne se reproduira pas. »

Cependant, lorsque le regard de Scobie se porta à nouveau sur le glacier, il ne possédait pas le détachement convenant à celui d’un scientifique. Pas plus que le regard de Broberg ni celui de Garcilaso. Danzig abattit son poing dans sa paume. « Le jeu, ce maudit jeu puéril, marmonna-t-il d’une voix trop faible pour que ses compagnons pussent l’entendre. N’auraient-ils rien pu trouver de plus raisonnable ? »

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2.

Mais y avait-il une solution plus raisonnable ? Peut-être pas. Pour répondre à cette question, il faut avant tout faire un peu d’histoire. Nous devons nous

remémorer l’époque où les premières réalisations industrielles spatiales offrirent l’espoir de sauver de l’effondrement tant notre civilisation que la planète elle-même, puis celle où il devint indispensable d’approfondir notre connaissance des autres planètes du système solaire préalablement à leur développement. Les premiers efforts de l’homme portèrent sur Mars, le monde qui lui était le moins hostile. Aucune loi naturelle n’interdisait d’envoyer plus loin des petits vaisseaux pilotés. Mais, ce qui empêchait de telles expéditions, c’est qu’il eût été absurde de gaspiller autant de carburant, de temps et d’efforts, pour permettre à trois ou quatre personnes d’aller effectuer un bref séjour dans l’espace.

La construction du J. Peter Vajk nécessita bien plus de temps et d’argent, mais cet investissement fut largement amorti lorsque le spationef (pratiquement une colonie) déploya son immense voile solaire et emporta un millier de passagers vers leur destination, qu’ils atteignirent au bout d’un voyage de six mois effectué dans un confort relatif. L’opération devint même rentable lorsqu’il se plaça en orbite autour de Mars et que les membres de l’expédition envoyèrent vers la Terre les minéraux de Phobos dont ils n’avaient nul besoin pour mener à bien leur mission. Mission qui consistait, naturellement, à effectuer une longue étude détaillée de la planète rouge et nécessitait d’envoyer des engins auxiliaires sur toute sa surface, pour des séjours de plus en plus importants.

Il suffit de garder cela en mémoire ; inutile de rappeler en détail les triomphes du même concept de base à l’intérieur de tout le système solaire, jusqu’à Jupiter. La tragédie du Vladimir incita les responsables à s’intéresser à nouveau à Mercure et, d’une façon indirecte et politique, poussa le consortium anglo-américain à donner le coup d’envoi au projet Chronos.

Le nom donné au vaisseau lui convenait mieux qu’on ne le croyait. Propulsée par sa voile solaire, la nef mit huit ans pour gagner Saturne.

S’il fallait que les scientifiques fussent en parfaite santé et pleins d’allant, ces qualités étaient également requises pour les hommes d’équipage, les techniciens, les représentants du corps médical, les membres du service d’ordre, les enseignants, les prêtres et les animateurs… en bref, pour tous les éléments de cette communauté. Chaque membre de l’expédition devait être expert en plusieurs disciplines, afin de pouvoir assister ses compagnons en cas d’urgence, et il lui fallait entretenir ses capacités par un entraînement monotone et régulier. L’environnement était limité et austère, les communications avec la planète mère devinrent bientôt une simple question d’émission d’ondes. Les personnes au caractère cosmopolite découvrirent qu’elles se trouvaient confinées dans l’équivalent d’un village isolé. Qu’avaient-elles à faire ?

Accomplir les tâches assignées à chacun, dans la plupart des cas des travaux d’aménagement intérieur du vaisseau. S’occuper de recherche, écrire des livres, étudier, pratiquer des sports, s’adonner à des hobbies, travailler dans des secteurs tertiaires ou d’artisanat, ou avoir des distractions plus personnelles… Il y avait un vaste choix d’enregistrements vidéo, mais le Contrôle central limitait à trois heures sur vingt-quatre l’emploi des récepteurs. Le risque de sombrer dans la passivité était trop grand.

