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LONDON WC2 LES IMPRESSIONS NOUVELLES Roman Gilles Sebhan

Extrait de "London WC2"

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Extrait du roman de Gilles Sebhan intitulé "London WC2", paru aux Impressions Nouvelles en mai 2013

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LONDON WC2

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S

Roman

Gil les Sebhan

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Gilles Sebhan

LONdON wc2

LES IMPRESSIONS NOUVELLES

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EXTRAIT

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Chapitre 3

SquAT

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1.

Aujourd’hui j’appelle ma sœur. Celle que je ne peux appeler qu’ainsi, même si le mot me semble défier la pudeur, même s’il serait préférable de l’appeler ma nuit, mon regret, mon manque définitif. Je n’y suis pas allé depuis fort longtemps mais j’imagine la maison autour d’elle, les meubles anciens, les petits objets chinés sur des brocantes, les grandes fenêtres qui donnent sur la forêt, et peut-être, par temps clair, sur un profil de volcan. Je visualise ma sœur au centre de son ambition présente, si loin de notre passé. J’ai longuement hésité avant de lui parler, j’hésite encore au moment où elle décroche, comme si la communication avait été coupée entre nous depuis fort longtemps et que cette panne avait fini par me rendre muet. Depuis quelques années je publie des ouvrages où je parle des gens qui m’entourent. Ma famille, mes amis, mes amants. On a prétendu qu’il s’agissait d’une mise à mort par les mots. Ma mère, sans violence, m’a dit un jour dans la cuisine tu nous tues avec tes livres. À présent, chaque fois que je réclame une photo de famille, on me demande ce que je compte en faire, comme si je préparais un nouvel attentat. Dans ce carnage, ma sœur a toujours été épargnée. Sans doute parce que j’avais le sentiment qu’elle ne supporterait pas ce regard porté sur son passé. Sans doute aussi parce que mes parents me l’avaient demandé, disant laisse donc ta sœur tranquille, il y a suffisam-

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ment à dire sur le reste. Elle-même semblait avoir reculé devant l’idée d’un livre sur notre jeunesse commune. Elle n’en parlait plus, et haussait les épaules si parfois j’évoquais en plaisantant la possibilité de m’y atteler.

Le bourreau c’est moi. On me l’a toujours répété. J’ai en main le sceptre et le glaive. Je peux juger et tuer. On m’a cou-ronné dans l’enfance. On m’a fait roi et on m’a dit démerde-toi avec ce pouvoir-là. J’aimerais avoir la capacité ou le courage d’épargner les innocents, mais la loi est plus forte. Je suis celui qui plonge dans la vie des autres comme dans un cou de victime. Je suis celui qui se repaît de sang comme un vampire, c’est en tout cas ce qu’on s’acharne à me faire comprendre. J’ai parlé à deux ou trois personnes de mon projet de livre et elles ont plaint d’emblée ma pauvre sœur. Certains en ont ri de méchanceté. La difficulté c’est que nos vies sont prises l’une à l’autre comme les deux bords d’une plaie cicatrisée qu’il me faut sans doute remettre à vif si je dois me souvenir. Pas d’autre choix. Nous partageons un temps et une voix, nous sommes irrémédiablement frère et sœur, et c’est une question que j’ai laissée trop longtemps en suspens et qu’il me faut à présent trancher. Nous avons été unis puis séparés, notre règne a cessé et je dois comprendre pourquoi. Nous en sommes là, même si je ne le dirai pas aujourd’hui à ma sœur, pas encore aujourd’hui quand elle décroche le téléphone dans sa maison dont les fenêtres donnent sur la forêt et le volcan, au milieu de sa nouvelle vie.

