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Fabien DESAGE DEA de Sciences Politiques
Mémoire de rechercheMémoire de recherche
Sous la direction de Frédéric SAWICKI
Année 1998-1999
« La bataille des corons »
Le contrôle du logement minier, enjeu politique majeur de l’après-charbon dans l’ancien bassin du Nord-Pas-de-Calais.
2
Remerciements Tout d’abord à Frédéric Sawicki pour sa confiance, sans laquelle ce travail n’existerait tout simplement pas, et pour la grande disponibilité et compréhension dont il a su faire preuve, toujours prêt à discuter de mes préoccupations théoriques ou méthodologiques. Je le remercie également d’avoir su si souvent trouver les mots justes pour m’encourager. A Jérôme Van Praet pour l’aide décisive qu’il m’a apportée par sa relecture, pour sa disponibilité et pour toutes les discussions que nous avons eues pendant cette année, qui furent toujours très précieuses. A mon frère pour son aide et son affection. A Rémi Lefebvre pour ses intercessions répétées et ses conseils avisés. Je n’oublie pas non plus ceux qui ont accepté de me consacrer un peu de leur temps lors d’un entretien ou qui m’ont ouvert leurs archives. A tous ceux qui m’ont encouragé lors de cette année laborieuse et m’ont témoigné leur amitié ou leur sympathie. Merci à « J. », mon second acolyte en science politique, Pascal, Valérie, Marion, Hugues, Xavier, Bruno, Julien…. A ma mère qui s’est toujours inquiétée de mon sort et m’a toujours soutenu du mieux possible Enfin à Charlotte, pour tout ce qu’elle a enduré pendant cette année et ces week-ends, sans jamais se départir de sa tendresse et de sa patience.
3
« L’aménagement du territoire n’est donc pas en définitive l’apanage des géographes ou des économistes, ou des sociologues ou de telle ou telle autre catégorie d’experts. C’est à la limite une affaire de compromis, donc presque toujours un problème politique »
J.Monod, P . de Castelbajac, L’aménagement du territoire, 1971, PUF, coll. Que sais-je ?, 1971.
« Les institutions sont davantage le produit des luttes que des politiques institutionnelles. Ce n’est que dans la mesure où ces politiques s’appuient sur la logique des luttes qu’elles peuvent trouver une efficacité proprement institutionnelle »
Daniel Gaxie, in Luttes d’institutions. Enjeux et contradictions de l’administration territoriale, l’Harmattan, coll. logiques juridiques, 1997, p. 21.
4
INTRODUCTION................................................................................................................5
I. ... L’EMERGENCE DE LA QUESTION DU LOGEMENT MINIER ET SA MISE SUR AGENDA ………………………………………………………………………. 29
A. QUELQUES ELEMENTS DE L’HISTOIRE DU LOGEMENT MINIER.........................................31
1. Une initiative patronale ou le logement minier accessoire de la production .......................................... 32 2. Logement minier et élus locaux. Le temps long d’un rôle politique......................................................... 38
B. LOGEMENT MINIER ET RECESSION CHARBONNIERE........................................................42
1. Déclin de l’activité d’extraction et nouvelle politique patrimoniale des Houillères. Le cas particulier des logements........................................................................................................................................................ 44 2. La perspective du transfert de charges comme déclencheur de l’organisation politique des élus. ....... 48 3. La mise en place d’une politique publique sectorielle de réhabilitation du patrimoine miner .............. 54
C. LA REVENDICATION DE LA GESTION PAR LES ELUS ET LES PREMIERS AFFRONTEMENTS ...59
1. Les conditions de possibilité d’une nouvelle revendication : le transfert de gestion du parc de logements miniers aux élus. ................................................................................................................................. 60 2. La mise en échec des élus locaux avec la création de la Soginorpa : une modification durable des termes du débat..................................................................................................................................................... 67 3. Du rapport Lacaze au rapport Essig. Querelles d’experts et usages politiques des expertises. ............ 72
II. LA GESTION DU PATRIMOINE MINIER A LA CROISEE DES LUTTES INSTITUTIONNELLES ET POLITIQUES ..............................................................82
A. LA RECOMPOSITION DE L’ESPACE INSTITUTIONNEL LOCAL DANS L’APRES-CHARBON, MATRICE ET ENJEU DES LUTTES AUTOUR DE LA GESTION DU LOGEMENT MINIER ...................85
1. La redéfinition du rôle des élus locaux à travers le transfert de gestion. Entre décentralisation et succession des Houillères. ................................................................................................................................... 86 2. Les institutions dans la bataille. « Luttes d’institutions » ? ...................................................................... 94
B. LES ENTREPRISES POLITIQUES LOCALES ET LA QUESTION DU LOGEMENT MINIER ..........112
1. Quand les problématiques de l’héritage se substituent à celles de l’exploitation. Reconversion du territoire et reconversion des entreprises politiques. ...................................................................................... 113 2. L’avenir du logement minier au cœur des interrogations et des divisions syndicales :........................ 119 3. L’obtention du transfert de gestion : Un exemple des usages localisés des courants au sein du parti socialiste. Ressources locales, ressources nationales...................................................................................... 125 4. L’activation de clivages intra-partisans, ou quand la question du logement minier révèle les principes de division interne des entreprises politiques locales...................................................................................... 129
C. LE CONTROLE DU LOGEMENT MINIER COMME RESSOURCE POLITIQUE. .........................134
1. La présidence disputée de la Sacomi. ....................................................................................................... 136 2. Les « enjeux de pouvoir » du contrôle du logement minier entre euphémisation et dénonciation. Arguments politiques et objectivité sociale. ..................................................................................................... 140 3. La Sacomi, « cheval de Troie » de l’intercommunalité ? ........................................................................ 149
5
4. Contrôle du logement miner et leadership politique. .............................................................................. 153 D. LES ENJEUX DE DEFINITION D’UN NOUVEAU REFERENTIEL DE POLITIQUE PUBLIQUE. .....160
1. La production d’un discours de légitimation du transfert de gestion : la réhabilitation du logement minier comme condition de réussite de la reconversion du territoire. ........................................................... 162 2. La disqualification du référentiel préexistant et de ses médiateurs. ...................................................... 170
III. L’HISTOIRE DE LA SACOMI EN POINT D’ORGUE ......................................174 A. LA SACOMI EN SITUATION..........................................................................................176
1. Des ambitions tous azimuts peu compatibles avec des contraintes d’action importantes. ................... 177 2. Prétentions techniques et suspicions politiques....................................................................................... 184 3. A la recherche d’une légitimité contestée. ............................................................................................... 187
B. LA RUPTURE DU MANDAT DE GERANCE :.....................................................................195
1. Une offensive de CdF… qui aboutit grâce à la division des élus locaux. .............................................. 196 2. L’après-Sacomi .......................................................................................................................................... 203
CONCLUSION……………………………………………………………………………216
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………………………………219
6
INTRODUCTION
Logement minier et industrie charbonnière
L’industrie minière fut grande consommatrice de main-d’œuvre et d’espace.
De main-d’œuvre d’abord, si l’on en juge les effectifs employés au fond comme au
jour. Peu d’activités industrielles peuvent se « targuer » d’avoir employé jusqu’à 220000
personnes1 sur un espace aussi réduit2 que le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais3. Si l’on y
ajoute les activités induites (cokerie, carbochimie, construction, etc.) et les retraités des mines,
c’est quasiment l’ensemble de la population de ce territoire qui fut concernée de près ou de
loin par l’extraction et l’exploitation du charbon4.
Aussi, l’histoire de l’extraction, jusqu’au début de la récession dans les années 50, fut-
elle celle d’une augmentation régulière des effectifs5 et d’un besoin toujours accru de main-
d’oeuvre6, en dépit des progrès de la mécanisation.
Si dans les premiers temps de l’exploitation (18ème siècle et début 19ème) la main-
d’œuvre locale suffisait (partageant le plus souvent son temps entre les travaux aux champs et
à la mine), les nouveaux besoins énergétiques de l’industrie triomphante imposèrent bientôt
l’embauche d’effectifs toujours plus nombreux alors que le réservoir local se tarissait.
Le recours à l’immigration devint alors l’un des moyens mobilisés par les Compagnies
pour faire face à la croissance continue de l’activité d’extraction.
C’est de ce besoin constant de main-d’œuvre et de la concurrence forcenée entre les
différentes Compagnies concessionnaires7 pour l’attirer, qu’est née la politique de
1 Maximum atteint au moment de la « Bataille du charbon » en 1947. Ce chiffre ne cessera de décliner par la suite. 2 Le bassin minier est une bande étroite qui suit la veine de charbon et qui mesure environ 120 km de long (de Condé-sur-Escaut à Bruay-La-Buissière) sur 15 à 20 kilomètres de large au maximum. Cf. carte page suivante. 3 Le bassin minier compte environ 1,2 million d’habitants, population qui reste relativement stable depuis les années 1970 en dépit de la récession, les départs étant jusqu’à présent compensés par un taux de natalité largement supérieur à la moyenne nationale. 4 Ce constat vaut particulièrement pour la partie centrale du bassin (région de Lens), la région de Valenciennes ayant connu une plus grande diversification industrielle avec une présence importante de la sidérurgie notamment. 5 Même si la crise des années 30 se traduisit par le renvoi d’une partie importante des immigrés polonais auxquels les compagnies avaient fait appel après la première guerre mondiale (plus de 81000 mineurs et leur famille). 6 De 20000 dans les années 1860, les effectifs du personnel atteignent 50000 vingt ans plus tard, 150000 dans les années 30 et enfin 220000 au plus fort de la bataille du charbon. Données issues de Dubar, Gayot, Hedoux, « Sociabilité minière et changement social à Sallaumines et à Noyelles-sous-Lens (1900-1980), Revue du Nord, n°253, 1982, pp. 363-464, p.403.
7
construction de logements d’entreprises, à l’origine des premières cités minières, à la fin du
premier tiers du 19ème siècle8.
Le logement minier est rapidement perçu comme le moyen privilégié de fixer le
mineur et sa famille et de limiter par la même son « nomadisme », au gré des opportunités
d’augmentations de salaire ou d’améliorations des conditions de travail, qui expose les
Compagnies à un déficit de main-d’œuvre chronique.
Alors que se multiplient les réflexions utopistes (d’inspiration fouriériste) mais le plus
souvent hygiénistes et « paternalistes » sur le logement d’entreprise, l’offre d’un logement
comme avantage en nature ou à faible loyer pendant la période du contrat, apparaît surtout
comme une entrave puissante à la mobilité importante des mineurs, économiquement sous-
optimale pour les Compagnies. Il semble d’ailleurs que l’objectif d’un contrôle social accru, à
un moment où s’affirmaient les mouvements ouvriers et notamment dans les mines, fut
secondaire dans la motivation de l’exploitant9, d’abord préoccupé par la « sédentarisation » de
son facteur travail10. Cet ordre des priorités n’empêcha pas la deuxième considération de
prendre de l’importance par la suite, comme en témoignent les réflexions plus poussées sur
l’architecture et l’organisation des cités, mais surtout la multiplication des lieux de sociabilité
sous l’égide de l’entreprise.
A l’initiative des Compagnies, plusieurs centaines de cités minières « champignons »
se mettent ainsi à pousser11 (avec les équipements publics qui vont avec), le long de la veine
de charbon qui traverse le bassin minier d’est en ouest, s’ajoutant à l’emprise spatiale déjà
conséquente des carreaux de fosse et autres infrastructures de production.
Parce qu’elle était grande consommatrice de main-d’œuvre, l’activité minière devint
donc également grande consommatrice d’espace. Cette place centrale du logement en tant
qu’accessoire de la production en fit un élément constitutif de ce que Guy Baudelle appelle le
« système spatial de la mine 12».
7 C’est un décret de 1852 qui attribue des concessions minières à 26 compagnies qui se partagent le gisement. 8 C’est en 1926 que la puissante Compagnie des Mines d’Anzin embauche le premier architecte à temps plein chargé de construire des cités ouvrières. Nous aurons l’occasion de rappeler brièvement cette histoire de la construction des logements dans la première sous-partie. 9 Nous reviendront plus longuement sur ce point et sur les conséquences sociales du logement minier dans notre première sous-partie. 10 Comme le montrent Guy Baudelle et Yves Le Maner. 11 On perçoit l’effet démultiplicateur évident des premières constructions de cités qui en attirant les ouvriers avaient pour conséquence d’accentuer le déficit d’effectif des autres compagnies ainsi contraintes d’imiter leurs concurrentes. 12 Baudelle (Guy), Le système spatial de la mine, doctorat d’Etat, Paris 1, 1994.
8
Dans cette approche fonctionnaliste de l’espace minier13, chaque entité qui le compose
remplit une fonction spécifique, concourant à la finalité attribuée à l’ensemble du système :
l’exploitation charbonnière.
Les Compagnies minières se sont donc progressivement constituées un patrimoine
considérable de logements mais aussi de voiries ou d’équipements annexes, sans équivalent
en France14 et dont ont hérité les Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais à la faveur
de la nationalisation de l’exploitation charbonnière en 194515. En instituant la gratuité du
logement (article 23 du nouveau statut du mineur issu de la loi de 1946), le législateur
renforça même le lien jusqu’alors implicite entre le travail à la mine et la mise à disposition
« gracieuse » d’un logement par l’entreprise.
Ces milliers de logements deviennent dès lors propriété des nouvelles Houillères
nationalisées qui, à l’instar des Compagnies défuntes avant elles, en font bientôt un moyen
privilégié pour attirer la main-d’œuvre nécessaire à la « bataille du charbon » qui s’engage,
sous les exhortations patriotiques à la reconstruction du pays16. Quelques 25000 logements
supplémentaires17 furent d’ailleurs construits dans l’immédiat après-guerre dont les trop
fameux « camus », petits collectifs en préfabriqué rompant avec le mode d’habitat minier
jusqu’alors consacré, mais surtout connus pour être des constructions de médiocre qualité
dont une majorité a été abattue aujourd’hui, ou est en attente de l’être.
En 1969, ce sont donc de 120000 logements, de 11000 km de voiries, de 5000 ha de
terres agricoles, de 4000 ha de terril, de 2000 ha de bois, mais aussi de 120 stations de
pompage, de 51 églises et chapelles, de 29 stades, 24 salles de sport, 28 salles des fêtes, 20,
écoles techniques ménagères, 11 casernes de gendarmerie, 11 hôpitaux cliniques ou
13 Cette approche a au moins pour mérite de montrer la cohérence urbaine fonctionnelle de ce tissu urbain (souvent qualifié d’anarchique), pour autant que l’on prenne comme référent son objectif premier, exclusivement industriel. 14 Il est significatif qu’il faille aller dans les industries minières de la Ruhr ou de la Wallonie pour retrouver des taux de logements d’entreprise par employés comparables. Le logement apparaît comme l’une des solutions apportée par l’exploitant à la contrainte de main-d’œuvre spécifique de cette activité particulièrement pénible et consommatrice. 15 Qui fut largement facilitée par les actes de collaboration auxquels s’était livrée la plupart d’entre elles. Voir sur ce point : Michel (Joël), La Mine dévoreuse d’Hommes, Paris, Gallimard, 1993. 16 Cf. Mattéi (Bruno), « Le portrait du mineur en héros », in La foi des charbonniers, les mineurs dans la bataille du charbon 1945-1947, Edition de la maison des sciences de l’homme, 1986. 17 Source : Yves Jeanneau, Chap. 6 « Le logement et son mineur », pp. 151-177, in Evelyne Desbois, Yves Jeanneau, Bruno Mattéi, La foi des charbonniers, les mineurs dans la bataille du charbon 1945-1947, Edition de la maison des sciences de l’homme, 1986.
9
maternités, 6 salles de musique, 1600 km de voiries dont hérite le nouvel établissement public
constitué18.
On perçoit mieux à la lecture de ces données dans quelle (dé)mesure l’industrie
charbonnière a contribué au façonnement de cet espace urbain19, asservi à sa cause.
C’est aussi à cette époque, au milieu des années 60, alors que la récession était déjà
bien entamée et que de nombreux puits commençaient à fermer20, que s’engagèrent les
premières réflexions sur le sort de ce patrimoine et qu’apparurent les premières réponses des
élus aux initiatives des Houillères en la matière, qui précédèrent les premières politiques
publiques sectorielles consacrées à la reconversion du territoire et à la rénovation du
patrimoine minier. (I)
Nous rappellerons l’inscription du patrimoine minier dans le temps long de l’histoire
politique et sociale du bassin minier (A) avant de revenir plus longuement sur les effets de la
récession sur l’engagement de politiques (d’entreprise et publiques) spécifiques (B).
L’histoire de cette mise sur agenda a déjà fait l’objet de nombreux travaux21 et il s’agira
davantage pour nous d’identifier les modalités de l’intervention publique qui se mettent en
place à cette époque afin de les comparer avec les modifications substantielles qui surviennent
dans les années 80, sur lesquelles nous nous arrêterons davantage.
En effet, si les premières revendications des élus dans les années 70 ne se sont pas
faites sans heurts, il nous semble cependant que c’est véritablement à partir de cette seconde
période que se mettent en place les conditions de l’exacerbation des affrontements autour des
questions liées au patrimoine et surtout, à sa gestion (C).
18 Source : Baudelle (Guy), « Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais après le charbon : la difficile gestion de l’héritage spatial », Hommes et Terres du Nord, 1994-1, pp. 3-12. 19 même si elle s’est parfois greffée à des bourgs ruraux ou à des villes commerçantes préexistantes. Sur ce point voir : Dubar, Gayot, Hedoux, « Sociabilité minière et changement social à Sallaumines et à Noyelles-sous-Lens (1900-1980), Revue du Nord, n°253, 1982, pp. 363-464, avec l’exemple de Noyelles-sous-Lens. 20 Notamment à l’ouest du bassin (région de Bruay-La-Buissière) qui connut des fermetures précoces, notamment en raison de l’épuisement du gisement fortement sollicité pendant la première guerre mondiale alors que les troupes allemandes occupaient l’est du bassin. 21 Voir notamment Guy Baudelle, Le système spatial de la mine, doctorat d’Etat, Paris 1, 1994, et surtout pp. 843-1012.
10
L’héritage des Houillères
Du début des années 70 jusqu’à aujourd’hui, il semble donc que le sort de « l’héritage
des Houillères » soit devenu une problématique politique majeure du territoire, celle-ci se
substituant même progressivement à la question de la poursuite de l’activité d’extraction, une
fois cette dernière définitivement tranchée en 1983, avec la programmation de la fermeture
totale des puits dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais pour 1990.
La montée en puissance de la question de l’héritage, transparaît notamment à travers
les initiatives politiques (Création de l’Association des Communes Minières en 1970 avec en
toile de fond la question de sa dévolution et des transferts de charge), les discours des acteurs
du territoire ou des gouvernants en visite dans la région, les politiques publiques engagées
(avec notamment la création du Groupe Interministériel de Restructuration des Zones
Minières) ou encore les ordres du jour des assemblées locales. Tout converge pour faire de
cette question une question majeure dont se saisissent progressivement élus locaux,
collectivités locales et Etat central.
Une rapide revue de presse suffit quant à elle à convaincre de la multitude de prises de
position et de débats entre les acteurs locaux et centraux sur cette question des « restes » et de
leur traitement ou devenir, une fois les mines fermées22.
Les travaux universitaires sur le bassin minier et la place privilégiée qu’y occupent les
géographes (point sur lequel nous reviendrons plus loin) semblent également témoigner de
l’importance désormais accordée aux problématiques liées à la reconversion de l’espace et du
territoire.
Il faut dire que l’ampleur des traces et des séquelles de l’exploitation donnent comme
une force de l’évidence à ces questions, qui bénéficient dès lors d’une sorte de « mise sur
agenda de fait ».
Au sein de ces problématiques générales liées à l’héritage des Houillères, les questions
relatives au logement minier et à son devenir semblent occuper une place à part mais surtout
22 Pour la seule période 86-98 et sur la thématique du logement, nous avons recensé des centaines (400-500 ?) d’articles de presse sur la question.
11
bénéficier d’une attention toute particulière de la part des acteurs du territoire et de la
population.
C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’y consacrer l’essentiel de ce travail,
délaissant volontairement d’autres questions majeures comme celles liées aux friches
industrielles ou aux sorties de concessions minières, qui ressortent également de la
problématique générale du traitement des « restes » de l’exploitation23.
Ce choix sélectif se justifie pour plusieurs raisons :
Le logement minier de la discorde
Ce qui interpelle a priori l’observateur qui s’intéresse au parc de logements miniers et
l’amène à approfondir son observation, c’est la conflictualité toute particulière qui s’y fait
jour et les nombreux clivages que son devenir semble devoir susciter24 ; conflits entre les
différents acteurs du territoire (centraux et périphériques confondus) mais également, au sein
même des entreprises politiques ou des institutions qui composent l’espace politique local25.
Cette question a suscité également de nombreuses mobilisations parmi la population,
pourtant peu coutumière des revendications sur le cadre de vie26.
Tous nos interlocuteurs27 ont ainsi mis en avant le caractère pour le moins polémique
de cette question, soit qu’ils en avaient fait l’expérience dans le cadre de leur activité
professionnelle (pour les « techniciens ») soit qu’ils en étaient les principaux acteurs (élus,
syndicalistes ou représentants des Houillères).
Cet « aveu » de conflictualité apparaît plus ou moins euphémisé dans leurs propos,
selon leur occupation professionnelle actuelle et leur proximité (ou dépendance) par rapport
aux acteurs impliqués dans la question ou encore le rôle qu’ils y jouèrent par le passé.
23 Voir le travail en cours de Vincent Debès (mémoire de DEA de sciences politiques, Lille II) sur l’Etablissement Public Foncier, créé par l’Etat et la Région Nord-Pas-de-Calais pour traiter les friches industrielles. 24 A l’inverse de la question des sorties de concession, par exemple, qui opposent grosso modo les Charbonnages de France (et sa tutelle, l’Etat) aux communes et collectivités réunies. 25 Expression que nous employons volontairement à ce stade pour sa relative neutralité théorique au regard de celle fonctionnaliste de système ou structuraliste de champ. Nous pourrons utiliser cependant les deux dernières expressions au cour du développement quand il nous semblera que l’usage circonstancié s’y prête. 26 Sur ces questions voir les travaux en cours du Centre de Recherches Politiques Administratives et Sociales de Lille II sur les mobilisations autour du cadre de vie dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. 27 Nous avons rencontré une petite vingtaine de personnes pour ce travail de recherche : élus, syndicalistes, techniciens de l’Etat ou des collectivités locales, représentants des Houillères ou de la SOGINORPA qui gère le logement minier.
12
En règle générale, il semble que la distanciation par rapport à l’enjeu ait favorisé la
prise de parole28.
Approches savantes des « logiques d’acteurs »
Les travaux universitaires qui consacrent un développement plus ou moins important à
cette question de l’héritage29 insistent également systématiquement sur la conflictualité
particulière qui semble caractériser les débats sur l’avenir du parc de logements miniers.
Guy Baudelle30 -qui a certainement réalisé l’étude la plus complète et la mieux
informée sur le sujet- parle de « vifs conflits » dont il est la source et cherche à identifier les
« logiques » qui « s’affrontent » autour de l’héritage sans toujours percevoir toute leur
complexité31 et surtout les conditions de leur production et de transformation, à mesure que le
contrôle du logement minier devenait un enjeu polymorphe, concernant de nombreux acteurs,
organisations et institutions du territoire.
Dans la partie de son ouvrage qu’elle consacre aux « réponses politiques à la
reconversion»32, Béatrice Giblin-Delvallet insiste quant à elle sur les « stratégies
contradictoires » des acteurs qui justifient à ses yeux de développer une approche
« géopolitique »33 de la reconversion en pays minier.
Si elles ont le mérite de rendre compte des conflits dont le sort de l’héritage des
Houillères est l’objet et de lui restituer sa dimension politique, ces deux approches (surtout
celle de Béatrice Giblin-Delvallet et de son élève Philippe Subra34) pêchent cependant par
28 Nous reviendrons dans la dernière partie de l’introduction sur la méthodologie des entretiens. 29 Qui sont le fait de géographes pour la plupart. 30 Baudelle (Guy), « Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais après le charbon : la difficile gestion de l’héritage spatial », Hommes et Terres du Nord, 1994-1, pp. 3-12. 31 Nous ne pouvons par exemple le suivre quand il avance : « Pour l’essentiel, le débat se réduit à l’affrontement de deux logiques de gestion qui s’opposent fondamentalement et qui peuvent orienter en retour l’offre et la demande : une stratégie commerciale de rentabilisation du capital et une logique sociale et politique se réclamant de l’intérêt général et la défense du droit au logement pour tous. » L’opposition entre les élus et les Houillères constitue la face la plus visible des affrontement qui se jouent autour de la question du logement minier. Elle constitue l’une des polarisations des conflits les plus constantes. Cependant, d’autres se sont constituées à mesure que les enjeux de la question du logement se transportaient dans de nombreux espaces politiques, institutionnels et sociaux, contribuant à complexifier les termes du débat bien au delà de la dichotomie annoncée. Cf. Baudelle (Guy), « stratégies immobilières et mutations résidentielles dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais », in Le Goascoz et Madoré (dir), Marchés du logement et stratégies résidentielles : une approche de géographie sociale, L’Harmattan, 1993, p. 72. 32 Giblin-Delvallet (Béatrice), La région, territoires politiques : Le Nord-Pas-de-Calais, Fayard, 1990, chap. XIII, pp. 284-315. 33 Cette dernière fait partie des élèves d’Yves Lacoste et des membres fondateurs de la revue Hérodote. 34 Subra (Philippe), Le temps d’une conversion. Le Valenciennois (1965-1995), Presses Universitaires de Vincennes, 1996.
13
certains travers qui restreignent selon nous la complexité des conflits qui émergent autour de
l’enjeu de la gestion du patrimoine minier35 et hypothèquent en partie leur compréhension.
Pour commencer, elles n’échappent pas la plupart du temps à l’illusion « épique » ou
« décisionniste », particulièrement répandue chez les auteurs de l’école « géopolitique », qui
voit dans les acteurs politiques de parfaits stratèges, sorte de « chefs de guerre36», déployant
leurs stratégies ex-nihilo et anticipant sur leurs conséquences avec grande clairvoyance.
Peu de place est ainsi consacrée aux effets du contexte historique ou des interactions
entre acteurs sur la production de ces « stratégies » ou encore aux incertitudes qui pèsent sur
l’anticipation de leurs effets. Certes, il paraît difficile d’exclure complètement de l’analyse
l’utilisation du concept de « stratégie » en ce qu’il permet de se figurer et d’objectiver un
minimum le but poursuivi par chaque acteur, en reconstruisant quelques principes probables
de sa rationalité et de ses choix.
Pour le moins peut-on cependant considérer que cette rationalité est limitée et qu’elle
subit l’influence de croyances multiples et souvent contradictoires. Les évolutions du contexte
de décision et de la perception de ses enjeux par les acteurs conditionnent l’élaboration de
leurs stratégies et leur donnent des orientations beaucoup plus aléatoires et contingentes que
ne le laissent entendre les tenants de l’école géo-stratégique.
Il nous semble donc préférable d’opter pour une approche qui s’attache aux conditions
historiques et sociales (interactions, représentations) de production des stratégies (ou logiques
d’action), évitant par la même d’en faire des desseins transhistoriques, attachés aux acteurs de
façon quasi-ontologique et dont l’efficacité performative reposerait dans la seule clairvoyance
de ces derniers, éludant complètement les conditions historiques de leur réussite37.
La tentation est grande de reconstruire a posteriori des stratégies, à partir de leur seule
manifestation historique présumée, ou des reconstructions effectuées par les acteurs eux-
35 Ajoutons cependant au crédit de ces études qu’elles sont la plupart du temps antérieures à la période de gestion (92-96) du patrimoine de logements minier par la Société d’Aménagement des Communes Minières (SACOMI), Société d’Economie Mixte dirigée par des élus (Giblin-Delvallet) ou n’ont connu que sa mise en place (Baudelle, Subra). Il leur était donc difficile de prendre en compte dans leur analyse les principes de division qui sont apparus à cette occasion et sur lesquels nous reviendrons largement. 36 Suivant l’expression utilisée par Frédéric Sawicki dans la note de bas de page critique qu’il consacre à l’école géo-stratégique dans son ouvrage : Sawicki (Frédéric), Les réseaux du parti socialiste, sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, p.152. 37 C’est le programme proposé par Frédéric Sawicki dans son étude sur le parti socialiste quand il avance au sujet de l’analyse géo-stratégique qu’elle « ne prend pas suffisamment en compte les représentations, les conditions de possibilité et de réussite de certaines stratégies et la modification de la valeur des ressources des acteurs en concurrence découlant des transformations de la société et du parti dans son ensemble ». Frédéric Sawicki, Ibidem.
14
mêmes dans l’entreprise permanente à laquelle ils se livrent d’ « intelligibilisation » de leurs
choix38.
Une autre erreur consisterait à considérer les logiques d’action des acteurs comme des
objectifs totalement prédéfinis et se déployant à travers la question du logement minier,
comme elles le feraient en tout autre domaine, s’adaptant simplement à un contexte particulier
d’expression. Nous pensons que les logiques d’action des acteurs, tout en étant en grande
partie le produit d’une histoire longue et d’une position sociale incorporée (ou habitus),
peuvent être l’objet de redéfinitions et de reconstruction en situation. L’exemple des
syndicalistes (de la CGT en particulier) est significatif sur ce point, comme nous le
montrerons.
Certains auteurs, même les plus intéressants comme Guy Baudelle, en cherchant à
mettre à jour les « logiques d’action » des différents intervenants sur les questions du
patrimoine minier, n’échappent pas, par moment, à leur substantialisation et à la tentation
d’indexer les stratégies des acteurs à leur intérêt supposé bien compris, et bien souvent déduit
de leur seule appartenance institutionnelle ou politique.
C’est le second reproche que l’on peut adresser aux recherches effectuées sur la
question de l’héritage des Houillères, leur penchant légitimiste.
Expliquons nous : dans les travaux évoqués, les logiques d’action et les clivages entre
acteurs sur la question de la gestion du logement minier et de son devenir semblent recouvrir
presque parfaitement leurs appartenances partisanes, institutionnelles ou organisationnelles.
Ainsi sont identifiées une « stratégie des Houillères », une « stratégie des communes
minières », des ministères de tutelle, des syndicats de mineur, des élus de la région ou des
services des collectivités locales, etc.39. Soit, autant de stratégies qu’il existe d’appartenances
objectivées par une institution (partisane, syndicale) ou par le droit.
Si ces appartenances ne sont pas sans effets et produisent effectivement des logiques
d’action spécifiques, il ressort cependant de notre recherche que les clivages générés par la
question du logement minier ne sauraient être réduits aux seules appartenances consolidées
par des institutions. A contrario, l’une des particularités de cette question semble justement
résider dans sa capacité à révéler des principes de division souvent occultés du champ
politique et administratif, tant ils exposent ceux qui les dévoileraient à l’opprobre publique.
38 Le chercheur se doit de prendre en compte les artefacts de l’ « illusion biographique ». Cf. Pierre Bourdieu, Raisons Pratiques, Point seuil, 1996. 39 Voir Guy Baudelle, « Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais après le charbon : la difficile gestion de l’héritage spatial », Hommes et Terres du Nord, 1994-1, pp. 3-12.
15
Si les luttes entre organisations politiques sont la plupart du temps admises comme
l’une des caractéristiques du débat démocratique, les luttes intra-partisanes et inter-
institutionnelles le sont beaucoup moins et prennent toujours le risque d’être stigmatisées
comme des querelles « politiciennes » ou « ambitions personnelles », peu légitimes au
royaume de la « cité civique40 ».
Les conflits et prises de position « intra-organisations » qui jalonnent l’histoire des
débats sur le logement minier ne sont donc, au mieux, qu’entr’aperçus par ces auteurs, au pire
complètement éludés ou considérés comme peu significatifs et requalifiés en « inimitiés
personnelles » ou en « caractères » (modernisateurs versus conservateurs), délestés par la
même de toute leur signification politique et structurale41.
Perpétuant les oppositions « séculaires », la gestion du logement minier verrait ainsi
s’opposer inlassablement élus et représentants des Houillères, socialistes et communistes, Etat
central et collectivités locales.
L’identification des seules logiques d’action labellisées par les clivages partisans et
institutionnels consolidés et reconnus, masque en réalité les nombreux conflits que cette
question suscite au sein même des organisations et rend incompréhensibles les alliances ou
coalitions d’intérêts insolites auxquelles elle a pu donner lieu (entre une partie de la CGT et
les représentants de Charbonnages, ou entre une partie des élus du parti socialiste et du parti
communiste du Pas-de-Calais par exemple).
« Extension du domaine de la lutte »42
Plus qu’aucune autre question de l’après-charbon, le sort des logements miniers et de
leur gestion (car il semble, en première hypothèse que ce soit cette dernière question, et plus
précisément celle du transfert de la gestion des Houillères vers une autre structure, qui pose
essentiellement problème) engendre donc de nombreux conflits et controverses dont la
spécificité tient en grande partie selon nous à leur géométrie variable et à leur relative
autonomie par rapport aux clivages consolidés.
40 Pour reprendre l’une des « grandeurs » mise à jour par Boltanski et Thévenot dans leur ouvrages sur les économies de la grandeur. 41 Ainsi nous préférons rejoindre la perspective proposée par Daniel Gaxie quand il avance : « Les rapports entre les élus et les services ou les relations entre élus sont affectées par les appartenances partisanes mais sans doute encore plus par les positions occupées dans le champ politique périphérique ou central. » Daniel Gaxie, « Des luttes d’institutions à l’institution des luttes », op. cit. 42 M. Houellebecq.
16
Cette nouvelle perspective implique d’étendre l’espace d’investigation bien au-delà de
la seule problématique du logement minier ou de l’aménagement du territoire. C’est
seulement en élargissant le champ de la recherche que se dévoilent certains des principes de
division qui se cristallisent dans l’enjeu de l’avenir du logement minier.
Il s’agit donc en premier lieu de ne pas restreindre la question de la gestion du
logement minier au seul… logement minier mais d’identifier également ses enjeux pour et
dans chacun des espaces politiques où elle est débattue (institutions, partis, syndicats,
administrations).
Il convient également, selon cette perspective, d’identifier les différents horizons
d’action des acteurs qui sont amenés à intervenir dans ce débat, loin de s’y épuiser.
Nous émettrons l’hypothèse, à l’aune de nos recherches, que la conflictualité
particulière qui semble caractériser cette question du contrôle du logement minier doit
notamment à l’acuité (réelle ou supposée) de cet enjeu dans et pour chacun des espaces
politiques du territoire, concernés peu ou prou par son sort.
On ne peut donc que faire nôtres les propos d’Yves Buchet de Neuilly43 quand il
avance : « L’aménagement urbain en tant qu’enjeu récurrent dans les espaces territoriaux est
sans doute l’un des objets qui révèle avec la plus grande acuité la réalité des luttes sur
lesquelles se construisent les nouvelles formes de gouvernement des villes ».
Il nous semble que la gestion du logement minier, en tant qu’enjeu « pluri-sectoriel »,
participe également à la révélation des logiques des luttes politiques et institutionnelles qui
structurent le système politique local du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais.
Il se caractérise en effet par son émergence dans différents espaces politiques.
Cette « ubiquité » oblige à considérer les caractéristiques pertinentes de chacun des
espaces traversés (clivages et oppositions structurantes, intérêts spécifiques) afin de
comprendre les effets et l’importance que peut revêtir la question du logement pour ceux-ci.
A partir du moment où la question du logement minier devient un enjeu central pour
chacun des acteurs du système en présence, elle le devient pour l’espace politique local dans
son ensemble. 43 Chap. 6, « Mobilisations autour de l’aménagement urbain ; Luttes territoriales et prégnance des logiques pluri-sectorielles », pp. 165-194, in Gaxie (dir.), op. cit.
17
L’étude du logement minier montre ainsi plus largement comment une question de
politique publique sectorielle est susceptible de cristalliser de multiples enjeux qui intéressent
d’autres espaces institutionnels et politiques et vont dès lors complexifier sa prise en charge et
les processus de décision qui la concernent.
La question du logement minier et de sa gestion ne peut, de ce fait, être appréhendée
qu’au travers de son inscription protéiforme dans les espaces politiques et institutionnels du
territoire et donc, en prenant en compte les effets des décisions qui la concernent sur ceux-ci.
En d’autres termes, en quoi la modification des modalités de gestion du logement minier
concerne-t-elle ou affecte-t-elle ces espaces ?
Nous montrerons notamment que la question du transfert de gestion du logement
minier s’inscrit dans les nombreuses dynamiques et problématiques de recomposition
concurrentielle de l’espace politico-administratif local dans l’après-charbon (succession des
Houillères, évolution des rapports centre/périphérie, rôle des élus locaux et des collectivités
locales, luttes entre institutions, transformations sociales, redéfinition des clivages partisans,
évolution des rapports de force inter et intra-partisans, accession au leadership politique local,
intercommunalité, rapports élus/habitants, etc.).
Les luttes auxquelles se livrent les acteurs confrontés à ces enjeux interfèrent sur leur
manière de prendre en charge la question du logement minier en même temps que ce qui se
joue dans cette dernière est susceptible de rejaillir sur d’autres enjeux à son tour44. Il faut donc
s’imaginer la grande imbrication de ces temps d’histoire sociale et politique plus que leur
cloisonnement.
Insistons donc sur le lien étroit (objectif ou dans l’esprit des acteurs) qui semble se
dessiner entre l’enjeu du transfert de gestion du logement minier et les problématiques et
dynamiques de recomposition du système politique local dans l’après-charbon45.
44 Sur ce dernier point nous rejoignons Yves Buchet de Neuilly quand il avance : « Il ne s’agit pas de chercher derrière les luttes les logiques dont elles procéderaient, oubliant que les mobilisations peuvent affecter et parfois transformer les modes d’expression de ces logiques sociales spécifiques ». Chap. 6, « Mobilisations autour de l’aménagement urbain ; Luttes territoriales et prégnance des logiques pluri-sectorielles », pp. 165-194, in Gaxie (dir.), op. cit. 45 A ce propos notons le peu d’études consacrées aux effets sur l’espace politique local de la disparition d’une entreprise géante aux prérogatives immenses, comme pouvaient l’être les Houillères.
18
C’est cette imbrication des enjeux qui nous fait dire que la question de la gestion du
logement minier se situe à la croisée des luttes politiques et institutionnelles du territoire
(II).
L’importation du concept maussien de « fait social total »46 pour qualifier cet enjeu,
paraît dès lors heuristique47.
La gestion du logement minier : un fait politique total
Par « faits sociaux totaux », Marcel Mauss entendait : « Les faits que nous avons
étudiés sont tous, qu’on nous permette l’expression des faits sociaux totaux ou si l’on veut –
mais nous aimons moins le mot- généraux : c’est à dire qu’ils mettent en branle dans certains
cas la totalité de la société et de ses institutions et dans d’autres cas, seulement un très grand
nombre d’institutions (…). C’est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir
l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les
hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis
d’autrui. »
Au vu des développements précédents, qui mettaient l’accent sur la pluri-sectorialité
extrême de l’enjeu de la gestion du logement minier et sur la multiplicité des espaces
politiques et institutionnels concernés et affectés par lui, il semble possible, toute chose égale
par ailleurs, d’importer le concept anthropologique de Mauss, tout en réduisant son champ
d’application, de la société à l’espace politique local. La question de l’avenir et de la gestion
du logement minier s’apparente à un fait politique total, à l’échelle du territoire de l’ex-
bassin minier du Nord-Pas-de-Calais et plus particulièrement, de sa partie occidentale, située
dans le Pas-de-Calais.
Si la question de l’avenir du logement minier concerne en effet l’ensemble du
territoire de l’ex-bassin, son importance semble en effet accrue dans sa partie centrale (région
de Lens-Liévin) et occidentale (Béthune-Bruay). Les acteurs politiques et syndicaux qui ont
46 Mauss (Marcel), « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, PUF, coll. sociologie d’aujourd’hui, 1973, 1ère édition 1950, pp. 274-279. 47 Nous devons à Frédéric Sawicki cet apport du concept de « fait social total ». Qu’il soit ici remercié pour cette inspiration.
19
joué un rôle essentiel dans l’histoire du transfert de gestion du patrimoine, les plus engagés
dans les luttes politiques à son sujet, sont d’ailleurs tous des élus du Pas-de-Calais48.
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cette prépondérance très nette
du Pas-de-Calais et de ses acteurs, qui confirment l’intérêt de rapprocher l’enjeu de la gestion
du logement et de son transfert d’autres dynamiques et enjeux politiques de l’espace politique
local.
La première tient tout d’abord au poids considérable du parc minier dans les
communes minières de la partie occidentale du bassin, souvent supérieur à celui qu’il occupe
dans les communes du Nord.
Il représente fréquemment 30% du parc total dans les communes minières du Pas-de-
Calais (avec des pointes à 60% dans certaines communes comme Mazingarbe ou Noyelles-
sous-Lens par exemple). Les plus grandes villes comme Lens, Liévin (40000 habitants) ou
Bruay-La-Buissière connaissent également des taux de cet ordre. Il faut rappeler que les deux
tiers des 70000 logements miniers sont situés dans le Pas-de-Calais.
La deuxième raison tient probablement à la plus grande ancienneté du parc dans
l’ouest du bassin, davantage épargné par la première guerre mondiale, qui a induit des
problèmes d’entretien et de mises aux normes plus précoces et plus marqués que dans l’est.
Les destructions programmées de cités y furent également plus nombreuses, suscitant l’intérêt
et parfois la mobilisation des populations et des élus concernés.
L’activité charbonnière y perdura également plus longtemps que dans le Nord et y
occupa une place plus importante -notamment dans la zone centrale autour de Lens-Liévin
considérée à raison comme le cœur du bassin-. Les problèmes de la reconversion et du
devenir du patrimoine des Houillères s’y sont donc posés avec une plus grande urgence et
brutalité que dans le Nord.
Enfin, certaines spécificités de l’espace politique local semblent contribuer à la
sensibilité particulière de la question du logement minier sur cette partie du territoire
(persistance d’un clivage politique dominant P.S./P.C., grande multipolarité urbaine qui se
traduit par l’absence de leadership politique et pour l’obtention duquel le contrôle du
logement minier va apparaître comme une ressource décisive, liens historiques très forts qui
unissent la fédération socialiste du Pas-de-Calais et le bassin minier49 -contrairement à la
situation qui prévaut dans le Nord où le centre de décision de la fédération se situe plutôt dans 48 On pense ici à Jean-Pierre Kucheida, député maire de Lens, Daniel Percheron secrétaire de la fédération socialiste du Pas-de-Calais à cette époque, Marcel Wacheux, maire de Bruay-La-Buissière et président de l’Association des communes minières, André Delelis, ancien maire de Lens ou encore Yves Coquelle, maire (P.C.) de Rouvroy.
20
la métropole lilloise- qui vont favoriser son implication sur cette question mais aussi
transposer ses divisions internes sur la question du logement minier). Autant de
caractéristiques propres à cette partie du bassin qui vont donc donner davantage d’acuité à la
question du transfert de gestion et aux luttes politiques dont elle est le prétexte et l’enjeu.
Histoire sociale de la Sacomi50
A ce propos nous consacrerons une place toute particulière à l’histoire tumultueuse de
la Sacomi, Société d’Economie Mixte créée par des élus pour gérer le parc de logements
minier, qui s’est vue confiée sa gestion en 1992 avant que l’Etat ne décide de la dénoncer51
(en 1996) par la voix de son EPIC, Charbonnages de France, resté propriétaire du parc.
L’histoire éphémère de la Sacomi constitue une sorte de point d’orgue des luttes
institutionnelles et politiques autour de la gestion du parc de logements miniers (III).
Nous nous proposons donc de retracer la genèse intellectuelle et pratique de cette
Société d’Economie Mixte, créée pour gérer le parc de logements miniers.
En étudiant les nombreux discours de justification du transfert de gestion nous nous
sommes rendus compte qu’ils empruntaient fréquemment aux registres de « l’aménagement
du territoire » ou de sa reconversion tout en se démarquant péremptoirement de
« l’immobilisme frileux » attribué à la période précédente et, par extension, à certains élus.
Les figures de ce discours sont connues. On y retrouve notamment l’opposition
modernisateurs/conservateurs, lieu commun de la rhétorique politico-administrative.
Nous pensons cependant qu’il s’y joue également la médiation d’un nouveau
référentiel sectoriel et local d’action publique.
La question du logement minier semble en effet le prétexte et la matrice de discours
inédits sur le territoire et par là-même, sur le rôle des élus de ce territoire et le sens52 de leur
action. L’intérêt de l’approche cognitive53 des politiques publiques (les politiques publiques
49 Voir sur ce point Frédéric Sawicki, op.cit. 50 Société d’aménagement des Communes Minières. 51 Evénement peu banal dans l’histoire de la décentralisation où l’Etat reprend de façon ostentatoire ce qu’il a délégué aux élus locaux. 52 Pour plus d’éléments sur la construction du sens dans les politiques publiques, voir Faure (Alain), Pollet (Gilles), Wavrin (Philippe), La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la notion de référentiel, L’Harmattan, Logiques politiques, 1995. 53 Voir sur ce point Muller P., Surel Y., L’analyse des politiques publiques, Montchrestien, coll. Clefs, 1998.
21
comme construction d’un rapport au monde), théorisée notamment par Pierre Muller, est ici
patent.
Il faut donc faire de la « modernité » prêtée à certaines prises de positions sur le
logement minier et sur son devenir un objet d’étude à part entière. Cette imputation témoigne
en effet de la capacité de ces discours à rencontrer les représentations ou les normes
dominantes sur lesquelles repose l’action publique (référentiel global) et à se conformer aux
grandes croyances dont elles procèdent (ou visions du monde).
L’adéquation entre le sens donné à une politique publique sectorielle (la réhabilitation
du logement minier) et le référentiel global accroît les chances de cette politique d’être
soutenue par les autorités supérieures (et l’Etat en particulier) en même temps que celles de
ses promoteurs (ou médiateurs) de se voir reconnaître légitimes pour la mettre en œuvre.
La production d’un discours « légitime » sur la gestion du logement minier » (autour
des notions d’aménagement du territoire, de responsabilité des élus, de réflexion « globale »)
doit donc être rapprochée des principes d’action (ou normes) dominants, véhiculés par le
référentiel global (développement local, décentralisation, partenariat, logique de projets).
De sorte que les discours sur le logement minier ne doivent jamais être déconnectés
des enjeux de pouvoir qu’ils recouvrent. Parler « juste » (ou conformément aux
représentations dominantes) donne des droits.
C’est dans cette optique que nous avons appréhendé les discours dits
« modernisateurs» sur la gestion du logement minier, partie prenante de la construction d’un
sens légitime de l’action publique (fait de valeurs, d’algorithmes, de normes, d’images selon
la définition qu’en donne Pierre Muller54), en prenant soin d’éviter tout jugement normatif à
leur égard55 mais en identifiant leurs effets sur ceux qui les professent et sur le rôle qui leur
est reconnu dans la mise en œuvre de la politique publique concernée.
Les conflits entre acteurs ou institutions prennent alors la forme de luttes pour
l’imposition du référentiel légitime, opposant les médiateurs de visions du monde
54 Muller (Pierre), « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde », pp. 153-178 in Faure (Alain), Pollet (Gilles), Wavrin (Philippe), La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la notion de référentiel, L’Harmattan, Logiques politiques, 1995. 55 Il s’agit de se garder de toute tentation d’interventionnisme, qui conduit certains chercheurs à choisir leur camp (en portant un jugement de valeur sur les positions respectives des acteurs) au nom des raisons de la Raison géographique. On perçoit ici l’intérêt du concept de « communauté épistémique » pour décrire le partage de paradigme possible entre chercheurs et acteurs, surtout quand ils appartiennent à des champs proches.
22
concurrentes qui s’expriment à travers la question de la gestion du logement minier et de son
devenir.
Il faut insister ici sur le rôle joué par plusieurs géographes « multipositionnés »
(champ universitaire, technique, politique) dans la production et la médiation d’un référentiel
modernisateur d’aménagement appliqué au logement ( le logement minier comme enjeu
d’aménagement du territoire), ensuite relayé par les acteurs politiques les plus
« entreprenants56 » -en première ligne pour l’exercice de la gestion (regroupés autour du
député-maire de Liévin et président pendant quatre ans de la Sacomi : Jean-Pierre Kucheida)-.
Nous nous sommes dans un second temps intéressés aux effets de la création de la
Sacomi sur le système politico-administratif local et sur les communautés de politiques
publiques57 instituées. Le transfert de gestion devait s’accompagner d’une nouvelle répartition
des rôles dans la gestion et dans les politiques de réhabilitation du logement. Dans quelle
mesure y eut-il véritablement nouvelle donne ?
Nous nous garderons d’une approche par trop systémique ou fonctionnaliste en la
matière, qui réduit bien souvent la complexité du monde social à des métaphores mécanistes
ou organicistes simplificatrices. On peut douter par exemple de la pertinence du recours à
l’image même de « stabilité » pour qualifier des espaces politiques et sociaux complexes où
les « fonctions » (nous lui préférerons le concept sociologique plus labile et historique de
rôle) font l’objet de perpétuelles transactions entre les acteurs et sont rarement définies et
« stabilisées » une fois pour toute.
Considérons cependant a minima que certains événements comme l’apparition d’un
nouvel acteur sont susceptibles de perturber sensiblement une répartition des rôles
institutionnalisée et/ou routinisée (plus que stabilisée).
Il s’agit dès lors de procéder par étapes dans le questionnement : En quoi la gestion du
parc (prises de décisions concernant les réhabilitations de logements, les attributions de
logements, de marchés de travaux, les opérations d’urbanisme, etc.) fut-elle modifiée (ou non)
par la mise en place d’une nouvelle structure de gestion, aux finalités prétendument distinctes
(quelles étaient-elles d’ailleurs ? ) ? Y a-t-il eu à cette occasion une recomposition des
56 Ou endossant au mieux l’habit du « maire entrepreneur », c’est selon. Voir sur ce point Le Bart (Christian), La rhétorique du maire entrepreneur, Pédone, 1993. 57 Une communauté de politique publique regroupe les acteurs institutionnels et politiques associés à sa définition et à sa mise en œuvre. Cette notion renvoie à un groupe plus stable que celle de réseau qui désigne une coordination plus ponctuelle, voire informelle. Voir pour plus d’élements : Dubois (Jérôme), Communauté de politiques publiques et projets urbains. Etude comparée de deux grandes opérations d’urbanisme municipal contemporains, Paris, L’Harmattan, 1997.
