F. Jost, En Reseaux, La Promesse Des Genres

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  • Franois Jost

    La promesse des genresIn: Rseaux, 1997, volume 15 n81. pp. 11-31.

    RsumEn quelles occasions un document audiovisuel ou une mission fonctionne comme un genre et que signifie cette expression ?Pour rpondre cette question, cet article examine de quelles faons l'interprtation s'articule l'agir de la programmation et dela mdiation. Le genre comme catgorie de rception y est conu comme une promesse qui est spcifie par le type de flux, parun mode nonciatif et par un ton. Promesse d'une relation un monde dont le mode ou le degr d'existence conditionnel'adhsion ou la participation d spectateur en fonction de savoir, de croyances et d'motions. En articulant les savoirs, lescroyances et les motions attachs aux documents audiovisuels, d'une part, et aux documents tlvisuels, d'autre part, l'auteurmontre par ailleurs comment l'identification des genres se fonde sur l'abandon du modle du spectateur au profit du modle dutlspectateur et comment l'ge de la tlvision a cd la place une culture des programmes.

    AbstractOn what occasions does an audio-visual document or a programme function as a genre and what does the word mean? Inanswering this question the article examines the articulation between interpretation, on the one hand, and programming andmediation acts, on the other. The genre as a category of reception is perceived as a promise specified by the type of flow, by anenunciatory mode or a tone. It is a promise of a relationship with a world of which the mode or degree of existence conditions theviewer's adherence or participation, depending on his know-how, beliefs and emotions. By linking the know-how, beliefs andemotions attached to audio-visual documents, on the one hand, and to televisual documents, on the other, the author also showshow the identification of genres is based on the rejection of the viewer model in favour of the televiewer model, and how the ageof television has given way to a culture of programmes.

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    Jost Franois. La promesse des genres. In: Rseaux, 1997, volume 15 n81. pp. 11-31.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1997_num_15_81_2883

  • LA PROMESSE DES GENRES

    Franois JOST

    Rseaux n 81 CNET-1997

  • Si les littraires dbattent depuis prs de deux mille cinq cents ans sur les genres sans parvenir des rsultats

    incontests, paradoxalement, ceux qui font de la tlvision, qui l'archivent ou l'observent en disputent peu, mais mettent en uvre quotidiennement des grilles, des indicateurs ou des classements qui reposent sur des typologies gnriques.

    A n'en pas douter, certaines catgories ne manqueraient pas d'tonner les descendants d'Aristote s'il leur venait l'ide d'y jeter un il : ne subsume-t-on pas sous le terme fiction, des rcits qui relvent, pour les uns plutt de l'pique (le film), pour les autres, du dramatique (le thtre), deux modes dont l'opposition est prcisment la source de la rflexion platonicienne sur les genres ? Quant au thoricien du cinma, comment ne serait-il pas surpris en constatant que, dans bien des statistiques, le film en gnral est considr comme un genre alors mme que la question du genre n'est pas plus rsolue dans le champ cinmatographique que dans le champ littraire.

    Une solution est videmment de se passer de ces empcheurs de tourner un rond

    en affirmant haut et fort l'absolue autonomie de la communication tlvisuelle. La position est difficile tenir : outre qu'elle relve d'un idalisme qui voit dans l'mergence d'un nouveau mdia une origine plus qu'un moment dans un dveloppement gnalogique, elle fait fi de la tlvision des premiers temps pour se focaliser sur la situation actuelle. Comment oublier que la tlvision est ne du cinma et de la radio, elle-mme hritire des formes sc- niques, romanesques et du music-hall ? Que, dans les annes 50, il s'agissait d'abord de lui trouver une place entre le thtre et le cinma (1) ?

    Faut-il pour autant penser le genre tlvisuel avec les seules catgories littraires ? Bien sr que non. N'oublions pas, toutefois, que la tlvision est essentiellement un outil de diffusion de documents qui lui prexistent et qu'elle s'insre comme telle dans une tradition gnrique qui la prcde et la dpasse. L'autre enseignement que nous pouvons tirer des impasses de la thorie littraire, c'est qu'il est vain de prtendre une typologie dfinitive et universelle clas- sifiant les programmes comme des essences, sans tenir compte de la place et de la fonction de cette classification dans ce qu'il est lgitime d'appeler communication tlvisuelle.

    A l'instar de Nelson Goodman, qui propose de substituer la question Qu'est-ce que l'art, productrice de plus d'embarras que de rponses indubitables, Quand y a-t-il art ?, nous aurions intrt, plutt que de nous lancer dans une dfinition a priori des genres, nous demander en quelles occasions un document audiovisuel ou une mission fonctionne comme un genre et ce que cette expression veut dire.

    Il n'y a genre, pourrait-on dire, qu' partir du moment o, pour penser ou interprter un programme, on le ramne une catgorie plus vaste qui facilite l'opration. Cet lan qui nous projette de l'inconnu vers le connu, du nouveau vers l'ancien, et que Bachelard considrait comme un obstacle

    (1) BAZIN, 1954 a.

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  • pistmologique, pourrait bien tre la loi du genre.

    Si rien ne prouve que les intentions qui ont prsid au choix d'une case donne de la grille soient bien dcryptes par le public, on fera l'hypothse que, un moment donn, un certain consensus s'opre sur le choix des tiquettes qui permettent de regrouper les missions et que les diffrends, quand ils existent, rsident surtout dans le processus d'attribution l'objet. Paradoxalement, parmi les appellations qui facilitent le reprage dans la programmation, on trouve des noms comme films qui ne dsignaient pas des genres dans leur mdia d'origine, mais des objets htroclites, des individualits, elles-mmes regroupes par catgories. Par la simple incorporation d'un document audiovisuel la grille, la tlvision a donc le pouvoir de modifier le statut qu'il avait prcdemment. De mme que, selon Borges, le Quichotte repris littralement aujourd'hui ne serait plus le mme texte, du seul fait qu'il ne serait plus produit dans le mme contexte temporel, gographique et idologique, le film cinmatographique devient un genre tlvisuel ds qu'il est programm par une chane.

    Si l'on raisonne d'emble sur l'histoire de la tlvision, et non sur cette partie merge de l'iceberg qu'est le prsent, on doit laborer des modles thoriques qui rendent compte aussi bien du passage du spectateur de cinma au tlspectateur (et de l'auditeur au tlspectateur) que de l'avnement de l're du tlspectateur triomphant, l'occasion spectateur. En d'autres termes, il faut combiner deux logiques : celle du document audiovisuel, dont la structuration gnrique est ancienne, et celle de la diffusion tlvisuelle, qui change immanquablement la donne. C'est sur ce fond que se constituent les genres qui nous paraissent plus spcifiquement tlvisuels, prcisment, et pour lesquels, faute de savoir leur trouver une origine satisfaisante, nous nous approprions de nouvelles

    tiquettes gnriques (reality show, talk show).

    Le genre, compromis entre stratgies et inferences

    Avant de progresser dans la comprhension de cette articulation, une question mrit d'tre pose : de quelle faon l'interprtation s'articule-t-elle l'agir de la programmation et de la mdiation (qui dicte aujourd'hui la production) ? De la rponse cette question dpend la thorie des genres.

    Selon une conception rpandue, l'interface entre ces deux acteurs de la communication serait le fait d'un pacte ou d'un contrat. Ainsi, pour Francesco Casetti, la tlvision repose sur un pacte communica- tif dfini par l'accord grce auquel metteur et rcepteur reconnaissent qu'ils communiquent et qu'ils le font d'une faon et pour des raisons co-partages (2). Comment s'opre cette reconnaissance au cur d'une relation ingale, voire d'un diktat , impose par une partie sur l'autre? Conscient de l'objection qu'on pourrait lui faire, le thoricien italien n'y voit pas matire mettre en cause son concept car, dit-il, le public pse sur l'metteur par toutes sortes de feed-back, tlphone, contrle des indices d'coute, ractions des journaux, etc. De plus, ce pacte n'est jamais pass une fois pour toutes, il fait l'objet de constants rajustements, de ngociations. Enfin, c'est plutt une hypothse de travail ncessaire l'analyse de la communication tlvisuelle qu'une notion prendre lettre.

