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Claire de Colombel LES YEUX NUS LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Extrait des "Yeux nus"

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Extrait du récit de Claire de Colombel, intitulé "Les yeux nus", paru en février 2016 aux Impressions Nouvelles.

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Claire de Colombel

Les yeux nus

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S

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LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Les Yeux nus

Claire de Colombel

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extrait

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Jeudi 28 novembre

Les poses étaient très belles, me dit Gabrielle.Habitées.Ses mots me touchent, je sens qu’elle a

perçu quelque chose. Le mouvement qui tient l’immobilité.

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Il y a deux mondes. Celui des mouvements extérieurs et celui des mouvements intérieurs, que l’on perçoit quand le premier se tait. Ils sont liés, mais ils offrent deux expériences, deux paysages bien distincts.

Immobile, je rencontre mon corps autrement. Il m’accueille dans son espace, c’est un autre point de vue. J’en sors, à la fin d’une séance, à la fois épui-sée et détendue.

Depuis quelques temps, je reçois beaucoup de compliments pendant les cours. Ils me flattent et ils m’intriguent. Qu’est-ce qui a changé ? Au-delà des particularités physiques du modèle, à quoi les dessi-nateurs sont-ils sensibles ?

La semaine dernière, Juan m’explique qu’il a observé une différence entre les modèles artistes, comédiens ou danseurs et ceux qui ne le sont pas ; il préfère travailler avec les premiers. Ils arrivent à

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installer une distance avec la nudité. Avec les autres, je ne vois que de la chair.

Je suppose que certains modèles parviennent mieux que d’autres à « mettre quelque chose » dans la pose. Pas forcément au sens du jeu, de la théâ-tralité. Simplement dans la présence, une présence à son corps.

Je passe plusieurs fois par jour du mouve-ment à l’immobilité et je suis souvent surprise par les différents états que je traverse. Les douleurs sont variées, furtives ou prolongées, elles naissent dans l’immobilité ou ne se réveillent qu’avec le mouve-ment ; la fatigue suit le même schéma imprévisible.

L’expérience est intense, j’enchaîne les séances sans avoir le temps de me reposer. Si je veux tenir à ce rythme, il faut que j’accompagne les poses, que j’y sois tout entière.

J’écoute. Ce qui circule, ce qui se contracte. J’identifie une zone. Ça pique, ça tire, ça coince, ça brûle. Être dans la sensation mais pas dans la lutte. Entrer, dissoudre de l’intérieur, remettre en mouvement.

À l’extérieur le corps doit rester immobile, à l’intérieur il ne faut pas qu’il se fige.

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Relâcher là où les tensions se forment, exer-cer d’invisibles basculements de poids afin de répartir les appuis au sol. Entre tenue et détente, la recherche d’un équilibre.

Toutes ces actions qui se cachent derrière l’immobilité de surface, je pensais en être la seule témoin. Je comprends maintenant que ce sont elles qui habitent les poses, les rendent vivantes.

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Jeudi 19 décembre

Moins d’une minute, tu changes quand tu veux !

Je me fige dans l’élan d’une course. Quitte l’attitude pour un dos rond tête baissée. Les bras pendent, morts.

Poursuis la descente, recroquevillée mainte-nant.

Retourne à la verticale, monte sur les pointes, lève le menton. Bras dans le dos poitrine offerte.

Les pieds retombent, les mains cachent le visage. Genoux fléchis, pantin désarticulé.

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Poser m’apaise. Certaines séances plus que d’autres. Sandra est attentive à la particularité du modèle. Elle guide ses élèves en les aidant à lire la pose. Elle relève un détail : c’est très beau ça, le relâchement d’un poignet, une inclinaison de la tête. Elle les aide à entrer dans un rapport sensible à ce qu’ils voient, ne pas seulement copier des lignes.

Elle consacre une partie de son cours à des poses très rapides. Plus que jamais c’est le corps qui décide. Je le laisse me guider. Danser. Les premiers changements de poses sont ponctués d’exclamations scandalisées mais très vite, les élèves sont pris par le rythme, lâchent leur geste, abandonnent le projet du beau dessin, contraints d’explorer un autre rapport au trait qui souvent les surprend, parfois les séduit.

J’imagine qu’au-delà des types de corps, il y a des manières de poser, que chaque modèle a la sienne. J’en ai dessiné un grand nombre lors de mes premières années d’études mais le souvenir est

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lointain. Je me rappelle qu’il y avait des modèles spécialistes de poses acrobatiques, des corps décharnés ou très gros, peut-être limités par leur physique dans l’étendue de leurs propositions ; l’intérêt devait résider pour nous dans la singu-larité de leurs lignes plus que dans celle de leurs poses. Nous dessinions des personnes de toutes les corpulences et de tous les âges. Découvrir la vieillesse de la tête aux pieds, à dix-huit ans c’est troublant. Notre époque, pourtant avide d’exhiber le corps, nous l’avait cachée. Puis le crayon se met en mouvement, s’approprie des formes et l’étonne-ment disparaît.

En montant sur l’estrade à mon tour, ce sont les années de danse qui ont refait surface, un état que le corps exposé a instinctivement retrouvé. Je ne cherche pas le geste théâtral, l’artifice ou la cari-cature, pas plus qu’à garder à tout prix le dos droit ou le menton relevé. Je peux m’avachir, croiser les bras, poser le visage dans une main et y aplatir une joue, mais quelle que soit la position, j’entre d’abord dans le corps de la danseuse. Tout se joue là, juste avant d’arrêter le mouvement. Sentir le corps en entier, prendre conscience des contours, des volumes. Un souffle circule à l’intérieur de chaque membre, les aide à trouver leur place dans

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l’espace, les uns par rapport aux autres. Quelques secondes pour s’installer. Assise sur un tabouret, choisir comment plier les jambes. Mettre en avant le genou de l’une et le pied de l’autre. Désaxer légè-rement le buste du bassin. Pencher un peu la tête, à droite, à gauche, essayer les deux. Poser un bras sur une cuisse, relâcher la main, trouver où accrocher la deuxième. À la taille, à l’épaule. À la nuque.

Quand l’équilibre est là je le sens. Et je m’arrête.

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elle abandonne ses vêtements derrière le paravent, monte sur l’estrade, choisit une attitude et la garde. Les crayons s’agitent, tentent de capter la pose avant qu’elle ne change. Pendant cinq minutes, une demi-heure, trois heures, des dizaines de regards étudient son corps, en détaillent chaque ligne, chaque volume. Mais ce qu’elle pense et ressent, personne ne le voit.

L’immobilité est un masque derrière lequel se cache une multitude de mouvements intérieurs. Claire y est attentive, tout autant qu’aux espaces et aux gens qui l’environnent  : l’estrade du modèle est un véritable poste d’observation.

Dans ce récit au regard inversé, l’auteur décrit avec minutie cette expérience singulière, celle de poser nue pour des artistes, des étudiants en école d’arts, des gens qui apprennent le dessin. elle nous fait découvrir le quotidien d’une profession aussi notoire que méconnue. On la suit d’un atelier à l’autre et dans ses réflexions. elle s’ouvre peu à peu à ces moments d’échanges silencieux avec les personnes qui l’entourent, tout en se questionnant sur la nature de cette relation.

Diffusion / Distribution : Harmonia MundiEAN 9782874493133

ISBN 978-2-87449-313-3144 pages – 13 €

Les yeux nusFévrier 2016

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