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(in : Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) La mise en récit de soi. Lille. Presses

universitaires du Septentrion. pp. 21-40)

Chapitre 1

Les territoires d’investigation de la recherche biographique.

Christophe Niewiadomski

En première intention, on peut indiquer que la recherche biographique se définit avant tout

par son projet, qui, rappelons-le, s’organise autour du souci de mieux comprendre les processus de

constitution de l’individu et de son inscription temporelle dans l’existence par l’étude des formes

narratives qu’il donne à son expérience. En d’autres termes, il s’agit d’interroger ici les rapports que

l’individu entretient avec les choses, avec lui-même et avec les autres dans le monde historique et

social. La recherche biographique conçoit de ce fait l’activité narrative comme la condition même

d’une connaissance de l’être humain dans les sciences sociales en s’attachant à mobiliser et à étudier

les processus de réflexivité biographique.

Ainsi décrit, l’amplitude de ce projet pourrait faire craindre une telle dispersion d’approches

qu’il s’en trouverait alors considérablement affaiblit. Nous verrons que cette prolepse cède le pas dès

lors que l’on examine dans le détail l’ensemble des pratiques qui peuvent se réclamer de ce champ.

Celles-ci, très diversifiées, tant dans leurs méthodes, leurs visées et leurs étayages théoriques, sont

en effet bien codifiées et s’accordent toutes à porter attention à l’élaboration du récit, qu’il soit oral,

écrit, individuel ou collectif, en tant que celui-ci va constituer le matériel de recherche sur la base

duquel vont se donner à connaître les processus permettant d’accéder à une dialectique

herméneutique entre vie, récits et contextes.

Il nous revient, dans ce premier chapitre, de préciser les territoires d’investigation de ce

champ de recherche. A cette fin, nous interrogerons au préalable, dans le champ social, ce que nous

identifions comme une transformation de la notion d’individu en tentant d’éclairer les contradictions

qui se rattachent aujourd’hui à cette notion et qui permettent de mieux comprendre le sens et les

conditions d’émergence des pratiques réflexives se rattachant au champ de la recherche

biographique. Sur ces bases, nous présenterons ensuite plusieurs ensembles de pratiques qui

développent des modalités d’intervention et de recherche utilisant le recueil et l’analyse de récits de

vie de sorte de proposer au lecteur une cartographie des champs d’investigation de la recherche

biographique aujourd’hui. Ce développement nous conduira enfin à interroger le statut qui peut être

accordé à l’activité biographique et réflexive de l’individu.

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L’individu contemporain face aux exigences de la « condition biographique ».

Fort éloigné de la conception antique (l’individu caractérisé par sa place dans le Cosmos et

soumis aux impératifs de son essence), de la perspective chrétienne (l’individu pensé dans son

rapport à Dieu), ou encore de la perspective sociologique fonctionnaliste (l’acteur social comme

unité élémentaire d’une société l’inscrivant dans l’ordre de la reproduction de structures sociales

préexistantes), l’individu contemporain semble désormais marqué par une identité plurielle,

composite, conséquence d’affiliations plurielles, d’appartenances multiples et parfois

contradictoires. Alors que son existence se trouve de moins en moins prédéfinie par ce qui l’a

précédé, sa trajectoire sociale, apparaît de plus en plus affectée par les impératifs de la flexibilité et

de la mobilité.

Si l’étymologie du terme individu, (du latin individuum), dénote son caractère indivisible, il

reste que celui-ci apparaît aujourd’hui à bien des égards en quête d’une appréhension de lui-même

moins morcelée et plus stable. Christine Delory-Momberger souligne combien l’individu

contemporain se trouve désormais affecté par « un renversement du rapport historique entre

l’individu et le social, dans lequel les conséquences sur les existences individuelles des contraintes

sociales et économiques et des dépendances institutionnelles sont perçues comme relevant d’une

responsabilité individuelle et d’un « destin personnel » (…) Dès lors, chacun est renvoyé à la

construction réflexive de sa propre existence, à sa biographie (…) Les rapports sociaux et les espaces

qui leur correspondent ne sont plus conçus comme le fait de déterminations externes, ni même

comme résultant de l’intériorisation de normes collectives, ils font l’objet d’une élaboration et d’une

productivité individuelle, ils participent du processus de construction du moi et de l’existence. »1

Ce renversement, selon l’auteur, fait ainsi entrer l’individu contemporain dans l’espace de ce

qu’elle nomme « la condition biographique ». On s’accordera en effet à reconnaitre ici combien les

mutations sociales observées depuis la seconde moitié du vingtième siècle ont bouleversé la nature

des liens que l’individu entretient avec la société et avec lui-même. De très nombreux auteurs2 ont

ainsi parfaitement bien montré comment l’effritement progressif des grands récits de légitimation

qui trouvaient partie de leurs sources dans l’héritage des lumières, les phénomènes de

désinstitutionalisation, l’effondrement de la société salariale, la dislocation progressive des systèmes

sociaux sous la poussée des modèles économiques néo-libéraux, le sentiment « d’accélération du

temps », l’amplification de la mobilité géographique et sociale… ont conduits, entre autres

phénomènes, à une montée significative de l’individualisme. Ce processus historico-social, qualifié

de « post-moderne » à partir des années 1970, puis « d’hyper-moderne » à partir du début du XXI

éme siècle montre que la période contemporaine est sans doute moins marquée par une rupture

d’avec le programme de la modernité qu’elle n’en est finalement la conséquence, voire le

paroxysme, et que ce n’est qu’au prix d’un examen des formes d’organisation sociétale promues par

1 Delory Momberger C. (2009) La condition biographique. Essai sur le récit de soi dans la modernité avancée.

Paris, Téraèdre. pp. 22-23. 2 Aubert N. (sous la direction de…) (2004) L’individu Hypermoderne. Paris ; Erès ; Castel, R. (1995). Les

métamorphoses de la question sociale. Paris : Fayard ; Gaulejac V. (de) (2009) Qui est « Je » ? Sociologie

clinique du sujet. Paris, Seuil ; Giddens, A. (1994). Les Conséquences de la modernité, Paris : L’Harmattan ;

Lyotard J.F. (1979) La condition postmoderne. Paris, Editions de Minuit ; Maffesoli M. (1998) Le temps des

tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse. Paris, Meridiens Klincksieck.

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la modernité que peuvent être éclairées les configurations culturelles contemporaines. Si rupture il y

a, c’est dans le déplacement des unités traditionnelles d’intelligibilité de l’activité sociale,

conséquence de l’intensification de la diffusion culturelle et de l’interdépendance croissante des

« théâtres sociaux »3. L’hypermodernité, ou la modernité avancée, désigne dès lors l’exacerbation de

ces phénomènes et l’assujettissement de l’individu à ce que l’on pourrait qualifier de « civilisation de

l’excès ». Contraint de s’adapter sans cesse à la course au changement et à l’exigence de

performance, l’individu contemporain tente ainsi de conjuguer autonomie, liberté, créativité et

« réalisation de soi » dans tous les registres de son existence, alors même qu’il intériorise dans le

même temps un système de normes culturelles et sociales qui définissent la recevabilité sociale de

comportements supposés singuliers. Dès lors, plus l’individu vise à affirmer la singularité dont il se

doit désormais d’être porteur et plus il se soumet à l’exigence de conformité et à la massification des

modes de vie véhiculée par les valeurs de la société contemporaine. Le développement de cet

« individualisme de masse » contribue ainsi à standardiser comportements et existences, en

cherchant à formater le désir d’individus bientôt réduits à l’état de consommateurs. Freud, dans

« Malaise dans la civilisation »4, évoquait déjà le risque de « misère psychologique de masse »,

lorsque, à l’échelle d’une société, les membres de celle-ci s’identifient massivement les uns aux

autres. Selon B. Stiegler, l’homogénéisation planétaire des comportements de consommation si

caractéristique des sociétés de la modernité avancée « fait ainsi peser de graves menaces sur les

capacités intellectuelles, affectives et esthétiques de l’humanité. » 5 Néanmoins, malgré ce sinistre

constat, Vincent de Gaulejac nuance sa perspective alarmante et souligne : « ce monde tant décrié

est aussi celui où l’individu peut exprimer sa liberté. La réalisation de soi-même est une chance et un

fardeau (…) Si le moi de chaque individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier, tous les fruits

ne sont pas amers »6.

En résumé, en quelques décennies, l’individu est passé d’un type de société où les trajectoires

sociales étaient relativement stables et institutionnalisées, vers une « société des individus »7

marquée par le développement de l’individualisation des parcours, de sorte qu’il se construit sans

doute moins aujourd’hui à partir de statuts institutionnellement assignés qu’à partir de l’injonction

sociale à devenir « lui-même ». Dans ce contexte où chacun se trouve aujourd’hui renvoyé à soi-

même pour construire le sens de son existence, « l’obligation à la réflexivité » devient donc un enjeu

majeur pour tenter de redéfinir en permanence les contours d’une identité sans cesse remise à la

question. Confronté à la liberté, à l’autonomie, à la mobilité, à la responsabilité, à la prise de risque

et à l’insécurité mentale qu’imposent les incessants changements auxquels il se trouve soumis,

l’individu se trouve donc aujourd’hui contraint d’estimer en permanence l’orientation de son action

et de son « destin », de sorte que l’interrogation sur soi est sans doute devenue l’un des traits

principaux de la modernité : « Chacun est renvoyé à la construction réflexive de sa propre existence,

à sa biographie, - entendue ici non pas comme le cours réel, effectif de la vie, mais comme la

3 Giddens, A. (1994). Les Conséquences de la modernité, Paris : L’Harmattan.

4 Freud S. (1992) Malaise dans la civilisation. Paris : PUF.

5 Stiegler B. (2004) Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu. in : Le Monde

Diplomatique. Juin 2004. 6 De Gaulejac V. (2005) L’hypermodernité ou la société paradoxale. in : Revue Sciences de l’homme et sociétés.

N° 75, p. 23. 7 Elias N (1991) La société des individus. Paris, Fayard

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représentation construite que s’en font les acteurs-, et à sa capacité de biographisation des

environnements sociaux »8.

Dès lors, on voit combien l’attention portée à la singularité constitue aujourd’hui l’une des voies

possibles pour tenter de mieux comprendre comment les individus biographient leurs expériences,

leurs environnements sociaux et comment ils se construisent en se racontant, tout en éclairant la

manière dont la recherche biographique et les approches qui s’en réclament permettent de rendre

compte d’un fait social venant traduire la montée et les conséquences de cet individualisme réflexif.

Approches biographiques et recherche biographique

La notion « d’approches biographiques » doit ici être distinguée de la recherche

biographique. Les premières renvoient en effet, nous le verrons, à des pratiques plurielles et parfois

assez hétérogènes tant dans leurs méthodes que dans leurs objectifs, alors que la seconde spécifie

un champ de recherche qui englobe les premières en tant qu’elles convergent toutes vers l’attention

portée à la narration et au récit de l’histoire d’un ou de plusieurs individus pour finalement

privilégier, en première instance, l’expérience vécue des individus en situation sociale. En d’autres

termes, les approches biographiques se définissent avant tout par leur usage du récit à des fins

d’intervention et/ou de recherche alors que la seconde fait de celui-ci le cœur de sa réflexion

épistémologique et considère que « les mutations sociales et les transformations qu’elles entrainent

depuis une quarantaine d’années dans les modes de vie et les modèles d’existence dessinent les traits

d’une nouvelle configuration de l’individu à la société, dans laquelle la biographie en tant que

processus de construction de l’existence individuelle devient le centre de production de la sphère

sociale. »9

Rappelons cependant que les approches que nous regroupons ici dans le périmètre de la

recherche biographique et qui mettent en perspective la dimension d’un sujet susceptible de porter

un regard réflexif sur sa propre individualité s’enracinent historiquement dans le contexte de la

philosophie individualiste et plus particulièrement à partir des travaux de Montaigne10 et du

« cogito » de Descartes au XVIIéme siècle. C’est donc « l’invention du sujet » qui va permettre de

créer les conditions d’un rapport direct de l’individu à lui-même, ouvrant ainsi la possibilité de

l’émergence d’écrits biographiques non réductibles au seul témoignage de l’existence de grandes

figures de l’histoire. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut aujourd’hui distinguer au moins six

ensembles de pratiques11 qui développent des modalités d’intervention et de recherche utilisant le

recueil et l’analyse de données biographiques :

8 Delory Momberger C. (2009) Op. Cit. p.23.

9 Delory Momberger C. (2009) Op. Cit. p 13

10 Montaigne M. (de) (1979) [1595] Les Essais. Livre III. Paris, Garnier Flammarion

11 Les catégories qui suivent, quoique dans un ordre quelque peu différent, ont initialement été identifiées dans

l’ouvrage suivant : Niewiadomski C. (2012) Recherche biographique et clinique narrative. Toulouse, Erès.

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La « psychobiographie »

Si les expressions « autobiographie », « récit de vie » ou encore « histoire de vie »,

classiquement référées au domaine des approches biographiques, ne sont qu’exceptionnellement

employées par les professionnels du champ de la psychologie clinique, convenons que leur activité

professionnelle les confronte fréquemment à la narration des difficultés existentielles de leurs

publics, c'est-à-dire à la mise en œuvre de ce que nous nommerons ici des pratiques de

« psychobiographie ». Ce premier ensemble, particulièrement protéiforme, concerne donc le

domaine des pratiques psychothérapeutiques qui se déploient en réponse à une demande visant à la

prise en compte d’une souffrance psychique dont l’intensité subjective déborde la seule « difficulté à

être au monde » que rencontre tout être humain. Ces approches convoquent alors le sujet de la

narration dans une relation « clinique » visant à l’apaisement ou à la levée du symptôme et, dans un

certain nombre de cas, l’invitent à un travail de relecture de sa trajectoire biographique lui

permettant de se situer face à la question du sens de son existence.

S’il est impossible d’évoquer ici les multiples formes que peuvent prendre ces approches12,

c’est sans aucun doute vers la psychanalyse qu’il convient de se tourner pour examiner la nature des

liens qui se sont étroitement tissés avec le discours biographique : « Seule voie d’accès à l’histoire du

sujet, le discours réflexif est originellement et historiquement consubstantiel avec la méthodologie

psychanalytique elle-même : il est épistémologiquement admis en partie parce qu’il est

procéduralement inévitable. Dès lors, le recul épistémologique sur le statut du discours se confondrait

à priori avec un débat sur l’ensemble de la méthode psychanalytique. Ainsi, la psychanalyse apparait

de loin comme la discipline qui a le plus intégré et théorisé une pratique du discours de type

« autobiographique » dans ses normes et ses pratiques internes de production de sens. »13

Ainsi, si l’on excepte les approches se référant à la psychologie expérimentale qui

considèrent généralement que les données issues de l’introspection sont par nature suspectes car

invérifiables et non objectivables, psychologie clinique et approches psychanalytiques s’attachent au

contraire à prêter attention au récit. Dès lors, la parole subjective de l’individu devient centrale en

tant que ce dernier est porteur d’une histoire singulière qui tisse la trame temporelle d’une existence

se donnant à entendre au travers d’un discours biographique qu’il convient de décoder de sorte

d’accéder à la logique de l’inconscient du sujet.

Concernant la relation plus spécifique entre récit de vie et approche clinique dans une

perspective psychobiographique, l’on peut ici prendre pour exemple les travaux pionniers menés par

l’équipe des praticiens œuvrant dans le cadre des consultations psychologiques spécialisées à

L’université Catholique de Louvain la Neuve. Ces consultations, crées en 2002 à l’initiative de Michel

Legrand14, visent à accueillir en consultation des personnes qui souhaitent travailler à l’élucidation

12

On estime à près de quatre cents le nombre de techniques psychothérapeutiques actuellement utilisées dans les

seuls pays occidentaux. Très classiquement, ces approches se répartissent en cinq grands courants:

psychanalytique, humaniste-existentiel, cognitivo-comportemental, systémique et multi référentiel. 13

Bouilloud J-P (2009) Devenir sociologue. Histoires de vie et choix théoriques. Toulouse, Erès. p 62 14

Legrand M. (1993) L’approche biographique. Paris, Desclée de Brouwer.

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d’une problématique existentielle à partir d’un travail approfondi sur leur histoire de vie. Cinq

psychologues, intervenants à partir de référentiels pluriels (psychanalyse, approche systémique,

sociologie clinique…) travaillent ainsi sur la spécificité de l’utilisation du récit de vie dans une

perspective qui entretient manifestement des rapports parfois très étroits avec le champ

thérapeutique. Evoquant les demandes des consultants, l’une des praticiennes de l’équipe précise

: « En fait, je reçois essentiellement deux types de demandes : la première, que je définirais comme

non thérapeutique, consiste, par exemple, dans le souhait d’une personne d’évaluer son projet

professionnel, de faire un bilan de sa vie amoureuse ou un bilan de son existence, ou encore

d’analyser la manière dont elle agit dans la vie. La seconde, plus en rapport avec le fonctionnement

psychique de la personne, consiste plutôt dans le désir de faire un travail sur son histoire personnelle

en raison de sentiments dépressifs, d’un manque de confiance en elle-même, ou en raison de

problèmes relationnels, d’émotions trop mal maitrisées… Dans les deux cas, le souhait explicite est de

ne pas faire une thérapie mais un travail sur l’histoire personnelle qui pourrait conduire à un

changement ou, éventuellement, plus tard, à une thérapie. Ce dernier aspect soulève assurément ce

que les systémiciens appellent la « dimension paradoxale de la demande », et qui pourrait aussi être

compris par la psychanalyse comme une résistance à l’entreprise proprement thérapeutique.

Toutefois, notre contrat reste l’analyse de l’histoire. »15

Comme on le voit ici, la question des frontières entre récits de vie, effets d’allègement du

symptôme et thérapie reste ici particulièrement vive et il n’est pas certain qu’une orientation

s’appuyant sur la distinction entre une « souffrance existentielle » qui relèverait de la nature même

de la condition humaine et une « souffrance psychique » relevant plus spécifiquement de la

nosologie et de la sémiologie psychopathologique, permette de trancher définitivement cette

épineuse question des délimitations16 entre thérapie et récit de vie.

Recherche qualitative et récits de vie

en ethnologie et sociologie

Le second ensemble concerne plus particulièrement les chercheurs qui utilisent le récit de vie

comme technique de recueil de données dans le cadre de recherches sociologiques et ethnologiques.

Leurs travaux s’inscrivent dans la perspective ouverte par une sociologie d’influence ethnologique

apparue aux Etats-Unis à la fin du XIXè siècle. Au plan méthodologique, l’utilisation du recueil de

récits de vie à des fins de recherche allait ainsi permettre aux anthropologues de restituer le mode

de vie des populations observées comme une totalité signifiante et non plus comme un simple

agglomérat d’éléments artificiellement juxtaposés (l’habitat, la nourriture, l’habillement, les rituels

communautaires, etc.). L’usage de récits de vie à des fins de recherche allait ainsi poser de manière

15

Vargas-Thils M. (2008) Le récit de vie comme pratique clinique. Une expérience aux consultations

psychologiques spécialisées en histoires de vie. In : Gaulejac V (de) & Legrand M. (dir.) Intervenir par le récit

de vie. Entre histoire collective et histoire individuelle. Toulouse, Erès, p. 270 16

Sur ce point précis, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’ouvrage de synthèse suivant :

Niewiadomski C. & De Villers G., (2002) Souci et soin de soi. Liens et frontières entre histoires de vie,

psychothérapie et psychanalyse. Paris : L’Harmattan.

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frontale le problème épistémologique de la validité du témoignage de l’expérience vécue au service

de la connaissance scientifique d’une culture ou d’un système social et ouvrir ainsi à des débats loin

d’être clos aujourd’hui.

En ce qui concerne l’utilisation de récits de vie en sociologie, il importe de rappeler ici la

place occupée aux Etats Unis par « l’école de Chicago » au début du XX éme siècle. L’étude la plus

connue est sans conteste celle qui sera menée par William Thomas et Florian Znaniecki : « The Polish

paesan in Europe and America »17. Ces deux chercheurs, l’un aux USA et l’autre en

Pologne, utilisèrent massivement les documents autobiographiques pour étudier le vécu

d'immigrants polonais d'origine paysanne à Chicago. Leur ouvrage, considéré comme l'acte

fondateur de la sociologie américaine, rencontrera un très grand succès. Dans les années 1920, à la

suite de Thomas et Znaniecki, de nombreux sociologues de l'école de Chicago utilisèrent le recueil de

récits de vie afin d'expliciter certains faits sociaux. Pourtant, dès 1940, l'approche biographique

perdra son droit de cité en sciences humaines sous la poussée des travaux de « l'école de Columbia »

qui, s’appuyant sur les découvertes liées à l’application du calcul de probabilité, vont privilégier

l'approche quantitative du recueil de données sous forme d'enquêtes par questionnaires. Les

sociologues disposent alors d’outils méthodologiques qui leur permettent d’extrapoler des données

concernant un échantillon dit « représentatif » à l’ensemble d’une population. La volonté de faire des

sciences sociales des disciplines véritablement « scientifiques » les conduit alors à privilégier ces

méthodes destinées à quantifier les faits sociaux et à abandonner presque totalement l'utilisation

des récits de vie ou à les cantonner à une perspective purement exploratoire. En France, l’usage du

récit de vie en sociologie réapparaitra au décours des années 1970. En effet, alors que les mutations

socioculturelles de la seconde moitié du vingtième siècle avaient conduit à la transformation de pans

entiers de l’organisation culturelle et sociale, la mémoire de modes de vie antérieurs semblait

inexorablement devoir s’éteindre en raison d’une rupture dans la transmission de la tradition orale.