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Pour l’instant, je veux rester dans l’illusion de l’enfance, je veux rester dans ce moment où je suis encore un pervers innocent qui s’imagine être guidé de loin par une déesse s’incarnant dans une pochette de disque, un paquet de tabac ou un badge aux couleurs magnétiques, je veux penser ce moment de la croyance absolue entre elle et moi, me situer à ce moment du temps où je suis encore en haut des marches, mon petit pantalon baillant sur une braguette ouverte et mon ventre porté en avant comme ceux des mioches, ce moment où je suis entièrement ce gamin avec son tic au sexe qui se pro-mène dans les rues d’une banlieue chic en imaginant la gloire nocturne de son égérie. Serveuse, c’est le mot qu’a employé mon père en septembre de cette année-là. Ta sœur est serveuse et elle chante dans les bars. Je ne sais pas s’il l’a dit pour être méchant ou avec un peu d’admiration dans la voix, mais j’ai aimé cette idée. En fait le bar était une boîte à touristes, un cabaret pas très loin de Trafalgar, dans le quartier des Théâtres. Le Cockney n’employait que des jeunes gens, étrangers pour la plupart, qui chantaient sur une bande préenregistrée, It’s a long way to Tipperary par exemple. On appelait dans la journée, on demandait s’il y avait besoin de quelqu’un pour le soir, dans le hall on accueillait les clients, on les servait à table, on montait sur une estrade pour une parodie de french cancan. Ma sœur se souvient d’avoir renversé plusieurs fois des assiettes sur des costumes, d’avoir chanté faux sur des airs qu’elle connaissait à peine et des multiples fous rires partagés avec Judy. Dans les lettres qu’elle m’envoyait à l’époque, ma sœur me parlait beau-coup de son amie et j’avais l’intuition que son excentricité me

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séduirait. Le nom de Judy m’est devenu familier avant même de la rencontrer, elle a fini par symboliser une extension de ma sœur hors d’elle-même, un redoublement tendre et émouvant, une version anglaise de ma sœur peut-être. Et lorsque je parlais d’elle à quelqu’un, quand je disais ma sœur, je parlais aussi des lettres à l’effigie de la reine, d’un cabaret pour touristes près de Trafalgar et d’une jeune femme aux cheveux frisés, son amie aux manières un peu folles.

À l’époque la version officielle n’en faisait pas mention, mais ma sœur avait rencontré un garçon dans le ferry. Quand la mère de Judy s’est avisée qu’elle n’allait pas assumer une fille de plus, une Française autour de laquelle son mari s’était mis à tourner, ma sœur a immédiatement pensé au garçon du ferry et a retrouvé au fond d’une poche l’adresse qu’il lui avait donnée. Le lendemain, elle se pointait avec son sac devant un immeuble de Covent Garden. En bas, la porte était ouverte, voire défoncée. En sortaient des zombis joyeux aux cheveux hirsutes, raidis par la bière. Elle s’est frayé un chemin dans l’escalier, elle a enjambé des marches manquantes, elle s’est retrouvée à l’étage dans une enfilade de chambres aux papiers peints décollés, elle a croisé des gens qui l’ont saluée comme s’ils la connaissaient, elle a fini par demander à une grosse fille qui passait si elle connaissait ce Neville Brody qu’elle avait rencontré dans le ferry, et la fille a eu un petit rire nerveux avant de disparaître au coin d’une porte. C’est en tout cas ce que j’imagine après coup. À vrai dire, ma sœur ne m’a jamais raconté comment s’était passée son installation dans le squat

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de Covent Garden. Je sais seulement qu’elle a fini par retrouver le garçon du ferry, qu’il lui a proposé d’occuper une chambre attenante à la sienne, que le soir même ils sont allés dans un autre immeuble occupé pour un concert improvisé et qu’en rentrant ils ont fait l’amour. On peut dire qu’elle était instal-lée. Même si mes parents n’ont rien su des conditions dans lesquelles tout cela s’était fait.

Aujourd’hui j’ai un peu de mal à me souvenir si nous avons tout de suite su que ma sœur habitait un squat, ni même si mes parents savaient ce que cela signifiait, ce mot, à l’époque. Non, je ne crois pas. Je me souviens simplement que nous recevions régulièrement ses lettres au dos desquelles elle écrivait de son écriture ronde une adresse qui me fascinait et que je sais encore de mémoire. Le WC me laissait songeur. Il me restait en tête une fois l’enveloppe rangée dans la boite à chaussures, il revenait le soir au moment du coucher, orné de son numéro étrange. Évidemment je ne pouvais m’empêcher d’associer ce sigle à des choses un peu honteuses et malodorantes et c’était d’autant plus étrange que ma sœur avait gardé l’habitude de parfumer