    Ces rserves faites, l'ide de pacte prend nanmoins consistance et elle joue un rle structurant dans la constitution et la classification tlvisuelles. Elle se dveloppe, au fond, sur ce terreau qu'est l'opposition palo-/no-tlvision et, plus prcisment, partir de l'ide que, si la tlvision d'hier agrgeait le tlspectateur sur le mode de la sublimation collective, celle d'aujourd'hui

    (2) CASETTI, 1988, p. 15 (je traduis).

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  • rencontre son public sur celui de l'interaction quotidienne et individuelle, ritualise au travers de quatre pactes, rgls par des rle, des actions et corrls des espaces- temps spcifiques : le pacte de l'hospitalit, le pacte du commerce, le pacte de l'apprentissage et le pacte du spectacle.

    Cette thorie, bien qu'elle ne nglige pas les mlanges, aboutit quand mme un tableau de correspondances entre ces quatre pactes et des modles de tlvision (tlvision de nouvelles, tlvision-loisir, tlvision de service et de commerce, tlvision d'animation et de service) (3) associs des types de programmes et, mme, des missions spcifiques, ce qui revient, au fond, proposer un dcoupage gnrique, tout en postulant une certaine homognit des diffrentes composantes de l'mission (prsentateurs, rituels, dcor, etc.). Or, mme si on laisse de ct les missions omnibus , qui juxtaposent plusieurs espaces-temps de notre quotidiennet, il est souvent trs difficile de fdrer tout le visible et l'audible sous un pacte : premire vue, un jeu comme Que le meilleur gagne, par son ton, par la familiarit de l'animateur avec son public (Nagui ou Laurence Boccolini) est rgi par le pacte de l'hospitalit. Et pourtant la structure fortement asymtrique du dcor en forme d'amphithtre nous situe indniablement dans une relation d'enseignement, dont le prsentateur, toujours prompt punir ses spectateurs-lves, connat toutes les ficelles. Mme chose pour Jean- Luc Delarue (a se discute) qui mle habilement la futilit des conversations du quotidien et la rigidit du professeur menant les dbats debout face aux gradins (4).

    En un sens, P. Charaudeau tente de surmonter cette difficult. Alignant la communication mdiatique sur le modle de la conversation, il soutient, comme Casetti, que celle-ci repose la fois sur des contrats et sur des ritualisations. Toutefois, la

    frence du thoricien italien qui se sent oblig de justifier l'application de ce concept issu la communication tlvisuelle, Charaudeau le pose comme une composante ncessaire intercomprhension dans tout acte de communication. En dernire instance, il faut videmment penser la relation de la tlvision son spectateur sur le modle de la conversation. Sans adopter toute l'argumentation de Metz propos du paradigme de la conversation audiovisuelle (titre d'un livre de G. Bette- tini), je le rejoins sur sa conclusion : la conception du spectateur comme un interlocuteur selon une ide dj prsente, depuis quelque temps, en smiotique textuelle - me parat inutilement provocante ds l'instant o le terme est priv de cela mme qui fait sa dfinition, l'ide d'une interaction immdiate possible (5).

    Qu'une conversation dont on ne respecte pas les rgles entrane des incomprhensions est certain ; en revanche, il serait hasardeux de risquer qu'un rcit, pour tre compris, doit respecter des rgles contractuelles, tout simplement parce que la comprhension, au sens o on l'entend pour la langue, n'est pas le seul mode d'approche possible du rcit, de l'uvre d'art ou du document audiovisuel. Un dbat politique qui tourne mal ne favorise certes pas l'intel- lection des arguments, mais ce peut tre un bon moment de tlvision pour le spectateur. Si le dbat prsidentiel de 1995 entre Jospin et Chirac a gnralement du, n'est- ce pas prcisment que les deux acteurs ont vis la comprhension, alors que le spectateur attendait un plaisir moins intellectuel ? Un combat plutt qu'un dbat. Anticipant sur de telles critiques, Charaudeau fait l'hypothse de la superposition possible de contrats l'intrieur d'un mme acte de communication mdiatique. L'information empilerait, par exemple, un contrat d'information et un contrat de captation, lui-mme

    (3) J'adopte la terminologie propose dans la traduction franaise (Rseaux n 44-45, nov.-dc.-janv.-fv. 1990) ; les expressions italiennes sont les suivantes : televizione notizario, televizione loisir, televizione di servizio e int- tratenimento, televizione di inttratenimento e servizio. (4)JOST, 1996. (5) METZ, 1991, p. 27.

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  • reposant, non sur d'autres contrats encore, mais sur deux principes : le principe de plaisir et le principe de srieux (6).

    Une mme mission peut provoquer des sentiments contradictoires. Mais quelle est la vertu heuristique du concept de contrat appliqu la tlvision ? Dj, on l'a vu, l'un des deux contractants est condamn accepter ou refuser par des ractions, dont il peut simplement souhaiter qu'on les prennent en compte, mais sans pouvoir discuter, en sorte que sa signature n'est qu'un acte de soumission momentan l'mission. A prsent, voici qu'il faut deux contrats, l o n'importe quel juriste serait content de mettre deux clauses !

    Dans un rcent ouvrage, Umberto Eco, qui fut l'un des premiers recourir l'ide de pacte, y apporte d'ailleurs une mystrieuse restriction, montrant quel point la signature du rcepteur est problmatique : Jusqu' quelques milliers d'exemplaires (estimation variable d'un pays l'autre), on touche en gnral un public connaissant parfaitement le pacte fictionnel. (Aprs, et surtout au-del du premier million d'exemplaires, on entre dans un no man's land o il n'est pas sr que les lecteurs soient au courant de ce pacte (7).)

    Si, comme je l'ai montr ailleurs (8), le genre est au cur d'un affrontement de l'metteur, qui impose sa smantisation au document audiovisuel par divers moyens para- ou pitextuels (titre, gnrique, dossier de presse, autopromotion, etc.), je prfre le considrer comme une promesse qui entrane chez le spectateur des attentes, que la vision du programme met l'preuve (l'cart entre les deux expliquant parfois la diffrence entre l'audience d'une mission et son indice de satisfaction) (9).

    Quoique, en certains cas, la smantisation du document ou du film soit bien cette promesse de bonheur attache au Beau,

    dont parle Stendhal, bien plus frquemment, la promesse s'entend au sens o la -stratgie d'une campagne publicitaire promet un bnfice au consommateur qui achtera le produit qu'elle vante. Soit une annonce de Bas les masques empruntant la forme suivante : Mireille Dumas donne la parole aux exclus... . Cette affirmation est un acte de discours indirect : sous l'assertion se cache la promesse que l'mission va (enfin) permettre ceux qui sont d'habitude privs de parole de parler. Si, maintenant en tant que tlspectateur, je regarde l'mission avec un il critique, il apparat clairement que l'acte promissif passe par la qualification d'une relation de la tlvision et de l'animatrice au monde - Mireille Dumas est une simple mdiation entre les exclus et nous - qui occulte le geste gntique de la production de programme, savoir le fait que l'enregistrement a t raccourci au montage, notamment en mettant l'emphase sur l'coute de l'animatrice, ce qui pourrait se dire autrement : grce au montage, Mireille Dumas coupe la parole aux exclus...

    Dans cette perspective, les tiquettes accoles au genre ne doivent pas tre lues comme des traces de ce rve cratylique du mot juste, mais comme une sorte de label ou de sceau garantissant la composition du produit (un peu comme la brosse dent de Winnie solennellement pure soie de porc garantie dans Oh ! les beaux jours !). L' autopromotion des chanes sur leurs programmes venir est une promesse ontologique : ils doivent participer de cette essence, que l'annonce ne fait qu'entrevoir comme un ple reflet. La stratgie de communication de la programmmation est de faire comme si une mission tait un objet smiotiquement simple, en la rduisant une seule de ces dimensions.

    Si, l'instar de la mthode mise en uvre par J.-M. Schaeffer pour la littra-

    (6). CHARAUDEAU 1991. (7) ECO, 1994. (8) JOST 1996 b. (9) On trouve une ide du mme genre, l'ore du sicle, chez R. Canudo : Les spectacles se droulent entre deux extrmes pathtiques de l'motion gnrale : le trs mouvant et le trs comique. Les affiches contiennent des deux promesses d'accomplissement, les accouplent (CANUDO [1911] 1995).