23
« communautés de politiques publiques » existantes et du rôle de certains acteurs en leur sein
(Etat, collectivités locales, communes, Houillères, etc.) ? Quelles ont été les résistances au
changement parmi les acteurs concernés ? Quelle a été la politique menée par la nouvelle
SEM ? Quelles étaient ses contraintes d’action ? Quel était le poids des différentes institutions
représentées en son sein (dont une très grande majorité de collectivités locales) ? Quels étaient
les effets de la gestion du parc sur les gérants (notoriété, prérogatives, ressources,
discrédit,…) ? Quels sont les motifs de la remise en cause du contrat de gérance ?
Autant de questions susceptibles de nous renseigner sur les causes des nombreuses
batailles politiques et institutionnelles qui ont jalonné l’histoire de la Sacomi et écourté sa
mission, bien malgré elle.
Cette histoire peut être considérée comme une sorte de kaléidoscope dans lequel
s’observeraient les nombreux enjeux du contrôle du logement, eux-mêmes fortement indexés
aux enjeux de gouvernement de ce territoire dans l’après-charbon.
Une vision relativement artificialiste – que l’on pourrait résumer ainsi : « Il suffit de
changer d’outil institutionnel pour changer de politique » - semble pourtant avoir présidé à la
création de la Sacomi. C’était faire l’impasse sur la logique des luttes institutionnelles et
politiques sous-jacentes, qui contraignent les capacités effectives de changement, comme le
rappelle très justement Daniel Gaxie58 et les auteurs de l’ouvrage collectif qu’il a dirigé59.
La logique des luttes a finalement rattrapé la Sacomi. Il semble même qu’elle eut
raison d’elle.
Enquêter sur les enjeux du contrôle du logement minier
Revenons ici sur la constitution de notre corpus et sur les méthodes de collecte de
l’information employées, avant d’envisager quelques-unes des difficultés particulières
rencontrées, souvent liées à la nature de l’objet étudié.
58 Voir extrait de phrase en exergue. 59 Op.cit.
24
Notre premier travail a consisté en la réalisation d’une revue de presse. Il s’agissait de
reconstituer la chronologie de l’histoire récente (1986-1998) et des débats autour de la gestion
des logements miniers afin de nous familiariser avec ceux-ci.
Nous nous sommes appuyés pour ce faire sur les revues de presse thématiques
réalisées par certaines institutions (Conseil Général du Nord, Conseil Régional, Centre
Historique Minier de Lewarde), souvent parcellaires et qui nous ont obligés à une véritable
reconstitution par assemblage des « morceaux » disponibles. Ce sont plusieurs centaines
d’articles que nous avons dépouillés pour les 10 ans écoulés. Cette profusion témoigne s’il le
fallait de l’intérêt journalistique pour la question (surtout dans les éditions locales du bassin
minier) mais aussi des nombreux rebondissements qui ont jalonné cette histoire.
La deuxième phase a consisté en la recherche de documents de première main. Le
Centre Historique Minier de Lewarde possédait une partie des archives de la DIMO60 qui
nous ont été très utiles pour comprendre les prémisses de l’intervention des Houillères sur leur
patrimoine logement.
La Direction Régionale de l’Equipement a bien voulu quant à elle mettre ses archives
à notre disposition. Elles étaient spécialement bien fournies pour une période clef, celle de la
négociation du transfert de gestion du patrimoine aux élus (de 1990 à 1992), pendant laquelle
les services déconcentrés jouèrent un rôle d’appui technique et d’expertise important auprès
des ministères concernés.
Enfin, nous avons pu accéder aux nombreux61 Procès Verbaux des Conseils
d’Administration de la Sacomi pendant ses quatre années de gérance (1992 à 96). Ils rendent
compte précisément des grandes orientations de gestion et des options retenues. Au second
degré, on peut également y lire le rôle des différents administrateurs représentant les
différentes collectivités locales parties prenantes du capital de la SEM.
La consultation des correspondances diverses entre les administrations centrales et
leurs services ou entre celles-ci et les élus, des documents préparatoires et autres annexes aux
procès verbaux du C.A., des comptes-rendus de réunions diverses, a complété ce travail de
reconstitution historique des débats autour de la question du transfert de gestion.
En plus d’enrichir le corpus et les sources, la lecture attentive de ces documents a
contribué à forger notre « intime conviction » sur certaines hypothèses avancées dans ce
mémoire.
60 Direction Immobilière des Houillères. Service créé dans les années 70 pour gérer le patrimoine de l’entreprise. 61 Du fait de la fréquence élevée des C.A. : un conseil tous les 15 jours, trois semaines en moyenne.
25
La question du logement minier nous a également conduit dans les « méandres » de la
vie politique locale du territoire de l’ex-bassin minier dont nous avons vu qu’ils constituaient
un indispensable détour pour comprendre les problématiques qui se jouent autour du
logement.
Rendre compte d’une réalité politique et sociale aussi complexe, dans le cadre d’un
mémoire de DEA, relève de la gageure ou de la présomption. Nous nous sommes donc
contentés de mettre en perspective quelques éléments saillants de l’espace politique et
administratif local tels qu’ils transparaissaient dans notre étude et dans les matériaux utilisés
(entretiens, archives, lectures)62. Ajoutons par ailleurs que l’essentiel des observations
formulées concerneront la partie du bassin minier située dans le Pas-de-Calais63.
La dernière partie de ce travail de recherche a consisté en la réalisation d’entretiens
(dix-sept en tout) auprès des acteurs du territoire, qui apparaissaient dans nos documents et au
fil des entretiens comme les principaux protagonistes de la gestion du logement minier ou des
débats autour de son transfert. Il s’agissait en premier lieu d’entrepreneurs politiques du
territoire (partisans64 et syndicaux65), de techniciens ou représentants d’administrations
déconcentrées ou de collectivités territoriales66 et enfin, pour une part importante, du
personnel dirigeant de la Sacomi et de la SOGINORPA67, institutions concernées au premier
chef par les questions relatives à la gestion du logement minier.
Nous avons donc procédé à une série d’entretiens semi-directifs enregistrés qui ont
duré pour la plupart entre 40 minutes et une heure, permettant d’aborder assez longuement la
question et de dépasser très souvent (nous a-t-il semblé) les déclarations d’usage.
62 Les conseils de Frédéric Sawicki furent ici très précieux pour y voir plus clair. 63 Voir Supra. 64 Ont été rencontrés : Marcel Wacheux (Président de L’Association des Communes Minières, P.S.), Jean-Pierre Kucheida (Député-maire de Liévin, ancien président de la Sacomi, P.S.), André Delelis (ancien ministre de 81 à 83 et ancien maire de Lens, P.S.), Daniel Percheron (sénateur du Pas-de-Calais et ancien secrétaire de la fédération socialiste du Pas-de-Calais), Yves Coquelle (maire de Rouvroy, Conseiller Général du Pas-de-Calais, P.C.). 65 Marcel Barrois (Président de l’Union Régionale du syndicat des retraités et veuves des mines CGT). 66 Laurent Duporge (directeur de cabinet de Jean-Pierre Kucheida), Yves Dhau Decuypere (chargé de mission bassin minier à la Direction Régionale de l’Equipement du Nord-Pas-de-Calais), Serge Schneidermann (chargé de mission bassin minier et friches industrielles à la Région Nord-Pas-de-Calais), Mme Talmant (responsable du service habitat à la Région), Véronique Leclercq (service habitat de la Région). 67 Mme Mathé (directrice de Sacomi de 94 à 96), Gilles Briand (ancien chargé d’études habitat à la Sacomi), Xavier Picavet (ancien chargé d’études friches à la Sacomi), Dominique Deprez (directeur de la Soginorpa de 92 à 96), un membre du personnel d’encadrement de la Soginorpa qui a souhaité rester anonyme, Jacques Verlaine (Président de la CCI de Douai, Dernier Directeur Général des Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais).
26
Ces entretiens avaient deux fins à nos yeux : d’une part glaner des informations qui
auraient pu nous échapper à travers la seule lecture de la presse ou des archives et, d’autre
part, connaître le sentiment de nos interlocuteurs sur la question de la gestion du logement
minier et sur ses enjeux, à travers le récit de leurs expériences personnelles ou de leurs prises
de position, c’est selon. Nous illustrerons donc très largement notre propos par des extraits de
ces entretiens qui se sont révélés très instructifs et constituent une partie importante de
l’apport de cette recherche dans notre esprit.
La réalisation de ces entretiens appelle quelques remarques liminaires, d’ordre
méthodologique.
Nous avons pu rencontrer toutes les personnes sollicitées68, à une exception près.
Malgré tous nos efforts, il s’est en effet avéré impossible de nous entretenir avec Daniel
Ghouzi, directeur général adjoint des services à la Région mais surtout, docteur en géographie
et « Conseiller spécial69 » de Jean-Pierre Kucheida à la Sacomi. Nous aurons l’occasion de
revenir sur son rôle dans la médiation d’un nouveau référentiel du logement minier et sur son
multipositionnement, à l’intersection de différents champs (politique, technique,
institutionnel, savant).
Il semble qu’il faille dire deux mots sur les raisons qui sont selon nous à l’origine de
cette fin de non-recevoir, les mêmes qui se sont manifestées à d’autres occasions mais sous
d’autres formes.
La question de la gestion du logement minier est loin d’être un objet mort. Il suffit de
tenter de l’objectiver pour s’en convaincre.
Le caractère polémique de la question s’est exacerbé avec les développements pénaux
qui ont suivi la remise en cause du mandat de gestion de la Sacomi (irrégularités reprochées
dans la gestion de la Soginorpa, mises en examen). L’observateur se heurte dès lors à la
prudence des interviewés qui ressentent, de façon compréhensible, le besoin de ne pas
s’exposer, anticipant les répercussions possibles de leurs propos.
Ainsi, deux interlocuteurs ont montré les plus grandes réticences devant notre
demande d’entretien et n’ont finalement accepté de répondre à nos questions qu’avec la
garantie de ne pas être enregistré pour l’un, à laquelle s’ajoutait celle de rester anonyme pour
l’autre.
A plusieurs reprises lors des entretiens, les interviewés se sont également enquis des
finalités de la recherche et de ses destinataires avant d’accepter de répondre librement. 68 Nous remercions encore ici ceux qui ont parfois intercédé en notre faveur pour l’obtention de rendez-vous.
27
De même, l’accès aux Procès verbaux de la Sacomi n’a pu avoir lieu que dans les
derniers moments de notre recherche, après plusieurs sollicitations et quatre mois d’attente, la
personne ayant la charge des archives n’ayant pas souhaité prendre seule la responsabilité de
l’accès à ces documents pourtant publics et réclamant le feu vert (finalement obtenu) de Jean-
Pierre Kucheida.
Autant d’indices de la sensibilité toute particulière de cette question qui oblige
l’apprenti chercheur à définir et à préciser constamment sa position, en se démarquant
notamment de celle de juge ou partie qu’on pourrait lui attribuer bien malgré lui70.
Réaffirmons encore une fois l’objet de ce travail, à mille lieux de tout réquisitoire,
plaidoirie ou jugement.
Quelques mots pour finir sur le temps consacré aux diverses lectures.
Nous avions privilégié dans un premier temps des orientations bibliographiques
consacrées au logement qui ne nous ont pas été d’un grand secours dans la compréhension de
l’objet. La littérature grise sur celui-ci privilégie la plupart du temps l’étude des
comportements micro-économiques (accession à la propriété, parcours résidentiel, fixation
des prix, etc.) ou micro-sociologiques (représentations du logement et de l’espace, mobilité)
des agents (ménages, vendeurs promoteurs, bailleurs sociaux, institutions).
Elle s’éloigne donc sensiblement de nos préoccupations essentiellement
institutionnelles et politiques et renseigne peu sur le logement minier, aux nombreuses
singularités.
Il nous a semblé également que les élus étaient souvent les grands absents de ces
études consacrées au logement71, en dépit de leur poids dans les décisions y afférant (depuis
les lois de décentralisation) et de l’intérêt qu’ils manifestent souvent à l’égard de ces
questions. Les enjeux clientélistes liés au logement (attributions de logements sociaux72 mais
également des permis de construire ou politique foncière des collectivités à destination des
groupes de construction de logements par exemple) paraissent également peu étudiés.
69 C’est le titre qui lui était officiellement donné et qui apparaît sur les P.V. du C.A. dont il fut le rédacteur de 1994 à 96. 70 D’après les propos de la personne responsable des archives de la Sacomi, des enquêteurs nous ont par exemple précédé dans la consultation des P.V. de la Sacomi. 71 Voir par exemple l’ouvrage collectif Culturello (Paul), Regards sur le logement, une étrange marchandise, L’Harmattan, coll. villes et entreprises, 1992. 72 A l’exception de l’ouvrage de Catherine Bourgeois (C.S.O) qui identifie les filières d’attribution des logements sociaux et le rôle des élus dans celle-ci, plus dans une optique de sociologie des organisations que de Science politique cependant; L’attribution des logements sociaux. Politique publique et jeux des acteurs locaux, Paris, L’harmattan (coll. logiques politiques), 1996.
28
La littérature spécifiquement consacrée au logement nous en a finalement moins dit
sur les enjeux de gestion du logement minier que les grilles d’analyse fournies par nos
lectures sur l’espace politique local ou le métier d’élu73, ces dernières permettant d’objectiver
davantage la logique des luttes qui se cristallisaient dans et autour de la question de la gestion
du logement. Se cantonner au seul aspect logement ( sans percevoir la ressource politique que
pouvait représenter son contrôle ou les enjeux de mobilisation électorale et politique à son
sujet par exemple), c’était sans aucun doute perdre de vue les nombreux facteurs exogènes à
l’origine des conflits sur le logement.
Après avoir retracé l’histoire de l’émergence et de la prise en charge politique de la
question de la gestion du parc de logements miniers (I), nous essaierons donc de recenser et
de comprendre les affrontements qui s’y sont faits jour (II), en attachant un intérêt tout
particulier à ceux qui se sont cristallisés au moment du transfert de gestion du parc à la
Sacomi et au moment de sa remise en cause (III).
L’objectif de notre recherche est donc double : rendre intelligible les effets des
multiples enjeux politiques locaux sur la prise en charge institutionnelle et politique de la
question du logement minier mais surtout, identifier ceux qui se sont cristallisés à travers elle
et qui l’ont rendue si conflictuelle.
La « bataille des corons » est le produit des luttes politiques et institutionnelles qui
traversent l’espace politique local en même temps qu’elle révèle en creux leurs logiques et
dynamiques de recomposition en cours.
73 Voir bibliographie.
29
L’émergence de la question du logement minier et sa mise sur agenda
Il y a loin des premières constructions massives de cités minières, dans les années
1850 par la Compagnie des mines d’Anzin, à la revendication de la gestion d’un parc de
85000 logements par les élus dans les années 1980.
Entre ces deux dates, c’est l’histoire de l’industrie charbonnière dans le Nord-Pas-de-
Calais qui se joue.
Si c’est en 1723 que l’on découvre les premières traces de Houille dans le
Valenciennois, c’est à partir de la seconde moitié du 19ème siècle (avec les concessions
minières et les besoins croissants de l’industrie) que commence véritablement l’histoire de
l’exploitation minière dans le Nord-Pas-de-Calais.
Ce développement sera quasi-continu jusque dans les années 50 où les nouvelles
énergies et la concurrence des charbons étrangers (et des autres bassins français, lorrain
notamment) moins chers74, auront raison de l’activité d’extraction qui connaîtra dès lors une
lente agonie, tout juste parsemée de « relances » épidermiques, comme ce fut le cas de 1981 à
1983 après l’arrivée de la gauche aux affaires.
Il y a bien longtemps que Les Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais -qui avaient
pris la relève des Compagnies avec la nationalisation de la Libération- n’en finissaient donc
plus de mourir quand fut remontée la dernière « gaillette » à Oignies, en décembre 1990, pour
le symbole, sinon l’anecdote journalistique.
Depuis l’« apogée » de 1947, en pleine « bataille du charbon », les effectifs de
l’entreprise nationale se réduisaient comme peau de chagrin pour atteindre finalement
quelques milliers au début des années 80.
Quelques milliers d’emplois mais toujours plus de 100000 logements75, mille
kilomètres de voiries, des milliers d’hectares de terrains et de friches, des églises, des stades,
autant de traces matérielles tangibles de ce règne industriel de 150 ans, dont témoignent
encore la centaine de milliers de retraités des mines et veuves de mineurs.
74 Les veines de charbon du bassin du Nord sont caractérisées par leur profondeur et leur petite taille. Les coûts d’extraction y sont donc particulièrement élevés. 75 Aux débuts des années 1980.
30
A la faveur d’une lente mais fatale récession, les Houillères, d’exploitant industriel, se
sont muées en propriétaire d’un patrimoine colossal, conservant seulement quelques activités
industrielles encore rentables, dérivées de l’exploitation du charbon76.
L’histoire du logement minier a directement à voir avec l’histoire de l’activité
d’extraction. Les grandes étapes de cette histoire sont autant de jalons pour comprendre
l’histoire du logement jusqu’à aujourd’hui.
Au moment de son développement, l’industrie charbonnière a besoin de main-
d’œuvre : de milliers de bras « au fond », pour creuser les galeries et extraire la houille du
sous-sol, de milliers de bras « au jour », pour trier le charbon et l’acheminer vers les industries
« reconnaissantes ».
C’est de cette première évidence mais surtout de la difficulté de fixer une main-
d’œuvre fortement mobile que découle l’idée de produire des logements. L’offre de logements
devient accessoire de l’activité de production (A).
Au moment de la récession, le regard porté par l’exploitant sur ses milliers de
logements se modifie. Le logement minier n’est plus seulement considéré comme un coûteux
facteur de production au moment où l’extraction décline mais comme un actif susceptible
d’être valorisé, alors que l’activité industrielle est compromise. Ce nouvel intérêt de
l’entreprise et les premiers investissements qui s’en suivent suscitent la réaction des élus
locaux et la mise en œuvre de la première politique publique sectorielle consacrée à la
réhabilitation des cités minières (B).
C’est cependant la fin annoncée de l’activité d’extraction et la disparition programmée
de l’exploitant (Les HBNPC) qui vont modifier sensiblement les termes du débat, avec
l’émergence d’une nouvelle revendication particulièrement conflictuelle, celle du transfert de
gestion aux élus du parc de logements (C).
Au chevet du malade, il est déjà question de son héritage.
76 Avec la fin programmée de l’extraction, les activités industrielles les plus rentables dérivées de l’exploitation charbonnière (cokerie, matériau de construction, production d’électricité, etc.) furent filialisées afin d’être conservées.
31
A. Quelques éléments de l’histoire du logement minier
Les travaux sur l’histoire du logement minier, sur sa production comme sur son
occupation, sont nombreux.
La fascination suscitée par ce mode d’habitat -vanté à une époque pour sa relative
modernité au regard des nombreux taudis ouvriers et souvent stigmatisé aujourd’hui à travers
l’image d’Epinal des « corons »- est réelle. L’impression d’uniformité (trompeuse77) qui se
dégage de ces logements, leur localisation à l’ombre des terrils ou chevalements, leur
promiscuité, facteur supposé de contrôle social ou encore les mythes en tout genre attachés à
ses habitants78 ont puissamment contribué à celle-ci.
Dans un premier temps, nous souhaitons rappeler brièvement les conditions
d’apparition de ces logements : la logique qui préside à leur construction et, plus important
pour ce qui nous concerne, les rythmes et localisations de celle-ci. Il s’agit donc de
caractériser ce parc de logements dont la gestion sera plus tard l’enjeu. Beaucoup de questions
qui se poseront à cet égard seront d’ailleurs liées à ses caractéristiques (type d’habitat à
conserver, localisation des cités, peuplement, etc.).
Dans un second temps, il nous semble utile de mettre en évidence les effets de ce
mode d’habitat et plus généralement de l’emprise foncière des Compagnies, puis des
Houilllères, sur leurs relations avec les communes et les élus locaux. La spécificité du
logement d’entreprise et de la privatisation d’un certain nombre de services est à l’origine
d’une définition localisée du rôle de l’élu local et inscrit la question du logement minier dans
le temps long de l’histoire politique locale. Il n’est pas sans intérêt pour notre recherche
d’identifier des rôles politiques objectivés à une époque, qui pourraient bien continuer de se
manifester dans les attentes des habitants des cités à l’égard des élus et expliquer pour partie
l’intérêt particulier que ces derniers semblent leur porter.
77 Les nombreux inventaires archéologiques et architecturaux témoignent de leur grande diversité typologique, liée à l’époque de constructions mais aussi aux Compagnies qui les ont édifiées. Voir sur ce point Breitman Nada, Breitman Marc, Les maisons des mines dans le Nord-Pas-de-Calais, Liège, Mardaga, 1996, Le Maner (Yves), Du coron à la cité, un siècle d’habitat minier dans le Nord-Pas-de-Calais 1850-1950, Coll. mémoire de Gaillette n°1, Centre Historique Minier de Lewarde, 1995 ou encore Mons (Dominique), « Les cité minières, caractéristiques et évolutions », in Monuments hisoriques, n°121, Paris, C.N.M.H.S., 1982. 78 Sur les mythes attachés aux mineurs voir Bruno Mattéi, « portrait du mineur en héros » in Evelyne Desbois, Yves Jeanneau, Bruno Mattéi, La foi des charbonniers, les mineurs dans la bataille du charbon 1945-1947, Edition de la maison des sciences de l’homme, 1986.
32
1. Une initiative patronale ou le logement minier accessoire de la production
Parfois présentée, à tort, comme un acquis des luttes ouvrières79, la construction de
logements miniers est une initiative patronale à part entière. Elle répond à la contrainte
principale à laquelle sont confrontées les Compagnies charbonnières : fixer une main d’œuvre
caractérisée par son grand nomadisme et/ou l’intermittence de son travail à la mine comme
conséquence de sa pénibilité ou d’occupations agricoles parallèles.
La croissance rapide de l’extraction provoque un appel de main-d’œuvre important, au
delà des régions d’exploitation, dès les années 1850. On compte déjà 15000 ouvriers en 1875.
Les Compagnies doivent donc faire face à leur besoin de bras croissant peu conciliable
avec la pénurie de logements qui caractérise le territoire d’extraction, zone rurale
marécageuse parsemée de bourgs dont le stock de logements est bien insuffisant pour
répondre à la nouvelle demande.
Notons que jusque dans les années 30, les progrès de la productivité sont lents (faible
mécanisation) et le facteur travail reste la variable essentielle dans l’augmentation de la
production.
C’est donc à cette époque que l’offre de logements devient elle-même un facteur de
production décisif, puisque la croissance de la main-d’œuvre y est quasiment corrélée. Les
Compagnies y trouvent un moyen d’attirer puis de fixer la main-d’œuvre, à moindre coût
qu’avec des augmentation de salaires.
L’extrait d’un texte issu de la Société des mines de Lens, cité par Yves Jeanneau80, est
explicite sur les premiers objectifs des Compagnies à cet égard: Dès l’origine de l’exploitation des mines de Lens, en 1852, le problème se posait de créer un personnel minier dans une région entièrement vouée à l’agriculture, par suite de l’importer de Belgique et d’Anzin dans le Pas-de-Calais et de lui procurer des logements à côté de la mine. La ville de Lens qui ne comptait alors que 3 à 4000 âmes n’offrait aucune ressource en habitations propres à recevoir de nouveaux venus. La question des logements ouvriers a donc été, dès 1852, une de celles qui ont le plus vivement occupé la Société des Mines de Lens et ses administrateurs et directeurs ont étudié avec soin l’établissement économique de logement répondant, par leur dimension, leur éclairage et leur aération aux meilleures conditions hygiéniques. Les cités ouvrières de la Société ont bien vite groupé, autour de l’exploitation naissante, un
79 C’est davantage la garantie de la gratuité du logement et du maintien de ce droit au moment de la retraite qui peut être considéré comme un acquis ouvrier, matérialisé par le statut du mineur de 1945. 80 Voir l’article synthétique et riche que consacre Yves Jeanneau à la question de la « fonction » du logement minier : Chap. 6 « Le logement et son mineur », pp. 151-177 in Evelyne Desbois, Yves Jeanneau, Bruno Mattéi, La foi des charbonniers, les mineurs dans la bataille du charbon 1945-1947, Edition de la maison des sciences de l’homme, 1986.
33
solide noyau d’excellentes familles ouvrières, sûres du lendemain, grâce aux avantages d’hygiène et de bon marché qui leur étaient offerts, attachés dès lors au travail qui leur était assuré et ayant fait souche à leur tour, de nombreux travailleurs fidèles aux traditions de leurs devanciers.
(Société des mines de Lens, Habitations ouvrières).
Selon Guy Baudelle81, « c’est l’offre de logement qui emporte la décision du
travailleur d’embrasser la mine ». Au regard des nombreux taudis ouvriers qui restent la
norme, les logements construits par les Compagnie représentent une amélioration sensible des
conditions d’habitat. Ainsi l’attraction du logement minier sur les ouvriers est également
étroitement liée à la pénurie générale de logements qui caractérise l’époque.
Les logements miniers ne sont pas le seul exemple de logements d’entreprise82 mais
sûrement le seul de cette ampleur. La spécificité des contraintes de production énoncée plus
haut et notamment l’absence du choix d’implantation (le long du gisement) sont à l’origine de
cette construction massive (jusqu’à 600 logements construits chaque année à Lens entre 1900
et 191383), aussi observable dans les autres bassins miniers d’Europe (de la Ruhr ou de
Wallonie notamment).
La concurrence à laquelle se livrent les Compagnies produit un effet multiplicateur sur
la construction de logements. Elle se traduit également à la fin du 19ème siècle par des efforts
sur leur qualité et leur confort qui deviennent un critère d’attractivité supplémentaire
maintenant que l’offre quantitative s’est accrue.
Ainsi, 50000 logements (dont 2/3 dans le Pas-de-Calais) ont déjà été construits à la
veille de la première guerre mondiale. Edifiées à proximité immédiate des fosses (dont elles
portent d’ailleurs souvent le nom) et séparées du bourg ancien quand celui-ci existe84, des
cités minières poussent le long de la veine de charbon, façonnant progressivement le paysage
urbain du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais.
Des villes champignons, agrégats de cités, font leur apparition. Entre 1851 et 1911 la
population de Liévin passe ainsi de 1400 à 26000 habitants, celle de Lens de 2700 à 3180085.
81 Sur l’offre de logements miniers, voir Baudelle (Guy), « stratégies immobilières et mutations résidentielles dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais », in Le Goascoz et Madoré (dir), Marchés du logement et stratégies résidentielles : une approche de géographie sociale, L’Harmattan, 1993, pp. 61-82. 82 Voir par exemple sur les cités cheminotes Ribeill : (Georges), « Politiques et pratiques sociales du logement dans les compagnies de chemin de fer » in Migra, Topalov, Villes ouvrières 1900-1950, L’Harmattan, 1989. 83 Source : Yves Le Maner, op. cit. 84 Voir l’exemple de Noyelles-sous-Lens et le rôle essentiel de la présence du bourg sur les sociabilités pendant et après la mine dans l’une des études de référence sur la question de Dubar, Gayot, Hedoux, « Sociabilité minière et changement social à Sallaumines et à Noyelles-sous-Lens (1900-1980), Revue du Nord, n°253, 1982, pp. 363-464. 85 Source : Yves Le Maner, op.cit.
34
La construction des logements suit l’évolution des gisements, se déplaçant avec eux
d’est en ouest. Ce mouvement explique le grand nombre de logements construits dans le Pas-
de-Calais86.
Quand la première guerre mondiale s’achève, la partie orientale du bassin occupée et
la partie centrale située sur la ligne de front ont été particulièrement touchées. La moitié des
logements miniers a été détruite par le conflit. Des villes entières comme Lens ou
Valenciennes sont rasées.
L’entre-deux-guerres se caractérise donc par la poursuite et même l’accélération des
constructions. 50000 logements sont bâtis en 20 ans. La proportion de mineurs logés par
l’entreprise ne cesse d’augmenter pour atteindre plus de 75%.
La nationalisation des Compagnies et la création des Houillères du Bassin du Nord et
du Pas-de-Calais en 1945 n’infléchit pas la tendance, jusqu’aux débuts de la récession.
Dévolutaire de l’immense patrimoine des compagnies, les HBNPC poursuivent la
construction de logements. La gratuité est même devenue un avantage statutaire de la
corporation avec le statut du mineur élaboré en 1945. La logique syndicale (« obtenir le plus
d’avantages possibles en nature pour compenser l’effort demandé » et « faire du métier de
mineur une profession privilégiée87 » selon Yves Jeanneau) s’accorde bien avec cette
politique.
Dans cette période de reconstruction et de pénurie extrême de logements, les
logements miniers continuent donc de jouer le rôle qu’ils ont toujours joué : attirer la main-
d’œuvre, alors que s’engage la « bataille du charbon »88.
L’autre point concerne l’ambition de contrôle social des ouvriers prêtée aux
Compagnies qui s’exprimerait de façon paroxystique, en quelque sorte, dans sa politique de
logement.
Plusieurs auteurs s’accordent sur la priorité chronologique de l’objectif productiviste.
Ainsi Guy Baudelle avance : « son rôle de moyen de contrôle politique et social apparaissait
second, simple résultante de la fonction productive89». De même Yves Le Maner90 quand il
86 La production dans le Pas-de-Calais dépasse celle du Nord à la veille de la première guerre mondiale. 87 Sur l’image du mineur « avant-garde de la classe ouvrière » diffusée par le parti communiste notamment (voir par exemple l’ouvrage d’André Stil : Le mot mineur, camarades) on se reportera à l’article de Marc Lazar qui montre bien les ressorts de cette appropriation symbolique et politique d’un mythe : « Le mineur de fond, un exemple de l’identité du P.C.F. », in R.F.S.P., avril 1985. 88 Sur la bataille du charbon voir Joël Michel, La Mine dévoreuse d’Hommes, Paris, Gallimard, 1993 et Evelyne Desbois, Yves Jeanneau, Bruno Mattéi, op. cit. 89 Guy Baudelle, « stratégies immobilières… », op.cit. 90 Yves Le Maner, op. cit.
35
interroge : « Le contrôle du logement minier constitue à l’évidence une condition de base du
paternalisme minier. Mais a-t-il été conçu dans ce but ? ».
Si les initiatives de construction sont incontestablement liées dans un premier temps
aux besoins en main-d’œuvre, condition sine qua non de l’activité industrielle, il semble que
les Compagnies aient également très vite perçu (présumé ?) les avantages du logement minier
comme facteur de « contrôle social ».
Les théories paternalistes de la propriété ouvrière (développées autour de Frédéric Le
Play) ou encore hygiénistes sont mobilisées pour justifier la construction de logements
ouvriers. Ces derniers, en fixant l’ouvrier (et sa famille), semblent la condition d’un repli de
celui-ci sur le foyer familial jugé favorable à la « bonne moralité » et à la paix sociale. Les
logements sont donc présumés favoriser des comportements individualistes, éloignant les
ouvriers des mobilisations collectives.
Dans le prolongement des réflexions de Friedrich Engels sur le logement91 mais dans
une veine toute foucaldienne, Yves Jeanneau insiste ainsi sur le dressage des mineurs par la
cité92 : « La cité ouvrière a contribué à fixer et discipliner une classe ouvrière alors errante et
sauvage. C’est une nouvelle machine de conversion qui a été inventée : comme l’église faisait
du païen un bon catholique, comme l’école primaire fera d’un illettré un bon citoyen de la
République, la Cité ouvrière fera d’un barbare un ouvrier respectueux et fidèle. »
Les « Cités-jardin » remplacent ainsi progressivement (à la fin du 19ème siècle) les
corons en enfilade qui satisfont de moins en moins le patronat des mines, confronté au
renforcement du mouvement ouvrier et des conflits syndicaux.
La hiérarchisation des logements est favorisée afin d’encourager le désir de promotion
et de distinction sociale des mineurs93. Les maisons des agents de maîtrise sont
ostentatoirement plus confortables que celles des employés, elles-mêmes plus confortables
que celles des ouvriers. A cela s’ajoute une organisation des responsabilités dans la cité, reflet
parfait des rôles occupés au fond. Les agents de maîtrise (communément appelés « porions »)
font office de gardes de cités et veillent au bon ordre.
91 Engels Friedrich, La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), Les éditions sociales, Paris 1975. 92 Pour une approche comparable de la ville industrielle voir l’essai de Blanquart (Paul), Une histoire de la ville. Pour repenser la société, La découverte/essais, 1997. Plus particulièrement le chapitre n°6 : « Ville industrielle, thermodynamique et lutte des classes », pp. 117-139.
36
La culture du potager -contigu à l’habitation- est également promue. Elle fournit un
complément de revenu en nature appréciable pour le mineur et sa famille en même temps
qu’elle doit, dans l’esprit des Compagnies, le détourner d’occupations politiques jugées
« subversives ».
Ce mouvement architectural s’accompagne de la création de sociétés de loisirs (clubs
de sports, harmonies musicales, etc.) ou d’œuvres diverses, toutes prises en charge par les
Compagnies avant que les mouvements ouvriers n’en créent à leur tour.
Yves Jeanneau voit dans ces initiatives qui accompagnent l’offre de logements la
démonstration de la volonté des Compagnies d’asseoir une hégémonie94, contrôle des corps et
des esprits.
D’autres auteurs notent cependant (à raison) le caractère incomplet de ce contrôle
social.
La pénurie de main d’œuvre oblige par exemple les Compagnies à assouplir les
conditions de recrutement et les meneurs syndicaux renvoyés trouvent souvent un nouvel
emploi dans une autre fosse.
D’autre part, les cités sont le cadre du développement du syndicalisme minier en
même temps que l’estaminet devient le lieu privilégié des discussions syndicales. De
nombreux syndicalistes, comme Emile Basly, célèbre fondateur du Vieux syndicat et futur
maire de Lens, ont d’ailleurs été cafetiers après leur renvoi pour agitation, usant de ce lieu de
sociabilité stratégique pour la promotion de l’action collective.
Plusieurs études sociologiques95 ou historiques96 ont très justement montré les effets
sur les modes de vie et les comportements de cette juxtaposition inédite entre lieu de travail et
lieu de vie, qui s’organise à travers les cités minières. Ces dernières, par la proximité spatiale
et l’homogénéité sociale qu’elles entretiennent, ont contribué pour beaucoup à l’existence
d’un « monde clos » de la mine et à la transmission de comportements et de sociabilités
spécifiques ou encore à la diffusion d’idées.
93 Cette diversité typologique des logements miniers conditionnera pour beaucoup les choix de réhabilitation dont ils seront l’objet dès les années 70. Les cités-jardins jugées plus conformes aux canons du logement individuel moderne seront privilégiées. 94 Au sens de Gramsci. 95 Voir notamment la première partie de l’étude de Dubar, Gayot et Hédoux, op. cit. 96 Voir P. Ariès, « La population minière du Pas-de-Calais », in Histoire des populations françaises, Seuil, 1971, p. 74, (1ère édition 1949), cité par Sawicki (Frédéric), Les réseaux du parti socialiste, sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, p. 72.
37
D’abord chasse gardée des Compagnies et de leurs institutions, les cités sont donc
rapidement devenues des lieux de militantisme, échappant à l’emprise totale des compagnies.
L’homologie forcée entre lieu de travail et lieu de vie avait favorisé l’activité politique dans
ces dernières plutôt qu’à « l’usine », comme ce fut généralement le cas chez d’autres
corporations ouvrières.
Cette association entre habitat minier et comportement politique transparaît dans les
propos de Daniel Percheron, Premier Secrétaire de la Fédération socialiste du Pas-de-Calais
de 1975 à 1997, quand il évoque la réaction de son mouvement devant les menaces pesant sur
l’avenir des cités minières :
Ces propos traduisent une forme de compréhension écologique du vote que n’aurait
pas reniée André Siegfried97, accordant la même place décisive au mode d’habitat. Plus
significativement, ils informent de la relation qui s’est établie dans l’esprit de certains
entrepreneurs politiques du territoire entre ce mode d’habitat minier et les comportements
électoraux des populations minières. Nous aurons l’occasion d’en reparler quand nous
évoquerons les enjeux de peuplement attachés à la gestion des logements miniers.
Remarquons pour le moment que les doléances au sujet du logement (attribution,
entretien, perte) font l’objet de revendications spécifiques de la population, souvent formulées
auprès du délégué mineur ou de l’élu local98.
Le lien qui unit le mineur à l’entreprise, « du berceau à la tombe » selon l’expression
consacrée, participe donc d’une définition localisée du métier d’élu dans le bassin minier. Les
rôles politiques objectivés traduisent en effet autant la résistance des élus locaux à la
domination de l’entreprise99 (par l’invention d’une sphère municipale autonome notamment),
que leurs réponses aux nombreuses sollicitations des habitants, requérant leur intervention ou
leur protection face aux Houillères.
97 Dans son célèbre Tableau politique de la France de l’ouest. 98 Qui sont souvent les mêmes personnes dans un premier temps. Sur la longue prépondérance de la sphère syndicale sur la sphère partisane dans le bassin minier voir Frédéric Sawicki, op. cit. 99 Qui s’exprime notamment par son emprise spatiale et par ses cités privées.
Daniel Percheron : (…) : Parce que supprimer 30000 logements, envisager le resserrement urbain (…) c’était pas rien ! Et il faut que vous compreniez –là c’est le militant qui vous parle- que le premier secrétaire du Pas-de-Calais voyait le cœur de son dispositif attaqué. Parce que les cités minières, c’est non seulement des maisons individuelles, des villages miniers où la cohésion sociale a toujours prévalu mais c’est aussi des cités minières, des villes des quartiers qui votent à gauche à 80% aux élections locales et à 70% aux élections nationales. Détruire les cités minières c’est aussi symboliquement détruire la gauche, en quelque sorte.
38
2. Logement minier et élus locaux. Le temps long d’un rôle politique.
La puissance des compagnies et leur emprise spatiale sur les communes n’a pas été
sans conséquences sur la construction des rôles politiques en pays minier. Aussi, l’intérêt
particulier manifesté par les élus à l’égard des questions relatives au logement minier doit
peut-être pour partie à leur inscription dans le temps long de l’histoire politique et sociale du
territoire.
C’est d’abord dans la sphère syndicale que naissent les premières revendications ayant
trait au logement. Le syndicat conteste notamment le principe de l’expulsion qui peut survenir
à n’importe quel moment et pèse comme une menace sur les employés. Des milliers de
mineurs polonais seront ainsi renvoyés chez eux, sommés de quitter leur logement quasiment
sur le champ, à l’occasion de la crise des années 30. Ces premières revendications issues de la
sphère syndicale se transporteront jusque dans la sphère politique (député-mineur) qui lui est
d’abord étroitement liée.
Frédéric Sawicki a bien montré, dans la partie de son ouvrage100 consacrée à la
structuration du milieu socialiste dans le Pas-de-Calais, « le mode de prise en charge des
intérêts et de représentation concurremment syndicale et politique » qui caractérise
l’organisation politique de la corporation minière. La place centrale qu’occupent les délégués
mineurs -qui vont cumuler mandat syndical et politique- comme la difficile émergence d’une
sphère partisane autonome en sont quelques expressions parmi les plus significatives.
Dans la foulée de ces premiers rôles politiques consolidés, « les politiques municipales
progressivement mises en place vont perpétuer la culture de prise en charge collective des
besoins » 101 initiée par les Compagnies puis relayée par les syndicats.
La concurrence entre les municipalités et les compagnies sur le terrain associatif
(sociétés sportives et de loisirs) a pour fond l’encadrement social des mineurs.
Les cités minières, morceaux de villes privatisés, sont au cœur du dispositif de prise en
charge par les Compagnies de leurs besoins sociaux. Des dispensaires, équipements
publiques, écoles, lieux de cultes y sont progressivement construits, soustrayant les mineurs à
un « pouvoir » municipal encore balbutiant. Tout est donc fait pour que les habitants des cités
puissent vivre plus ou moins en autarcie. L’un des enjeux de l’action municipale consistera
dès lors à intégrer les cités à la commune.
100 Op. cit. pp.86-87. 101 Ibidem.
39
C’est surtout après la fin de la première guerre mondiale que s’affirme la sphère
municipale par la multiplication des interventions des maires dans le domaine social ou urbain
notamment. Ce municipalisme naissant102 informe puissamment « l’invention du rôle de
maire en pays minier103 ».
La politique de construction d’équipements entreprise par les nouveaux « maires
bâtisseurs » dans le contexte de destructions de l’après-guerre, s’inscrit directement, pour le
bassin minier, dans la lutte à laquelle se livrent désormais mairies et compagnies pour
l’appropriation de l’espace communal104.
Marina Palombo a par exemple montré comment la politique d’aménagement de la
ville de Waziers (communiste) avait été conçue « dans une optique de conquête de la
population »105. Le lieu d’implantation du nouvel hôtel de ville en 1930 apparaît ainsi comme
un choix longuement réfléchi, rapprochant le lieu d’exercice du pouvoir municipal des
habitants des cités dont il était jusqu’à présent éloigné106.
Selon Frédéric Sawicki107, c’est donc à cette époque, « et plus encore à partir de la
crise du début des années 30 – quand est mise en place une politique active d’aide aux
chômeurs et de grands travaux-, que s’invente la définition du rôle de maire socialiste en
pays minier, après qu’eut été inventée au début du siècle la définition du député-mineur
chargé de défendre la « corporation minière » au parlement et auprès des compagnies ».
Il ajoute : « Le maire s’y doit d’être à la fois le rempart contre l’emprise des
compagnies (soutien des grévistes, aides aux chômeurs,…) l’intercesseur auprès d’elles
(interventions pour accélérer l’obtention de logements ou de pensions d’invalidité) et
l’animateur de la vie sociale (…) ».
Ce rôle d’intercesseur progressivement reconnu au maire après avoir été l’apanage du
délégué-mineur concerne notamment le logement qui est l’objet de nombreuses doléances de
la part des familles de mineurs qui ne cesseront de s’accroître jusque dans les années 70.
On sollicite la maire pour obtenir un logement mais également pour la réalisation de
travaux d’entretien ou pour faire ses réclamations. Sur ce dernier point, la remarquable étude
102 Sur la question du municipalisme voir également Gaudin Jean-Pierre, Les nouvelles politiques urbaines, PUF, coll. Que-sais-je ?, 1993. 103 Frédéric Sawicki, op. cit. 104 On peut d’ailleurs se demander si cette lutte pour l’appropriation de l’espace ne fait pas partie aujourd’hui encore de l’habitus de nombreux élus du bassin. 105 Palombo (Marina), La capacité intégratrice du P.C.F. Exemple d’une commune minière pendant l’entre-deux-guerres (Waziers), mémoire de D.E.A. (dir. P. Veitl), Sciences politiques, Université Lille II, 1995/96. 106 Ibidem. 107 Op. cit. p. 94.
40
de l’OREAM sur le rapport des mineurs à leur logement108 a bien montré comment la critique
de l’incurie des Houillères à l’égard de son parc servait souvent de prétexte aux mineurs pour
critiquer l’entreprise en général. A travers le logement minier ce sont les Houillères qui sont
jugées.
André Delelis, maire de Lens pendant trente ans et ancien président de l’Association
des Communes Minières, attira notre attention sur les sollicitations dont le maire était l’objet à
ce sujet : « Ce que le mineur n’osait pas réclamer aux Houillères parce qu’on avait peur de
l’ingénieur et du garde des mines, on le réclamait avec d’autant plus de force aux élus qu’ils
étaient des élus donc des candidats aux élections. ».
S’esquisse dans ces propos à peine voilé le contenu d’une relation clientéliste
paradoxale entre les maires des communes minières et les habitants des cités dont le logement
minier est l’objet. « Paradoxale » parce que le maire est sollicité ici pour régler des problèmes
dont il n’a a priori pas la maîtrise, les logements miniers dépendant entièrement des
Compagnies (et des Houillères par la suite). Si l’intercession sollicitée avait quelques chances
de porter ses fruits (selon les réseaux du maire ou l’écoute plus ou moins attentive des
membres de l’entreprise), elle en avait aussi de nombreuses de rester sans effets. Il nous
semble (mais ça n’est qu’une hypothèse) que cette incertitude faisait partie des termes
implicites de la relation clientéliste qui se nouait entre le maire et les habitants des cités autour
du logement minier. Le mineur, souvent conscient de la souveraineté des Houillères sur son
patrimoine, attendait au moins autant de l’élu qu’il interpelle l’entreprise (voire qu’il proteste
auprès d’elle) qu’il n’apporte une solution à son problème.
La protestation « officielle » de l’élu peut être assimilée dans certains cas à une
rétribution symbolique aux vertus cathartiques en quelque sorte. Le « patron » le sait bien
d’ailleurs, qui peut toujours imputer aux Houillères les raisons de l’échec de la demande.
Jacques Verlaine, dernier directeur Général des Houillères exprime ce dernier point à sa
façon : « Bon j’ai envie de dire que pour les élus c’était commode. C’étaient les Houillères et
les Houillères étaient responsables. Quand ça ne marchait pas on renvoyait vers les
Houillères. Lorsqu’un habitant de la commune X allait se plaindre auprès de son maire pour
telle ou telle chose, le maire disait : « c’est pas moi ! » et il renvoyait sur les Houillères. Bon
c’est peut-être un peu caricatural mais je crois que c’est quand même un peu ça ».
108 On ne peut que recommander la lecture de ce précieux travail d’enquêtes et d’entretiens, finement analysés. Voir Eloy (Jacques-Yves), Engrand (Gérard), Thibaut (Jules), Le mineur et son logement, continuité et évolution des attitudes des populations minières à l’égard du logement dans le contexte de la reconversion, Rapport pour l’O.R.E.A.M., novembre 1972.
41
Le rôle qui s’objective dans cet échange entre la population et ses élus sur les
questions relatives au logement prescrit donc autant la protestation de l’élu que sa capacité à
infléchir véritablement la situation.
L’impuissance brandie en dernier recours par les élus locaux n’est évidemment plus
mobilisable une fois la gestion du parc de logements entre leurs mains. La relation de clientèle
se « banalise » alors. Nous reviendrons sur ce point plus loin, en évoquant la redéfinition des
rôles politiques induite par le transfert de gestion.
On pourrait également faire l’hypothèse inverse d’un clientélisme contrarié par
l’impuissance de l’élu à intercéder à la hauteur des espérances de ses clients. La frustration
produite peut justifier dans ce cas la recherche du maximum de ressources afin de rendre à
nouveau possible la relation de clientèle sur une satisfaction matérielle (obtention d’un
logement ou de travaux d’entretien). Tout dépend donc ici de la valeur, symbolique ou
matérielle, attribuée au bien qui s’échange lors de la relation de clientèle.
Ajoutons que la perception par le client de la capacité d’intercession « objective » de
son patron conditionne probablement pour beaucoup sa préférence pour l’une ou pour l’autre
de ces rétributions. Le mineur confronté à des élus qu’il sait relativement impuissants à faire
aboutir sa requête peut se satisfaire d’une rétribution symbolique (protestation) mais l’on peut
supposer que la situation change une fois que les élus sont jugés aptes (à tort ou à raison) à
faire aboutir matériellement la requête.
Notons enfin que la possibilité d’objectivation de ce rôle de l’élu intercesseur et
protecteur repose en grande partie sur des dispositions sociales des populations minières
favorisant des comportements de remise de soi et un sentiment d’incompétence répandu.
Frédéric Sawicki voit dans l’habitude de prise en charge initiée par les compagnies puis
relayée par les syndicats mais aussi dans la sous-scolarisation endémique de cette population -
démunie devant les démarches administratives-, quelques-uns des facteurs à l’origine de ces
dispositions.
Au paternalisme des compagnies s’est donc parfois ajouté celui des élus locaux, dans
la même logique de prise en charge des besoins. Celui-ci trouvait dans les questions liées au
logement minier un terrain d’expression privilégié.
La récession charbonnière et les premières opérations de réhabilitation des cités n’y
changeront presque rien. Tout juste accroîtront-elles l’angoisse des populations minières
devant la remise en cause de leur droit au logement, contribuant par là-même à la réactivation
du rôle de « protecteur des mineurs » endossé par les élus.
42
B. Logement minier et récession charbonnière
On peut dater le commencement de la récession charbonnière au tout début des années
60. En dépit des progrès importants de la productivité par la mécanisation massive de
l’extraction dans les années 50109, la production commence en effet à décliner dès cette
époque pour suivre une tendance à la baisse quasi-continue jusqu’à la fermeture définitive des
puits en 1990110.
La grande grève unitaire de 1963, à laquelle s’associent – pour la première fois – les
ingénieurs, marque la prise de conscience par les mineurs et les élus locaux des menaces qui
planent sur l’activité charbonnière. Celles-ci se précisent avec le Plan Bettencourt de 1968 qui
programme la récession et qui annonce déjà un terme à l’activité d’extraction (on parle alors
d’une fermeture pour 1985).
Où l’on commence également à parler de reconversion du territoire, depuis le
« fantasque » rapport Bernard de 1964 qui recommande l’abandon du bassin minier à l’issue
de l’exploitation du charbon et son ennoiement « partiel » par la remontée des eaux d’exhore,
transformant le bassin minier en zone verte (et bleue) de la métropole lilloise en formation,
jusqu’aux premiers projets d’implantation de l’industrie automobile ( La Société Française de
Mécanique à Douvrin, SIMCA près de Valenciennes).
C’est dans cette nouvelle problématique de « repli en bon ordre » de l’activité
charbonnière que surgit la question de l’avenir du patrimoine des Houillères et notamment de
ses … 120000 logements.
Inclu dans le coût de production de la tonne de charbon, l’entretien des cités et des
logements est devenu une charge financière pesante pour l’entreprise et nuit de plus en plus à
sa compétitivité, contribuant par la même à accélérer la récession en cours.
Les infrastructures (Voiries et Réseaux Divers) et équipements publics (églises,
gendarmerie, écoles, stades, etc.) sont particulièrement visés et l’entreprise annonce dès 1969
qu’elle souhaite s’en débarrasser le plus rapidement possible111.