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ses lettres alternativement d’essence de patchouli et de jasmin. Je me demande si cette adresse a pu m’influencer au point de faire naître en moi le tic, ce tic au sexe qui m’obligeait à me retenir, qui semblait vouloir m’indiquer que je voulais ne pas oublier ce que j’avais entre les jambes, ou bien qui me punissait en permanence de l’avoir, une espèce de bégaiement du bas, comme certains gosses en ont pour le haut. Un tic qui se serait porté sur la parole de mon sexe, en somme. Et tout semblait être contenu dans cette adresse écrite à l’encre violette sur des lettres dont le parfum m’enivrait comme celui des latrines à la campagne. Mais je ne crois pas au fond que cette adresse ait joué un rôle dans mon traumatisme. Il doit s’agir d’une assez curieuse coïncidence. Les mots ont cette fâcheuse tendance à nous tromper en se chargeant de ce que nous croyons être un sens. On peut passer sa vie sur une erreur. Ainsi ai-je lu qu’un type avait tout quitté pour s’installer dans un petit quartier populaire du Caire où il assouvissait sa passion pour la langue, la musique, les beautés arabes, avant de comprendre que ses obsessions tenaient à un seul mot que son esprit avait propre-ment déplacé, un seul mot de son enfance traumatisée, qui était le nom de sa ville natale : Lorient. Quant à moi, ces deux lettres WC m’ont peut-être enfermé dans un lieu maléfique au centre duquel mon esprit a fini par habiter, mais je ne sais toujours pas ce que ces deux lettres signifient.

2.

À présent que j’y pense, je crois que ma sœur a joué un rôle important dans ma formation littéraire. Je me souviens du

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petit fauteuil en osier peint en bleu layette et coquille d’œuf et du bureau étrangement fait de la même matière, comme des jouets miniatures, qui constituaient mon mobilier d’enfance dans notre chambre commune. C’est là que je singeais ma sœur qui travaillait à son secrétaire qui me semblait immense à l’époque, et très beau. Ce qui n’était bien sûr pas le cas. J’ai donc commencé à écrire par imitation. Je me souviens très bien d’un instant précis où je suis en train de rédiger un texte sur un cahier, je suis face au lit de ma sœur, au mur de papier peint à fleurs orangé, et je cavale sur la feuille, je suis heureux sur la feuille d’un conte que je fais. Je n’en sais plus la teneur exacte, mais je sais que c’est un conte, que c’est long, que je suis fier, et que le texte n’a qu’un destinataire : ma sœur. Je n’ai sans doute pas plus de huit ans. Il est donc vraisemblable que j’aie commencé à écrire pour faire comme ma sœur, ou pour dire quelque chose à ma sœur, lui déclarer quelque chose d’aussi merveilleux et souterrain et frémissant que dans les contes, ou alors, et c’est une autre hypothèse, ai-je écrit pour être ma sœur, pour la devenir.

Évidemment ma sœur a toujours fait comme si mon activité était une pure lubie. Elle a bien compris que j’essayais de la charmer avec mes contes et le danger qu’il y avait à tomber dans le piège de mes histoires. Depuis le début elle se méfie et sans doute a-t-elle raison. Jamais elle n’a manifesté le moindre signe de rejet par rapport à mes histoires, mais quand je voulais les lui lire, elle avait toujours quelque chose à faire, elle repoussait toujours au soir notre lecture, et le soir venu, dans sa chemise de nuit en dentelle fine, je la chahutais un peu pour voir ses

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seins s’agiter sous le linge et elle participait de bonne grâce tant qu’il s’agissait de repousser le moment de la lecture. Il était déjà tard, ma mère passait dans la chambre pour nous dire de nous calmer et pour me faire savoir qu’il était temps de me coucher, nous nous mettions d’un coup dans les draps, je sortais de sous mon lit mon petit cahier à contes, et je disais alors je vais te lire ce que j’ai fait. J’en tremblais presque d’excitation après une journée d’attente, parfois une semaine complète, elle poussait un léger soupir, elle effaçait d’un doigt sur son visage une dernière trace de crème adoucissante, je donnais les premières phrases, je mettais le ton, j’avais l’impression d’être le plus subtil des enchanteurs, et quand je relevais la tête ma sœur s’était endormie.