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  • ture, on analyse les noms de genres ou les titres des missions en examinant ce qu'ils disent de l'acte communicationnel qu'ils prtendent accomplir, on peut reclasser les programmes en fonction de ce qu'ils avancent de leur nonciation, de leur destination et de leur fonction :

    nonciation Tout discours peut tre renvoy

    une personne invente, un je-origine fictif, comme dirait Kate Hamburger, une personne relle ou une personne feinte (10).

    Les missions de fiction se dfinissent peu par le statut fictif de leur nonciateur, prcisment parce que la stratgie mise en uvre par les divers acteurs de la tlvision (producteurs, programmateurs, animateurs) est d'identifier le fictif au rel : qu'on se rappelle comment B. Pivot mlangeait dans ses dbats des considrations sur les personnages de fiction et sur les rcits de vie. Que l'on pense aussi aux relations que les annonces des chanes tissent entre les tlfilms ou les films et notre actualit. Quant au reality show , indpendamment de toute considration sur sa vraie nature, force est de constater que son appellation renvoie au point de vue de la ralit. La ralit en est nonciateur, comme dirait Ducrot (11).

    De mme, le mot reconstitution , qui voque une pratique judiciaire courante mettant en scne le vrai inculp : l'usage de ce terme est videmment ambigu puisque, l'inverse, la tlvision, il substitue gnralement aux vritables protagonistes d'un drame des acteurs (contrairement ce qui se fait en Argentine, o certaines reconstitutions de faits divers organises par la police sont retransmises en direct). Quant tmoignage , il s'est rpandu comme la poudre dans toutes sortes d'missions (informations, talk shows, reality shows, divertissement, etc.) attestant que l'ancrage dans un nonciateur rel est un argument

    fort pour entraner l'adhsion du spectateur. Il me semble que l'analyse statistique des tiquettes gnriques par chane et par priodes nous en apprendrait beaucoup non sur la nature mme des missions diffuses par une chane un moment donn, mais sur les stratgies qu'elle entend adopter pour sduire son public.

    Seconde distinction pour qualifier les missions selon leurs modes d'non- ciation: l'oralit. Talk show , a se discute, etc.

    En ce qui concerne les modalits d'nonciation, qui, depuis Platon, discriminent les diffrents types de genres, elles enjoignent au tlspectateur de se situer dans un univers culturel extrieur la tlvision mais en continuit avec le programme. De ce point de vue, soap opera , tl-roman et dramatique renvoient des traditions gnriques distinctes et pr-tlvisuelles.

    Destination Outre le genre missions pour la

    jeunesse , qui se dfinit par le public qu'il vise, de nombreux titres impliquent le tlspectateur. Mais, contrairement ce que pourrait laisser accroire l'opposition souvent ritre entre une palo-tlvision venue d'en haut , impose un tlspectateur passif, et une no-tlvision axe sur le citoyen-spectateur, acteur de son histoire (12), l'analyse statistique des titres en fonction de la prsence des formes pronominales de la 2e personne prouve la dtermination de la tlvision des annes 50 et 60 faire penser au spectateur qu'il est au centre de son dispositif par l'introduction d'une relation entre metteur (nous) et rcepteur (vous) : A vous djuger (53-68), Ce que vous ne savez peut- tre pas, En votre me et conscience, 51 c'tait vous (1957), Voulez-vous jouer avec nous (1963), 5/ vous voulez savoir (1961), etc.

    (10) Voir JOST, 1995. (11) DUCROT, 1984. (12) Philippe Plaisance, Libration, 8 janvier 1992.

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  • Fonction Comme je l'ai avanc prcdemment

    (13), les noms de genre partagent encore du point de vue de renonciation les programmes en deux types d'actes qu'ils prtendent accomplir : d'un ct, il est des genres que je nomme illocutoires, parce qu'ils se dfinissent essentiellement par le but poursuivi par le locuteur (14). Des cinq actes illocutoires avancs par J. R Searle, je retiens notamment l'assertion qui, engageant la responsabilit du locuteur sur un tat de chose et sur la vrit de la proposition exprime (15), caractrise bien l'information ; d'autres noms de genres renvoient plutt aux effets perlocutoires qu'ils visent, aux changements de comportement qu'ils cherchent provoquer chez les tlspectateurs : divertissement , C'tait pour rire, etc. L encore, un programme peut dire qu'il fait quelque chose et faire autre chose. Je n'y reviens pas.

    Contrairement au contrat qui est une convention passe deux, la promesse est un acte unilatral qui n'oblige que le locuteur (certaines promesses ne se font d'ailleurs qu' soi-mme). Que celle-ci ne soit pas tenue a des consquences ou des sanctions diverses : le tlspectateur peut ne pas y prter attention, s'en offusquer, quitter la chane... ou s'en rjouir : n'est-ce pas ce qui arrive lorsqu'un accident spectaculaire, sous prtexte du devoir d'informer exhib comme une garantie, est repass envi sous plusieurs angles et au ralenti ? Tout en rejetant la drive de l'information vers le spectaculaire, le tlspectateur ne garde-t-il pas l'antenne ? N'est-ce pas aussi le cas quand, avec l'alibi culturel fourni par le titre Bouillon de culture, B. Pivot reoit B. Bardot, vedette de l'mission de divertissement de Jean-Pierre Foucault une semaine plus tt ? Le succs d'une mission tient parfois une promesse mal tenue... Quoi qu'il en soit du respect des

    engagements de l'metteur, la sanction est rarement l'incomprhension comme dans la conversation. Seulement la frustration plus ou moins grande des attentes spectato- rielles.

    Mais de quoi sont faites ces attentes, prcisment ? Non seulement de croyances, comme on l'a souvent dit, mais aussi de savoirs, d'motions et de plaisir. En sorte que rien n'oblige - si ce n'est l'ide que voir est une activit passive, un abandon de soi - penser que le spectateur va croire sur parole que cet objet smiotique complexe qu'est tel ou tel genre est seulement ce qu'on lui dit qu'il est ou mme qu'il va le recevoir comme on le lui demande : quoique Hlne et les garons soit regarder comme un divertissement, rien n'empche les enfants de le voir comme une initiation aux comportements des adultes (16).

    Si la finalit rhtorique des tiquettes est de peser sur les attentes, elles doivent composer avec la comptence du tlspectateur, qui interprte les documents en fonction de savoirs et de croyances attachs des genres audiovisuels prexistant parfois la tlvision (les actualits, le documentaire, le film de fiction), et en fonction de savoirs et de croyances propres la relation de l'image son objet. Tout document est en lui-mme promesse d'une relation un monde dont le mode ou le degr d'existence conditionne l'adhsion ou la participation du spectateur, relation que la triade peircienne icne, indice, symbole qualifie particulirement bien. Evidemment, rien dans l'image ne garantit cette relation qui ne repose que sur la sincrit et l'intgrit de l'metteur.

    A l'indice correspondent ces images dont la valeur tient au contact direct avec notre monde physique ou avec le studio : enregistrement automatique, direct et documentaire ou reportage, en tant qu'ils sont un

    (13) L'insistance un peu lourde, sur le fait que j'ai avanc ces thses nagure, est motive par le fait que l'autre signataire de l'ouvrage o je les ai exposes pour la premire fois se les approprie volontiers, les rpercutant et l, sans les rfrer leur auteur ou leur source (cf. Jost, et Leblanc, 1994). (14) Mme distinction chez SCHAEFFER (1989) et COMBES (1992). (15) SEARLE 1979, p. 52. (16) PASQUIER, 1994.

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  • tmoignage sur la ralit qui s'est trouve un jour devant la camra ; l'icne, le monde mental de la digse, qui construit une temporalit autonome dtache de la simple adhrence de l'empreinte : bien sr, ce qu'on appelle la fiction, puisque celle-ci vise un monde possible , et non un monde rel, mais aussi le documentaire et le reportage, pour autant qu'ils structurent l'iconique en fonction de schmas narratifs et argumentatifs permettant d'accrotre l'intelligibilit de la ralit ; au symbole, le film vis comme uvre d'art, dans la mesure o, comme l'a montr Arthur Danto, confrer un statut artistique un objet, c'est dceler en lui un aboutness, attribuer l'objet matriel une signification profonde (17).