Dans ce contexte, certains sociologues vont donc avoir recours aux récits de vie afin de rendre

compte et de garder trace de ces univers sociaux en voie de disparition : « Nous nous trouvons en

présence des « derniers témoins » d'une logique sociale et d'une conception de la vie dont la mémoire

même risque de disparaître avec ceux qui en sont les ultimes détenteurs. Nous trouvons là

l'explication de l'intérêt qui depuis plus d'une décennie s'attache à la réalisation des récits de vie; la

sensibilité collective a perçu, sans doute confusément, qu'il était nécessaire de prendre le relais de la

transmission orale autrefois indéfiniment répété, et aujourd'hui défaillante."18

Par ailleurs, à la même période, la spécificité épistémologique et méthodologique de l’usage

des récits de vie en sociologie sera tout particulièrement travaillée par des chercheurs tels que Daniel

Bertaux.19 En effet, à la faveur des changements socio-politiques de l'après 68, toute une culture

populaire militante cherche alors à s'exprimer et va intéresser ainsi les sociologues qui tenteront de

traiter ces faits sociaux (culture ouvrière, féminisme...) non plus seulement dans une perspective

17

Thomas W. & Znaniecki F. (1998) Le paysan polonais en Europe et en Amérique - Récit de vie d’un migrant.

Paris, Nathan (Trad. par Y. Gaudillat du livre III de l’œuvre originale en cinq volumes : Thomas W. & Znaniecki

F. (1918-1920. The Polish peasant in Europe and in America, Monograph of an immigrant group . New York,

Octagon .) 18 Poirier J. ; Clapier-Valladon S. ; Raybaut P. (1983) Les récits de vie. Théorie et pratique. Paris, PUF. p

20-21.

19 Bertaux D. (1997) Les récits de vie. Paris : Nathan.

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10

quantitative, mais aussi qualitative. Daniel Bertaux, mènera ainsi plusieurs recherches pionnières

dans ce domaine.20 Attribuant trois fonctions au récit de vie, (exploratoire, analytique et expressive),

l’auteur résume comme suit les objectifs du récit de vie en sociologie : « Dans la perspective que j’ai

proposé d’appeler « ethnosociologique »,, les sujets prennent le statut d’informateurs sur leurs

propres pratiques et sur les contextes sociaux au sein desquels elles se sont inscrites ; on accorde à

priori à leurs témoignages un statut de véracité, que l’on vérifie néanmoins en les comparant

systématiquement et en recoupant leurs dires avec d’autres sources. »21

Actuellement, ce courant de la recherche en sociologie s’inscrit plus particulièrement dans

les champs de la sociologie compréhensive22, des théories microsociologiques ou encore de

l’ethnométhodologie.23

La sociologie clinique

Le troisième ensemble recouvre le travail des praticiens et des chercheurs œuvrant dans le

domaine de la sociologie clinique et qui mobilisent le recueil et l’analyse de données biographiques

dans le cadre de l’animation de séminaires d’implication et de recherche thématiques regroupés

sous l’intitulé « roman familial et trajectoire sociale ». Ces séminaires s’articulent avec de nombreux

travaux qui, dès les années 70, ont permis d’ouvrir, à l’initiative principale de Vincent de Gaulejac, un

nouveau champ de réflexion et d’intervention en sociologie : la sociologie clinique. Empruntant ses

fondements théoriques et cliniques à plusieurs courants des sciences humaines et sociales24, la

sociologie clinique tente de travailler sur la valence respective des facteurs économiques,

historiques, sociologiques, idéologiques et psychologiques, dans les trajectoires individuelles des

acteurs, en cherchant à éviter le double écueil du « psychologisme » et du « sociologisme ». Dans

cette perspective, Vincent de Gaulejac, s’est, entre autres recherches, particulièrement intéressé aux

conflits d’identité liés aux changements de classe sociale25 et aux répercutions existentielles de

l’humiliation et de la honte qui affectent les groupes dominés dans les sociétés développées.26 Il

insiste sur les déterminations multiples et croisées qui permettent de mieux comprendre ces

phénomènes en suggérant les principes d’une analyse dialectique fondant ses bases sur les cinq

principes suivants :

Le « pluralisme causal » qui montre combien les conduites humaines se trouvent

conditionnées par une multiplicité de déterminations, « la problématisation multiple » qui privilégie

une approche conceptuelle multipolaire, « l’autonomie relative » qui souligne les lois spécifiques de

fonctionnement de chaque discipline tout en précisant leur indépendance partielle, la « réciprocité

20

La plus connue d’entre-elles, appuyée sur le recueil de récits de vie d’ouvriers et de jeunes apprentis, porte sur

la boulangerie artisanale.

Bertaux D. Bertaux-Wiame I. (1980), Une enquête sur la boulangerie artisanale,

rapport au CORDES. 21

. Bertaux D. (1997) Ibid. p 118 22

Kaufmann J.C. (1996) L’entretien compréhensif. Paris : Nathan. 23

Lapassade G. (1996) Les Microsociologies. Paris : Anthropos. 24

Sociologie bourdieusienne, psychanalyse freudienne et psychosociologie pour ne citer que les trois référents

les plus saillants. 25

Gaulejac V. (de) (1987) La névrose de classe. Paris, Hommes et groupes. 26

Gaulejac V. (de) (1996) Les sources de la honte. Paris, Desclée de Brouwer.

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11

des influences » qui précise le jeu de la combinatoire et des compensations qui s’opèrent entre

différents registres théoriques, et enfin la « causalité dialectique » qui s’organise autour d’un double

principe d’interactivité et de récursivité. Soulignant l’existence d’une complémentarité constitutive

entre psychisme individuel et structures sociales, l’auteur insiste sur l’importance de parvenir à

identifier des articulations processuelles situées « au carrefour du subjectif et de l’objectif, du

psychique et du social, du concret et de l’abstrait, du pouvoir et du désir… qui sont l’objet de la

sociologie clinique. » 27

Les séminaires organisés par ce courant constituent tout à la fois des groupes d’implication

personnelle au service de la formation et du développement personnel des participants et une

méthode d’investigation et de recherche destinée à l’analyse des interactions entre facteurs

psychologiques et sociologiques. Dans ces groupes, les hypothèses de travail élaborées à partir des

récits des participants sont construites avec les personnes concernées. Ces modalités de travail

rompent assez nettement avec des pratiques de recueil de données où le chercheur traite seul le

matériau biographique. Le sujet qui socialise son récit se trouve en effet ici « sujet » et « objet » du

processus de recherche, produisant non seulement la « matière première » nécessaire, mais

réfléchissant du même coup à son traitement en effectuant un travail théorique non réductible à sa

seule histoire singulière puisque s’inscrivant dans un contexte socio-historique. De la sorte, il s’agit

de permettre à l’individu de mobiliser conjointement différentes figures du sujet (le sujet social, le

sujet existentiel, le sujet réflexif, le sujet acteur)28 , pour lui permettre d’advenir et de se dégager des

éventuelles pesanteurs liées aux influences sociales et psychologiques qui l’affectent. En ce sens, ce

projet entretient sans aucun doute des affinités avec la psychanalyse existentielle Sartrienne29 dont

nous rappellerons simplement ici qu’elle vise à la recherche d’une « découverte existentielle » chez

le sujet.30

Histoires de vie en formation et recherche

biographique en éducation

Le quatrième ensemble s’intéresse aux travaux menés dans le domaine de la formation par les

praticiens chercheurs regroupés autour de l’ASIHIVIF (Association Internationale des Histoires de Vie

en Formation). Cette association, créée en 1990 à l’initiative de Gaston Pineau à Tours (France), de

Pierre Dominicé à Genève (Suisse) et de Guy de Villers à Louvain la Neuve (Belgique), part du postulat

selon lequel le recours aux histoires de vie en formation d’adultes permet à l’apprenant de mener un

travail de conscientisation de son expérience, de ses modes d’apprentissages et de ses « savoirs

insus » en les transformant en savoirs explicites et mobilisables dans le processus de formation dans

27

Gaulejac V. (de) (1993) La sociologie et le vécu. In : Gaulejac V. (de) & Roy S. (sous la direction

de…)Sociologies cliniques. Marseille :Hommes et perspectives. Paris : Desclée de Brouwer. p321 28

Gaulejac V. (de) (2009) Qui est je ? Sociologie clinique du sujet. Paris : Seuil. 29

Sartre J.P. (1943) L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris, Gallimard. 30

Concernant l’apport spécifique de la réflexion de Jean Paul Sartre à la recherche biographique, nous invitons

le lecteur intéressé à se reporter au chapitre 5 de l’ouvrage suivant : Legrand M. (1993) L’approche

biographique. Paris, Desclée de Brouwer.

Page 12: Extraits miseenrecitdesoi

12

lequel ils se trouvent engagés. Dans cette perspective, le domaine de la formation des adultes ne

saurait être réduit à la seule dimension de la « formation professionnelle » entendue comme

ajustement des savoirs et savoir-faire d’un individu au métier qu’il souhaite exercer ou qu’il exerce

déjà. D’une autre manière, ce qui mobilise l’attention de ce courant relève de l’étude des questions

relatives à la formation expérientielle, à l’autodidaxie et, plus généralement aux particularités de

l’apprentissage des adultes dans une perspective émancipatrice de conscientisation de son

expérience. Alex Lainé remarque à ce propos : « La mise au jour, par un sujet, des savoirs « insus »

qui sont les siens et qui restent en friche, ou du moins sous-utilisés - parce qu’ils sont largement

méconnus de lui- est, en soi, une action sociale à portée émancipatrice. La méconnaissance et la sous-

estimation, par un individu, de ce que ses expériences et sa vie recèlent de savoir, de savoir-faire et de

culture constituent à la fois des inhibitions de son potentiel de création et une aliénation au modèle

académique, savant, universitaire de la culture. (…) L’un des effets manifestes de la méconnaissance

et de la sous-estimation des savoirs dont pourtant je dispose, c’est le maintien dans la position sociale

et culturelle que j’occupe. »31

L’orientation privilégiée est donc celle de l’appropriation par le sujet de son « pouvoir de

formation », c’est à dire de sa capacité à « donner forme » à son projet de formation via le travail

réflexif que le narrateur va opérer sur son récit socialisé. Très inspirés par le projet émancipatoire des

courants de l’éducation permanente et de l’éducation populaire, les praticiens et les chercheurs de

cette association ont longtemps centré leur activité de recherche autour de deux registres : le

repérage et l’observation fine du poids des apprentissages informels dans l’étude des processus de

formation des adultes d’une part, et l’étude des effets réflexifs liés à la prise de conscience de ces

« compétences cachées » sur le processus de formation d’autre part. Ainsi, pour les tenants de cette

approche, l’usage du biographique favorise un travail d’exploration réflexive et de réappropriation du

parcours de formation d’apprenants en interrogeant la question des rapports entre théorie et

pratique et en montrant comment l’individu apprend également en dehors des dispositifs formels de

formation. L’étude des rapports entre hétéro-formation et processus d’auto-formation,

l’identification des spécificités de la formation des adultes, l’analyse des pratiques de reconnaissance

et de la validation des acquis32, l’étude des démarches de bilan et d’orientation, etc. recouvrent des

objets d’investigation historiquement fortement investis par ces chercheurs. Pour exemple, dans le

domaine des sciences de l’éducation, Pierre Dominicé et ses collaborateurs ont accumulé depuis trois

décennies une grande expérience de la « biographie éducative » auprès d’adultes en formation,

allant même jusqu’à introduire de manière optionnelle la démarche des histoires de vie dans certains

programmes de l’université de Genève. Partant de l’hypothèse selon laquelle il existe une relation

étroite entre formation et trajectoire biographique, Pierre Dominicé précise : « Un apport éducatif ne

peut jamais être interprété indépendamment des circonstances de vie qui justifient le déclenchement

d’une transformation personnelle. Les adultes considérés comme sujets de leur formation sont ainsi

devenus pour moi le véritable lieu de l’évaluation, et leur histoire personnelle, le contexte à partir

duquel identifier les raisons ainsi que le sens de ce qu’ils ont appris. »33

Enfin, les praticiens et chercheurs de ce courant insistent beaucoup sur la dialectique

« production orale /production écrite » dans le travail d’histoire de vie. En effet, l’énonciation orale

31

Laine A. (1998) Faire de sa vie une histoire. Paris, Desclée de Brouwer. p 102-103. 32

Pour une synthèse de cette question voir l’ouvrage suivant : Laine A. (2005) VAE, quand l’expérience se fait

savoir. Paris, Erès 33

Dominicé P (1992) L’histoire de vie comme processus de formation. Paris, L’Harmattan. p. 66

Page 13: Extraits miseenrecitdesoi

13

du récit initial va fréquemment constituer un préalable à l’écriture d’un texte, opérant une première

réorganisation des matériaux biographiques, puis donner lieu à de multiples va et vient entre

production orale, échanges avec les autres participants et travaux d’écriture aux fins d’analyse et

d’élaboration herméneutique.

Cependant, l’association qui fédère les orientations de ce courant connait depuis quelques

années une réorientation significative en termes d’ouverture de ses domaines de recherche et

d’intervention. Celle-ci s’est enrichie en 2008 de l’ajout d’un sous-titre, devenant ainsi l’ASIHIVIF-RBE

(Association Internationale des Histoires de Vie en Formation et de Recherche Biographique en

Education). Cette modification, loin d’être anecdotique, découle de la volonté de s’ouvrir à d’autres

domaines de la recherche biographique et de développer plus avant ses liens en termes de

collaborations de recherche au niveau international.

Les histoires de vie de collectivité

Le cinquième ensemble renvoie à l’émergence relativement récente des pratiques d’histoires

de vie de collectivité et de leur place dans l’étude des modalités actuelles de construction du lien

social. Dans le contexte de l’examen des phénomènes regroupés plus avant sous le terme de

« modernité avancée », les histoires de vie de collectivité permettent de se pencher sur l’histoire de

collectifs humains, (tels que des entreprises, des quartiers, des associations…) via l’étude des

trajectoires individuelles et collectives des individus impliqués dans ces collectifs, en cherchant à

identifier des « définitions de situations »34. Dans cette perspective, il s’agit alors de s’appuyer sur

les représentations des acteurs sociaux pour tenter de comprendre comment ces derniers vivent et

ressentent les situations dans lesquelles ils se trouvent placés, tout en prenant en considération le

fait que ces définitions de situations ne correspondent généralement pas aux caractéristiques

objectives de la situation telles qu’un observateur pourrait à priori les définir. La filiation avec les

travaux de la « grounded theory »35 sont ici tout à fait patents. Sur ces bases, on considère alors les

savoirs scientifiques peuvent se co-construire avec les acteurs sociaux et qu’il peut se révéler

particulièrement heuristique de chercher à exploiter des savoirs dits « profanes » aux fins de

production de connaissances.

A titre d’exemple, outre nos propres travaux réalisés en milieu hospitalier36, nous voudrions

brièvement évoquer ici le remarquable travail mené par Isabelle Seret dans le cadre d’une mission de

consultance en journalisme et récits de vie menée en République démocratique du Congo en février

2011. Ce projet consistait à former et accompagner neuf femmes journalistes de la région des Grands

Lacs - Burundi, Rwanda, Congo - afin de mener une campagne médiatique sur les violences sexuelles

en tant qu’arme de guerre. Cette recherche-intervention, basée sur le recueil croisés de témoignages

34

Digneffe F. 1989 Ethique et délinquance. La délinquance comme gestion de sa vie. Genève : Meridiens

Klincksieck 35 Glaser, B.G., & Strauss, A.L. (1967). The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative

Research. Chicago, IL : Aldine.

36 Niewiadomski C. ; Bagros P. ; (dir.) (2003) Penser la dimension humaine à l’hôpital. Paris : Seli Arslan

Page 14: Extraits miseenrecitdesoi

14

de femmes ayant vécu des violences sexuelles, vient de donner lieu à la publication d’un très bel

ouvrage collectif. 37 L’avant- propos de ce courageux travail précise : « Le témoignage oral acte de ce

qu’une personne a vécu et offre une source précieuse d’informations, non pas tant par sa teneur

factuelle (évènements, dates…) que par sa valeur personnelle, c’est-à-dire les perceptions et les

sentiments que ces phénomènes engendrent chez l’individu. Chaque témoignage lie le témoin aux

évènements sociaux et politiques qui codifient la production de son récit. Ces récits ont souvent la

particularité de vouloir signifier que quelque chose peut encore advenir (…) Je peux, grâce au

témoignage, aller ainsi du plus intime au plus politique, du singulier au général. Le terme témoigner

est à entendre ici comme « devenir le témoin du témoin » (…) Etre le témoin du témoin signifie que je

vais me porter garant de ce témoignage auprès de la société. Le témoignage prend alors une forme et

une fonction analogique à ce qu’il peut opérer en justice. »38

Dès lors, l’on comprend ainsi comment les histoires de vie de collectivité, en permettant

l’accès à la subjectivité individuelle et collective des acteurs sociaux, permettent de saisir la manière

dont les individus vivent et se représentent les situations expérientielles parfois dramatiques dans

lesquelles ils se trouvent impliqués. Dans cette perspective, il s’agit alors de mettre en rapport des

données empiriques avec des constructions théoriques prenant en considération le fait que la réalité

observée ne saurait être pensée en dehors du système d’acteurs qui la produit. En effet, l’articulation

individu-collectif se trouve ici convoquée en tant qu’elle permet d’accéder à une réalité biographique

qui dépasse le narrateur et qui contribue à le façonner comme sujet social. Comprendre comment la

subjectivité des acteurs sociaux s’objective dans des actes, mais aussi dans des représentations,

permet ainsi de mieux appréhender la logique de certaines situations historico-sociales ou encore de

formuler des hypothèses sur la manière dont s’organisent les communautés de vie et de travail

auxquelles les individus appartiennent et ce, au-delà même de la singularité de leurs trajectoires.

L’autobiographie

Le dernier ensemble que nous pouvons rattacher au champ de la recherche biographique

concerne l’étude des pratiques « d’écriture de soi » et vise à expliciter les formes et les objectifs que

prennent aujourd’hui les pratiques autobiographiques dans notre monde contemporain. Ces

configurations littéraires, longtemps considérées comme un genre mineur, fréquemment entachées

du soupçon d’auto-complaisance, représentent pourtant aujourd’hui un véritable phénomène de

société. Témoignant de la richesse mais aussi des contradictions qui traversent des vies singulières,

les écrits autobiographiques représentent sans aucun doute l’une des clefs actuelles d’accès à

l’analyse des formes de l’individualisme contemporain.

L’on sait que les pratiques « d’écriture de soi » trouvent historiquement un essor sans

précédent dans le contexte de l’apparition de l’autobiographie au milieu du XVIII éme siècle. Alors

que se développe aux Etats-Unis, puis en Europe, l’idée de démocratie, surgit ce que Philippe Lejeune

nomme « le phénomène radicalement nouveau de l’autobiographie ». 39 Daniel Bertaux précise à ce

37

Seret I. (2012) Sortir de l’ombre. Le témoignage, une victoire morale. Paris, Institut Panos. 38

Seret I. (2012) Ibid. p 17-19. 39

Lejeune P. (1971) L’autobiographie en France. Paris, A. Colin.