109 Qui s’est traduit par une baisse des effectifs importante. En 1960 on compte 125000 employés contre 220000 à leur maximum 13 ans plus tôt. 110 La production passe ainsi de 25,5 millions de tonnes en 1947 à 29, 5 millions en 1959 pour descendre à 18,8 milions en 1969 et descendre en dessous des 10 millions de tonnes dès 1974. Source : Giblin-Delvallet op. cit. p. 291. 111 Pour plus de développements sur ce point voir Baudelle (Guy), « Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais après le charbon : la difficile gestion de l’héritage spatial », Hommes et Terres du Nord, 1994-1, pp. 3-12 et sa thèse de doctorat, Le système spatial de la mine, op. cit.
43
Pour les logements, la réflexion développée est toute autre. S’ils sont une source de
dépenses pour le moment (du fait de l’article 23 du statut des mineurs qui impose aux
houillères de loger leur personnel et, dans la mesure du possible, les retraités des mines),
l’anticipation de la disparition progressive des ayant-droits permet d’envisager, à terme, la
réoccupation du parc par des locataires de droit commun. C’est ce calcul de rentabilité
prévisionnel qui est à l’origine du nouveau regard des Houillères sur leur parc de logements et
des premières initiatives de réhabilitations qui vont ensuite se multiplier. (1)
C’est pourtant le même calcul de rentabilité qui est à l’origine de leur volonté de se
désengager des nombreux autres actifs patrimoniaux jugés non valorisables. Il s’agit là de leur
millier de kilomètres de voiries et des équipements en tout genre, reliquats encombrants de
150 ans d’urbanisme industriel et d’encadrement social.
La perspective du transfert de ces équipements – en très mauvais état et souvent hors-
normes – vers les communes (dont les ressources fiscales sont particulièrement faibles112) est
à l’origine de vives protestations des élus locaux qui décideront de se regrouper dans une
association, l’Association des Communes Minières, dont la finalité avouée est la défense de
leurs intérêts face à l’entreprise omnipotente. (2)
Le lien très fort qui unit les problématiques du patrimoine et de son devenir à
l’organisation politique du territoire est ici manifeste.
La revendication de la « remise en état des équipements avant transfert » est satisfaite
et se traduit notamment par la mise en place, dès 1972 et avec la création du GIRZOM113, des
premières politiques publiques de rénovation des cités dont l’Etat devient l’acteur principal
aux côtés des Houillères.
Il se construit par la même une communauté de politiques publiques ad hoc que nous
essaierons de définir et de qualifier, afin de comprendre la répartition des rôles qui s’instaure
à cette époque, dont la remise en cause sera au cœur des enjeux et des conflits qui surgiront
dans les années 80 autour de la question du transfert de gestion aux élus.
L’événement fondamental qui se produit à partir de la fin des années 60 est donc sans
conteste la coupure du lien jusqu’alors inextricable entre logement minier et production
charbonnière. C’est à ce moment que le logement minier devient autre chose qu’un facteur de
production. Reste à savoir quoi. 112 Pour des données détaillées sur les potentiels fiscaux des communes voir notamment Des villes et des Hommes, le devenir de l’ancien Bassin Minier, Préfecture du Nord-Pas-de-Calais, SGAR (centre d’études et de prospectives), 1995, p. 176 et suivantes.
44
1. Déclin de l’activité d’extraction et nouvelle politique patrimoniale des Houillères. Le cas particulier des logements.
En 1969, soit un an après le plan Bettencourt qui programme la fermeture de
nombreux puits et la réduction de la production de charbon de moitié, le patrimoine des
Houillères est colossal. Probablement le plus important jamais constitué par une entreprise
industrielle en France sur un espace aussi réduit. Son inventaire (non exhaustif) est une sorte
de négatif, figeant dans la brique l’entreprise « totale » qu’avaient été les Houillères et les
Compagnies avant elles :
113000 logements mais aussi des églises (51), des écoles (20), des centres médicaux
(11), des centres de vacances (qu’on songe au château de La Napoule ou au Régina de Berck,
lieux de « villégiature » des mineurs), des routes, des milliers d’hectares de terres agricoles,
des gendarmeries (11)114…
Répétons-le, c’est la logique de récession qui bouleverse l’approche par les Houillères
de leur patrimoine. Si elles portent leur attention sur celui-ci c’est d’abord parce qu’il devient
de plus en plus coûteux à entretenir rapporté à une production de charbon décroissante. Guy
Baudelle fixe ainsi à 1963 les débuts de la réflexion des Houillères sur leur patrimoine même
si le tournant patrimonial s’opère véritablement à la fin des années 60, matérialisé par la
création de la Direction Immobilière (DIMO) en 1968. La logique suivie est alors celle de
l’individualisation de l’activité immobilière de celle de la production. Le patrimoine bâti ou
foncier est considéré à partir de ce moment comme une partie de l’actif, susceptible d’être
valorisée – de la même manière que le sont les activités industrielles dérivées du charbon –. Il
n’est donc plus seulement perçu comme un accessoire de la production. C’est une révolution
copernicienne dans le petit monde des Houillères. Jacques Verlaine, dernier Directeur des
HBNPC se fait l’écho de cette nouvelle représentation du logement, devenue une évidence
vingt ans après ses premiers soubresauts :
113 Groupement Interministériel de Restructuration des Zones Minières créée par décision du Comité Interministériel d’Aménagement du Territoire. 114 Source Guy Baudelle, « la difficile gestion de l’héritage spatial …», op. cit.
Jacques Verlaine. : (…) Bien sûr dans l’objet social il y avait l’extraction du charbon, mais il y avait toutes les activités en aval du charbon comme la fabrication de coke, la fabrication d’électricité, la fabrication d’aggloméré pour le chauffage et des tas de chose de ce type. Ces activités là les Houillères en tant qu’entreprise les ont maintenues. Je les ai même filialisées. A l’époque pour bien montrer que nous étions une entreprise normale qui avait des actifs, un savoir-faire. Et les logements ça faisait partie de l’actif. Donc il était pour moi légitime que les Houillères, entreprise, décident de valoriser au mieux leur parc de logements comme elles valorisent au mieux leurs usines de fabrication de coke. C’est à prendre sur le même plan.
45
Les équipements publics et voiries vont très vite être distingués des logements dans
cette perspective de valorisation. Ils représentent une charge qu’il semble difficile de
transformer en ressource, contrairement aux logements.
Les Houillères ont dans un premier temps envisagé de vendre les logements à leurs
occupants, voie la plus courte pour réaliser cet actif, mais parsemée d’embûches. Cette
perspective soulevait en effet les protestations des syndicats et des élus locaux, attachés à
l’idée de gratuité du logement et rétifs à la vente. Elle recueille un piètre succès auprès des
mineurs (les logements vendus ne sont pas raccordés aux réseaux d’assainissement) et pose de
nombreux problèmes urbains, avec notamment des phénomènes de « mitage » décrits par
Jacques Verlaine, ancien directeur des HBNPC. C’est donc plutôt vers la voie de la rénovation que vont se diriger les Houillères.
L’idée qui sous-tend cette initiative est simple et repose sur une anticipation économique : Les
ayant-droits bénéficiant des logements gratuits seront de moins en moins nombreux à mesure
que la récession réduira les effectifs. Ce processus est décalé dans le temps étant donné le
maintien de la gratuité du logement en tant qu’inactif mais se produira progressivement, en
même temps que l’évolution démographique naturelle. Cette disparition des ayant-droits aura
pour effet de libérer des logements devenus disponibles pour des tiers normalement
redevables d’un loyer. C’est cette évolution de l’occupation de leur parc qu’anticipent les
Houillères quand elles se lancent dans la rénovation. Il s’agit pour elles de constituer un parc
de logements qui soit compatible avec les nouvelles normes en vigueur et les exigences d’une
clientèle potentielle.
Le premier problème est donc celui de l’état de ce patrimoine. Il est globalement
mauvais, faute d’entretien, même si les disparités existent selon l’âge des habitations et la
qualité originelle de construction. En règle générale, les logements les plus sains sont ceux
bâtis pendant l’entre-deux-guerres. Ce sont également ces logements (environ la moitié du
parc total) qui répondent le mieux aux canons de l’architecture résidentielle tels que les
F.D. : Pourquoi la gestion de la politique immobilière de la Direction Immobilière (DIMO) des Houillères était-elle critiquée par les élus selon vous ? J. Verlaine : Là aussi, il faut rappeler les choses. La rénovation des logements a commencé –et ça on l’oublie complètement- sur fonds propres des Houillères. C’est-à-dire que le directeur Général et le Conseil d’Administration de l’époque a dit : « nous allons consacrer une partie de nos moyens à la rénovation des logements. Mais on n’était pas très riches. Par conséquent, il fallait faire une rénovation limitée et on ne pouvait pas tout rénover d’un seul coup. Donc ça a été critiqué parce que les élus ont dit : « Bah oui mais les Houillères ont décidé toutes seules ». Certes mais elles ne recevaient aucune aide publique. (…) Alors vous allez me dire et vous aurez raison : « Peut-être à ce moment là aurait-il fallu vendre ». Mais il y a eu des tentatives de ventes, ça a été une catastrophe. Ca a immédiatement amené des phénomènes de mitage horribles. La maison vendue ou bien elle était parfaitement rénovée et de toute façon c’était pas comme le reste ou bien elle était laissée à l’abandon et c’était une catastrophe. (…) C’est à la suite de cet échec que la rénovation partielle a commencé, mais sans aides publiques.
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dirigeants des Houillères se les imaginent (jardin, maison individuelle, détail de construction,
etc.)115.
L’autre moitié du parc est constituée des logements construits avant 1914 (pour un
quart), souvent très vétustes et des logements construits après 1945 (pour un autre quart) qui,
en plus de s’être fortement dégradés, ne correspondent pas aux canons esthétiques
susmentionnés (petits collectifs) et semblent pâtir d’une mauvaise image auprès de la
population qui leur préfère l’habitat individuel en briques116.
C’est notamment à partir de l’âge des cités que seront donc établis les premier plans de
patrimoine et de classement des cités, déterminant celles qui devront être valorisées à terme
ou détruites. La logique de réhabilitation est donc dès le départ très sélective comme le
revendique d’ailleurs Jacques Verlaine :
Quatre catégories de cités sont ainsi établies (avec des sous-rubriques), allant de 1
(« cités en bon état à conserver) à 4 ( « cités devant être rasées à plus ou moins long terme et
non appelées à être reconstruites compte-tenu de leur implantation »), qui conditionnent la
politique de réhabilitation ou de destruction117 à court, moyen-terme.
Nous aurons l’occasion de revenir à plusieurs reprises sur cette question de la
planification des destructions ou des réhabilitations qui fut au cœur de nombreuses
controverses entre élus et Houillères et de véritables luttes de classement. Contentons nous
pour le moment de remarquer que les premiers plans de patrimoine élaborés prennent presque
exclusivement pour critère la qualité technique des logements, sans se soucier de leur
implantation ou des effets de la politique de destruction ou de réhabilitation sur le peuplement
de la commune. Le service immobilier des Houillères élabore ainsi une réflexion patrimoniale
à l’échelle de son parc, c’est-à-dire du bassin minier.
Quand on connaît par exemple l’ancienneté importante des logements dans l’ouest du
bassin (région de Bruay), on perçoit les effets potentiels sur cette partie du territoire d’une
politique de réhabilitation ou de destruction qui prendrait en compte uniquement des critères
techniques. Les différences de situations des communes minières face à la réhabilitation, en
115 Voir illustration page suivante. 116 Voir illustration page suivante. 117 Voir le tableau page suivante, résumant le classement réalisé par les HBNPC en 1971.
Jacques Verlaine : Moi j’avais la responsabilité de la maison et voyant la baisse des ayants-droit j’avais pensé qu’il fallait amplifier la rénovation des logements qui valaient la peine d’être rénovés parce que répondant aux goûts du jour et il fallait certainement détruire les logements en barre qui, de toute manière ne répondaient pas aux aspirations des futurs habitants. Et j’ajoute qu’il fallait d’autant plus le faire qu’on connaissait l’évolution démographique et qu’on savait bien que les logements seraient ensuite loués à des tiers.
47
fonction de l’âge et de la localisation de leurs cités, apparaissent également en filigranes dans
ces classements.
Les Houillères se heurtent donc dans leur nouvelle démarche de valorisation
patrimoniale à la dégradation qui touche une partie importante de leur parc. A celle-ci s’ajoute
un niveau de confort moyen des logements très inférieur à la moyenne, sur le plan sanitaire
notamment. Le retard accumulé (par rapport aux normes HLM) est considérable.
En 1969, 75% des logements n’ont ni salle d’eau ni WC intérieurs. 94% n’ont pas
l’eau chaude et le tout-à-l’égout est quasiment inexistant118. Cette situation est le résultat de la
baisse constante des investissements de l’entreprise sur son parc de logements, à mesure que
la mécanisation et la chute concomitante des effectifs rendaient moins décisive la place du
logement dans l’appel de la main-d’œuvre, comme cela avait été le cas jusque dans les années
50.
La valorisation du parc passe donc par sa réhabilitation.
Les premières expériences pilotes sont menées dès 1968 dans quelques cités dont celle
des Aviateurs à Bruay. Si elles démontrent la rentabilité de l’opération – la réhabilitation
revient en moyenne un tiers moins cher que la construction neuve – ces premières initiatives
des Houillères offrent d’autres enseignements.
Opérations de grande envergure119, elles suscitent dans un premier temps la
réprobation des habitants obligés de quitter leur logement le temps des travaux (plusieurs
mois)120 et très faiblement associés aux choix de rénovation. Si elles apportent un confort
certain, les réhabilitations se traduisent également par la destruction des nombreuses
constructions « parasitaires » (garages, pigeonniers, buanderies, remises…) qui caractérisaient
l’appropriation de cet habitat par ses habitants et modifient sensiblement le mode « d’habiter
mineur121 ». Ces changements imposés sont parfois durement ressentis. Si les habitants se
118 Source Guy Baudelle, « La difficile gestion de l’héritage spatial… », op. cit. 119 On réhabilité d’un seul coup l’ensemble d’un quartier. 120 Retenant des leçons de l’expérience, les Houillères décideront ensuite de faire des réhabilitations par groupes de maisons plus petits afin de maintenir les habitants dans leur logement au cours des travaux. 121 Selon l’expression employée par Eloy (Jacques-Yves), Engrand (Gérard), Thibaut (Jules) in Le mineur et son logement, continuité et évolution des attitudes des populations minières à l’égard du logement dans le contexte de la reconversion, rapport pour l’OREAM, 1972. Les auteurs montrent notamment comment l’aménagement d’une pièce de cuisine spécifique – où il est impossible de manger– lors de la réhabilitation est venue perturber l’usage des pièces par les familles de mineurs où s’opposaient « pièce propre » (salon où l’on peut recevoir mais où l’on ne mange pas) et « pièces sales » (cuisine transformée en salle à manger et construction d’une cuisine « sale » – pour les préparations – par le mineur ).
48
satisfont du confort sanitaire apporté, ils vivent plus difficilement la normalisation du
logement et les contraintes qui pèsent sur eux une fois rentré dans celui-ci122.
D’autre part, ces opérations de réhabilitation en pleine période de récession
charbonnière suscitent la méfiance des habitants. Ces derniers craignent qu’elles n’annoncent
le prochain désengagement des Houillères et la remise en cause du droit au logement gratuit
accordé jusqu’alors aux retraités123. Quelle garantie de son maintien si l’entreprise
disparaissait124 ? Les rénovations ne préparent-elles pas la reconversion du parc dans l’après-
charbon et le remplacement de leurs occupants actuels par des locataires de droit commun ?
Les élus se montrent également réticents devant la façon dont se déroulent ces
opérations d’amélioration de l’habitat auxquelles ils ne sont pas associés et qui entraînent de
nombreuses récriminations de la part de leurs administrés.
Ces éléments mais surtout la perspective du transfert, sans contrepartie, des
équipements publics et des voiries hors-normes aux communes seront à l’origine de
l’organisation politique des élus, au sein de l’Association des Communes Minières, créée en
1970 pour défendre leurs intérêts et les associer davantage aux décisions concernant la
rénovation du patrimoine.
2. La perspective du transfert de charges comme déclencheur de l’organisation politique des élus.
Alors que la question de l’avenir de l’extraction du charbon dans le Pas-de-Calais est
posée, la stratégie économique des Houillères à l’égard de leur patrimoine non valorisable
(c’est-à-dire notamment ses voiries et équipements publics) ne fait plus aucun doute.
Cet extrait d’une note de la Direction Immobilière des Houillères de 1970125, intitulée
significativement « Problèmes posés par le domaine immobilier des Houillères et principes
d’une politique », est suffisamment explicite :
Aujourd’hui que l’exploitation approche de son terme, il faut savoir qu’il arrivera un moment où les Houillères ne pourront continuer à se substituer aux collectivités locales et assurer pour leur compte un certain nombre de prestations liées à l’existence de ces équipements.
122 Ils doivent notamment s’engager à ne rien modifier. Le garde de cités est chargé par les Houillères d’y veiller. Ibidem. 123 Les termes du statut, qui précisent « dans la mesure où des logements sont disponibles», ne contribuent pas à les rassurer. 124 C’est à cette occasion que se créent les premiers comités de défense dans les quartiers où une réhabilitation est prévue.
49
Ce qui se dessine derrière cet appel à la « responsabilité des communes » s’apparente
en réalité à un transfert de charges vers celles-ci.
Les équipements sujets à transfert (et notamment les voiries) sont presque tous en très
mauvais état et nécessitent des travaux importants de remise aux normes, hors de portée de la
plupart des communes minières dont les ressources fiscales sont particulièrement faibles. La
redevance des mines qu’elles perçoivent des Houillères est bien inférieure à une taxe
professionnelle et est indexée… à la production de charbon.
Ce désengagement de l’entreprise, sous forme de « cadeau empoisonné126 » aux
communes, a pour effet de sensibiliser les élus locaux à la question du devenir de
l’encombrant héritage des Houillères qui se trouve subitement posée.
Environ 140 sont concernées par la présence sur leur sol de logements miniers, dans
des proportions fort variables: de quelques % du parc de logements total dans des communes
comme Béthune, Vimy, Valenciennes, à 76% du parc à Bruay en Artois, 75% à Grenay ou
encore 82,1% à Marles-Les-Mines. Entre les deux, la majorité des communes, avec des
pourcentages représentant très souvent entre 20 et 50% du parc total. La présence de voiries
minières est elle-même corrélée à la présence de logements miniers puisqu’une majorité de
celles-ci sert à la desserte des cités127.
C’est à partir du constat de l’existence d’une sorte de « communauté de problèmes »
mais aussi de leur impuissance à affronter seuls les Houillères que certains élus128
entreprennent (en 1970) de se rassembler au sein d’une association, l’Association des
Communes Minières.
Ce rapprochement entre des collectivités qui s’étaient jusqu’alors ignorées voire
défiées est loin d’aller de soi. L’opposition entre socialistes et communistes est vivace dans le
bassin minier et constitue la ligne de clivage structurante de l’espace électoral local129.
Les affrontements très violents qui se sont produits entre les partisans de ces deux
mouvements au moment des grèves de 1947-48130 ont exacerbé la fracture déjà ouverte entre
125 Archives du Centre Historique Minier de Lewarde. 126 L’expression apparaît fréquemment dans les propos des élus. 127 Voir le tableau pages suivantes (services immobiliers des Houillères, 1971) qui fait le point sur la présence et l’importance des voiries et des logements miniers dans chaque commune. 128 Parmi lesquels figurent notamment : Jacques Piette, maire P.S. d’Hénin-Liétard, Henri Darras, maire P.S. de Liévin, Léandre Letoquart, maire P.C. d’Avion et André Delelis, maire P.S. de Lens, Marcel Wacheux, maire P.S. de Bruay. 129 Voir Béatrice Giblin-Delvallet qui parle de « combat permanent » et d’un « socialisme de frères ennemis » dans son ouvrage (op. cit.) dans lequel sont recensées de nombreuses données de la géographie électorale du bassin minier. Les apories de cette approche viennent parfois de sa tendance à privilégier la dimension spatiale (et donc réifiée par les cartes) des affrontements politiques à l’étude de leur construction et de leurs évolutions historiques et sociales.
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ces deux composantes du mouvement ouvrier qui se disputent le monopole de la
représentation syndicale (CGTU communiste contre CGT socialiste jusqu’en 1939) et
politique des mineurs131. Si la partie orientale du bassin se caractérise par la domination
électorale des communistes, la partie située dans le Pas-de-Calais voit s’affronter
communistes et socialistes, de force à peu près comparable jusqu’aux débuts des années 80 à
l’échelle du territoire, mais tous deux détenteurs de bastions municipaux assez stables132.
André Delelis, Député-maire de Lens à l’époque, et qui fut l’un des fondateurs de
l’ACM avant d’en devenir le président pendant dix ans, rappelle les obstacles politiques à ce
rapprochement mais aussi le caractère décisif de l’enjeu du désengagement des Houillères
pour les communes, qui a présidé à la constitution de l’Association :
A travers la création de l’ACM et les propos d’André Delelis se découvre l’un des
principes de structuration de l’espace politique local qui interviendra à nouveau par la suite :
sa polarisation à géométrie variable.
Il nous semble en effet, qu’ici comme ailleurs, l’espace politique s’organise en
fonction des enjeux dominants et de la force des différents protagonistes en présence. Le
poids des Houillères face aux communes et l’importance de la question du patrimoine tend
ainsi à polariser les conflits entre cet acteur et les élus, qui se retrouvent unis face à lui en
cette circonstance particulière. L’évolution du contexte (affaiblissement du poids des
Houillères et affirmation d’une des entreprises politiques par exemple) peut donc remettre en
cause cette polarisation en modifiant la hiérarchisation des enjeux dans l’esprit des joueurs.
La concorde des élus face à l’entreprise est donc étroitement liée au poids de cette dernière et
à l’importance de ses décisions pour chacun des élus du territoire. Rien n’exclut cependant
130 Ces grèves insurrectionnelles à l’initiative de la CGT communiste ont entraîné une répression féroce de la part du gouvernement de l’époque et notamment du ministre de l’intérieur socialiste Jules Moch qui fit envoyer la troupe. Il y eu de nombreux blessés et des milliers d’arrestations parmi les mineurs. Voir Joël Michel, op. cit. 131 Voir sur ce point Frédéric Sawicki, op. cit. 132 Comme le montre bien l’étude que Christian-Marie Wallon-Leducq et Jean Louis Thiébault ont consacré à l’évolution sur un siècle de la sociologie électorale des 14 communes minières du groupe de Courrières : « Trois aspects des comportements politiques septentrionaux », in La revue du Nord, 1982.
André Delelis : (…) C’est à partir de là que les élus se sont unis. C’était dans les années 1968 et nous avons créé en 1970 l’Association des Communes Minières du Nord et du Pas-de-Calais. Nous étions en période de guerre froide, il y avait entre le P.S. et le P.C. une guerre de tranchées (…). Ca ne nous a pas empêché d’être très unis parce qu’il y a eu un réflexe d’autodéfense face à l’Etat d’une part, aux charbonnages et surtout aux HBNPC dont l’état d’esprit n’était pas différent de celui des compagnies minières d’autrefois. La grande crainte des élus a été de voir les Houillères qui avaient entamé leur processus de récession, balancer du jour au lendemain leur patrimoine immobilier (…). Nous avons craint de voir atterrir tout cela dans nos bras, nous les communes qui n’avions pas les moyens financiers de pouvoir traiter ces questions. (…) Dans une ville comme Lens, il y avait 55 km de voiries privées de cités minières. (…) Une situation dans laquelle on s’est dit : « si on ne s’unit pas on est mort ». On nous balancera 3 km de voiries à Aniche, 10 km à Lens qui resteront propriété des mines, c’est-à-dire qu’on aura toujours la pression des habitants pour avoir des voiries en meilleur état.
51
que la polarisation ici constituée ne soit remise en cause ou complexifiée à mesure
qu’émergeraient des enjeux entre élus locaux autour de la question du patrimoine et que
diminuerait (à leurs yeux) la nécessité de faire front commun face aux Houillères sur cette
question. C’est en partie ce qui se produira à partir des années 80 même si, à la faveur de
certaines décisions de l’entreprise (création de la Soginorpa), se réactiveront la polarisation
simple ici constatée : élus versus Houillères.
Pour le moment, dans cette fin des années 60, ce que craignent avant tout les élus et
qui conditionne leur rapprochement au sein de l’ACM, c’est l’abandon par les Houillères de
leur patrimoine dont ils hériteraient contraints et forcés.
Ce désengagement de l’entreprise est souvent comparé par eux à un « comportement
colonial ». Le même que celui dénoncé par Jean-Pierre Kucheida…30 ans plus tard : « CdF et
l’Etat ont un comportement colonial. Ils ont exploité les richesses, épuisé les hommes,
dégradé les paysages et maintenant ils veulent s’en aller »133.
Marcel Wacheux utilise quant à lui l’analogie des villes minières américaines pour
décrire l’attitude de l’entreprise et la réaction des élus face à celle-ci:
La création de l’ACM en 1970 par les élus semble donc répondre dans un premier
temps à leur préoccupation de se défendre devant le désengagement des Houillères et les
transferts de charges induits vers les communes. La question du transfert de la gestion des
logements aux élus est alors secondaire. S’ils demandent à être associés davantage aux
processus de décisions, les conditions économiques, institutionnelles et politiques ne sont pas
encore remplies pour que prime la revendication du transfert134. Un extrait de l’article 2 des
statuts de l’ACM suffit à s’en convaincre : L’association a pour objet la défense des intérêts des communes minières face à la récession de l’industrie charbonnière, notamment à l’égard de la dévolution des patrimoines immobiliers et mobiliers des Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais et des charges et servitudes qui en découleront également et en particulier de promouvoir la constitution d’un organisme tripartite (Etat-Houillères-Collectivités locales) de discussions et de négociation et généralement
133 « Cet héritage qui va coûter des milliards », article de La Voix du 13/05/96. 134 Notre partie I.C.1. sera consacrée à l’exposé de ces conditions.
F.D. : Est-ce qu’au départ, la question du transfert de gestion se pose ? M.W. : Dans un premier temps c’est plus encore une fois de manière générale, le fait que le patrimoine doit être maintenu. C’est tout à fait folklorique ce que je vais dire : « il y a eu une ruée vers l’or, il y a eu l’or, il y a eu les maisons, bon ben maintenant il n’y a plus d’or, il n’y a plus rien ». Donc c’était le maintien du patrimoine et le transfert aux communes, mais le transfert aux communes après remise en état. (…) La première idée c’était de maintenir le logement, de le sauver et de le rénover et ensuite la participation à la gestion.
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de prévoir et solutionner toutes incidences quelconques qui pourraient résulter des problèmes posés par cette récession.
Cette posture revendicative, que l’on pourrait qualifier grossièrement de « syndicale »
(défense des mineurs), s’inscrit donc dans la continuité des rôles politiques historiquement
consolidés135 plus qu’elle ne présage de leur redéfinition, qui accompagnera la revendication
du transfert de gestion dans les années 80136.
Devant l’impossibilité évidente dans laquelle se trouvent les Houillères de financer la
remise en état des voiries avant leur transfert, les élus locaux se tournent vers l’Etat afin que
celui-ci prenne à sa charge leur remise aux normes et une partie importante de celle des
bâtiments publics. Les communes minières se constituent dès lors en groupe d’intérêt137 ad
hoc.
Le problème qui se pose en effet aux élus est désormais celui de l’accès à l’agenda
gouvernemental, condition préalable à la mise en œuvre d’une politique publique spécifique à
destination des cités.
Les ressources dont ils disposent pour ce faire semblent relativement faibles. Non
seulement parce que la majorité de l’époque est à droite mais surtout parce que la nature de
leurs titres scolaires et de leur capital social138 semblent leur donner peu de chances d’accéder
à des réseaux de décision au sein des ministères ou des administrations centrales.
Si leur capacité de mobilisation de la population peut être considérée comme une
ressource potentielle, il nous semble que c’est sur un autre terrain, plus symbolique, que s’est
joué leur accès à l’agenda public.
Il faut donc s’interroger sur le répertoire d’action qu’ils ont mobilisé à cette occasion.
La production d’un discours de légitimation de l’intervention publique en direction du
bassin minier y occupe selon nous une place centrale. « La sueur, le sang et les larmes » des
mineurs sont en effet convoqués par les élus locaux pour justifier l’intervention de l’Etat et la
solidarité nationale à l’égard des communes minières. Ces derniers exaltent à diverses
occasions (discours, commémorations, questions parlementaires) le « sacrifice des mineurs »
135 Voir supra. 136 C’est le sujet de notre partie II.A.1 137 Sur la formation des groupes d’intérêt : Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt, Montchrestien, coll. Clefs politiques, 1998. 138 Frédéric Sawicki (op. cit. p. 166) parle du « décalage croissant entre les ressources valorisées localement et nationalement » comme facteur de marginalisation des dirigeants socialistes du Pas-de-Calais dans les arènes nationales. Ainsi « la compétence des élus du Pas-de-Calais » qui repose notamment sur leur militantisme, leur est largement inutile quand il s’agit d’accéder aux lieux où sont valorisés les compétences et le capital social acquis dans les « écoles du pouvoir » (ENA, sciences politiques).
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pour le « redressement de la nation » au moment de la bataille du charbon et rappellent aux
représentants de l’Etat ce que le bassin minier peut attendre légitimement en retour139.
Ces discours construisent un bassin minier créancier symbolique de la nation.
L’association entre la thématique de la dette et la revendication d’une intervention financière
de l’Etat à travers la mise en œuvre d’une politique publique de rénovation des cités est
patente et ne se démentira jamais jusqu’à aujourd’hui.
La résolution sur le patrimoine des Houillères, votée par l’ACM lors de sa première
assemblée générale le 14 février 1970, témoigne de ce lien :
La vente aux communes de tout ou partie du patrimoine minier aboutirait à en faire supporter une seconde fois le prix par les contribuables locaux que sont les ouvriers mineurs, les agents des Houillères et les retraités dont la vie de labeur a permis l’édification des biens aujourd’hui en cause. Il faut à ce grave problème une solution originale qui soit le fruit d’une concertation générale. Cette solution doit être recherchée avant tout dans le but de faire accéder au progrès les populations concernées, c’est-à-dire les habitants des cités minières qui doivent bénéficier d’équipements modernes, comme tous les autres citoyens, mais ont acquis, en plus, le droit à la reconnaissance de la Nation par leur contribution au relèvement de celle-ci à plusieurs reprises. L’intervention de l’Etat est donc indispensable par l’attribution de crédits importants en vue de la rénovation des équipements socio-collectifs. Mais en aucun cas cette intervention ne doit avoir pour conséquence une régression quelconque dans les avantages statutaires accordés aux ayant-droits140.
La limite de cette créance symbolique c’est qu’elle se paye parfois de remboursements
symboliques ! Ainsi, les ministres qui se rendent dans le bassin minier n’oublient jamais
d’honorer leur dette…en rendant un hommage appuyé au « glorieux peuple de la mine ». Pour
le reste, la contrepartie est plus aléatoire.
Selon Cobb et Elder141, il existe cependant des facteurs susceptibles de faciliter l’accès
de certains groupes à l’agenda des acteurs politico-administratifs. Parmi ceux-ci, le fait que
ces groupes soient socialement valorisés dans les croyances et les représentations dominantes,
légitime leurs revendications auprès de publics larges et variés. On peut faire l’hypothèse que
les mineurs (ou leurs mythes) sont un de ces groupes142.
139 Ce thème est traité plus longuement dans : Desage Fabien, La mine et les mineurs transfigurés. Invention et recomposition d’un rôle politique en pays minier, rapport pour le séminaire d’Yves Poirmeur (sociologie du métier d’élu), DEA de sciences politiques de Lille II, 1998-1999 140 Archives de Lewarde. 141 Cobb, Elder, The political uses of symbol, New York, Longman, 1983, cité par Pierre Muller et Yves Surel, op. cit. p. 81. 142 Pour plus d’éléments : Desage (Fabien), Le Centre Historique Minier de Lewarde : Ressorts et enjeux d’un lieu de mémoire en bassin minier, mémoire d’I.E.P. ( dir. F. Sawicki), 1997/98.
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Il n’est donc pas improbable que les discours produits par les acteurs politiques du
territoire à destination des représentants de l’Etat, en mettant en exergue le public concerné
par la rénovation des cités (les mineurs et les anciens mineurs), aient contribué à faciliter sa
mise sur agenda. Celle-ci a également bénéficié de l’inscription de cette politique publique
dans celle plus globale de reconversion du territoire, initiée par l’Etat depuis quelques années
(implantation d’industries automobiles notamment).
C’est donc en 1972 qu’est véritablement lancée la politique publique de rénovation des
cités à travers la création du Girzom143.
3. La mise en place d’une politique publique sectorielle de réhabilitation du patrimoine miner
Quelles sont les caractéristiques et les acteurs de cette politique publique de rénovation
des cités minières qui se met en place au début des années 70 ?
C’est à l’occasion du Comité Interministériel d’Aménagement du Territoire de février
1971 qu’est annoncée la création du Groupe Interministériel pour la Restructuration des
Zones Minières. Le Girzom est une structure centralisée mais qui s’appuie sur des relais
locaux pour déterminer la répartition financière de l’enveloppe budgétaire.
Le Groupe Interministériel proprement dit est composé de représentants des ministères
concernés par la politique de reconversion (Industrie, Equipement notamment), de Préfets et
de membres de la DATAR. Il est chargé de définir le montant global et les principaux postes
de l’enveloppe budgétaire allouée à cet effet et de gérer les crédits.
Au niveau intermédiaire, le Groupe régional associe l’Etat – à travers l’administration
préfectorale et les services de l’Equipement –, les Houillères et les collectivités locales
représentées par l’Association des Communes Minières qui se voit reconnue à cette occasion
comme un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. Le Groupe régional détermine la
répartition géographique des crédits par grandes zones (6 zones en tout comportant 30
communes chacunes environ). C’est à ce niveau que sont définies des « clés de répartition »
selon les priorités de chaque secteur, exposés par les groupes locaux.
Les groupes locaux du Girzom – également tripartites – sont créés à partir de 1975
afin de proposer au Groupe régional les lieux d’intervention et d’affectation des crédits à
143 Groupement Interministériel pour la Reconversion des Zones Minières.
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l’intérieur des six zones144. C’est donc à cette dernière échelle que se discute la
programmation fine des crédits par commune et par cités.
La place de l’Etat dans ce mécanisme est donc centrale. En tant que financeur unique,
il est présent à tous les échelons de la décision (représenté par ses administrations
déconcentrées et préfectorales) et contrôle entièrement le processus d’affectation des crédits.
Il a d’ailleurs toujours gardé ce rôle prépondérant dans la procédure Girzom jusqu’à
aujourd’hui comme le précise Yves Dhau Decuypere, chargé de mission bassin minier à la
Direction Régionale de l’Equipement (DRE) :
Précisons cependant que les administrations représentant l’Etat sont nombreuses et
sont loin de « marcher comme un seul homme ». Il existe des concurrences certaines entre
celles-ci, qui s’expriment à différents niveaux de la procédure. Ainsi entre la Direction
Régionale de l’Equipement et le Secrétariat Général aux Affaires Régionales (SGAR) au
niveau du Groupe Régional qui se disputent le monopole de l’expertise technique
« aménagement » du Girzom, mais également entre administrations intervenant aux
différentes échelles de décision (nous montrerons par exemple que la DRE – qui opère au
niveau du Groupe Régional – et les DDE – au niveau des groupes locaux – développent des
logiques d’intervention contradictoires sur bien des points, comme sur l’intercommunalité par
exemple).
Nous consacrerons une sous-partie entière à ces « luttes institutionnelles 145», décisives
pour comprendre ce qui se joue dans la redéfinition des modalités et des acteurs de la gestion
du patrimoine minier.
144 Il y a donc six groupes locaux GIRZOM : Auchel-Bruay, Béthune, Lens-Liévin, Hénin-Carvin, Douai, Valenciennes. 145 Voir II.A.3.
F-D : Est-ce que votre rôle a fluctué en fonction de celui qui était attribué aux élus locaux sur le logement ou en fonction des structures existantes comme la Sacomi ? Y-D : Vraiment très peu. C’est un paradoxe. Très peu dans la mesure où la constante c’est que les financements GIRZOM restent des financements d’Etat en grande partie et que de ce fait, qu’il y ait eu décentralisation ou pas décentralisation… peut-être qu’avant la décentralisation l’Etat avait une double légitimité pour intervenir en tant que financeur et en tant qu’Etat pour un régime centralisé et que depuis la décentralisation, il garde au moins la légitimité du financeur et qu’à ce titre, dans une formule un petit peu rapide et brutale, « qui paye commande », mais ça reste vrai. L’Etat se doit à partir du moment où il donne un financement important d’assurer le contrôle et le suivi de ses propres financements. Donc à ce titre là peut-être qu’il y a un paradoxe par rapport à la décentralisation, mais pas par rapport au financement. A partir du moment où les élus ont sollicité l’aide de l’Etat de façon massive au titre de la solidarité nationale, en disant le bassin minier ce n’est pas quelque chose qui doit ressortir du contribuable du département ou de la région, ce n’est pas sur le contribuable du département ou de la région qu’il faut prendre les crédits mais au niveau national, l’Etat est donc intervenant principal et à ce titre-là, personne ne conteste le poids que l’Etat peut avoir sur les politiques du bassin minier à partir du moment où ce sont des financements spécifiques d’Etat.
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Le rôle prépondérant de l’Etat dans les procédures Girzom tient notamment à
l’expertise qu’il fait valoir à chacun des niveaux de mise en œuvre : au niveau régional où la
DRE et le SGAR réalisent les études préalables à la répartition des crédits, au niveau des
groupes locaux où les DDE d’arrondissement sont les maîtres-d’œuvre des travaux de
rénovation des voiries pour les communes.
Ce dernier cas est un exemple presque idéal-typique de régulation croisée146 entre des
élus locaux, qui sollicitent la bienveillance des ingénieurs d’arrondissement DDE pour obtenir
des crédits de rénovation pour leur commune, et ces derniers qui se voient déléguer la maîtrise
d’œuvre des travaux de rénovation en « contrepartie ». Rappelons au passage que les
ingénieurs d’arrondissement ont un intéressement sur le montant global des travaux effectués
qui varie en fonction de ce montant entre 0,5 et 2,5% du coût total.
Les programmations du Girzom participent donc du renforcement de la relation
d’inter-dépendance qui se noue entre élus locaux et ingénieurs d’arrondissement. Un
technicien d’une collectivité locale que nous avons rencontré n’hésita d’ailleurs pas à qualifier
ces derniers de « seigneurs dans leur secteur » par leur poids dans les groupes locaux et dans
la maîtrise d’œuvre des travaux de voiries. Toute initiative intercommunale (en créant une
alternative possible à leur expertise) ou de redéfinition des modalités de gestion des crédits
Girzom est dès lors susceptible de remettre en cause ce rôle prépondérant.
Quant à l’ACM, elle est associée aux discussions de programmation des crédits dans le
cadre des groupes locaux mais adhère au principe des clés de répartition géographique, qui
laissent peu de place aux initiatives en la matière. Ces dernières ont été établies dans un souci
de consensus et attribuent les crédits au prorata des kilométrages de voiries minières et du
nombre d’habitants dans chaque commune. C’est donc une logique « égalitaire » qui préside à
la répartition, sans définitions de priorités par secteurs ou par communes. Cette logique sera
plus tard stigmatisée par les médiateurs du nouveau référentiel147 comme un « saupoudrage »,
ayant pour effet la reproduction de la forme urbaine héritée, sans préoccupation sélective
d’« aménagement du territoire ». Cette répartition des crédits fournit cependant un bel
exemple des compromis qui s’instaurent afin d’éviter qu’une politique publique ne vienne
modifier les équilibres politiques et institutionnels consolidés et remettre en cause le statu
quo. Il rencontre parfaitement les propos de Daniel Gaxie quand celui-ci avance : « L’exemple
146 Grémion (Pierre), Le pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Seuil, 1976. Voir également la relecture critique de l’ouvrage par P. Corcuff et C. Lafaye in Politix, n° 7-8, octobre/décembre 89, « L’espace du local », Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, 1989, pp. 35-46. 147 La partie II.D. est consacrée à cette question.
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de la coopération intercommunale montre plutôt que les réformes les plus effectives sont sans
doute celles qui transforment l’édifice institutionnel en sauvegardant les situations établies,
protégeant les identités et confortant les possibilités d’intervention des uns et des autres. »148.
Une fois l’équilibre politique et institutionnel garanti par le jeu des clefs de répartition,
les élus se focalisent sur la revendication de l’augmentation globale des crédits qui ne modifie
en rien la valeur relative des ressources des élus du territoire contrairement à des
revendications localisées. Le discours d’auto-imputation149 des fondateurs de l’ACM – et
d’André Delelis notamment – sont révélateurs sur ce point, tant l’imputation porte sur les
moyens financiers « obtenus » de l’Etat plus que sur les choix ou les effets des politiques
publiques engagées:
Les taux de subventions du Girzom sont par ailleurs très avantageux puisque la
rénovation des voiries est prise en charge à 100% par l’Etat, ce qui constitue un cas presque
unique en matière de finances publiques, qui sera d’ailleurs dénoncé par l’ingénieur Lacaze,
en 1986, dans son rapport sur la politique de reconversion du bassin minier. Il y verra une
incitation aux comportements dispendieux des élus locaux et proposera la mise en place d’un
« ticket modérateur » auquel répondra un véritable tollé150.
L’enveloppe globale des crédits Girzom ne cessera d’augmenter jusqu’en 1984 pour
atteindre cette année-là son maximum, soit 150 millions de francs (En francs courants).
Environ 80% des crédits Girzom sont consacrés à la rénovation des VRD151.
La remise aux normes des voiries est en effet un préalable absolu à la rénovation des
logements ce qui explique la priorité accordée à ce poste. Elle permet le raccordement au
réseau d’assainissement et conditionne donc l’amélioration de l’équipement sanitaire de
l’habitat. Cette interdépendance qui s’établit entre la rénovation des logements et celle des
voiries est loin d’être anodine et jouera un rôle majeur dans les enjeux de redéfinition des
politiques publiques mises en œuvre et dans leur marge d’autonomie.
Les gérants du logement minier doivent en effet compter sur les décisions prises au
sein des groupes Girzom pour définir leur programmation des réhabilitations. Leur autonomie 148 Chap. 9, « Structures et contradictions de l’édifice institutionnel », pp. 271-295, in Gaxie (dir), Luttes d’institutions, op. cit. 149 Sur les discours et stratégies de l’imputation en politique (et notamment du développement local) voir : Le Bart (Christian), La rhétorique du maire entrepreneur, Pédone, 1993. 150 Nous reviendrons plus largement sur ce rapport célèbre et sur ses nombreuses conséquences politiques en I.C.3.
A. Delelis : Très franchement, je dis que là mes camarades ont dévié de ce que nous avons fait avec J. Piette, avec Lucien Armand, avec L. Letoquart à l’époque quand on a créé le 28 janvier 1970 à Hénin-Liétard l’A.C.M. Je vous assure que ça a été un acte formidable. Qu’on calcule aujourd’hui le nombre de milliards que nous avons rapporté au bassin minier.
58
de choix (et notamment celle sur la localisation des cités qui feront l’objet d’une
réhabilitation) est donc fortement contrainte par les décisions du Girzom qui déterminent le
stock de logements raccordables aux réseaux et donc réhabilitables.
Cette question de l’autonomie de décision dans la programmation des réhabilitations
se posera notamment quand les élus prendront en main la gestion du parc de logements
miniers en 1992. Ils devront alors composer avec le Girzom dans lequel l’Etat continue de
jouer un rôle central. Nous montrerons d’ailleurs que l’un des objectifs poursuivis par la
Sacomi, fut justement d’essayer de peser davantage sur les décisions du Girzom, afin
d’accroître sa marge de manœuvre réelle dans la programmation de l’amélioration de
l’habitat. Elle n’y parviendra qu’imparfaitement, pour de multiples raisons que nous
évoquerons plus loin, liées notamment à la résistance des acteurs « historiques » du Girzom à
cette « dépossession ».
La question se pose moins dans les années 70 puisque ce sont les Houillères,
entreprise nationalisée et donc sous la tutelle de l’Etat, qui gèrent les réhabilitations (sur fonds
propres) ce qui facilite la coordination avec le Girzom. La politique de rénovation des cités
(habitat + voiries) devient véritablement opérationnelle à partir de 1974, suite à l’annonce par
le Premier Ministre (Jacques Chirac) d’une accélération. Si les 3000 logements par an
annoncés ne sont pas atteints, on peut estimer qu’environ 2000 logements sont désormais
réhabilités chaque année.
Le changement de majorité en 1981 et de nombreux autres facteurs vont
progressivement remettre en cause les principes et les acteurs (qui sont pour l’essentiel, l’Etat
et les Houillères, l’ACM, jouant le rôle du groupe d’intérêt) de cette politique publique. Au
cœur de cette remise en cause : la revendication du transfert de la gestion des logements aux
élus.
151 Voiries et Réseaux Divers.
59
C. La revendication de la gestion par les élus et les premiers affrontements
La question de la rénovation des cités minières est donc devenue un enjeu de politique
publique dans les années 70, au moment où s’amorçait le désengagement des Houillères.
C’est cependant au début des années 80 qu’elle acquiert la place centrale dans le débat
politique qu’elle occupe toujours aujourd’hui.
Cette « montée en puissance » doit notamment à l’émergence d’une revendication
neuve152, celle du transfert de gestion du parc de logements miniers aux élus.
Nous nous proposons à travers le rappel de l’histoire de l’émergence de cette
revendication d’identifier quelques-unes de ses conditions de possibilité. (1)
Il s’agit notamment de comprendre les raisons pour lesquelles certains acteurs locaux
(lesquels ?) et nationaux (jusqu’au Président de la République) se sont faits l’écho, ou se sont
saisis de cette revendication. Comment celle-ci est-elle devenue concevable ?
Les évolutions du contexte politique (alternance) et institutionnel (lois de
décentralisation) initiées par le « centre » font partie de ces conditions de possibilité. Nous
insisterons cependant sur les modalités et les enjeux particuliers de leur appropriation locale.
L’espace central et l’espace local conjuguent alors leurs effets sur le mode de l’imbrication
des pratiques plus que sur celui de leur autonomie ou de leur dépendance153.
Le processus de négociation qui s’engage dès 1983 sur l’éventualité d’une association
des élus à la gestion du patrimoine dans un premier temps, est brutalement interrompu en
152 Des propositions de loi avaient bien été déposées par les députés communistes du bassin minier en vue de la création d’un établissement public de gestion mais l’objectif poursuivi était davantage celui d’une gestion paritaire (associant élus, Houillères, syndicalistes, représentants de l’Etat) mettant fin au monopole de l’entreprise que de placer les élus au centre de la gestion. 153 Voir sur ce point l’article de Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki, « L’analyse localisée du politique. Lieux de recherche ou recherche de lieux ? », pp. 6-14 in Politix, n°7-8, octobre/décembre 89, « L’espace du local », Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, 1989 : « L’espace politique local ne peut être compris si on le réduit à un ensemble de relations à l’intérieur d’un « isolat », d’une collectivité repliée sur elle-même ; il n’est pas non plus le produit d’un rapport de dépendance à un « centre » qui lui imposerait ses normes mais un lieu d’actualisation et de réalisation de logiques qui peuvent relever de principes multiples, aussi bien local que national, l’inscription sur un territoire des rapports sociaux et politiques. Comme l’écrit Robert Cabannes : « il semblerait stérile de rechercher à tout prix, à tout moment à isoler, séparer le local du national. La localité est prise comme un tout, un lieu de naissance de productions sociales qui portent toujours en elles et dès le départ, la combinaison des deux principes, local et national. »
60
1986 par la création de la Soginorpa (Société de Gestion Immobilière du Nord Pas-de-Calais),
Société Civile Immobilière filiale des Houillères, qui devient unique propriétaire et gérant des
92000 logements miniers restants154.
Aboutissement du processus d’individualisation de la gestion du patrimoine entamé
vingt ans auparavant, cette décision – adoptée contre l’avis des élus locaux – modifie
sensiblement les termes du débat autour du transfert de gestion. Nous parlerons donc des
motivations qui ont présidé à la création de la Soginorpa mais surtout, de ses effets sur la
gestion des logements miniers et sur l’hypothèse de son transfert. (2)
L’autre événement décisif qui survient également en 1986 est la mission d’étude confiée
par le gouvernement Chirac à l’ingénieur Lacaze sur les politiques de reconversion menées
depuis 15 ans dans le bassin minier. La publication de son rapport (qui sera par coïncidence
concomitante de celle du plan de patrimoine de la Soginorpa qui annonce 30000 destructions
de logements) donne lieu à une réprobation unanime de la part des entrepreneurs politiques du
territoire qui en tireront cependant des conclusions distinctes. Cet épisode finit de donner à la
question de la gestion du logement minier son caractère hautement polémique et passionné.
C’est également à cette occasion que s’opère le lien entre cet enjeu et d’autres problématiques
du territoire (celle de l’intercommunalité notamment).
Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’appropriation des conclusions de ce
rapport par les acteurs de l’espace politico-administratif local et à ses usages politiques. (3)
1. Les conditions de possibilité d’une nouvelle revendication : le transfert de gestion du parc de logements miniers aux élus.
L’alternance de 1981 ne contribue pas immédiatement à l’émergence de cette
revendication. Le mot d’ordre qui suit l’arrivée de l’union de la gauche au pouvoir est d’abord
celui de la relance charbonnière. Les élus locaux, socialistes et communistes, s’étaient
toujours affirmés opposés à un arrêt de l’extraction auquel leurs clientèles électorales se
montraient hostiles155 et la seconde crise pétrolière de 1979 avait donné quelques arguments
aux défenseurs du charbon en même temps qu’un léger regain de compétitivité à ce dernier.
154 Le nombre de logements a déjà fortement diminué depuis les années 70. On a là un effet de la politique de destruction sélective de la partie la plus vétuste du parc. En sus, environ 6500 logements miniers appartiennent à la Société Immobilière de l’Artois, S.A. HLM filiale des Houillères créée à la fin des années 60 dans une perspective de diversification de l’activité. 155 La défense de la mine fait à cette époque partie des rôles politiques prescrits, dans la continuité de celui de défenseur des mineurs.
61
Un communiste est donc nommé à la présidence de Charbonnages de France par le nouveau
gouvernement d’« union de la gauche », avec pour mission la relance de l’activité
charbonnière.
Seulement les meilleures veines ont déjà été exploitées et la flambée du prix du baril
de pétrole ne dure pas, renchérissant le prix relatif du charbon déjà largement subventionné.