Les passagers grommelaient, se querellaient, des factions apparaissaient et se scindaient, des mariages ou des unions moins officielles se formaient et se dissolvaient. Ils mettaient au monde et élevaient quelques enfants, priaient leur Dieu, raillaient, s’instruisaient, soupiraient et, pour la

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plupart, trouvaient leur vie satisfaisante. Mais pour certains, y compris un nombre important des plus favorisés, la seule chose qui les préservait de la détresse, c’étaient les psychodrames.

Minamoto L’aube rampa sur la glace, puis sur le roc. Sa clarté était à la fois pâle et

dure, mais suffisante pour fournir à Garcilaso les dernières données dont il avait besoin avant d’entamer la descente.

Le sifflement des propulseurs mourut. Un choc sourd fit frissonner la coque, les éléments du train d’atterrissage rétablirent l’horizontalité de l’engin, puis ce fut le silence. Nul n’osa parler pendant un long moment. Tous fixaient Japet.

Autour d’eux s’étendait un paysage désolé, semblable à celui de la majeure partie des mondes du système solaire. Une plaine obscure et incurvée, visible jusqu’à un horizon qui, à hauteur d’homme, se trouvait à seulement trois kilomètres de distance. Depuis la cabine, le regard portait naturellement plus loin, mais cela ne faisait qu’augmenter l’impression de se trouver sur une boule minuscule tournoyant entre les étoiles. Le sol était recouvert d’une fine couche de poussière et de gravier cosmiques. Ici et là, de petits cratères et des éminences s’élevaient pour projeter leurs ombres noires, longues, aux contours bien marqués. La réflexion de la lumière réduisait le nombre d’étoiles visibles, transformant les cieux en un dais obscur. À mi-chemin entre le zénith et le sud, la moitié de Saturne et de ses anneaux magnifiait cette vision.

De même que le glacier… ou les glaciers ? Nul ne le savait. Une seule chose était certaine : vu de loin, Japet avait un reflet brillant à l’extrémité ouest de son orbite et devenait terne à l’extrémité est, pour la simple raison qu’un hémisphère était recouvert d’une substance blanchâtre et l’autre non. La ligne de démarcation scindait Japet du côté qui faisait éternellement face à la géante. Selon les rapports expédiés par les sondes du Chronos, la couche était épaisse, avec des spectres peu communs qui variaient en fonction des lieux étudiés, et c’était à peu près tout ce qu’ils savaient sur ce satellite.

Pour l’instant, quatre humains regardaient un désert corrodé et voyaient un paysage merveilleux se déployer au-delà de son extrémité. Du nord au sud s’élevaient des remparts, des contreforts, des spires, des pics, des falaises aux formes et aux ombres innombrables. Sur la droite, Saturne projetait une douce clarté ambrée, presque noyée par la luminosité de l’est où le Soleil, pratiquement réduit à la taille d’une simple étoile, luisait avec trop de violence pour qu’il fût possible de le regarder. Là, l’éclat argenté explosait : scintillement de diamant de la lumière décomposée, bleus et verts glacés. Éblouis, larmoyants, les yeux voyaient cette scène s’assombrir et vaciller, comme si elle se trouvait à la frontière du pays des rêves ou du monde des fées. Mais, en dépit de la délicatesse de ces formes intriquées, il

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s’en dégageait une impression de froid intense et de masse écrasante. C’était également le royaume des Géants de Givre.

Broberg fut la première à pouvoir articuler quelques mots. « La Cité de Glace.

– C’est magique, ajouta Garcilaso tout aussi bas. Mon esprit pourrait s’y perdre à jamais, s’il s’aventurait dans ses dédales. Je ne sais pas si je le regretterais. Ma grotte n’a rien à voir avec ça, rien…

– Attendez une minute ! aboya Danzig, brusquement gagné par l’inquiétude.