Page 15: Extraits miseenrecitdesoi

15

propos : « Le principal effet culturel de la philosophie individualiste est de transformer, voire de créer

le rapport de soi à soi... Dans les sociétés traditionnelles, l'action du sujet pour améliorer ses

conditions d'existence pour réaliser ses projets passe nécessairement par le groupe. Voilà ce qui les

différencie des sociétés modernes. La modernité, par contre, fait du rapport de soi à soi un rapport

direct... C'est seulement lorsque le rapport de soi à soi est devenu un rapport direct que l'on peut

peser sa vie comme le produit de ses actes, et que peut naître l'autobiographie. »40

Cependant, les caractéristiques que nous avons précisées plus avant à propos des effets de la

modernité avancée sur les individus déterminent aujourd’hui des phénomènes de quête identitaire

qui trouvent sans aucun doute l’une de leurs modalités d’expression dans les pratiques « d’écriture

de l’intime. » La multiplication des pratiques d’ateliers d’écriture en est sans doute l’un des exemples

les plus caractéristiques. A ce propos, des auteurs tels qu’Anne Marie Trekker41 qui anime depuis de

nombreuses années des dispositifs de « tables d’écriture », montrent comment l’écriture

autobiographique, en tant que mode d’accès privilégié à la réflexivité, favorise « l’advenue du sujet à

lui-même. »42 En effet, dans le travail autobiographique, la notion « d’effet-sujet »,43 corrélative de la

fonction instituante de l’énonciation, se trouve ici renforcée par le travail scriptural. En effet,

s’engager dans l’écriture de son histoire, c’est sans doute faire plus clairement encore l’expérience

de la division fondamentale de notre être, c’est à dire l’expérience de la séparation de soi d’avec soi,

élément fondateur notre identité personnelle. En effet, l’écriture, en ce sens qu’elle laisse une trace

sur laquelle il est facile de revenir pour travailler à nouveau, permet de mesurer l’inadéquation

foncière de notre production langagière à notre être. Le décalage entre « ce que j’écris de ce que je

suis » et « ce que je suis » apparaît alors de façon privilégiée. Toutefois, cette attention portée à

l’écriture et aux processus qu’elle favorise ne doit pas conduire à un asservissement du sujet à

l’image de lui-même que produit le texte écrit. Car, comme le rappelle Henri Desroche : « Il y a

d’abord la déperdition ou, comme on dit actuellement l’entropie liée à l’écriture. C’est à dire : il y a

moins dans la parole que dans la pensée, moins dans la pensée que dans la vie et l’action, et peut être

finalement moins dans toutes ces expressions rhétoriques ou opérationnelles que dans les silences. »44

Néanmoins, au fil de l’écriture autobiographique un énoncé performatif auto-référentiel se construit

alors que le « je », se référant à une réalité nouvelle qu’il contribue à façonner lui-même, permet au

narrateur d’accéder plus aisément au statut de sujet analytique mais aussi critique à l'égard de sa

propre histoire.

40 Bertaux D. (1989) Les récits de vie comme forme d’expression, comme approche et comme

mouvement. In : Pineau G. & Jobert G. (coordonnateurs) (1989) Histoires de vie. Paris, L’Harmattan.

Tome I , p 22.

41 Trekker A-M. (2009) Des femmes s’écrivent. Enjeux existentiels et relationnels d’une identité narrative.

Paris : L’Harmattan. 42

De Gaulejac V. (2009) Qui est je ? Sociologie clinique du sujet. Paris : Seuil. 43

« Chaque fois qu’un sujet de la parole surgit au champ du langage, il s’en produit un effet, que nous appelons

“ l’effet sujet ”, c’est à dire un effet de production du sujet même qui parle. » De Villers G. (1996) L’approche

biographique au carrefour de la formation des adultes, de la recherche et de l’intervention. le récit de vie comme

approche de recherche-formation. In : Desmarais D. & Pilon J.M. (1996) Pratiques des histoires de vie. Paris,

L’Harmattan. p 114 44

Desroche H. (1984) D’une écriture autobiographique à une procédure d’autoformation. Revue Education

permanente n° 72-73 : mars 1984, p 124.

Page 16: Extraits miseenrecitdesoi

16

Quel statut accorder à l’expérience subjective de l’individu contemporain ?

A l’issue de cette rapide cartographie qui n’a par ailleurs pas prétention à l’exhaustivité, l’on

voit combien la recherche biographique, déborde les seules frontières académiques disciplinaires et

trouve aujourd’hui à se développer largement dans de nombreuses disciplines des sciences sociales.

Alors que les dernières décennies ont été marquées par un infléchissement des approches

structuralistes au bénéfice d’un « retour du sujet » et d’une attention portée aux approches

narratives, la recherche biographique contribue à rendre compte de la multiplicité des manières dont

les individus perçoivent et ordonnent leurs expériences, leurs représentations du monde, en

fonction d’une compréhension narrative de l’existence. Pour Christine Delory Momberger, cette

attention portée à l’étude du singulier se trouve ainsi légitimée par la dimension résolument

anthropologique du biographique. Elle précise : « Cette capacité anthropologique selon laquelle les

hommes perçoivent leur vie et ordonnent leur expérience dans les termes d’une raison narrative doit

être ici entendue comme une attitude première et spécifique du vécu humain : avant même de laisser

de notre vie une quelconque trace écrite, avant tout discours, oral ou écrit tenu sur nous-mêmes, nous

configurons mentalement notre vie dans la syntaxe du récit. La perception et l’intelligence de notre

vécu passent par des représentations qui prêtent une figure narrative aux événements et aux

situations de notre existence. »45

Pour autant, cette orientation n’est pas sans entrainer de redoutables difficultés

épistémologiques. En effet, s’appuyer sur des données biographiques supposées venir traduire la

signification de l’expérience vécue entraine immédiatement une coupure avec la démarche

expérimentale et son idéal de scientificité. Quel « statut de vérité » peut-ont en effet concéder au

discours de l’individu sur sa propre existence ? Dans quelle mesure l’expérience individuelle

s’affranchit-elle ou non de « l’illusion biographique » 46 si judicieusement mise en évidence par Pierre

Bourdieu ?

Il importe de souligner ici combien l’expérience constitue toujours le fait d’un sujet singulier

engagé dans une action finalisée ouvrant à une construction de sens permettant d’établir des liens

entre l’action et les conséquences éprouvées de l’action. Dans cette perspective, l’expérience est

toujours processuelle et doit être clairement distingué du « produit » que constituent, par exemple,

« les acquis de l’expérience ». Si ces derniers peuvent éventuellement être mobilisés, évalués et

transmis, l’expérience en tant que telle reste irrémédiablement celle d’un sujet singulier. Dès lors, la

compréhension de ce processus confronte l’observateur à deux dimensions irréductibles l’une à

l’autre : La première recouvre le registre du vécu de l’action et mobilise alors le registre de la prise en

compte de la subjectivité de l’acteur social. Dans ce cas, si le recueil du discours de l’acteur quant à

la signification de son activité apparait essentiel à la compréhension du processus de construction de

l’expérience, l’on sait cependant combien le registre déclaratif peut parfois s’éloigner du réel de

45

Delory Momberger C. (2009) Op. Cit. pp 29-30. 46

Bourdieu P. (1986) L’illusion biographique. Actes de la recherche en sciences sociales. n° 62-63

Page 17: Extraits miseenrecitdesoi

17

l’activité dont il est supposé rendre compte. La seconde renvoie au registre de l’activité. Le

déroulement de celle-ci, sous réserve de la mise en œuvre de dispositifs appropriés, peut, dans un

certain nombre de cas, être observé par un tiers. Cependant, si l’activité peut être finement décrite

et objectivée, il reste que le recouvrement entre l’activité observée et le vécu de l’action peut alors

considérablement différer. En ce sens, malgré sa valeur heuristique, le récit biographique ne saurait

évidemment se suffire à lui-même et il nous apparait hautement souhaitable que des dispositifs de

recherche puissent par exemple associer approches narratives et dispositifs d’analyse de l’activité.

De tels problèmes, loin d’être anecdotiques, sont aujourd’hui particulièrement saillants lorsqu’il

s’agit, par exemple, d’étudier et de rendre compte des écarts existant entre « travail réel » et

« travail prescrit » dans les organisations. On ne saurait en effet contourner la prise en compte du

récit d’expérience pour tenter d’identifier et de comprendre la nature et les effets de ces

discontinuités, même s’il importe de se montrer particulièrement prudent et circonspect face aux

phénomènes « d’illusion rétrospective »47 ainsi qu’aux effets des déterminations culturelles et

sociales qui orientent le discours de l’individu et que ce dernier méconnaît habituellement très

largement.

A propos de ces problèmes, un auteur tel que Daniel Bertaux48, a parfaitement montré pourquoi

il convient d’introduire une distinction entre l’histoire vécue par un sujet et le récit qu’il peut en faire.

Selon lui, le récit biographique constitue une description approchée de l’histoire vécue par les

acteurs sociaux. En effet, « l’histoire » désigne tout à la fois « ce qui s’est produit », c’est à dire une

suite d’événements, mais aussi le récit de cette suite d’événements. Dans le premier cas, le terme

renvoie à une réalité factuelle, alors que dans le second cas il évoque une reconstruction des faits où

la subjectivité du narrateur se trouve nécessairement convoquée. Néanmoins, loin d’invalider la

pertinence du récit biographique, l’auteur montre que le recueil de récits de vie dans le domaine de

la recherche en sciences sociales, pour autant qu’il respecte des critères méthodologiques tels que la

variation de l’échantillonnage et la saturation progressive du modèle élaboré par le chercheur, est

susceptible de rendre compte de la réalité vécue d’un monde social ou d’une catégorie de situation

et favorise ainsi le développement d’alternatives fécondes aux enquêtes quantitatives.

Enfin, la suspicion que font légitimement naître les dispositifs de recueil de données utilisant

les catégories du biographique quant à la possibilité de disposer d’un discours de « vérité » nous

semble devoir être sérieusement relativisé afin de contourner l’écueil d’un réductionnisme

positiviste à notre sens tout aussi préoccupant que les catégories de l’illusion qui s’attachent à la

nature même du récit biographique. Jean Philippe Bouilloud remarque à ce propos : « Tout récit

historique, en tant que reconfiguration, présente nécessairement une dimension de rationalisation

par les enchainements qu’il imagine ou met en scène ; ce n’est donc pas une reconfiguration

47

Les phénomènes « d’illusion rétrospective » se donnent à voir et à entendre lorsque le narrateur reconstruit le

déroulement de situations passées en fonction des exigences du présent, de sorte que des événements tout à fait

contingents prennent alors une signification trouvant place dans une reconfiguration narrative s’autorisant

quelque liberté avec l’histoire effectivement vécue. S’ajoute à ce phénomène, celui « d’illusion prospective »,

qui présuppose que l’existence aurait un sens et que l’action s’organiserait de manière lucide en fonction d’une

finalité clairement identifiée. 48

Bertaux D. (1997) Les récits de vie. Paris, Nathan.

Page 18: Extraits miseenrecitdesoi

18

totalement arbitraire, ni, d’ailleurs, une reconstruction totale ou exhaustive. Car ce n’est pas parce

que tout récit est incomplet qu’il est arbitraire : c’est pour cela qu’il a de la valeur. »49

En effet, ce qu’il importe de recueillir dans un récit n’est pas tant l’expression d’une vérité

factuelle et historique, mais bien la vérité d’un sujet qui livre, à un moment donné et dans un

contexte donné, un point de vue sur un « réel » qui, si l’on en croit systémiciens et psychanalyses, ne

cesse cependant de nous échapper. En d’autres termes, nul n’a jamais véritablement accès à « la

réalité » au sens strict du terme et se trouve contraint de construire une représentation de celle-ci en

fonction de son univers cognitif, affectif, imaginaire, symbolique, social et culturel. Dès lors, cette

variabilité des réalités subjectives, consubstantielle du fonctionnement de l’être humain et à ses

catégories de pensée, requiert de se montrer attentif à cette dimension subjective en tant qu’elle

participe d’une part à la construction du réel et qu’elle est d’autre part toujours agissante dans ses

conséquences pratiques.

Dès lors, si le point de vue d’un individu donné est inévitablement teinté de subjectivité,

parfois incomplet, difficilement vérifiable, il reste qu’il renvoie à une expérience singulière qui

s’inscrit toujours dans un contexte historico-social et culturel qui convoque inévitablement la

dimension de l’intersubjectivité en tant qu’il s’agit d’un discours adressé et donc soumis à la

validation d’autrui. Charge revient alors au chercheur de tenter de composer avec ce syllogisme

réflexif qui lui impose de pactiser avec sa propre expérience d’une réalité qui se donne en partage.

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Page 20: Extraits miseenrecitdesoi

20

Page 21: Extraits miseenrecitdesoi

21

(in : Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) La mise en récit de soi. Lille. Presses

Universitaires du Septentrion. pp. 41-52)

Chapitre 2

Recherche biographique et récit de soi dans la modernité avancée.

Christine Delory-Momberger

Je mesure tout l’honneur qui m’a été donné de prononcer, avec Vincent de Gaulejac, les

conférences inaugurales du colloque international de Lille consacré aux enjeux et perspectives de la

recherche biographique – le premier de cette dimension organisé en France.

Je dois avouer que, malgré le titre avancé pour mon exposé et la sorte de programme auquel

il m’engageait, j’ai hésité jusqu’au bout sur la forme qu’il devait prendre, sinon sur les contenus que

j’allais y développer. Je me disais d’une part qu’il fallait poser un cadre, proposer des éléments

d’explication et de définition, indiquer des perspectives, autrement dit m’engager dans une tentative

de présentation de ce qu’est ou pourrait être la recherche biographique ; d’autre part, j’hésitais

devant la prétention de cette entreprise et aussi devant la forme d’illogisme qu’il pouvait y avoir à

vouloir formuler des réponses préconçues en ouverture d’un colloque destiné précisément à

interroger les fondements théoriques et les pratiques d’un courant de recherche dont nous

pourrions dire qu’il est encore dans sa phase instituante, dans la phase dynamique et questionnante

de sa propre institution.

C’est à cette position questionnante que j’ai choisi finalement de me tenir, ce qui ne

m’interdira pas d’indiquer les éléments de situation et de cadrage nécessaires à contextualiser et à

asseoir ce questionnement. Mon exposé s’articulera de fait autour de deux questions

complémentaires : la première interrogeant dans le contexte de notre modernité les relations entre

le récit de soi et ce courant dit de la recherche biographique ; la seconde commençant à interroger le

positionnement et l’espace auxquels ce courant pourrait prétendre dans les sciences humaines et

sociales.

Page 22: Extraits miseenrecitdesoi

22

I. Quelles relations du récit de soi dans les formes de société contemporaine à la recherche

biographique ?

Si j’ai choisi pour commencer d’examiner le lien entre récit de soi et recherche biographique,

c’est que la relation entre eux me semble d’origine et d’institution. Récit personnel, récit

biographique, récit de vie, histoire de vie, autobiographie – quels que soient les termes sous lesquels

on le désigne, quels que soient les formes et les usages distinctifs auxquels ces termes peuvent

renvoyer – le récit de soi constitue à la fois le matériau, le support, la cible, le champ, le territoire de

la recherche biographique. Bien entendu, cette relation demande à être questionnée et approfondie,

elle constitue même un des lieux d’interrogation épistémologique et méthodologique de la

recherche biographique. Il faut se demander en particulier pourquoi le récit, en tant que production

discursive, est ainsi constitué en objet symptomatique, nodal, propre à susciter un type de recherche

spécifique dans les sciences sociales.

Cette question interroge l’émergence récente – au moins en France – de la recherche

biographique50. Le récit de la vie a vécu une très longue carrière sans qu’il soit question à son propos

de recherche biographique au sens où nous l’entendons aujourd’hui. En revanche, d’autres

approches et prestigieux compagnonnages ne lui ont pas manqué : la morale et la philosophie,

l’histoire et la critique littéraires, et à des époques plus récentes, la psychologie, la psychanalyse,

l’ethnologie, la sociologie. Enfin, les sciences de l’éducation et de la formation. Dans cette lignée, la

recherche biographique est la dernière venue. Mais comme toutes les disciplines ou tous les

courants disciplinaires qui l’ont précédée, elle se constitue dans un contexte à la fois sociohistorique

et cognitif qui conditionne un certain rapport à l’objet « récit biographique » et un certain usage de

cet objet : la morale et la philosophie pour y chercher des illustrations, des vertus et des vices et en

tirer des leçons de vie et de conduite, l’histoire et la critique littéraires pour y relever des constantes,

établir des règles de genre et étudier leur évolution, et nos modernes sciences humaines et sociales

pour illustrer, étayer, vérifier leurs hypothèses et leurs résultats dans les domaines des

comportements individuels et collectifs, des structures et des fonctionnements des cultures et des

sociétés.

Le rapport au biographique de chacune de ces « sciences », y compris dans le cours de leur

évolution interne, correspond à une configuration historique du rapport de l’individu au social et à la

traduction de ce rapport en un paradigme définissant des modèles de construction scientifique et

agissant également sur les représentations profanes51. Dès lors la question que nous nous posons à

propos de la recherche biographique pourrait se formuler ainsi : dans quelle configuration socio-

historique le récit de soi se trouve-il amené à susciter une approche, celle de la recherche

biographique, qui prétendrait revendiquer un espace spécifique par rapport à d’autres approches et

50

Selon les traditions philosophiques et scientifiques, la recherche biographique peut se prévaloir d’une plus ou

moins longue ancienneté : pour l’Allemagne et les pays germaniques par exemple, on peut faire remonter à

Wilhelm Dilthey, soit au tournant des XIXe

et XXe siècles, le courant de la Biographieforschung, aujourd’hui

largement reconnu au sein des sciences sociales allemandes ; en France, le terme lui-même n’est utilisé que

depuis quelques années (Delory-Momberger, 2005) 51

L’exemple le plus typique est peut-être ici celui de la sociologie, au moins dans sa version française et

durkheimienne, qui est née et s’est développée comme la science d’une Société (avec un S majuscule) qui

n’existe sans doute plus comme telle, ainsi qu’en attestent des travaux comme ceux menés par Alain Touraine,

François Dubet ou Danilo Martuccelli.

Page 23: Extraits miseenrecitdesoi

23

disciplines des sciences sociales ? Avant même d’interroger la pertinence et la validité scientifiques

d’un tel point de vue, c’est sur ce terrain sociohistorique que je souhaiterais mettre l’accent.

Un « changement de régime » dans le rapport

de l’individu et du social

L’émergence de la recherche biographique est contemporaine de ce que l’on pourrait décrire

comme un « changement de régime » dans le rapport de l’individu et du social, changement de

régime qui transforme le statut et les pratiques du récit de soi. L’idée que je développerai est que,

dans cette nouvelle configuration sociétale, le récit de soi n’est plus seulement le lieu d’un usage

« privé » et d’un enjeu d’expression et de construction personnelles mais se charge d’enjeux

nouveaux en relation tant avec une fonction sociétale d’élaboration de l’expérience individuelle et

collective qu’avec ses usages dans l’espace public.

Pour les remettre rapidement en contexte, ces transformations qui affectent le récit sont

liées au large mouvement d’individualisation et de subjectivation que connaissent les sociétés de

notre proche modernité, mouvement dans lequel les années 1970, comme nous le savons,

constituent une sorte de seuil. Cette décennie inaugure en effet le développement de formes

jusqu’ici jamais atteintes d’« individualisation du social », pour reprendre une expression de Pierre

Rosanvallon (1995), dont le trait fondamental est celui de la massification ou si l’on préfère de la

démocratisation des processus qu’il engage. Ce sont en effet des populations entières qui accèdent à

ces formes d’individualisation sociale, même si à l’évidence cet accès est variable et inégal selon les

positions occupées. On pourrait parler ici d’« individualisme sociétal » pour signifier que cette forme

du rapport des individus au social concerne les membres d’une société tout entière et qu’elle est le

produit d’une genèse particulière liée aux conditions même de la vie dans une société où les grandes

institutions régulatrices (la famille, l’école, l’entreprise, les syndicats, etc.) sont moins prégnantes, où

les assignations sociales et professionnelles s’assouplissent, où les existences et les parcours

individuels sont moins strictement et moins directement déterminés de l’extérieur et acquièrent une

dimension de singularité.

Cette mutation qui affecte les sociétés modernes a fait l’objet d’analyses qui sont maintenant

largement répandues (Touraine, Giddens, Beck, Bauman), dont il ressort que l’individu est devenu en

quelque sorte l’institution centrale de la société et qu’il lui revient, pour reprendre la formule

d’Ulrich Beck, d’être « l’unité de reproduction de la sphère sociale » (2003, p. 280). A la socialisation

conçue comme intégration des normes sociales et accomplissement des rôles sociaux succèdent des

formes nouvelles de sociétisation, faisant une part de plus en plus grande à l’expérience individuelle

et conduisant les individus à se placer eux-mêmes au centre de leur propre plan d’existence52. C’est à

partir d’une description de ces processus de subjectivation de l’existence et de la vie sociale que

Vincent de Gauléjac (2009) a développé son Qui est « je » ? C’est sur le constat et sur l’analyse de

52

« La socialisation, peut écrire Michel Wievorka, (…) est aujourd’hui avant tout le processus dans lequel [un

individu] acquiert et développe sa capacité à maîtriser son expérience, à être sujet de son existence. » (2008, p.