    Les savoirs attachs aux genres sont d'abord fonds sur ce noyau essentiel qui permet de les identifier comme tels, les rgles constitutives. J'entends par l ( la suite de Schaeffer) ces rgles transhistoriques sans lesquelles le genre ne serait pas ce qu'il est. De mme qu'un match de basket jou au pied n'est plus du basket, le direct suggre une concomitance de l'vnement et de la rception ; le documentaire, que l'on parle du monde rel, contrairement la fiction, etc.

    Qu'un direct adopte un dcoupage calqu sur le cinma (comme dans les annes 50) ou qu'il passe par une fragmentation de l'cran (comme lors de la retransmission de l'enterrement de F. Mitterrand), qu'un documentaire ait une voix over ou non est affaire d'poque, de mode, de style : il ne s'agit l que de rgles normatives qui ne sont pas essentielles la dfinition du genre.

    La premire tche de l'analyste des genres est de dmler le constitutif du normatif ou, si l'on veut, le substantiel de l'accidentel. La seconde, beaucoup plus complexe, est de dmler l'cheveau intriqu des savoirs sur l'image, socialement htrognes, des croyances attaches aux types de documents. Comme idal type, chaque programme est associ une relation un monde donn - indiciel, iconique,

    lique - et un espace-temps qui permettent de l'interprter en fonction de savoirs et de croyances, et d'infrences, comme le montre le tableau 1 ci-aprs dont l'exploration va permettre une premire approche de l'interprtation des genres.

    Sur le versant du constitutif, les conditions du tournage (direct, diffr), le mode d'tre du monde reprsent (rel, fictif, artistique) sont d'abord logiquement lis des savoirs concernant la mdiation audiovisuelle : tout document ressortissant l'indiciel rduit la part de Vinventio, pour laisser une marge de manuvre plus ou moins grande, selon qu'il s'agit de direct ou de diffr, la manipulation de l'espace et du temps. Quelles que soient les variations rhtoriques ou esthtiques qui affectent l'image et le son (noir et blanc vs couleurs, tl-objectif vs grand-angle, etc.), cette corrlation est constitutive de la rception du document comme indice.

    Inversement, viser un document comme icne, c'est admettre du mme coup que l'espace et le temps sont manipules (sans connotation pjorative) en vue de faciliter l'intelligibilit du monde rapport, qu'il soit rel ou fictif. Quant au spectateur de l'uvre d'art, il sait que la structuration de l'uvre ne dpend pas des seules ncessits de l'intrigue et qu'il revient l'attention spectatorielle, confiante dans l'intention esthtique de l'metteur, de trouver la logique qui conduit l'ordre des plans. Je vais y revenir.

    Tous ces savoirs sont ingalement partags par les tlspectateurs, et relvent donc d'un apprentissage possible, mais ils peuvent aussi tre acquis, quasi intuitivement, par une opration infrentielle : par exemple, de la non-prparation d'une catastrophe je conclurai, si j'y rflchis une minute, aux contraintes spatio-temporelles pesant sur la retransmission. Quoi qu'il en soit de leur mode de production ou d'acquisition, ces connaissances engendrent des croyances la fois sur l'metteur et sur le monde qu'il mdiatise ou construit. Au premier sont associs une figure anthropode et

    (17) DANTO, 1989.

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  • une promesse sur le document dont elle est responsable ; au second, un mode d'existence temporel confr par le type de flux associ au document.

    Une typologie des flux

    Quelles sont les inferences produites par le spectateur selon qu'il se met en position de regarder une mission en direct, un documentaire, un film de fiction, un chef- d'uvre, catgories intuitivement prsentes dans l'esprit de chacun ? Comment les savoirs sur les dispositifs sont-ils rinvestis pour constituer des attentes sur espace- temps, sur la ralit des vnements, la part du rcit et la figure anthropode, organisatrice du document ?

    En premier lieu, il faut souligner que le fameux flux de la tlvision, que l'on met toutes les sauces, n'a rien voir avec cet autre, pourtant minemment fluide, qu'est le dversement continuel d'images dans les crans branchs aux camras de surveillance. Une hsitation saisit le voyageur de passage dans les aroports de Buenos Aires : sur les nombreux crans de tlvision destins le faire patienter dans les salles d'embarquement, soudain les publicits sont interrompues par l'image de voyageurs qui franchissent le seuil de la douane, suivie d'un gros plan d'un couple qui s'embrasse, etc. S'agit-il d'une sit'com' ? Nullement. De la ralit filme de faon alatoire et livre en pture ceux mmes qui y participent... La difficult passagre d'interprtation des images tient ici l'hsitation entre la captation automatique, qui ne se fonde pas sur une promesse, mais sur une garantie d'authenticit, et la constitution d'un flux intentionnellement organis.

    A certains moments, il arrive que le flux tlvisuel s'identifie au flux du monde : c'est le direct. Bien que le mode de diffusion soit le mme que dans la captation automatique, bien que le montage puisse y ressembler comme deux gouttes d'eau, le savoir et les croyances attachs au direct

    non prpar sont fort diffrents : l'ph- mrit de la surveillance qui redouble le droulement de notre prsent d'acteur potentiel (et non de spectateur), le surgisse- ment d'une catastrophe en direct (le stade de Furiani, l'attentat d'Atlanta) est d'emble tragique parce qu'il mle toujours le droulement inexorable d'une temporalit subie la vision parcellaire des cameramen qui la saisissent sur le vif (live). En un sens, c'est le spectacle de la mdiatisation zro, c'est--dire d'une mdiatisation rduite au travail de l'il (cadrage, mouvement de camra) : la ralit restreinte notre point de vue humain. Cette phmrit vcue de faon tragique, malgr le dcoupage visuel qui peut s'y associer, est une promesse d'authenticit.

    Le direct prpar - dramatiques, retransmissions d'vnements, magazines, varits, etc. - s'il est identifi comme tel, provoque des inferences partir du savoir que, comme les modes de diffusion prcdents, le temps est subi et ne comporte du mme coup aucune ellipse. Pour celui qui sait que les positions de camra, le choix des cadres, les mouvements ont t prmdits, s'y ajoute la promesse de l'authenticit celle d'une lisibilit accrue du rel : ce qui est pris par la camra n'appartient plus au monde afilmique, mais au profilmique, c'est--dire une organisation intentionnelle du visible (18). Cette double croyance guidait videmment la rception des dramatiques des annes 50-60 : cette impression de suivre un rcit mis en scne, film selon un dcoupage analytique destin aider le spectateur, se mlaient des dfauts tmoignant de son authenticit : bruits hors plateau, perche dans le champ, trous de mmoire des acteurs, etc.

    Tout plateau en direct relve de cette dualit de sentiments : les changements de camra sont destins faciliter l'identification motive comme la comprhension de ce qui se passe dans le studio (d'o les reaction cuts , les gros plans sur les mains d'un crivain dans une mission lit-

    Ci 8) Parce que le montage a toujours jou un rle structurant dans le direct, l'appellation tlvision de continuit (BOURDON, 1988) pour caractriser ce type de diffusion me parat maladroite.

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  • traire, etc.), mais, en mme temps, l'coute est suspendue cette croyance que, chaque instant, il peut se passer quelque chose, drapage d'un homme ivre (Bou- kovski) ou d'un homme qui menace de se tuer en direct {Apostrophes aussi).

    L'intervention humaine n'est plus simple mdiation, elle est aussi manipulation, une manipulation lave de ses connotations pjoratives : simplement le geste d'un homme qui nous aide comprendre la ralit diffuse, un narrateur (19). Entre le direct prpar nous mettant en contact avec notre monde (crmonie, match, etc.) et celui qui nous relie au studio, il existe nanmoins une diffrence : alors que, dans le premier cas, la figure anthropode du mdiateur-manipulateur prend la forme d'un tmoin oculaire qui structure son tmoignage, dans le second, c'est celui qui est dans l'image l'animateur - qui apparat comme l'organisateur de ce flux, ph- mrit constitutive de la diffusion tlvisuelle : phmrit de l'image qui diffuse, c'est--dire qui se rpand et s'vanouit.

