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Extrait de "Le Berger. Souvenirs d'une maison de rendez-vous"

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Extrait du livre illustré d'Isabelle Léonard et de Marie-Françoise Plissart, intitulé "Le Berger. Souvenirs d'une maison de rendez-vous", publié aux éditions Les Impressions Nouvelles en aout 2012

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EXTRAIT

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S

Isabelle Léonard Marie-Françoise Plissart

Souvenirs d’une maison de rendez-vous

LE BERGER

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Q uelle aventure que celle de cet hôtel dont le nom s’est chuchoté pendant 75 ans et qui retrouve au-

jourd’hui son magnifique décor d’antan. Et que d’aventures s’y sont déroulées ! Le Berger a été créé

par un groupe d’amis qui souhaitaient abriter, et de belle manière, leur vie parallèle. L’idée séduit un

entrepreneur, Gabriel Duhoux, qui, en 1935, construit un écrin coquin voulant que la beauté s’allie au plaisir. Les

cinquante chambres, toutes différentes, sont conçues dans l’esprit de l’Art déco. Du papier-peint à la serrure, du

mobilier à l’abat-jour, chaque espace est un lieu unique, un joyau, comme le montrent si bien les photos de Marie-

Françoise Plissart.

Après 75 ans de bons et loyaux services, Le Berger est voué à la destruction. Mais l’amour, qui l’avait

vu naître et prospérer, va le sauver. C’est la passion qui a mené Isabelle Léonard à agir pour préserver ce temple

secret de l’Art déco. Et elle y arrive, au-delà de toute espérance. Avec Jean-Michel André, le Berger prend une nou-

velle jeunesse, les chambres retrouvent leur charme d’antan.

Le Berger a vu défiler le XXe siècle comme une image en creux, la face cachée des conventions so-

ciales, où se retrouvèrent les bourgeois, les commerçants, les boursiers du mercredi. Heureusement que les murs

n’ont que des oreilles car s’ils avaient aussi une langue, le Royaume eût pu trembler.

Isabelle Léonard a mené l’enquête et retrouvé quelques acteurs de cette pièce qui se jouait exclu-

sivement derrière le rideau, et qui lèvent un coin de l’étoffe. D’une plume alerte, qui pourrait être celle d’une ro-

mancière, elle raconte la grande époque de l’hôtel. Le rez-de-chaussée n’a pu être préservé. Il abritait la taverne-

restaurant, une succession d’alcôves où les nourritures étaient, paraît-il, aussi délicieuses que la compagnie. On

raconte que certains soirs, un jeune garçon venait vendre des billets de tombola au profit d’une école voisine et

qu’il y faisait sa meilleure recette : le désir d’amour est généreux.

La rénovation de l’hôtel du Berger, quels que soient les jugements moraux que pourrait susciter son

histoire, participe tant à la revitalisation du quartier qu’à la notoriété d’un style architectural qui fut un des fleu-

rons de notre Région.

Charles Picqué

Ministre-Président de la Région de Bruxelles-Capitale

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POUSSEZ SVP

L’ENTRÉEDEL’HÔTEL

ESTSTRICTEMENTINTERDITE

AUXFEMMESDEMŒURSLÉGÈRES

ETAUXMOINSDE21ANS

Derrière cette porte à l’énigmatique préliminaire, un étroit corridor aboutit à un ascenseur. Il est

surmonté d’un caisson lumineux qui ordonne : « Sonnez trois fois pour appeler l’ascenseur. »

Silence de mort dans la pénombre. J’hésite un peu à continuer. L’hôtel, sans réception, paraît désert. Je préfère emprunter l’escalier en colimaçon. Une dame surgit, de petite taille. Son abondante chevelure noir corbeau voile en partie ses yeux. Elle parle d’une voix douce et bienveillante. Je me sens tout de suite à l’aise. « Je voudrais réserver une chambre. Laquelle est la plus belle ? » La femme de chambre me conseille la 73, aux reflets violets, la plus prisée. Mais pas moyen de la visiter, ni aucune autre, l’hôtel est complet à cette heure-ci. Vendredi, midi trente.