319)

Page 24: Extraits miseenrecitdesoi

24

cette singularisation de l’expérience individuelle à travers les épreuves auxquelles sont confrontés les

individus au cours de leur existence que Danilo Martuccelli (2010) a développé la thèse et les

propositions de son dernier ouvrage, La société singulariste53.

J’ai pour ma part désigné sous le terme de condition biographique (Delory-Momberger, 2009)

cette inflexion du rapport historique entre l’individu et le social, dans laquelle les individus imputent

à une responsabilité personnelle les conséquences sur leurs existences de dépendances et de

contraintes extérieures (institutionnelles, sociales, économiques) et sont enjoints à trouver en eux-

mêmes les ressorts de leur conduite et de leur action. Dès lors, chacun est renvoyé à la construction

réflexive de sa propre existence, à sa biographie – entendue non pas comme le cours factuel de la

vie, mais comme la représentation construite que s’en font les acteurs. Dans cette configuration, la

« société » n’est plus pensée comme un vaste ensemble préexistant, les conduites et les

comportements sociaux ne sont plus conçus comme relevant de déterminations externes ou de

l’intériorisation de normes collectives, mais comme résultant d’un processus continu d’élaboration et

de production individuelle et interindividuelle. Ainsi que l’écrit Danilo Martuccelli, en usant du

langage de la narratologie : « A terme, le monde social est conçu de plus en plus, et en dépit de

maintes opacités, comme une intrigue nourrie d’aventures. Et chacune d’elles engage une épreuve. »

(2010, p. 92)

La centralité sociale du récit biographique

Un tel renversement dans le rapport de l’individu et du social n’est pas exempt d’effets

contradictoires et d’injonctions paradoxales. D’un côté, l’individualisme sociétal s’accompagne d’un

accroissement de la « conscience de soi » et de la représentation partagée selon laquelle les

individus sont capables, par leur activité réflexive et interprétative, d’agir sur eux-mêmes et sur leur

vie, de donner une forme personnelle à leurs inscriptions sociales, de choisir en quelque sorte, sinon

leur destin, du moins leur existence. Ce rapport réflexif se traduit par une aspiration à la réalisation

personnelle et par un regard autre porté sur le déroulement et sur le sens d’une existence ouverte à

de multiples possibles. Mais d’un autre côté, cet individualisme réflexif est prompt à se renverser en

individualisme normatif, dès lors que ses motifs (responsabilité, autonomie, réalisation de soi) sont

récupérés, en particulier par le monde de l’entreprise libérale, à des fins de rentabilité économique

et de « gestion des ressources humaines ». Il se mue alors en idéologie de l’excellence et de la

performance et en instrument de conformation : ce qui était aspirations individuelles se transforme

en schémas et en modèles institués que les individus rencontrent désormais comme des exigences

venues de l’extérieur auxquels ils se doivent de conformer leur parcours, leurs comportements

personnels et professionnels.

Dans ce contexte, le récit de soi acquiert une centralité sociale qu’il n’avait sans doute jamais

eue jusqu’ici : il n’est plus seulement une forme de l’expression personnelle, un lieu d’exploration de

l’intimité et de l’intériorité, un support de connaissance ou de découverte de soi-même – toutes

53

Dans son ouvrage, D. Martuccelli appelle les sociologues à « singulariser [leurs] regards », à « bâtir une

sociologie pour les individus », à passer d’une sociologie de la socialisation à une sociologie de l’individuation

apte à comprendre « les phénomènes collectifs à l’échelle de l’individu» (respectivement pages 8, 9 et 100)

Page 25: Extraits miseenrecitdesoi

25

pratiques qui en situaient l’usage dans l’espace du privé ; il passe résolument dans la sphère

publique, il devient un instrument essentiel de la médiation, de la reconnaissance, de la contrepartie

sociale (voir les formes de contractualisation biographique à l’œuvre dans les politiques sociales :

donne-moi ton récit et je te donnerai une allocation, un stage, etc.54) ; mais il aussi le lieu où

s’élabore cette « reproduction de la sphère sociale » dont l’individu est devenu lui-même l’unité

(pour reprendre la formulation de Beck) ou encore (cette fois dans le lexique et la grammaire de D.

Martuccelli) le lieu où l’épreuve est « mise à l’épreuve », où s’effectue le processus de genèse socio-

individuelle de l’individu singulier.

Le récit de soi porte ainsi les marques forcément ambivalentes des usages dont il est l’objet,

des fonctions qu’il est amené à investir : tantôt support de construction personnelle, tantôt objet

public formaté et réifié ; tantôt lieu d’élaboration de l’expérience singulière, tantôt lieu de

conformation ; tantôt acte de résistance, tantôt acte d’allégeance ; tantôt récit qui fait advenir un

« sujet », tantôt récit qui assujettit. Le récit de soi semble toujours pris dans une tension entre

assujettissement et subjectivation, entre bio-politique comme gouvernement des corps et de la vie,

comme pouvoir de « conduire les conduites » (Foucault), et auto-bio-graphie comme effort du sujet

de se constituer lui-même et de donner une forme à son expérience.

De cette diversité de formes et de tons, d’usages et de fonctions, de ces différences de

polarité, les conférences et les ateliers de ce colloque donnent un riche tableau : récits de l’ordinaire

et de l’exception, récits de migrants, de précaires, de sans-abri, récits de travailleurs sociaux, récits

d’enseignants et d’étudiants, récits d’élèves et d’adolescents, de décrocheurs et de raccrocheurs,

récits de femmes, récits de parents, récits d’habitants, récits d’écrivains, de prisonniers, de

personnels de santé, de malades, de déportés, de réfugiés, d’entrepreneurs, de gestionnaires – voici

quelques-uns des focus que j’ai pu relever, dans un désordre vivant à la Prévert, à la simple lecture

du vaste programme de notre colloque.

Mais au-delà de cette diversité, au-delà également des nouvelles inégalités liées à la capacité

individuelle et collective de faire récit de sa vie et à celle d’être entendu (et ce n’est évidemment pas

une mince question), ce que je veux retenir ici, c’est cette centralité sociale ou sociétale du récit

biographique, lorsque – pour le dire d’une formule – l’homo socius est constitué en homo narrans.

Dans une société de « rapports sociaux de production de soi » (Franssen, 2006, p. 75), où les

individus sont enjoints de produire le monde social à partir de leurs expériences singulières, les

constructions biographiques selon lesquelles ils travaillent à donner forme à leurs expériences et

participent ce faisant à la production de l’espace social se chargent d’une signification nouvelle et

acquièrent une dimension sociétale. C’est cette centralité du récit de soi, faisant émerger le

biographique comme un fait social à part entière, qui me semble pouvoir expliquer que se développe

dans son entour une approche spécifique, celle que revendique la recherche biographique.

54

Sur ces questions, voir notamment Isabelle Astier, 2007.

Page 26: Extraits miseenrecitdesoi

26

II. Quel espace pour la recherche biographique dans les sciences humaines ?

J’en viens ainsi à ma seconde question concernant le positionnement et l’espace auxquels

pourrait prétendre la recherche biographique dans le champ des sciences humaines. Cette question

ne peut pas, elle non plus, faire l’économie d’un rappel touchant les origines et les fondements du

courant de recherche qu’elle représente, et qui sont clairement situés dans le champ de l’éducation

et de la formation.

Les filiations et les inscriptions de la recherche biographique par rapport à la formation

Rechercher les filiations et les inscriptions de la recherche biographique par rapport à la

formation et à l’éducation répond au souci de resituer son approche dans le contexte de pratiques et

de théorisation où elle s’est constituée, s’est développée et continue en grande partie à le faire.

Pour rappeler quelques évidences, la recherche biographique a des liens originaires avec le

champ de la formation des adultes, et dans ce champ avec le « courant des histoires de vie en

formation », représenté en particulier par l’Association Internationale des Histoires de vie en

formation (ASIHVIF). Les démarches mises en œuvre dans ce cadre relèvent d’une approche globale

de la formation liée au parcours et à l’histoire individuels : selon cette approche, la capacité d’entrer

dans un processus de changement, de s’ouvrir à soi-même un espace de formation et de projet est

articulée sur la production d’un récit de soi et l’appropriation d’une histoire personnelle.

Retrouvant l’inspiration ancienne des histoires de vie comme « art formateur de l’existence »

(Pineau, 1996), ce courant de formation a eu l’intuition remarquable de comprendre que les

« histoires de vie » sont des « histoires de formation », que lorsqu’on fait le récit ou les récits de son

existence, lorsqu’on élabore l’histoire ou les histoires de sa vie et de ses expériences, on (re)compose

un chemin de formation, on (re)construit les épisodes selon lesquels on a formé son individualité, et

on accède ainsi à une historicité de soi-même ouverte vers l’avenir et le changement.

Ce n’est pas ici le lieu de débattre des présupposés cognitifs et peut-être même

philosophiques et éthiques d’une telle approche – déclinés diversement selon les systèmes de

référence : humaniste, existentiel, psychanalytique – ni du paradigme narratif qui en est la

traduction, et qui renvoie clairement au modèle du récit de formation55. Mon point d’accroche ne

sera pas tant ce débat en interne que le processus sur lequel ces démarches de formation visent à

intervenir. Or il me semble que ce processus traduit et transpose dans le domaine et dans les termes

de la formation un processus plus général, qui est celui de la manière dont les individus se

construisent au sein du monde social.

55

A ce propos et d’une manière incidente, je dirai volontiers combien la recherche biographique a à gagner à

prendre en compte les analyses proposées par Danilo Martuccelli (2010) des schémas idéaux typiques de récit, à

entendre les critiques qu’il porte à l’endroit d’un modèle trop uniment linéaire et volontiers téléologique, et à

répondre à son invitation, à partir de ce qu’il appelle le récit d’épreuve, à ouvrir les schémas narratifs de

référence à la contingence, à la pluralité et à l’ambivalence des expériences.

Page 27: Extraits miseenrecitdesoi

27

C’est ce processus que nous désignons sous le terme de biographisation. Par ce terme qui

renvoie explicitement à des opérations d’ « écriture de la vie », nous entendons l’activité

d’élaboration, d’interprétation, de construction par laquelle les individus ne cessent de rapporter à

un soi-même, à un « propre » de l’expérience et de l’existence, les contextes et les environnements,

les événements et les situations de leur vie. D’un point de vue strictement sociologique, ces

contextes et ces environnements, ces événements et ces situations peuvent bien être communs à un

nombre indéfini d’individus ; chacun cependant les biographie de manière absolument singulière, en

raison même – et avant toute considération de type psychologique – de la contingence de leur

inscription, de leur succession, de leur articulation dans la vie et l’histoire individuelle.

Le lien originaire et constitutif entre recherche biographique et formation tient ainsi à cette

articulation étroite entre biographisation et formation. L’activité de biographisation se présente

comme un processus généralisé de formation de l’être individuel : par la biographisation, nous ne

cessons de donner forme à notre expérience et à notre existence au sein de l’espace social, nous ne

cessons de travailler à former en nous, selon la formule des sociologues allemands Alheit et Dausien,

« le monde intérieur du monde extérieur » (2000, p. 276). Dans ce sens, et presque par définition, la

dimension de la formation, même si à l’évidence elle prend des significations différentes selon les

contextes et les approches, est toujours présente parmi les objets de la recherche biographique :

dans l’espace social et dans le temps de l’existence, il s’agit toujours de comprendre comment se

forme et se construit l’individu singulier.

Quel objet et quelle légitimité pour la recherche biographique ?

Ces prémisses rapidement rappelées, nous pouvons à présent tenter d’interroger ce qui

serait l’objet spécifique de la recherche biographique et la légitimité qu’elle aurait à développer une

approche et un espace qui lui seraient propres.

1/ L’individu comme être social singulier

Nous l’avons dit, le projet fondateur de la recherche biographique s’inscrit dans le cadre

d’une des questions centrales de l’anthropologie sociale, qui est celle de la constitution individuelle :

Comment les individus deviennent-ils des individus ? Question qui en convoque aussitôt beaucoup

d’autres qui concernent le complexe de rapports entre l’individu et ses inscriptions et

environnements (historiques, sociaux, culturels, linguistiques, économiques, politiques), entre

l’individu et les représentations qu’il se fait de lui-même et de ses relations aux autres, entre

l’individu et la dimension temporelle de son expérience et de son existence.

Sous ces différents aspects, l’objet de la recherche biographique serait d’explorer les

processus de genèse et de devenir des individus au sein de l’espace social, de montrer comment ils

donnent une forme à leurs expériences, comment ils font signifier les situations et les événements de

leur existence. Et conjointement, comment les individus, par les langages culturels et sociaux qu’ils

actualisent dans les opérations de biographisation, – langages pris ici au sens très large : codes,

Page 28: Extraits miseenrecitdesoi

28

répertoires, figures de discours ; schémas, scripts d’action, etc. – contribuent à faire exister, à

reproduire et produire la réalité sociale. Dans cet interface de l’individuel et du social qui n’existent

que l’un par l’autre, qui sont dans un processus incessant de production réciproque, l’espace de la

recherche biographique serait donc de rendre compte de la relation singulière que l’individu

entretient par son activité biographique avec le monde historique et social et l’étude des formes

construites qu’il donne à son expérience. Pour le dire de manière plus synthétique, l’objet visé par la

recherche biographique, à travers ces processus de genèse socio-individuelle, serait la constitution de

l’individu en tant qu’être social singulier56.

2/ Le temporalité de l’expérience

La question est alors de savoir en quoi la recherche biographique se démarquerait

d’approches disciplinaires qui, tout bien considéré, ciblent apparemment les mêmes questions,

répondent aux mêmes objets. En quoi la recherche biographique se différencierait-elle par exemple

d’une sociologie de l’individu maintenant bien représentée et soucieuse elle aussi de rendre compte

de la subjectivité et de l’expérience individuelle ?

Il me semble que l’on pourrait répondre : en ceci qu’elle introduit la dimension du temps, et

plus précisément de la temporalité biographique de l’expérience et de l’existence. La posture

spécifique de la recherche biographique serait de saisir l’inscription singulière de l’expérience

individuelle dans une temporalité et dans une historicité biographiques.

Je m’explique en usant d’une métaphore que je construis d’ailleurs à partir de la façon elle-

même métaphorique dont nous parlons de la « société ». Nous avons coutume en effet de nous

représenter la « société » comme une figure dans l’espace. Les mots que nous utilisons en

témoignent : nous parlons d’espace social, de milieu social, d’environnement social, et nous

discernons au sein de la « réalité sociale » des relations, des interactions, des réseaux, des

stratifications, des structures, tous termes qui renvoient à un mode d’objectivation spatiale des

phénomènes que nous voulons désigner. Or, si nous prêtons attention à la manière dont les individus

vivent et expérimentent la « réalité sociale », que constatons-nous ? Le mode de présence de

l’individu dans le monde social (autre métaphore spatiale) relève d’une expérience dans le temps :

l’individu vit l’espace social comme une succession temporelle de situations et d’événements.

L’individu, pourrions-nous dire, est dans l’espace social comme le marcheur dans le paysage. Et de

même que, pour le marcheur, le paysage n’existe que dans le déroulement temporel de sa marche,

dans la perception successive et cumulative des points-de-vue qu’il traverse à mesure de son

cheminement, de même, pour l’individu, le monde social ne prend réalité que dans la successivité de

son existence et de son expérience. La recherche biographique se donnerait ainsi pour tâche de

56

Dès 1983, dans son livre fondateur Histoire et histoires de vie, Franco Ferrarotti, empruntant à la théorie

sartrienne de la praxis humaine comme universel singulier, avait proposé une théorisation de ce processus, en

montrant que toute pratique individuelle humaine est une activité synthétique par laquelle l’homme singularise

l’universalité d’une structure sociale, une totalisation active par laquelle il individualise l’histoire sociale

collective: « L’individu n’est pas un épiphénomène du social. Par rapport aux structures et à l’histoire d’une

société, il se pose comme pôle actif, s’impose comme praxis synthétique. Bien loin de refléter le social, l’individu

se l’approprie, le médiatise, le filtre et le retraduit en le projetant dans une autre dimension, celle de sa

subjectivité. Il ne peut en faire abstraction, mais il ne le subit pas passivement, au contraire, il le réinvente à

chaque instant.» (Ferrarotti, 1983, p. 51)

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29

comprendre comment « le marcheur construit le paysage » mais tout aussi bien – car c’est la même

chose – comment « le paysage construit le marcheur », autrement dit comment l’individu, au fil de

ses expériences dans le temps, en même temps qu’il produit en lui-même et hors de lui-même

l’espace du social, se constitue lui-même comme individu singulier.

3/ Reconnaître le fait biographique en lui-même

Mais cette dimension de la temporalité de l’expérience une fois reconnue – et des approches

comme celles de la psychologie sociale et de certains courants de la sociologie contemporaine la

prennent tout à fait en compte –, il faut encore la spécifier sous son aspect proprement biographique

au sens fort où nous l’entendons, retrouvant ainsi le paradigme narratif d’où nous étions partis.

Puisant dans une large tradition herméneutique (Dilthey, Gadamer, Ricoeur) et

phénoménologique (Schapp, Schütz, Berger & Luckmann), la recherche biographique fait réflexion de

l’inscription de l'agir et du penser humains dans des figures orientées et articulées dans le temps, qui

organisent et construisent l’expérience selon la logique d’une raison narrative. Selon cette logique,

l’individu humain vit chaque instant de sa vie comme le moment d’une histoire : histoire d’un instant,

histoire d’une journée, histoire d’une vie. Quelque chose commence, se déroule, vient à son terme,

dans une succession, un chevauchement, un empilement indéfini d’épisodes et de péripéties,

d’épreuves et d’expériences. Dans le quotidien de l’existence, un grand nombre de ces opérations de

configuration ont une dimension d’automaticité et ne sollicitent pas une conscience active, parce

qu’elles correspondent aux scripts répétitifs des cadres sociaux et culturels. Elles sont cependant

toujours présentes, assurant l’intégration de l’expérience qui advient dans la temporalité et

l’historialité propre de l’existence singulière.

C’est donc dans le langage du récit et selon cette logique de configuration narrative que se

construisent – que s’écrivent – tous les espaces-temps de l’expérience humaine : c’est dans le

langage et dans la logique du récit que nous rappelons notre vie passée, que nous anticipons l’heure

ou le jour à venir, que nous nous projetons dans l’avenir ; c’est dans le langage et dans la logique du

récit que nous « vivons » les aventures les plus rares et singulières comme les faits les plus quotidiens

et routiniers. Le narratif n'est donc pas seulement le système symbolique dans lequel les hommes

trouvent à exprimer leur expérience et leur existence : le narratif est le lieu où l’expérience et

l’existence individuelle singulière prennent forme et ont lieu. Le recours aux termes de biographie, de

biographique, de biographisation souligne combien cette élaboration de l'expérience ressortit à une

écriture, à un mode d’appréhension du vécu ayant sa dynamique et sa syntaxe, ses motifs et ses

figures.

Il faut bien entendre que ce processus de prise de forme narrative ne renvoie pas au seul

discours, aux seules formes orales ou écrites d'un verbe réalisé, mais relève d’abord d’une attitude

mentale et comportementale, d’une forme de compréhension et de structuration de l'expérience et

de l'action, s'exerçant de façon constante dans la relation de l'homme avec son vécu et avec le

monde qui l'environne. C’est ce processus de préfiguration narrative que Ricoeur a décrit comme le

stade premier de la mimesis (Ricoeur, 1983-1985).

Page 30: Extraits miseenrecitdesoi

30

Cependant, la parole de soi, en particulier narrative, sous ses formes orales et écrites, joue

un rôle particulier dans l’activité complexe de la biographisation : elle en est la forme la plus

socialisée, puisqu’elle fait appel au système de signes le plus élaboré et le mieux partagé dans une

communauté linguistique donnée. Et ce qu’elle fait apparaître en particulier, c'est la dimension de

genèse socio-individuelle de l’activité biographique, le rôle qu'elle exerce dans la manière dont les

individus se comprennent eux-mêmes et se structurent dans un rapport de co-élaboration de soi et

du monde social (Alheit & Hoerning, 1989 ; Hoerning, 2000). Les « histoires » que nous racontons sur

nous-mêmes et à nous-mêmes et que, pour certaines, nous adressons à d'autres, loin de nous

renvoyer à une intimité inaccessible, ont pour effet d’articuler notre espace-temps individuel à

l'espace-temps social. Effet qui ne peut être obtenu que parce que la séquence narrative que nous

construisons, dans ses formes et ses contenus, implicite une connaissance des contextes, des

institutions, des pratiques, parce qu'elle met en intrigue une rationalité sociale à laquelle nous

sommes mêlés.