    Le documentaire et le reportage sont au- del de ce simple contact indiciel avec le monde, dont se prvaut le tmoin. Ils crent aussi, au moyen du montage, une structuration iconique de l'espace et du temps qui, parfois, rvlent le regard qui les organise. Cette construction nanmoins ne doit pas aller jusqu' inventer les vnements, mme si, dans une certaine mesure, elle ne vise que le probable. Que le documentaire soit dj du rcit ne suffit pas le mettre du ct de la fiction. La promesse est seulement d'accrotre la lisibilit et non la visibilit - du monde (20). De ce point de vue, documentaire et reportage convergent : seule les diffrencie la relation du documentaire au flux spectatoriel. Alors que le premier rend lisible le monde, le second s'attache rendre intelligible le fleuve dans lequel le spectateur baigne quotidiennement : l'actualit.

    La fiction en tant que construction d'un monde est, je l'ai dit, du ct de l'icne (mme si par ailleurs elle porte jusqu' un certain point les stigmates de notre ralit : personnages ou situations factuelles, dcors naturels , etc.), puisqu'elle reprsente un monde possible. La manipulation peut toucher tous les paramtres audiovisuels. Chaque type de fiction dtermine par l'usage qu'elle fait des images et des sons jusqu'o ceux-ci sont pertinents : tout compte chez Godard, alors que les sons ne sont prsents dans une srie amricaine que s'ils aident lire une situation.

    Mme si toutes les fictions ne sont pas quivalentes du point de vue du flux, puisque certaines collent plus que d'autres la situation actuelle du tlspectateur, elles ont toute en commun de capter un temps rvolu, suffisamment autonome pour que sa rediffusion procure encore du plaisir. Le test de l'enregistrement priv est ce titre exemplaire pour diffrencier les types de flux : alors que la rediffusion d'un direct perd beaucoup de son intrt, il est toujours possible de revoir dans l'aprs-coup une fiction : le temps coul entre la diffusion et le visionnement de la bande vido est fonction de l'adhrence de celle-ci notre propre temporalit et elle suggre donc de classer les diffrents genres de la fiction en fonction de leur plus ou moins grande intemporalit : l'pisode de feuilleton peut se voir hors flux (de prfrence quand mme avant celui qui lui succde dans le rcit), le film, de mme que la srie, peuvent se voir sans aucun rattachement l'coulement des images tlvisuelles. Si la fiction suppose la construction d'une temporalit que nous comparons toujours, peu ou prou, la ntre, en tant qu'objet artistique, elle subit de la part du rcepteur une dlinarisation qui la situe dans un autre temps, ayant ses lois propres faites de rappels, de rminiscences, d'anticipations ou d'chos, et qui se prte l'extraction du flux par le revisionnage indfini, parce qu'il

    (19) Tmoin ce jugement d'A. Bazin sur Sixime tage, un programme diffus en mai 54 : ... les camras ayant une fois pour toutes trouv la bonne place dans un espace facilement intelligible, le tlspectateur savait du commencement la fin et tout moment o il se trouvait. Cette possibilit de s'orienter avec clart et vraisemblance ne lui est que trop rarement dispense. On ne dira jamais assez combien elle est cependant ncessaire la crdibilit du spectacle tlvisuel. (Radio-Cinma-Tlvision, 30/5/54). (20) Je dveloppe tout cela dans JOST, 1997.

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  • repose sur la promesse que l'intgralit du visible et de l'audible est rgie par l'inten- tionnalit d'un artiste. Viser un film comme une uvre, c'est donc toujours, qu'on le veuille ou non, prfrer au transitoire la dure immuable, comme le souhaitait Les- sing, et lui faire rejoindre ce Panthon o se juxtaposent les films de toujours, et donc la situer dans une postrit ou dans l'ternit conue, comme le note Michel Foucault, par le principe esthtique de la survie, de son maintien par-del la mort, et de son excs nigmatique par rapport l'auteur (21) .

    Le flux est donc loin de s'identifier au flot temporel qui lui est isochrone : le tlspectateur y navigue avec des vitesses et une adhrence temporelle variables.

    Modes d'nonciation et second degr

    Tout le chemin que nous venons de suivre, et qui retrace quelques-unes des inferences que suscitent, chez le spectateur, les grands genres audiovisuels (documentaire/fiction), les grands modes de diffusion (direct/enregistr) et le statut artistique confr au film ou au document, peut tre parcouru en sens inverse. A partir du document lui-mme, o se reconnat tel ou tel aspect attach ces genres, le spectateur peut, par exemple, spontanment croire que telle mission est en direct ou appartient au genre documentaire : ainsi, des imperfections de tournage, de l'impossibilit de prparer les axes, des manques de mise au point on tirera que le film de l'extraterrestre de Roswell est vridique... ! En fin de compte, de la confrontation de la promesse constitutive du document aux savoirs confrs par la presse ou par l'examen des indices matriels proposs par le programme lui-mme, en fonction d'une comptence que modifie considrablement l'ducation aux mdias, nat l'ide que l'nonciateur - et la figure anthropode qui

    lui est associe - est plus ou moins fiable, plus ou moins respectueux de sa promesse.

    Guide par cette typologie des genres, fonde la fois sur le mode de diffusion et sur la relation du signe audivisuel son objet - monde ou nonciateur -, l'interprtation du programme se fait galement en fonction des modes d'nonciation qu'on lui attribue.

    J'en ai propos trois (22) : Le mode informatif, qui adopte les rgles

    de l'assertion dfinie par Searle : l'auteur d'une assertion rpond de la vrit de la proposition exprime et doit tre en mesure de fournir des preuves l'appui de ce qu'il affirme ;

    Le mode fictif, o la seule vritable rgle est la cohrence de l'univers cr avec les postulats et les proprits qui le fondent ;

    Le mode ludique, o les rgles du jeu, mais aussi l'observation de rgles sociales ou de rites (varits), prescrivent le droulement du temps et o les effets perlocu- toires guident l'mission.

    Ludique

    talk show

    7

    magazine JT reportage Tlfilm srie \ film \ documentaire Informatif Fictif

    Ces modes permettent de regrouper grossirement les principaux genres tlvisuels, tout en rendant compte du plaisir ml que certains suscitent : dbats politiques hyper- rgls en fonction de l'information dlivrer devenant un jeu quand la joute verbale

    (21) FOUCAULT, 1969, p. 80. (22) Dans la prcdente version de cette tripartition (La tlvision franaise..., op. cit.), j'ai prsent ces modes comme des stratgies discursives de l'metteur. Il me semble aujourd'hui qu'ils appartiennent aussi cette rpartition intuitive entre trois attitudes : c'est pour de vrai , c'est pour de faux , c'est pour rire .

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  • ou l'affrontement physique, dus quelque tricheur , dbordent ce gardien des rgles qu'est l'animateur.

    Un reality show comme Tmoin nl est au centre du triangle modal. Li l'information par les affaires relles qu'il traite, il se droule comme un jeu, dont les spectateurs sont les acteurs par le biais d'un dispositif ludique assez rpandu la radio (on vous donne des indices sur notre inconnu ; appelez si vous l'avez identifi), tout en construisant l'attention spectatorielle sur le mode de la fiction policire : prsentation du crime, indices et faits inexpliqus qui se prsentent comme autant de mystres (le matre mot de Jacques Prdel).

    Les Cinq dernires minutes sont sur la ligne ludique-fictif ; Info ou Intox, quelque part entre ludique et informatif ; le docu- drame ou 52 sur la Une entre informatif et fictif. Cette classification en modes d'nonciation ne recouvre pas toujours la globalit d'un programme. De mme qu'un genre de discours ne se confond pas avec un genre littraire, ceux-l ne s'empilent pas forcment sur le tout du programme : une mission omnibus peut juxtaposer le ludique, informatif et le fictif.