Une semaine plus tard, j’emmène mon amoureux au Berger pour son anniversaire. Nous n’habitons pas loin, à dix minutes à pied. Pour qu’il ne puisse devi-ner où je le conduis, je l’ai embarqué les yeux bandés dans la voiture. Nous avons tourné en rond pendant plus de vingt minutes pour créer l’illusion d’une des-tination lointaine. Après les trois coups de sonnette réglementaires, nous patientons dans l’ascenseur. Au Berger on ne peut monter seuls au septième ciel. Il faut attendre que l’ascenseur soit actionné depuis le pre-mier étage. La porte s’ouvre : « Une chambre avec bain ou sans bain ? » Un monsieur bien mis, au timbre haut et clair, cheveux blancs, bretelles et moustache fine, nous a rejoint dans la cabine. Je lui réponds : « Mais nous avons réservé la chambre 73 ! ». On se serre à trois dans cet espace minuscule, tapissé d’affichettes écrites à la main « 69 euros le studio avec bouteille de champagne ».

Le vieil homme énergique nous conduit à la chambre promise et repart chercher le champagne. Un peu bourru, il nous intime l’ordre de bien fermer la porte à clef.

Fredy (avec un d) Martens gère Le Berger depuis 1968, il a 85 ans en 2009.

La chaleur étouffante de la chambre contraste avec le froid humide du dehors. D’emblée, nous sommes transportés dans le temps, happés dans un univers clos, oublié, chargé des émois du passé. Quel choc ! Un décor cinématographique nous invite à sortir le grand jeu. Le boudoir est séparé de l’alcôve par de lourdes tentures en velours bleu. Un papier peint chatoyant couvre murs

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et plafond. Les boiseries, la tête de lit, le cache-radiateur, la table de salon en S, les crochets aux murs, tout est de style Art déco. De petites marches mènent à la salle de bains. Elle s’ouvre sur la chambre par deux arcades. Pas de porte entre les deux mais un voile transparent. La bai-gnoire carrée est bordée de miroirs et le bidet en faïence est craquelé par le poids des souvenirs. Deux gants de toilette et deux serviettes ont soigneusement été pré-parés. Un halo mauve enveloppe la scène d’une douce volupté. Du lit, la chambre toute entière nous embrasse. C’est le meilleur point de vue pour la comprendre, pour être réchauffé par ses boiseries, enveloppé de son papier peint. D’ici on peut apprécier les trouées vers la salle de bains, les jeux de reflets des miroirs. Les verres tintent. Nous sommes dans une bulle, seuls au monde ; rien de mal ne peut nous arriver. Où sommes-nous ? En quelle année ? Nous n’avons jamais ressenti cela. La chambre 73 est restée telle qu’elle avait été créée. Son décor a 74 ans en 2009.

Quand plus tard, douloureux arrachement, nous quittons la chambre, l’hôtel semble vide. Le plancher du couloir craque sous son tapis rouge. J’aperçois alors une porte entrebâillée. Curieuse comme toujours, je m’y précipite :

« Viens, on va voir !– Non, non, on ne peut pas.– Mais si, allez viens ! » Nous entrons dans une autre chambre. Quelle mer-

veille ! Son décor est tout à fait différent de la nôtre, d’autres couleurs, d’autres papiers peints. Mais ce n’est pas tout ! Comme par magie, toutes les portes de

l’étage cèdent à notre fièvre, dévoilant autant d’uni-vers différents jaillis des années trente. Dire que nous habitons le quartier, et que nous ne soupçonnions même pas l’existence de ce trésor caché.

Alerté par le bruit, le gérant nous rejoint d’un air mécontent. Notre admiration et notre enthousiasme pour son hôtel ont tôt fait de l’adoucir. Nous bavardons une heure durant. J’ai presque un malaise, tellement il fait chaud. Monsieur Martens nous captive avec sa verve. Coup de massue ! Il nous annonce que l’hôtel fermera ses portes à la fin du mois de décembre. Il sera démoli et remplacé par un hôtel trois étoiles avec, comble du chic, une salle de fitness ! Quoi ? Nous venons de découvrir ce lieu extraordinaire, et il cessera toute activité dans un mois ?