Et dès lors, la position de la recherche biographique n'est plus de savoir comment démêler

dans les récits personnels la subjectivité individuelle de ce qui serait l'objectivité sociale, elle ne

consiste plus à interroger la validité du matériau biographique pour la mise à jour de constantes et

de règles générales ; elle consiste prioritairement à prendre en compte le fait biographique lui-

même, à en définir l’espace et la fonction dans le rapport de l'individu et du social, à en interroger les

multiples dimensions – anthropologique, sémiotique, cognitive, psychique, sociale – aux fins d'aider à

mieux comprendre les liens et les processus de production et de construction réciproque des

individus et des sociétés.

Quel crédit et quelle pertinence peut-on accorder à un tel positionnement ? Du côté des

sciences de l’éducation, la recherche biographique ne court-elle pas le risque de se voir reprocher

d’introduire des considérations et des perspectives dont on ne discerne pas clairement le lien avec

les objets de l’éducation et de la formation ? Du côté des sciences humaines et sociales, de

s’entendre objecter qu’on ne saisit pas bien sur quelle frontière vague et insaisissable elle

prétendrait se situer, entre sciences sociales, sciences psychologiques, sciences cognitives, etc. Ne

faudrait-il pas alors qu’elle puisse mieux faire entendre que, précisément, elle ne se situe pas entre

ces approches et que, si elle revendique un objet et un espace autonome, c’est qu’elle voit dans le

biographique le phénomène même à étudier et à interpréter et que cet objet est à la fois de nature

sociale, psychique, cognitive, sémiologique, discursive, etc. ? Puis-je faire le vœu que ce colloque ait

pu contribuer à nous aider à préciser ce questionnement et commencer à y apporter quelques

éléments de réponse.

Références bibliographiques

Alheit, P. & Dausien, B. (2000). Die biographische Konstruktion der Wirklichkeit. Überlegungen zur

Biographicität des Sozialen. In E. Hoerning (Hrsg.). Biographische Sozialisation. Stttugart : Lucius &

Lucius.

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31

Alheit, P. & Hoerning, E. (Hrsg) (1989). Biographisches Wissen. Beiträge zu einer Theorie

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33

(in : Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) La mise en récit de soi. Lille. Presses

universitaires du Septentrion. pp. 53-64)

Chapitre 3

Produire une histoire et chercher à en devenir le sujet :

pour une clinique de l’historicité

Vincent de Gaulejac

Entre fiction et réalité, entre roman familial et histoire sociale, entre illusion biographique et

enquête sur le passé, le récit est un outil privilégié pour construire une sociologie du sujet, parce qu’il

est l’expression des différents registres qui le constituent : le sujet qui parle, qui se pose en auteur

sinon de sa vie du moins du récit qu’il en fait ; le sujet sociohistorique, inscrit dans une histoire dont il

est à la fois produit et producteur ; le sujet désirant, aux prises avec ses fantasmes, ses angoisses, ses

désirs inconscients ; le sujet émotionnel, dans la singularité subjective de ses sentiments, de ses

affects face à l’amour et la haine, la honte et la fierté, l’envie et la gratitude, la joie et la tristesse ; le

sujet acteur qui se révèle dans ses actions, dans ses œuvres, dans ce qu’il fait de ce qu’on a fait de

lui.

Mais parce qu’il est porteur d’une multiplicité de sens, l’utilisation du récit de vie comme

révélateur des existences humaines, est jalonnée de pièges et d’illusions pour le narrateur, en quête

de compréhension et de reconnaissance, comme pour le chercheur, en quête de rigueur et

d’objectivité. Il est un outil précieux dans l’exploration des profondeurs de la subjectivité humaine.

Mais à quelles conditions ? Par quelle alchimie pouvons-nous transformer un récit en outil

d’investigation clinique afin de construire une conjonction de sens entre le narrateur et le

chercheur ?

Page 34: Extraits miseenrecitdesoi

34

Entre un individu et sa vie, qui produit l’autre ?

Certains pensent que l’homme est un acteur, un sujet, une personne capable de se construire

et d’agir de manière relativement autonome sur le monde qui l’entoure. D’autres le considèrent

comme un organisme biologique, programmé socialement et déterminé par une boite noire interne

appelée Inconscient. Entre la position humaniste et la position déterministe, on peut refuser de

choisir en considérant que l’individu est à la fois le produit de ses conditions sociales d’existence et

un sujet qui se construit en affirmant ses choix. Dans cette quête d’autonomie, qu’on la considère

comme nécessaire ou illusoire, il s’affirme comme existant et de cette affirmation peut naître un

récit qui exprime la possibilité d’une distance entre le poids du réel et la subjectivité du vécu. Une

histoire de vie condense les articulations entre des phénomènes objectifs, des déterminations

inconscientes et l’expérience subjective. L’analyse du poids respectif de ces différents composants

confronte à bien des questions sur le statut de l’histoire, entre « ce qui s’est passé » et ce qui est

raconté, sur le statut du récit, entre fantasme et réalité, sur le sens du récit et sur le statut de

l’interprétation.

Entre l’histoire vécue et l’histoire qui se raconte

Jean Paul Sartre écrit dans La nausée : « il faut choisir : vivre ou raconter ». Et pourtant,

combien de gens vivent en se racontant et combien se racontent pour essayer de vivre. Il y a un

rapport étroit entre la vie telle qu’elle se déroule et la vie telle qu’on se la raconte, mais ce rapport

est ambigu. « On parle d’histoires vraies. Comme s’il pouvait y avoir des histoires vraies ; des

événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. » (Doubrovsky, 1989)

Il y a une inversion entre l’histoire telle qu’on la raconte dans un récit et l’histoire comme suite

d’évènements et de situations. Cette inversion révèle une différence essentielle entre le temps

social, dominé par la chronologie, et le temps psychique qui ouvre la possibilité d’une récursivité.

Dans l’activité fantasmatique, le présent, le passé et le rêve se confondent. Le temps imaginaire

échappe à la contingence chronologique. Par ailleurs, la vie conduit à « réécrire », à « reconstruire »,

à réélaborer autrement ce qui a été vécu auparavant. En ce sens le présent change le passé. En fait,

ce n’est pas le passé qui change, mais le rapport qu’un sujet entretient avec son histoire, comme

produit et comme producteur de celle-ci.

L’histoire, comme suite d’événements, ne peut-être racontée que quand elle est achevée,

c’est-à-dire a posteriori. On ne la comprend qu’après coup, ce qui la soumet au risque de l’illusion

rétrospective57, illusion que l’historien tente de combattre en cherchant, sans jamais l’atteindre, « la

vérité » du passé. Deux questions centrales sont alors soulevées. D’une part sur la production de

l’histoire - qui et comment se fait l’histoire ? - d’autre part sur le sens de l’histoire, comme

orientation et comme signification.

57

Pierre Bourdieu, l’illusion biographique, Actes de la recherche en sciences sociales, N° 62/63, 1986.

Page 35: Extraits miseenrecitdesoi

35

« Personne n’est l’auteur et le producteur de l’histoire de sa vie » écrit Hannah Arendt (1958,

p. 243). L’homme peut être l’auteur d’un récit, c’est-à-dire inventer des histoires, ou même raconter

son histoire, mais l’Histoire n’a pas d’auteur, elle est le résultat de multiples facteurs qui déterminent

l’action collective des hommes, c’est-à-dire de l’action politique. L’histoire doit bien son existence

aux hommes, affirme Hannah Arendt, mais elle n’est pas faite par eux, au sens où ils ne la fabriquent

pas. « La distinction entre une histoire vraie et une histoire inventée est précisément que cette

dernière a été “fabriquée” ou “forgée”, tandis que l’autre n’a pas été faite du tout ». L’histoire

inventée est comme le roman, elle révèle un créateur « pour tirer les ficelles et ménager

l’intrigue ». Alors que l’histoire résultant de l’action n’a pas d’auteur. « L’histoire de l’individu est une

sorte de compromis issu de la rencontre entre les évènements initiés par l’homme, en tant qu’agent

de l’action, et le jeu de circonstances induit par le réseau des réactions humaines (…) Le résultat est

une histoire dont chacun est le héros sans en être l’auteur », écrit Paul Ricœur dans sa préface à

l’ouvrage d’Hannah Arendt.

La conception d’Hannah Arendt s’oppose à l’idée marxiste de « faire l’histoire » qu’elle

considère comme une illusion. « Seules des configurations (patterns) peuvent être “faites”, tandis

que des significations (meanings) ne le peuvent : comme la vérité, elles ne sauraient que se

manifester ou se révéler elles-mêmes » (Arendt, 1961). L’histoire ne ressort pas du registre du faire,

mais plutôt de celui de l’action politique. Le « faire » concerne le monde de l’œuvre, des objets

durables, des documents et des monuments qui résistent à l’érosion du temps. L’action est plus

fugace. Elle n’existe qu’aussi longtemps que les acteurs l’entretiennent, elle s’évanouie dès qu’ils

arrêtent, elle est profondément liée à « la fragilité des affaires humaines ».

C’est la raison pour laquelle l’histoire est toujours incertaine, jamais acquise, soumise à

aucune loi définitive et qu’elle est l’objet d’interprétations sans cesse renouvelées. D’où un certain

scepticisme à l’égard d’historiens positivistes et de tous ceux qui prétendent accéder à une vérité en

ce domaine. L’histoire ne peut-être objective, puisqu’elle est fondée sur des interprétations a

posteriori de faits dont on ne peut jamais saisir la totalité, ce qui conduit l’historien à en compléter la

trame avec sa propre subjectivité, à partir de ses capacités d’imagination. De même, pour l’acteur, le

sens de l’acte, ne peut résider dans l’histoire qui suit l’acte, dans la mesure où il ne peut en prédire

toutes les conséquences. L’acte est un instant fugace, dont le sens ne se révèle que dans l’après-

coup. « La lumière qui éclaire les processus de l’action, et par conséquent tous les processus

historiques, n’apparaît qu’à la fin, bien souvent quand tous les participants sont morts. L’action ne se

révèle pleinement qu’au conteur, à l’historien qui regarde en arrière (…) Même si les histoires sont

les résultats inévitables de l’action, ce n’est pas l’acteur, c’est le narrateur qui voit et qui “fait”

l’histoire » (Arendt, 1958, p. 251).

Étrange paradoxe selon lequel l’histoire est le produit de l’action des hommes alors qu’elle

ne devient réalité que par ceux qui la racontent. Au cœur de l’existence humaine, ce paradoxe

explique pourquoi les hommes sont parfois moins préoccupés de vivre que des traces qu’ils vont

laissées dans leur vie et de la façon dont elles seront « racontées » et transmises aux descendants. En

conséquence, la « réalité » d’une histoire ne renvoie pas tant à ce qui s’est passé dans « la réalité »

qu’à la façon dont elle a été enregistrée et transmise à d’autres. La question du sens de l’histoire

Page 36: Extraits miseenrecitdesoi

36

s’inscrit alors dans ce travail de narration et de transmission, individuel et collectif, que les hommes

effectuent sur leur histoire.

Le sens est une reconstruction

Le postulat que la vie a un sens, relève de la foi, mais pas de la sociologie. Pourquoi la vie

aurait-elle un sens ? Elle peut aussi bien en avoir plusieurs qu’en avoir aucun. Le sens est toujours

une reconstruction. Le terme de « vocation », souvent utilisé dans les biographies pour tenter

d’expliquer la destinée par un appel extérieur au sujet, appel qui aurait déterminé sa conduite, est un

bon exemple de ces reconstitutions a posteriori. En fait une vie n’obéit jamais à un processus causal

purement linéaire. Si l’on peut toujours repérer quelques déterminations, celles-ci sont multiples et

hétérogènes. C’est dire qu’elles ne poussent pas toutes dans le même sens. Et c’est au point

d’intersection de ses influences multiples que se construit le sujet, qui tire sa liberté du fait qu’il est

multi-déterminé et qu’il est en permanence confronté au risque de l’imprévu et de l’indéterminé.

Entrer dans la complexité d’une vie, c’est analyser l’ensemble des influences plus ou moins

contradictoires auxquels le sujet a été confronté au cours de son existence. Comment il s’est

« fabriqué » une identité propre à partir de son identité familiale et sociale qui lui assigne une place

dans l’ordre des sexes, des classes, des générations, des cultures, des nations. Comment il a été

produit par les multiples contradictions qui ont traversé l’histoire de son groupe d’appartenance, de

sa famille, de son existence ; contradictions externes propres au contexte socio-historique dans

lequel il naît et grandit, contradictions liées à son groupe familial, mais également contradictions

internes dans la mesure où il intériorise le monde auquel il appartient, et qu’elles s’étayent au plus

profond de la psyché, sur les conflits rencontrés dans son développement psychique.

Ce faisceau croisé de contradictions multiples et les réponses qu’un sujet apporte aux

impulsions qu’elles suscitent, rend la vie imprévisible. Alain Robbe-Grillet, cité par Bourdieu dans son

article sur l’illusion biographique, évoque le caractère aléatoire et chaotique de l’existence humaine.

« l’avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte ; le réel est discontinu, formé

d’éléments juxtaposés, sans raison dont chacun est unique, d’autant plus difficile à saisir qu’il surgit

de façon sans cesse imprévu, hors de propos, aléatoire » (A. Robbe-Grillet, 1984). Cela explique

l’incapacité des sciences dites exactes pour rendre compte des conduites humaines, tant qu’elles

restent dans des modèles linéaires, déterministes, et non aléatoires.

Tout récit opère une reconstruction, et sur ce point les psychanalystes et les sociologues

s’accordent volontiers avec les littéraires. Le récit a de multiples facettes, au même titre qu’un

roman, qu’il soit autobiographique ou non. Entre le témoignage et le fantasme, les mots disent ce qui

s’est passé (c’est la réalité) et transforment cette réalité (ce ne sont que des mots), ne serait-ce que

parce qu’ils changent le rapport du sujet à cette réalité. En parlant de « son » histoire, l’individu la

(re) découvre. C’est dire qu’il fait un travail sur lui-même qui modifie son rapport à cette histoire.

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37

En définitive l’histoire de vie désigne, d’une part ce qui s’est « réellement » passé au cours de

l’existence d’un individu (ou d’un groupe), c’est-à-dire l’ensemble des événements, des éléments

concrets qui ont caractérisés et influencés la vie de cet individu, de sa famille et de son milieu ; et,

d’autre part, l’histoire qui se raconte sur la vie d’un individu (ou d’un groupe), c’est-à-dire l’ensemble

des récits produit par lui-même et/ou par d’autres sur sa biographie. Le premier aspect est du

domaine de l’analyse historique et sociologique : tentative de reconstruction « objective » et

recherche des déterminismes, des différents matériaux à partir desquels une vie se fabrique. Le

second aspect est du domaine de l’analyse clinique : tentative de compréhension de la façon dont

l’individu vit cette histoire, dont il est « habité » par elle sur les plans affectif, émotionnel, culturel,

familial et social dans leurs dimensions conscientes et inconscientes.

Les deux aspects sont continuellement intriqués. Les histoires de familles décrivent à la fois

des scénarios sur le passé familial et des récits mythiques, des « racontars » sur la saga familiale

construite sur le modèle du Roman familial tel que le définit S.Freud (1909). Le roman familial est un

fantasme qui permet de combler un manque, supporter une injustice, une frustration par une

représentation de la réalité qui permet de la corriger et de satisfaire ainsi ses désirs inconscients. Plus

largement il exprime la façon dont une famille reconstruit en permanence son histoire à travers les

récits transmis aux générations suivantes.

Le récit de vie se construit dans un espace, entre le fantasme et la réalité, sachant que l’un et l’autre

sont tout aussi vrais. « Mon existence, JE ne peux la penser : c’est ELLE qui pense à travers moi, elle

qui me pense » (Doubrovsky, 1989, p. 110). C’est pour cela que la sociologie est tout aussi

incontournable que la psychanalyse pour comprendre le statut d’un récit. Il faut comprendre ce qui

détermine la façon dont on se raconte. On retrouve ici les positions de P. Bourdieu à propos de

l’illusion biographique (1986) et des « objets qui parlent ». Le sujet admet difficilement que ce soit

son existence qui pense à travers lui alors qu’il voudrait en être le créateur. De même, comme le

disait Marx, que le paysan croit posséder sa terre alors que c’est elle qui le possède, l’individu dit

qu’il a une histoire alors que c’est son histoire qui le possède.

Mais peut-on opposer pour autant ce qui serait de l’ordre des faits « objectifs » à ce qui

serait de l’ordre des fantasmes et de la subjectivité ? La vie comme le récit est une totalité

sociopsychique dont les deux scènes sont indissociables. « Je peux raconter deux vies qui sont les

miennes et pourtant différentes, et pourtant tout aussi vraies l’une et l’autre : celle que je me suis

construite (ou qu’on m’a construit en analyse, sur le divan, articulée autour de l’œdipe), et celle qui

résulte de mon être de classe et de race… Je suis quelque part à l’intersection de schémas qui ne sont

pas superposables. Je gis sous un œdipe gros comme une montagne. Je geins dans l’étau des

contradictions de classe et race ». (Serge Doubrovsky, 1989, p. 276). Une science des récits de vie

doit permettre de rendre compte de cette « intersection » en se situant aux niveaux des faits, de

leurs significations inconscientes et de leur expression subjective.

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38

Des conflits d’interprétation

Si pour Doubrovsky ces schémas ne sont pas superposables, il convient pourtant de penser

comment ils se recouvrent, les influences réciproques entre les deux. Nous saisissons, là encore, la

tension entre l’irréductible social et l’irréductible psychique. Il y a une différence radicale sur la façon

d’interpréter le récit de vie selon la problématique dont on s’inspire et les orientations théoriques

qui la fondent.

L’explication sociologique suppose que l’on dispose de théories conçues à partir de causes

purement sociales et que l’on puisse faire abstraction du côté subjectif, des émotions et des

capacités mentales des individus (S. Moscovici, 1988). Est-il nécessaire de rappeler ici l’une des règles

formulée par E. Durkheim : « toute explication psychologique des faits sociaux est fausse ». Sans

reprendre la polémique contre toutes les formes de sociologisme auquel peut conduire une telle

position, on doit retenir le projet, à travers un récit de vie, de comprendre les déterminations

contextuelles et socio historiques des conduites humaines et des représentations que l’individu s’en

fait. Cela suppose que l’on accepte l’existence d’une « réalité », la société, qui préexiste au sujet,

conditionne son existence, et influence le sens de ses actes. Le récit permet d’accéder à cette

« réalité » en tant qu’il révèle « l’incarnation sociale » de l’individu.

Pour la psychanalyse, le sens du récit ne peut être référé qu’au sujet lui-même dans ce qu’il

révèle de son fonctionnement inconscient. L’important n’est pas de savoir si le récit correspond à ce

qui s’est réellement passé. Le récit est interprété comme un fantasme et il est « vrai » dans la mesure

où il est produit par un sujet qui parle. Mais cette « vérité » a pour référent le travail effectué par un

sujet dans son rapport avec l’inconscient. Dans la cure, « on sera témoin d’une transformation

décisive chaque fois que fondant sa vérité à lui, le patient aura pu établir qu’il est à l’origine des actes

dont il a eu à souffrir », rappelle Conrad Stein (1984). On comprend qu’il ne peut y avoir

« transformation décisive », pour la psychanalyse, que fondée sur ce postulat (cette illusion ?) que le

patient est le sujet de son histoire. Qu’il soit atteint d’un cancer, qu’il se casse une jambe, qu’il soit

licencié, qu’il échoue à un examen ou qu’il tombe amoureux, tous les événements de son existence

sont interprétés à travers le prisme de désirs inconscients.

Cette posture fonde le processus analytique. Elle oblige le sujet à advenir comme producteur

de son existence. Mais elle devient intolérable lorsqu’elle conduit à nier le poids des déterminations

sociales et à renvoyer chacun à sa responsabilité individuelle. Chacun est renvoyé à son propre Moi

et à son inconscient comme explication ultime des aléas de son existence.

Certains auteurs ont montré comment l’interprétation Freudienne du destin d’œdipe

conduisait à sexualiser les enjeux politiques et à réduire la destinée humaine à sa dimension

familiale. Comme le souligne Jacqueline Barrus Michel, Œdipe est d’abord un drame de la fatalité

avant d’être celui de la culpabilité. Ce n’est pas le désir qui guide œdipe dans un premier temps, ce

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39

sont les Dieux et la malédiction dont il est l’objet « Il ne s’agit pas dans le mythe d’œdipe, ou dans la

tragédie de Sophocle, ni de révéler les désirs profonds d’œdipe, ni de les imputer projectivement à

des puissances occultes, mais plutôt de montrer comment le héros, un être humain, est ou n’est pas

maître de son destin. Ce n’est pas le désir qui intéresse Sophocle mais beaucoup plus la tragédie qui

fait que l’homme le dépasse alors même qu’il croit la transformer » (J. Barrus Michel, 1990, p. 172).