    Le respect des rgles rgissant chacun de ces modes est le premier critre qui permet au tlspectateur de savoir si l'nonciateur respecte la loi du genre. Un journaliste qui ne peut pas prouver ce qu'il avance ou dont on s'aperoit qu'il ne dit pas la vrit est un hbleur ou un menteur. Un narrateur qui ne respecte pas les rgles de vraisemblance qu'il s'est donn (qui fait s'envoler un personnage qui n'a pas cette proprit, par exemple) est un mauvais conteur. Un animateur ou l'acteur d'un dbat qui ne respecte pas les rgles du jeu est un tricheur. Autant dire que si chaque mode ne se juge pas en terme de vrai et de faux, comme l'information, il n'en possde pas moins sa loi - qui constitue sa gnricit, puisque tout

    objet y ressortissant doit la respecter. Cela tant, la tlvision met en uvre,

    pour chacun de ces modes, des faons de contourner la loi qui crent une couche de genres parfaitement isomorphes au triangle informatif-fictif-ludique. Tout genre a son double, son imitation, et celui-ci dans la tlvision d'aujourd'hui est son tour devenue un genre.

    Si l'on considre avec K. Hamburger que la diffrence entre fiction et ralit est moins dans l'objet de l'nonc que dans le sujet de renonciation, on distinguera trois types d'noncs : l'nonc de ralit ancr dans un Je-Origine rel, l'nonc de fiction ancr dans un Je-Origine fictif et l'nonc feint, nonc la premire personne, qui rend indcidable la distinction entre l'invention et le tmoignage. Ce dernier type, que K. Hamburger appelle la feintise, n'est pas un procd parmi d'autres, mais la simulation d'une nonciation. Contrairement la fiction, inscrite dans la logique platonicienne de l'imitation de la ralit (mimsis), la feintise est une imitation de l'nonc de ralit (23).

    Comme mode d'nonciation, la feintise s'insinue des titres divers - et de faon partielle - dans le mode informatif (quand le journaliste met en scne une action quotidienne, par exemple, feintise itrative). Gnralise l'ensemble d'un programme, elle caractrise aussi des genres qui s'appuient sur diffrents types de feintises filmiques. Force est de constater que lorsqu'on prsente un public un montage faisant se succder un extrait du magazine 24 Heures (24) s 'ouvrant sur un travelling dans les rues de Paris la nuit et le dbut de reconstitution de l'affaire Burgos tourne dans les mmes conditions (25), personne ne voit de diffrences entre ces deux degrs de relation des images au monde (26). Bien que ce test sur la rception n'ait pas valeur scientifique, il renforce l'hypothse que la

    (23) JOST, nov. 1995. (24) Mtro Parano ? , 1990. (25) L'affaire Gilles Burgos (ral. J.-P. Froment), Le glaive et la balance, 1991. (26) Je fais allusion ici une petite exprience tente avec le public d'une Journe Portes ouvertes de la Vidothque de Paris. Celui-ci devait dterminer, grce un questionnaire prcod, quel genre appartenaient des extraits d'missions ou de films monts la suite les uns des autres.

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  • distinction entre ralit et fiction ne vient pas de l'image, mais de la connaissance du sujet de renonciation. Faut-il, comme Platon, qui voulait bannir de la cit les spcialistes de l'imitation qu'taient les potes comiques ou tragiques, bannir de la tlvision ces feinteurs de tout poil ? Pour moi, la rponse est claire.

    Les feintises nonciatives qui simulent le document en tant que tel se rpartissent en parodies de mimsis et en parodies de dispositifs : les premires comprennent aussi bien le dtournement de citation audiovisuelle (du Collaroshow au Zrorama) que les vritables imitations d'une uvre connue (ce fut pendant plusieurs annes la spcialit de P. Sbastien dans ses divers shows). Ces A la manire de aboutissent la fabrication d'une fiction de second degr. Quant au mode ludique, il recourt lui aussi, et de plus en plus, au second degr. Je ne fais pas seulement allusion des missions comme N'oubliez pas votre brosse dents, anime par Nagui, dont l'intention affiche tait de se moquer des jeux tlvisuels, mais plutt l'insertion dans certains programmes de parodies de dispositif des fins ludiques, comme par exemple, le journal tlvis de CNNL dans Nulle part ailleurs, qui se moque de CNN. Une histoire du second degr la tlvision montrerait, n'en pas douter, comment, localis certains moments dans la grille de telle chane (mettons Canal+ entre 19 et 20 heures dans les annes 80), il a peu peu diffus dans tous les canaux et contribue modifier les genres de toutes les chanes. Tmoin Les Grosses Ttes, dont l'tude permettrait d'observer les mutations d'un genre, d'une forme simple quotidienne (l'histoire drle) un dispositif radiopho- nique (mlant jeu et interventions comiques ), puis un dispositif tlvisuel modifi progressivement par des mtissages gnriques (l'histoire drle raconte par les acteurs de l'mission devient un sketch jou sur scne) jusqu' rcuprer le second degr : l'mission du

    3 octobre 1996 mettait en scne deux amuseurs jouant, l'un le prsentateur du JT, l'autre le responsable de la rgie publicitaire lui demandant d'inflchir son journal en fonction du public vis... TF1 mise nu par ses faux publicitaires mmes.

    Jean Thvenot soulignait, avant mme que la tlvision dans sa forme actuelle n'existt vritablement, qu'elle s'adresserait un tlviseur (on ne disait pas encore tlspectateur) qui aurait la mentalit d'un spectateur de cinma plutt que d'un auditeur de radio , ce qui ne serait pas sans poser de problme, puisque la tlvision imposerait son programme un destinataire habitu choisir son film en toute libert. Le mme Thvenot ajoutait : la force attractive de ce rcepteur [il parle du poste] ne sera pas tout de mme telle que son propritaire doive devenir l'esclave, lui tre riv comme un frre siamois un frre et ne plus avoir de vie active (27) .

    Si l'on n'a pas pris suffisamment la mesure, jusqu' aujourd'hui, des relations fortes qui unissent tlvision et cinma dans les annes 50, on doit reconnatre que l'mergence du second degr est le symptme de l'abandon du modle du spectateur au profit du modle du tlspectateur. Il tmoigne du fait que, pour constituer une communaut, le savoir du direct qui relie chacun tous dans une communaut virtuelle et instantane n'est plus suffisant ; il fttkaujourd'hui unir par un effet club des individus qui ont des connaissances communes, moins du mode de diffusion et de temporalit attachs aux documents que des missions elles-mmes. L'ge de la tlvision a cd la place une culture des programmes.

    A ce savoir, qu'il faut bien appel tlphi- lique ( l'instar de cinphilique ), s'ajoute une connaissance intuitive, plus ou moins solide, des rgles constitutives de certains types de programmes. Certains seulement, toute la difficult du classement ontologique des missions tant de dterminer lesquels. Si chacun s'accorde sur la recon-

    (27) THVENOT, 1946, p. 26.

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  • naissance d'un noyau de rgles consubstan- tielles au JT ou la srie, il est plus malais de savoir si l'on associe ce que les producteurs prsentent comme des talk shows des rgles constitutives diffrentes de celles qui dfinissaient les dbats d'autrefois. Leur apparente nouveaut n'est-elle pas verser au crdit de ce que j'appelle les rgles normatives ? A partir d'une telle problmatique, il revient l'analyste de rpondre cette question, fondamentale dans la logique de l'archivage (28).

    L'hdonisme tlvisuel : le temps d'un sein nu

    Si la comprhension et la croyance sont au centre de plusieurs rflexions sur les genres tlvisuels, le plaisir et l'motion qu'ils procurent sont plus rarement tudis. Il est vrai que la catgorisation de ces ractions se heurte de multiples obstacles : soit l'on oppose deux publics, celui qui veut se divertir et celui qui veut se cultiver (i. e. : s'ennuyer), soit l'on prtend qu'il n'existe qu'un seul public et, donc, des programmes tout public qui lui sont destins (c'est plus ou moins la thse de M. Souchon) (29). Cette antinomie, fonde sur des prjugs sociaux (les intellectuels n'aiment pas rire vs les couches populaires et les enfants, etc., tournent le dos au savoir) aplatit les diffrences entre des plaisirs plus ou moins universels, comme ceux qui rsultent de la pulsion scopique, et ceux qui segmentent socialement en fonction de la recherche de la distinction (30).