Nous allons dîner. Je n’ai plus du tout le cœur à l’an-niversaire. Je ne parle que du drame à venir. Bruxelles a déjà tant perdu de son patrimoine architectural. Depuis la fin des années cinquante, la ville a été aban-donnée aux promoteurs immobiliers et à leurs projets anarchiques. Il en est même né un nouveau mot : la bruxellisation. Des tours de béton, des projets grandi-loquents et grotesques ont enlaidi Bruxelles. De nom-breux bâtiments Art Nouveau et Art déco ont ainsi été anéantis par la rage des bulldozers. Et cela continue ? Cette fois, il faut faire quelque chose ! Mon bien-aimé essaie de me calmer, de me ramener sur terre et à son anniversaire, mais je me sens enragée et déprimée.

Nous sommes le 21 novembre. Je ne me doute pas encore que je passerai les trois prochains mois à me battre pour sauver Le Berger de la démolition.

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L E S VA U T O U R S

L’Étoile du Berger s’éteindra bientôt. Nous faisons régulièrement le pèlerinage vers cette crèche

dédiée à l’amour. Mille détails nous suggèrent que Le Berger a été conçu dès le départ pour les rendez-vous. Ainsi, l’étroitesse des matelas est peu propice à l’endormissement. Dans les petites chambrettes, seul un rideau cache le lavabo et l’inévitable bidet. Pas d’ar-moires, les pièces n’offrent aucun endroit pour y ranger

les vêtements, que la chaleur torride invite à ôter au plus vite. À chaque fois un décor différent fait de portes capitonnées, de verres églomisés enchâssés dans les têtes de lit, de volutes de fumée de nos cigarettes, de sculptures Art déco en faïence craquelée, nous trans-porte dans le temps.

Mais hors de la bulle, une seule évidence s’impose, l’Étoile du Berger doit continuer à rayonner.

U N E é T O i L E E S T N é E

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Un plan de bataille se met confusément en place. Qui sont les propriétaires de l’hôtel ? M. Martens,

le gérant, est un peu méfiant à mon égard. Il dit ne pas retrouver leurs coordonnées. Quand l’hôtel va-t-il être démoli ? En mai 2010. Ont-ils déjà reçu le permis de démolir de l’administration ? Non ! Mais alors, il serait encore possible de sensibiliser l’opinion publique pour que ce permis ne soit pas accordé. Je lance une cam-pagne de presse. Les journalistes répondent à l’appel. Ils consacrent de pleines pages à la cause du Berger. L’Échevine de l’Urbanisme et du Patrimoine, respon-sable de l’attribution du permis, déclare dans un inter-view à la télévision publique belge, la RTBF, qu’elle ne trouve aucun intérêt à préserver l’hôtel Berger : « Cet immeuble n’a pas dans sa structure des éléments typiques de l’Art déco. Il s’agit plutôt de la décoration et du mobilier qui eux ne justifient pas que l’on motive un refus urbanistique de transformer l’immeuble. » Je ne peux comprendre que certains représentants du monde politique n’aient pas encore appris en 2010 qu’il est dans l’intérêt de Bruxelles, de son rayonnement et de son économie, de prendre soin de ses richesses.

Le 30 décembre, nous sommes au Berger pour y vivre sa dernière nuit. D’autres que nous ont eu la même idée. Une petite fête d’adieu est improvisée au cinquième étage par quelques habitués et leurs amis. Nous nous joignons à eux. Entre deux coupes de cham-pagne, subitement, les événements s’accélèrent. M. Martens m’apprend qu’un brocanteur viendra arracher tout le mobilier le 5 janvier ! Les propriétaires ont hâte

de commencer les travaux et ont demandé à M. Martens de vider l’hôtel au plus vite. Je le supplie de retrouver les numéros de téléphone des propriétaires et du bro-canteur, qu’on ait au moins le temps, à défaut de sauver l’hôtel, de préserver sa mémoire en le documentant soi-gneusement. M. Martens fouille dans ses papiers.

Je décroche un rendez-vous avec les propriétaires. Ils m’expliquent qu’il est plus simple et plus rentable de démolir pour reconstruire. Pourtant eux-mêmes ont essayé de le vendre tel quel pendant trois longues années. En vain. Les repreneurs potentiels étaient effrayés par l’ampleur des travaux à entreprendre. Après de longues palabres, où l’incompréhension a fait place à la sympathie, ils me proposent le marché suivant : trouver un repreneur qui aurait la volonté de rénover l’hôtel. Ils m’accordent quinze jours.