S. Freud remplace la tragédie humaine d’être ainsi soumis à des forces et des événements

« tragiques » (la mort, la déchéance, l’injustice, l’inégalité, la misère…) par une autre tragédie : nous

sommes en fait inconsciemment responsables de ce qui nous arrive parce que nous sommes agis par

des désirs irrépressibles. L’inconscient remplace ainsi le destin et les enjeux politiques du mythe

œdipien deviennent des enjeux essentiellement psychologiques.

Le réductionnisme psychologisant a été bien souvent dénoncé par des sociologues (en

particulier R. Castel, 1973) et par les psychanalystes eux-mêmes. Gérard Mendel (1988) parle à ce

propos de « maladie professionnelle » chez le psychanalyste du fait de son contact quotidien intense

avec l’inconscient qui produit une baisse du sens de la réalité, une « déréalisation relative » (p. 85).

L’important pour le psychanalyste c’est le fantasme. Les événements concrets qui ont marqué la vie

du patient ne sont entendus qu’à travers le filtre des fantasmes que ces événements ont engendré et

tels qu’ils sont repris dans le récit qu’il produit. En conséquence le principe de réalité tend à se

réduire à cette réalité subjective.

Nous convenons volontiers que la réalité subjective est agissante au sens où elle produit des

effets sur les conduites. L’individu est continuellement acteur de sa propre vie et il est essentiel pour

lui de comprendre en quoi il est intervenu dans les événements qui composent son existence, a

fortiori lorsque ces actions sont inconscientes. La subjectivité et l’intériorité sont des registres de « la

réalité » qui interfèrent dans la vie d’un homme au même titre que les événements objectifs et

extérieurs. « Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles

dans leurs conséquences. » (Thomas, cité par Merton, 1947)

Les oppositions entre subjectivité et objectivité, entre réalité intérieure et réalité extérieure

sont fondamentalement relatives. Une histoire de vie se construit dans l’interaction constante entre

l’influence des structures sociales tel que l’individu les rencontre et les structures psychiques qui

absorbent ces influences. La notion même d’inconscient doit être revue. Il n’est pas dans notre

propos de nier l’importance de la sexualité dans la structuration de l’appareil psychique (Gaulejac,

1987). Il nous semble cependant qu’à côté des enjeux psycho-sexuels que la psychanalyse a mis en

lumière, il convient de mieux comprendre les enjeux psycho-sociaux. « L’inconscient n’est pas

seulement structuré comme un langage, il est structuré par une histoire » (Doubrovsky, 1989,

p. 271). Et cette histoire ne peut se réduire à celle des premières relations infantiles. L’histoire est

comme la personnalité, elle doit être appréhendée dans sa totalité, c’est-à-dire au niveau individuel

mais également familial et social. L’inconscient concerne également l’ensemble des éléments qui

contribuent à la production sociale d’un individu.

Il ne s’agit pas non plus pour autant de considérer que « l’individu social n’est rien d’autre

qu’un décalque ou un produit intériorisé des formes historiques de l’individu, ou qu’une incarnation

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réplicative d’un habitus de classe » (Legrand, 1989), mais plutôt de construire une méthode qui

prenne en compte la personnalité socio-historique dans ses diverses composantes.

Le récit de vie comme support de développement de l’historicité

Raconter son histoire est un moyen de « travailler » sa vie, de jouer avec le temps de la vie,

de reconstruire le passé, de supporter le présent et d’embellir l’avenir :

travail sur le passé afin de restaurer, de réparer, de relier… Par exemple, en dénouant la honte d’un secret de famille qui perturbe la transmission inter générationnelle, en réhabilitant telle ou telle lignée oubliée ou invalidée, en renouant les fils de la mémoire pour revivifier « le temps perdu ».

travail sur le présent, sur l’histoire « incorporée », c’est-à-dire sur la façon dont elle est agissante en soi, aujourd’hui. Si on ne peut changer le passé, on peut changer son rapport à ce passé, en comprenant en quoi cette histoire est toujours présente en soi.

travail sur l’avenir en tant que celui-ci est déterminé par l’histoire. C’est de la capacité des hommes de se situer par rapport à leur passé que dépend leur capacité de se projeter dans un avenir

En fait, dans le roman comme dans l’autobiographie, on commence toujours par la fin. C’est en

effet la fin qui est l’élément structurant du récit. Ce que l’on vit « hic et nunc » structure le regard

que l’on porte sur sa propre histoire. C’est le prisme par lequel on reconstitue la trame de l’existence.

Le passé n’est accessible qu’à travers le regard d’aujourd’hui. « À cet égard, une autobiographie est

encore plus truquée qu’un roman. Un roman, on peut concevoir qu’on l’invente à mesure que

l’auteur ignore ce qui va arriver au chapitre d’après. » (Doubrovsky, 1989). Dans le récit de vie, non

seulement on connaît l’aboutissement, même si celui-ci est provisoire, mais c’est lui qui conditionne

la trame de la narration.

La vie est plus proche du roman que de la biographie. Comme dans le roman, on ignore ce qui va

se passer après. Même si l’histoire qui précède détermine le futur, des imprévus et des ruptures

peuvent arriver à tout moment. Un événement peut provoquer une rupture biographique. Chaque

vie peut « basculer » à tout instant. Fantasme ? Réalité ? Il faut convenir que malgré ces possibles

basculements, leur probabilité est faible et que l’observation attentive des vies de nos concitoyens

montre des régularités objectives fortes. En dehors de périodes de crises profondes comme les

guerres et les révolutions, les vies sont relativement tracées et prévisibles.

La vie est à la fois totalement probable et totalement improbable. Elle est déterminée par toute une

série de facteurs parfaitement identifiables et totalement indéterminée, aléatoire, soumise à des

aléas totalement imprévisibles.

Il y a là un paradoxe : chaque existence est unique, singulière, imprévisible, nouvelle,

inimaginable, et pourtant nos vies se ressemblent étrangement jusqu’à obéir à des cycles, à des

scénarii répétitifs, à des régularités objectives. Chacun semble passer par les mêmes épreuves, les

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mêmes expériences. Beaucoup de nos vies sont « ordinaires ». Et ne voyez dans ce propos aucune

connotation péjorative. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous sommes friands de vies

extraordinaires, exceptionnelles, hors du commun. C’est-à-dire de vies qui soient l’objet de romans…

D’un côté la vie est comme déterminée par l’héritage génétique, économique, social, culturel,

matrice originaire qui génère la trame de l’existence. Et d’un autre côté la vie est une suite

d’événements et de choix infinis, aléatoires et largement imprévisibles. On ne peut donc

certainement pas réduire le possible au probable, mais force est de constater que le probable

s’impose le plus souvent au possible !

La sociologie n’est ni une science exacte ni une science prédictive. Pourtant elle permet de

dégager des lois qui, malgré leur caractère relatif, révèlent des déterminations fortes. Elle suscite

alors bien des désillusions. L’homme a besoin de croire à d’autres possibles et à besoin de penser

qu’il peut « changer de vie ». Il a besoin de s’affirmer comme sujet en entretenant l’idée qu’il

maîtrise son existence. Est-ce l’idéologie qui interpelle ainsi l’individu comme sujet ? (Althusser). Ou

bien le désir, comme le suggère la psychanalyse ? Ou bien l’évolution sociale marquée par

l’individualisme et l’idéologie de la réalisation de soi-même ? Il n’y a qu’un pas entre la vie et le

roman, au sens ou Marthe Robert en parle : le roman ne cherche pas tant à reproduire la réalité qu’à

« remuer la vie pour lui recréer sans cesse de nouvelles conditions et en distribuer les éléments. Ce

n’est pas sans raison qu’on lui reconnaît généralement une double vocation sentimentale et sociale,

sans toutefois démêler clairement la solidarité de ces deux sortes d’intérêts ; en effet il a besoin de

l’amour comme du moteur puissant des grandes transformations de l’existence qu’il transcrit avec

prédilection dans ses pseudo états-civils ; et il a directement à faire avec la société puisqu’elle est le

lieu où s’élaborent toutes les catégories humaines, toutes les positions qu’il se propose de

déplacer ». (Marthe Robert, 1977, page 38). Déplacement, le mot est lâché. Le roman est alors ce qui

permet de sortir de la contingence, de changer de place, de bouleverser le poids des déterminismes,

de s’inventer une vie meilleure.

Le roman est un outil d’historicité, au même titre que la thérapie. Il permet de renoncer à

l’idée que la vie à un sens, tout en jouant à lui en donner : en racontant des histoires, on produit du

sens. Dans la plupart des familles, certains membres « font des histoires ». L’expression désigne aussi

bien ceux qui racontent des choses à la fois vraies et fausses, suscitent des conflits, montent les uns

contre les autres, donnent une vision désagréable des personnes et des situations, que ceux qui

conservent la mémoire familiale et n’ont de cesse de dénouer les nœuds de l’histoire pour mieux en

retisser les fils. Le sociologue clinicien peut jouer un rôle équivalent, à ces rempailleurs d’histoires.

N’acceptant ni le rôle du chercheur indifférent réfugié dans une neutralité distante, ni le rôle des

acteurs immergés dans leur vécu, ils peuvent être de véritables agents d’historicité en aidant ceux

qui le souhaitent à comprendre en quoi l’histoire est agissante en eux.

Page 42: Extraits miseenrecitdesoi

42

Références bibliographiques

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Zorn

Page 44: Extraits miseenrecitdesoi

44

Page 45: Extraits miseenrecitdesoi

45

(in : Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) La mise en récit de soi. Lille. Presses

universitaires du Septentrion. pp. 127-144)

Chapitre 9

Avant-propos

Christophe Niewiadomski

Le chapitre dont le lecteur va désormais prendre connaissance nécessite le recours à un bref

propos introductif afin de contextualiser l’intention de l’auteur. En accord avec celui-ci et les

membres de l’équipe de l’association Laisse Ton Empreinte, nous avons en effet souhaité préserver

ici la configuration narrative d’un texte qui se présente sous forme d’un conte venant relater

l’histoire du travail d’implication biographique que mènent les membres de cette association depuis

plus d’une décennie. Le lecteur trouvera donc ici le récit de la naissance de ce collectif et des

rencontres qui ont ponctué l’élaboration progressive du travail d’intervention mené par ses

membres auprès de populations en situation de souffrance et/ou de précarité.

Luc Scheibling, « le petit homme blessé », Catherine Carpentier, « la femme savante » et

Céline Martineau, « la jeune exploratrice », personnages du texte qui va suivre, n’ont en effet eu de

cesse, depuis des années, de concevoir des outils d’analyse et d’intervention à partir d’enquêtes de

terrain menées dans les territoires en déshérence et auprès de publics qui cumulent des difficultés

liées à la persistance voire au développement contemporain des inégalités sociales matérielles et

culturelles qui les affectent. En d’autres termes, les publics avec lesquels sont amenés à travailler

cette équipe subissent de plein fouet les effets d’un renforcement cumulatif de la fragilité de leur

position objective dans l’espace des positions sociales et de l’atteinte parfois très profonde de

l’estime d’eux-mêmes. Dans ce contexte, la démarche que poursuit cette équipe peut paraître

simple et classique. Elle consiste en effet à ouvrir des espaces de parole thématiques individuels et

/ou collectifs à propos de sujets tels que l’éducation, le malaise des jeunes, le décrochage scolaire,

l’exclusion, la relation parents-adolescent, etc.

Page 46: Extraits miseenrecitdesoi

46

Cependant, qu’on ne s’y trompe pas. Si la finesse, l’expérience et la compétence des

intervenants constituent des facteurs essentiels dans ce type de démarche, l’originalité de ce travail

tient avant tout à l’usage des données recueillies. En effet, à partir des témoignages recueillis, des

supports pédagogiques vont ensuite être créés afin de restituer l’épaisseur biographique des récits

mobilisés sous forme de chansons, de cahiers thématiques, de bandes dessinées… Ces supports,

soigneusement validés par les publics et les professionnels enquêtés, sont ensuite destinés à

favoriser prises de conscience et changements au-delà même du contexte de leur élaboration. En

outre, ces productions serviront ensuite de base empirique pour des projets de formation destinés

aux professionnels souhaitant s’approprier ces outils.58La dimension biographique s’inscrit donc ici au

cœur d’une démarche originale en tant qu’elle s’affranchit des cadres habituellement utilisés dans

les recherches faisant recours à l’usage des récits de vie.

S’il serait hasardeux de vouloir tenter d’expliquer ici le succès que rencontrent régulièrement

leurs interventions, deux dimensions nous paraissent cependant tout à fait exemplaires de la nature

particulière des dispositifs d’intervention mis en œuvre sur leurs terrains d’investigation : la finesse

du travail de restitution réalisé auprès des populations visées et la place centrale occupée par une

figure improbable et chimérique, le « Professeur Zoulouck », métaphore clownesque de « l’expert

donneur de leçons », qui permet à l’équipe de contourner avec adresse les nombreux écueils

intersubjectifs qui accompagnent généralement la réalisation d’un tel projet auprès de populations

en grande difficulté. A notre sens, la force et la pertinence d’un tel personnage tient à la nature

même de ses manques et faiblesses. Celles-ci favorisent en effet une ouverture dédramatisée des

échanges sur le mode salutaire de l’humour et de la dérision, permettant ainsi à l’équipe d’adopter

une position congruente fort éloignée d’une posture d’expertise ou de démagogie complaisante

finalement parfaitement cynique. En outre, cette manière de procéder leur permet de composer

avec l’embarras et le doute permanent qui ne manque pas de naitre lorsqu’il s’agit de travailler sur

des sujets aussi sensibles et malaisés à aborder de manière frontale.

Si l’utilité sociale d’un tel projet semble ainsi faire sens et trouver pertinence dans les

territoires investigués par ce collectif, il reste que la portée illustrative et anthropologiquement

partagée du récit, trouve ici une évidente portée. « Chaque homme porte en soi la forme entière de

l’humaine condition »59 écrivait Montaigne. S’il fallait à la phrase du philosophe trouver exemple, le

travail réalisé par l’association « Laisse ton empreinte » constituerait assurément l’un des plus

pertinents.

58

Il est bien évidemment impossible de rendre compte ici de la forme précise que peuvent prendre de telles

productions. Nous invitons donc le lecteur intéressé à se reporter à la visite du site suivant pour plus de plus

amples précisions : www.laissetonempreinte.fr 59

Montaigne M. (de) (1979) [1595] Les Essais. Livre III. Paris, Garnier Flammarion

Page 47: Extraits miseenrecitdesoi

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Le petit homme blessé.

Intervenir auprès de populations en situation de précarité.

Luc Scheibling

Le petit homme blessé

Il était une fois un petit homme blessé, malade de lui-même. Un petit homme qui ne s'aimait

pas. Sans doute avait-t-il manqué de beaucoup d’amour et de reconnaissance dans son enfance pour

en être rendu là. Toujours est-il que partout où il allait, il se sentait transparent aux yeux des autres.

Il avait un mal de chien à faire la moindre conversation, à rencontrer quelqu’un tout simplement. Il

gardait toujours au fond de lui cette impression d’être de trop, décalé… Comme il le disait lui-même :

« je n'ai pas la clé de contact ». Et puis la nuit, il y avait ces souffrances qui le hantaient parfois et

semblaient venir de très loin. Le petit homme vivait donc le plus clair de son temps dans son monde,

replié sur lui-même et quand on venait le déranger, il pouvait se montrer fort ombrageux. Il soufflait

le chaud, le froid, au gré de ses humeurs. Parfois même, il devenait indifférent, désaffecté, comme

un pantin désarticulé. Comme s’il perdait son humanité. Son cœur devenait sec et un vent glacial

soufflait alors sur la maison. Pour son entourage, le petit homme blessé était donc souvent bien

difficile à vivre. De temps à autres, il était capable d’implication et de générosité, notamment quand

il s’agissait de nobles causes. On le disait particulièrement sensible au sort des personnes en

difficulté. Il avait œuvré dans sa jeunesse en faveur des exclus et dans son travail, c'est également ce

qu'il tentait de faire, mais de façon insatisfaisante ou maladroite le plus souvent. Les années passant,

le mal s’était fait plus pesant, l’insatisfaction plus profonde. Il traînait sa vie comme un vieux cheval

sa charrue.

La vie passait ainsi sans que le mal du petit homme ne disparaisse. Un jour pourtant, premier

coup de tonnerre. Vers 33 ans, sans que personne ne s’y attende, notre petit homme se mit à écrire

des chansons. Certes comme tant d’autres, il avait appris à jouer de la guitare à l’adolescence, mais

pour les mots, c'était venu comme ça d'un coup, alors qu'il n'avait jamais écrit une phrase de sa vie.

C'était comme un appel, une explosion dans sa tête, un truc incroyable. Dans ses chansons, au

travers des personnages qu'il mettait en scène, il était beaucoup question d'exclusion, de folie, de

refuge dans des mondes imaginaires pour échapper à la réalité souvent sordide et cruelle. Il ne savait

pas d’où venaient ces images qui le submergeaient. Toujours est-il qu’à un moment, ces chansons qui

s’amoncelaient sur sa table de travail, il lui avait bien fallu les faire vivre devant les autres. Parce

qu’une chanson, c’est fait pour ça, pour être partagée, sinon à quoi ça sert ? Des amis musiciens, sa

petite femme, l'avaient poussé à le faire. Alors, il s'était lancé. Mais à l'instant où il avait posé son

pied sur la scène, il avait retrouvé sa blessure initiale… celle qu’il avait pour un temps oubliée. Il

Page 48: Extraits miseenrecitdesoi

48

n'avait pas la clé de contact, coupé qu’il était des autres et de lui-même. Et naturellement, ça se

voyait gros comme une maison quand il était sur scène. Il restait là planté devant le public, comme

une âme en peine, entre deux mondes. A la fois là et pas là… C’était comme ça, il semblait n'y avoir

rien à faire. Et le fait d’être à nouveau confronté à son étrange absence à lui-même le désespérait.

Son mal de vivre pesait désormais des tonnes. Un jour, à bout de forces, il décida de déposer son

fardeau. S'ensuivirent de longues années de descente au plus profond de lui-même. Il cherchait,

creusait, pour tenter d’y voir plus clair, comprendre qui il était et d’où lui venaient ces souffrances.

Aidé par quelques spéléologues compétents, il descendit marche après marche dans les entrailles. Il

ne pensait pas descendre aussi loin. Il ne pensait pas non plus qu'il portait tout ça… Parfois dans les

recoins, il fit des trouvailles, découvrit des trésors mais aussi des cadavres à l'odeur repoussante. Peu

à peu, il progressa dans l'ombre, en silence. Il fit le tri, balaya devant sa porte. Mais s'il comprenait

mieux l'origine de sa souffrance, s'il faisait des découvertes importantes sur son histoire, il demeurait

malade du contact… et ne savait toujours pas quoi faire de sa peau.

La rencontre avec David

Et puis un jour, deuxième coup de tonnerre. Comme le petit homme blessé jouait plutôt bien

de la guitare, il lui arrivait d’être sollicité pour donner quelques cours ici où là. Un matin, David vint

frapper à sa porte. C’était un jeune garçon de 14 ans originaire du Chili qui souhaitait apprendre la

guitare pour pouvoir jouer par la suite des musiques de son pays d’origine. C’était un beau projet. Le

petit homme blessé accepta d’autant plus qu’il avait toujours été sensible à la culture andine. Il lui

donna son premier cours. Cependant, au fil des semaines il fut bien obligé de constater que

l’adolescent ne travaillait pas beaucoup. Vu son absence de progrès, le petit homme lui proposa

d’arrêter là les cours. Silence… Dans les yeux de l’adolescent, le petit homme blessé lut le regret. « Tu

veux continuer ? » dit le petit homme, « mais à quoi bon, vu que tu ne joues pas? ». Le jeune garçon

éprouva le besoin de se confier. Il raconta que les relations avec ses parents adoptifs étaient

compliquées. Il rajouta qu’au collège, il avait du mal avec les profs, avec les autres jeunes, avec la vie

quoi. Il se sentait perdu. Le petit homme blessé eut soudain une intuition. Il proposa à David de

l’aider à écrire une chanson autour de son histoire. Ce serait sa chanson, et ce serait lui

naturellement qui l’interprèterait. Le jeune fut enthousiasmé par ce projet. Il se mit à parler avec

émotion et gravité de sa vie d’avant au Chili, de ses premières blessures d’enfant. Il évoqua aussi sa

surprise, son incompréhension quand ses parents adoptifs étaient venus le chercher avec sa petite

sœur à l’orphelinat. Les mots coulaient de sa bouche, se déversaient comme si le barrage qu’il avait

mis en place cédait doucement. C’était la première fois qu’il parlait autant. Le petit homme blessé

l’écouta attentivement. Au passage il prenait quelques notes. De temps en temps il l’interrompait

pour demander une précision, afin de mieux comprendre. Lui qui d’ordinaire était si souvent absent

était pour le coup totalement présent.