– Oui, mettez un frein à votre imagination. » Bien que Scobie eût l’habitude de prononcer des paroles de modération, celles-ci semblaient plus cassantes que nécessaire. « Nous savions, grâce aux images retransmises par la sonde, que cet escarpement était… eh bien… assez comparable au Grand Canyon. Bien sûr, le paysage est plus spectaculaire que nous pouvions nous y attendre, et je suppose que c’est cela qui le nimbe de cette aura de mystère. » Il se tourna vers Broberg. « J’avoue n’avoir encore jamais vu de la glace ou de la neige ainsi modelée. Et toi, Jean ? Tu disais avoir vu un grand nombre de montagnes et de paysages hivernaux au Canada, pendant ton enfance. »

La physicienne secoua la tête. « Moi non plus. Jamais. Je n’aurais pas cru qu’une telle chose puisse exister. Qu’est-ce qui a bien pu façonner ainsi la glace ? Il n’y a pas d’érosion due aux agents atmosphériques… n’est-ce pas ?

– Il s’agit peut-être du même phénomène qui a laissé un hémisphère totalement nu, suggéra Danzig.

– Et qui a entièrement recouvert l’autre hémisphère, ajouta Scobie. On ne devrait pas trouver de gaz, qu’ils soient gelés ou non, sur un corps céleste de dix-sept cents kilomètres de diamètre. À moins qu’il ne s’agisse d’une sphère composée de ces éléments, une comète par exemple, ce qui n’est pas le cas de ce satellite. » Comme pour le prouver, il décrocha des pinces d’un support à outils proche, les lâcha et les rattrapa au cours de leur lente descente. Ses propres quatre-vingt-dix kilos n’en pesaient que sept. Pour cette raison, le satellite devait être essentiellement composé de roches.

Garcilaso manifesta son impatience. « Cessons de répéter des faits et des théories que nous connaissons déjà : mettons-nous à chercher des réponses. »

Le ravissement grandit en Broberg. « Oui, descendons, allons ! – Un instant, protesta Danzig en voyant Garcilaso et Scobie hocher la

tête avec impatience. Vous n’êtes pas sérieux. Il faut être prudents, procéder sans hâte…

– Non, pas sur un monde aussi merveilleux ! rétorqua Broberg d’une voix frissonnante.

– Ouais, nous avons déjà perdu trop de temps, ajouta Garcilaso. Nous devons effectuer immédiatement une reconnaissance préliminaire des lieux. »

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Les rides du visage de Danzig se creusèrent. « Tu voudrais descendre toi aussi, Luis ? Mais tu es notre pilote !

– Au sol, je suis également l’homme à tout faire, le chef cuisinier et le larbin des scientifiques de l’expédition. Crois-tu que je vais accepter de rester sagement assis dans cette cabine, alors qu’il y a un monde aussi fantastique à explorer ? » Garcilaso baissa le ton pour ajouter : « De plus, s’il devait m’arriver quelque chose, n’importe lequel d’entre vous pourrait regagner le Chronos, en recevant des instructions par radio et en effectuant l’approche finale par guidage à distance.

– C’est parfaitement exact, Mark, avança Scobie. Contraire aux règlements, certes, mais ces derniers ont été établis pour nous servir et non le contraire. La distance est courte, la gravité est faible, et nous resterons sur nos gardes. Un seul problème : tant que nous ne connaissons pas la nature de cette glace, nous ignorons quels dangers nous guettent. Non, nous devons tout d’abord aller faire une rapide exploration des lieux. À notre retour, nous ferons des projets. »

Danzig se raidit. « Puis-je te rappeler qu’en cas de pépin les premiers secours se trouvent à plus d’une centaine d’heures de nous ? Une chaloupe comme celle-ci ne peut aller très vite si elle veut conserver suffisamment de carburant pour rentrer, et il faudrait encore plus de temps pour mettre en route les grosses navettes de Saturne et de Titan. »

Scobie rougit sous l’insulte implicite. « Je peux pour ma part te rappeler que je suis le commandant de l’expédition. J’estime qu’une reconnaissance immédiate des lieux est non seulement sans danger mais indispensable. Tu es libre de rester à bord, si tu le désires… En fait, oui, il faut que tu restes. Le règlement a raison en affirmant que quelqu’un doit rester à bord de l’appareil.»