    Au cur des plaisirs lis la pulsion scopique est videmment cette sensation particulire que provoque la perception du direct, note par Bazin en son temps : Nul doute en effet que la conscience de la simultanit de l'existence de l'objet et de notre perception ne soit au principe du plaisir spcifique de la tlvision : le seul que le cinma ne puisse nous offrir. Il n'y a pas de

    raison que cette conscience ne serve pas l'motion erotique. On voit bien que notre sentiment n'est pas le mme, devant, mettons, l'image d'une femme nue sur un cran de cinma et le reflet de cette femme relle retransmis par un jeu de glace (31).

    Ce n'est pas directement de l'image que vient le plaisir, mais de la conscience du dispositif, de la connaissance de la simultanit. L encore, le savoir est premier. Ce n'est pas d'tre absorb par l'image, comme pour les premiers spectateurs de Lumire, mais de se sentir tmoin d'une ralit dont on est spar. Et, en ce sens, le thtre est incapable de nous livrer le mme plaisir que le spectacle rel, parce que la temporalit qu'il reprsente est construite d'avance, prvue.

    Si Bazin est plus mu par le reflet d'une femme dans un miroir que par une image filmique de cette femme, c'est que celui-l est saisi subrepticement par un jeu de glaces, comme vol la femme. Ce qui provoque l'motion dans le spectacle en direct (le spectacle au sens littral : sur une scne), c'est qu'il se fonde sur un contrat exhibitionniste (au sens propre, cette fois, d'accord pass entre la tlvision et celle ou celui qui accepte de se montrer plus ou moins intimement), mais que, dans le direct, les limites fixes par le contrat peuvent tre dpasses. L'exemple de Bazin est sans ambigut : Quoi qu'il en soit, les tlspectateurs amricains qui eurent la bonne fortune de ne pas cligner des yeux au moment prcis o craqua accidentellement la bretelle d'une robe dcouvrant un sein en gros plan au cours d'une mission en direct connurent un instant spcifique de tlvision erotique : le temps d'un sein nu entre deux changements de camra (nous sommes en 1954... chaque poque ses plaisirs !). La thse est la suivante : le tlspectateur est voyeur car, au- del du contrat exhibitionniste sur lequel repose le dispositif du spectacle en direct, il

    (28) NEL (1988) et LOCHARD et SOULAGES (1994) vont dans le sens d'une telle dmarche. (29) SOUCHON, 1990. (30) Les tenants de la stratgie consciente d'vitement qui fonde l'ide du tout public ngligent ce second aspect de l'hdonisme tlvisuel. (31) BAZIN, 1954 b, p. 25.

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    TeaResaltado

  • peut toujours advenir un vnement qui l'excde et le fait basculer. Contrairement l'acteur qui peut se projeter dans le tout- percevant que sera le spectateur assis dans la salle obscure, l'animateur ou la speakerine dont parle Bazin ne sait ni dans quel contexte ni au travers de quelle activit il sera vu (c'est bien l'obstacle que rencontrent aujourd'hui les analyses d'audience : on compte des individus devant l'cran, mais on n'est jamais sr qu'ils se comportent comme des spectateurs).

    En ce sens, la pratique du magntoscope subvertit le genre en accentuant cet cart entre l'exhibitionnisme affich de l'acteur en spectacle et l'usage voyeuriste de sa reproduction. Les multiples nvross de l'arrt sur l'image en tout genre ne me dmentiront pas : le plaisir du tlspectateur est de s'affranchir du contrat qui fonde la participation de l'acteur au spectacle par une possession totale de l'image de celui ou de celle qui ne se donne que sous certaines conditions du live . Cette pulsion va bien au-del du contenu erotique de l'image : qu'il s'agisse de se repasser l'envi un accident de Formule 1 ou un plongeon, le geste du spectateur est de dissocier le spectacle-objet du spectacle enregistr et reproduit sa demande. D'y voir ce qui devait tre, par dfinition, invisible : la dcomposition du mouvement ou la nudit d'un corps, voire, dans le pire des cas, un jeune enfant qui tombe de sa chaise.

    Ton et identification gnrique

    Ce dernier exemple, tir d'un probable Vidogag, ne fera sans doute pas rire tout le monde et il nous faut donc tenir compte de ce plaisir plus segmentant socialement, auquel j'ai fait allusion tout l'heure. Je propose de l'isoler, si l'on peut dire, grce au ton , au niveau, comme on parle d'un niveau de langue, qui, pour tre subjectif et discutable, n'en est pas moins efficient dans

    la classification implicite des genres par le tlspectateur. La typologie des genres audiovisuels attend sa roue de Virgile (32). Il n'est pas sr que nous accepterions de ranger les effets produire sur le public comme Cicron : style simple pour expliquer, moyen pour plaire, noble pour mouvoir (33). Quoi qu'il en soit, plus le temps passe, plus il devient apparent que seules des diffrences de ton discriminent vritablement certains programmes : le journal tlvis de TF1 et de France 2 dont les dispositifs, la dure des sujets, la hirarchie de l'information diffrent moins que le style du prsentateur. Studio Gabriel et Nulle part ailleurs, en access-prime-time, sont deux missions omnibus centres autour d'un invit dont la forme est bien proche, mais que le ton plus gentil de l'un et plus drisoire de l'autre sparait (c'est de moins en moins vrai). Je n'insiste pas sur ces vidences. En revanche, il importerait d'inventorier, d'une part les types de tons propres la tlvision d'une poque, d'autre part quels rles jouent ces tons dans le rapprochement transversal de programmes en apparence plutt htrognes.

    Si l'on consulte, par exemple, ce que disent les premiers magazines de tlvision, on s'aperoit que l'ide du classement des genres tient moins leur contenu ou leur forme qu'au sentiment qui s'en dgage : ... le samedi soir, de la musique de chambre aprs une comdie, d'accord. Et quelque chose de gai aprs l'impression peu tonifiante laisse par Notre Petite Ville. Malheureusement, c'est le contraire qu'on a donn (...) Sciences d'aujourd'hui et le Rcital Isaac Stern aprs Du ct des grands matres, c'est un peu trop de choses srieuses pour la mme soire (34) .

    Au-del de cette mise en paradigme intuitive des missions (srieux/gai) o d'aucuns verraient les effets de la structuration de la grille en fonction des missions de la tlvision, ces ractions tmoignent de

    (32) La roue de Virgile corrle genres pique et lyrique et niveaux de style en prenant appui sur les uvres du pote. (33) COMBES, 1994, p. 44. SCHOLES (1986) explore les tons fictionnels, p. 81. (34) Jean Parrot, Mon Programme, 6 novembre 1954.

    27

  • rapprochements transversaux qui unissent ou opposent des missions de genres ou de formes diverses. Et il ne fait aucun doute, pour moi, que ce jugement sur le ton qui se dgage de la globalit d'un programme est aussi un critre d'identification gnrique. Les Enfants de la tl (sur France 2), qui entremlent un plateau, avec des invits, aux extraits de la tlvision du pass, et la Fureur du vendredi soir (TF1), qui met en scne un vaste karaok o des chanteurs d'aujourd'hui interprtent des chansons d'hier, sont deux missions qui ressortissent au monde ludique, mais leur dispositif comme leur forme sont distincts l'un de l'autre, tout autant que des Annes Twist ou des Annes Tube. A l'vidence, le sentiment d'une nostalgie exprime travers une communion festive fdre tous ces programmes par-del leur diversit.

    Aristote soulignait dj que l'histoire d'dipe, qu'elle soit reprsente sur scne ou raconte, restait tragique : la frayeur et la piti peuvent assurment natre du spectacle, mais elles peuvent natre aussi du systme des faits lui-mme (35). On pourrait en dire autant du comique : que les sketches de Coluche soient reprsents sur scne ou qu'ils prennent naissance, l'intrieur d'un film, d'une situation qui ne tire sa ncessit que de cette attraction, ne change pas grand-chose l'motion spectatorielle. En termes d'effet, le ton (comique, ironique, impertinent, nostalgique, tendre, etc.) est sans doute plus dterminant dans le choix d'un programme que l'opposition entre film et spectacle qui perptue celle, beaucoup plus ancienne, entre pope et drame. De ce point de vue, l'tude de la grille de TF1 au cours d'une anne suggre un certain nombre d'quivalences : un match de football le mercredi soir vaut pour un reality show anim par J. Prdel (36).