Les déficits de l’activité d’extraction continuent donc de se creuser (2 milliards de francs en
1983) et l’endettement des Houillères devient abyssal : 17 milliards en 1983. Cette « seconde
bataille du charbon156 » s’annonce déjà perdue alors qu’elle vient à peine de commencer.
L’échec de la tentative de relance sonne le glas de l’extraction dans le Nord-Pas-de-
Calais. Dès 1982, une commission réunit des représentants des Houillères, de l’Etat et des
collectivités locales afin d’évaluer les conditions de production du charbon. Ses membres
s’accordent finalement sur son coût insupportable et conviennent de son arrêt à l’horizon des
années 90.
Si elle était pressentie depuis plusieurs années, cette décision de fermeture définitive
des puits règle définitivement la question – jusqu’alors centrale dans le débat politique local –
de la poursuite ou de l’arrêt de l’activité charbonnière. Sa prépondérance avait jusqu’alors
relégué au second plan les questions liées au sort du patrimoine minier. En effet, se prononcer
sur « l’héritage » des Houillères c’était en quelque sorte reconnaître l’inéluctabilité de la fin
de l’extraction, et prendre position dans un débat encore en suspens157. Les propos de Marcel
Barrois, Président de l’union régionale CGT mineurs, sont révélateurs de la schizophrénie qui
guettait les partisans de la poursuite de l’activité charbonnière, obligés de prendre position sur
les problèmes liés à sa disparition : « Le problème du devenir de l’entreprise était posé. On
avait beau y être opposé, on était quand même dans une période de récession ».
Ainsi, la décision officielle d’arrêter l’extraction à brève échéance contribue à l’acuité
de deux nouvelles questions, qui conférent au sort du patrimoine des Houillères sa nouvelle
centralité dans les débats qui structurent l’espace politico-administratif local158 de l’après-
charbon.
156 Selon l’expression employée par Béatrice Giblin-Delvallet (op. cit.). Pour la chronologie des événements voir pp. 284-315. 157 Nous avions observé le même type de situation quant à la participation à la constitution d’un musée de la mine, qui coïncidait avec la reconnaissance du caractère muséifiable de l’activité et donc de sa disparition. Voir : Desage (Fabien), Le Centre Historique Minier de Lewarde : Ressorts et enjeux d’un lieu de mémoire en bassin minier, mémoire d’I.E.P. ( dir. F. Sawicki), 1997/98. 158 Guy Baudelle note très justement : « Alors que dans les années 60 le problème capital était celui de la reconversion des hommes, cette fois l’enjeu majeur glisse vers les questions patrimoniales. », in Le système spatial de la mine, op. cit. p. 910.
62
La première question concerne le territoire et ses habitants : Quel avenir pour le bassin
minier alors que l’exploitation du charbon qui fut sa vocation pendant 150 ans prend fin ?
La seconde a trait à l’entreprise exploitante : Une fois l’activité d’extraction arrivée à
son terme, les Houillères de bassin ont-elles encore une raison d’être ? Si elles disparaissent
que deviendra, voire qui prendra en charge leur immense patrimoine ?
Ces deux problématiques vont se rejoindre dans le discours de la reconversion qui se
construit à cette époque et qui associe le devenir du territoire à celui du patrimoine des
Houillères et de sa gestion.
Dès 1983159, on retrouve les traces d’une proposition de Jacques Mellick, alors maire
de Béthune et Conseiller Général, appelant de ses vœux et au nom du groupe socialiste la
création d’une Société d’Economie Mixte pour gérer la réhabilitation des cités minières. On
ne parle pas encore du transfert de la gestion du parc aux élus et Jacques Mellick justifie sa
proposition par le fait qu’elle « permettrait aux élus de travailler en association avec les
Houillères nationales, tant du point de vue de la planification que de celui du choix des
rénovations à entreprendre. » L’heure est donc plutôt à l’idée de partenariat avec les
Houillères.
Une étape importante est franchie quelques mois plus tard à l’occasion de la venue de
François Mitterrand à Lens, en avril 1983. Cette visite présidentielle est souvent présentée
comme une date essentielle de l’histoire du logement minier même si la place qui lui est
impartie diffère quelque peu selon les interlocuteurs. Les entrepreneurs politiques les plus
engagés dans l’expérience de gestion de la Sacomi (Daniel Percheron, Jean-Pierre Kucheida)
en font le point de départ symbolique de la revendication du transfert de gestion alors que les
élus fondateurs de l’ACM (André Delelis, Marcel Wacheux) préfèrent inscrire cette visite
dans la continuité de l’action entreprise par cette dernière et mettent en avant son rôle pionnier
dans les revendications liées au logement minier160 :
159 Article de La Voix du Nord du 23 février 1983 sous le titre : « Au conseil général du Pas-de-Calais, l’entente cordiale ! ». 160 Il y a là un véritable enjeu d’auto-imputation sur lequel nous reviendrons. Au vrai, l’importance attachée à ces deux moments distincts de l’histoire du logement minier n’est pas anodine et révèle en creux les luttes symboliques auxquelles se livrent les entrepreneurs politiques les plus puissants pour se faire reconnaître le monopole de la représentation légitime du territoire. Cette lutte opposera notamment, comme nous le verrons, les fondateurs de l’Association des Communes Minières à ceux de la SACOMI, créée en 1991. La chronologie des événements retenue a directement à voir avec l’importance du rôle attribué à l’une ou à l’autre de ces organisations et à leurs promoteurs.
63
Quand il vient à Lens en 1983, c’est la fin de la relance que François Mitterrand est
d’abord venu annoncer.
Son discours est sans ambages : « Soyons clair, l’Etat ne pourra à la fois couvrir le
déficit d’extraction charbonnière, dès lors qu’elle serait prolongée artificiellement, et dans le
même temps participer à la renaissance industrielle du bassin minier. Chacun comprend, les
crédits ne pourront être utilisés deux fois.161 ».
L’arrêt de la relance est donc justifié par la perspective de recentrage des efforts
financiers de l’Etat sur la politique de reconversion du territoire. L’annonce s’accompagne
d’ailleurs de mesures en ce sens, avec notamment la création d’une société financière
(FINORPA) et d’un fond d’industrialisation (FIBM). En plus de ces éléments, le Président
laisse entendre dans son discours que les Houillères ne pourront pas éternellement gérer leur
patrimoine immobilier et qu’il reviendra un jour aux élus de le faire. L’effet d’annonce est
bien là, mais sans dates ni modalités précises de mise en œuvre162.
D’après les propos de Daniel Percheron (premier secrétaire de la fédération à
l’époque), le parti socialiste du Pas-de-Calais pourrait être à l’origine de cette déclaration
d’intention :
161 In Giblin-Delvallet, op. cit. p. 312. 162 Les propos du Président paraissent assez vagues quant à leur issue: « Pour ce qui touche à la gestion autonome du patrimoine immobilier, vous avez considéré que c’était vraiment un changement important, je le crois. Mais j’ai précisément eu à bien saisir l’importance des problèmes parce que c’est vrai que ce patrimoine immobilier est considérable. Vous en ferez ce que vous sentirez bon pour la population que vous représentez. » Extrait du discours prononcé à Lens, cité par Roland Huguet, président du Conseil Général du Pas-de-Calais dans son intervention à l’assemblée constitutive de la Sacomi. Avril 1991.
F.D. : A partir de quand la question du transfert de gestion du L.M. s’est-elle posée ? Jean-Pierre Kucheida. : Elle s’est posée à partir de 1983. C’est une des premières questions qu’on a posée et François Mitterrand qui est venu à Lens en Avril 1983, avait pris un certain nombre de mesures très fortes : la première qui était la création du FIBM, la deuxième la création de la FINORPA, la troisième un amendement du GIRZOM, la quatrième le transfert du patrimoine dans des conditions qui devaient être discutées . Et la discussion a donc commencé après son passage et elle s’est arrêtée au mois de décembre 1985, au moment où, avec stupéfaction nous avons appris la création de la SOGINORPA.
F.D. : A partir de quand et pourquoi la question du transfert de la gestion du logement minier aux élus s’est-elle posée ? Daniel Percheron : Elle s’est posée de plusieurs manières. Je vais essayer de résumer. Premièrement, elle s’est posée lors du virage de 83-84 lorsque François Mitterrand est venu à Lens notamment et qu’il a tenu un raisonnement très important qui était –en accord avec la fédération socialiste du Pas-de-Calais qui avait dialogué avec Pierre Mauroy et Michel Delebarre qui était son directeur de cabinet à l’époque, sur le thème : « ce que je mets au fond je ne pourrais plus le mettre éternellement ». Autrement dit, l’exploitation du charbon coûte trop cher…eh bien ce que je mets au fond, si je ne le mets plus, je le mettrai au jour dans la réindustrialistation. (…) Et au cours du même discours, il avait indiqué que le patrimoine, le logement minier, reviendrait aux élus. C’était une idée parce que la rénovation des cités minières avait commencé en 1972 sous Chaban-Delmas. C’était une rénovation nécessaire mais comment dirais-je… « duplicata » ! On reproduisait les villages miniers à l’identique, pratiquement ! Vers les années 81-82-83, ici au conseil régional, nous étions un certain nombre – Michel Delebarre, moi-même – à envisager le transfert du patrimoine pour une raison simple : Les cité minières représentent parfois un logement sur deux et même parfois six logements sur 10 dans les communes minières, si ce n’est plus. Donc les maires n’ayant pas le pouvoir d’urbanisme dans les cités minières, les villes minières n’étaient pas des villes comme les autres et les maires n’étaient pas des maires comme les autres.
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Etait-ce là la contrepartie exigée par le P.S. du Pas-de-Calais au soutien de l’arrêt de la
relance qui l’exposait aux accusations de « trahison » de la part des communistes et semblait
lui promettre des difficultés électorales163 ? Les mesures annoncées par le Président
permettent en tout cas au parti socialiste de sauver la face et à ses élus d’endosser un nouveau
rôle flatteur : celui de porte-parole et d’entrepreneur de la reconversion.
La question de la gestion du logement minier apparaît d’ailleurs à bien des égards
comme le lieu où s’articulent des rôles politiques consolidés et en cours d’objectivation. A
travers la défense des ayant-droits et de la gratuité du logement, les élus locaux réactivent le
rôle « traditionnel » de défenseur des mineurs (prescrit par la présence de milliers de retraités
et veuves des mines) en même temps que la revendication du transfert de gestion leur permet
de prétendre à un nouveau rôle, celui d’entrepreneur de la reconversion164.
L’annonce de la fin programmée de l’extraction survient au même moment que les lois
de décentralisation qui dotent les collectivités locales de nouvelles compétences, notamment
en matière d’aménagement et d’urbanisme.
Il est très probable que ce facteur institutionnel ait également compté dans
l’émergence de la revendication du transfert de gestion du parc de logements miniers aux élus
(qui était davantage une revendication de participation à la gestion dans un premier temps) .
Non parce que la décentralisation impliquait nécessairement ce transfert de compétences,
comme pourrait le laisser croire une conception trop juridiste de celle-ci, mais parce qu’elle
ouvrait aux élus de nouveaux horizons d’action. Ainsi, nous rejoignons Y. Buchet de
Neuilly165 quand il déclare : « la compétence comme la décentralisation est un objet de luttes
entre les représentants de l’Etat et les élus locaux. Il ne suffit pas que des « transferts » soient
inscrits dans les lois de décentralisation pour que les élus se saisissent et acquièrent en
pratique les compétences leur permettant de maîtriser l’urbanisation future de leur
commune », tout en observant cependant que si les lois de décentralisation sont une condition
163 La majeure partie de sa clientèle est alors formée par les populations minières, actives ou retraitées. Ces craintes se révéleront finalement infondées puisque la part de l’électorat socialiste par rapport à celle de l’électorat communiste dans la partie ouest du bassin ( la plus minière) n’a cessé de progresser depuis le début des années 80. 164 Nous reviendrons sur ces questions dans les partie consacrée à la redéfinition des rôles des élus locaux (II.A.2) et à la reconversion des problématiques politiques (II. B.1.) 165 In Luttes d’institutions, op. cit.
65
insuffisante pour que les élus se saisissent « en pratique » de nouvelles compétences, elles en
sont souvent la condition minimale.
Les lois de décentralisation ont en effet pour possible conséquence de modifier la
représentation que les élus se font de leur rôle et de leur champ d’intervention légitime. En ce
sens elles peuvent être également habilitantes.
Certains acteurs du territoire se sont ainsi saisis des présupposés de la décentralisation
afin de légitimer la gestion par les élus du parc de logements miniers. Cette forme de
justification est présente dans les propos de Laurent Duporge, directeur de cabinet de Jean-
Pierre Kucheida.
La gestion d’une partie de leur territoire par les Houillères est alors présentée comme
une entrave à la conformité de leur rôle par rapport à celui de leurs collègues « maires
urbains » et le transfert de gestion aux élus comme le moyen d’un simple retour à la norme
pour ces « maires pas comme les autres » :
Les lois de décentralisation sont donc mobilisées comme argument de légitimation du
transfert de gestion des logements miniers. On doit préciser que cette rhétorique du « retour à
la normale » tend à euphémiser largement l’importance potentielle du transfert, fort
inhabituelle. Peu de maires peuvent en effet se targuer de gérer 30 ou 40% des logements de
leur commune !
Il faut noter également que ces lois de décentralisation se conjuguent avec le repli
forcé des principaux leaders socialistes du territoire sur les arènes locales. Selon Frédéric
Sawicki, le choix de la majorité fédérale en faveur de Michel Rocard contre François
Mitterrand au congrès de Metz en 1979 va « avoir pour conséquence de tenir les élus et
responsables du Pas-de-Calais éloignés des postes de pouvoir central et d’affaiblir
momentanément la direction fédérale dont aucun membre ne profite personnellement de
l’arrivée de la gauche au pouvoir à l’exception significative d’André Delelis, chef de file des
Laurent Duporge : Je crois que le patrimoine doit être géré par les élus. Moi je crois aux grandes tendances, aux grandes évolutions. On est engagé depuis 1982 avec les lois de décentralisation où les maires ont de plus en plus de responsabilités sur leur territoire. Donc je ne peux pas croire que dans cette grande évolution là, il y ait le cas spécifique du bassin minier où l’on verrait des territoires communaux qui ne seraient pas gérés directement par les maires.
Daniel Percheron : (…) Vers les années 81-82-83, ici au conseil régional, nous étions un certain nombre – Michel Delebarre, moi-même – à envisager le transfert du patrimoine pour une raison simple : Les cité minières représentent parfois un logement sur deux et même parfois six logements sur 10 dans les communes minières, si ce n’est plus. Donc les maires n’ayant pas le pouvoir d’urbanisme dans les cités minières, les villes minières n’étaient pas des villes comme les autres et les maires n’étaient pas des maires comme les autres.
66
mitterrandistes en 1979 (…)166». Cette période de repli forcé durera de 1981 à 1989, et se
traduira notamment par l’accumulation de mandats locaux par les principaux leaders
socialistes du Pas-de-Calais. Ce sont ces mêmes élus qui prennent la tête du combat pour la
participation des élus à la gestion du parc de logements miniers en ce début des années 80,
gestion qui constitue sans conteste l’une des ressources « disponibles » majeures167 du
territoire.
C’est pourtant en raison de l’insuffisance de leurs ressources nationales que cette
revendication échoue dans un premier temps, échec consacré par la création avec l’accord du
gouvernement Fabius de la Soginorpa, Société Civile immobilière qui devient seul
propriétaire et gérant des logements miniers contre la volonté des élus locaux.
On peut enfin ajouter comme dernier élément de contexte, la modification rapide de la
structure d’occupation du parc de logement qui se produit à cette époque. Le nombre d’ayant-
droits commence en effet à diminuer sensiblement chaque année sous l’effet des décès et ces
derniers sont remplacés dans le même temps par de nouveaux locataires de droit commun168.
Cette dynamique en cours produit selon nous deux effets majeurs :
Elle a pu d’une part contribuer à aiguiser l’appétit des élus pour ce parc, devant les
enjeux de renouvellement rapide de son peuplement et l’anticipation des demandes sociales
induites (question de l’attribution des logements notamment sur laquelle nous reviendrons).
Elle multiplie d’autre part les rentrées financières (loyers) générées par ce parc,
renforçant l’intérêt des Houillères – entreprise en déroute – pour l’un de ses derniers actifs
créditeurs.
La gestion du logement minier est plus que jamais l’objet de toutes les convoitises.
Dans ce début des années 80 sont donc réunies les conditions de l’affrontement entre
les Houillères et une partie des élus locaux pour la gestion du parc de logements miniers.
Le premier acte de celui-ci sera remporté par les Houillères, à la faveur de la création
de la Soginorpa.
166 Op. cit. p. 163. 167 Nous montrerons en quoi dans la partie II.C. 168 En 1986, 12600 logements sont occupés par des employés des Houillères en activité, 63000 par des retraités ou leurs veuves et déjà 19600 logements par des locataires extérieurs, soit plus de 20% du parc.
67
2. La mise en échec des élus locaux avec la création de la Soginorpa : une modification durable des termes du débat.
Suite à l’annonce de François Mitterrand à Lens, des négociations s’engagent (dans le
cadre d’une commission présidée par le Conseiller d’Etat Guillaume) sur les modalités de la
participation des élus à la gestion du patrimoine minier169. Elles sont cependant interrompues
en 1986 par l’annonce de la création d’une Société Civile Immobilière (La Soginorpa), filiale
à 100% des Houillères, qui devient propriétaire et gérant des 100000 logements miniers de
cette dernière. Cette création sonne comme un désaveu pour les élus locaux et notamment
pour les élus socialistes qui s’étaient mis dans l’idée d’obtenir à terme la gestion de ce
patrimoine.
Il faut donc revenir sur les motifs de ce revirement avant d’en évaluer les effets pour
ce qui nous concerne. C’est désormais autour de la gestion et des politiques du logement
(destructions, réhabilitations, attributions, peuplement) de la Soginorpa que vont se cristalliser
les débats, préludes à la création de la Sacomi au tout début des années 90.
La création de la Soginorpa par le groupe Charbonnages de France dont les Houillères
de bassin sont une composante, poursuit deux objectifs distincts. L’un officiel, l’autre
officieux.
Le premier s’inscrit dans la continuité de la politique engagée aux débuts des années
70. C’est même son aboutissement. Avec la Soginorpa, la gestion du logement minier est
complètement individualisée des autres activités du groupe. Filiale de ce dernier, la Société
Civile Immobilière se voit confier la gestion de la partie logements du patrimoine des
HBNPC. Elle est censée poursuivre la rénovation dans une perspective de valorisation de
l’actif. Cette filialisation est censée garantir la pérennité de l’activité logements en cas de
disparition des autres activités. C’est d’ailleurs la seule raison de cette création si l’on en croit
le communiqué de presse des HBNPC170 : La direction générale de Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais tient à faire savoir que cette S.C.I. a été créée dans le seul but d’individualiser les comptes de
169 La thématique du transfert de gestion aux élus s’affirmera après la création de la Soginorpa. Jusqu’à cette date, les élus parlent plutôt de participation à la gestion et la forme souhaitée ressemble davantage à une structure de gestion multipartite associant Houillères, Etat, Elus locaux, syndicats. La question de la primauté accordée aux élus locaux dans la perspective du transfert de, gestion sera d’ailleurs l’objet de nombreuses controverses entre élus d’une part et entre élus et syndicalistes d’autre part. Les communistes ou encore André Delelis ont toujours revendiqué la participation à la gestion tout en refusant d’en avoir complètement la charge. La création de la Sacomi réalisera pourtant ce transfert de la gestion aux seuls élus. Nous reviendrons sur ce point. 170 Nord Matin du 16 janvier 1986.
68
l’activité immobilière de l’entreprise et qu’en aucun cas elle ne remet en cause les avantages liés au statut du mineur.
Le paradoxe tient à la seconde raison, officieuse, qui a présidé à la création de la
Soginorpa. Elle confirme plus que jamais le lien entre l’actif logement et les autres activités
de l’entreprise. C’est en effet pour sauver la branche chimie de Charbonnages de France
(CdF), menacée de faillite, que la Soginorpa a été créée.
En cette veille d’élections législatives, CdF-Chimie accuse un passif insurmontable de
3 Milliards de francs qui semble la condamner. Les dirigeants de CdF imaginent alors un
stratagème comptable qui permet d’éviter pour un temps le dépôt de bilan (CdF Chimie sera
finalement liquidée quelques années plus tard). En créant la Soginorpa, CdF en profite en
effet pour réévaluer la valeur de son l’actif logements (de 2 milliards à 5 milliards de francs),
la différence venant couvrir le passif de 3 milliards de francs de CdF Chimie au bilan. Le tour
de passe-passe est joué. Il reçoit l’aval du gouvernement Fabius de l’époque et notamment du
ministre chargée de l’énergie, Edith Cresson171 et du ministre du budget, Pierre Bérégovoy,
qui signent le décret de création de la Soginorpa le…24 décembre 1985. Le risque électoral
que semblait faire peser la liquidation d’une entreprise nationalisée, conjugué à la pression de
CdF a convaincu les ministres. Marcel Barrois, Président de l’union Régionale CGT mineurs
nous dira à ce propos que « le P.S. ne pouvait pas aller aux élections de mars avec la
liquidation de l’industrie charbonnière. ».
Le pot aux roses fut découvert quelques jours plus tard par les journalistes172. D’abord
démentie par l’exploitant, accusé d’avoir sacrifié le logement minier sur l’autel de CdF, la
manœuvre est aujourd’hui reconnue par tous, y compris par Jacques Verlaine, ancien
Directeur des HBNPC :
La création de la Soginorpa est donc décidée contre l’avis des élus locaux, notamment
socialistes. Les élus communistes ne manquent pas cependant de leur imputer cette décision,
réactivant par là-même les accusations de trahison déjà mobilisées au moment de la fermeture
171 La même Edith Cresson qui sera à l’« avant-garde » en tant que Premier Ministre six ans plus tard de la finalisation du transfert de gestion aux élus. Cette prise de position dans un sens opposé à quelques années d’intervalles appelle à relativiser les discours de conviction de 1992 et à replacer la décision du premier ministre dans ses enjeux politiques du moment. Nous nous attarderons sur ce point en II.B.3 172 Voir notamment l’article de Nord Matin du 13 janvier 1986 page suivante sous le titre : « 3,2 milliards tombés du ciel. La réévaluation de son patrimoine immobilier a permis à CdF de sauver son bilan 1985 ».
J. Verlaine : (…) Il y avait un déficit, justement la filiale Chimie et le moyen de combler le déficit c’était d’apporter à une Société Civile Immobilière le parc immobilier de manière comptable, en réalisant une plus-value. Bon et c’est pour ça que les choses se sont faites aussi vite. Parce qu’il y avait une obligation de reconstituer le capital de CdF Chimie et le Directeur Général de Charbonnages et la tutelle ont poussé à cette opération. (…) Donc on a présenté les choses bien entendu sans parler de la Chimie. Au Conseil d’administration les Houillères ont dit que ça s’inscrivait dans la filialisation des activités qui subsisteraient après la fin de l’extraction (…).
69
des puits, sur le nouvel air de « la liquidation du patrimoine173». Le clivage P.C./P.S. trouve
dans la question du logement minier une forme d’actualisation174.
Yves Dhau Decuypère, chargé de mission « bassin minier » à la DRE, se souvient de
la situation délicate dans laquelle se sont trouvés les élus socialistes du territoire , en porte-à-
faux par rapport à « leur » gouvernement175 :
Les élus communistes ou syndicalistes de la CGT ne se privent pas non plus d’agiter le
spectre de la « privatisation du logement minier » et du retrait de Charbonnages de France
comme signes avant-coureurs de la « remise en cause du statut du mineur et de la gratuité du
logement pour les ayant-droits ». Marcel Barrois, dans un entretien accordé à un journaliste de
la Voix du Nord du 11 janvier 1986 stigmatise ainsi « le cadeau de Noël des ministres
socialistes : la vente de l’habitat minier à une société immobilière privée ! ». Il ajoute :
« C’est la remise en cause de la gratuité du logement pour les mineurs actifs, les retraités et
les veuves ! C’est de la faute au gouvernement ! Et il prend là une lourde responsabilité à
l’égard de la corporation des mineurs et de toute la population du Nord-Pas-de-Calais ». La
perspective des élections législatives prochaines n’est sans doute pas étrangère à la
dramatisation du propos.
C’est avec la création de la Soginorpa que la CGT se saisit véritablement de la
question de l’avenir du patrimoine minier et qu’elle en fait l’un de ses thèmes de mobilisation
et de revendication fétiche176.
173 Le titre de l’article du quotidien communiste Liberté du 4 janvier 1986 est explicite : « Les Houillères – avec l’accord du gouvernement– liquident le patrimoine immobilier. » 174 C’est le thème de notre partie II.B.1. 175 Jean-Pierre-Kucheida allant (dans une interview accordée à Nord-Matin le 10/01/86) jusqu’à rejeter la responsabilité complète de cette décision sur les techniciens. A la question « pourquoi cette SCI est –elle née ?), réponse de J-P.K. : « Parce que les Houillères restent un organisme puissant qui fait pression sur les ministres qui n’ont pas tous les éléments des réalités du bassin et que certains techniciens ont dépassé très, très largement la volonté du Premier Ministre ». 176 Nous développerons dans la partie II.B.2
Y-D : (…) Le moment difficile ça a été avant, quand la Soginorpa venait de se créer, quand les élus du bassin minier de gauche se trouvaient en porte-à-faux par rapport au gouvernement Fabius qui était de gauche aussi. F-D : Parce que ça a été utilisé notamment par les élus communistes pour délégitimer… Y-D : Tout à fait. A l’époque, les élus communistes ont dit à leurs collègues socialistes, vous vous êtes fait avoir par votre propre gouvernement. Donc ça c’est quelque chose qui est resté entre les élus communistes et socialistes. Puis après, ça a changé. Tout le monde s’est retrouvé uni, de façon un peu artificielle, face au gouvernement Chirac. Mais en 1988, il y a eu à nouveau un changement, et là Rocard est devenu premier ministre. Donc les élus en ont profité pour revenir à la charge en disant : bon maintenant, le rapport Lacaze, ses conséquences financières on en veut pas. Le gouvernement qui dit OK. On jette toutes les mesures de tickets modérateurs et de participation des élus c’est terminé, et on sent bien, messieurs les élus du bassin minier que vous êtes restés sur votre faim avec cette histoire de création de la SOGINORPA en 85, donc on va remettre le dossier, Rocard méthode de participation comme il a fait en Nouvelle Calédonie, on va remettre tout le monde autour de la table, on va repartir à zéro sur ce problème de participation des élus aux décisions pour ce qui concerne le patrimoine.
70
L’autre enseignement majeur qu’apporte la création de la Soginorpa rejoint
l’observation de Frédéric Sawicki177, sur la marginalisation de la fédération du Parti Socialiste
du Pas-de-Calais et la baisse de son influence nationale entre 1981 et 1989. Comment
expliquer autrement cette décision ministérielle qui heurte de plein fouet ses intérêts ?
Cette dernière induit également la modification sensible des conditions du débat sur le
transfert de gestion du patrimoine aux élus. La filialisation de l’activité logements
s’accompagne en effet de la réévaluation par Charbonnages de France de la valeur de cet actif
à cinq milliards de francs. C’est désormais sous ce montant qu’il figure dans son bilan. Les
effets de cette opération comptable sont majeurs. La question de la valeur de ce patrimoine ne
va désormais cesser de focaliser toute l’attention des propriétaires du parc, c’est-à-dire de
Charbonnages de France et en dernier ressort, de l’Etat (ministère de l’économie et des
finances notamment). Celui-ci exigera désormais la « neutralité financière 178» de l’opération
du transfert de gestion pour l’Etat, ce qui implique que le patrimoine ne soit pas cédé à moins
de cinq milliards de francs.
Quand la valeur du parc de logements était évaluée à moins de deux milliards de
francs, fondus dans le bilan de CdF, son transfert pour le franc symbolique (qui ne lésait pas
trop l’Etat) ou un rachat par les collectivités locales à moindre frais restaient probables. A
partir du moment où sa valeur est estimée à cinq milliards de francs, le parc minier représente
un actif trop important dont l’Etat, trop content de l’opération, ne souhaite se défaire
gratuitement mais dont l’achat devient hors de portée des finances des collectivités locales à
ce montant. C’est d’ailleurs devant le refus du Ministère des finances de céder à moindre coût
la propriété du parc de logements miniers aux collectivités locales que s’impose l’idée d’un
transfert de gestion sous la forme d’un mandat de gérance, préservant les droits du
propriétaire. C’est cette configuration qui sera retenue lors de la création de la Sacomi en
1992, non sans poser de sérieux problèmes de répartition des responsabilités et des
compétences entre un gérant et un propriétaire, distincts comme nous le verrons par la suite.
Le second effet financier de l’individualisation totale des comptes de l’activité
logements est tout aussi important quoique de nature un peu différente.
En même temps qu’ils réévaluent la valeur de l’actif logement à cinq milliards, CdF
inscrivent une créance de 1,4 milliards de francs sur la toute nouvelle Soginorpa, censée 177 in Les réseaux du parti socialiste, op. cit.
71
correspondre aux frais déjà engagés par les HBNPC dans la rénovation (30000 logements
depuis 1970). La Soginorpa est donc tenue de remonter vers CdF environ 140 millions de
francs par an, prélevés sur la recette des loyers. L’individualisation des comptes permet de
visualiser l’ampleur des « remontées » (jusqu’alors noyées dans l’ensemble des comptes).
Cette avance remboursable de 1,4 milliards sera également au cœur des débats entre élus ou
entre les élus et les Charbonnages. Nombreux sont ceux qui contestent la légalité de ce qu’ils
considèrent comme une « spoliation » qui vient limiter les investissements de la Soginorpa
dans la réhabilitation et l’entretien des logements. Cette question sera notamment à l’origine
du conflit entre les communistes et les socialistes autour du mandat de gestion de la Sacomi.
Alors que les élus socialistes, devant l’intransigeance de l’Etat, finissent par accepter le
remboursement de cette créance afin d’obtenir la gestion, les membres communistes du
Conseil d’Administration dénoncent ce choix et quittent la Sacomi sur ce mot d’ordre179.
Les « remontées financières » de la Soginorpa vers CdF furent donc au cœur de
nombreuses polémiques, notamment parce qu’elles grevaient lourdement le budget de
réhabilitation et d’entretien des cités.
Cette question s’inscrit également dans un clivage plus général qui oppose les tenants
du maintien du groupe Charbonnages (qui soutiennent les remontées financières utiles à sa
survie) aux partisans d’un recentrage local (qui voient dans celles-ci un manque à gagner pour
le bassin minier).
Il concerne en particulier les organisations présentes à ces deux niveaux ( au niveau
local et au niveau du groupe Charbonnages). Le conflit qui oppose l’Union locale de la CGT
mineurs (« contre » les remontées financières) à la Fédération Nationale du Sous-sol CGT
(membre du C.A. de CdF et favorable aux remontées) en est l’une des manifestations les plus
criantes. Ce qui se joue dans cette opposition a trait à la disjonction croissante qui s’opère
avec la disparition des HBNPC, entre les principes d’action et de légitimité au plan local et au
plan national, qui étaient jusqu’alors imbriqués180. Une fois le bassin minier du Nord-pas-de-
Calais fermé, l’union régionale CGT est confrontée comme les autres entreprises politiques du
territoire aux problématiques de reconversion et de l’après-charbon. Sa légitimité provient de
la représentation des retraités et des veuves et s’ancre de fait sur le territoire. La Fédération
Nationale du Sous-sol continue quant à elle de défendre le groupe Charbonnages et les bassins
encore en activité car c’est de là que continue de provenir sa légitimité d’action. 178 Selon les termes employés dans les documents officiels établis lors de la négociation du transfert de la gestion à la Sacomi. 179 Bien qu’en réalité d’autres motivations les aient également guidés, sur lesquelles nous reviendrons.
72
Ce clivage a également traversé le groupe Charbonnages – de manière plus feutrée – si
l’on en croit les propos de Jacques Verlaine, dernier Directeur Général des HBNPC et
aujourd’hui Président de la CCI de Douai :
Ainsi, Jacques Verlaine révèle son scepticisme devant la politique de remontées
financières suivie par le groupe Charbonnages, qui a hypothéqué les possibilités de
réinvestissements locaux. Selon que l’on considère le territoire d’extraction (bassin) ou le
groupe qui les fédère (CdF) comme horizon d’action, les priorités de gestion du parc de
logements changent diamétralement.
La création de la Soginorpa pose donc les termes de nombreux débats qui parcourent
l’histoire de la gestion du logement minier et de son transfert. Il faut également noter que
l’existence de la SCI ne fut pas remise en cause – malgré quelques velléités– au moment de la
création de la Sacomi. Cette dernière en est tout simplement devenue le gérant, fixant les
grandes orientations de sa politique.
Pour l’heure, le nouveau gouvernement Chirac confie à un ingénieur des Ponts et
Chaussée, Jean-Paul Lacaze, une mission d’étude sur la politique de reconversion du bassin
minier, promise à un bel avenir polémique et…politique.
3. Du rapport Lacaze au rapport Essig. Querelles d’experts et usages politiques des expertises.
Si l’on suit les phases de l’analyse séquentielle des politiques publiques, la mission
confiée à Jean-Paul Lacaze par le Ministère de l’industrie correspond à la phase d’évaluation.
En 1986, la politique Girzom a presque 15 ans. Le nouveau premier ministre, Jacques
Chirac, avait lui-même confirmé les objectifs de réhabilitation des cités en 1974 à l’occasion
de sa venue à Liévin. Une accélération est même annoncée à cette occasion, qui permettrait
son achèvement en 20 ans, à raison de 3000 logements réhabilités par an.
180 Nous reviendrons sur ce point dans la partie consacrée à la situation syndicale (et notamment de la CGT) au regard du logement minier, c’est-à-dire en II.B.2.
J. Verlaine : (…) Mon idée c’était de dire : « tout ça ne va pas durer » donc il faut utiliser cette affaire pour créer des activités de diversification permettant à la région Nord-Pas-de-Clais de reprendre un nouveau départ. Faut pas perdre de vue que c’était ça l’objectif. Et ça a été dévoyé. D’une part pour combler le déficit de CdF Chimie, mais ça a été dévoyé après parce que Filianord n’existe plus maintenant, parce que le cash dégagé était utilisé pour combler le déficit des Houillères du Centre Midi par exemple. (…) A partir du moment où vous avez un raisonnement global, tout ce qui dégage un cash peut être utilisé pour réduire le passif global du groupe Charbonnages. Et il y a eu, ce que je regrette beaucoup, un raisonnement « groupe » qui a été tout à fait mauvais pour la région et en particulier pour l’ex-bassin minier (…).
73
Pourtant, douze ans plus tard, seulement 30000 logements ont été rénovés sur les
presque 100000 au total et bon nombre de voiries attendent encore d’être rénovées. Le
nouveau ministère des finances se préoccupe de cette situation et du coût de cette politique
interminable (environ 200 millions de francs par an pour le Girzom auxquels s’ajoutent les
aides de l’ANAH (Agence Nationale pour l’Amélioration de l’Habitat) à la Soginorpa.
Le nouveau credo est à la compression des dépenses publiques et le référentiel néo-
libéral181 a déjà sa déclinaison sectorielle en aménagement du territoire, sous la forme du
rapport Guichard de 1986. Celui-ci pose déjà les bases de la remise en cause de la politique
Girzom. Il dit par exemple : « Ce ne peut être un objectif d’aménagement national du
territoire que de maintenir chaque ville de France à son niveau de population ou d’activité
économique ». Ou encore : « dépenser son énergie et ses crédits sur la maintenance du passé
(…) ne pourrait que détourner l’aménagement de sa véritable fonction.182 »
C’est dans ce contexte de changement de référentiel (global et sectoriel) qu’est
confiée – en catimini – une mission d’étude à l’ingénieur Jean-Paul Lacaze (directeur de
l’ANAH) sur le réaménagement des zones minières. La contrainte de limitation des dépenses
publiques est sous-jacente à l’entreprise.
Reprenant les conclusions du rapport Guichard, J.P. Lacaze fustige dans son rapport
une « logique de reproduction à l’identique de la structure urbaine minière », qui ne prend en
compte selon lui ni la baisse tendancielle de la population de ce territoire183 ni l’inadaptation
de la structure urbaine héritée à l’objectif de reconversion. Il préconise à l’inverse de
concentrer les investissements sur quelques pôles de croissance et d’abandonner les cités
minières excentrées, jugées les moins adaptées aux nouvelles dynamiques du développement
local. C’est la théorie dite du « resserrement urbain ». Lacaze n’y va pas par quatre chemins
pour préciser le fond de sa pensée : Comment pourrait-on demander à ces communes d’effectuer seules, individuellement ou en association, les choix douloureux qu’impose une politique résolue de regroupement progressif des populations. De telles conditions mènent en effet, il ne faut pas se le cacher, à refuser à terme le statut urbain à des quartiers et même sans doute à des communes entières. Ce constat conduit donc à poser avec acuité la question de l’opportunité de sortir provisoirement du droit commun pour mieux assurer les transitions184.
181 Voir Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, l’Harmattan, 1994. 182 Guichard (Olivier), Propositions pour l’aménagement du territoire, cité par Guy Baudelle in Le système spatial de la mine, op. cit. 183 Qu’il a d’ailleurs largement surestimé si l’on s’en tient au recensement 82-90 qui enregistre une légère baisse de la population pour le bassin minier mais à un rythme trois fois inférieur à celui enregistré pendant la période de recensement précédente (1975-82). Voir sur ce point Guy Baudelle, Le système spatial de la mine, op. cit. p. 966. 184 Extrait du rapport.
74
Les politiques publiques de rénovation des cités doivent donc prendre en compte et
encourager cette nouvelle perspective de « resserrement ». Il appelle ainsi à une réforme de la
politique Girzom, consistant à réduire les taux de subventions de rénovation des voiries
minières à 75% du coût total des travaux. Le taux de 100% jusqu’alors pratiqué avait selon lui
pour effet d’encourager des politiques de rénovations peu sélectives, en déresponsabilisant
des élus locaux non partie prenante du financement. Cette mesure doit s’accompagner a
contrario de la prise en charge à 100% par l’Etat du coût de démolition des cités minières afin
de favoriser la destruction des cités les plus excentrées.
Le Comité Interministériel d’Aménagement du Territoire de 1987 suit les
recommandations de Lacaze et modifie les taux de la politique Girzom suscitant un véritable
tollé chez les élus locaux. Le thème des taux de subventions des rénovations est très sensible,
car le moindre désengagement de l’Etat signifie un transfert de charges vers les communes
(25% restants). Jean-Marie Duval, conseiller du Président du Conseil Général du Pas-de-
Calais sur les questions minières insista lors de notre entretien sur la sensibilité de cette
question aujourd’hui encore : « On a parlé récemment de taux de subvention des VRD et il est
évident que si l’on touche à ce genre de choses c’est la crise ouverte qui va recommencer ».
La réaction des élus au rapport Lacaze prend également une autre tournure quand ces
derniers découvrent le plan de patrimoine de la Soginorpa, rendu public au même moment. Ce
dernier, établi sans concertation, planifie la destruction ou la vente de 30000 logements, jugés
non-valorisables. Les élus locaux ont alors vite fait d’associer les deux démarches pourtant
indépendantes – même si elles procèdent du même référentiel néo-libéral (pousuivant la
réduction des dépenses de l’Etat pour l’une, et l’optimisation de la rentabilité du patrimoine
pour l’autre) – et d’imputer les destructions de cités à l’ingénieur Lacaze et à travers lui au
nouveau gouvernement.
L’association de ces deux documents entraine des protestations sans précédent parmi
les élus locaux, manifestant la même indignation devant ce qu’ils considèrent (ou feignent de
considérer) comme un prélude à l’abandon du bassin minier et au passage des bulldozers.
Le rapport Lacaze est bientôt rebaptisé rapport « La casse185 » et la politique du
gouvernement de « politique de la terre brûlée ». Le quotidien communiste Liberté utilise
jusqu’au registre guerrier pour décrire les effets du rapport, alimentant la psychose. Un article
du 14 juin 1987, sous le titre « Le choc » commente ainsi : « La destruction de milliers
d’habitations, le déplacement de populations des communes minières rayées de la carte, c’est 185 La Tribune des mineurs, organe de la CGT mineurs, 16/07/87.
75
ce que prévoit le rapport Lacaze ». Les élus socialistes montrent la même ardeur à dénoncer
le rapport, d’autant plus que cet événement relègue au second plan l’épisode de la création de
la Soginorpa et leur permet d’endosser à nouveau le rôle de défenseurs de l’habitat minier qui
leur était contesté depuis par les communistes.
Il faut dire que la méthode de l’ingénieur Lacaze (qui n’a rencontré aucun élu lors de
sa mission) et le ton « apocalyptique » de certains passages de son rapport ne contribuent pas
à apaiser les suspicions. Il choisit par exemple de faire du statut du mineur et des politiques de
redistribution sociale la raison de l’ampleur limitée des départs de populations qui sinon
« auraient pris le caractère d’un exode de misère analogue à ceux décrits par Steinbeck à
propos de la crise de 1929 (dans Les raisins de la colère)186 ».
Par-delà les conclusions du rapport, sur lesquelles toutes les conjectures sont permises,
il importe d’envisager les modalités et les enjeux de son appropriation politique. La question
posée est donc celle des usages du rapport Lacaze qui ne se déduisent pas de la nature de ses
conclusions mais doivent être également rapportés aux horizons d’action des entreprises ou
des entrepreneurs politiques qui s’en saisissent et participent par la même à construire ses
significations politiques.
En premier lieu, les critiques adressées au rapport Lacaze sont l’occasion pour les
entreprises politiques en lutte (P.C. et P.S.) de réaffirmer leur loyauté au rôle historiquement
consolidé de défenseur de la population minière187. Ainsi la défense du logement minier
menacé donne lieu à des appels à mobilisation de la part des deux partis qui se disputent le
monopole de la représentation des mineurs et anciens mineurs.
Le P.C. invite les habitants des cités à manifester et créer des comités de défense dans
chaque cité afin de s’opposer aux destructions programmées par la Soginorpa. Un article de
Liberté au lendemain de la manifestation de Lens du 27 juin 1987 parle de « Légitime
défense » et un autre le lendemain « d’issue par la lutte ». Déjà engagés au moment de la
création de la Soginorpa, le rapport Lacaze et le plan de patrimoine de la Soginorpa
concrétisent le « tournant patrimonial » de la CGT.
186 Extrait du rapport Lacaze. 187 Voir supra.
76
Le P.S. et ses principaux leaders ne sont pas en reste et répliquent par la constitution
d’un « comité de sauvegarde de l’habitat minier ouvert à toutes les forces vives du bassin
minier et du Pas-de-Calais 188».
Ainsi, le rapport Lacaze est l’occasion d’une réactivation des rôles prescrits de
défenseurs des mineurs et de leur actualisation dans la défense de l’habitat minier, nouvel
enjeu de la lutte à laquelle se livrent le Parti socialiste et le parti Communiste pour le
monopole de la représentation des populations minières.
La seconde forme d’appropriation de ses conclusions est plus originale. En même
temps qu’ils en appellent à la création d’un comité de sauvegarde du patrimoine minier, les
principaux élus socialistes du territoire préconisent en effet de « franchir une nouvelle étape
dans la coopération intercommunale entre les communes minières 189» pour mieux se
défendre. Les partisans du regroupement des communes ont beau jeu de citer Lacaze lui-
même quand il constate la faiblesse de réaction au rapport Guichard dans laquelle il voit un
blanc-seing donné au changement de politique : Le moment paraît opportun pour poser le problème dans toute son ampleur, les faits
du rapport Guichard jouent dans le même sens, ses commentaires, durs et lucides n’ont pas provoqué jusqu’à présent de réactions publiques. On pourra en déduire si ce silence persiste que la prise de conscience des élus locaux s’est effectuée.
La création d’une Communauté urbaine réunissant les districts existants et l’ensemble
des communes du bassin minier du Pas-de-Calais (soit plus de 500000 habitants) est ainsi
présentée comme l’une des réponses possibles aux « attaques du gouvernement ».
« On respecte ceux qui sont forts » justifie ainsi Jean-Pierre Kucheida, Député-maire de
Liévin, lors de la première (et dernière) réunion du Comité de sauvegarde, tenue à Douai le 18
décembre 1987190. Ce dernier apparaît d’ailleurs, à tour de rôle avec le maire de Lens, André
Delelis191, comme l’un des principaux porte-voix du renforcement de l’intercommunalité. Il y
a là plus qu’une coïncidence. André Delelis et Jean-Pierre Kucheida, en tant que maires des
deux villes les plus importantes du bassin minier du Pas-de-Calais, apparaissent en effet
188 Nord-Matin, 14 juin 1987. 189 La Voix du Nord, 18 juin 1987. 190 Compte-rendu de la réunion dans La Voix du Nord du 19 décembre 1987. 191 Chacun se livrant à sa déclaration sur le sujet par voie de presse interposée : « Pour sauver le bassin minier, M. Kucheida souhaite la création d’une communauté urbaine », Nord-Matin, 24 juin 1987 ; « André Delelis propose une vaste « communauté de l’Artois » rassemblant les anciens groupes miniers d’Auchel à Hénin-Leforest », Nord Matin, 4 juillet 1987. L’Espoir, journal de la fédération du Pas-de-Calais édite un numéro spécial avec en couverture le slogan explicite « Pour que vivent nos cités, unissons-nous » et la photo du maire de Lens dans un coin. Voir page suivante.
77
comme les plus sérieux prétendants à la présidence de cette communauté urbaine, dans
l’hypothèse où elle verrait le jour.
S’annonce ici en filigranes une lutte pour le leadership politique du territoire entre ces
deux postulants au rôle, qui se cristallisera finalement lors du transfert de gestion du
patrimoine minier aux élus192.
Observons pour le moment le lien qui se noue dès 1987 entre les questions relatives à
la gestion du patrimoine minier et à la réalisation d’une communauté urbaine du bassin minier
du Pas-de-Calais.
En exacerbant les craintes des populations et des élus sur l’avenir de leur commune, le
rapport Lacaze (ou ce qu’on en a dit) a pu contribuer à l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité
politique193 dans laquelle se sont engouffrés les principaux promoteurs ( et bénéficiaires) de
réformes institutionnelles. Ecoutons le récit des événements par Daniel Percheron, alors
premier secrétaire du P.S. du Pas-de-Calais, qui tend à confirmer l’hypothèse de la fenêtre
d’opportunité :
La proposition des socialistes de réaliser une Communauté Urbaine éclipse donc pour
l’heure celle du transfert de la gestion du patrimoine minier. Tout juste parle-t-on alors de la
création d’un « comité de surveillance de la Soginorpa ».
192 Cette question de la lutte pour le leadership politique du territoire et de sa transposition dans les concurrences autour de la gestion du logement minier sont au cœur de notre deuxième partie. 193 D’après Pierre Muller et Yves Surel (op. cit.) la notion de fenêtre d’opportunité politique « dresse les conditions favorables à l’ouverture d’une période plus ou moins longue où les capacités d’action des acteurs politico-administratifs et des ressortissants concernés se trouvent temporairement élargies, permettant des refontes substantielles des politiques publiques ». p. 144.
Daniel Percheron : En 1987, le rapport Lacaze a été véritablement une date. Par ce que vous savez ce que dit Lacaze ? Je résume : « Les villes minières ne sont pas des villes comme les autres, elles sont nées pour et par le charbon ; la disparition du charbon les condamne pour nombre d’entre elles à la disparition ». C’était le raisonnement de Lacaze. Il allait très loin puisqu’il disait : « nous savons construire des villes nouvelles, nous ne savons pas détruire des villes anciennes ! (…) Il proposait ce qu’il appelait le resserrement urbain, la fin du statut urbain pour de nombreuses communes minières. Donc c’était un rapport très intelligent et très provoquant pour les élus des communes minières. Il ajoutait dans ce rapport : les élus ne sont pas en situation de force et c’est le moment de leur imposer ce resserrement urbain… « indispensable ». Parallèlement, la Soginorpa publiait une liste de 30000 logement destinés à disparaître rapidement. Donc on assistait là à une offensive urbaine politique, sur le thème : « les villes minières comme les villes américaines charbonnières ne survivront pas, pour nombre d’entre elles à la disparition du charbon » qui était prévue à l’horizon 89-90. Quand j’ai lu ce rapport qui –je le dis au passage– n’avais pas ému mes élus, j’ai réuni tous les élus en tant que premier secrétaire de la fédération et je leur ai tenu le langage suivant : « c’est une véritable négation de l’identité urbaine du bassin minier et des villes minières ». Le gouvernement Chirac et Méhaignerie nient à travers le rapport Lacaze cette identité urbaine. Nous avons à prendre une décision. Est-ce que nous la réaffirmons ? Réponse unanime des maires : « nous la réaffirmons ! ». (…) Dans ce cas là, je leur ai dit, il y a deux voies : la voie politique c’est la communauté urbaine du bassin minier. Pour lutter contre cette offensive frontale qui a sa cohérence, sa force, sa vision, la voie politique me semble la meilleure : C’est la communauté urbaine. Par exemple la communauté de Lens-Liévin, le district, c’est la quatorzième agglomération de France : 260000 habitants, plus que Montpellier. Passer du district à la communauté, c’est-à-dire passer de la gestion à la politique, c’est donner à l’agglomération une voix telle que rien ne se fera sans son accord. Ou alors, si vous ne faites pas la communauté urbaine ou les communautés urbaines du bassin minier, il faut acquérir ou du moins, prendre la responsabilité du patrimoine. Nous sommes en 1987.
78
C’est pourtant l’échec de la communauté urbaine qui redonnera de la vigueur à la
revendication du transfert de gestion194. De multiples raisons en sont à l’origine sur lesquelles
nous reviendrons par la suite ; parmi celles-ci, l’opposition des communistes195, mais
également les divergences et les concurrences au sein du Parti socialiste, autour de
l’organisation et de la présidence de la structure intercommunale196.
La mobilisation des élus locaux et de la population contre le rapport Lacaze a
cependant pour premier effet la garantie donnée par le gouvernement qu’aucune démolition
de cités ne se fera sans l’accord des maires. Des négociations commencent donc au niveau de
chaque commune entre les élus et la Soginorpa afin de rediscuter des classements.