Danzig l’étudia plusieurs minutes avant de murmurer : «Luis va vous accompagner, n’est-ce pas ?

– Oui ! » s’écria Garcilaso, avec tant d’enthousiasme que la cabine en vibra.

Broberg tapota la main flasque de Danzig. « Ne t’en fais pas, Mark, lui dit-elle avec douceur. Nous te ramènerons des échantillons à étudier. Ensuite, je ne serais pas surprise que les meilleures suggestions viennent de toi. »

Danzig secoua la tête. Soudain, il paraissait extrêmement las. « Non, répondit-il d’une voix dénuée de timbre. C’est peu probable. Vois-tu, je ne suis qu’un chimiste industriel entêté, qui a vu dans cette expédition la possibilité d’effectuer des recherches intéressantes. Tout au long du voyage, j’ai tué le temps en me consacrant à des tâches banales, comme de travailler sur deux inventions pour lesquelles j’avais besoin de temps libre. Vous trois, vous êtes jeunes, romantiques…

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– Oh ! arrête, Mark. » Scobie tenta de rire. « Jean et Luis le sont peut-être… un peu. Mais pour ma part, je suis à peu près aussi éthéré qu’un plat de haggis.

– Tu as joué à ce jeu, des années durant, jusqu’à ce que tu finisses par en devenir le jouet. C’est ce qui se produit en ce moment, et peu importent les justifications que tu peux trouver.» Le regard que Danzig portait sur son ami le géologue perdit son caractère de défi et se fit pensif. « Souviens-toi de Delia Ames.

– Pourquoi me parles-tu d’elle ? se rebiffa Scobie. Cette affaire ne concerne que cette fille et moi, personne d’autre.

– Sauf qu’elle a ensuite été pleurer sur l’épaule de Rachel, et que Rachel n’a aucun secret pour moi. Ne t’inquiète pas, je n’ai pas l’intention de tout raconter. De toute façon, Delia s’en est remise. Mais si tu acceptes de reconstituer objectivement le passé, tu verras ce qui t’est déjà arrivé voici trois ans. »

Scobie serra les mâchoires alors que la commissure gauche de la bouche de Danzig s’incurvait en un sourire. « Non, je suppose que tu ne peux pas être objectif. J’admets que, pour ma part, je n’avais pas compris avant ce jour jusqu’où pouvait aller le processus. Au moins, essaie de faire passer ton imagination au second plan tant que tu te trouveras à l’extérieur, d’accord ? En seras-tu capable ? »

Au bout de cinq années de voyage, Scobie considérait la cabine qui lui

avait été attribuée comme lui appartenant… peut-être avec encore plus de conviction que les autres membres de l’équipage, car il était resté célibataire et ne recevait des femmes chez lui que quelques soirées d’affilée. Il avait lui-même fabriqué la plupart des meubles : les sections agronomiques du Chronos fournissaient du bois, des peaux et des fibres autant que de la nourriture et de l’air pur. Ses préférences allaient aux meubles sculptés, massifs et archaïques. Lorsqu’il désirait lire, il faisait naturellement apparaître les textes sur l’écran des banques de données, mais quelques vieux livres se trouvaient cependant sur une étagère — les ballades écossaises rassemblées par Child, une vieille Bible familiale du XVIIIe siècle (en dépit de son agnosticisme), un exemplaire de Vers une société sans État tombant presque en poussière mais sur lequel apparaissait encore la signature de l’auteur, ainsi que d’autres ouvrages divers et précieux. Au-dessus trônait un modèle du voilier sur lequel il avait parcouru les mers du nord de l’Europe, ainsi qu’un trophée de handball, gagné à bord du Chronos. Les cloisons étaient ornées de ses sabres d’escrime, ainsi que de nombreuses photographies de parents, de frères et de sœurs ; de zones sauvages qu’il avait parcourues sur Terre ; de châteaux, de monts et de landes d’Écosse, qu’il avait également fréquentés ; de son équipe

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géologique lunaire ; du portrait de Thomas Jefferson et de celui, imaginaire, de Robert Ier Bruce, roi d’Écosse.