À l’issue de l’entretien, le petit homme blessé donna rendez-vous à David pour la semaine

suivante. Entre temps, il se mit à réfléchir. Il relut les quelques notes qu’il avait prises. En réécrivant

certains passages, en les agençant convenablement, à n’en pas douter, on pouvait faire une chanson.

Les paroles finies, il prit sa guitare et se mit à jouer un peu au hasard en lisant à voix haute le texte de

David. Peu à peu, une mélodie apparut, une mélodie aux accents sud-américains qui semblait aller

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49

comme un gant avec l’histoire de David. En deux heures à peine, la chanson fut bouclée. Pas de

doute, l’histoire de ce jeune l’avait fortement inspiré. Quelques jours plus tard, il lui présenta en

s’accompagnant de sa guitare. David fut profondément ému. Non seulement, il se reconnaissait, mais

en plus, il était touché par le regard qu’avait porté le petit homme blessé sur son histoire. David

s’empara de cette chanson et la fit sienne immédiatement. Puis, il se dépêcha de la faire entendre à

ses parents. En l’écoutant, ils eurent les larmes aux yeux. Et David, les voyant ainsi, pleura à son tour.

Cela faisait des mois que le contact était rompu entre eux et soudain, par la grâce de cette chanson,

c’était comme un tour de magie qui s’opérait dans cette famille. Les parents envoyèrent une lettre

bouleversante à l’homme blessé pour le remercier. Puis une autre pour donner des nouvelles. David

allait mieux, faisait des projets, l’ambiance à la maison s’améliorait notablement.

Le petit homme blessé, en lisant ces lettres, était profondément touché. Comprenant que ce

qu’il avait fait était allé bien au-delà de ses intentions, il se mit alors à réfléchir. Son souhait, en fin de

compte aurait été de pouvoir offrir ce type de rencontre à beaucoup d’autres personnes. Des

personnes blessées comme lui ou comme David, des personnes qui n’avaient pas les mots pour se

dire… Il s’enferma alors des semaines durant pour réfléchir, passant des heures dans son atelier à

tenter de mettre au point une formule qui puisse l’aider dans son entreprise. Un soir, il fit un rêve. Il

était forgeron et face à lui, un mage lui tendait un miroir tout en récitant la formule :

« D’abord je récupère, j’extirpe des entrailles les carcasses disloquées

Puis de toute mon âme, je chauffe la ferraille aux rouages grippés

Je souffle, je rassemble, je réchauffe, je ranime la flamme, la flamme

La force du miroir, la force du regard et le souffle revient dans le corps oublié »

Le lendemain au réveil, les phrases dansaient encore dans sa tête. Il savait qu’il ne les

oublierait plus. Et même s’il ne comprenait pas tout du sens de ce petit poème, il le sentait, ce serait

désormais sa formule magique à lui. Le temps était compté. Il fallait avancer sans tarder pour lancer

son projet. Ce fut le moment où il se forma sur des machines étranges pour devenir vraiment

opérationnel. Sa petite femme l’encourageait en ce sens, ses enfants aussi. Ah sa petite femme,

heureusement qu’elle était là ! Sans elle rien de cela n’aurait été possible. Elle le soutenait dans

l’ombre depuis le début. Elle avait été la seule à percevoir en lui autre chose que ce spleen qui lui

bouffait le visage. Dès leur rencontre, elle avait été profondément touchée par ce petit homme

blessé. A tel point même qu’elle le trouvait beau. C’est dire…

Fort du soutien familial, il démissionna de son travail et se lança. Très vite, la chance lui

sourit. Des professionnels travaillant auprès de personnes blessées l’interpellaient. Ils voulaient

tenter l’expérience avec leur public. En moins de deux ans, il fit des dizaines de chansons avec toutes

sortes de gens. Ça allait des adolescents rageurs dressant leur poing à tout bout de champ aux

adultes réservés, parfois mêmes emmurés… jusqu’aux aînés qui malgré leurs blessures passées

délivraient un message de joie et de paix. Ce qui était étonnant, c’est que tous se confiaient à lui sans

problème. Certains lui confiant même à l’occasion leurs secrets pour la toute première fois. Ce qui

était fou, c’est que tous se reconnaissaient dans la chanson que le petit homme blessé créait pour

eux. Elle devenait dans la seconde leur chanson et c’est pour cette raison que tous l’interprétaient

avec autant de force et d’émotion. Ce qui était fou également, c’est qu’à la suite de cette expérience,

Page 50: Extraits miseenrecitdesoi

50

les personnes en ressortaient parfois profondément changées. Comme si elles n’attendaient que ça

de parler, de se confier. Et le plus étonnant, c’était que tout cela se faisait en trois coups de cuiller à

pot. Autour de lui, des artistes, des journalistes, des chercheurs commençaient à s’interroger sur

cette curieuse expérience.

La rencontre des femmes voilées

Un jour, dans un centre de formation, il rencontra un groupe de femmes voilées venues

d’autres pays, au-delà de la Méditerranée. Ces mères de famille étaient là pour apprendre le français.

Dans un premier temps, elles refusèrent de le rencontrer simplement parce que chez elles, cela ne se

faisait pas de parler à un homme. La formatrice insista, disant qu’elle l’avait rencontré et qu’elle avait

confiance en lui. Sa parole avait du poids, c’était une femme qui avait su par sa gentillesse et son

expérience gagner la confiance de toutes. Du bout des yeux, elles acceptèrent la rencontre. En

présentant son projet, le petit homme blessé n’en menait pas large. Les femmes baissaient la tête.

Une s’insurgea : «Une chanson ? C’est impossible ! Et puis d’abord, jamais je ne me dévoilerai devant

les autres ! ». Le petit homme blessé continua doucement. Il leur fit écouter une chanson qu’il avait

fait peu de temps auparavant avec une mamie de 75 ans prénommée Gisèle. C’était une chanson

gaie dans laquelle cette femme évoquait malgré ses blessures de jeunesse et sa souffrance passée

son bonheur d’être en vie. En l’écoutant, certaines sourirent, se reconnaissant un peu. D’autres

relevèrent la tête imperceptiblement. D’autres encore acquiesçaient en silence. Le petit homme

blessé poursuivit en expliquant que Gisèle au départ avait eu les mêmes réticences qu’elles. Il rajouta

que comme le projet était ici de faire une chanson collective, on pouvait peut-être partir des raisons

qui avaient amenées chacune d’entre elles à vouloir reprendre le chemin de l’école. Ce fut le déclic !

Une femme se lança. Elle expliqua que si elle était venue dans ce centre, c’est que son fils aîné l’y

avait poussée à la mort de son mari. Il s’inquiétait qu’elle reste seule et passe ses journées entières

prostrée à la maison. Elle ajouta timidement que quand elle sortait, elle se perdait souvent dans le

bus parce qu’elle ne savait pas lire. Encouragées par ce témoignage, une autre renchérit, puis une

autre et une autre encore. Peu à peu les masques se mirent à tomber. Chacune de ces femmes était

à la fois surprise et touchée par l’histoire de l’autre, se reconnaissant en elle. Chercher son chemin,

avouer qu’on ne sait pas lire, avoir peur du regard de l’autre, voilà ce qui les rassemblait. Il n’y avait

aucune moquerie, aucun jugement. Comme cela faisait du bien de ne pas se sentir seule avec ça !

Finalement, chaque femme évoqua son parcours, ses difficultés et tous les efforts qu’elle avait dû

accomplir pour arriver jusqu’ici. La dernière, celle qui montrait le plus de réticences au départ, parla

enfin. Son histoire ne fut pas la moins émouvante. Chacune mesurait la force, le poids, la vérité des

paroles prononcées. C’était impressionnant. On prit rendez-vous pour la semaine suivante. Le petit

homme blessé retourna dans son antre. Lui aussi était touché par l’authenticité de ces femmes. En

outre, il était ébranlé par le changement d’attitude du groupe. Nul doute, c’était bien la chanson de

Gisèle qui avait déclenché la première prise de parole, la première prise de confiance. Ensuite, une

fois que le premier témoignage était parti, tout s’était enchaîné, c’était clair. Il se mit au travail et

commença à construire la chanson. Très vite, il eut le refrain et le début de mélodie :

« Arouah, arouah, courage, un mot après l’autre, on apprend à lire. Allez, allez courage, un

jour après l’autre, et ça fait plaisir… »

Page 51: Extraits miseenrecitdesoi

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Et pour les couplets, il suffisait de reprendre des extraits de leurs témoignages, ils étaient si

parlants ! Une semaine après, il revint. Il commença par leur faire écouter le refrain avec le début du

texte qu’il avait enregistré. Et entre deux refrains, il relisait leur témoignage sur la bande musicale.

L’émotion était palpable. Parfois, quand l’une d’entre elles se reconnaissait soudain au détour d’une

phrase, un petit rire gêné venait déchirer le silence. À la fin de la lecture, certaines éprouvèrent le

besoin de rajouter un détail, une anecdote supplémentaire. Le petit homme blessé prenait note.

Quand la séance fut terminée, la formatrice éprouva le besoin de se livrer elle aussi. Pour elle, le

groupe changeait à vue d’œil, il était plus soudé, plus convivial, plus confiant. Vint ensuite la séance

d’enregistrement. Un moment magnifique. Chacune de ces quinze femmes vint dire face au micro

son petit bout de témoignage. D’abord en tremblant, disant qu’elle en était bien incapable, puis peu

à peu, encouragée par les autres, elle allait jusqu’au bout. Toutes sans exception.

De retour dans son antre, le petit homme blessé se rendit compte soudain qu’il s’était laissé

grisé par son enthousiasme lors de l’enregistrement. Sans s’en rendre compte, il avait enregistré

chacune de ces femmes pendant 5 bonnes minutes au moins or une chanson dure moins de quatre

minutes et… son sang se glaça, ça paraissait impossible de contenter tout le monde. Il ne savait plus

par quel bout prendre les choses. Surtout, il était en colère contre lui-même, parce que si c’était pour

créer de la frustration, ce n’était pas la peine, hein ! Il savait en effet que leurs attentes étaient

grandes, désormais. La plupart en avaient déjà parlé à leur entourage. Il ne pouvait les décevoir.

Heureusement lui revint en mémoire…

« D’abord je récupère, j’extirpe des entrailles les carcasses disloquées

Puis de toute mon âme, je chauffe la ferraille aux rouages grippés »

Ce jour-là, il mesura vraiment la force de cette formule. Car après l’avoir récitée, l’inspiration lui vint.

Parmi les heures d’enregistrement et les dizaines de bouts de témoignages, il fit les bons choix

rapidement. Et la chanson belle et émouvante émergea du fatras.

Une semaine après, le petit homme blessé revint pour la présenter au groupe de femmes.

Pour décrire ce qui se passa, les yeux brillent et les mots manquent. Sachez simplement que chacune

de ces femmes a fait sienne cette chanson et l’a gravée dans son cœur, au plus profond. Il y eut

ensuite un autre moment magique, ce fut lorsque ces femmes présentèrent leur chanson aux autres

stagiaires lors de la fête du centre. Elles qui restaient assises se levèrent, elles qui ne parlaient pas

témoignèrent, elles qui baissaient les yeux regardèrent l’assistance droit dans les yeux en souriant. À

la fin de la chanson, elles furent longuement ovationnées par des dizaines de personnes. Des

personnes comme elles, émues, qui se reconnaissaient dans leur chanson…

« La force du miroir, la force du regard, et le souffle revient dans le corps oublié… »

Après la représentation, la formatrice confia au petit homme que ces femmes à son grand

étonnement avaient fait des progrès importants en français depuis la chanson. Pour certaines

Page 52: Extraits miseenrecitdesoi

52

d’entre elles, les avancées étaient mêmes spectaculaires. Ce qui avait également frappé la

formatrice, c’était le changement dans leur attitude. Elles riaient plus souvent, parlaient entre elles,

mais aussi avec les autres stagiaires. Manifestement, elles semblaient désormais fières de leur

parcours, redressaient la tête. Quelques-unes avaient même procédé à des mises au point

importantes jusque dans leur vie de famille… et la formatrice chevronnée, rien que d’évoquer cet

aspect des choses, frissonnait. A n’en pas douter, il s’était passé quelque chose d’important. Le

directeur du centre et d’autres formateurs qui avaient été témoins de cette métamorphose vinrent

confirmer les propos de leur collègue. Le petit homme blessé en les écoutant, et même s’il avait mis

le meilleur de lui-même dans cette affaire, se sentit encore une fois bien dépassé par son projet. Car

même si on louait son intervention, il savait bien au fond que ce n’était pas de lui dont il était

question. Depuis, le départ, il le pressentait, ce projet était plus grand que lui… Et heureusement, il

n’était plus seul désormais à se poser ces questions. De nouvelles personnes s’étaient rapprochées

de lui.

La femme savante

Parmi elles la femme savante. Pourtant, la première fois qu’il l’avait rencontrée, ça avait

plutôt pris l’allure d’un fiasco. C’était deux ans plus tôt, à l’occasion d’une réunion autour des

personnes âgées. Le petit homme blessé avait été présenté un peu hâtivement à cette femme

comme étant un musicien qui faisait rapper les petits vieux sur leur histoire… Elle l’avait toisé

rapidement de haut en bas avec une moue hautaine et s’était retournée dans la seconde en claquant

des talons en murmurant à l’oreille de sa copine : « du rap pour les personnes âgées ? N’importe

quoi ! Qu’est-ce que c’est que ce clown ! ». A sa décharge, il faut reconnaître qu’en matière

d’histoires de vie, elle était une des spécialistes incontournables de la région. Le petit homme

blessé avait été un peu affecté par l’attitude de cette femme, mais en même temps, cela n’était pas

la première fois qu’il suscitait ce genre de réactions. Notamment auprès des gens brillants,

extrêmement cultivés, ou spécialistes des « choses artistiques ». Il ne payait pas de mine, il le savait

et manifestement, il lui manquait des codes pour parler la même langue qu’eux. De surcroît, les rares

fois où il avait tenté de s’en approcher, il s’était pris une telle joute qu’il avait décidé de ne plus s’y

frotter. Quand on est vilain petit canard, il ne faut pas s’aventurer à jouer dans la cour des cygnes !

Cependant, la vie réserve toujours des surprises car la femme savante, au-delà de son

apparence racée était une femme en mouvement. En quête d’essentiel, elle s’interrogeait sans cesse

sur elle et sur les autres. Et depuis un moment, elle remettait en question son approche de la

rencontre. Celle-ci était en effet très codifiée, très maîtrisée afin de déjouer les multiples pièges que

l’ensemble des spécialistes du récit de vie avaient méthodiquement répertoriés depuis de longues

années. Imaginez la chose : chacun part faire son entretien individuel avec un micro et un magnéto.

L’entretien dure des heures. Ensuite il faut le retranscrire. Cela prend à nouveau des heures car il faut

veiller à respecter scrupuleusement chaque mot, chaque tournure de phrase employée par la

personne, jusqu’à ses silences. On retourne voir la personne pour lui remettre son livret. Ensuite, on

analyse l’ensemble des histoires collectées et on les classe par thématique. Du point de vue de

l’éthique et de la morale donc, tout semble parfait. Mais néanmoins, depuis peu, la femme savante

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avait la sensation qu’il manquait quelque chose entre elle et la personne. Comme s’il subsistait

malgré tout un léger filtre à la rencontre. Voire un soupçon de frustration réciproque…

Un jour, lassée de tout ce protocole, elle décida de se lancer dans l’inconnu. Elle prit contact

avec ce centre de formation ou justement le petit homme sévissait de temps à autre et qui était

connu pour être un lieu un peu à part où l’on tentait de nouvelles expériences. La femme savante

proposa au directeur du centre de monter un atelier qu’elle nommait joliment « Les jardiniers de la

mémoire ». Au vu des états de services de la femme, le responsable s’empressa d’accepter. Dans cet

atelier, chaque participant était invité à raconter son parcours devant les autres. L’ambiance y était

bonne, la convivialité régnait… Malgré tout quelques stagiaires ne parlaient pas beaucoup, et parmi

eux, le moins bavard d’entre tous qui se prénommait Salvatore. Les rares fois où il avait tenté de

s’exprimer, il avait buté sur les mots, s’était emberlificoté dans ses pensées si bien que les autres

avaient fini par sourire. Il s’était promis de ne pas recommencer. Pourtant quelques semaines plus

tard, Salvatore prit soudain la parole d’une voix forte mais tremblante. Malgré son émotion, visible, il

semblait décidé et souhaitait disait-il, faire écouter sa chanson. Le groupe semblait incrédule.

« Salvatore ? Une chanson ? Qu’est-ce c’est que cette histoire ? ». Salvatore sourit. Il alla chercher un

lecteur CD et glissa son disque à l’intérieur. A la fin de la chanson, le groupe était sous le choc. Il

applaudit longuement et chaleureusement l’interprète. Dans sa chanson, celui-ci évoquait l’histoire

de sa famille, une histoire d’immigration toute simple mais dans laquelle beaucoup d’hommes et de

femmes du groupe pouvaient se reconnaître. Et puis, il y avait sa voix, celle que d’ordinaire on

n’entendait pas et qui vibrait, là, si présente, si émouvante… Tout le monde était touché, et la femme

savante, peut-être encore plus que les autres. Elle était bouleversée de voir Salvatore pour une fois si

fier au milieu du groupe. En même temps, il y avait quelque chose qu’elle ne comprenait pas. Le

texte de la chanson était conséquent, or jusqu’à preuve du contraire, Salvatore ne lisait pas. Elle

demanda à ce dernier comment il avait fait. Celui-ci répondit brièvement qu’il avait vu un homme,

trois fois une heure et que voilà, ça donnait ça, la chanson. La femme savante insista, elle voulait

comprendre ce qui s’était passé plus en détail. Salvatore lui livra bien quelques rudiments

d’explications supplémentaires, mais comme il n’était pas très à l’aise avec les mots, il finit par lui

dire : « M’dame, peut-être que le plus simple, c’est d’aller voir monsieur… de ma part ! »

En entendant son nom, son sang ne fit qu’un tour. Elle venait de reconnaître le petit homme

blessé. Elle décida d’aller à sa rencontre sur le champ, bien décidée cette fois-ci à en savoir un peu

plus sur son compte et sur la façon dont il menait ses entretiens. Après tout, n’était-elle pas

ethnologue de formation ? Donc apte à étudier les comportements les plus inattendus. Et

manifestement, ce lascar faisait partie d’une tribu un peu spéciale.

La jeune exploratrice

Pendant ce temps-là, une autre personne cherchait. C’était la jeune exploratrice. Vaillante et

têtue, elle avançait dans la vie, cherchant à comprendre le monde qui l’entourait. Parmi les humains,

ceux qui l’intéressaient le plus étaient les écorchés, les abîmés, les exclus de tous poils. Elle avait fait

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des études sur le sujet, plutôt sérieuses d’ailleurs. Mais cela ne lui suffisait pas, elle avait besoin de se

rendre compte de visu, besoin de sentir par elle-même. En un mot, besoin de rencontres. Elle avait

aussi un mal de chien à tenir en place. Dès qu’elle avait un moment de libre, elle éprouvait le besoin

de bouger, de changer d’air. Alors elle partait en voyage, n’importe où, n’importe quand mais

toujours les oreilles et les yeux grand ouverts. Pour la guider dans ses voyages, elle s’était choisi deux

maîtres à penser, deux phares qui l’éclairaient de loin : Albert Jacquard et Théodore Monod, excusez

du peu.

Naturellement, les artistes l’attiraient en tout premier lieu car elle avait vite perçue que dans

ce petit monde, les écorchés s’y ramassaient à la pelle. Alors elle s’était rapprochée d’eux pour

tenter de mieux les comprendre. Avec des amis, elle s’était mise à organiser des spectacles ce qui lui

avait permis de les observer de près. Au début, elle était fascinée, surtout quand ils montaient sur

scène. Quel talent, quelle imagination, quels mondes étranges et beaux ils donnaient à voir ! Et

quelle souffrance métamorphosée ! Mais elle s’était aperçue également qu’ils avaient du mal à

quitter la scène. Leur mal de vivre et leur besoin de reconnaissance permanent étaient usants. Alors

à force de les voir tourner sur eux-mêmes comme des toupies, la jeune exploratrice avait fini par se

lasser. Plus que lassée même, elle en avait attrapé des boutons. Un soir, elle avait craqué s’écriant:

« mais vous êtes tous les mêmes, les artistes, des vrais nombrils sur pattes ! ». Et elle les avait plantés

là.