Ces réunions « aboutissent au début 1988 à un consensus relatif sur la nouvelle
définition des politiques de rénovation197». Le paradoxe n’est qu’apparent. De nombreuses
cités classées dans la dernière catégorie et que les élus avaient assimilées comme devant être
détruites, comportaient également des logements que la Soginorpa souhaitait vendre à ses
occupants ou à un organisme tiers (HLM notamment).
S’opère d’autre part à cette occasion une prise de conscience chez de nombreux élus
de l’impossibilité de réhabiliter certaines cités, devenues complètement obsolètes et
« condamnées » à rester des îlots de misère. La promesse de constructions neuves en
contrepartie des démolitions et la disparition de quartiers jugés « difficiles » finissent parfois
de convaincre les élus les plus récalcitrants (notamment communistes) devant la diminution
ou le renouvellement de leur population198.
Ainsi, l’objectif du maintien d’environ 65000 logements miniers à terme est plus ou
moins validé dès cette époque.
194 La gestion des logements miniers à l’échelle du bassin fut d’ailleurs pour ses promoteurs une manière « détournée » de s’engager dans la voie de l’intercommunalité comme nous le montrerons plus loin. 195 Ainsi dans un article de Nord Matin (24 juin 1987) intitulé « les élus communistes du Pas-de-Calais sont très réticents à l’égard de propositions du Parti Socialiste », Yves Coquelle, élu communiste déclare « Nous n’avons jamais été contre la collaboration intercommunale (…). Mais nous faisons la différence entre collaboration intercommunale et mise en place de structures « supra-communales » dirigées par des « super-élus ». 196 La proposition d’André Delelis (relatée par Nord-Matin, 16 novembre 1987) d’une communauté urbaine rassemblant 80 communes minières avec Noël Josèphe (Président du Conseil Régional et maire de Beuvry) comme président prend acte selon nous des divergences probablement apparues avec J-P. Kucheida autour de la présidence. Noël Josèphe apparaît moins lié au courant Percheron-Kucheida au sein de la fédération et surtout, moins gênant que le maire de Liévin pour le maire de Lens. 197 Guy Baudelle, Le système spatial de la mine, op. cit. 198 Nous reviendrons plus loin sur cette question centrale du peuplement, et notamment sur ses anticipations électorales par les élus.
79
Observons au passage que le classement entériné en 1988 doit beaucoup aux effets du
premier classement effectué par les Houillères en 1971199. Ce dernier a largement conditionné
la politique d’entretien des logements et de rénovations des voiries. Ainsi les prophéties de
1971 sont souvent devenues auto-réalisatrices. Les cités peu entretenues et aux voiries non
rénovées (car considérées comme non rénovables à terme) se sont dépréciées progressivement
et vidées de leurs habitants, finissant de confirmer les pronostics initiaux de l’entreprise quant
à leur devenir.
Les exemples sont pourtant nombreux de cités condamnées dans les classements –puis
finalement rénovées suite à la mobilisation des habitants et des élus – qui ne connaissent
aujourd’hui aucun problème de fonctionnement particulier (vacance, dégradations)200. La
participation des élus au choix du classement en 1988 arrive donc parfois trop tard.
Si le souvenir du rapport Lacaze reste encore aujourd’hui traumatique201, le
resserrement urbain n’en a pas moins été mis en œuvre. On touche là à la troisième
appropriation politique du rapport Lacaze. Elle est d’ordre paradigmatique.
Nous pensons en effet que ce rapport a eu pour conséquence essentielle de contester le
paradigme202 jusqu’alors dominant dans la politique publique de rénovation des cités. Ce
dernier privilégiait la répartition égalitaire des ressources et l’amélioration technique et
uniforme de la qualité des logements et des voiries. En stigmatisant ses effets pervers et son
coût et en lui opposant une logique dite « d’aménagement », plus sélective, Lacaze ouvre la
voie à sa remise en cause.
Bien qu’il (ou ses mythes) continue d’être brandi comme un repoussoir par les élus,
stigmatisant la brutalité de ses conclusions203, le rapport Lacaze accouche donc également des
prémices d’un nouveau référentiel sectoriel de politique publique204. Il y a donc un « double-
effet Lacaze ». Yves Dhau Decuypère, technicien à la DRE et fin connaisseur du bassin minier
ne nous dit pas autre chose : 199 Voir supra. 200 C’est le cas d’une des plus importantes cités de Noeux-Les-Mines par exemple. 201 Plusieurs enquêtés ont ainsi parlé de « coup de poing » à son sujet. 202 Dans l’article qu’il consacre au concept de paradigme de Kuhn comme modèle d’analyse des politiques publiques, Yves Surel écrit : « un paradigme n’est pas seulement une image sociale mais un conglomérat d’éléments cognitifs et pratiques qui structurent l’activité d’un système d’acteurs qui le rendent cohérent et durable. » ; Surel (Yves), « Les politiques publiques comme paradigme », pp.125-152 in Faure (Alain), Pollet (Gilles), Wavrin (Philippe), La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la notion de référentiel, L’Harmattan, Logiques politiques, 1995. 203 Voir par exemple l’usage qu’en fait Jean-Pierre Kucheida dans la revue info-thèmes (p. 12) éditée par le Conseil Régional « à la gloire » de la nouvelle Sacomi : « Je pense sincèrement que la Sacomi représente le seul moyen d’éviter un plan Lacaze qui se met en place, discrètement, sans le dire aujourd’hui. C’est aussi le seul moyen de barrer les envies de la droite de raser le bassin minier, si, par malheur, elle revenait au pouvoir. »
80
Une partie des élus, favorable au transfert de gestion du logement minier, a donc su se
saisir de ce nouveau référentiel disponible, encore « à la recherche » de ses médiateurs
locaux. Le terme peu aguicheur de « resserrement urbain » s’est mué en « transformation des
agglomérations minières en véritables villes » sans perdre l’essentiel de son contenu : le choix
d’une logique sélective d’aménagement.
En remettant en cause les principes de la politique publique de rénovation définis dans
les années 70, le rapport Lacaze amorce donc un conflit sur le référentiel pour reprendre les
termes de Pierre Muller205.
Le « dernier acte avant transfert » survient en 1988, avec l’alternance
gouvernementale. La visite de Michel Rocard à Liévin en septembre de la même année (début
d’un long ballet de visites ministérielles sur les motifs desquelles nous reviendrons) est
l’occasion d’une nouvelle annonce sur le patrimoine des Houillères. Où l’on reparle d’un
transfert de gestion : « On peut imaginer un transfert du patrimoine des Houillères dans une
structure adéquate où les communes seraient mieux représentées »206. Philippe Essig, Haut-
204 Nous reviendrons sur cette question dans la partie II.D qui y est entièrement consacrée. 205 Celui-ci distingue les conflits sur le référentiel au moment où se produit la transition entre deux visions du monde dominante et les conflit dans le référentiel quand celui-ci est accepté ; Muller (Pierre), « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde », pp. 153-178 in La construction du sens dans les politiques publiques, op. cit. 206 « Rocard chez les gueules noires », Le Figaro, 13/09/88.
F-D : Comment a été perçu le rapport Lacaze et quelle était la volonté de l’Etat à travers la commande de ce rapport ? Y-D : La commande à l’origine, c’était de voir comment faire des économies, je pense. De la part de l’Etat de l’époque c’était de voir…En 86 on intervient depuis treize ans sur bassin minier, on fait un bilan et on voit où on en est, comment on peut rationaliser les choses sur le plan financier. Après de la part de Lacaze, il y a eu l’application d’un certain nombre de conceptions, pas idiotes puisqu’un certain nombre d’élus parmi les plus modernistes, entre guillemets, comme Kucheida les ont repris à leur compte, quand on discute avec eux en tête à tête des options de Lacaze. La grande idée de Lacaze, son apport a été de dire le bassin minier ne peut plus être traité de façon uniforme et redistributrice, avec une notion de mise aux normes générale mais il y a bien une réflexion nécessaire d’aménagement. Dans cette réflexion d’aménagement apparaissent des pôles en récession et des pôles dynamiques, il doit y avoir des politiques modulées. Alors bon, ça a été très mal perçu par les élus. Politiques modulées ça veut dire que si on dit qu’il y a des pôles en récession et des pôles en développement, traduction on va accompagner les pôles en développement et laisser tomber les autres. C’est pas tout à fait ce que disait Lacaze. Il disait qu’il fallait accompagner les pôles de développement et leurs facultés de se développer et les pôles en récession, il faut encadrer la récession et ne pas croire que l’on va encore faire du développement dans ces zones là mais entériner le fait que l’on fait de la récession et faire en sorte qu’elle se passe le mieux possible. Donc ça peut aussi dire qu’il faut des moyens. Mais ça a été mal vu par les élus dont une partie lisait le rapport Lacaze en disant il y a des parties du bassin minier qui vont vivre et donc qui vont être aidés, et des parties qui vont crever. Donc ça a été interprété un peu de façon binaire. C’est là où des gens comme Kucheida ont été capables de lire le rapport avec ses nuances et sa richesse. Par contre le volet qui a entraîné une levée de boucliers unanime, ça a été le volet financier puisque c’était la commande initiale, qui était de dire : de toute façon, dans un sens d’appropriation des politiques par les élus, il faut qu’ils participent. Finies les politiques à 100%, les aides de l’Etat complètes. Elles doivent être modulées d’une part et ensuite faire intervenir les élus locaux dans le financement des politiques
81
Fonctionnaire, membre du parti socialiste, est chargé par le Premier Ministre d’envisager les
modalités de celui-ci.
Les experts se succèdent au chevet du bassin minier au rythme des changements de
gouvernement.
Les conclusions du rapport sont sans surprises. Elles ne remettent pas
fondamentalement en cause le diagnostic sévère de Lacaze207 à propos des résultats des
politiques publiques précédentes, mais préconisent une rupture moins brutale et surtout,
conformément aux vœux du commanditaire de l’étude, proposent d’associer directement les
élus à la gestion du patrimoine minier, conçue comme un levier de la mutation du territoire208.
Le rapport propose donc d’en transférer la gestion à une Société d’Economie Mixte
dans laquelle les collectivités locales seraient majoritaires, le patrimoine restant propriété de
Charbonnages. C’est à quelques nuances près la forme qui sera retenue lors de la création de
la Sacomi, deux ans plus tard.
Après cinq ans d’une gestation chaotique, la perspective du transfert n’a donc jamais
été aussi proche.
Tout est réuni pour qu’elle devienne un point de cristallisation des luttes qui traversent
l’espace politique et institutionnel local, en proie aux dynamiques de recomposition de
l’après-charbon.
207 « Le grand mérite du rapport Lacaze est d’avoir fait prendre conscience du risque encouru et d’avoir ainsi préparé les esprits à une nouvelle approche ». A un autre endroit : « Sans vouloir minimiser les efforts qui ont été faits ni les résultats très significatifs qui ont déjà été obtenus, force est donc de reconnaître que la situation actuelle n’est pas satisfaisante. L’Etat s’épuise à coup de subventions à recréer l’image de la région et attirer les investissements industriels en même temps que de nouvelles dégradations apparaissent. C’est une situation intenable » ou encore à propos des procédures Girzom : « L’idée principale est de substituer aux clefs financières géographiques utilisées jusqu’à maintenant en fonction de critères dépassés une répartition plus mobile qui ne soit pas fondée sur un simple assistanat égalitaire mais qui comporte un aspect positif, celui de favoriser les opérations d’intérêt commun et de tenir compte de l’environnement économique et social général. On dépasse ainsi très largement la simple dimension immobilière. » Extraits du rapport Essig sur la gestion du patrimoine immobilier des HBNPC. 208 Ibidem. « Des méthodes nouvelles, pragmatiques et innovantes doivent être imaginées. Ce sera l’occasion d’impliquer les acteurs locaux dans un programme qui leur échappe aujourd’hui, ce qui explique largement leur refus d’en prendre la moindre charge. »
82
La gestion du patrimoine minier à la croisée des luttes institutionnelles et politiques
De l’annonce par Michel Rocard d’un possible transfert de gestion du patrimoine
minier aux élus lors de sa visite éclair en 1988, à la mise en place effective de la Sacomi en
octobre 1992, quatre années s’écoulent durant lesquelles la perspective du transfert de gestion
aux élus va cristalliser de nombreux débats et affrontements entre acteurs du bassin minier,
avec une intensité toute particulière dans le Pas-de-Calais209.
Notre propos consistera ici à identifier, autant que possible, la nature et les enjeux des
luttes qui jalonnent l’histoire du transfert de gestion du parc de logements miniers aux élus.
Comment cette question est-elle devenue si conflictuelle et pourquoi a-t-elle suscité autant de
prises de position divergentes jusqu’à aujourd’hui ?
Il se pourrait bien, dès lors, qu’au travers de cette démarche se révèlent d’autres enjeux
de recomposition de l’espace politique local, confronté notamment à la fin du charbon et à la
disparition de l’industrie dominante.
Loin d’être un enjeu de luttes autonome, la question du transfert de gestion émerge en
effet dans de nombreux espaces politiques et institutionnels, eux-mêmes traversés par des
luttes210. L’objectivation de ces dernières et de leurs dynamiques permet de mieux
comprendre le sens et la portée que confèrent les différents acteurs du territoire – qui s’en sont
saisis – à la question du transfert de gestion. Les « coups joués » à propos de cette dernière
trouvent alors parfois leur origine dans des objectifs bien éloignés de la seule question du
logement, qu’il s’agit de reconstituer.
209 Voir supra. 210 Selon Daniel Gaxie (op. cit) l’espace localisé est caractérisé par son grand degré de compétition institutionnelle. Il parle ainsi à son sujet d’ « espace hobbésien policé » : « Les collectivités locales constituent un univers hobbésien policé dans lequel chacun cherche à étendre ses compétences et ses domaines d’intervention, au moins dans les domaines considérés comme pertinents, à contrôler la distribution des crédits et à maximiser sa part des impôts et des subventions. »
83
Nous nous proposons dans un premier temps d’associer la perspective du transfert de
gestion aux dynamiques de recomposition du système politico-administratif local dans
l’après-charbon. Conséquence de ces mutations – qui l’ont rendu imaginable211 – le transfert
de gestion du parc de logements miniers aux élus en est également l’une des traductions
pratiques 212. A travers le transfert de gestion se redéfinit en effet le rôle des élus locaux, sous
les effets croisés de la décentralisation et du déclin des Houillères. Ce processus est également
l’occasion d’une remise en cause des communautés de politiques publiques établies, prémice
à de nombreuses luttes d’institutions213. (A)
Reflet et facteur de recomposition de l’espace institutionnel, la perspective du transfert
de gestion du parc minier intéresse également directement les entreprises politiques locales
(partisanes et syndicales) confrontées elles aussi à la redéfinition de leur rôle et de leurs luttes
dans l’après-charbon.
Aux affrontements « périmés » sur la poursuite de l’extraction se substituent bientôt
des clivages sur le sort du patrimoine des Houillères et de ses ressortissants, retraités et
veuves. Cette « reconversion » des entreprises politiques (qui n’exclut pas la continuation de
certains rôles incorporés) rejaillit également sur les modalités des affrontements intra-
partisans. Aussi, les conflits autour du transfert de gestion révèlent aussi bien les principes de
division inter, qu’intra-partisans, souvent occultés le reste du temps par ses protagonistes. (B)
Il semble en effet que le contrôle du parc de logements miniers soit apparu aux yeux
des entrepreneurs politiques comme une ressource politique décisive, susceptible de les
départager dans leur lutte pour l’obtention d’un leadership encore disputé.
Ce dernier point apparaît comme l’un des plus décisifs pour la compréhension des
luttes dont le contrôle de la Sacomi fut l’enjeu. En quoi la gestion du parc de logements est-
elle une ressource politique majeure sur ce territoire ou pourquoi les acteurs ont-ils pensé
qu’elle pouvait l’être ? Si la gestion du logement minier fut spontanément reconnue comme
un enjeu de pouvoir par la plupart de nos interlocuteurs, les ressorts précis (effets sociaux et
politiques) de celui-ci restent à expliciter. (C)
Il nous semble enfin, à l’aune de nos recherches, que les affrontements autour de la
gestion du patrimoine minier se sont déroulés sur fond de luttes entre référentiels de 211 Voir supra 212 Ibidem.
84
politiques publiques214. L’affrontement auquel se livrent les principaux entrepreneurs
politiques du territoire à propos de la gestion des logements prend constamment prétexte de
visions du monde (rôle des élus, choix d’aménagement) concurrentes. Dans cette concurrence
pour l’imposition du sens de la politique publique légitime se joue également la légitimité de
ses porte-paroles ou médiateurs à la mettre en oeuvre. Nous insisterons donc largement sur la
dimension cognitive des luttes, et sur le rôle qu’a joué la médiation d’un nouveau paradigme
de politique publique dans la légitimation du transfert de gestion et dans la désignation des
gérants (D).
L’une des spécificités de la question de la gestion du logement minier semble donc
bien résider dans son aptitude à affecter l’intérêt de nombreuses institutions et acteurs de
l’espace politique local.
213 Daniel Gaxie (dir.), op. cit. 214 Cf. Muller, Surel, op. cit.
85
A. La recomposition de l’espace institutionnel local dans l’après-charbon, matrice et enjeu des luttes autour de la gestion du logement minier
Il s’est établi un rapport complexe entre les transformations de l’espace institutionnel
et le transfert de gestion du parc de logements miniers aux élus. Ce dernier peut en effet être
considéré comme l’un des résultats tangibles de ces mutations mais il en est également le
vecteur. C’est à travers la mise en œuvre du transfert de gestion que la décentralisation
jusqu’alors « permise » devient « effective », par la manière dont les élus et collectivités
locales se saisissent (ou non) des compétences qui leur ont été formellement attribuées par la
loi.
La spécificité de la question de la redéfinition des compétences institutionnelles dans
le bassin minier après la décentralisation tient cependant à la présence (puis au repli) d’une
industrie dont l’emprise sur les communes s’était ajoutée à celle de l’Etat pendant des années.
Nous verrons d’ailleurs sur ce point que la question du transfert de gestion est d’abord perçue
comme une émancipation par rapport aux Houillères même si la rhétorique de la
décentralisation est parfois mobilisée en soutien. Le poids important de l’Etat dans les
politiques publiques du logement minier n’est pas véritablement remis en cause pour plusieurs
raisons qui tiennent notamment à la dépendance des collectivités locales à l’égard de ses
financements mais également à une focalisation sur le rôle des Houillères. (1)
La perspective du transfert de gestion ouvre donc la possibilité d’une nouvelle
répartition des compétences entre les différents acteurs institutionnels du territoire. Nous
envisagerons l’implication des différentes institutions concernées par le transfert de gestion et
leur attitude face à celle-ci. En quoi le transfert de gestion a-t-il (ou aurait-il) pu modifier le
rôle des différentes institutions opérant sur la question du logement minier ?
S’il peut être le prétexte à de nouvelles ambitions de la part des collectivités locales
(nous verrons ce qu’il en a été), ce transfert de gestion signifie également par contrecoup
d’éventuelles pertes de prérogatives pour d’autres acteurs, jusqu’alors partie prenante de sa
gestion ou des politiques publiques le concernant, motivant dès lors leur possible résistance à
celui-ci. (2)
Il s’agit donc plus largement ici d’envisager les effets sur le gouvernement local du
transfert de la gestion du patrimoine minier aux élus.
86
1. La redéfinition du rôle des élus locaux à travers le transfert de gestion. Entre décentralisation et succession des Houillères.
Quels sont les acteurs qui comptent dans la détermination des politiques publiques du
logement minier avant le transfert de gestion aux élus ? Le Girzom pour la rénovation des
voiries et la Soginorpa pour la politique de gestion et de réhabilitation des logements
apparaissent comme les lieux principaux de son élaboration et de sa mise en oeuvre.
Les groupes Girzom répartissent des crédits d’Etat selon des clefs de répartition
géographiques « égalitaires ». Qualifiée de « saupoudrage » par ses détracteurs, cette
procédure repose avant tout sur une volonté de répartition consensuelle, associant les élus
locaux par le biais de l’ACM215 dont la logique de fonctionnement, elle-même consensuelle,
contribue à la reconnaissance de ce type de procédure.
Cette logique d’attribution des crédits fut régulièrement critiquée à partir du rapport
Lacaze et quelque peu modifiée dans un sens plus sélectif, sans véritable révolution cependant
comme l’indique Yves Dhau Decuypère qui suit cette question pour le compte de la Direction
Régionale de l’Equipement.
Yves Dhau Decuypère impute à l’absence de structures intercommunales
la perpétuation d’une logique communale d’attribution des crédits, qui rend délicate tout
arbitrage sélectif.
Le rôle de l’Etat et de ses administrations déconcentrées dans les procédures du
Girzom n’en est pas moins prépondérant. C’est en effet la DRE qui fait les propositions de
répartition géographique des crédits entre les six groupes locaux qui composent le bassin
minier et qui propose les sites d’intervention à l’intérieur des communes, prenant plus ou
moins étroitement en compte les recommandations définies par les groupes locaux
auparavant. 215 Voir supra.
F-D : Aujourd’hui vous pensez que les politiques GIRZOM ont cessé de perpétuer cette logique de saupoudrage ? Y-D : Non, bien sûr que non. Tant que l’intercommunalité est embryonnaire comme elle l’est actuellement, il n’y a pas véritablement de choix qui sont faits à ce niveau là. A partir du moment où il n’y a pas de choix au niveau intercommunal, on a donc les propositions communales qui remontent. Il n’y a pas d’arbitrage ou de filtre intermédiaire. Donc l’Etat se trouve face à une multitude de communes qui demandent et sauf à se substituer au niveau intercommunal et à imposer des choix au niveau de chaque intercommunalité, des choix pour lesquels il n’a pas la légitimité, je ne vois pas ce qui légitimerait une DRE pour dire au niveau de l’agglomération de Lens, on met le paquet sur Grenay et sur Sallaumines parce qu’on estime que ce sont des sites prioritaires. Bon, il y a pas mal d’arguments pour le dire, mais on n’a pas une légitimité à le faire. A partir de là, le consensus qui s’est fait, pas dans le sens d’une intercommunalité réelle, c’est une répartition qui n’est pas totalement idiote, puisque c’est du saupoudrage qui n’est pas injuste et pas subjectif, c’est de regarder ce qui restait à faire dans chacune des cités en terme quantitatif et de dire on répartit l’annualisation au pro rata de l’importance qui reste à faire.
87
Ainsi Yves Dhau Decuypère d’ajouter : « La DRE a un rôle important autant politique
que procédural. La DRE a un poids technique de conseil qui est pris en compte dans les
programmations. On pèse lourd par la marge de manœuvre que l’on a sur le Girzom. En
intervenant sur l’infrastructure des cités minières on est incontournable sur la politique de
logements qui en dépend. »
Une répartition de l’expertise s’effectue entre la DRE – qui prend en charge la
définition des politiques d’aménagement – et les DDE et ingénieurs d’arrondissement – qui
jouent un rôle primordial dans la mise en œuvre de la rénovation des VRD, par la maîtrise
d’œuvre des travaux qui leur est confiée216.
Cette place prépondérante des administrations de l’équipement dans la définition et la
mise en œuvre des politiques Girzom n’a que faiblement évolué avec la décentralisation
comme devait nous le confier M. Dhau Decuypère, ajoutant simplement que sa légitimité
d’Etat central s’était muée à cette occasion en légitimité de financeur. Observons au passage
qu’ici, plus qu’ailleurs, la grande dépendance des communes aux crédits d’Etat, limite
l’autonomie des acteurs locaux ou plutôt la déplace parfois des Houillères vers les
administrations ou les ministères.
Ce rôle central de l’Etat dans la politique Girzom ressemble donc à une constante et a
été peu affecté par le transfert de la gestion du parc de logements miniers aux élus de 1992 à
1996. Si les acteurs de la Sacomi ont essayé de peser sur les programmations Girzom217 qui
216 Ce qui n’exclut pas des conflits importants entre DRE et DDE dont la logique d’intervention et les intérêts dans la politique de rénovation sont parfois contradictoires. Nous reviendrons sur ce point dans la sous-partie suivante. 217 Ils furent d’ailleurs invités à participer aux groupes locaux. Il faudrait également se pencher plus finement sur le rôle d’influence « informelle » (réseaux) qu’ont pu avoir plusieurs anciens fonctionnaires de l’Etat en disposition ou en détachement, qui avant de participer étroitement à la gestion du logement minier par les élus (période Sacomi) avaient travaillé à l’Etat, notamment sur la programmation Girzom. C’est le cas de Dominique
F-D : Etes-vous intervenus dans les négociations entre Etat et collectivités locales sur les montants alloués à ce titre ? Y-D : Oui, tout à fait. On intervient d’ailleurs beaucoup plus sur cet aspect-là que sur le suivi technique. C’est plutôt le niveau des arrondissements de l’équipement qui intervient sur le suivi technique puisqu’il est même maître d’œuvre des opérations. Nous on intervient sur un certain nombre d’opérations qu’on estime importantes (…). On choisit parfois un certain nombre de cités sur lesquelles on s’investit plus particulièrement. Par contre on est conseillers techniques directs auprès de la préfecture directe de Région. A ce titre on est amené à soit intervenir de façon directe sur la répartition des financements à l’intérieur du bassin minier, et également dans les négociations avec la DATAR sur les montants. Même si on est pas en direct en permanence, nous en tant qu’interlocuteurs physiques, le SGAR s’appuie sur nos argumentaires pour discuter avec Paris. Et on a plus une relation directe avec notre propre ministère sur le volet logement. Sur le volet voiries/GIRZOM qui dépend plus de la DATAR, c’est la préfecture de Région qui s’appuie sur nos conseils.
88
constituaient une entrave à leur liberté dans la programmation des réhabilitations, ils ne sont
jamais parvenus à en prendre la maîtrise complète. D’une part parce que les fonctionnaires de
l’Equipement voyaient d’un mauvais œil cette mainmise politique sur les crédits, d’autre part
parce que l’Etat revendiquait son statut de financeur comme garde-fou de ses prérogatives. La
contractualisation des crédits Girzom entre l’Etat et la Région dans le contrat plan 94-98
n’entraîna pas de « transfert » de compétences vers cette dernière bien qu’elle participait
désormais au financement (avec les départements) en abondant les crédits d’Etat.
Aussi, la redistribution des rôles au moment du transfert de gestion a davantage affecté
la Soginorpa, autre acteur décisif des politiques du logement minier puisque gestionnaire et
propriétaire du parc. C’est en tout cas l’analyse d’Yves Dhau Decuypère :
On touche ici à la particularité institutionnelle du bassin minier sur laquelle nous
avons déjà eu l’occasion de mettre le doigt à plusieurs reprises : la place centrale des
Houillères dans l’espace local. Si elles sont un acteur moribond sur le plan économique et
social au début des années 90, elles continuent de jouer un rôle majeur dans les politiques
publiques locales218 par le biais de leur emprise spatiale et sur le logement.
A certains égards, les Houillères sont longtemps apparues aux yeux des acteurs locaux
comme un second « Etat dans la région »219 et quand ils parlent de décentralisation, l’enjeu de
l’émancipation par rapport à celles-ci apparaît souvent premier. Ainsi, le transfert de gestion
ne cessera d’être présenté par ses défenseurs comme un pré-requis à une décentralisation
effective.
Desprez qui fut conseiller du Préfet sur le Girzom et au SGAR avant de devenir directeur de la Soginorpa pendant la gérance Sacomi ou encore de Daniel Ghouzi qui avant de devenir le conseiller spécial du Président (Kucheida) à la Sacomi travailla à la DRE sur les politiques du bassin minier. On peut même se demander si dans certains cas, ceux qui les ont choisi n’ont pas escompté qu’ils puissent influencer la politique Girzom par leur entregent. L’étude des policy networks pourrait être mise à contribution ici. 218 Voir la carte page suivante présentant la part des logements miniers dans les résidences principales en 1993. 219 Les Houillères ont des ministères de tutelle mais disposaient d’une autonomie de gestion certaine.
F-D : Ca n’a jamais pu être remis en cause, même au moment de la Sacomi ? Y-D : Même au moment de la Sacomi, les équilibres, les changements de rapports de force se sont placés plutôt au sein de nos interlocuteurs. L’Etat a toujours eu son positionnement de financeur. Alors c’est vrai qu’il n’était pas au sein du C.A. de la Sacomi, pour une raison très simple, c’est qu’il était financeur et qu’à ce titre-là, il gardait sa position de financeur. Et donc, la Sacomi en face était un interlocuteur. La redistribution des rôles s’est plutôt faite entre les élus et CdF, entre les élus et la SOGINORPA mais pas vraiment par rapport à l’Etat. Ce sont plutôt nos interlocuteurs qui ont un petit peu bougé, de façon plus ou moins importante et pérenne mais c’est vrai que le rôle, le poids de CdF en tant que co-acteur des politiques du bassin minier baisse. Le poids de CdF baisse comme décideur. Il reste un interlocuteur incontournable en tant que propriétaire des friches et propriétaire des logements. Ceci dit, c’est vrai que son rôle est de plus en plus contesté, en particulier par les élus. Tout le pouvoir des élus se prend plutôt sur Cdf et sur la Soginorpa que sur l’Etat.
89
Les Houillères sont donc le second acteur prédominant des politiques publiques du
logement minier avant le transfert de gestion.
Depuis la création de la Soginorpa, filiale à 100% des Houillères, c’est elle qui gère
les 85000 logements restants (en 1990) et qui décide des programmes de rénovation et
d’entretien des logements mais également de leur attribution aux nouveaux locataires. La
procédure est différente pour les ayant-droits qui voudraient changer de logement. L’ANGR
(Agence Nationale de Gestion des Retraites créée pour prendre en charge la gestion des droits
des anciens employés des Houillères afin de survivre à la disparition des HBNPC) dispose en
effet d’un contingent prioritaire dans le parc Soginorpa. C’est elle qui paye les loyers de
mineurs directement à la SCI. La gratuité est donc en réalité un paiement au tiers, financé par
une ligne du budget national reconduite chaque année. L’ANGR se voit dans ce cadre
déléguer l’attribution des logements, effectuée dans le cadre de commissions paritaires où
sont notamment représentés les syndicats et les membres de l’Agence.
La Soginorpa n’en garde pas moins des prérogatives significatives sur la gestion du
parc.
Les élus locaux « pro-transfert » ne manquent jamais d’insister sur l’absence de
concertation et sur la gestion autocratique de la SCI. La Soginorpa est ainsi présentée comme
complètement hermétique aux revendications des élus locaux.
Nos recherches nous ont montré qu’existaient des modes de négociations ou de
transactions localisées qui relativisent l’image peu sociologique de complète étanchéité aux
sollicitations des élus. Incapable de se passer complètement de leur appui dans certaines
circonstances (médiation auprès des habitants notamment), la Soginorpa a parfois initié une
collaboration à la carte avec les communes.
Véronique Leclercq, qui avant d’être technicienne au service habitat au Conseil
Régional travaillait dans une mairie du bassin minier sur les questions du logement, nous a
fourni quelques éléments d’information empirique intéressants, confirmant l’hypothèse d’une
domination des Houillères localement « apprivoisée », pour paraphraser Pierre Grémion220 :
220 Qui parle de « jacobinisme apprivoisé » pour décrire l’état des relations centre/ périphérie avant la décentralisation, in Le pouvoir périphérique, op. cit.
90
Il s’est donc probablement établi des formes de régulations croisées221 entre des élus
locaux, dont certaines ressources (attributions de logements, urbanisme) dépendent du bon
vouloir de la Soginorpa (ou de la DIMO avant elle), et cette dernière qui pouvait rechercher
l’appui de la légitimité mayorale dans certaines circonstances. Il est certain en tout cas que ces
transactions locales devaient être d’intensité fort variable.
Les modalités de négociation entre les élus locaux et la Soginorpa peuvent prendre un
tour encore plus informel (voire occulte) quand il est question des politiques de
peuplement222. Yves Dhau Decuypère parle alors d’ « alliance objective » pour décrire des
transactions dont les aboutissants ne sont pas forcément explicités au moment de l’échange
mais dont le contenu est parfois objectivable a posteriori comme c’est le cas ici :
Ces formes de négociations localisées n’empêchent pas les élus locaux de contester le
quasi-monopole de la Soginorpa dans la gestion de l’habitat minier, qui grève une partie
importante de leurs compétences urbaines (le patrimoine minier représente parfois plus de
50% des logements et autant de l’emprise foncière des communes).
221 Ibidem. 222 Cette question du lien entre la gestion de l’habitat minier et l’évolution du peuplement (électorat) des communes est au cœur des conflits entre élus communistes et socialistes sur la question. Voir notamment II.B.1.
F-D : Le renouvellement de la population ne présente-t-il pas un risque pour les élus ? Il y a des territoires où les clientèles électorales semblent acquises… Y-D : Si, mais c’est justement ce dont se sert la SOGINORPA actuellement qui s’appuie sur la non-volonté de changement d’un certain nombre d’élus dont le fond de commerce politique se situe auprès d’une clientèle donnée. La SOGINORPA s’appuie là-dessus pour conforter les ghettos en fait. Ca arrange un certain nombre d’élus de garder la même population. Puisqu’ils veulent ce type de population, là je mets entre guillemets ce que peut penser la SOGINORPA : « on va leur en refiler et nous ça nous arrange bien de les remettre tous à cet endroit là aussi ». Puis après l’élu découvre avec horreur qu’il n’a plus à gérer uniquement un petit quartier à problèmes mais un véritable ghetto. Ca se fait souvent par alliance objective des intérêts électoraux et de la volonté un peu cynique de la SOGINORPA. (…) « Il peut y avoir effectivement accord sur des programmes à certains moments parce qu’il y a cette alliance objective entre l’élu qui sauvegarde sa clientèle électorale et la SOGINORPA qui est bien contente de concentrer un certain nombre de ses populations difficiles ».
F.D. : Est-ce qu’il n’y avait pas des formes de négociations localisées ? Derrière l’idée que l’on peut avoir de la Soginorpa agissant de façon isolée, est-ce qu’il n’y a pas eu des accords tacites entre le personnel de la Soginorpa, les agences, les élus pour faire une telle politique ? V. Leclercq : Oui, au niveau des agences. C’est au niveau quotidien pour l’avoir expérimenté qu’on traite effectivement. Mais alors pour des questions de location d’un logement ou de travaux à faire, de trucs comme ça. Enfin je peux vous dire, un élu local de toute façon reçoit les réclamations de la population, quelles qu’elles soient. A partir de ce moment là s’établissent des relations donc à ce niveau là. Même pas avec les chefs d’agence d’ailleurs mais avec le piqueur, ou celui qui effectivement, au dernier maillon de la chaîne est sur le terrain et répartit les logements. Ca se faisait avec la DIMO, ça se fait tout autant maintenant. Même au niveau des connaissances. Je me souviens que…bon, je travaillais à Lallaing. Et à un moment, on m’avait demandé de faire le point sur les demandes de logements, donc de faire des propositions. Donc je voyais un peu l’ensemble du parc de Lallaing et le parc Soginorpa représentait un bon pourcentage. Et je leur ai demandé si je pouvais avoir un certain nombre de renseignements sur la population qu’ils logeaient. A condition justement de passer au niveau local, il n’y avait aucun problème.
91
La spécificité et le paradoxe de la question de la décentralisation dans le bassin minier
c’est qu’elle concerne davantage les relations entre les communes et les Houillères que les
relations entre les collectivités locales et l’Etat. C’est cependant au nom de la décentralisation
menée par l’Etat que les communes revendiquent leur émancipation par rapport aux
Houillères, qui n’ont pourtant rien d’une administration centrale.
Ainsi, les lois de décentralisation sont mobilisées pour légitimer l’émancipation des
collectivités locales par rapport à l’entreprise. Un extrait de l’éditorial de Jean-Pierre
Kucheida paru dans le premier numéro de Sacomi infos, journal de la Sacomi, est significatif
de cette situation de « double tutelle » : Le vendredi 9 avril 1991, forts de l’appui du président François Mitterrand et du Premier ministre Michel Rocard, les élus du bassin minier mettaient en place la Société pour l’aménagement des Communes Minières. Pour quoi faire ? Pour prendre pleinement en mains, comme les lois de décentralisation leur en donnent aujourd’hui le pouvoir, la renaissance, la transformation et l’aménagement du bassin minier. Cette prise en mains, comme autrefois celle des Compagnies Minières, passe par le contrôle de la gestion du formidable patrimoine immobilier que les HBNPC ont constitué au fil du temps. Car à la logique de l’extraction doit désormais succéder celle de l’intérêt général dans la gestion de tout cet ensemble de logements, de terrains et d’équipements publics. »
Ainsi, la « prise en main » du patrimoine des Houillères par les élus, présentée comme
le plus sûr gage de la reconversion, est légitimée par la mise en conformité des rôles locaux
avec les compétences issues des lois de décentralisation.
Les élus favorables au transfert de gestion utilisent d’ailleurs souvent ce registre de la
libération ou de l’émancipation. Ainsi, selon Daniel Percheron, « cette décision (le transfert
de gestion du patrimoine aux élus) est l’outil de l’émancipation du bassin minier 223».
L’émancipation des élus est ici étendue au territoire tout entier. Le transfert de la gestion du
patrimoine est alors présentée comme une œuvre libératrice qui dépasse largement le cadre
des compétences institutionnelles: « Si les élus s’acharnent à récupérer le patrimoine
immobilier des Houillères, au demeurant en assez piteux état, c’est qu’ils désirent faire table
rase avec le passé culturel qui a totalement lié la population avec les HBNPC, de la
naissance à la mort, en passant par le logement 224».
223 in Vie publique, novembre 1988. 224 Autrement Dit, 2/07/93.
92
Dans ces propos transparaissent des dynamiques de redéfinition des rôles
institutionnels (vers la figure du maire « urbain » et du maire « entrepreneur225 ») entravées
par l’absence de maîtrise sur le patrimoine minier :
La perspective de la fin du charbon est ici brandie comme un gage supplémentaire de
l’illégitimité de la gestion du patrimoine par les Houillères, qui n’ont d’autres recours que de
se retrancher derrière la « légitimité du propriétaire226 ».
La décentralisation dans le bassin minier prend donc place dans le cadre d’un territoire
marqué par la longue présence d’une mono-industrie227 aujourd’hui en déliquescence et dont
la succession importe au moins autant aux élus locaux que les transferts de compétences de
l’Etat central.
Si la décentralisation est souvent appréhendée à travers le prisme unifiant et
homogénéisant de la loi, le bassin minier donne l’exemple d’un site de décentralisation
singulie,r où les caractéristiques spécifiques de l’espace local et notamment la double relation
au centre par le biais des Houillères, donnent lieu à une appropriation spécifique des nouvelles
compétences octroyées, qui passe notamment ici par la prise de contrôle du patrimoine
minier228.
La redéfinition des rôles institutionnels post-décentralisation dans le bassin minier doit
être également mise en relation avec la spécificité d’une situation de reconversion, qui semble
225 Voir sur ce point l’ouvrage stimulant de Christian Le Bart : La rhétorique du maire entrepreneur, Pédone, 1993. 226 Selon les mots de Jacques Verlaine lors de l’entretien. 227 Voir également sur le sujet pour une approche fonctionnaliste : Michel Grossetti, Christophe Beslay, Denis Salles, « Le modèle néo-républicain et les sites en reconversion industrielle », in Annales de la Recherche Urbaine, n°80, 81. 228 Cette conclusion partielle s’inscrit dans le « programme de recherche » de Jacques Lagroye quand celui-ci propose de « scruter attentivement et tenter d’expliquer l’extrême variété des configurations locales de tout phénomène général. »
J-P. Kucheida : (…) Moi je suis là pour aménager ma commune, je suis là pour rendre un certain nombre de services directement ou indirectement à l’ensemble de ma population. Donc mon boulot c’est l’aménagement du territoire. Or, à chaque fois que l’on se tournait dans une direction, on butait sur des logements qui appartenaient aux Houillères ou à la Soginorpa aujourd’hui, on butait sur des terrains qui appartenaient à CdF également. Il fallait trouver une solution. D’autant que si cette entreprise avait été en expansion elle aurait pu continuer à gérer normalement ses logements et le problème ne se posait pas. (…) Là c’est une entreprise en récession. Et qu’est-ce qu’elle a fait cette entreprise en récession ? Elle s’est préoccupée de l’exploitation du charbon et a délaissé le logement minier pendant plus de trente ans qui est aujourd’hui dans un état lamentable. Donc il fallait bien à un moment donné, puisque les syndicats n’avaient aucune autorité sur ce sujet à part celle de brailler, il fallait bien que quelqu’un prenne le relais et c’est pourquoi nous avons pris les décisions qui ont été prises à cette époque là. C’est pas pour dominer, c’est pas pour avoir la tête un peu plus enflée. C’est parce que l’on rend un service et on peut aménager à partir de là une région. Pas une ville, une région.
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accroître l’importance et l’écho potentiel des revendications des maires en matière
d’aménagement et d’urbanisme229.
Ainsi la prégnance d’un patrimoine minier dont la gestion leur échappe est présentée
par les élus locaux comme la première entrave à l’épanouissement de leurs prérogatives, ces
derniers oubliant parfois le rôle prédominant de l’Etat dans d’autres politiques décisives
comme celle du Girzom.
Notons cependant que la revendication d’ « émancipation » des collectivités locales
par rapport aux Houillères est loin de faire l’unanimité parmi les élus.
Cette proposition, matérialisée notamment par le transfert de gestion du patrimoine
minier, heurte en effet la définition consolidée du rôle de maire. Cette dernière campe les élus
locaux dans une position revendicative à l’égard des Houillères, qui pourrait être remise en
cause par le transfert de gestion qui ferait d’eux les gestionnaires « plénipotentiaires » du parc
de logements.
Loin de préconiser un transfert complet, André Delelis, ancien sénateur maire de Lens
se prononce ainsi pour une co-gestion du patrimoine minier qui ne « mettrait pas les élus en
première ligne » selon sa propre expression. Il ajoute : « Nous les élus ne devons pas décider
de la rénovation ou de l’attribution des logements. Il faut qu’on appartienne à la gestion mais
qu’on soit un quart. » Les élus doivent dès lors dans son esprit continuer d’endosser leur rôle
de porte-paroles (voire d’intercesseurs) des habitants, plutôt que de courir le risque de se voir
imputer des dysfonctionnements de la gestion contre lesquels ils ne pourraient rien :
Les « risques » du transfert de gestion sont également rappelés avec complaisance par
les élus qui y sont favorables, mais cette fois-ci pour relativiser les rétributions qu’ils en
attendent et mettre en exergue leur dévouement. Ainsi Daniel Percheron, l’un des plus
fervents partisans du transfert :
229 On rejoint ici Albert Mabileau quand il avance : « L’équilibre réalisé par le « jacobinisme apprivoisé » (P. Grémion) s’est trouvé remis en cause dans un environnement socio-politique profondément bouleversé par la croyance que les institutions locales pouvaient porter remèdes aux déficiences de l’Etat. », Le système local en France, op. cit. p. 17
A. Delelis : Les maires sont comme moi. Ce qu’ils veulent c’est ne pas être embêtés par les réclamations des habitants des cités. Il n’y a rien de plus irritant qu’on vienne vous voir pour des choses qui ne sont pas de votre compétence. Quand des gens viennent vous voir pour avoir un emploi que vous ne pouvez pas leur donner parce que vous ne pouvez pas résoudre le chômage à vous tout seul dans votre commune. Quand on vient vous demander pour vous dire que ça ne va pas la rénovation de la Soginorpa, qu’est-ce qu’on fait ? Ben on écrit à la Soginorpa en disant : « telle personne se plaint de la mauvaise qualité des travaux chez elle, etc. ».
D. Percheron : En quelque sorte il y avait plus de voix à perdre qu’à gagner dans le contrôle de l’habitat minier. C’était d’ailleurs la thèse d’un élu comme André Delelis et qui n’était pas fausse en disant : « on a un bouc-émissaire, on a un ennemi héréditaire – les Houillères – qui gèrent. Quand on nous demande une intervention on la fait. Pourquoi se substituer ?
94
Il ne suffit pas cependant de recenser ces deux idéaux-type de rôles politiques
distincts, sans ajouter qu’ils participent d’un processus de construction concurrentielle du
sens de l’action publique légitime. Il faut dès lors identifier les enjeux que revêt le fait
d’endosser l’un ou l’autre de ces rôles pour les élus concernés. Derrière ces discours ou
attitudes se profilent également les affrontements pour le monopole de la représentation du
territoire. Les « Jeunes Turcs » – partisans du transfert – construisent aussi leur rôle en
fonction de celui endossé par leurs concurrents les plus sérieux dans le champ politique local.
Cette approche évite selon nous de substantialiser trop ces discours ou ces rôles
(devenus purs produits d’une pensée autonome) et de les déconnecter par là-même des enjeux
de position qui en découlent objectivement230. La question du transfert de gestion du logement minier informe donc l’évolution des
rapports centre/périphérie et des rôles des différentes composantes de l’espace institutionnel
local.
La possible remise en cause des communautés de politiques publiques consolidées
dont elle augure ne va pas cependant sans résistances ni tiraillements. Il s’agit désormais
d’identifier les modalités de l’implication des différentes institutions dans la « bataille du
logement ».
2. Les institutions dans la bataille. « Luttes d’institutions » ?
Comment le transfert de gestion du parc minier aux élus et la création de la Sacomi se
sont-ils traduits sur l’implication des différentes institutions du territoire dans les politiques du
logement minier ? En quoi les prérogatives de ces institutions ont-elles été affectées ou non
par ce transfert ? Quels étaient les enjeux pour chacune des institutions concernées de cette
nouvelle répartition des rôles ? Quelle fut son ampleur ?
Autant de questions posées par le transfert de gestion du patrimoine minier à l’espace
institutionnel local qui permettent de saisir certains principes de ses divisions et de ses
dynamiques de recomposition.
230 Nous reviendrons sur cette dimension dans la partie consacrée aux luttes de référentiels.
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Penchons nous d’abord sur la situation des 170 communes minières (pour 1038000
habitants en 1990231). Elles apparaissent comme les premières concernées par les questions
relatives au sort du patrimoine minier et au transfert de gestion.
Elles le sont cependant à des degrés fort divers. Derrière l’uniformité apparente du
pays minier se cachent des situations en réalité fort disparates qui battent en brèche la
cohésion qui lui est souvent prêtée a priori. Pierre Bruyelle d’interroger devant les multiples
dynamiques centrifuges et hétérogénéisantes recensées : « le pays minier existe-t-il
encore ?232 ».
La part du logement minier est par exemple très variable d’une commune à l’autre.
Quoi de commun entre la situation de Lens ou de Liévin où sont présents plus de 5000
logements miniers en 1970, et Valenciennes qui n’en compte que 240 ? Aussi, l’implication
des principaux protagonistes de la question du logement peut-être dans un premier temps
rapprochée de l’importance que cette question revêt pour leur commune.
Jean-Pierre Kucheida, Marcel Wacheux, ou encore André Delelis, principaux
protagonistes de la « bataille du logement », sont tous maire d’une commune où le parc minier
est présent en nombre (a contrario, les maires de Douai, Valenciennes ou Béthune où les
logements miniers sont peu nombreux n’apparaissent quasiment pas). Bien d’autres raisons
sont à l’origine de leur implication mais la présence importante de logements miniers dans la
ville dont ils ont la gestion semble une condition minimale233. Toute modification des
modalités de gestion du parc de logements miniers affecte en effet sensiblement la situation
du logement dans leurs municipalités respectives. Il y a donc pour eux un intérêt évident à être
associés à cette gestion.
Les enjeux de la question du logement minier pour les élus appartenant à l’ACM sont
donc, au vrai, fort variables. C’est pourtant la présence de patrimoine minier qui constitue
aujourd’hui encore le plus petit dénominateur commun « objectif » des communes dites
231 Source : Pierre Bruyelle, « Le pays minier existe-t-il encore ? », in Hommes et Terres du Nord, 1994-1, pp. 48-54. 232 Ibidem. 233 Les élus qui participeront au conseil d’administration de la Sacomi – représentant les institutions actionnaires – seront également dans cette situation. Ont ainsi été administrateurs : Joseph Brabant, maire de Barlin où les taux de présence du logement minier dépassent 40%, Marcel Cabiddu maire de Wingles (entre 30 et 40%) ou Michel Vancaille, maire de Bully-Les-Mines (entre 30 et 40%).
96
« minières »234 et qui contribue à faire exister le bassin minier en tant qu’espace de politiques
publiques spécifiques et de représentations235.
La présence de logements miniers ne signifie pas pour autant que les intérêts des
communes en la matière ne puissent être antagonistes ou concurrentiels.
Des réhabilitations de logements miniers dans une commune sont ainsi susceptibles
d’attirer des locataires en provenance de communes voisines, modifiant la répartition de leur
population à la manière des vases communicants. Cette hantise est d’ailleurs particulièrement
justifiée sur un territoire où les mouvements de populations sont, au mieux, un jeu à somme
nulle236.
En outre, les perspectives d’attractivité des cités rénovées sont bien différentes selon la
situation géographique, économique et sociale des communes concernées (importantes au
nord du bassin d’habitat de Lens à proximité de la zone périurbaine de la métropole lilloise ou
dans les villes centres, beaucoup plus faibles dans les communes minières les plus
déprimées237). Toutes ne sont donc pas égales devant la réhabilitation.
Enfin, les crédits de réhabilitation sont souvent l’objet de toutes les convoitises. Des
observateurs attentifs du bassin minier notent ainsi que « la concurrence reste vive entre les
communes pour l’obtention des aides au logement238 ».
Si l’ACM a constitué les communes minières en groupe d’intérêt en devenant leur
porte-parole au début des années 70, celui-ci n’en demeure pas moins précaire et sujet à
diverses tensions. Les différends apparus à propos du devenir et de la gestion du patrimoine
minier reflètent parfois l’hétérogénéité des situations communales et des intérêts, en dépit du
label commun.
234 La présence de logements miniers est d’ailleurs l’une des conditions posées par l’ACM à l’adhésion des communes à l’association. 235 Voir sur ce point l’intervention de Frédéric Sawicki lors de la journée d’étude de l’IFRESI « Anthropologie du bassin minier » du 28 et 29 juin 1999 sur le thème : « Représentation de la mine, des mineurs et du territoire ». 236 La population globale du bassin minier diminue faiblement mais régulièrement et les mouvements démographiques se font essentiellement par une nouvelle répartition de la population entre communes, les arrivées et les naissances ne compensant pas les départs. Voir l’étude de l’ORHA sur les marchés résidentiels dans le bassin minier à l’horizon 2015. 237 Ibidem. 238 Anne Debliquy, Jacques Defrenne, Yves Dhau Decuypere, Gérard Gabillard, Direction Régionale de l’Equipement Nord-Pas-de-Calais, « Les marchés du logement dans le Pays Minier », Hommes et Terres du Nord, 1994-1, p. 20.