Au cours d’une certaine soirée, il était cependant resté assis devant l’écran de télévision. Il avait réduit l’éclairage de la cabine afin de pouvoir mieux apprécier les images. Des chaloupes étaient parties effectuer un exercice commun, et deux membres de leur équipage avaient profité de l’occasion pour retransmettre des images de ce qu’ils voyaient.

C’était de la splendeur à l’état pur. Un espace empli d’étoiles servait de calice au Chronos. Ses deux cylindres démesurés tournant majestueusement sur eux-mêmes en sens inverse, l’ensemble des poutrelles de liaison, des hublots, des sas, des écrans, des collecteurs, des émetteurs, des rampes, tout cela avait un raffinement japonais lorsqu’on l’admirait à une distance de plusieurs centaines de kilomètres. C’était naturellement la voile solaire semblable à un astre doré, qui occupait la majeure partie de l’écran. Mais il était également possible, de loin, d’apprécier sa complexité de toile d’araignée, ses courbes subtiles et même sa finesse plus qu’arachnéenne. Ouvrage plus colossal que les pyramides, plus minutieux que le remodelage d’un chromosome, le Chronos se dirigeait vers Saturne qui était devenu le second phare le plus brillant de tout le firmament.

Le tintement de la sonnette de la porte tira Scobie de son exaltation. Alors qu’il traversait sa cabine, son gros orteil heurta un pied de la table. L’accélération de Coriolis en était l’unique responsable. Elle était peu marquée lorsqu’une coque de cette taille pivotait sur elle-même pour créer un g de pesanteur, et c’était un phénomène auquel il s’était depuis longtemps accoutumé ; mais par instants il se laissait à tel point absorber par un sujet que ses habitudes terrestres remontaient à la surface. Il pesta contre son étourderie, mais avec bonne humeur, car il s’attendait à passer un moment très agréable.

Lorsqu’il ouvrit la porte, Delia Ames entra d’une seule enjambée. Elle repoussa aussitôt le battant derrière elle et s’y appuya. C’était une grande femme blonde, une électronicienne du service d’entretien qui avait également bien d’autres activités. «Hé ! Qu’est-ce qui se passe ? demanda Scobie. Tu ressembles à… » Il tenta de faire preuve de légèreté. « … quelque chose que mon chat m’aurait rapporté, si nous avions des souris ou des poissons à bord. »

Elle poussa un soupir rauque. Son accent australien rendait ses propos difficilement compréhensibles. « Je… aujourd’hui, à la cafétéria … le hasard a voulu que je m’assoie à la même table que George Harding … »

Scobie éprouva une sensation de malaise. Harding, qui travaillait dans le même service qu’Ames, avait en outre beaucoup de points communs avec lui. Dans le groupe de jeu auquel ils appartenaient tous deux, Harding tenait un vague rôle ancestral, celui de N’Kuma, le tueur de lions.

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« Et que s’est-il passé ? demanda Scobie. – Il m’a dit que… toi, lui et les autres… vous alliez passer vos

prochains congés ensemble… pour pouvoir pratiquer votre saleté de jeu sans interruption.

– Eh bien, c’est exact. Tu sais, les travaux entrepris dans le nouveau parc de la coque tribord vont devoir être suspendus tant que les quantités de métal nécessaires aux canalisations n’auront pas été recyclées. Cette zone va rester vacante et nous avons pris nos dispositions pour y passer notre semaine de congé…

– Mais nous devions aller au lac Armstrong ! – Heu… attends une minute. Nous avions effectivement envisagé cette

possibilité, mais sans décider quoi que ce soit. Et une pareille occasion ne se représentera pas de sitôt… Ce sera pour une autre fois, ma chérie. Je regrette. » Il lui prit les mains. Elles étaient froides. Il tenta de sourire. « Bon, maintenant, nous allons dîner en tête-à-tête puis nous passerons une… comment dire ?… une soirée bien tranquille à la maison. Mais pour commencer, cette retransmission absolument splendide… »

Elle se libéra de son étreinte, ce qui sembla quelque peu l’apaiser. « Non, merci, dit-elle d’une voix atone. Je sais désormais que tu préfères la compagnie de cette pimbêche de Broberg à la mienne. Rassure-toi, vous ne me trouverez plus sur votre chemin.