    Qu'on me comprenne bien : je ne dis pas que le ton est la dimension prminente du genre. J'affirme seulement que, dans

    tains cas, et probablement l'intrieur de priodes donnes, il joue comme une dominante dans l'inclusion ou l'exclusion des programmes dans une classe.

    Rsumons-nous : le genre, comme catgorie de rception est une promesse qui est spcifie par le type de flux, par un mode nonciatif, par un ton, et, faudrait-il ajouter, par un dernier aspect que je laisse de ct, ses modes de discours (37). Faut-il hirarchiser ces niveaux de pertinence et comment ? La premire solution consisterait faire le tableau croisant toutes ces dimensions. Je n'ai pas imagin le nombre de cases qu'il devrait comporter, et dans quelle gomtrie. Je sais seulement qu'il a srement sa place dans la Bibliothque de Babel dcrite par Borges.

    Du point de vue de l'archivage, s'il importe de prendre tous les niveaux en compte, de dcrire les programmes selon chacune de ces pertinences, ni l'unicit des critres ni leur hirarchie ne sont requises. Au chercheur revient la tche d'assigner la dominance la dimension ncessaire la constitution d'un genre : les missions nostalgiques, la mta-tlvision ou tout autre chose. Pour le spectateur immerg dans le flux, il en va autrement : un moment donn, un genre est conu comme une configuration stable de modes et de dispositifs articulant un thme avec un certain ton, tout cela formant un assemblage indissociable (comme on le dit d'un vin). La rptition et la serialisation d'un prototype mixant ces dimensions finissent par constituer un genre, en sorte que l'mission omnibus, brandie comme l'absolu mlange, est elle- mme un genre identifiable en tant que tel.

    Qu'est-ce que le concept dont les professionnels nous rebattent les oreilles, et qui dfinit, pour eux, un programme ? Une forme idale, abstraite, fondamentalement imitable et o, surtout, ne se reconnat pas la trace d'un auteur. Ce que la loi classe comme non-uvre est en fait assez

    (35) La Potique, p. 81. (36) En 1994, Tmoin n 1 tait programm le mercredi soir en prime-time, de mme que certains matchs de football. (37) Chaque programme fait plus ou moins de place l'argumentatif, l'explicatif, au descriptif ou au narratif, etc. Certains modes de discours sont constitutifs de tel genre (l'explicatif pour l'mission scientifique, par exemple), d'autres n'y sont qu'en tant que rgles normatives : ainsi, le narratif, pour illustrer tel aspect de la vie sociale dans une mission politique.

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  • proche de ce que Genette rangeait du ct des uvres immanence plurielle , telles que la Chanson de Roland. uvre plusieurs textes, plusieurs versions, celle- ci forme un architexte qui, en opposition l'uvre unique identifiable comme une identit numrique, constitue une identit gnrique. Une uvre immanence plurielle est, logiquement, un genre que l'usage, pour telle ou telle raison dont il est seul juge, a dcid de tenir pour une uvre (38). Ce que dit Genette de ces textes tradition orale, on le dirait avec tout autant de pertinence, me semble-t-il, de ces non-uvres proprement tlvisuelles. Parce qu'elles tentent de srialiser un format , elles relvent vritablement de ce rgime allographique de l'uvre pour lesquelles, selon Goodman, l'ide mme de copie perd son sens. De mme que l'ambition du producteur est de srialiser un prototype o la multiplicit des auteurs qui ont travaill son laboration est insouponnable (o ne se reconnat aucune individualit), la vision de spectateur est guide par ce qu'il a dj vu et qui lui sert de rfrence. Le savoir tlphilique auquel je faisais allusion plus haut est peut-tre celui de l'auditeur mdival de la Chanson de Roland sur l'histoire qu'il raconte (39). Quant au dispositif, pour user de comparaisons plus modernes, on pourrait rapprocher le genre de ces styles qui, dans les traitements de texte, se dfinissent par modification du prcdent. L'mergence du genre et sa conscience se font quand l'assemblage stable des dimensions gnriques se trouvent modifis. Studio Gabriel drive de Nulle part ailleurs et il n'y a genre que quand l'engendrement par l'imitation dvoile l'assemblage de rgles et de modes mis en jeu par le premier programme, qui joue le rle d'hypotexte. Autre exemple : lorsque Jean-Pierre Foucault reoit Brigitte Bardot l'occasion de la sortie de son livre, le fait que cette conversation est rythme par le surgissement

    impromptu d'invits qui ont compt dans la vie de l'actrice renforce l'existence d'un type gnrique fond sur Sacre Soire, auquel le titre de l'mission Sacre Brigitte fait d'ailleurs rfrence, facilitant la serialisation gnrique de la rception. Ce faisant, parce qu'il met sur la piste de la gnalogie gnrique, le titre des programmes se voit dot d'une fonction nouvelle. Son action sur l'interprtation ne va plus, comme hier, du pritexte au texte lui-mme, du gnrique au programme, dans une dmarche somme toute centripte qui ramne le tlspectateur l'immanence textuelle, mais du nom de l'mission la srie des programmes dont il assure la filiation. Aujour- d'hui, le titre est moins une consigne smantique qu'une structure syntaxique trs type qui assure la dclinaison d'un genre comme le nom de marque rgne sur des sous-marques grce la permanence d'un radical {Danone, Danette, etc.). La fureur du samedi soir (France 2, 1996), La fureur de l't (TF1 1996), La Mini-fureur (40) (TF1 1996), etc.

    Le mme mouvement transforme une srie succs en genre. Une sit'com' comme Hlne en hypotexte de la srie adolescente, avec ses nombreux titres. Une srie comme Urgences en prototype du genre de la srie mdicale, etc. Si, en ce point, l'interprtation est soumise au geste productorial des industries culturelles et ce processus de la constitution toujours rtrospective du genre, l'historien des formes tente de reconstituer cette hirarchie logique dont parle Genette, qui va par exemple d'un individu (le texte du Roland d'Oxford) une espce (la Chanson de Roland) un genre historique, la chanson de geste, un genre thorique (Todo- rov) ou analogique (Schaeffer), l'pope, un genre plus vaste : pome ou rcit, uvre litt., uvre d'art, artefact, objet du monde ou d'ailleurs (41) . Plus l'onde s'largit pour inclure celle qui va natre,

    (38) GENETTE, 1994, p. 235. (39) Sur les relations entre l'oralit et la tlvision, cf. F. DUPONT, 1991. (40) A remarquer que, en l'occurrence, l'inventeur de la marque la conserve, mme si la chane qui l'emploie change. (41) Ibid.

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  • plus l'inclusion thorique devient hasardeuse. Peut-on penser les talk shows en dehors des formats qui les structurent ? Faut-il y inclure, par exemple, ces missions tmoignages qui pratiquaient l'art dlicat de la conversation prpare qui consiste non seulement intervenir mais aussi couter ce que l'on sait dj, sans communiquer au spectateur ses proccupations de mise en ordre de l'mission (42) ? La rponse est dans cet article, comme, chez Henry James, l'image dans le tapis.

    Dans un muse de Bucarest, on peut voir une icne dfigure par un quadrillage fait

    l'aide d'un objet contondant : ses propritaires, oublieux ou peu respectueux de son statut uvre religieuse, en avaient fait un chiquier... Le pire que l'on peut faire subir aux programmes tlviss est, l'inverse, de ne pas voir le quadrillage et de le traiter galit avec une icne accroche au mur. Comment faire en sorte que la grille de la programmation soit isomorphe la grille d'interprtation du tlspectateur ? L rside, bien sr, la question cruciale de la programmation. Aussi, plutt que de s'entter chercher le genre dans les programmes eux-mmes, on a prfr ici dire ce que fait le genre.

    (42) RCTV 16/13/54. L'auteur oppose ces missions la tlvison spectaculaire .

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