97
Les difficultés rencontrées dans la réalisation des intercommunalités sur ce territoire
vont également dans ce sens239 même si s’ajoute ici à l’effet de la dispersion des intérêts celui
des dynamiques concurrentielles de construction des territoires politiques locaux240.
C’est dans ce contexte que la Sacomi devient gérant de la Soginorpa en 1992.
Elle affirme son ambition de redonner aux élus locaux la maîtrise de la gestion du
patrimoine minier241. Néanmoins, si « les élus locaux ont maintenant des pouvoirs242 », tous
ne sont pas associés directement à la gestion de la SEM. Seulement douze administrateurs
représentant les différentes institutions actionnaires243 prennent part aux décisions du conseil
d’administration.
Ainsi les maires ont parfois craint qu’à la tutelle des Houillères et des services de
l’Equipement ne se substitue celle de la Sacomi244.
Nous reviendrons plus loin sur les modalités pratiques et sur les enjeux (clientélistes
notamment) de la relation Sacomi/communes – qui s’est traduite par la signature de
conventions entre la SEM et une partie d’entre elles – dans la détermination de la politique du
logement minier après transfert.
L’autre point concerne l’implication des collectivités locales d’échelle « supérieure » :
Région et départements. Comment se sont-elles saisies de ce transfert de gestion auquel elles
étaient directement associées en tant que principaux actionnaires de la Sacomi à laquelle fut
confiée la gestion du parc de logements en 1992 ?
Avant le transfert de gestion aux élus, le rôle de ces institutions dans les politiques du
logement minier est quasi-inexistant. Si la région s’engage bien dans quelques négociations
avec la Soginorpa afin de favoriser (en participant au financement) le logement d’insertion,
les départements sont quant à eux complètement absents.
239 Voir Pierre Bruyelle, op. cit. 240 Nous reviendrons sur cette question décisive de l’intercommunalité et de ses répercussions dans les conflits autour de la gestion du parc de logements miniers en II.C.3. Voir cependant sur ces dynamiques concurrentielles de construction de l’intercommunalité : Gilles Massardier, « Quelques réflexions sur la construction concurrentielle des territoires politiques locaux », in Gaxie, op. cit. 241 Cf. Supra. 242 Titre de l’interview de Marcel Wacheux in Info-themes, op. cit. 243 Sont représentés au C.A : Le conseil régional (2), le conseil général du Nord (2), le conseil général du Pas-de-Calais (3), l’ACM (3), les intercommunalités réunies (1) Charbonnages de France (1) 244 Comme en témoignent les premiers procès verbaux du C.A. de la Sacomi où plusieurs administrateurs se font l’écho de l’inquiétude de certains maires de se voir imposer leur politique du logement et d’urbanisme par la nouvelle SEM.
98
La difficile affirmation des collectivités locales est d’abord liée à la spécificité de la
question du logement, chasse gardée de l’Etat central et de ses administrations
déconcentrées245. A celle-ci s’ajoute pour le logement minier le quasi-monopole de l’Etat sur
le financement des réhabilitations (Girzom et ANAH246) qui consacre sa prépondérance.
Les collectivités locales craignent d’autre part un transfert de charges de l’Etat qui
représenterait ici des sommes considérables. La région et les départements n’ont ainsi accepté
d’abonder les crédits Girzom qu’à partir du moment où l’Etat allouait plus de 100 millions de
francs par an. Le principe contractualisé étant que les collectivités abondaient d’1 franc les
crédits Girzom par 2 francs supplémentaires (aux 100 millions) investis par l’Etat. Cette
présence de la région dans les politiques du Girzom est donc plus financière que
programmatique. Le risque du transfert de charges et une faible capacité d’expertise technique
sur ces questions limiteront l’implication des collectivités locales dans le Girzom pourtant
décisif du point de vue des politiques de rénovation de l’habitat minier.
La Région est la plus concernée par les problèmes de l’habitat minier si l’on se fie à
ses prérogatives importantes en matière d’aménagement du territoire. C’est d’ailleurs par
l’« entrée » aménagement qu’elle justifiera sa participation à la Sacomi, dépeinte par ses
promoteurs comme un outil d’aménagement plus que comme un outil de gestion, conformité
au nouveau référentiel oblige247.
Dans leur étude de la politique du logement dans le Nord-pas-de-Calais248, Gorgeon et
Jeannin notent une présence de la Région plus importante qu’ailleurs sur les question de
l’habitat mais insistent également sur « la disproportion entre sa présence médiatique sur le
sujet et la faiblesse de ses investissements financiers ». Son implication dans la politique de
l’habitat minier ne semble pas déroger à la « règle », encore que ses modalités paraissent
assez particulières.
La région en tant qu’actionnaire de la Sacomi (à hauteur de 17% du capital de 20
millions de francs) envoie en effet deux représentants sur 12 au Conseil d’administration. 245 Sur le rôle central de l’Etat dans les Politiques Locales de l’Habitat voir notamment Florence Loup, Les collectivités locales et leurs politiques de l’habitat au travers des Programmes Locaux de l'habitat. A partir de l’analyse de territoires dans la région Nord-Pas-de-Calais, mémoire d’IEP (Lille), sous la direction de Sylvie Jacquemart, 1996-1997. 246 Agence Nationale de l’Amélioration de l’habitat qui attribue une aide par logement rénové, le reste étant pris en charge sur les fonds propres de la Soginorpa. 247 Nous verrons ce qu’il en a été réellement dans la dernière partie consacrée plus particulièrement à l’histoire de la Sacomi et à son fonctionnement. 248 Catherine Gorgeon, Richard Jeannin, Nouveau rôle des institutions dans le domaine de l’habitat depuis la décentralisation. Analyse à partir de trois sites : Région NPdC, Département de l’Yonne, Aire urbaine Belfort-Héricourt-Montbéliard, Plan, Construction et Architecture, Novembre 1990.
99
Il semble que son rôle dans la délimitation des politiques du logement minier se soit
essentiellement cantonné à cette présence par représentants interposés. Ajoutons sur ce point
que l’examen des Procès verbaux du Conseil d’administration de la Sacomi laisse à penser
que les représentants de la Région comme des autres institutions d’ailleurs avaient grande
autonomie. Nous n’avons jamais trouvé de références dans les propos retranscrits de ces
derniers à une politique ou à des choix de l’institution qu’ils étaient censés représenter.
Ce qu’en dit Mme Talmant, responsable du service Habitat à la Région, est révélateur
de la spécificité de la prise en charge de la question du logement minier par le Conseil
Régional :
Nous en venons à un aspect important de la participation des collectivités locales à la
politique de gestion du parc de logements miniers dans le cadre de la Sacomi : il semble que
cette participation, loin de s’inscrire dans des politiques institutionnelles affirmées, ait
répondu en premier lieu à l’influence des réseaux partisans favorables au transfert de gestion,
au sein de ces différentes institutions. Cette hypothèse rencontre les propos de Mme Talmant
mais également d’autres techniciens avec lesquels nous nous sommes entretenus.
La première implication de la région se produit au moment du transfert de gestion où
elle est invitée à participer au capital de la Sacomi. Noël Josèphe, maire de Beuvry –
commune du bassin minier249 – est alors Président du Conseil Régional et soutient l’initiative
du transfert de gestion portée par le parti socialiste du Pas-de-Calais et Daniel Percheron en
particulier, membre de l’exécutif régional. Les rapports entre la Région et la Sacomi se
modifieront peu sous la Présidence de Marie-Christine Blandin (qui doit en grande partie son
élection au Parti Socialiste du Pas-de-Calais et à Daniel Percheron vice-président de l’exécutif
régional et président de la commission transport, l’une des plus importantes du Conseil
Régional). Les questions relatives au logement minier restent ainsi une sorte de chasse gardée
des socialistes du Pas-de-Calais à la Région. Yves Dhau Decuypère ne dit pas autre chose :
249 Avec très peu de patrimoine minier cependant, d’où peut-être sa faible présence politique sur le sujet.
F.D. : Comment le service habitat et vous-même avez participé à la réflexion qui s’engageait sur le transfert de gestion ? Mme Talmant : Euh, ça a été au départ une discussion qui a été si je m’en souviens bien qui était extrêmement politique. Et nous en tant que service on n’y a pas été mêlés. Au niveau du conseil régional, ça s’est surtout discuté au niveau du cabinet avec la présence forte de quelqu’un dont vous avez sans doute entendu parler qui s’appelle Monsieur Ghouzi qui est aussi tombé dedans quand il était petit ou à peu près.
100
Le soutien de la Région se traduit avant tout par une reconnaissance de la légitimité de
la Sacomi et par la signature de conventions entre les deux institutions sur la réhabilitation de
logements d’insertion, financée par la Région (4,5 MF/an).
Il doit donc largement à l’influence du Parti socialiste du Pas-de-Calais dans la
définition de la politique de la Région sur cette question, dans un sens favorable à l’autonomie
de la Sacomi qu’il « contrôle » largement par le biais de son président et de son C.A.. La
contrepartie en est l’effacement des services techniques de l’institution régionale dans
l’élaboration de la politique du logement minier alors que celle-ci participe au C.A. de la
Sacomi250.
L’autre acteur décisif de cette implication politique de la région dans la Sacomi est
sans conteste Daniel Ghouzi, directeur adjoint des services, docteur en géographie mais
également membre du parti socialiste du Pas-de-Calais et conseiller spécial auprès de Jean-
Pierre Kucheida à la Sacomi. C’est par son intermédiaire que s’effectue la liaison politique
entre la Sacomi et la Région. Mme Mathé, directrice de la Sacomi de 1994 à 1996 nous offre
un regard très lucide sur son rôle (confirmé par ailleurs) et sur celui de l’institution251 : « C’est
250 On peut noter qu’ils en garderont une grande suspicion quant aux objectifs de la Sacomi et qu’ils remettront souvent en cause sa compétence technique. Cf. III.A.2 251 Rapport de préparation à un DESS, dans lequel elle retrace notamment son expérience de directrice de la Sacomi et qu’elle a gentiment accepté de nous communiquer. P. 45.
F-D : La Sacomi s’est-elle appuyée sur d’autres institutions, sur des collectivités locales ? Y-D : Sur la Région. F-D : Parce qu’il y avait des réseaux favorables ou parce qu’il y avait un enjeu particulier ? Y-D : Non, parce qu’il y avait des réseaux favorables au sein de la région. Au sein de la Région ça n’était pas clair non plus. On retrouve toujours les débats internes actuellement, il y a toujours une opposition entre l’aile socialiste du nord et celle du Pas-de-Calais autour de Percheron…Il y avait une forte alliance pour soutenir la Sacomi entre le Conseil Général du Pas de Calais et l’aile Pas-de-Calais du Conseil Régional. F-D : Qui s’expliquait comment ? Par les réseaux partisans, institutionnels ? Y-D : Par les réseaux partisans. Il y a eu des articles dans Le Monde pas totalement… il n’y a pas de fumée sans feu. Je me rappelle à une époque d’un article sur la fédération socialiste du Pas-de-Calais expliquant que Percheron gérait sa fédération comme un communiste et qu’il avait voulu faire de la Sacomi l’outil de pouvoir de la fédération du parti socialiste sur la bassin minier. F-D : Il apparaissait comme interlocuteur ? Y-D : Percheron est intervenu à des moments précis. Il était incontournable. Soit on savait qu’il était derrière soit il apparaissait dans les réunions. F-D : Avec un poids important ? Y-D : Il était vice-président du Conseil Régional à l’époque, en charge des transports, je pense. C’était le principal élu du Pas-de-Calais au Conseil Régional. Il avait un poids qui dépassait le cadre des transports. Il était premier secrétaire de la fédération donc de toutes façons aucun élu du bassin minier du Pas-de-Calais qui était du P.S. n’allait contre les décisions de Percheron. Il y avait une discipline de la fédération qui était importante. Et il y avait un certain nombre d’élus de cette fédération au sein du conseil d’administration de la Sacomi qui verrouillaient toutes les décisions.
101
ainsi que le Conseil Régional n’a porté qu’une attention très lointaine au devenir de la
Sacomi. Seul le Conseiller Spécial du président, Daniel Ghouzi, était le relais politique
efficace ». On peut cependant ajouter que c’est précisément parce que Daniel Ghouzi était un
« relais politique efficace », que la Région n’a pas participé plus avant à la définition des
politiques de la Sacomi. Quelqu’un s’en chargeait à sa place, légitimé par son
multipositionnement252 pour le faire.
Cette dimension partisane de l’appropriation des politiques publiques au sein de
l’institution régionale253 est le plus souvent occultée mais peut transparaître à l’occasion
d’affrontements particuliers.
Ainsi, la création de la Sacomi et ses prétentions d’aménagement se sont heurtées à un
acteur déjà présent sur le bassin minier, à travers la politique de réhabilitation des friches :
l’EPF (Etablissement Public Foncier254). Ce dernier a été créé conjointement par l’Etat et la
Région et celle-ci y joue un rôle important. La Sacomi revendique la maîtrise de la politique
de requalification des friches situées dans le bassin minier, qui constituent une partie
essentielle de l’activité de l’EPF. Cette superposition des domaines d’intervention est à
l’origine d’un conflit entre ces deux « institutions » sur leur domaine de compétence, avec en
toile de fond leur émanation politique sensiblement différente. L’EPF est en effet présidé par
Umberto Battist, socialiste du nord, proche des rocardiens, alors que la Sacomi est contrôlée
par les élus socialistes du Pas-de-Calais proches de la majorité fédérale qui a rallié le courant
Fabius lors du congrès de Rennes255.
Le conflit entre ces deux outils d’aménagement émanant du Conseil Régional ne sera
réglé que par un arbitrage de l’Etat aboutissant à la signature d’un protocole d’accord entre les
deux institutions256. Il révèle cependant les logiques de répartition des ressources qui sous-
tendent également leur mise en place et leur contrôle.
La participation des Conseils Généraux au capital de la Sacomi révèle encore
davantage le poids que peuvent occuper les réseaux partisans dans la détermination des choix
des institutions locales. Le Conseil Général du Pas-de-Calais qui ne peut se désintéresser
complètement de la question de la gestion et de la rénovation du patrimoine minier puisque ce
252 Nous reviendrons sur celui-ci et sur le rôle de Daniel Ghouzi dans la partie consacrée à la médiation d’un nouveau référentiel de politique publique dont ce dernier a été partie prenante. 253 Voir sur ce point Olivier Nay, La région, une institution, Paris, l’Harmattan, 1993. 254 Voir le mémoire de DEA que Vincent Debés a réalisé sur ce sujet sous la direction de Frédéric Sawicki. 255 Nous reviendrons sur cette question des courants qui a joué un rôle significatif lors de la finalisation du transfert de gestion. (II.B.3.) 256 On peut également remarquer que l’EPF aura finalement le dernier mot sur la politique friches, la Sacomi n’ayant jamais eu les moyens de ses ambitions en la matière. Cf. III.A.1.
102
dernier représente 45000 logements sur son territoire, participe au capital de la Sacomi à
hauteur de 25% du capital. A cela s’ajoute la subvention qu’il a accordée à l’ACM afin
qu’elle puisse payer sa part du capital. C’est donc en tout 50% du capital total qu’aura pris en
charge le Conseil Général du Pas-de-Calais au moment de la création de la Sacomi, soit 10
millions de francs. En dépit de cette prépondérance actionnariale, il semble avoir très peu
participé à la définition des politiques de la Sacomi en tant qu’institution. A l’instar de la
Région, la présence de Daniel Ghouzi en moins, les représentants au C.A. de la Sacomi
apparaissent comme la seule implication du Conseil Général du Pas-de-Calais dans la
définition des politiques du logement minier, déléguée de fait à l’équipe de la Sacomi et à son
Président, Jean-Pierre Kucheida. Ecoutons ce qu’en dit M. Duval, conseiller du Président
Huguet sur les affaires minières :
Ainsi, Mme Mathé en appelle également, comme pour la Région, aux réseaux
partisans pour expliquer l’implication du Conseil Général du Pas-de-Calais : « Son
intervention dans la Sacomi a été essentiellement politique, il a répondu « présent » à la
sollicitation de Jean-Pierre Kucheida mais a été peu acteur dans ce débat257 ».
Jean-Pierre Kucheida met d’ailleurs en avant son amitié avec Roland Huguet258 pour
expliquer l’implication de cette institution avant toute considération institutionnelle : « Le
président du Conseil Général du Pas-de-Calais a toujours été derrière moi, mais c’est pas un
mystère, c’est un ami de longue date donc ça a facilité les choses. Le président du Conseil
Général du Nord ne nous a pas gênés. (…) Je n’ai pas à me plaindre du comportement des
différentes grandes assemblées qui nous apportaient un soutien moral et parfois financier
également, selon les politiques de logement qu’ils développaient ». A l’exception des
257 op. cit. p. 44. 258 Les Présidents des Conseils généraux sont souvent en situation de concurrence directe avec les grands élus urbains dans l’édifice institutionnel post-décentralisation, chacun s’opposant au renforcement du pouvoir de l’autre. Cela ne s’est manifestement pas produit au moment de la création de la Sacomi. Comme le note très justement Patrick Le Lidec (« A propos des luttes de définition autour de la notion de pays », pp. 79-108, in Gaxie, op. cit.) « le conflit opposant ces deux protagonistes peut être euphémisé lorsqu’ils appartiennent à la même formation partisane et plus encore, lorsque l’un dispose de ressources partisanes suffisantes pour placer l’autre sous sa dépendance relative ». La « dépendance » de Roland Huguet à l’égard de la fédération socialiste du Pas-de-Calais tenue par Daniel Percheron, favorable à la Sacomi, peut être ici avancée comme hypothèse supplémentaire à l’amitié revendiquée.
F.D. : Quelles étaient les relations entre le Conseil Général du Pas-de-Calais et la Sacomi ? M. Duval : Il y avait des représentants de manière plurielle. Vous savez comme moi que certains y allaient, que d’autres n’y allaient pas. Je ne peux pas vous répondre autre chose. F.D. : Est-ce que l’institution a tenté d’établir des relations avec la Sacomi ? M. Duval : Elle s’est impliquée avec ses représentants au C.A., c’est tout.
103
politiques de logement d’insertion du Conseil Régional, nous avons par contre eu du mal à
trouver d’autres traces des « politiques de logement » ici évoquées.
On peut également expliquer la faible implication « programmatique » du Conseil
Général du Pas-de-Calais par les risques politiques que pouvait représenter celle-ci. La
majorité de l’assemblée départementale est en effet formée par les socialistes et les
communistes réunis. Il est probable que l’institution ait veillé à ne pas importer en son sein les
clivages qui s’étaient faits jour entre ces deux formations au sein de la Sacomi puis par
répercussion de l’ACM, sur la gestion du logement minier259. Mme Mathé avance ainsi : « Le
Conseil Général du Pas-de-Calais joue le consensus avec le parti communiste, défavorable à
la Sacomi et à son Président260 ».
Le Conseil Général du Nord, actionnaire à 17%, est enfin l’institution qui, de toutes,
s’est probablement la moins impliquée261. Indice significatif, Mme Mathé ne la mentionne
même pas quand elle évoque le rôle de chacune d’elles au sein du C.A.262. Si le changement
de majorité départementale intervenu au moment de la mise en place de la Sacomi n’a pas
remis en cause sa participation, l’étude des procès verbaux des C.A. témoigne cependant des
apparitions plus qu’espacées de ses représentants.
Cette implication faible des institutions eut pour effet premier de renforcer le rôle du
président de la SEM, Jean-Pierre Kucheida, essentiel dans la définition des politiques mises
en œuvre263.
Pas étonnant dans ces conditions que toutes les décisions du C.A. de la Sacomi aient
été approuvées par l’unanimité des administrateurs, pendant les quatre années de sa
gérance264. Mme Mathé interroge subtilement 265: « Toutes les décisions lors des Conseils
d’Administration étaient prises à l’unanimité. Mais comment aurait-il pu en être autrement
dès lors qu’ils ne se sentaient pas suffisamment impliqués par son avenir ». Plus qu’un
hypothétique soutien inconditionnel à la politique de la SEM, cette unanimité trahit les
ressorts de la participation des différentes collectivités locales.
259 Nous reviendrons sur ce clivage dans la partie II.B.1 260 Op. cit. 261 Faute de temps nous n’avons pas pu étudier les modalités de participation du Conseil Général du Nord (peut-être la moins évidente de toute) au capital de la Sacomi. 262 Op. cit. 263 A travers son influence sur le Directeur de la Soginorpa, Dominique Deprez, qui à partir de 1992 est directement placé sous l’autorité du président de la SEM. 264 Les administrateurs communistes ont quitté rapidement la structure manifestant leur désaccord avec le contrat de gestion proposé par l’Etat. Nous reviendrons sur ce point plus loin. 265 Op. cit.
104
Le transfert de gestion du logement minier aux élus n’a donc pas véritablement
coïncidé avec le développement des politiques du logement minier des institutions partenaires
de la SEM. Ce n’est pas à ce niveau que s’est jouée la redéfinition des rôles et des
compétences.
Qu’en a-t-il été pour les institutions ou administrations qui participaient à la gestion du
logement minier ou aux politiques publiques de rénovation des cités avant le transfert ? Leurs
prérogatives ont-elles été entamées à cette occasion ? C’est parmi celles-ci que s’est joué
l’essentiel des luttes institutionnelles avec le contrôle du logement minier pour toile de fond.
Le premier effet majeur du transfert de gestion fut la remise en cause du rôle de
l’ACM par la Sacomi. Dominique Deprez, directeur de la Soginorpa pendant la période de
gérance Sacomi, met en avant les effets de la création de cette dernière sur la répartition des
rôles institutionnels :
La Sacomi, devenue gérante d’un patrimoine de 85000 logements et maître d’ouvrage
dans la requalification des friches, s’est rapidement posée en interlocuteur incontournable des
institutions et des administrations à propos du bassin minier, contestant ainsi le rôle occupé
jusqu’alors par l’ACM. Jean-Pierre Kucheida son premier président l’admet parfaitement.
Il ressort également de ses propos la critique implicite du rôle de l’ACM qui sous-tend
la création de la Sacomi. Les deux institutions en concurrence pour la représentation du
territoire ont recours à des formes de légitimités distinctes. Les promoteurs de la Sacomi
invoquent ainsi une légitimité managériale (d’outil d’aménagement) là où l’ACM revendique
F.D. : Est-ce qu’une fois installée la Sacomi est devenue le principal interlocuteur des institutions et de l’Etat sur le logement minier ? JPK : Oui, ce qui était normal. F.D. : Donc elle a pris un petit peu la place de l’ACM sur ce plan là ? JPK : L’ACM n’a jamais été l’interlocuteur principal. Et l’ACM a continué à être consultée comme la Sacomi l’était. C’est à dire que l’ACM n’était plus seule. Il y avait la Sacomi en plus. L’ACM n’avait pas de pouvoir, n’avait pas de porte-voix. Le problème est là.
F.D. : Est-ce que la Sacomi ne faisait pas ombrage à l’ACM. Est-ce qu’elle n’avait pas pris le rôle d’interlocuteur principal ? D. Deprez : Evidemment, si. L’ACM devait normalement disparaître. L’ACM c’est un syndicat de revendication. A partir du moment où on a pris le pouvoir… Le patron ne peut pas être syndiqué. La logique voulait que dès lors qu’il y avait la Sacomi, l’ACM était condamnée. Elle était vidée de son contenu. L’ACM ne pouvait pas se poser en protestataire à l’égard de la Sacomi.
105
son rôle de représentation politique des élus des communes minières, sur le mode du
consensus. Alors que l’ACM avait été conçue avant tout comme porte-parole des élus du
bassin, la Sacomi entendait tirer sa légitimité de son rôle d’acteur des politiques publiques et
de la gestion du patrimoine minier. Daniel Percheron surenchérit dans le sens de la
disqualification du rôle de l’ACM, ouvrant par la même un espace institutionnel à la Sacomi
dont il fut l’un des principaux artisans:
La contestation du rôle de l’ACM dans l’espace institutionnel local apparaît donc
comme l’une des conditions de légitimation de celui de la Sacomi. Nous aurons largement
l’occasion de revenir sur ce point quand nous évoquerons les enjeux de leadership et de
définition d’un nouveau paradigme de politique publique qui y sont sous-jacents. La
concurrence entre la Sacomi et l’ACM, entre les entrepreneurs politiques présents dans l’une
ou dans l’autre de ces structures, sont au cœur de nombreuses luttes autour de la gestion du
logement minier et informent puissamment l’histoire de la Sacomi.
L’ACM fut cependant représentée au conseil d’administration de la Sacomi – que son
Président, Marcel Wacheux, avait d’abord pensé présider266 – mais s’est logiquement très peu
impliquée dans sa gestion. Par manque de moyens pour le faire mais également par crainte
que les conflits de la Sacomi ne rejaillissent en son sein. Ce qui s’est d’ailleurs produit
puisque les communistes opposés à cette dernière et qui n’y siégeaient plus, ont quitté
provisoirement l’ACM sur le même grief, reprochant à cette dernière de ne pas s’opposer
assez ouvertement à la SEM. Ils y reviendront plus tard, organisant alors en son sein, de
concert, une partie des élus socialistes (André Delelis notamment), l’opposition à la Sacomi et
à ses gérants267.
266 Cf. II.C.1. 267 Nous développerons ce point dans la dernière partie qui retracera l’histoire de la perte de la gérance par la Sacomi.
F.D. : Est-ce que la Sacomi ne s’est pas substituée à l’ACM ? D. Percheron : Ah si ! Alors ça c’est aussi un débat. L’ACM a été porteuse, dans les années 70-71, à l’initiative de Jacques Piette, d’André Delelis, de Marcel Wacheux, d’Henri Darras, de ce rassemblement nécessaire sur le thème de la rénovation. Elle a rempli son rôle même si on peut considérer que la rénovation à l’identique, cette sorte de monotonie de l’avenir était peut-être insuffisante. Peu importe, dans les années 70, c’est son rôle. Mais petit à petit, elle s’est épuisée. Pour vous donner un exemple, l’ACM n’a jamais eu de permanence, pas de bureau d’études, n’a jamais commandé un sondage, n’a jamais organisé un séminaire, n’a jamais organisé un colloque. Petit à petit, elle est devenue une amicale des maires. Elle n’a pas pris la dimension intellectuelle. L’ACM aurait dû dire : « Nous sommes l’outil politique, la légitimité politique et par exemple nous créons une agence d’urbanisme du bassin minier. (…) L’ACM aurait dû prendre position sur l’intercommunalité, en disant : « nous voulons tel type d’intercommunalité ». L’ACM s’est quand même figée dans ce rôle « nous sommes l’ACM », et elle ne s’est pas aperçue qu’elle n’existait plus dans les enjeux. Quand Chirac est venu dans le Pas-de-Calais, il a reçu les syndicats agricoles et pas l’ACM. Ca voulait dire l’histoire est passée.
106
Marcel Wacheux, Président de l’ACM et représentant de celle-ci au C.A. de la Sacomi
revient sur les conflits apparus à ce propos :
Derniers acteurs impliqués dans la question du transfert de gestion du parc de
logements miniers, les administrations centrales et déconcentrées n’ont pas été les moins
concernées par les conflits sur le sujet, bien au contraire.
L’importance des prérogatives en jeu sur la question du logement contribue à faire
ressortir les nombreux principes de division des administrations d’Etat, qui dépassent la
question du logement minier même si cette dernière en a été le réceptacle privilégié.
La perspective du transfert de gestion est d’abord l’occasion d’un clivage entre
plusieurs administrations centrales sectorielles. Les archives étudiées et les entretiens réalisés
concordent d’abord pour montrer les positions divergentes du Ministère de l’industrie et de
celui de l’Equipement sur cette question.
Le premier, concerné par sa tutelle sur Charbonnages de France, s’est montré
particulièrement réticent au transfert de gestion du patrimoine minier aux élus, perçu comme
une dépossession de l’Entreprise nationalisée268. Il s’est appuyé pour ce faire sur le Ministère
de l’Economie et des Finances, préoccupé par la « neutralité financière » de l’opération pour
l’Etat, et qui posera d’ailleurs de nombreuses conditions dans ce sens à la réalisation du
transfert. Le poids de ce dernier sera décisif dans la négociation du mandat de gestion de la
Sacomi en 1992 et jouera pour beaucoup dans ses contraintes d’action269.
Le ministère de l’Equipement et la DATAR se sont montrés beaucoup plus favorables
à ce transfert de gestion qui dépossédait l’Industrie et CdF de prérogatives jugées exorbitantes
sur des question relatives au logement et à l’aménagement du territoire qui leur semblaient
ressortir davantage de leur compétence (en collaboration avec les élus locaux).
Ces affrontements sur fond d’appropriation sectorielle des politiques du logement
minier se manifestent à l’occasion des réunions de concertation entre administrations à 268 Nous reviendrons sur ce point pour évoquer les résistances au transfert d’une partie importante de l’encadrement de la Soginorpa appuyée par CdF. Cf. III.A.1. 269 Nous reviendrons également sur ce point dans la dernière partie mais notons par exemple que la Sacomi était tenue de ne pas modifier par sa gestion la valeur de l’actif logement de CdF alors que la Soginorpa (sous la
F.D. : Est-ce que l’ACM était consultée par la Sacomi sur ses politiques ? M.W. : C’était pas si simple que ça puisqu’à partir du moment où… d’abord il y a eu la période où le P.C. il l’a quittée, il avait un représentant qui n’est plus venu. Donc les discussions au sein de l’ACM sur la Sacomi ça venait quelque fois en remarques critiques. Les uns défendant, les autres critiquant. Partant de ça, effectivement, les équipes. Ca venait en réunions. Et ensuite il y a eu une période où le P.C. s’est retiré de l’ACM.
107
propos de la mise en œuvre du transfert de gestion, annoncé officiellement par Michel Rocard
en janvier 1990. Le compte-rendu d’une réunion270 au sujet de la composition du capital de la
SEM – duquel découle le pouvoir respectif des différentes institutions en son sein – montre
que les positions de chacune des administrations présentes divergent sur la place de l’Etat
dans celui-ci :
Certains (Industrie) souhaitent que l’Etat en exerce le contrôle, d’autres (SGAR) indiquent qu’il devrait y rester minoritaire, d’autres enfin (Budget et Trésor) soulignent l’intérêt de soumettre cette société au contrôle de l’Etat et d’y désigner un commissaire du gouvernement. »
Le transfert de gestion du logement minier concerne également directement les
administrations déconcentrées qui interviennent à différents niveaux dans les politiques
publiques le concernant. Cette question cristallise les stratégies et intérêts parfois concurrents
des acteurs de l’équipement (DRE et DDE).
La Direction Régionale de l’Equipement – qui joue un rôle essentiel dans le groupe
Régional du Girzom271 – semble avoir soutenu dans un premier temps l’initiative du transfert
de gestion aux élus. Elle a largement participé à l’élaboration du canevas du mandat de
gestion et a étudié pour l’Etat central les différentes hypothèses et modalités pratiques du
transfert aux élus.
Les archives étudiées mettent toutes en avant l’une des exigences posées par la DRE à
la réalisation du transfert : la mise en place d’intercommunalités à l’échelle des quatre grands
bassins d’habitat du bassin minier, c’est-à-dire Béthune-Bruay, Lens-Liévin, Douai et
Valenciennes. Cet objectif institutionnel paraît prioritaire dans les motivations de la DRE.
Une note interne272, rédigée au moment de la négociation du transfert, précise par exemple : En conséquence il convient de donner le moyen aux élus de disposer d’un réel pouvoir sur l’aménagement de leur territoire. En contrepartie, il paraîtrait élémentaire d’exiger de ces mêmes élus de s’organiser en conséquence au bon niveau, soit une organisation intercommunale appropriée.
Ou encore, dans une autre note du 27 juillet 1989 (intitulée : Transfert du patrimoine
minier) tout aussi limpide :
Nous sommes convaincus que le processus de transfert ne peut être mis en œuvre qu’à condition que s’organise de façon simultanée ou préalable, la coopération
tutelle de la Sacomi) ne pouvait recourir à l’emprunt et était tenue de rembourser la créance que CdF détenait sur elle pour une valeur totale d’environ 1, 5 milliard de francs. 270 Archives DRE. 271 Comme le note justement Gorgeon et Jeannin, op. cit. 272 Sans références, archives DRE.
108
intercommunale à la bonne échelle (c’est l’auteur qui souligne) : c’est à dire à l’échelle des agglomérations. »
Yves Dhau Decuypère, technicien à la DRE insista également lors de notre entretien
sur le lien nécessaire selon lui entre la politique de l’habitat et la politique d’agglomération :
C’est donc d’abord dans cette optique que la DRE a soutenu le transfert de gestion qui
devait être le prétexte selon elle au renforcement de l’intercommunalité qu’elle appelle de ses
vœux. Elle préconisa d’ailleurs que soient créées des SEM locales, au niveau de quatre ou
cinq bassins d’habitat.
Cette volonté n’a finalement pas abouti puisque la Sacomi n’a eu aucune déclinaisons
locales et a continué de gérer le logement minier à l’échelle du bassin. Nous n’avons pas pu
connaître véritablement les raisons de ce revirement mais il semble que la DRE ait été court-
circuitée à la fin des négociations, les principaux élus locaux du territoire – plutôt favorables à
une seule SEM pour le bassin – négociant directement avec les représentants des ministères
concernés273.
La DRE s’est à partir de là montrée plutôt critique à l’égard de la Sacomi qui ne
répondait pas à son exigence d’intercommunalité et restait focalisée sur la thématique du
logement minier, à une échelle qu’elle considérait non appropriée : Il faut s’interroger sur l’intérêt manifeste des techniciens de la DRE pour
l’intercommunalité.
Il provient probablement pour partie de sa capacité d’intervention privilégiée à ce
niveau. Loin de l’assistance technique aux élus – qui est la mission des DDE – la DRE se
conçoit davantage comme une administration d’études et de suivis des politiques
d’aménagement. Elle joue d’ailleurs un rôle pilote dans le suivi des « projets
d’agglomération » pour l’Etat. L’intégration des différents projets à l’échelle intercommunale
Y.D : Pour nous le véritable niveau de mise en cohérence des politiques sur le bassin minier c’est l’agglomération. c’est au niveau de l’agglomération que doivent être définies les politiques locales de l’habitat, les politiques urbaines et d’aménagement en général. Si on était dans un système parfait, ou tel qu’on souhaiterait, on apporterait des subventions à ces structures, ces structures assurant la définition, le suivi et la mise en cohérence de ces politiques entre les aides ANAH, Les PLA, les crédits Girzom, les friches, etc. . Donc pour nous, l’enjeu pour le contrat de plan actuel mais surtout pour le prochain est de maintenir et de conforter un niveau agglomération puissant ».
Y-Dhau Decuypère : Je crois que vouloir à tout prix maintenir un pouvoir sur une structure qui n’est qu’un acteur mais sur l’ensemble du bassin minier, c’est continuer la logique de croire que l’on fait une politique logement bassin minier parce que l’on maîtrise le logement minier, comme l’ont fait les Houillères. Ca s’inscrit toujours dans la logique des Houillères qui faisaient la pluie et le beau temps. Je crois que ça n'est plus ça maintenant. (…) Je crois que le véritable enjeu de prise de pouvoir, au sein de la SOGINORPA cette fois-ci, qui se situe non pas sur les programmations, je pense que c’est au contraire travailler dans le sens de la décentralisation. Que des élus du bassin minier au sein d’une instance SOGINORPA décident de maîtriser les programmes à Douai, à Valenciennes, à Lens et à Béthune, vouloir maîtriser les programmes sur l’ensemble du bassin minier, c’est aller contre la décentralisation et contre le jeu de leurs collègues qui essaient de conforter les agglomérations.
109
et la promotion des démarches contractuelles constitue l’une de ses perspectives d’action alors
même qu’il lui est impossible de suivre les projets communaux trop nombreux. Gorgeon et
Jeannin notent dans leur étude sur les politiques du logement dans la région Nord-Pas-de-
Calais274 que la DRE a dû se repositionner par rapport à la Région qui pouvait sembler
empiéter sur ses prérogatives après la décentralisation. Ce repositionnement s’est traduit
notamment par le suivi des politiques d’agglomérations en matière d’habitat275 et
d’aménagement qui lui a permis, selon les auteurs, de devenir un outil au service du Conseil
Régional et de s’affirmer en tant qu’interlocuteur de l’Etat sur ces questions (à la place du
Secrétariat Général des Affaires Régionales qui lui contestait cette place).
Yves Dhau Decuypère définit le positionnement rêvé de la DRE dans l’espace
institutionnel et les obstacles à sa réalisation :
Où l’on reparle du logement minier. En effet, les politiques du logement minier
semblent l’occasion d’une cristallisation de ces enjeux de redéfinition des rôles et de l’échelle
d’intervention pertinente entre administrations ou institutions de l’espace local.
La promotion de l’échelle intercommunale et régionale n’est pas sans conséquences
pour les administrations et institutions dont l’échelle d’intervention est contestée.
C’est notamment le cas de Directions Départementales de l’Equipement,
indépendantes des D.R.E., qui sont parmi les premières visées par les perspectives de
recomposition des communautés de politiques publiques du logement minier.
L’un des fondements des prérogatives des DDE et des subdivisions d’arrondissement
de l’Equipement repose dans leur monopole local de l’expertise technique qui leur confère un
rôle essentiel dans la réalisation des travaux publics dans les communes. Les relations entre
273 Note manuscrite d’Yves Dhau Decuypère, le 7/02/ 90, archives de la DRE. 274 Op. cit. 275 A travers son action dans l’élaboration et dans la mise en œuvre des Programmes Locaux de l’Habitat (PLH), voir Florence Loup, op. cit.
Y.D : Donc en fait, nous notre rôle idéal, ce serait dans le prochain plan de participer au soutien d’opérations intercommunales définies par les agglomérations, ce serait une partie du contrat de plan, sur des projets définis par les agglomérations dans lesquels pratiquement toute la politique logement devrait se trouver, mais également au soutien en direct cette fois-ci, à de grands projets qui dépassent le cadre de l’agglomération qui sont d’un niveau régional (type parc de la Deule entre le bassin minier et la métropole tel qu’il était soutenu par l’OREAM, plate-forme de Dourges).
(…) Dans cette configuration-là, il y a des échelons administratifs actuels, pas qui disparaissent… , mais qui nous paraissent un petit peu anachroniques dans ce contexte-là : c’est le niveau communal, la plupart du temps (surtout sur le bassin minier où le tissu urbain a complètement fait filer les limites communales) et le niveau départemental qui est un niveau un petit peu artificiel dans ce contexte là. C’est évident que la ligne de partage entre les départements n’a pas une grande pertinence.
110
ingénieurs de l’équipement et élus locaux sont au cœur du système de « régulation croisée »
mis en évidence par Pierre Grémion276. Cette régulation croisée est paroxystique dans le
bassin minier étant donnée l’importance des travaux réalisés pour les communes (rénovation
de voiries) et leur faibles moyens techniques qui rendent indispensable la maîtrise d’œuvre
des ingénieurs de l’équipement.
La perspective d’un transfert de gestion du patrimoine à une structure technique ou la
création de structures intercommunales dotées de moyens d’expertise viennent directement
remettre en cause ce monopole de l’Equipement au fondement de ses prérogatives.
Les premiers projets concernant les prérogatives de la Sacomi277 ne font d’ailleurs pas
mystère de ses ambitions et de ses conséquences sur le rôle des DDE, ici directement
critiqué : La compétence urbanistique des subdivisions de l’équipement est très hétèrogène. D’une manière générale, leur compétence est reconnue et appréciée sur tous les aspects techniques des VRD par contre leur intervention dans la conception générale des aménagements de surface et le traitement des espaces extérieurs sont très contestés. (…) On a pu contester la grande uniformité et monotonie du traitement d’un certain nombre de cités. En fait, les équipes des subdivisions de l’Equipement sont essentiellement constituées d’ingénieurs et de techniciens et comportent rarement des professionnels d’autres spécialités comme des paysagistes ou des architectes. (…) En résumé, la Sacomi pourrait se donner pour objectif, au travers de la réhabilitation des cités minières de faire progresser le milieu professionnel au niveau de ses pratiques. (…) Nous pensons que le milieu professionnel est capable d’évoluer si l’on veut s’en donner les moyens. Cependant, si malgré tous les efforts déployés en vue d’améliorer le rapport qualité-prix des réalisations l’on se heurtait à une trop grande inertie du milieu professionnel, il faudrait alors en tirer toutes les conséquences.
Le propos se termine en ultimatum. Les subdivisions de l’Equipement collaboreront
peu avec la Sacomi et garderont finalement l’essentiel de leurs prérogatives devant
l’incapacité technique de la Sacomi à intervenir à leur place dans la maîtrise d’ouvrage et dans
la maîtrise d’œuvre des rénovations.
Si les administrations et institutions d’échelle départementale privilégient l’échelle
communale dans la mise en œuvre des politiques du logement c’est parce que cette dernière
assure au mieux le maintien de leurs prérogatives sur celle-ci.
Une note réalisée par le Sous-Préfet de Lens en 1988278 sur la question des politiques
du logement minier confirme ce tropisme communal. Ainsi le Préfet recommande-t-il …de négocier avec chacun des maires un accord portant sur la réalisation de toutes les opérations qui restent à programmer pour achever la modernisation des cités ou partie de cités qui n’ont pas encore été traitées. La première démarche
276 Le pouvoir périphérique, op. cit. 277 Note réalisée par Jean-Claude Ebel, futur directeur de la Sacomi, 4 juin 91, p. 14, archives DRE. 278 Archives DRE.
111
devrait être de confier au maire le soin d’arrêter le classement entre logements réhabilitables et logements non récupérables en accord avec la Soginorpa et les services de l’Etat. Il s’agit de disposer d’un classement de référence approuvé par l’autorité municipale concernée.
Toute la dimension intercommunale prônée par la DRE est ici absente. Et pour cause.
De même, dans une autre note de 1990279, le directeur départemental de l’Equipement du Pas-
de-Calais se déclare favorable au statu quo et plus que réservé quant au transfert de gestion du
patrimoine à une nouvelle structure (en l’occurrence la SEM en cours de création) :
J’avais insisté dans une note de 1988 sur l’erreur que comportait l’intérêt trop grand porté à l’outil en lieu et place de l’objectif. (…) Pour la voirie des cités minières : elle devrait être transférée immédiatement aux communes, ce qui leur donnerait une pleine responsabilité (…). Les travaux d’amélioration se poursuivraient avec le régime commun du Girzom dans la limite de ce que l’Etat reconnaîtrait comme raisonnable (…). La gestion étant maintenue à la Soginorpa avec éventuellement un C.A. modifié, aucun problème financier de transfert de patrimoine ne se poserait.
Cette réticence affichée devant la perspective du changement de régime de la
politique de gestion du parc de logements et de la rénovation des voiries doit être rapprochée
de ses effets objectifs et anticipés sur les prérogatives de l’administration concernée.
Ainsi, à travers les problèmes de définition des compétences et d’échelle pertinente
d’intervention sur le logement minier se profilent des principes de divisions et de concurrence
de l’édifice institutionnel plus permanents, qui trouvent dans le terrain du logement un lieu
d’expression privilégié tant ce dernier semble susceptible d’affecter ou de remettre en cause
les équilibres institutionnels et les communautés de politiques publiques plus ou moins
consolidés.
279 Note de M. Parent, du 9 mars 1990, Archives DRE.
112
B. Les entreprises politiques locales et la question du logement minier
L’édifice institutionnel n’est pas le seul à avoir été affecté par les problématiques liées
au devenir et à la gestion du logement minier. Les entreprises politiques locales furent
concernées au premier chef par ces questions.
Il semble en effet que la fermeture programmée des puits les ait inclinées à modifier
sensiblement leur offre politique, pour filer la métaphore économique, accordant une place de
plus en plus significative aux questions relatives à l’habitat minier et au patrimoine des
Houillères.
La crise de l’industrie minière est donc également le moment d’une « reconversion »
des problématiques politiques locales et des lignes de clivages entre les deux formations
dominantes (P.S. et P.C.) qui se disputent la représentation du territoire. Il s’agit dès lors
d’identifier dans un premier temps les ressorts et les effets sur le système partisan de ce
tournant patrimonial des années 80. (1)
Plus encore que les entreprises politiques locales, l’histoire des organisations
syndicales est liée à celle de l’extraction charbonnière.
De syndicat d’actifs, la CGT mineurs280 devient en l’espace de 20 ans un syndicat de
retraités et de veuves dont les effectifs s’amenuisent à mesure que ces derniers disparaissent.
Nous émettrons l’hypothèse que les évolutions de l’implication de la CGT sur les questions
relatives au logement minier et les affrontements internes (jusqu’à la scission) survenus sur ce
sujet ont directement à voir avec les enjeux de redéfinition et de survie de son action
syndicale dans l’après-charbon. (2)
Les modalités de réalisation du transfert de gestion aux élus interrogent également un
autre aspect de la vie partisane locale à travers ses rapports au Centre.
280 Celle-ci retiendra l’essentiel de notre attention ici. Faute de temps, nous avons choisi de nous concentrer sur ce syndicat, le plus puissant de tous (environ 50% des voix aux élections professionnelles et environ 5000 syndiqués retraités et veuves aujourd’hui) et le plus concerné par les divisions internes sur les question relatives au logement minier.
113
Les vicissitudes des décisions gouvernementales sur le transfert de gestion aux élus
sont incompréhensibles sans les rapporter à l’évolution des ressources partisanes de la
fédération socialiste du Pas-de-Calais au sein des différentes arènes de décision nationales.
Elles montrent que « dans une fédération aussi importante que celle du Pas-de-Calais,
logiques locales et nationales sont intriquées, de même que sont indissociables les ressources
gouvernementales et partisanes281 ». (3)
Enfin, la perspective du transfert de gestion semble avoir activé les clivages au sein
même des organisations politiques du territoire. Des clivages anciens ont trouvé matière à
s’exacerber sur les questions relatives au logement minier alors que s’en inventaient même
parfois de nouveaux. (4) Après les avoir nommés, il nous restera encore à comprendre les
motifs de cette cristallisation des clivages partisans autour de la gestion du logement minier.
1. Quand les problématiques de l’héritage se substituent à celles de l’exploitation. Reconversion du territoire et reconversion des entreprises politiques.
L’histoire des principales entreprises politiques du bassin minier est étroitement liée à
celle de la mine. Frédéric Sawicki282 a bien montré tout ce que la structuration de la sphère
partisane socialiste et la construction des rôles politiques devait à cette dernière et aux modes
de sociabilité et de représentation politique induits.
Parce qu’elle concernait directement la quasi-totalité de la population (actifs ou
retraités), l’activité charbonnière informait puissamment les comportements politiques locaux.
Les questions liées aux conditions de travail des mineurs, à leurs acquis sociaux ou, plus tard
(à partir des années 60), à l’avenir de l’activité charbonnière, ont longtemps occupé une place
prépondérante dans les débats politiques du territoire et dans les revendications des deux
entreprises partisanes dominantes, c’est-à-dire le Parti socialiste et le Parti communiste.
Le bassin minier est en effet marqué283, d’une part, par la suprématie de la gauche et,
d’autre part, par le combat permanent auquel se livrent ces deux formations issues du
mouvement ouvrier284. Tout se passe comme si « la seule alternance politique envisageable
281 Frédéric Sawicki, op.cit. p. 173. 282 Op. cit. 283 Pour des éléments de géographie électorale voir Béatrice Giblin-Delvallet, op. cit. 284 Cette observation vaut notamment pour la partie occidentale du bassin puisque le Parti communiste est resté continuellement dominant dans le Nord depuis 1945.
114
depuis 70 ans se jouait entre ces deux partis285 ». Jean-Louis Thiébault et Christian-Marie
Wallon-Leducq notent également à propos de l’ancien « groupe de Courrières » regroupant 14
communes minières centrales du bassin : « La caractéristique politique essentielle du
« groupe » de Courrières n’est pas la prépondérance de la gauche et la faiblesse de la droite
mais plutôt la rivalité entre les deux principales tendances de la gauche : le socialisme et le
communisme. La vie politique y est déterminée par les rapports de force entre le P.C. et la
S.F.I.O., même en période d’union de la gauche. Mais ce qui frappe encore davantage, c’est
la permanence des structures électorales de ces deux tendances de la gauche. »286
Qu’advient-il dès lors du système partisan et de ses clivages quand la mine disparaît ?
Il semble que le devenir du logement minier fut un thème propice à la reconversion des
revendications et des clivages partisans.
Tous les interlocuteurs rencontrés s’accordent sur la nouvelle importance politique de
cette question à partir des années 80. Ainsi, Marcel Barrois, président de l’union régionale
CGT mineurs :
Les nombreux articles de presse et prises de positions des élus locaux sur le sujet
témoignent de la toute nouvelle acuité de cette question dans l’espace politique local à partir
du milieu des années 80.
La création de la Soginorpa en 1986 a joué un rôle décisif dans ce processus287.
C’est à cette occasion que les élus communistes se sont véritablement saisis des
questions liées au devenir du logement minier. La création de cette SCI leur permettait en
effet de dénoncer la politique du gouvernement Fabius, stigmatisant la « complicité des élus
locaux socialistes».
285 F. Sawicki, op. cit. p. 77. 286 Op. cit. p. 606. 287 Voir supra
F.D. : Est-ce que la question de la gestion du logement minier a pris une nouvelle importance une fois la fin du charbon programmée ? M. Barrois : Oui. On peut dire qu’encore aujourd’hui c’est un des premiers dossiers depuis cette période-là. Ca a été une bataille politique de premier plan dans cette région presque sans interruptions. On a assisté à des rebondissements. (…) Le dossier de l’habitat minier est sans doute l’un des plus sensibles. Oui, oui c’est un dossier important pour l’immédiat et pour l’avenir. Le devenir de l’habitat minier, de sa propriété et de sa gestion, de son utilisation ça reste pour cette région un enjeu considérable.
115
Ainsi, la création de cette filiale immobilière des Houillères est d’abord associée par
les communistes à une entreprise de « liquidation généralisée du bassin » dont ils rendent les
socialistes responsables, depuis l’arrêt de la relance charbonnière en 1983.