– Hein ? » Il recula d’un pas. « Que diable veux-tu dire ? – Tu le sais très bien. – Mais non ! Elle… enfin… elle est mariée et heureuse en ménage, elle

a deux gosses et elle est plus âgée que moi. Nous sommes amis, c’est exact, mais il ne s’est jamais rien passé entre nous qui… » Scobie déglutit. « Tu crois peut-être que je suis amoureux d’elle ? »

Ames détourna le regard et se tordit les doigts. « Je n’ai pas l’intention d’être pour toi une simple compagne de plumard, Colin. Il y a déjà plein de candidates à ce poste. Pour ma part, j’espérais… mais je me trompais et je préfère limiter mes pertes avant qu’elles ne soient trop importantes.

– Mais… Dee, je te jure que je ne fréquente personne d’autre et je… je te jure aussi que tu n’es pas pour moi un simple objet de plaisir, que je te trouve formidable… » Elle demeurait silencieuse et repliée sur elle-même. Scobie se mordit la lèvre, avant de pouvoir ajouter : « D’accord, je le reconnais, si je me suis porté volontaire pour ce voyage, c’est avant tout parce que je sortais d’une déception amoureuse. Certes, cette expédition m’intéressait, mais j’ai pris conscience après coup de la part qu’elle prenait dans ma vie. Toi, plus que toute autre femme, tu m’as aidé à mieux supporter la situation. »

Elle fit une grimace. « Mais pas autant que tes psychodrames, n’est-ce pas ?

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– Hé, à t’entendre on pourrait croire que je suis obsédé par ce jeu. C’est absolument faux. Je le trouve amusant — oh ! il est possible que le terme “amusant” soit un peu faible — mais enfin, nous ne sommes qu’un petit groupe de personnes qui aimons nous retrouver régulièrement pour jouer. C’est comme pratiquer l’escrime, appartenir à un cercle de joueurs d’échecs ou s’adonner à n’importe quelle autre distraction. »

Elle carra ses épaules. « En ce cas, es-tu disposé à annuler ce rendez-vous et à passer tes congés en ma compagnie ?

– Je… heu… je ne peux pas. Pas maintenant. Le personnage de Kendrick a un rôle important à jouer pour la suite des événements. Si je suis absent, les autres ne pourront rien faire. »

Elle fixa son regard sur lui. « Très bien. Une promesse est une promesse, je l’imagine en tout cas. Mais ensuite… N’aie pas peur, je n’essaie pas de te prendre au piège. Ce serait inutile, n’est-ce pas ? En tout cas, si je continue à te voir, est-ce que tu te retireras progressivement de cette histoire ?

– C’est impossible… » La colère s’empara de lui. « Non, bon Dieu, non !

– Alors, adieu, Colin », dit-elle. Elle partit et il resta plusieurs minutes à fixer la porte qu’elle avait refermée derrière elle.

Contrairement aux grosses chaloupes d’exploration employées sur Titan

et dans le voisinage de Saturne, les modules d’atterrissage utilisés pour les satellites dépourvus d’atmosphère étaient de simples navettes Lune-espace modifiées, sûres mais aux capacités limitées. Lorsque la forme carrée eut disparu derrière l’horizon, Garcilaso annonça dans la radio : « Nous avons perdu le module de vue, Mark. Je dois dire que le paysage y gagne. » Un des microsatellites relais en orbite retransmit ses paroles.

« Alors, vous auriez intérêt à marquer votre piste, rappela Danzig. – Oh ! T’es vraiment un emmerdeur, tu sais ? » Néanmoins, Garcilaso

sortit le pistolet à peinture glissé dans l’étui de sa hanche et traça sur le sol un cercle fluorescent. Il répéterait désormais l’opération à intervalles réguliers, jusqu’au moment où le trio atteindrait le glacier. Hormis dans les zones où la couche de poussière était très épaisse, les empreintes laissées par les pas étaient à peine visibles en raison de la faible gravité, pour se faire totalement absentes lorsqu’un marcheur franchissait une étendue de roche.