3.

À côté de son travail comme serveuse quelques soirs par semaine, elle se souvient d’avoir été employée dans plusieurs boutiques. Tout d’abord un magasin de King’s Road où on imprimait des T-shirts noirs avec des transferts agressifs tandis que crépitait l’hymne des Clash : London calling. À l’époque le punk explosait, c’était aussi un phénomène de mode qu’on n’a jamais connu en France, toute une partie de la jeunesse venait s’acheter des fringues dans ce magasin, ma sœur était heureuse d’être au centre du mouvement, même si son look était resté un mélange inassimilable, elle avait pour elle l’excuse d’être la Française, et on ne lui a jamais reproché par exemple d’avoir gardé ses cheveux longs. Surtout qu’ils étaient superbes. Je crois que sa chevelure a représenté beaucoup pour moi, même si je

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suis incapable d’en rien dire. Ou sans doute pour cette raison même. Ce que j’aurais à dire de ses cheveux, on le dit de la toison d’une prostituée ou de la danse d’une héroïne biblique qui va bientôt vous couper la tête. J’ai été à la fois très tôt cet enfant pervers et ce roi déchu. Et il me semble encore que le jour de l’apparition, dans l’allée des Maisons Russes, ce sont les cheveux noirs et longs de l’inconnue qui ont produit en moi ce phénomène de reconnaissance et les frissons qui l’ont accompagné. Tandis que je remontais en rêvassant l’allée, ma sœur vendait des T-shirts à des garçons aux cheveux ras, aux corps secs et ravagés d’acné, au beau sourire de voyou et à l’accent cockney.

King’s Road…

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Dans la même rue, ma sœur a également travaillé dans un magasin intitulé Fruit Fly dont le nom signifiait en argot fille à pédé et dont le logo était une banane à moitié épluchée aux connotations évidentes. Ce magasin-là, je m’en souviens parce que ma sœur m’y a emmené quelques années plus tard pour revoir les filles qui le tenaient, deux lesbiennes sans aucun souci de bienséance et drôles à en crever. La boutique s’était spécialisée dans la mode disco, avec des pantalons en satin, des boléros et des vestes à paillettes, et la musique assortie. Ma sœur a toujours aimé la couture, les fripes. Un goût qui lui vient de ma grand-mère, petite main dans des ateliers de couture des années 30, dont le don a sauté une génération comme, disait-on dans ma famille, le goût de collectionner les hommes. Comme si couture et sexualité avaient entretenu d’étroits rapports. Et je me souviens de ma sœur parlant des émois des couturières avant-guerre pédalant sur leur Singer. Je ne sais pas si ces rapports ont un sens, mais dans mon esprit ils ont fini par en prendre un, comme ces objets qui traînent longtemps auprès de nous dans notre enfance. Ma sœur est une conservatrice dans l’âme. Elle ne veut rien perdre. Et pense sans doute que c’est possible. Il lui arrive encore de se confectionner des hauts affriolants pour les fêtes de fin d’année. À présent elle est mariée, mère et assagie. Les paillettes du boléro, le bord de dentelle, le maquillage violent, tout ça ne constitue plus que la trace d’une excentricité passée. Les bûches succèdent aux bûches, et l’on ne fête plus que la disparition des choses. Le vrai monde a eu lieu. C’était avant. Et c’est fini.

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Gilles sebhan

LONDON WC2Mai 2013

Fin des années 70. Un jeune Français rend visite à sa sœur en Angleterre. Il découvre le punk, les pissotières, le pouvoir du graphisme sous le nom de Neville Brody, et l’étrange ambiguïté des mots. Le garçon a onze ans au début de l’histoire, dix-sept à la fin. Il aura connu entre ces deux moments une foule

d’excentricités tragi-comiques, découvert les désirs troubles des vestiaires pour hommes, rencontré des personnages mythologiques : Sid Vicious, Iggy Pop et William Burroughs, et tombera amoureux pour la première fois – d’un mystérieux voyou qui ne se révélera que pour mieux disparaître.

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Diffusion / Distribution : Harmonia MundiEAN 9782874491658ISBN 978-2-87449-165-8160 pages – 14 €