Deux semaines... Deux semaines seulement ! J’ai eu beau crâner pendant la discussion, en fait, je ne connais rien au monde des affaires, encore moins à celui de l’immobilier, je déteste la vente, et ne sais même pas par quel bout commencer.

Mais il y a plus urgent encore. Il faut arrêter l’entreprise funeste du brocanteur. Il hurle et menace au téléphone. On peut le comprendre. M. Martens lui a en effet cédé gra-tuitement tout le magnifique mobilier Art déco, les lourdes tables, les riches crochets de cuivres, les statues en por-celaine. Dès la fermeture du Berger, les brocanteurs, tels des vautours, s’y sont précipités. J’ai retrouvé par hasard une table du Berger au Sablon, le quartier des antiquaires à Bruxelles. Elle s’y vendait à prix d’or.

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L es chaudières du Berger ne fonctionnent plus. Dans l’hôtel jadis surchauffé règne désormais un froid

glacial et sinistre. Le Berger n’a plus reçu de clients depuis dix jours, et déjà la vie s’en va, l’ambiance a changé.

Un client l’avait bien senti : « Ce qu’il y a de fasci-nant au Berger, c’est que s’y fige dans un cadre la vie d’êtres humains, à un moment précis qui devient éter-nel. Cela donne à ce lieu un relief extraordinaire. Voilà pourquoi on est fasciné par ce genre d’endroits, par la charge humaine qui y est gigantesque. »

La valse des visites a commencé. Des hommes d’affaires, des promoteurs immobiliers puissants, des architectes, des hôteliers, tout ce que contient mon pauvre carnet d’adresses, et surtout celui de mes amis, sillonne Le Berger. J’oblige certains d’entre eux à se coucher sur le lit, pour avoir le meilleur point de vue. Tous mes visiteurs tombent sous le charme. Tous protestent que c’est un non-sens économique.

Petit à petit, je commence à réaliser la discrète importance du Berger en tant qu’institution bruxel-loise. Avez-vous vu l’intérieur ? Telle est la première question que je pose à un candidat potentiel. Plus d’un se trahit en y répondant. Le tiers de mes interlocuteurs a connu intimement Le Berger, dans des circonstances plus romantiques qu’aujourd’hui.

Ce temple de l’Art déco risque d’être démoli dans quelques jours et il est indispensable d’en graver au moins la mémoire. Marie-Françoise Plissart accepte avec enthousiasme de photographier l’hôtel. Il faut refaire les lits. Bien que Le Berger ait souvent servi de décor à des tournages de film ou à des prises de vue, seule Marie-Françoise réussit à en capter l’âme. Il ne s’agit pas ici que de mobilier : il faut saisir le souffle des passions passées.

Les rendez-vous continuent. À chaque fois, un espoir déçu. Je suis triste et glacée. Dans les chambres, de vieux mégots traînent encore dans les cendriers. Nicolina Custodero nous ouvre la porte. Elle a travaillé trente ans au Berger. Elle était à la fois femme de chambre et le bras droit de M. Martens. Lors de la dernière nuit de l’hôtel, j’avais été frappée par son air sombre. Entre les visites, Nicolina m’invite à me réchauffer dans la petite maison qui communique avec l’hôtel. Elle range les papiers, elle s’occupe. Je pense qu’elle ne s’est pas encore faite à l’idée de la fermeture du Berger. Elle me sert un café. Je commente la dernière visite. Doucement, Nicolina, peu prolixe de nature, dévoile quelques fragments de sa vie à l’hôtel. Elle revit les histoires, elle s’émeut, se fâche, s’attendrit. Elle raconte bien. Elle sait prendre les into-nations et les voix de ses chers clients. Un jour, elle me parle de la femme à la valisette.

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«T ous les vendredis soirs, un couple prenait la chambre 94 et y passait la nuit. Je les connais-

sais depuis une dizaine d’années. Ils venaient de bien loin, d’Ostende. En plus de leur bagage, ils emportaient toujours avec eux une petite valisette. La dame entrait la première et montait prendre un bain en attendant le monsieur. Lui partait garer sa grande voiture vers la chaussée de Wavre. Je me suis toujours demandé pourquoi il se garait aussi loin en emportant la valisette. En attendant le retour du monsieur, la dame me disait “Restez avec moi”, et on se parlait. Cela durait parfois un certain temps.