Du coup, elle était repartie illico en voyage. Dans la file du guichet où elle attendait de

prendre son billet pour le Moyen Orient, elle se remémorait la scène en souriant. En fin de compte,

sa conclusion, c’était que les artistes, il fallait juste éviter de trop s’en approcher. Là-bas c’est sûr, au

Liban, les hommes et les femmes seraient différents, moins égoïstes, plus… En réfléchissant, elle se

rendit compte tout à coup qu’elle ne se posait jamais et qu’elle rejouait sans cesse la même

histoire... Elle commençait par être fascinée par l’autre, sa culture, ses différences, ses difficultés

aussi. Pour mieux le comprendre, elle partait donc à l’abordage et au début, c’est vrai que les

relations étaient enthousiasmantes. Mais il arrivait toujours un moment où l’échange se compliquait.

Un moment où l’autre se méprenait sur ses intentions. Les premiers malentendus surgissaient qui se

transformaient parfois en véritables murs d’incompréhension. L’autre en définitive, quel qu’il soit, se

révélait différent de ce qu’elle avait imaginé. L’échange montrait ses limites. La glace, un temps

rompue, se reformait doucement. Et de ça, elle revenait toujours insatisfaite. Triste même. Que

cherchait-elle en fin de compte ? Elle ne le savait pas. Décidément, le monde était bien difficile à

comprendre. Elle avait bien été tentée d’appeler l’un de ses illustres guides, mais ils étaient fort

occupés et très difficiles à joindre. Elle décida de reporter cette fois-ci son voyage et de se poser un

peu pour réfléchir. La semaine suivante, l’une de ses formatrices lui parla du petit homme blessé…

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Apprentissage de la rencontre

Aussi incroyable que cela puisse paraître, la femme savante et la jeune exploratrice

décidèrent d’aller voir le petit homme le même jour, à la même heure. Devant la porte de son atelier,

les deux femmes se jaugèrent d’un air méfiant tout d’abord, chacune s’interrogeant sur les

motivations réelles de cette rivale potentielle. Néanmoins, comme elles étaient intelligentes, elles

décidèrent sur le champ de faire de ce hasard un atout. Elles s’avouèrent qu’elles étaient assez

intimidées à l’idée de rencontrer le petit homme et, dans ces cas-là, comme on dit, l’union fait la

force ! En quelques minutes, sur le pas de porte, elles dévoilèrent leurs intentions respectives : elles

voulaient en savoir plus sur la méthode utilisée par le petit homme pour créer ses chansons. Non pas

qu’elles fussent musiciennes, non, mais elles avaient l’intuition qu’il y avait quelque chose

d’intéressant à découvrir là-dessous. Quelque chose dont elles pouvaient peut-être s’emparer un

jour...

Elles frappèrent à sa porte à l’unisson. Le petit homme vint leur ouvrir en écarquillant les

yeux. Il n’était pas habitué à ce qu’on vienne le déranger dans son antre, encore moins à ce que ce

fut deux femmes, jolies de surcroît. Ceci dit, il faut reconnaître qu’elles tombaient à pic ! D’abord

parce qu’il avait toujours pensé que ce projet ne lui appartenait pas et puis aussi parce que depuis

quelque temps, des notables de la région ayant eu vent de certaines de ses actions le tarabustaient

pour qu’il forme des personnes à sa méthode particulière. Ils avaient même mis de l’argent sur la

table en disant : « prenez le temps qu’il faut, mais tâchez de faire école ! Nous avons besoin de

nouvelles actions en faveur des personnes en difficulté. »

Faire école ? Allons donc, comme ils y allaient ! Et quelle ironie ! On n’allait tout de même

pas lui demander à lui qui avait tant de mal à vivre au quotidien avec les autres, d’enseigner sa

science de la rencontre ! Et puis d’abord, il n’avait pas de recettes. Il se jetait à l’eau, un point c’est

tout. Ce n’était tout de même pas compliqué à comprendre ! C’est du reste ce qu’il répondit aux

femmes lorsqu’elles lui annoncèrent le but de leur visite. « Ok pour travailler ensemble, mesdames,

mais vous savez, ma méthode est très simple, il suffit de plonger dans la rencontre ! ». La femme

savante sentit que la moutarde lui montait au nez. Elle n’avait pas fait tous ces kilomètres pour

s’entendre dire ce genre de banalités ! Elle était scientifique et comme tout scientifique qui se

respecte, elle avait besoin d’observer, d’analyser des faits tangibles pour comprendre. Alors ce genre

d’image à deux balles, non merci hein ! La jeune exploratrice quant à elle voyait une fois de plus

l’occasion de confirmer son opinion sur les artistes : « des nombrils sur patte, je vous dis ! »

Sur ce point, elle n’avait pas tout à fait tort ; encore que justement, s’il y avait bien un endroit

où le petit homme était capable de s’oublier, c’était précisément lorsqu’il créait ces chansons. Lui

d’ordinaire si maladroit, si pathétique même tant son besoin de se faire aimer frisait parfois le

ridicule devenait soudain un autre homme. Lorsqu’il rencontrait pour la première fois une personne,

il changeait de registre, de braquet, de nature. L’égocentrique devenait bienveillant, attentif, tendu

vers la personne, presque en état d’hypnose, cherchant de toutes ses forces à comprendre ce qui

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l’animait. De surcroît, à tout moment, il pouvait parler à cœur ouvert de ses propres blessures, de ses

propres zones d’ombre. Non pas par complaisance ou par exhibitionnisme, mais parce qu’il avait

compris qu’on ne pouvait pas demander à quelqu’un de se dévoiler si soi-même on n’était pas prêt à

le faire. C’était la clé de la rencontre. Et chaque personne le ressentait immédiatement, comme par

magie. C’était donc un échange sans filet qui se produisait entre deux êtres, entre deux mondes,

entre deux âmes, au plus profond. Et une fois que l’étincelle de la rencontre avait lieu, le reste n’était

souvent qu’un jeu d’enfant. La musique se mettait en place naturellement, venant saupoudrer d’un

brin de gaieté, de soleil et d’espérance ces morceaux de vie souvent charbonneux. Ce type de travail

s’apparentait finalement un peu à celui d’un guide spéléo. On ne pouvait accompagner une personne

dans ce type de descente que si on l’avait soi-même préalablement parcourue, digérée. Devant la

détermination affichée par les femmes, le petit homme impressionné prit donc le temps d’expliquer

longuement sa méthode. Il termina en avouant qu’avant de partir pour chaque rencontre, il récitait

intérieurement sa formule magique comme un mantra. « D’abord je récupère, j’extirpe des entrailles

les carcasses disloquées, Puis de toute mon âme, je chauffe la ferraille aux rouages grippés… »

En l’entendant expliquer sa méthode, elles eurent l’impression que le sol se dérobait sous

leur pas. En effet, c’était simple et vertigineux à la fois… comme se retrouver face à l’abîme ! Mais

comme elles étaient courageuses, elles décidèrent de se mettre au travail en se promettant de ne

pas sortir de l’atelier avant d’avoir expérimenté chacune à leur tour la posture du petit homme. La

femme savante commença la première. Elle interrogea la jeune exploratrice en laissant pour la

première fois au vestiaire son micro, son magnéto, sa grille d’entretien. Certes, elle fut désarçonnée

au départ par cette absence de plan de travail mais peu à peu, elle se mit à suivre son intuition qui

était redoutable à partir du moment où elle la laissait s’exprimer. Elle se mit à écouter la jeune

exploratrice parler de son histoire avec une attention nouvelle. Elle procédait comme le petit

homme, prenant quelques notes sans jamais quitter son interlocutrice des yeux. Elle rebondissait

également à propos pour poser une question importante, proposer des liens entre deux évènements

lointains. Bref, elle s’impliquait corps et âme et plus elle s’impliquait, plus la jeune exploratrice

donnait d’elle-même. L’une et l’autre commençaient à toucher du doigt ce que signifiait le fait de

plonger dans la rencontre. Elles firent une pause rapide et repartirent aussitôt à l’abordage en

invertissant les rôles. Elles semblaient galvanisées. En interrogeant la femme savante à son tour, la

jeune exploratrice fut étonnée de constater à quel point elle se sentait dorénavant à l’aise avec elle

malgré la différence d’âge et de statut. Les préjugés qu’elle avait à son encontre s’étaient envolés.

Elle avait une envie frénétique de connaître son histoire…

A la fin de ces entretiens réciproques, les deux femmes étaient émues car elles avaient

l’impression de se connaître depuis toujours. Mais il restait à accomplir la deuxième phase, celle

qu’elles redoutaient le plus : la restitution. N’étant pas musiciennes, elles ne pouvaient transformer

cette matière première en chanson. La seule façon de pouvoir retourner l’entretien était de le faire

sous la forme d’un récit ou d’un conte. Or ni l’une et l’autre n’avaient pratiqué ce type d’écrit

auparavant et elles avaient de ce fait une peur bleue de ne pas être à la hauteur du trésor qui leur

avait été confié. Elles avaient également peur d’être ridicules comparé à ce que lui pouvait faire dans

ces créations. Bref, au moment fatidique, elles envisagèrent de renoncer. Elles retournèrent voir le

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petit homme en lui faisant part de leurs doutes. Il soupira longuement. Elles commençaient à le

fatiguer avec leur besoin constant d’être rassurées. Il était clair que depuis qu’elles étaient là, il avait

beaucoup perdu de sa tranquillité. Lui qui aimait par-dessus tout travailler en solo était servi. Il leur

avait pourtant bien dit qu’il n’était pas pédagogue ! « Vous voulez un dernier conseil ? Je crois que

vous être trop craintives pour ce genre de job. Alors, arrêtez de me bassiner, cessez de tourner autour

du pot. Lancez-vous ou sortez de mon atelier ! »

Outrées par la brutalité de ces propos, elles commencèrent par claquer les talons. Puis dans

la seconde qui suivit, elles se ravisèrent. Ce petit monsieur qui jouait les machos tentait de les piquer

au vif ? Très bien, il n’allait pas avoir affaire à des ingrates ! Etant par nature l’une et l’autre fière et

susceptible, elles décidèrent de retourner sur le champ travailler. Elles ne surent jamais si c’était le

but recherché, mais elles mirent un tel point d’honneur à contrecarrer les propos du petit homme

qu’en moins d’une journée, elles réussirent à trouver un ton émouvant pour retracer le parcours

l’une de l’autre. Bien sûr, il y avait des maladresses dans leur texte, mais il y avait également une telle

énergie que celle-ci emportait tout sur son passage. Pas de doute, elles étaient bel et bien lancées !

Durant les mois qui suivirent, en accord avec le petit homme avec lequel elles s’étaient

finalement rabibochées, elles peaufinèrent leur technique en proposant à des amis volontaires de

venir pratiquer avec elles. C’est durant cette période qu’elles apprirent véritablement le métier. A

l’instar du petit homme, elles devinrent de bons artisans de la rencontre. Lors de l’entretien, elles

savaient désormais prendre le temps. Entre deux soupirs, deux silences, elles avaient appris à sentir

l’instant précis où l’entretien bascule subitement dans un pur moment de vérité, de confidence. Lors

de la phase de restitution, chacune avait désormais trouvé son style et savait reconstituer les

morceaux du puzzle rapidement, en faisant des recoupements, des liaisons, des assemblages. Ce

n’était plus le patchwork du début mais un texte ciselé, structuré, original, émouvant. A partir d’un

témoignage authentique, elles savaient désormais sculpter histoire d’une personne. Il suffisait de

voir leurs réactions pour mesurer la qualité de leur travail.

Il était temps pour elles de partir à la conquête du monde. Les demandes ne manquaient pas, car

partout dans les périphéries des bourgs, affluaient des êtres en détresse. La crise était profonde,

chaque jour de nouvelles personnes erraient sur le chemin sans savoir où aller, sans savoir à quelle

porte frapper. Elles étaient surtout en recherche d’un regard, d’un espace de parole, d’une forme de

reconnaissance. Mais on manquait cruellement de ce genre d’endroit dans ce pays. Il y avait bien des

spécialistes de l’exclusion, de la maladie mentale ou des comportements à risque, mais ils faisaient

peur en général. Les personnes en situation de fragilité craignaient en effet une fois franchi leur

porte, de se retrouver catalogué, étiqueté, réduits en somme à la somme de leurs difficultés. A n’en

pas douter, l’intervention proposée par le petit homme et les deux femmes venaient combler un

manque, quand bien même celle-ci semblait parfois obscure pour celles et ceux qui l’observaient de

loin. Car il ne faut pas croire que les actions menées par le trio déclenchaient l’unanimité, loin s’en

faut ! Les personnes étaient divisées à leur propos et on entendait souvent des remarques du type :

« bon, d’accord, ils font des chansons ou des livrets en trois rencontres, mais bon, ils ne sont pas les

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seuls à faire ce genre de chose. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! D’autres rajoutaient : « ils

avancent masqués ! En vérité, ils sont en recherche de légitimité et de reconnaissance et se servent

des gens en difficulté pour se valoriser eux-mêmes ! ». D’autres renchérissaient en disant : « ils n’ont

pas passé les diplômes nécessaires pour ce genre de pratique, ils ne maîtrisent pas ce qu’ils font, ce

sont des usurpateurs, des charlatans qui risquent de déclencher des catastrophes ! ». Certains allaient

même jusqu’à dire : « et si c’était une secte, hein ? Parce que chez eux aussi, il y a un gourou, des

adeptes, et des valeurs un peu nébuleuses, hein ! ».

Pour être tout à fait juste, ils bénéficiaient également de soutiens inconditionnels. Certains

puissants de la région, des artistes et puis aussi bien entendu les professionnels qui avaient été

témoins directs des effets générés par leur action sur leur public. Depuis peu, un groupe de

thérapeutes intrigués par ces olibrius avait décidé de suivre de plus près cette expérience originale…

Le besoin de parole était immense en cette période agitée. C’est pourquoi, en dépit des

réserves formulées par certains, quelques seigneurs de la région leur demandèrent de transmettre à

d’autres leur démarche particulière. Après tout, il existait bien toutes sortes d’Apprentissages,

pourquoi ne pas tenter de proposer aussi celui de la Rencontre ? Séduits par cette proposition, nos

trois compères se mirent en route dès le lendemain. Durant les semaines qui suivirent, ils allèrent de

maisons d’accueil en refuges, de centres de prévention en centres de formation afin de transmettre

aux professionnels qui le souhaitaient leur démarche particulière. Ils procédaient toujours de la

même façon. Pas besoin de blablas pour expliquer en quoi consistait la rencontre. Le mieux était de

plonger directement dedans ! Ils formaient avec les participants des doublettes en laissant le hasard

faire son choix… toujours judicieux. Chaque doublette expérimentait ensuite chacune à son tour la

posture d’intervieweuse et d’interviewée. Pour finir chaque membre de la doublette devait lire à son

vis-à-vis son histoire devant les autres, naturellement, après avoir obtenu sa validation. Les premiers

effets de ces rencontres étaient magiques. Des professionnels qui ne se connaissaient pas ou si peu

voyaient en quelques heures tous leurs préjugés tomber. Et l’ambiance au sein de la collectivité s’en

ressentait immédiatement, prouvant une fois de plus s’il en était besoin, que c’est la peur du regard

de l’autre qui empêche d’avancer.

Mais si les conséquences en termes de climat de travail étaient immédiates, on ne pouvait

pas dire pour autant que l’objectif était atteint. En effet, à quelques exceptions près, les

professionnels une fois formés n’osaient pas se servir de ce qu’ils avaient appris. Ils semblaient

intimidés, impressionnés, en tout cas pas suffisamment rassurés pour partir seuls au front de la

rencontre. Par ailleurs, ils ne se sentaient pas capables de restituer une forme de récit qui soit à la

hauteur des attentes supposées de leur public. Le désir de changer de posture se heurtait à des peurs

si profondes qu’ils ne pouvaient tout simplement pas lutter…

En constatant ce fait, nos trois acolytes étaient désemparés. Surtout que la nouvelle de cet

échec était parvenue aux oreilles des puissants qui avaient initié l’opération. Du coup, certains

d’entre eux se faisaient plus pressants : « alors petit homme, qu’est-ce à dire ? On ne vous finance

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pas pour ce résultat-là. Vous allez donner raison à celles et ceux qui soulignent le côté nébuleux de

votre entreprise et qui vous prennent pour un clown ! » C’était la deuxième fois qu’on le traitait de

clown. Le petit homme blessé était écœuré. A nouveau, il était rattrapé par ce manque de légitimité

qu’on lui renvoyait régulièrement à la figure. La femme savante et la jeune exploratrice

s’interrogeaient elles aussi. Avaient-elles eu raison de suivre le petit homme dans cette aventure ?

N’allaient-elles pas finalement se perdre en route elles aussi ? En réalité, les uns et les autres avaient

tout simplement sous-estimé l’ampleur de la tâche à accomplir. En outre, ils avaient manifestement

oublié le temps que chacun avait dû passer pour parvenir à maîtriser un tant soit peu cet

apprentissage. Sans parler du temps que chacun avait mis pour explorer en solitaire sa propre

histoire. Ainsi, par certains côtés, ils avaient fait preuve d’un manque de professionnalisme mais

aussi d’un trop plein d’optimisme. Un doute profond planait sur le petit artisanat…

La nuit suivante, le petit homme passa une nuit très agitée. Entre deux cauchemars, des mots

semblaient revenir en leitmotiv…clown, Zoulouck... Il se réveilla alors en sursaut, comme en apnée,

hurlant qu’il n’y comprenait rien, qu’il n’était pas un clown et que… Chut, sa petite femme lui

épongea le front et il replongea illico dans le sommeil. Le matin, il se réveilla, trempé de sueur. Le

soleil brillait derrière la fenêtre. Son esprit était clair. A la lumière de cette nuit ombrageuse, il venait

soudain de comprendre qu’il était peut-être... un clown ? Du bouffon en effet, il avait ce besoin de

reconnaissance qui lui tordait le ventre et le poussait si souvent à en faire trop. Il avait également ce

côté donneur de leçon vitupérant, passionné, fatigant mais également parfois source d’entraînement

pour les autres. Mais surtout, il induisait sans le savoir de la proximité avec les personnes qui étaient

en souffrance. Elles se reconnaissaient sans le dire dans sa maladresse, son besoin d’exister, de crier.

Elles se reconnaissaient aussi dans sa bobine car ça se voyait sur sa tête qu’il avait dû morfler. Les

gens se disaient : « A lui, je peux parler sans crainte, il est comme moi… Et certains rajoutaient « et

puis si lui peut y arriver, pourquoi pas moi ? ». Et puis le clown a des avantages. Il n’a pas besoin de

tout le temps prouver sa légitimité. Il existe, point ! Il comprit également que dans les chansons,

c’était la musique qui venait mettre sur ces histoires de vie souvent difficiles une once de légèreté,

de joie, de distance aussi, et que c’était dorénavant ce qui manquait. En un mot, ce qu’ils proposaient

en trio était trop lourd à porter, à partager, à digérer pour être repris tel quel. Il était urgent d’alléger

la formule !

Il eut alors la vision d’un volatile, sorte de grand échassier à la croisée des chemins entre la

cigogne alsacienne et le marabout africain. Un oiseau improbable se faisant appeler Professeur alors

qu’il n’en avait pas les diplômes. Un volatile qui volait en montgolfière parce qu’il ne savait pas voler.

Un oiseau à son image, péremptoire, décalé, tête à claques. A la fois donneur de leçon et attachant.

Un être comme lui… sans l’être tout à fait. Un personnage comme une métaphore, une synthèse, une

forme d’enflure de lui-même. Bref, il avait trouvé son clown. Le dénommé Zoulouck !

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Il l’avait dans la tête, précisément, il ne restait plus qu’à le dessiner. Il fit appel à une amie,

illustratrice de son état qui avait un sacré talent. Elle le dessina mieux qu’il n’avait pu l’espérer. Sous

sa plume, il devint carrément vivant. En le voyant incarné de la sorte, le petit homme ne put

s’empêcher de lui inventer un univers, une histoire, un métier, celui d’enquêteur. Mieux, un jour, il

lui donna une voix, la sienne, un peu transformée certes pour que la confusion ne soit pas totale. Les

Carnets du professeur Zoulouck étaient nés ! La femme

savante, qui avait rapidement compris le bénéfice qu’elle

pouvait tirer de ce personnage farfelu, formait

désormais des professionnels à ces carnets, qui de ce

fait, ne restaient plus dans les tiroirs. Quant à la jeune

exploratrice, passé un petit temps de blocage vis-à-vis de

ce nouveau « nombril sur patte ! », elle s’était

finalement entichée de cet olibrius puisqu’elle s’occupait

de sa promotion. Et dorénavant grâce au Professeur

Zoulouck, à Laisse Ton Empreinte, plus rien ne serait tout

à fait pareil…