La continuité entre les deux thèmes apparaît dans un article de Liberté (quotidien
communiste) de 1986 : Les élus communistes tout en réaffirmant leur volonté de préserver le caractère unitaire de l’ACM vont par conséquent engager tous leurs efforts, toutes leurs forces pour empêcher la mise en œuvre de ce mauvais coup qui après la liquidation des puits vise aujourd’hui à liquider le logement et les avantages de la corporation. Les élus communistes engageront leur action à partir des intérêts des mineurs, des retraités et veuves.
S’amorce cependant un progressif recentrage sur le seul thème des logements.
Si le grief de la « liquidation de l’industrie charbonnière » continue d’être adressé aux
socialistes, il est désormais mobilisé comme argument dans les débats sur le logement minier
pour mieux remettre en cause leur sincérité en la matière. Les exemples d’articles de Liberté
accusant les socialistes de ne pas avoir tenu leurs engagements sur le charbon sont pléthores : De 1981 à 1986 nous avons vainement attendu la relance de l’exploitation charbonnière annoncée par les affiches avant les élections qui disaient : « le charbon c’est le parti socialiste ». Le gouvernement socialiste ne nous a pas plus entendus que les hommes de droite et la liquidation des derniers puits de mine est prévue.
Les questions relatives au logement minier s’imposent également dans la mesure où
elles concernent directement leur clientèle électorale, désormais essentiellement composée de
retraités, plus préoccupés par la gratuité du logement288 que par la question déjà tranchée de la
poursuite ou de l’arrêt de l’exploitation.
Dans ce nouveau contexte, la défense du statut des mineurs remplace progressivement
la défense des mineurs comme contrainte de rôle289, finissant de donner au logement minier
sa place centrale dans les débats.
La déclaration d’Yves Coquelle, maire communiste de Rouvroy, témoigne de
l’actualisation/reformulation du clivage P.C./P.S. autour de la défense du statut et de l’habitat
minier :
288 Une grande majorité de retraités habitent des logements miniers à titre gracieux dans le cadre des avantages conférés par le statut du mineur. 289 Sur la question des rôles en politique voir notamment le numéro de Politix n°28 consacré au métier d’élu et les articles de Jacques Lagroye (« Etre du métier », pp. 5-16) ou encore de Jean-Louis Briquet (« Communiquer en actes. Prescriptions de rôle et exercice quotidien du métier politique », pp. 16-27).
116
Les habitants de notre région doivent savoir que derrière les discours, la droite et le P.S. sont d’accord pour liquider des pans entiers de notre région. Seuls les communistes sont franchement opposés à cette stratégie du déclin. Avec les mauvais coups portés à l’habitat minier c’est aussi au statut qu’on s’attaque.
La défense du statut et de la gratuité du logement devient un véritable emblème
politique que revendiquent et se disputent le P.C. et le P.S.. La lutte engagée pour le
monopole de la représentation des anciens mineurs à travers la défense du statut, se substitue
en quelque sorte à celle entamée 60 ans auparavant pour le monopole de la représentation des
mineurs.
L’opposition entre ces deux organisations prend alors la forme de discours
d’imputation positive ou négative sur ce sujet.
Chacune revendique son rôle décisif dans le maintien de la gratuité du logement et
impute à l’autre la responsabilité des atteintes qui pourraient lui être portées.
Liberté titre ainsi : « La rénovation de l’habitat minier sera poursuivie grâce à
l’action rapide et efficace des élus communistes. » ; ou, suite à l’annonce du transfert de
gestion par Michel Rocard : « Déjà grâce à l’action de la CGT, des comités de défense de
l’habitat minier et des élus P.C., la Soginorpa est supprimée. Cette première victoire en
appelle d’autres. ».
Le Parti socialiste n’est pas en reste sur les discours d’auto-imputation. Ainsi,
l’annonce de la création de la Sacomi par Edith Cresson est suivie de l’envoi d’une lettre du
Premier Ministre à tous les habitants des cités qui précise : « C’est un honneur pour moi
d’avoir réaffirmé à Liévin le caractère intouchable du statut du mineur si chèrement acquis
par des générations de travailleurs290 ». A peine créée, la Sacomi revendique dans son
bilan291 l’obtention de la garantie « du caractère intouchable du statut du mineur » alors que
celui-ci n’avait jamais été menacé…
L’affirmation de la gratuité du logement pour les ayant-droits est donc l’occasion pour
les deux organisations de donner des gages de leur « fidélité au peuple de la mine ». Dans le
discours qu’il prononce lors de la venue d’Edith Cresson pour l’annonce du transfert de
gestion, Jean-Pierre Kucheida déclare par exemple à ce propos « qu’une fois de plus, la
gauche aura fait son devoir envers le peuple de la mine ».
Si le clivage entre le P.C. et le P.S. se manifeste dans la défense du statut et du
logement minier il s’exprime également concernant le transfert de gestion aux élus.
290 Voir documents pages suivantes. 291 Sacomi infos n°3, janvier 1993, « Sacomi : un premier bilan plutôt flatteur ».
117
En effet, les communistes rappellent à l’envi leur proposition de loi de 1978, dans
laquelle ils proposaient la création d’un établissement public quadripartite (Houillères, Etat,
Syndicats, Communes) pour mettre en œuvre la rénovation et gérer les cités minières.
Ils s’attribuent par là-même la primeur de la revendication du transfert de gestion. La
proposition communiste est cependant bien éloignée de celle avancée par les socialistes à
partir des années 80. Elle réclame la participation des organisations syndicales et des
communes minières à la gestion mais continue de laisser la part belle à l’Etat et aux
Houillères.
Une majorité d’élus communistes soutient aujourd’hui encore la création d’un
établissement public pour gérer le logement minier292, qualifiant cette solution paritaire de
« démocratique et sociale293 ».
La perspective de transfert de gestion défendue par une partie des élus socialistes dans
les années 80 prend plutôt la forme d’une Société d’Economie Mixte dont les principales
collectivités locales seraient actionnaires majoritaires294.
Ce débat juridique n’est pas aussi anodin qu’il y paraît.
Si « les élus communistes renâclent devant la constitution d’une SEM295 » c’est
également en raison du poids qu’y occuperaient les élus socialistes du territoire. Les
collectivités locales partie prenante de la SEM sont toutes, au moment de sa constitution,
dirigées par des membres du P.S.. Si ces derniers ont consenti une représentation qui prenne
en compte le rapport de force dans le bassin minier (soit 4 communistes sur 12
administrateurs) et non dans la Région, plus défavorable aux communistes, le président de la
SEM sera cependant immanquablement un socialiste, fort probablement issu de la fédération
du Pas-de-Calais.
La solution de l’Etablissement public change la donne. Elle laisse une place plus
importante à l’Etat et aux Charbonnages, moindre aux collectivités locales. En réclamant
d’autre part que les syndicats et les associations de locataires soient partie prenante de la
gestion, les communistes n’ignorent pas leur influence parmi ceux-ci296. Leur présence
associative et syndicale leur assurerait une assez bonne représentation dans un établissement
public et éviterait surtout la tutelle des élus locaux socialistes qu’ils craignent par dessus tout.
292 Ils ont simplement ajouté à la liste des gérants potentiels les représentants des locataires de plus en plus nombreux dans le parc. 293 C’est le titre de nombreux articles de Liberté consacrés à la gestion du parc de logements. Ces qualificatifs reviennent comme une antienne dans les propos des communistes. 294 Les charbonnages seront également actionnaire minoritaire avec un représentant sur 12. 295 Titre d’un article de Nord-Matin du 22 septembre 1990. 296 La CGT est largement majoritaire chez les mineurs alors que la CNL, principale association de locataires au niveau national est également d’obédience communiste.
118
La solution de la SEM laisse ouverte, d’autre part, comme le principe de l’économie
mixte le présume, l’entrée au capital de groupes privés, ce que refusent catégoriquement les
communistes au nom de la propriété sociale du patrimoine minier.
Cette divergence entre communistes et socialistes sur les conditions de la maîtrise du
parc de logements miniers a également pour toile de fond les politiques de peuplement des
communes et leurs répercussions électorales supposées.
Les élus socialistes soupçonnent ainsi les élus communistes d’être réticents à
l’évolution des politiques de gestion du logement minier en tant qu’elles pourraient modifier
la population de leur commune et menacer leurs fiefs municipaux. L’étude de Dubar, Gayot et
Hédoux297 sur les évolutions de sociabilités à Noyelles-sous-Lens et à Sallaumines de 1900 à
1980 a effectivement montré comment le repli sur la sphère municipale et l’entretien des lieux
et des liens de sociabilités forgés par la mine avait pu contribuer à asseoir la mainmise
communiste sur Sallaumines. De même, Jean-Louis Thiébault et Christian-Marie Wallon-
Leducq mettent en évidence dans leur article que le vote socialiste au sein des 14 communes
du groupe de Courrières est le plus fort là où la différenciation sociale est la plus marquée298.
L’idée semble également répandue parmi les élus que la différenciation sociale et les
changements de population jouent contre les communistes. Jean-Pierre Kucheida explique
ainsi leur opposition à la Sacomi :
Yves Coquelle, maire communiste de Rouvroy, un temps administrateur de la Sacomi
avant d’en devenir l’un des plus farouches opposants299, reconnaît à demi-mot cet enjeu,
insistant sur l’objectif de maintien de sa population dans sa commune :
297 « Sociabilité minière et changement social à Sallaumines et à Noyelles-sous-Lens (1900-1980) », op. cit. 298 « La localisation de l’électorat socialiste s’identifie davantage avec la zone des communes à forte différenciation sociale, c’est-à-dire les communes qui comptent le plus grand nombre d’employés ou de cadres moyens dans la population active », J-L. Thiébault et C-M. Wallon-Leducq, op. cit. 299 Nous reviendrons dans la dernière partie sur l’évolution de la participation des communistes à la Sacomi. D’abord associés, ils quitteront le C.A. avant même la mise en place de la SEM, s’opposant au contenu du contrat de gestion du patrimoine passé entre la Sacomi et CdF. Cf. III.A.1.
Jean-Pierre Kucheida : (…) Parce qu’on entre dans un nouveau type de société dans le bassin minier en rénovant le logement. Les gens n’ont plus les structures mentales qui étaient les leurs jusqu’à présent. On leur apporte de la liberté dans ce nouveau cadre. Et cette liberté fait qu’on ne sait pas si on pourra demain les maîtriser dans leurs choix politiques. Si bien qu’ils étaient à fond contre, préférant préserver leur potentiel.
119
Si l’idée que la différenciation sociale joue contre les communistes est répandue,
l’idée qu’elle jouerait corrélativement pour les socialistes est moins fréquemment avancée.
Il n’est pas interdit de penser cependant que certains leaders politiques ont pu faire
l’association : des communistes voyant dans la maîtrise du logement minier une possible
« machine de guerre » à leur encontre, des socialistes escomptant dans les évolutions de la
structure sociale des communes sous l’effet des politiques du logement minier de futures
conquêtes électorales sans batailles.
Ces éléments nécessairement incomplets montrent quelques-uns des aspects de la
redéfinition des rôles et des conflits partisans qui s’opèrent autour des questions relatives au
devenir du logement minier. Aussi, les enjeux de recomposition partisane dans l’après-
charbon n’ont pas peu contribué à leur conflictualité.
2. L’avenir du logement minier au cœur des interrogations et des divisions syndicales :
« On a su dans des périodes données faire en sorte que notre mouvement syndical et les mineurs se placent dans le courant de l’histoire. Et on dit maintenant : « si on ne sait pas le faire, on disparaît ! » Un parti politique, ou une organisation syndicale n’a de valeur que si elle répond à un besoin quelque part ».
Extrait de l’entretien réalisé auprès de Marcel Barrois, Président de l’Union Régionale CGT mineurs
Si les entreprises partisanes sont confrontées à une redéfinition de leur rôle dans
l’après-charbon, que dire des organisations syndicales de mineurs300 ?
300 Il reste encore probablement beaucoup à écrire sur les transformations qui affectent les syndicats une fois l’activité qui les a vus naître touchée de déclin. Quelles transformations ont affecté les syndicats de sidérurgistes ou de dockers à mesure que la crise touchait ces activités par exemple ? Qu’est-il advenu du personnel syndical ? Le syndicat a-t-il subsisté sous une autre forme (associative) ?
F.D. : Est-ce qu’il n’y a pas un enjeu électoral fort pour certains élus à maintenir des populations à l’intérieur des communes, à maintenir des équilibres ? Est-ce que ça n’est pas un enjeu sous-jacent à la question du logement minier ? Y. Coquelle : Euh… Ecoutez… un enjeu politique sous-jacent… Si, il y a sans doute des arrière-pensées mais de toutes façons, il y a potentiellement dans nos communes une demande très forte de logements. Les gens veulent rester là où ont vécu leurs parents. S’ils ont la chance de trouver un emploi dans le secteur, ils restent, sinon ils changent de région. Mais dans la région même, je connais des gens à Rouvroy qui font 50 ou 60 kilomètres par jour en voiture et si vous leur dites d’aller habiter à côté de leur lieu de travail, ils diraient : « non, je veux habiter où je suis né, dans ma commune ». (…) S’il y a un enjeu pour moi c’est un enjeu social, pour d’autres c’est en enjeu politique.
120
La composition des effectifs des syndicats s’est progressivement modifiée avec la
récession. Les actifs des Houillères sont devenus de moins en moins nombreux alors que la
part des retraités et veuves augmentait. De syndicat d’actifs, la CGT mineurs est devenue en
quelques années l’un des plus gros syndicats de retraités de France.
La reconversion des thèmes syndicaux s’est faite progressivement, à mesure que les
questions relatives à la reconversion des personnels se faisaient moins pressantes et que les
retraités devenaient majoritaires dans l’organisation. La défense du statut s’est alors imposée
comme une évidente reconversion syndicale dans l’après-charbon. Marcel Barrois, Président
de l’Union Régionale CGT mineurs le rappelle :
Si les anciens mineurs ressentent le besoin de rester massivement syndiqués c’est
notamment parce qu’ils n’en n’ont pas fini avec l’entreprise une fois à la retraite.
Cette dernière continue de leur devoir – en vertu du statut – la gratuité du logement,
des prestations de retraites et un régime de soins spécifiques301. La fin du charbon attise
parfois les doutes sur le respect de ces engagements. La CGT elle-même avait mis en garde
devant la possible remise en cause des droits statutaires en cas d’arrêt de l’exploitation
charbonnière. Béatrice Giblin-Delvallet cite les propos d’un représentant de la CGT à ce
sujet302 : « supprimer toute production de charbon dans le Nord-Pas-de-Calais c’est la
menace de suppression des attributions de chauffage, de disparition de la gratuité totale du
régime de Sécurité Sociale minière, de remise en cause de la gratuité du logement pour la
corporation, d’atteinte à notre régime de retraite. »
Dès 1970, la CGT prend part à la mobilisation des habitants dans les cités afin de
protester contre les programmes de rénovations « énergiques » menés par les Houillères ou 301 Parmi les acquis sociaux des mineurs, la Sécurité Sociale des Mines (SSM) est un régime très avantageux. Elle fait bénéficier les anciens mineurs d’un réseau de pharmacies ou de centres de soins entièrement gratuits.
F.D. : est-ce que cette lutte-là (autour de l’héritage) ne s’est pas substituée finalement à celle sur la poursuite de l’activité, d’un point de vue syndical ? M. Barrois : Non, pas trop. Enfin… Qu’on le veuille ou non, à partir du moment où le bassin est disparu on est bien dans l’obligation de gérer… ces problèmes-là deviennent pour nous… Actuellement, notre situation syndicale est la suivante : il reste plus de 100000 retraités et veuves dans cette région. Nous on est syndicat des mineurs, on ne défend pas étroitement de façon égoïste seulement ces intérêts, on s’efforce d’élargir notre champ d’action, y compris l’emploi nous préoccupe puisque nous sommes des retraités mais enfin nous avons des enfants, des petits-enfants. Ceci étant, du point de vue de la défense des droits des gens que nous représentons, les dossiers principaux sont qu’on le veuille ou non la retraite, la pension de reversion pour les veuves, les conditions d’habitat et le droit à la gratuité. F.D. : Ca a été une forme de reconversion forcée pour le syndicalisme minier ? M.B. : Oui, oui. Ca a été une réalité quoi.
121
contre la destruction de cités. C’est à cette occasion qu’elle fait l’expérience de l’intérêt des
habitants pour ces questions et de leur « potentiel » de mobilisation :
A l’instar des partis politiques, c’est cependant à la faveur de la fermeture des puits
qu’elle recentre véritablement son activité syndicale sur les questions liées au logement et au
maintien des autres droits sociaux des anciens mineurs et veuves. La création de la Soginorpa
et le rapport Lacaze furent également décisifs dans l’affirmation de ce mouvement.
Il se traduit dès 1987 par une réorganisation profonde du syndicat303. A l’organisation
par secteurs géographiques se substitue une organisation par secteurs d’activité. Parmi ceux-ci
un secteur « fond », un secteur « surface » et surtout un secteur « patrimoine Soginorpa »
amené à se développer.
La CGT milite déjà à cette époque pour le maintien de la gratuité totale aux ayant-
droits, pour l’accélération de la rénovation et contre les destructions annoncées dans le rapport
Lacaze. Cette action se traduit par la création de Comités de Défense de l’habitat minier dans
de nombreuses cités et par leur fédération au sein d’une association, l’Association de Défense
du Logement Minier (ADLM) présidée par Marcel Barrois. La CGT mène campagne afin que
« tous les habitants concernés se rassemblent dans chaque cité minière et se constituent en
comité de défense304 ». La défense du logement minier devient l’occasion de nouvelles formes
de mobilisations, associant les habitants des cités, ayant-droits ou non. Marcel Barrois revient
sur la logique qui présida à la création des comités de défense et de l’ADLM et sur ses effets
sur l’action syndicale :
L’engagement de la CGT sur le front du logement minier procède donc d’un
renouvellement de l’action syndicale rendu nécessaire par la fermeture des puits mais devient
rapidement un moyen pour le syndicat menacé d’atrophie d’élargir sa base en associant de 302 Op. cit. p. 313. 303 La Voix du Nord, 24 juin 1987.
M. Barrois : Il y avait un intérêt très fort dans cette période-là parce que tout était à faire. On a constaté que quand les travaux étaient faits après l’intérêt retombait. Tant qu’il y avait les perspectives, les discussions sur les travaux, avec les problèmes qui étaient soulevés, naturellement les mobilisations étaient très fortes.
M.B. : A travers l’ADLM, les comités de défense ont été à la base d’actions. Ca n’a pas empêché le syndicat de continuer son action propre sur ce dossier. On a voulu avoir à côté de nous, avec nous, une structure beaucoup plus large, une structure d’accueil et d’action plus large, dans laquelle d’une part peuvent se retrouver des anciens mineurs ou des veuves quelque soit leur appartenance syndicale et ensuite qui soit une base de rapports communs entre les mineurs, retraités et veuves et les locataires. On était plus forts ensemble. C’était une volonté d’ouverture de notre part. De ne pas mener une bataille corporatiste et un peu égoïste quelque part. (…) Incontestablement, dans la défense du logement minier, on ne retrouve pas seulement le mineur mais on retrouve surtout, au premier rang, sa femme, on retrouve ses enfants qui veulent vivre plus décemment. C’est vraiment une base revendicative très intéressante. Ensuite on était dans un processus où des choses se faisaient. Donc on a pu s’appuyer sur une expérience positive pour faire la démonstration à d’autres où il y avait du retard qu’il fallait bouger.
122
nouvelles personnes à ses luttes, non ressortissantes du régime des Houillères mais habitantes
des cités.
Cet élargissement n’est pas sans provoquer des tiraillements au sein de l’organisation.
Marcel Barrois fait état de quelques-unes des critiques formulées à l’encontre de cette
diversification syndicale :
Ces tensions au sein de la CGT sont allées en s’amplifiant305. Elles ont d’abord opposé
la Fédération nationale du Sous-sol à l’Union Régionale, la première accusant la seconde de
se disperser dans les activités associatives (ADLM mais aussi Mémoire et Culture
notamment), la seconde accusant la première de « corporatisme étroit » :
La question du devenir du logement minier est au cœur des divergences entre ces deux
organes de la CGT. Alors que l’Union Régionale avait fustigé la création de la Soginorpa et sa
logique des « remontées financières » vers CdF, la Fédération Nationale du Sous-Sol
l’approuva, privilégiant la survie du groupe Charbonnages et se montrant favorable au
maintien de sa tutelle sur le logement minier306 :
304 21/07/1987. 305 Déjà en 1987, deux listes de la CGT sont candidates à l’élection du Comité d’entreprise des HBNPC, l’une de la fédération nationale du sous-sol, l’autre de l’Union régionale. Nord-Eclair du 30 avril 87. 306 Voir sur ce point la réflexion que nous avons consacrée plus haut aux positions divergentes au sein des Houillères sur la question des remontées financières, révélant une opposition entre une logique « groupe » et une logique « régionale » qui ressemble en de nombreux points aux divergences apparues au sein de la CGT entre l’Union Régionale, obligée de gérer l’après-charbon dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais, et la Fédération Nationale qui continue de raisonner dans une perspective de pérennité du groupe Charbonnages à l’échelle nationale.
F.D. : Est-ce que vous n’étiez pas prisonnier de votre identité de syndicat qui fait que vous étiez amené plus naturellement à soutenir les intérêts des ayant-droits plutôt que ceux des locataires ? Est-ce que vous avez senti cette tension ? M.B. : Oui, ça existe encore d’ailleurs. Y compris dans la CGT au niveau national où on nous a reproché ça. On nous a dit que l’on sacrifiait… on n’a jamais accepté cela. C’était pas vrai ! On a fait la démonstration qu’à travers cette action très large d’ouverture, non seulement la CGT mineurs ne s’était pas amoindrie, mais que les résultats de son action avaient été plus efficaces d’une part, et que d’autre part, on avait puisé dans le mouvement associatif des forces qui étaient venues nous aider dans notre travail syndical lui-même. (…) A l’heure actuelle, un certain nombre de difficultés que nous connaissons, l’opposition qui se manifeste contre nous, on continue à nous condamner sur cette orientation.
Marcel Barrois : On nous condamne encore aujourd’hui à un haut niveau. C’est même assez extraordinaire. On veut nous détruire parce que nous développons cette ligne-là. Et les travaux de notre dernier congrès ça a été au cœur du débat. Sur cette ligne-là on veut nous casser, même au plus haut niveau confédéral. Ce qui est contradictoire d’ailleurs parce que la CGT confédérale elle vient de tenir son 46ème congrès avec un grand mot d’ordre, celui de l’exigence d’un renouveau syndical, celui de sortir d’un corporatisme étroit, et nous, concrètement, sur le terrain, on n’a pas encore constaté la mise en œuvre de cette orientation.
123
Le dernier épisode en date de ces affrontements s’est produit au sein-même de l’Union
Régionale CGT mineurs. En 1998, une fraction dissidente opposée à la majorité régionale et à
sa politique d’ouverture, soutenue par la « Coordination communiste307 » s’est emparée par la
force de la « Maison syndicale des mineurs de Lens », changeant les serrures et interdisant
l’accès aux représentants de la majorité. La partie de la CGT « légitimiste » saisit les
tribunaux qui lui donnent raison et demandent la fin de l’occupation de la Maison
syndicale308. Le schisme est consacré.
Les propos prononcés par Marcel Barrois à l’occasion de la réouverture de la maison
syndicale sonnent comme une réaffirmation de la ligne « d’ouverture » dénoncée par les
« putschistes » comme un dévoiement de l’action syndicale : Il n’y aura plus ni chaînes ni de sécurité à la porte, ni filtrage, ni barrages de communications. Elle sera ouverte à la vie à toutes celles et à tous ceux qui, avec nous, veulent mener l’action syndicale juridique et sociale, l’action culturelle et celle de promouvoir les mémoires. C’est notre engagement309.
Les opposants à l’Union Régionale lui reprochent également son soutien à la solution
du transfert de gestion des logements miniers, qui aurait pour première conséquence de
couper le lien avec CdF et menacerait selon eux la pérennité du statut. Marcel Barrois justifie
en effet l’autonomisation de la gestion du patrimoine par rapport à CdF :
307 Courant assez puissant dans le Fédération du P.C. du Pas-de-Calais opposée à la ligne Hue au sein du PCF. 308 Voir page suivante la une du numéro de La Tribune, hebdomadaire de la CGT mineurs, consacrée à la réouverture de la Maison syndicale après son occupation. 309 La Tribune de la région minière, n° 2820, du 16 au 22 décembre 1998, p. 2.
Marcel Barrois : Auparavant on avait une unité très forte sur la position que j’ai exprimée tout à l’heure mais par contre on a toujours été en divergence avec la fédération Nationale du sous-sol qui elle défendait, on revient aux débats corporatistes, le fait qu’il était normal que CdF conserve la responsabilité de la gestion. Il était normal que CdF prélève une partie des ressources financières de la Soginorpa puisqu’il y avait des bénéfices. C’étaient des « ballons d’oxygène » nous disait-on pour sauvegarder l’entreprise. Nous on a toujours refusé ces arguments-là qui étaient des arguments de capitulation. De toute façon ça n’a pas sauvé CdF, ça a ralenti… Et puis je ne vois pas pourquoi les habitants des cités minières et la région du Nord-Pas-de-Calais devraient… Elle a été sacrifiée cent fois et mille fois. C’est un faux débat et c’est un mauvais débat. Il existe toujours. F.D. : Est-ce que la question du logement minier est importante dans les clivages qui peuvent apparaître au sein de la CGT ? Marcel Barrois : Oui, elle est importante. Jusqu’où ça va je ne sais pas. (…) Objectivement ce que je constate, c’est qu’une partie de la CGT… la CFTC c’est beaucoup plus normal puisqu’au moins ça a toujours été leur position, la CGC et ETAM c’est aussi leur position ils l’ont toujours proclamé, on l’a retrouvé dans d’autres domaines. Ils ont accepté la récession, ils l’ont justifiée, ils l’ont organisée avec la direction de CdF, c’est un peu la conception qui nous divise dans le mouvement syndical… mais la CGT, on avait un autre statut et une autre conception et là on ne la retrouve pas. On a parlé de la création de la Soginorpa. Nous, on a été contre, la fédé nationale a été pour. Dans les C.A. des HBNPC nos représentants ont voté contre, au plan de CdF ils ont voté pour. Nous avons toujours critiqué les remontées organisées par les Houillères sur les résultats de la SOGI, les administrateurs de CdF, y compris ceux de la CGT étaient pour ?
124
Par ce choix, la majorité de la CGT se prononce en faveur d’une « banalisation »
progressive de la gestion du logement minier en tant que parc social, là où ses opposants
soutiennent le maintien de la spécificité « minière » du parc jusqu’à l’extinction du dernier
ayant-droit. Cette dernière tendance est très présente parmi les syndicats de personnel de la
Soginorpa310 et s’est notamment exprimée au moment de l’annonce de la « banalisation » du
parc minier par le Ministre de l’industrie Christian Pierret en 1998, suscitant de nombreuses
manifestations du personnel, soutenues sinon impulsées par l’encadrement de l’entreprise et le
syndicat des cadres CGC, opposés à tout transfert de gestion. Jacques Verlaine, ancien
directeur de la Soginorpa et observateur averti confirme ce dernier point :
Les divergences sur l’avenir du logement minier donnent ainsi lieu à la formation de
coalitions insolites rassemblant, d’une part, les cadres CGC de la Soginorpa et une partie de
la CGT opposée à la coupure du lien avec CdF, et d’autre part, la CFDT et l’autre partie de la
CGT311, favorable au transfert de gestion vers un établissement public autonome de CdF :
Ainsi, la CGT favorable à la ligne défendue par Marcel Barrois prône le maintien du
parc de logements miniers dans le domaine public, avec une priorité d’accès aux anciens
mineurs mais avec une gestion qui prend également en compte la part croissante que
représentent les locataires de droit commun312 et qui amorce la nouvelle vocation sociale du
parc.
310 Qui compte quand même 600 salariés. 311 Voir la pétition page suivante. 312 En 1997, plus de 30000 logements sont loués à des tiers contre 38000 à des ayant-droits des Houillères. Cette évolution dans le sens d’un renouvellement de l’occupation du parc est continue depuis les débuts de la récession. Voir graphique page suivante.
J. Verlaine : (…) Les syndicalistes ne voulaient absolument pas que la gestion soit assurée par les élus. Les syndicalistes étaient résolument contre le transfert parce qu’ils considéraient qu’ils n’avaient pas à devoir être aux ordres des élus et qu’ils préféraient une gestion indépendante du type Charbonnages à une gestion politique. F.D. : Vous avez d’une certaine manière sur cette question là trouvé des alliés… J. Verlaine : Moi j’étais plus dans le coup mais après j’ai bien senti que Charbonnages s’appuyaient sur les syndicalistes.
M.B. : Au stade où on en est, pourquoi lier le sort du patrimoine immobilier à la fin de CdF ? CdF est mort. Les HBNPC sont disparues depuis 10 ans. On ne va pas continuer à raisonner 10 ans après comme si on avait encore 100000 mineurs dans le bassin. Quand il y en avait, on a défendu le bassin et Charbonnages.
Marcel Barrois : Il y a une « manif » le 26. Une partie de la CGT qui a quitté notre union appelle à la manifestation. Je dois faire un article dans la Tribune en disant que ceux qui iront manifester le 26 iront défendre en fait le front du refus qui est CdF et la direction de la Soginorpa, qui s’oppose dans les discussions en cours avec le gouvernement. Qui s’opposent à une solution publique, démocratique et sociale du dossier du patrimoine immobilier. Y compris cette fraction de la CGT qui ira avec eux.
125
Les partisans de cette solution la justifient en invoquant le fait que les nouveaux
occupants des cités sont pour la plupart des enfants de mineurs, inventant en quelque sorte
un syndicalisme de « filiation ».
Notons enfin que le poids des syndicats dans la gestion du patrimoine minier diminue
à mesure que décline le nombre d’ayant-droits. S’ils sont directement associés aux
commisions d’attribution des logements pour ces derniers, ils n’ont par contre aucun rôle dans
l’attribution des logements aux tiers. Une participation à une structure de gestion multipartite
(comme ils le réclament) leur permettrait donc de péréniser une influence sinon
inexorablement condamnée.
Les questions liées au logement minier prennent donc un sens tout particulier pour les
organisations syndicales. Il est à la fois l’un des derniers thèmes par lesquels se réactivent des
revendications liées aux luttes du travail et aux acquis sociaux (défense du statut) et celui par
lequel se profilent les enjeux conflictuels de redéfinition de l’action syndicale, confrontée à
l’imminente disparition de sa clientèle traditionnelle.
3. L’obtention du transfert de gestion : Un exemple des usages localisés des courants au sein du parti socialiste. Ressources locales, ressources nationales.
Nous avons déjà insisté sur la longue histoire de la revendication du transfert de
gestion du patrimoine minier et sur sa réalisation tardive. Entre la promesse de François
Mitterrand à Lens en 1983 et la signature du protocole d’accord sur les prérogatives de la
Sacomi en avril 1992, dix ans se sont écoulés. Dix ans pendant lesquels les socialistes ont été
au pouvoir, hormis de 1986 à 1988.
Les résistances sont fortes au sein des Charbonnages devant la perspective d’un
transfert que d’aucuns considèrent comme un « cadeau313 » fait aux élus. La direction des
Charbonnages dispose d’arguments pour convaincre les ministres de l’utilité du statu quo. Ils
mettent en avant le manque à gagner qu’occasionnerait pour l’Etat la perte de ce patrimoine
évalué à plus de cinq milliards de francs (depuis la création de la Soginorpa) 314 et qui
constitue l’un des derniers gages de CdF présentés à ses nombreux créanciers. Autant
d’obstacles qui ont pour le moment hypothéqué tout transfert. 313 Le terme apparaît dans les courriers envoyés par les représentants syndicaux des cadres de CdF à leurs membres.
126
Il faudra attendre que « le parti redevienne l’enjeu des luttes internes, quand
commence à se poser sérieusement la question de la succession de François Miterrand, pour
que les ressources des dirigeants et élus du Pas-de-Calais retrouvent progressivement de la
valeur315 », rendant le transfert de gestion des logements miniers à nouveau envisageable.
Si c’est finalement Laurent Fabius qui aura les faveurs de la fédération du Pas-de-
Calais316 au congrès de Rennes de mai 1990, les autres postulants au poste de premier
secrétaire essaieront eux aussi de se rallier la fédération du Pas-de-Calais, la plus importante
de France par le nombre de ses mandats. Michel Rocard notamment, auquel les deux grosses
fédérations du Nord et des Bouches-du-Rhône sont interdites, ne désespère pas d’y parvenir et
de rappeler les principaux leaders de cette fédération à leur choix en sa faveur contre François
Mitterrand au congrès de Metz de 1979.
Se saisissant des conclusions du rapport Essig, réalisé à sa demande un an plus tôt, il
annonce à l’occasion de sa venue à Arras le 9 janvier 1990 le transfert de la gestion des
logements miniers et du patrimoine des Houillères à une SEM, répondant en cela à l’une des
revendications prioritaires des dirigeants du P.S. du Pas-de-Calais317. Jacques Verlaine, alors
Directeur Général des HBNPC et de la Soginorpa nous confia qu’il apprit médusé la nouvelle
à cette occasion, au même moment que le reste de l’assistance présente à Arras lors de la
déclaration du Premier ministre.
Daniel Percheron, premier secrétaire de la fédération socialiste du Pas-de-Calais et
ardent défenseur du transfert de gestion du patrimoine minier aux élus, évoque dans
l’entretien qu’il nous a accordé toute l’attention dont sa fédération fut l’objet avant le congrès
de Rennes, confirmant l’hypothèse de la réévaluation des ressources locales à cette occasion :
« Nationalement, dans tous les débats j’étais perçu à la fois comme un porteur de mandat,
mais comme un porteur de mandat peu fiable, non inféodé véritablement à un courant ; Tout
simplement parce qu’à chaque enjeu de pouvoir, je voyais déferler sur ma fédération les
leaders nationaux qui la redécouvraient avec ses 15 ou 16000 adhérents au moment de
Rennes par exemple. »
Cet intérêt pour les mandats de la fédération du Pas-de-Calais permet à ses principaux
leaders d’escompter la redistribution de ressources gouvernementales, qui leur étaient
314 Voir supra. 315 Frédéric Sawicki, op. cit. p. 167. 316 Voir les pages que consacre Frédéric Sawicki aux raisons de ce choix. Notamment le « travail de mobilisation de Laurent Fabius et les avantages que les principaux élus ont cru pouvoir tirer de ce choix », pp. 167-174. 317 Daniel Percheron a rappelé quelles étaient ces priorités lors de l’entretien : « A peine revenus au pouvoir (88) j’ai immédiatement rencontré Rocard et j’ai proposé deux dossiers : la création de l’université du Pas-de-Calais et le transfert du patrimoine. »
127
« interdites » jusqu’alors318. Parmi celles-ci la décision du transfert de gestion des logements
miniers aux élus. Quand on lui demande si le poids du P.S. du Pas-de-Calais dans le contexte
national de l’époque a compté dans cette décision, sa réponse est sans équivoque319 : « Ca a
joué un grand rôle. Si ça avait pas été en terme de rapport de force, le premier porteur de
mandats du parti, jamais nous n’aurions obtenu cette avancée qui, à la première alternance
de 93-94 a été remise en cause ». André Delelis, ancien ministre et maire de Lens mais
surtout principal opposant à la majorité fédérale de Daniel Percheron320, stigmatise sur un ton
plus polémique cet usage local des courants selon les ressources nationales mobilisables :
On peut supposer d’autre part que la décision de transférer la gestion du patrimoine
aux élus a également été facilitée par le fait que Marcel Wacheux, maire de Bruay mais
surtout Président de l’Association des Communes Minières qui s’était rallié aux rocardiens,
faisait figure à l’époque de présidentiable de la future SEM. Il sera finalement écarté de la
présidence au profit de Jean-Pierre Kucheida321, Député-maire de Liévin, membre de la
majorité fédérale. Cette hypothèse semble d’ailleurs validée par la lenteur des démarches
gouvernementales, une fois Marcel Wacheux écarté de la Présidence322. La constitution
définitive de la SEM demande encore le versement par CdF de sa participation au capital pour
être juridiquement valide. Celle-ci n’interviendra que deux ans après l’annonce de Michel
Rocard à Arras (dépôt des statut en février 1992).
La dernière étape du transfert de gestion à la SEM a consisté en la négociation du
mandat de gestion entre CdF et la Sacomi puisque cette solution avait finalement été retenue
plutôt qu’un transfert de propriété auquel le ministère des finances s’est toujours opposé.
318 Voir supra. 319 Daniel Percheron nous confia même les hésitations importantes de Michel Rocard devant l’opération. 320 Il s’était rallié au courant Jospin en 1990. 321 Nous reviendrons sur la bataille pour la présidence de la SEM en II.C.1 322 Il démissionnera d’ailleurs du P.S. à cette occasion et sera reçu par Michel Rocard à Matignon qui lui apportera son soutien.
F.D. : Comment expliquez-vous que Michel Rocard ait accepté le transfert de gestion du patrimoine ? A. Delelis : La fédération socialiste du Pas-de-Calais était considérée comme la première de France par le nombre d’adhérents. Mais il faudrait d’abord vérifier si vraiment il y a autant d’adhérents que de cartes, notamment dans la section de Liévin. Deuxièmement Percheron a navigué dans tous les courants. Il est passé de Mitterrand à Rocard, de Rocard à Mauroy. Il a tout fait. Autrement dit, au fur et à mesure que se présentait un leader, il s’est offert. Il a monnayé, je ne l’accuse pas d’avoir touché de l’argent, mais il a monnayé cette parcelle de pouvoir que pouvait lui accorder chaque leader national. Donc il a été rocardien quand il fallait, il a été anti-jospin, aujourd’hui il est Jospin. Le bruit court qu’il va faire partie du prochain gouvernement. Autrement dit, c’est un homme qui a été habile, subtil. Il n’a que ça à faire d’ailleurs puisqu’il n’a aucune responsabilité locale, et qui s’est vendu au fil du temps à l’un et à l’autre. Quand Rocard qui avait besoin de lui, Cresson qui avait besoin de lui, il est allé leur dire : « Ca ne vous coûte rien, vous décidez de transférer le patrimoine aux élus » ça a fait briller les yeux des premiers ministres en disant voilà une action démocratique, on va enlever ça au capitalisme pour le confier aux élus locaux de la population.
128
Il semble ici encore que les ressources partisanes du P.S. du Pas-de-Calais ont compté
dans la décision d’Edith Cresson de contraindre CdF, plus que réticents, à accepter de signer
le mandat de gestion. C’est en employant un registre tout droit sorti des batailles militaires
que Daniel Percheron décrit l’événement : « Edith Cresson, après le départ de Michel Rocard
a accéléré et là aussi, j’ai dû la voir longuement. Elle a pris le patron des Houillères par
l’oreille, elle l’a amené à Liévin, et elle l’a obligé à signer sa rédition en rase-campagne ».
On peut s’étonner du soudain acharnement d’Edith Cresson à défendre le transfert de
gestion du patrimoine minier, elle qui avait signé le décret autorisant les Charbonnages à créer
la Soginorpa six ans plus tôt (alors qu’elle était ministre de l’Industrie), contre l’avis des élus
socialistes du Pas-de-Calais.
C’est que le contexte a changé depuis. Edith Cresson, Premier Ministre esseulé, est
désormais à la recherche de soutiens au sein de son propre parti323, quelques mois avant des
élections régionales qui lui seront fatales. Sa réputation de défiance à l’égard d’une partie de
la Haute administration rencontre ici les préoccupations des élus locaux opposés aux
dirigeants de CdF, principaux obstacles à la finalisation du transfert.
On peut ainsi observer que la création de la Sacomi, loin d’être le produit d’une
négociation entre l’Etat et les collectivités locales concernées est bien plus le résultat de
transactions à l’intérieur même du Parti socialiste, entre d’une part les principaux dirigeants
de la Fédération du Pas-de-Calais et d’autre part deux Premiers ministres socialistes, à la
recherche du soutien de cette fédération puissante par le nombre de ses mandats.
Le rôle prédominant joué par la fédération du Pas-de-Calais dans la réalisation du
transfert de gestion au profit de la Sacomi a contribué à faire peser de nombreuses suspicions
sur la SEM et sur ses rapports avec le Parti socialiste. Ces suspicions ne seront pas apaisées
quand seront envoyées les premières cartes de vœux de la Sacomi à l’occasion de la Sainte-
Barbe, fête des mineurs, portant en sus du logo de la SEM le poing et la rose324…
Ainsi, la décision gouvernementale du transfert de gestion du patrimoine minier est
incompréhensible sans recourir un minimum à une analyse contextualisée de l’évolution de la
valeur des ressources des dirigeants fédéraux dans les arènes nationales. En retour, les enjeux
323 Laurent Fabius qui a tissé de nombreux liens avec la majorité fédérale est alors Premier secrétaire. 324 Le Quotidien de Paris, 12 décembre 1992, « Un parfum de rose dans les corons du Nord ».
129
locaux de l’appartenance aux courants nationaux perdent de leur enchantement idéaliste325 et
retrouvent un peu de leur profondeur stratégique et structurale326.
C’est également dans ce sens qu’il faut interpréter les divisions intra-partisanes sur le
sort du patrimoine minier et sur sa gestion.
4. L’activation de clivages intra-partisans, ou quand la question du logement minier révèle les principes de division interne des entreprises politiques locales.
Les questions liées au sort du patrimoine des Houillères semblent particulièrement
propices à l’activation des clivages intra-partisans, et notamment de ceux qui se sont déjà
formalisés et consolidés dans l’appartenance à des courants. Cette coïncidence entre les
clivages partisans et les prises de positions relatives au sort du patrimoine minier est loin
d’être fortuite. Il se pourrait bien en effet que les enjeux attachés au contrôle du logement
minier prennent un sens tout particulier dans l’affrontement auquel se livrent les entrepreneurs
politiques locaux au sein des appareils politiques du territoire.
Le parti socialiste est le plus concerné par ces oppositions internes qui prennent
prétexte des questions liées au logement pour se manifester. C’est sans doute parce que les
chances d’un de ses élus de contrôler la Sacomi étaient les plus fortes, que la perspective du
transfert de gestion a suscité autant de luttes « fratricides » entre les différents prétendants au
poste. Si les conflits apparus à ce sujet dans la fédération socialiste du Pas-de-Calais épousent
assez fidèlement les clivages intra-partisans objectivés à l’occasion des congrès, ils
contribuent également à les exacerber et à reformuler leurs enjeux.
Tout se passe comme si les questions liées au contrôle du logement minier étaient
l’occasion de l’expression non voilée des clivages politiques jusqu’alors euphémisés car
outrepassant les clivages reconnus comme légitimes socialement. Il s’agirait dans ce cas d’une
transgression à la norme généralement incorporée par les entrepreneurs politiques du caractère
feutré des divergences intra-partisanes.
325 Qui verrait dans le ralliement à un courant politique un ralliement à des idées dans l’absolu. 326 Nous rejoignons ici Daniel Gaxie quand il avance : « Les rapports entre les élus et les services ou les relations entre élus sont affectés par les appartenances partisanes mais sans doute encore plus par les positions occupées dans le champ politique périphérique ou central. », op. cit.
130
Les principes de division occultés apparaissent notamment à l’occasion de la
négociation du transfert de gestion. Daniel Percheron évoque les divergences apparues en
cette circonstance au sein du P.S. :
Les oppositions entre André Delelis et Marcel Wacheux d’une part et Daniel
Percheron/Jean-Pierre Kucheida d’autre part correspondent étrangement à celles labellisées
par les appartenances aux courants. André Delelis est en effet dans la minorité fédérale depuis
le congrès de Metz et son choix en faveur de François Mitterrand, alors que la majorité –
emmenée par Daniel Percheron – avait soutenu la motion de Pierre Mauroy d’abord, puis
Michel Rocard dans sa course à l’investiture présidentielle. Marcel Wacheux a quant à lui
rejoint le courant rocardien en 1985, se plaçant également dans la minorité fédérale327.
Ces clivages sont réactivés au moment du congrès de Rennes, quelques mois après
l’annonce du transfert de gestion du patrimoine aux élus par Michel Rocard alors Premier
Ministre. André Delelis choisit de soutenir la motion présentée par Lionel Jospin et Michel
Delebarre alors que la majorité fédérale se rallie à la motion Fabius et que Marcel Wacheux
continue de soutenir Michel Rocard.
Yves Dhau Decuypère, chargé de mission « bassin minier » à la DRE associe les
clivages intra-partisans au sein du P.S. aux divergences apparues au sujet de la Sacomi, les
uns contribuant à consolider les autres :
L’activation de clivages intra-partisans sur les questions liées au devenir du logement
minier vaut également pour le Parti communiste.
327 Pour une analyse précise de ces appartenances voir Frédéric Sawicki, op. cit.
Percheron : « A partir de ce moment-là s’est engagée la deuxième phase : le transfert du patrimoine. Il a fallu que personnellement je me batte sur deux fronts : le front intérieur au P.S. où les élus traditionnels du P.S., notamment André Delelis, le maire de Lens ou Marcel Wacheux, le maire de Bruay, étaient sur la ligne : « Nous, les Houillères, on connaît. On a créé l’association des Communes Minières, on a obtenu les premières lignes budgétaires de rénovation… Après tout, c’est pas à nous de gérer les portes et les fenêtres. Il vaut mieux un dialogue conflictuel mais finalement habituel avec les Houillières. Ne nous mêlons pas de l’habitat. » Et puis il y avait ceux qui considéraient que les Houillères c’était fini, que cette entreprise endettée, sans perspectives, sans avenir, sans matière grise ne devait pas être maîtresse à 30 ou 40% de l’aménagement du territoire du bassin minier et qui disaient : « il faut prendre la responsabilité du patrimoine. »
Y-D : De toutes façons il y a eu une fronde qui s’est ensuite complètement formalisée à l’occasion du fameux congrès de Rennes avec les fabiusiens et tout ça. Là on a senti une véritable cassure entre les socialistes du Pas-de-Calais autour de l’affaire de la Sacomi qui a rejoint d’ailleurs les tendances. Je crois que s’ils ont rejoint les courants c’est aussi en fonction de cela. Il y a eu les fabiusiens, les fabiusiens de l’époque c’étaient les kuchédiens et les percheroniens, il y a eu les rocardiens, dont le principal était Wacheux qui était un peu un perdant au sein du Pas-de-Calais mais qui était quand même très appuyé au niveau régional où il y avait des rocardiens comme Umberto Battist. Donc Wacheux ne s’est pas trouvé isolé et il s’est trouvé proche de la fédération du Nord et Delelis aussi. Delelis a toujours été assez proche de Mauroy, c'est la tendance Mauroy-Jospin. Donc ils ne se sont pas retrouvés totalement isolés.
131
Ce clivage recouvre d’abord les limites départementales, opposant la fédération du
Nord, plutôt conciliante à l’égard du transfert de gestion à la Sacomi à la fédération du Pas-
de-Calais contestant farouchement ce dernier. Ces enjeux dans les deux fédérations sont en
fait loin d’être les mêmes. D’abord parce que la part de patrimoine minier dans les communes
communistes du Nord est bien moindre que dans celles du Pas-de-Calais. Mais également
parce que le clivage P.C./P.S. est bien intense dans le Pas-de-Calais et bien plus décisif dans
la conquête des municipalités et autres fonctions électives. Aussi, les communistes de ce
département ont bien plus à craindre d’une gestion socialiste du patrimoine que leurs
« camarades » nordistes. On pourrait d’ailleurs plus largement se demander si l’orthodoxie
prêtée à la fédération communiste du Pas-de-Calais (parfois qualifiée de dernière fédération
stalinienne) ne doit pas en partie à la spécificité du contexte politique local qui continue de les
opposer prioritairement aux socialistes.
Cependant, les positions des élus sur la gestion du logement minier sont loin d’avoir
été unanimes même au sein de cette fédération. Certains maires (une minorité) ayant choisi de
coopérer avec la Sacomi, même après le départ des communistes de son Conseil
d’administration. Il faudrait se pencher plus longuement sur la spécificité des contextes locaux
d’implantation communiste et sur l’importance du patrimoine minier pour comprendre
certaines attitudes différenciées à l’égard de la Sacomi328. Ces divergences sur la gestion du
patrimoine minier épousent également parfois les clivages entre les partisans de la ligne
nationale de rénovation du parti et les autres. Si les premiers, comme Marcel Barrois,
Président de l’union régionale CGT mais également membre du P.C., se montrent moins
critiques à l’égard du bilan de la Sacomi et sur la possibilité d’une structure de gestion dans
laquelle les collectivités locales seraient majoritaires, les seconds continuent de désapprouver
cette perspective . Ces clivages sont évoqués par Yves Coquelle, rappelant les débats internes
sur la position des élus communistes vis-à-vis de la Sacomi :
328 Le maire communiste de Grenay a par exemple coopéré largement avec la Sacomi. Mais pouvait-il en être autrement alors que sa commune fait partie de celles qui comptent le plus de logements Soginorpa du bassin (plus de 50%) et qu’elle jouxte Bully-Les-Mines, dont le maire est Michel Vancaille, l’un des soutiens les plus proches de Jean-Pierre Kucheida et Président de l’OPAC 62 ? Etait-il envisageable politiquement que les rénovations sur les nombreuses cités à cheval entre les deux communes s’arrêtent à la limite communale de Bully ? On peut comparer cette situation avec celle d’Yves Coquelle, l’un des principaux fers de lance de l’opposition à la Sacomi et maire communiste de Rouvroy, commune où la majorité du patrimoine minier appartient à la Société Immobilière de l’Artois, Société HLM complètement indépendante de la Soginorpa. La dépendance potentielle des deux élus à l’égard des décisions de la Sacomi, SEM gérante de la Soginorpa, était toute autre.
132
Il faut donc observer qu’au sujet du logement minier les élus ne se contentent pas
d’évoquer les conflits inter-partisans mais évoquent également (d’abord ?) les clivages intra-
partisans.
Ces derniers accouchent parfois de coalitions surprenantes, formées à partir de
positions communes sur le logement minier329. Ainsi, André Delelis se retrouvera dans un
front anti-Sacomi avec Jacques Vernier, le maire RPR de Douai et avec les élus communistes
du Pas-de-Calais.