Un soir que nous bavardons ainsi elle et moi, le monsieur téléphone. Il dit d’un air catastrophé “Veuillez prévenir Madame que je viens d’être attaqué, je vais bien mais on m’a pris la valisette”.

Je monte. La dame se lève du bain et s’enveloppe d’une serviette. Je lui rapporte le message.

Elle devient blême, une larme roule le long de sa joue.“Je suis finie ! Je souffre d’un diabète particulier, la

mallette contient mon traitement. Si on ne me l’apporte pas immédiatement, je vais mourir.

– Ne dites pas cela, on va vous emmener à l’hôpital !

– C’est inutile. Ces médicaments sont très rares, ils viennent d’Allemagne. Je vais mourir, Madame, je vais mourir.”

Imaginez mon angoisse !Le monsieur est arrivé bien après, le visage tumé-

fié, décomposé. Je leur ai dit qu’il fallait commander un hélicoptère,

faire quelque chose !Mais elle me certifiait : “Non Madame, je vais mourir.”Au moment où ils allaient partir j’ai demandé au

monsieur qu’ils me donnent de leurs nouvelles.“Madame, quelles nouvelles voulez-vous que je

vous donne ?”Elle s’est retournée et m’a regardée “Je ne crois

pas que l’on se reverra.”Je n’avais plus de mots.Avant de partir, elle a téléphoné à son mari pour lui

expliquer le drame en cours.Elle m’a dit : “Vous savez, mon mari est un ami, il

sait où je suis.”Je n’oublierai jamais son regard. Elle était jeune

encore, dans la trentaine, lui était plus âgé, vers les 45 ans. Je ne les ai plus jamais revus.»

L A F E M M E à L A VA L i S E T T E

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« Chaque fois que je retournais dans la 94, je pen-sais à cette dame à la valisette. Elle était si gen-tille. Pendant longtemps, j’ai demandé “On n’a pas téléphoné ?” M. Martens me répondait toujours : “Arrête de prendre toute la misère du monde sur tes épaules !

– Mais pensez-vous qu’ils vont appeler ?– Tu prends tout trop à cœur, tu t’attaches de trop alors que c’est des clients. C’est des meubles !– Comment des meubles ! Ne dites pas ça.”C’est un personnage ! Mais à la longue il a un peu déteint sur moi. »

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L a dernière visite s’achève. Les quinze jours sont écoulés. Je vais devoir appeler Claude et Willy

Evrard, les propriétaires, et leur annoncer que ma mis-sion a échoué. Je n’ai trouvé aucun repreneur. Je quitte Nicolina très triste, et m’enfonce dans la petite rue du Berger. Il pleut, je pleure.

En désespoir de cause, je contacte encore quelques hôteliers. Mon tout dernier coup de fil va à Jean-Michel André, le directeur du White Hotel. Et miracle ! Il connaît Le Berger, il a essayé de l’acheter dans le passé. Je n’ai pas besoin de le convaincre, au contraire, lui aussi veut se laisser guider par la bonne étoile.

Sur-le-champ, nous rencontrons les propriétaires. De réunions en négociations, de rebondissements en rebondissements, les semaines s’enchaînent incer-taines, angoissantes, palpitantes. L’attente prend fin le 22 mars quand, apothéose, Jean-Michel André et les Evrard signent enfin les papiers. Le Berger est sauvé.

Pendant ce temps suspendu, je maintiens un contact téléphonique permanent avec Nicolina. Je lui promets que nous irons boire le champagne pour fêter la bonne nouvelle.

J E A N - M i c h E L

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L E D é c O R

U n an plus tard, la rénovation de l’hôtel bat son plein. L’hôtel n’est plus qu’une vieille carcasse. Les salles

de bains sont éventrées, le mobilier est stocké à l’abri. Il faut installer de faux plafonds, des portes coupe-feu, refaire l’électricité. Une page s’est tournée. Ne faudrait-il pas garder une trace des 75 ans de l’ancien Berger  ? L’idée d’un livre-souvenir naît à ce moment-là.

Je n’ai plus eu de nouvelles de Nicolina depuis bientôt un an. Je lui laisse un message à propos de ce projet de livre. Les jours passent, pas de réponse. Je réitère les appels, sans succès. Fredy Martens, lui, est toujours disponible.