Un marcheur ? Non, un sauteur. Tous trois bondissaient sans se sentir gênés par les combinaisons spatiales, l’équipement de survie, les outils et les rations de nourriture. Ils se hâtaient et la terre nue défilait rapidement sous leurs bottes, alors que devant eux grandissait la muraille de glace, toujours plus limpide et magnifique.

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Il eût été impossible de la décrire, pas avec précision. On aurait pu parler de contreforts surmontés de murailles abruptes, s’élevant à une hauteur moyenne de cent mètres environ, dominés par des tourelles. Ou encore des gradins aux courbes gracieuses s’élevant de ces pentes ; des parapets dentelés de givre ; des escarpements cannelés ; des voûtes s’ouvrant sur des grottes emplies de merveilles ; des nuances mystérieuses, bleutées dans les profondeurs et vertes là où la lumière traversait les masses translucides ; du scintillement des gemmes sur un manteau de blancheur où lumières et ombres tissaient des mandalas… et rien de tout cela n’aurait été plus évocateur que la comparaison absurde de Scobie avec le Grand Canyon.

« Stop, dit ce dernier pour la douzième fois. Je vais prendre quelques photos.

– Ceux qui n’ont pas vu cela de leurs yeux pourront-ils comprendre ? murmura Broberg.

– C’est peu probable, répondit Garcilaso sur le même ton feutré. Peut-être serons-nous les seuls à le pouvoir.

– Que veux-tu dire ? demanda la voix de Danzig. – Sans importance. – Je crois deviner, répondit le chimiste. Oui, c’est un paysage

grandiose, mais vous lui avez permis de vous envoûter. – Si tu continues de radoter comme ça, on va te couper du circuit,

l’avertit Scobie. Bon Dieu ! nous avons du boulot. Fiche-nous la paix ! » Danzig poussa un soupir. « Excusez-moi. Heu… avez-vous découvert

des éléments permettant de déduire la nature de cette… de cette chose ? » Scobie effectua la mise au point de l’appareil photo. « Eh bien »,

répondit-il, quelque peu calmé, «les différences constatées dans les ombres et dans les textures, et sans aucun doute dans les formes, confirment apparemment les relevés du spectre de réflexion effectués par la sonde. La composition est un alliage, un mélange ou les deux, de divers matériaux, et elle varie d’un endroit à l’autre. La présence d’eau gelée est évidente, mais je suis certain qu’il y a également de l’acide carbonique, ainsi que de l’ammoniac, du méthane et sans doute d’autres éléments en quantité moins importante.

– Du méthane ? Pourrait-il demeurer solide dans le vide étant donné la température ambiante ?

– C’est une chose dont il faudra s’assurer. Cependant, je suppose que le froid qui règne ici devrait suffire, tout au moins pour les strates de méthane présentes au sein de la masse, où elles sont soumises à une certaine pression. »

La joie transfigura les traits de Broberg à l’intérieur de la sphère de vitryl de son casque. « Attendez ! cria-t-elle. J’ai une idée… je crois savoir ce qui est arrivé à la sonde qui nous a précédés. » Elle prit une profonde

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Le Dragon Griaule

Roland C. WAGNER

L.G.M.

Joëlle WINTREBERT

La Créode et autres récits futurs

A paraître en numérique

Bifrost n° 68 : Spécial Ian McDonald (octobre 2012) Cagebird de Karin LOWACHEE (novembre 2012) Sous des cieux étrangers de Lucius SHEPARD (décembre 2012) Bifrost n° 69 : Dossier SF et Rock (janvier 2013) Accrétion (Xeelees – 4) de Stephen BAXTER (février 2013) Le Dernier Château et autres crimes de Jack VANCE (mars 2013) Bifrost n° 70 : Spécial Stephen Baxter (avril 2013)

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