Il habite encore dans la petite maison qui commu-nique avec Le Berger. Tout est resté pareil dans le salon du premier étage, le papier peint, la lampe orange des années septante, la photo de Nicolina et de sa fille sur l’étagère et bien sûr Frieda, le petit chien qu’il a offert à Nicolina.

Il m’explique que celle-ci ne souhaite pas me voir, elle aussi veut tourner la page.

Nicolina et sa fille en 1984. Nicolina travaille alors depuis quatre ans au Berger.

F R E D Y E T F R i E D A

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E n découvrant les photos du Berger prises par Marie-Françoise, M. Martens commente : « Ce que

les décorateurs ne parviennent pas à comprendre c’est comment je suis arrivé à conserver cet ensemble en bon état pendant tant d’années alors que des mil-liers de gens y sont passés. Or, il n’y a rien de plus des-tructeur qu’un client qui paye. Du moment qu’il a payé, il a tous les droits ! » s’enflamme-t-il.

« Nous avons eu ici des clients de toutes les classes, de tous les milieux. Il y a des gens aussi qui ne vivaient pas ce beau décor. Ils venaient juste pour, pardonnez-moi, sauter la bonne femme. Il faut un état d’esprit pour pouvoir admirer quelque chose. Il faut avoir de quoi don-ner, sinon vous ne recevrez jamais » dit-il avec un beau sourire. « Quand vous pouvez vous émerveiller et dire Comme c’est beau ! vous apportez à ce décor, quelque chose qui vous appartient et il devient le vôtre. »

M. Martens s’enhardit : « Il faut se dire qu’il y avait là-bas des personnes, monsieur et dame, qui étaient parfois dans des situations dépassant la norme et

qui juste au moment de jouir apercevaient un détail d’une tapisserie. Ce petit dessin restera toujours atta-ché pour eux à un plaisir sexuel, il n’y a rien à faire ! » conclut-il d’un air convaincu.

Après cette entrée en matière, M. Martens m’offre un chausse-pied rouge. « Les dames ont toujours des pro-blèmes avec leurs chaussures. » Il date des années qua-rante, original tract publicitaire imaginé par M. Duhoux, le fondateur du Berger, qui y a fait graver l’adresse de l’hôtel en doré. Jean-Michel pense les transformer en porte-clefs pour le nouvel hôtel.

«  Le cadre enfin, c’est mieux que le gazon, c’est plus confortable qu’un hôtel qui est froid. Pour la dame plus que pour le monsieur, le cadre et le plaisir des yeux c’est important. Il faut que ça la change de la chambre à coucher traditionnelle, où elle fait l’amour depuis vingt ans avec la même personne. C’est devenu tellement monotone. Les murs, elle les connaît. Elle sait là où il y a une mouche qui a été faire caca. Il faut que ça la change. »

L E D é c O RF R E D Y E T F R i E D A

[…]

EN LIBRAIRIE EN AOÛT 2012

C’est l’histoire du « Berger », une maison de rendez-vous bruxelloise. C’est une histoire d’amours et de passions. Il y a du suspense, de l’émotion, du drame. On y rit comme on y pleure, on y jouit aussi. Il y a la splendeur d’un hôtel très particulier, resté miracu-leusement intact depuis 1935, dernier écho Art Déco d’un temps révolu. Il y a cette étrange fièvre qui saisit

Isabelle Léonard, l’auteur, la poussant à défier le destin pour sauver ce lieu magique de la démolition. Ce faisant, elle en perce un à un les secrets et en ressuscite la mémoire. Amants fidèles et dévots de Vénus, nazis et résistants, prélats et policiers, fantômes et comtesses s’y croisent sans se voir, chacun s’appropriant l’âme du bienveillant « Berger ». Nous nous glissons voluptueusement dans ses chambres-cocons à la suite de Marie-Françoise Plissart, dont les photos cristallisent l’intime grandeur. C’est un livre qui traite d’amour et de beauté. Il y est question de portes dérobées, de miroirs sans tain, de cachettes et de valisettes mystérieuses. Un Bruxelles insoupçonné s’y dévoile. C’est l’histoire d’un rendez-vous…

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DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDIEAN : 9782874491450ISBN : 978-2-87449-145-0 80 PAGES - 19,50 €