Cette coalition insolite participera de près à la contestation de la Sacomi au sein de
l’Association des Communes minières et précipitera finalement la perte de la SEM en
1996330. Jean-Pierre Kucheida ne manque pas de fustiger cette alliance « Il y a ceux qui ont
délibérément fait de la politique et qui ont rejoint délibérément le camp d’André Delelis et ont
fait de la politique politicienne, derrière les éléments les plus rétrogrades de la fédération du
P.C. du Pas-de-Calais avec des gens comme Coquelle. »
Ce rapprochement de circonstance entre le P.C. du Pas-de-Calais et André Delelis –
contre la majorité fédérale de la fédération du P.S. du Pas-de-Calais impliquée dans la gestion
de la Sacomi – témoigne à lui seul de l’intensité des luttes intra-partisanes dont les débats sur
le logement minier deviennent le théâtre. André Delelis ne s’était-il pas en effet singularisé
lors des municipales de 1977, en refusant d’accepter des communistes sur sa liste, décision
qui entraîne sa mise à l’écart temporaire du comité directeur du parti331 ?
329 Ou plutôt « contre la Sacomi. » 330 C’est le sujet de notre partie III. B. 2 331 Sollicitons encore l’ouvrage dirigé par Daniel Gaxie (op. cit.) décidément fort précieux : « Les champs politiques apparaissent comme des champs de force à structuration variable selon les arènes, les enjeux, les rapports de force et la conjoncture. »
Y.C. : (…) A l’intérieur du P.C., il y a des gens qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, qui ne réfléchissent pas toujours à l’importance des décisions qu’ils prennent. F.D. : Et ça a été débattu ? Y.C. : Ah bien sûr on en a discuté. J’ai réuni souvent les élus. Et puis je vous dis : la grande majorité des élus communistes ont tenu bon. C’est ce qui fait que l’opération a capoté. Heureusement ! Parce qu’aujourd’hui ce serait Kucheida qui dirigerait le bassin minier et ce serait pas triste.
A. Delelis : Alors moi je me retrouve avec tous les élus du bassin, quels qu’ils soient. Aussi bien avec J. Vernier, le maire de Douai, qu’avec les communistes et les socialistes, qui majoritairement et silencieusement sont plutôt du côté à Wacheux et Delelis que du côté à Kucheida et Percheron. Mais Kucheida et Percheron ont en main l’appareil politique. Traînent derrière eux comme un malheureux Serge Janquin, qui me semble être attaché par une corde. Tout ça n’est pas glorieux. Mais c’est vrai que c’est une réalité d’aujourd’hui que l’on retrouve d’ailleurs dans la scission de la CGT et presque du P.C. Parce que le P.C. on peut dire qu’il y a deux P.C. maintenant. On le voit au plan national et dans le Pas-de-Calais avec des élus communistes qui sont des gestionnaires honnêtes, qui partagent les vues qui sont les miennes dans le domaine du patrimoine Soginorpa mais qui en même temps sont inféodés à une fédération stalinienne hostile à Robert Hue. Dans ce bassin minier plus personne ne s’y reconnaît maintenant. C’est d’une très grande tristesse.
133
En ce qui concerne la fédération socialiste du Pas-de-Calais, les enjeux intra-partisans
de la gestion du patrimoine minier ont fini par primer sur ses enjeux inter-partisans.
L’analyse de l’expression des divergences sur la question de la gestion du parc minier
doit être désormais rapprochée de ses enjeux. Pourquoi les oppositions intra-partisanes,
notamment au sein du parti socialiste mais pas seulement, choisissent-elles de se cristalliser
sur cette question ? Le risque est grand de ne considérer ces conflits que comme des
« inimitiés personnelles » ou « incompatibilités d’humeurs » ainsi naturalisés parce qu’ils
s’exprimeraient dans le cadre partisan. Il faut au contraire reconstruire les logiques
proprement politiques qui ont présidé à l’émergence de ces conflits et comprendre les enjeux
de positions qu’ils recouvrent. On en arrive ici à l’un des points essentiels de notre propos qui
fera l’objet de toute la partie suivante (C) : Il nous semble en effet que si la question de la
gestion du patrimoine minier a cristallisé autant de conflits inter et intra-partisans, c’est parce
qu’elle a été considérée par les entrepreneurs politiques du territoire comme une ressource
susceptible de modifier ou de consolider durablement les positions occupées dans le champ
politique local. Par nombre de ses aspects, le contrôle du logement miner fut perçu (à tort ou à
raison cela ne change rien aux croyances des acteurs) comme une ressource politique
décisive.
En guise de conclusion de cette partie consacrée aux entreprises politiques face au
logement minier, citons un extrait de l’entretien que nous a accordé André Delelis :
Il en ressort un constat de division des entreprises politiques locales mais également,
sur un ton plus polémique (calomnieux ?), la dénonciation de la transformation du logement
minier en enjeu de pouvoir. Reste désormais à articuler ces deux aspects et à donner un sens
plus scientifique au second.
André Delelis : (…) Ce qui est plus menaçant pour le bassin minier c’est sa désunion. Moi je suis un anticommuniste d’il y a 50 ans et aujourd’hui je pleure sur un Parti communiste divisé, sur la CGT divisée. Je dis que c’est un malheur pour le bassin minier. Finalement, c’est la classe ouvrière qui trinque. (…) Le P.S. est divisé, les chrétiens leurs divisions sont pansées déjà depuis longtemps puisque CFTC et CFDT se sont séparées mais c’est malheureux de voir à quel point on en est arrivé. Moi je suis un créateur de F.O. dans le Pas-de-Calais, même les gens de F.O. sont divisés. Le schisme scissionniste passe au travers de toutes les organisations ouvrières dans ce bassin minier. C’est lamentable. F.D. : Est-ce que la question du logement a nourri ces schismes ou est-ce qu’elle en est un produit ? A.D. : Elle a nourri ces schismes parce que le logement minier est devenu un enjeu. Mais un enjeu, je suis désolé, de magouillage. Parce que c’était pas pour une question de dignité ou de fierté de la corporation minière, c’était pour de bas instincts financiers à satisfaire. Le fait de manipuler chaque année des milliards de travaux et autres, ça a pu attirer certains. Moi personnellement je n’ai que dégoût pour ce genre de manœuvres. Finalement ce n’est pas pour le bonheur du peuple qu’on voulait être propriétaire du patrimoine. (...) Il y a des gens qui ont de ce côté-là des comptes à rendre. Et il faudra qu’un jour s’écrive l’histoire de ce bassin minier.
134
C. Le contrôle du logement minier comme ressource politique.
« La politique possède donc un visage public (les règles normatives) et une sagesse privée (les règles pragmatiques). Je m’intéresse moins aux idéaux, aux objectifs et aux normes que les gens établissent eux-mêmes dans le domaine des affaires publiques, qu’à la façon dont ils s’organisent pour gagner ». F.G. Bailey, Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 17. Cité par P. Garraud in « Les contraintes partisanes », Politix, p. 117.
Nous nous proposons d’expliciter ici quelques-uns des enjeux de la gestion du
logement minier que nous avons jusqu’à présent plus évoqués que véritablement définis.
Expliciter la nature de ces enjeux ou des croyances en ces derniers c’est essayer de mettre le
doigt sur les raisons des luttes. Quelle importance les élus locaux attribuent-ils à la gestion des
80000 logements miniers qui vaille la peine qu’ils se soient opposés, pour une bonne partie
d’entre eux, sur ce sujet ?
Une ressource politique peut être appréhendée au travers de ses effets objectifs -
parfois introuvables- sur son détenteur mais également au travers des effets que les acteurs
politiques en lutte lui prêtent a priori. Il y a parfois loin entre la valeur objective des
ressources et celles que les principaux intéressés lui attribuent. Si c’est la valeur objective de
la ressource qui conditionne ses effets dans le champ politique et sur les acteurs qui la
détiennent, c’est en revanche sa valeur présumée qui attise les convoitises (de ceux qui
souhaitent se l’approprier) ou les craintes (de ceux qui voient leurs adversaires de
l’approprier). Analyser le contrôle du logement minier comme ressource politique implique
un incessant aller-retour entre ces deux aspects même si nous accorderons une attention toute
particulière à sa valeur présumée (telle que se l’imaginent les protagonistes) qui est finalement
à l’origine des conflits332. Pour reprendre la perspective de Bailey en la modifiant légèrement
il s’agit de se demander comment les acteurs croient qu’il faut s’organiser pour gagner.
332 On évite ici l’erreur méthodologique courante qui consiste à juger la valeur de la ressource et le sens des motivations des acteurs qui cherchaient à se l’approprier à l’aune de ce qu’elle est objectivement devenue une fois appropriée. Doit-on par exemple analyser les prétentions pour le contrôle du logement minier au regard de ses effets au bout du compte, plutôt défavorables aux acteurs politiques qui se le sont approprié, ou ne doit-on pas plutôt chercher à reconstruire quelle était la valeur « anticipable » de la ressource au moment où ils
135
Ainsi, le contrôle du logement minier se construit comme ressource au travers de
l’importance que lui accordent les acteurs qui contribuent par leurs luttes pour son
appropriation à l’objectiver comme telle. Une ressource politique est donc un construit social,
en ce sens que sa valeur n’est pas déterminée a priori mais qu’elle se définit pour partie dans
l’intérêt que lui portent les entrepreneurs politiques333. C’est en tout cas ainsi qu’elle acquiert
sa signification dans l’espace (champ) politique.
Nous reviendrons donc dans un premier temps sur l’une des premières manifestations
tangibles de l’intérêt qu’accordent les principaux entrepreneurs politiques du territoire à la
gestion du patrimoine minier, c’est-à-dire le conflit apparu entre prétendants à la présidence
de la Sacomi au sein du P.S. du Pas-de-Calais en 1991. (1)
Celui-ci laisse à penser que le contrôle du logement minier pourrait être un « enjeu de
pouvoir ». Si ce point est très souvent spontanément avancé par nos interlocuteurs, les ressorts
précis de ce pouvoir sont rarement énoncés, parfois esquissés. Nous nous proposons donc ici
d’évaluer quelques-uns des « effets de pouvoir » de la présidence d’une SEM qui gère pas
moins de 80000 logements sur un territoire qui en compte 400000 en tout. Si l’on pense en
premier lieu aux pratiques clientélistes, le clientélisme n’est pas toujours là où l’on croit.
Nous montrerons ainsi combien le contrôle des logement miniers est au moins aussi décisif
par la construction d’une clientèle d’élus qu’il rend envisageable que par les rapports
clientélaires aux habitants qu’il rend possibles. (2)
Il se pourrait bien dès lors que le contrôle de la Sacomi ait été considéré, sur un
territoire fortement multipolaire et jusqu’alors rétif au regroupement de communes, comme la
préfiguration d’une nouvelle étape dans l’intercommunalité, désignant les limites d’un
nouveau territoire politique en même temps que ses futurs leaders. (3)
C’est ce dernier point qui retiendra particulièrement notre attention. Nous ferons
l’hypothèse que la conflictualité qui a émaillé l’histoire du transfert de gestion du patrimoine
doit à l’enjeu de leadership qui lui a été associé. Plus que toute autre ressource politique
cherchaient à se l’approprier ? Seule la deuxième perspective introduit à une intelligibilité des choix non-téléologique, laissant toute sa place à l’étude de leur production proprement historique. 333 Pour ne pas tomber dans les « excès » du constructivisme on doit cependant ajouter que l’intérêt que portent les acteurs à une ressource est également fonction de leur plus ou moins grande expérience pratique de sa valeur objective. La valeur de la ressource ne se construit donc pas uniquement dans l’interaction même si cette dernière y contribue.
136
disponible du territoire, le contrôle du patrimoine minier fut perçu comme le moyen de
consacrer le leadership encore incertain et contesté de Jean-Pierre Kucheida. (4)
Les prétendants au titre déchus et les « vassaux » non consentants ne s’y résigneront
pas.
1. La présidence disputée de la Sacomi.
Le transfert de gestion du patrimoine minier aux élus est annoncé par Michel Rocard
en janvier 1990. Les services de l’Etat sont alors chargés de concevoir le cadre juridique de la
structure qui aura pour mission de gérer les 80000 logements de la Soginorpa. Les premiers
résultats sont présentés aux élus en juillet 1990. C’est la solution de la SEM qui est finalement
retenue.
Dès décembre 1990, les prétendants à la présidence de la SEM se font connaître. Ils
sont trois « candidats à la candidature334 » : Marcel Wacheux, André Delelis et Jean-Pierre
Kucheida.
Marcel Wacheux part favori et justifie ses ambitions : « Je sais qu’il y a déjà
beaucoup d’appétits mais il serait normal que le président de l’ACM préside la phase de mise
en place et de définition du fonctionnement de la Sacomi. C’est pourquoi je serai
candidat.335 »
C’est pourtant un tout autre scénario qui va se produire et qui fera couler beaucoup
d’encre.
Le 10 février 1991, Jean-Pierre Kucheida, laconique, en appelle au parti « pour
désigner parmi les sept membres qui siégeront au Conseil d’Administration le meilleur
candidat336 ».
Le premier événement important a lieu le 15 février 1991, avec la mise à l’écart
d’André Delelis de la course à la présidence. Une réunion est organisée entre les 33 membres
socialistes des bureaux des districts afin de désigner leur représentant de droit à la Sacomi.
André Delelis voit sa candidature rejetée, alors que les autres institutions présentes au capital
de la SEM ont déjà choisi leurs représentants. Il ne siégera donc pas à la Sacomi. Le maire de
334 La désignation du président de la SEM se joue au sein du Parti socialiste puisqu’avec 7 administrateurs sur 12, il est assuré qu’elle lui reviendra. 335 « On SEM moi non plus chez les socialistes du bassin minier », La Voix du Nord, 4 décembre 1990. 336 Nord Matin, 10 février 1991.
137
Lens conteste alors la validité du vote qu’il croit joué d’avance et accuse directement les
membres de la majorité fédérale337 : Seuls les membres socialistes des bureaux de districts (33) ont été appelés à choisir
leurs représentants ; par contre, 97 membres socialistes des districts et des syndicats intercommunaux du Nord et du Pas-de-Calais, élus par les conseils municipaux concernés n’ont pas été admis à exercer le choix qui leur appartenait338. La consultation a été organisée après trois jours de convocation avec lieu de scrutin à Bully-Les-Mines… pourquoi cette ville ? Cela sans appel à la candidature et sans recherche d’une candidature unique. Marcel Wacheux a été tenu à l’écart de la consultation.
Ces manœuvres recouvrent la volonté dominatrice de la fédération socialiste du Pas-de-Calais et une soif de puissance sans mesure, destinée à assurer la gestion d’organismes importants.
Lorsque nous l’avons rencontré, il évoqua cet épisode, amer :
Dominique Deprez, Directeur de la Soginorpa pendant la gestion Sacomi, nous confia
également que le clivage « contenu » entre André Delelis et Daniel Percheron/Jean-Pierre
Kucheida s’était véritablement exacerbé à cette occasion339.
L’autre étape de la désignation du président de la Sacomi fait cependant plus de bruit
encore. Elle se joue le 8 avril 1991. Les sept représentants socialistes de la Sacomi sont réunis
en conciliabule pour désigner le futur président dans leurs rangs. C’est Jean-Pierre Kucheida
qui est désigné à l’issue du suffrage, obtenant 3 voix contre 2, les deux socialistes du Nord
s’étant abstenus. Marcel Wacheux revient sur ce vote :
Alors que l’on aurait pu s’attendre à un soutien des socialistes du Nord à Marcel
Wacheux, ces derniers s’abstiennent sur consigne de leur fédération. Le président de l’ACM 337 La Voix du Nord, 17 février 1991, « M. Delelis écarté de la Sacomi ». 338 Ce corps électoral plus large aurait profité à André Delelis alors soutenu par les nombreux représentants districaux de Lens. 339 La désignation par la Région de Michel Roger, conseiller de l’opposition municipale à Lens et membre du groupe Borloo au Conseil Régional, comme administrateur de la Sacomi en 1992 ne contribua pas à apaiser la
F.D. : Pourquoi la présidence de la Sacomi a-t-elle été si disputée au sein du P.S. du Pas-de-Calais ? M.W. : Oh ça c’est une question qui m’a concerné spécialement puisqu’on avait monté avec l’ACM, et moi le premier, je n’étais pas le seul mais moi particulièrement, les statuts, on avait tout finalisé et au dernier moment, on met quelqu’un d’autre. J’ai trouvé ça de mauvais goût. F.D. : Pourquoi justement ? M.W. : C’était probablement une partie d’enjeux de pouvoir de mettre quelqu’un qui était plus directif. En plus s’y ajoute la question de courants entre le P.S. de l’époque.
A. Delelis : La désignation des socialistes s’est faite par un vote à bulletin secret dont j’ai été éliminé. Le maire de la ville la plus importante sur le plan minier, président de l’ACM pendant 10 ans et créateur, ça ne suffisait pas pour être élu. On m’a fait battre par je ne sais plus qui mais le courant qui était à l’époque le fameux courant Fabius du Congrès de Rennes m’a fait éliminer parce que j’étais au courant Jospin et parce que j’étais aussi quelqu’un de rebelle au sein de la fédération. J’en ai pris acte que je n’avais même pas le droit de siéger.
138
parlera plus tard d’un accord officieux intervenu quelques jours auparavant, avec les
prochaines élections régionales en toile de fond340.
A l’instar d’André Delelis il parle alors de « climat malsain », « de luttes intestines qui
sont loin des objectifs socialistes mais répondent plus à des intérêts personnels, à des soifs de
pouvoir341 » ou encore de « rouleau compresseur fabiusien ». La présidence disputée de la
Sacomi est donc un moment d’expression publique privilégiée des clivages qui traversent la
fédération du Pas-de-Calais, la plupart du temps occultés.
Marcel Wacheux choisit de quitter le parti socialiste avec fracas et de rejoindre les
bancs des non-inscrits à l’assemblée nationale, se fendant même d’une visite à Matignon lors
de laquelle Michel Rocard lui apporte son soutien342. Le maire de Bruay avait déjà été victime
d’une stratégie d’éviction au moment de la création du Fond d’Industrialisation du Bassin
Minier (par le Premier Ministre, Laurent Fabius) dont la présidence était revenue à Jacques
Mellick, membre de la majorité proche de Percheron.
Il rejoindra cependant le P.S. « contraint et forcé343 » quelques temps plus tard et
représentera même l’ACM au C.A. de la Sacomi s’attirant les foudres d’André Delelis :
Cette ambition présidentielle avortée laissera cependant des traces qui compteront
probablement pour beaucoup dans l’attitude particulièrement passive voire complice de
situation tendue entre la Sacomi et le maire de Lens qui considéra cette nomination comme un acte de défiance à son égard. 340 Michel Delebarre est déjà candidat déclaré à la présidence. Chronique du Nord-Pas-Calais, n°405, 13/04/91. 341 La Voix du Nord, 10 avril 1991, « La démission de Marcel Wacheux du P.S. : quelles conséquences ? » 342 Voir Nord Matin, 17 avril 1991, article reproduit page suivante. 343 Il peut difficilement se passer de son investiture pour rester Président de l’ACM.
F.D. : Marcel Wacheux avait souhaité présider la Sacomi ? A. Delelis : Ca lui a été refusé. Il a quitté le P.S. et il est revenu après par la petite porte. C’est pas brillant, pas glorieux. F.D. : Et pourquoi ? A.D. : Parce que c’est un naïf, un grand bébé. C’est un gosse, un homme sincère qui ne voit pas le mal. Il n’a vu que le bien dans cette affaire. Je lui ai dit : « Marcel, tu aurais dû être le président de la Sacomi. On n’accepte pas un strapontin quand la Présidence vous est refusée. On est digne, on s’en va ».
F.D. : Pourquoi les socialistes du Nord dont vous sembliez plus proche ont-ils soutenu Kucheida ? M.W. : Tout ça ils l’ont soutenu sans le soutenir. Le problème était le problème de tendances, de fédérations à fédérations. Vous savez la désignation elle s’est faite par cinq membres. Les deux du Nord s’abstenant sur instructions de la fédération du Nord après contact entre les deux fédérations.
139
Marcel Wacheux, au moment de la remise en cause du mandat de gestion de la Sacomi par le
gouvernement Juppé en 1996344.
C’est donc l’homme qui possédait le plus de ressources partisanes locales qui fut
finalement choisi pour devenir président de la Sacomi, c’est-à-dire Jean-Pierre Kucheida,
Député-maire de Liévin et déjà Président de la Société d’Equipement du Pas-de-Calais
(SEPAC), autre grosse SEM du département345. Proche de Daniel Percheron, il a bénéficié du
soutien décisif de la majorité fédérale. Il brandit cette « désignation » venue de la fédération
comme un gage de son désintéressement voire de son dévouement, ce qui ne l’empêcha pas
de briguer un nouveau mandat de son propre chef en 1995 :
Si le choix de Jean-Pierre Kucheida paraît comme la conséquence première des
oppositions entre tendances au sein du P.S. du Pas-de-Calais, Daniel Percheron préfère
cependant la justifier en recourant au registre de la compétence, supposé plus légitime : « Bon,
il y avait deux camarades qui étaient candidats. Marcel Wacheux qui était le maire historique
et puis J.P. Kucheida qui était, je dirais, la locomotive sur l’habitat et l’aménagement du
territoire.346 »
Le contrôle du logement minier est donc apparu suffisamment important aux yeux des
dirigeants fédéraux pour qu’ils « prennent le risque à cette occasion d’introduire une
répartition des ressources départementales à la proportionnelle, enfreignant l’une des règles
sur lesquelles était fondé le consensus fédéral347».
Reste désormais à identifier ce qui en valait la peine. 344 Nous reviendrons sur ces événements dans notre partie III.B.2. dont c’est le thème. 345 L’investissement important des élus locaux au sein des SEM qui ont fleuri avec les années 80 mériterait d’être mieux étudié (enjeux, stratégies déployées pour la conquête des postes, succession, etc.). 346 Cette construction de la figure d’un maire « aménageur » ou « géographe » en la personne de Jean-Pierre Kucheida est le produit de tout un travail symbolique de légitimation que nous étudierons dans la partie suivante. II.D.
F.D. : Est-ce que la maîtrise du logement minier est un enjeu de pouvoir ? JPK. : Non, c’est un enjeu d’emmerdements. Oui, ça je peux vous dire que pour avoir des emmerdements, je n’en ai jamais eu autant qu’en faisant cela. Mais on m’a demandé de le faire. C’est la fédération du P.S. du Pas-de-Calais qui m’a demandé de le faire. Je vais pas vous dire que j’ai accepté avec un enthousiasme délirant parce que je savais ce qui m’attendait. Mais quand j’accepte quelque chose ensuite je me passionne.
F.D. : Vous avez eu de la rancœur sur la façon dont ça s’était passé (désignation du président de la Sacomi) ? M.W. : Disons que j’oublie pas, quoi. Enfin… ça devient vite une élection comme les autres si on peut parler de ça. Avec les élections qui ont suivi, j’ai trouvé que c’était quand même mieux de rien dire et tout naturellement de leur donner un petit répit (rires).
140
2. Les « enjeux de pouvoir » du contrôle du logement minier entre euphémisation et dénonciation. Arguments politiques et objectivité sociale.
« L’expérience Sacomi, par rapport aux autres acteurs, notamment les syndicats, a été perçue comme une prise de pouvoir par certaines personnalités politiques du bassin minier, pour d’autres fins que le logement minier. »
Véronique Leclercq, service habitat, Région Nord-Pas-de-Calais.
F.D. : Pourquoi la question du logement minier est-elle si polémique ? Jean-Pierre Kucheida : Elle est très polémique pour une raison essentiellement politique. Certains pensaient qu’à travers ça on allait asseoir un pouvoir beaucoup plus fort. Au sein du P.S. et surtout, au sein du P.C..
Un grand nombre de nos interlocuteurs mirent spontanément en avant – quand nous
leur demandions les raisons pour lesquelles la gestion du logement minier était si polémique –
l’« enjeu de pouvoir » qu’elle représentait.
On ne peut cependant ignorer que l’attribution d’un « enjeu de pouvoir » au contrôle
du logement minier participe également aux luttes symboliques entre acteurs pour
l’imposition de son sens légitime.
L’illégitimité qui pèse sur la recherche du pouvoir comme motivation politique incline
les protagonistes à deux discours symétriques selon la position qu’ils occupent par rapport à la
gestion du parc minier.
Les gérants tendent à développer un discours du « désintéressement comme
passion348 » et à euphémiser les effets de pouvoir induits par la maîtrise de 80000 logements,
préférant recourir à des registres de justification jugés plus légitimes (défense de l’intérêt
général, aménagement du territoire, décentralisation, etc.). Cette rhétorique est le lot des
défenseurs de la Sacomi et de ses gérants. Jean-Pierre Kucheida, le premier concerné par la
gestion en tant que Président de la Sacomi de 1992 à 1996 est naturellement l’un de ses
parangons :
347 Frédéric Sawicki, op. cit. , p. 172. 348 Selon l’expression de Pierre Bourdieu
141
Le déni de l’enjeu de pouvoir pour soi-même n’empêche pas que l’on impute aux
autres des ambitions intéressées. Le contrôle du logement minier devient alors un enjeu de
pouvoir à géométrie variable, selon de qui on parle. Mettre le doigt sur cette contradiction (?)
n’est pas sans provoquer un certain embarras :
A ces discours d’euphémisation des rétributions répondent des discours de
stigmatisation qui participent à la délégitimation de l’adversaire. La mise en exergue du
pouvoir procuré par la gestion est alors mobilisée pour jeter le discrédit ou la suspicion sur les
gérants et sur leurs intentions, tout en prenant toujours soin de s’en distinguer. Les propos
d’Yves Coquelle vont dans ce sens :
Ainsi, la détermination de l’enjeu de pouvoir de la gestion du parc minier, parce
qu’elle est supposée renseigner les motivations de ses gérants, est également un enjeu
politique. Nous rejoignons pleinement ici Jean-Louis Briquet quand il avance : « Il reste que
tout élu est soumis à une possible contradiction entre les représentations qu’il donne de son
activité et cette activité elle-même, telle qu’elle est interprétée par d’autres que lui-même, et
F.D. : Comment expliquez-vous la rupture du mandat de gestion en 1996 ? D. Percheron : Je pense que la droite a vu l’occasion de reprendre le pouvoir et que les Houillères ne s’étaient jamais résignées à perdre le pouvoir. Jamais ! F.D. : Alors le logement c’est un pouvoir pour les Houillères et pas pour les élus ? D.P : Ouais, ouais… C’est extraordinaire ! C’est-à-dire que ça traduit au fond quelque chose d’inacceptable. Les Houillères considèrent encore aujourd’hui, ayant disparu du bassin minier en tant qu’agent économique que c’est leur affaire. En plus les perspectives de la fin de charbon les amènent à dire, de manière risible mais sérieuse : « Le logement minier ça vaut 7 Mds, c’est notre joyau. Surtout, ne laissons pas ces irresponsables, ces élus démagogiques mettre la main dessus. »
J.-P. K. : Donc il fallait bien à un moment donné puisque les syndicats n’avaient aucune autorité à part celle de brailler, il fallait bien que quelqu’un puisse prendre le relais (des Houillères) et c’est pourquoi nous avons pris les décisions qui ont été prises à cette époque-là. C’est pas pour dominer, c’est pas pour avoir la tête un peu plus enflée. C’est parce que l’on rend un service et on peut aménager à partir de là une région. Pas une ville, une région.
Yves Coquelle : Nous on a aucune arrière-pensée. Nos partenaires socialistes n’ont pas tout à fait la même vision des choses que nous. Eux, ce qu’ils voient, c’est que 72000 logements ça représente quelque chose de considérable pour celui qui en a le pouvoir de gestion. C’est économiquement important. Le budget de la Soginorpa actuellement c’est quand même 1 milliard de francs par an, c’est des marchés publics importants. Et puis c’est aussi politiquement très important pour eux parce que celui qui décide de la gestion et de l’attribution de 70000 logements dans une région… il a des atouts politiques importants. Eux, c’est ça qu’ils ont dans le crâne ! Plus ça qu’autre chose. Tandis que nous on est totalement désintéressés au sens égoïste du terme. On est très intéressés pour satisfaire les populations.
142
ses adversaires particulièrement349 ». Les accusations lancées par les détracteurs de la Sacomi
participent en quelque sorte à une objectivation à l’insu de cet enjeu de pouvoir.
Les discours d’acteurs sur l’enjeu de pouvoir de la gestion des logements miniers
oscillent donc entre euphémisation et exagération, c’est selon leur position par rapport à cette
gestion.
Ajoutons enfin que la mise en examen de Jean-Pierre Kucheida pour prise illégale
d’intérêts et complicité d’abus de confiance350, suite au rapport de l’Inspection Générale des
Finances sur la gestion de la Sacomi351, a donné un ton particulièrement polémique aux
accusations à son encontre. Ce développement pénal a parfois contribué à réduire les propos
sur les enjeux de pouvoir de la maîtrise du parc minier à leur aspect vénal. L’exemple
paroxystique de ce type de discours est tenu par André Delelis :
On peut se demander si ce discours à charges ne nous en apprend finalement pas plus
sur l’intensité des haines que sur les enjeux du contrôle du parc minier. Il traduit en effet
l’exacerbation du conflit à son point de non-retour, à travers sa personnalisation extrême.
Il revient dès lors au chercheur de désubstantialiser ces inimitiés en reconstruisant les
enjeux politiques dont elles procèdent au départ. De nombreux éléments plaident selon nous
en faveur d’une compréhension structurale de l’opposition entre André Delelis et Jean-Pierre
Kucheida et d’abord leurs positions très concurrentielles dans le champ politique local.
C’est notamment parce que la maîtrise du logement minier a été perçue comme une
ressource susceptible de modifier la position de son détenteur dans le champ qu’elle a
exacerbé les conflits entre les deux prétendants au leadership
349 « Communiquer en actes, Prescription de rôle et exercice quotidien du métier politique », in Politix n°28, 1994, PFNSP. 350 Le Monde, 7 janvier 1999.
A. Delelis : Moi j’avais toujours dit : « Ne demandez pas à devenir propriétaire », et ils n’ont pas voulu m’écouter. Ils ont voulu être les gérants de ce patrimoine et ils ont mis le plus mauvais d’entre eux qui s’appelait Kucheida. Parce que Kucheida est un bon député, c’est un homme actif et dynamique mais c’est un homme qui est pervers. C’est un gars de cité minière lui même qui ne pense qu’à une chose : l’ivresse du pouvoir et disposer de tous les aspects matériels de ce pouvoir et qui fonce tête baissée qui fait vendre une maison à son fils dans des conditions tout à fait hors du droit commun. C’est un homme qui ne pense qu’aux avantages qu’il peut tirer d’une situation ce qui est extrêmement dangereux et lui a valu tous les ennuis qui se dégagent du rapport de l’IGF. Et pour n’avoir géré que pendant quatre ans et se foutre un rapport comme ça aux fesses, faut quand même le faire. Moi j’ai lu ce rapport aux Antilles parce que j’étais parti en vacances avec ma femme, j’en ai eu le thorax brûlé par le soleil. Tellement j’étais avide de lire ce rapport je ne me rendais pas compte que le soleil était en train de me griller. Pour dire à quel point cela a été quand même étonnant d’accumuler des erreurs comme ça en si peu d’années.
143
En quoi le contrôle des 80000 logements miniers était-il une ressource politique si
décisive ou pourquoi fut-il perçu comme telle ?
La capacité de peser sur les processus d’attributions des logements est souvent
avancée comme l’un des enjeux majeurs du contrôle du patrimoine minier.
Les demandes de logements apparaissent en effet parmi les demandes sociales les plus
fréquemment adressées aux maires (avec les demandes d’emploi) par leurs administrés352. La
capacité du maire à y répondre favorablement constitue l’un des moyens privilégiés d’établir
un rapport de clientèle entre lui et le demandeur. C’est d’abord sur cet aspect qu’insiste Mme
Talmant, responsable du service Habitat à la région quand on l’interroge :
Jacques Vernier, maire RPR de Douai revient également sur la dimension
« clientéliste » sous-jacente à la maîtrise du parc de logements miniers : « Confier aux maires
la quasi-propriété du logement c’était leur mettre entre les mains un énorme pouvoir sur les
gens et un moyen de pression sur les électeurs »353.
Il faut noter qu’à l’époque du transfert de gestion, les logements miniers disponibles
sont de plus en plus nombreux, du fait de la disparition progressive des ayant-droits
occupants. En 1990, ce sont tout de même 3300 baux nouveaux qui ont été établis avec des
tiers (non ayant-droits) dans le parc Soginorpa. 1000 pour la seule agence de Lens-Liévin qui
couvre le secteur central354. Ces logements donnent lieu à de très nombreuses demandes ( près
de 10000 par an355) au sein d’une population dont le revenu moyen est très inférieur à la
moyenne nationale et qui reste dès lors fortement dépendante d’un logement à bon marché.
Le transfert de gestion qui s’opère en 1992 donne pouvoir à la Sacomi de déterminer
la politique de réhabilitation et d’entretien des logements mais également sa politique
351 Nous reviendrons sur ce point dans la partie III.B. 352 Voir Frédéric Sawicki, « La faiblesse du clientélisme partisan en France », in Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki (dir.), Le clientélisme politique dans les société contemporaines, PUF, 1998, pp. 215-249 ; ou encore Jean Lojkine qui fait de la réponse aux demandes de logements sociaux l’un des fondements de l’existence d’un « pouvoir municipal » à Lille ; « Politique urbaine et pouvoir local », in Revue Française de Sociologie, pp. 633-651. 353 Le Figaro, 28/06/96. 354 Archives DRE. 355 P.V. C.A. Sacomi, 7/10/94.
F .D : Est-ce que la gestion du logement minier est un enjeu de pouvoir ? Mme Talmant : Oh oui, sûrement. F.D : et ça s’exprime de quelle manière ? Mme Talmant : Il n’y a qu’à regarder la fréquentation des permanences des élus, la demande d’emplois et la demande de logements représentent la quasi totalité des… Je pense qu’il y a un gros pouvoir, réel et personnalisé. (…)
144
d’attribution. La gestion pratique des demandes est toujours confiée aux quatre agences de la
Soginorpa par secteur géographique mais ces dernières sont désormais tenues de prendre en
compte les directives de la Sacomi.
On peut noter au passage que la pénurie de logements par rapport à la demande rend
encore plus décisive l’intervention des élus locaux en faveur d’une candidature. Elle permet à
cette dernière d’entrer dans un « contingent » prioritaire, en dehors duquel ses chances
d’aboutir favorablement sont bien minces356.
Ainsi, la Sacomi se voit attribuer la politique d’attribution de logements dans le parc
Soginorpa. Elle devient rapidement un second interlocuteur pour les demandeurs qui ont vite
fait de l’identifier comme donneur d’ordres. Deux personnes sont d’ailleurs rapidement
chargées au sein de la Sacomi de recevoir les doléances des habitants (demandes de
logements mais également demandes de travaux ou d’entretien) et d’intervenir auprès de la
Soginorpa. En 1992, 2500 interventions357 sont réalisées par la Sacomi auprès de la Soginorpa
suite à des demandes d’habitants, démontrant le nouveau rôle d’intercesseur qu’acquiert la
structure.
Plusieurs éléments nous laissent à penser que l’attribution des logements était un enjeu
majeur à l’esprit des dirigeants de la Sacomi. Il faut par exemple penser qu’il y a plus de 4000
logements miniers à Liévin et que le pouvoir d’intercession sur un parc aussi important est
loin d’être insignifiant. Peu de maires en France détiennent la maîtrise d’une part aussi
importante des attributions de logements dans leur commune. Si celle-ci n’est probablement
pas indispensable à Jean-Pierre Kucheida pour conserver son fief358, elle contribue peut-être à
le consolider encore davantage. D’autre part, la situation des autres administrateurs n’était pas
nécessairement aussi confortable.
Les enjeux de ce pouvoir d’attribution apparaissent également dans la volonté de la
Sacomi d’être associée aux commissions d’attribution de logements aux ayant-droits,
jusqu’alors compétence de l’ANGR359 et des syndicats.
Plusieurs éléments donnent à penser que la Sacomi a fait un usage intensif de ses
prérogatives en matière d’attribution. Ainsi, à l’occasion du Conseil d’administration du 2
juin 1994, Jean-Pierre Kucheida fait état de sa rencontre avec les personnels de la Soginorpa à
356 Pour une réflexion de sociologie des organisation sur les filières d’attribution des logements sociaux et sur l’influence et le « jeu » des élus selon le type d’organisme (OPAC, Office municipal, SAHLM,…), voir Catherine Bourgeois, L’attribution des logements sociaux. Politique publique et jeux des acteurs locaux, Paris, L’Harmattan (coll. logiques politiques), 1996. 357 P.V. du CA du 19/09/92. 358 Il est réélu au premier tour des élections municipales depuis qu’il est devenu maire en 1981, dans une ville où le parti socialiste atteint des records électoraux (presque 80% pour François Miterrand au second tour en 1988). 359 Voir supra. Demande formulée à l’occasion du C.A. du 20/11/92.
145
l’occasion de la réunion du Comité d’entreprise. Ceux-ci saisissent l’occasion pour lui faire
grief du trop grand nombre d’interventions des élus, mal admises par des employés qui se
sentent court-circuités360. L’extrait du procès verbal du C.A. est éloquent : Parmi les points abordés, la question de l’intervention des élus en faveur de personnes à la recherche d’un logement. Interventions jugées trop nombreuses. Jean-Pierre Kucheida a rappelé que c’était là l’un des rôles essentiels de l’élu que d’être le médian entre le citoyen et les institutions et qu’il ne supporterait aucune critique à cet égard. M. Dolez rappelle le caractère insupportable de certaines déclarations d’agents de cités, considérant les interventions des élus comme sans valeur, voire nulles et non avenues.
La réaction des élus locaux administrateurs de l’ACM en dit long sur l’importance
qu’ils accordent à ce pouvoir d’attribution qu’ils considèrent comme une composante de leur
« rôle ».
Si chaque administrateur trouve dans la Sacomi les moyens de mener sa politique
d’attribution communale361, les prérogatives de la SEM sont également l’occasion pour les
élus associés de prétendre à un nouveau rôle. Ainsi, à la faveur de leur présence au C.A. de la
Sacomi, les administrateurs deviennent des intermédiaires privilégiés entre les élus locaux et
la Soginorpa. Le C.A. du 12 mars 1993 est l’occasion de l’énonciation publique de ce
principe par Jean-Pierre Kucheida :
Le Président demande à M. Deprez (directeur de la Soginorpa) de traiter de manière spécifique les interventions (pour une attribution) des administrateurs de la Sacomi et de communiquer aux agences et aux antennes les noms des administrateurs en leur donnant cette consigne. Ceux-ci auront en effet un rôle très large au service de l’ensemble des autres élus du bassin.
Ainsi, la Sacomi, en centralisant les prérogatives d’attribution des logements, fait de
ses administrateurs des patrons. Les suites qu’ils donnent aux sollicitations des maires
déterminent en quelque sorte la valeur des ressources clientélaires de ces derniers. Cette
situation sera notamment mise à profit au moment où la Sacomi, en quête de légitimité,
cherchera à passer des conventions avec chaque commune minière362. En sus d’autres choses,
les communes qui acceptent de signer la convention et de reconnaître la légitimité de la
Sacomi se voient doter d’une commission d’attribution communale, ce qui permet au maire de
la commune d’être partie prenante de celles-ci.
360 Catherine Bourgeois montre le même phénomène concernant les offices publics HLM où les employés ressentent difficilement les interventions des élus et les apprécient souvent comme peu légitimes, op. cit. 361 Marcel Barrois dira crûment : « ensuite, tous les hommes qui étaient là (au C.A. de la Sacomi), en règle générale, ils étaient directement concernés dans leur localité par le problème. Qu’on le veuille ou non, s’ils pouvaient tirer un morceau du gâteau de leur côté, ils le tiraient. » 362 Cette question des conventions est un point majeur de l’histoire de la Sacomi que nous développerons en II.A.3.
146
Le contrôle du logement minier ne doit donc pas être considéré uniquement comme
une ressource clientélaire à l’attention des populations, mais, peut-être davantage, comme le
moyen de constituer ou d’entretenir une clientèle d’élus. Frédéric Sawicki l’a dit avant
nous dans son analyse des pratiques clientélaires en France : « A côté des pratiques
clientélaires tournées vers les électeurs ordinaires se sont donc développées celles tournées
vers les élus et les membres des équipes politiques.363 »
Ce second « horizon clientélaire » du contrôle des logements miniers importe au
moins autant que le premier dans le bassin minier. Plus que l’incertitude des réélections, c’est
l’absence de leadership qui caractérise l’espace politique local du bassin minier du Pas-de-
Calais. C’est donc davantage sur le plan des relations entre élus et de la hiérarchisation de la
« classe politique locale364» qu’il faut situer l’enjeu du transfert de gestion comme nous le
montrerons dans les deux sous-parties suivantes. Le contrôle de la Sacomi pouvait apparaître
sur ce point comme une ressource décisive dans la lutte à laquelle se livrent les grands élus
afin de s’assurer de la fidélité d’élus plus modestes.
Jacques Verlaine, ancien directeur Général de la Soginorpa et des Houillères, insiste
en premier lieu sur cet aspect :
En plus de l’attribution des logements, la Sacomi détermine en effet la politique de
réhabilitation de 2000 logements miniers par an environ. Elle valide le projet proposé par la
Soginorpa, déterminant le zonage des logements réhabilités et la nature des travaux effectués.
La marge de manœuvre sur le choix des cités (et des communes) concernées n’est pas
totale puisque les opérations d’amélioration de l’habitat financées en partie par les crédits de
l’ANAH365 dépendent également du stock de logements raccordables disponibles et donc des
décisions du Girzom366. Les défenseurs de la Sacomi insistent souvent sur ce point pour
rejeter toute suspicion de clientélisme. C’est cependant oublier leur marge de manœuvre à 363 « La faiblesse du clientélisme partisan en France », in J.-L. Briquet, F. Sawicki (dir.), op. cit. , pp. 215-249. 364 Selon l’expression d’Albert Mabileau, chap. « La disparité du statut des élus locaux », in Le système politique local, op. cit., pp. 90-93. 365 Agence Nationale d’Amélioration de l’Habitat.
F.D. : Y a-t-il un enjeu de pouvoir à la maîtrise du logement minier ? J. Verlaine : Oui, bien sûr ! F.D. : Et il s’exprime comment ? J.V. : Bien sûr il y a un enjeu de pouvoir. Surtout avec la création de la Sacomi. L’enjeu de pouvoir était très simple, très clair : le maire de telle commune n’était pas d’accord avec nous, ben on ne faisait rien dans sa commune ». Tout à l’heure je vous parlais de saupoudrage de crédits. Là c’était du saupoudrage de crédits sélectif et c’était donc un enjeu de pouvoir.
147
l’« intérieur » du stock de logements raccordables367, leur influence – certes incomplète mais
réelle – au sein des groupes locaux Girzom mais surtout, ce qui leur sera souvent reproché
ensuite, la latitude dont ils disposent par rapport au coût unitaire engagé dans chaque
réhabilitation selon les cités. De même, les politiques d’entretien (rénovation de toitures, pose
de fenêtres PVC, etc.) ou pose de chauffage au gaz qui représentaient un budget important
(plusieurs dizaines de millions de francs chaque année) n’étaient pas soumises aux mêmes
contraintes de choix.
La Sacomi a d’ailleurs poursuivi une stratégie de concentration des ressources qui ne
s’est pas cantonnée à la réhabilitation ou à l’attribution de logements. Elle a également obtenu
par une convention (habitat/développement) signée en 1993 avec le ministre du logement de
l’époque Marie-Noël Lienemann, que 300 PLA/an368 supplémentaires soient attribués
spécifiquement à des opérations du bassin minier, sur lesquelles la Sacomi émettait un avis.
Les P.L.A. sont un enjeu très important pour certaines communes où ils représentent
quasiment la totalité des constructions neuves.
Yves Dhau Decuypère de la DRE avait attiré notre attention sur cette logique
d’accumulation des ressources, en même temps que sur les enjeux de leur redistribution :
366 Voir supra. 367 Dominique Deprez, directeur de la Soginorpa à cette époque, après avoir énoncé les contraintes de programmation du Girzom concéda ainsi : « La seule chose c’est que, bien évidemment, dans l’urgence de traitement des dossiers, les communes qui avaient signé (les conventions) passaient avant. La mécanique permettait que ce soit clair. » Nous reviendrons sur ces conventions au cœur de l’échange clientélaire entre élus et Sacomi plus tard (III.A.). 368 Prêt Locatif Aidé. Aides à la pierre attribués aux bailleurs sociaux HLM dans la construction de leurs opérations, selon certaines conditions de ressources des futurs locataires. Un PLA correspond à un logement neuf.
F-D : Quel est l’enjeu pour un élu dans le bassin minier de présider cette SEM qui se met en place et qui gère le logement minier ? Pourquoi cette présidence a été tant disputée ? Y-D : Dans l’esprit de Kucheida, et là nous on a été les grands opposants à sa thèse tout en gardant de bonnes relations avec lui mais on n’a jamais été dans son sens, là en particulier, il a essayé à plusieurs moments de la Sacomi de faire entériner un certain nombre de décisions qui étaient lourdes de conséquences. Au tout départ de la création de la Sacomi, il souhaitait que les crédits Girzom soient donnés de façon globale à la Sacomi, la Sacomi assurant la programmation des crédits. Alors ça donnait un pouvoir terrible au président. Evidemment l’Etat n’a pas pu accepter de donner un chèque en blanc à une structure comme celle-là alors qu’on le fait un peu plus avec l’EPF mais l’EPF a une gestion beaucoup plus… c’est intéressant de mettre en balance la Sacomi et l’EPF. De voir pourquoi d’un côté ça marche et de l’autre côté ça ne marche pas. Donc ça a été refusé, et donc il a essayé de reporter tout son pouvoir sur la programmation logement de l’ANAH. En faisant croire très longtemps, et à un moment la Soginorpa n’avait pas les moyens de s’y opposer, que c’était véritablement la Sacomi qui faisait la pluie et le beau temps en matière d’ANAH. Donc il a essayé pendant un moment de négocier avec les différents élus les programmations ANAH sous réserve que les communes en question reconnaissent la Sacomi de façon indiscutable.
148
Ainsi, l’expression d’André Delelis paraît bien choisie quand il avance : « Il fallait que
les conventions passent par la Sacomi. La Sacomi était devenue une sorte de « patron » du
bassin minier ». L’une des contraintes de rôle du patron en politique tient à la nécessité dans
laquelle il se trouve de récompenser ses plus fidèles clients. La Sacomi et ses dirigeants ont
failli s’en donner les moyens, même si de nombreuses contraintes limiteront finalement leur
autonomie et leur capacité d’allocation des ressources369.
En obtenant la gérance de la Soginorpa, la Sacomi370 reçoit également pouvoir sur
l’une des toutes premières entreprises donneuses d’ordres au niveau régional en matière de
marchés de travaux. Ces derniers représentaient une somme approximative de 400 millions de
francs par an. 1200 emplois sont concernés directement dans le BTP par la rénovation et 300
dans la sous-traitance d’après les chiffres fournis par la Sacomi elle-même.
Contexte de l’« affaire Urba » aidant, beaucoup se sont interrogés sur les liens entre
l’activité de la Sacomi et le financement du parti socialiste du Pas-de-Calais371. Il nous est
difficile de nous prononcer en la matière étant donné les réticences manifestées par nos
interlocuteurs sur ce sujet et le peu d’investigations spécifiques. Dominique Deprez, directeur
de la Soginorpa reconnut qu’il y avait pu y avoir quelques interventions concernant la
passation des marchés, tout en insistant sur le fait qu’elles étaient très marginales par rapport
au nombre de marchés passés chaque année. L’attribution d’une partie de la rénovation à
quatre grands groupes de BTP nationaux en 1994 avait pu également éveiller les soupçons.
Jean-Pierre Kucheida avait été mandaté par le Conseil d’Administration pour négocier avec
ces derniers372. Les dirigeants de la Sacomi ont justifié l’opération en mettant en avant les
délais de paiement avantageux consentis par ces grands groupes, qui permettaient d’accélérer
les délais de rénovation alors que la trésorerie de la Soginorpa commençait à connaître des
difficultés sous la contrainte de non-endettement exigée par Charbonnages de France. S’est-il
simplement agi de cela373 ? Notons plus sûrement que le poids du parti socialiste au sein de la
SEM et son rôle majeur dans sa genèse ont probablement contribué à attiser les suspicions à
ce sujet.
369 Nous développerons ce point en III.A. 370 Qui en tant que Sem n’est pas soumise au code des marchés publics. 371 Notamment ses adversaires politiques. Ainsi Jacques Godfrain, député RPR, dans Le Quotidien de Paris du 12 décembre 1992 de se demander les raisons de la présence du logo du P.S. sur les cartes de vœux de la Sacomi et d’affirmer « cette société apparaît clairement comme un instrument de financement du Parti Socialiste ». 372 C.A. du 10/11/94. 373 Le rapport de l’Inspection Générale des Finances qui aura raison de la Sacomi en 1996 note que 66% des marchés passés par la Soginorpa en 1994 n’ont donné lieu à aucun appel à concurrence. Les Echos, 17 octobre 1996.
149
Le dernier « enjeu de pouvoir » du contrôle de la Sacomi apparaît davantage d’ordre
« réputationnel ». La gestion du patrimoine minier par la Sacomi mettait son Président en
première ligne de la rénovation. Des lettres de doléances adressées par les habitants de
nombreuses communes du bassin à Jean-Pierre Kucheida374, témoignent du nouveau rôle qui
lui est à présent reconnu à l’échelle du bassin minier. La publication d’une revue consacrée à
la Sacomi (« Sacomi-infos ») envoyée à tous les habitants des cités participe sans doute
largement à la construction de cet effet de réputation. Dans le premier numéro, Jean-Pierre
Kucheida n’apparaît-il pas en photo sur la première page et auteur de l’éditorial375 ? Mme
Mathé, directrice de la Sacomi résume bien cet enjeu de réputation mais également ses
risques potentiels : « En fonction de la manière dont ce patrimoine sera transformé, c’est un
peu l’étiquette politique qui sera marquée376. (…) Sauf que ça c’est la théorie. La pratique
c’est que ça serait plutôt l’inverse qui se passerait. Jean-Pierre Kucheida était responsable
du robinet qui fuyait, c’est clair. Du coup, vous ne faites rien et vous êtes tranquille. Plus on
voulait faire et plus on était emmerdé ».
Jean-Pierre Kucheida et la majorité fédérale ont pris le « risque » du patrimoine
minier. Dominique Deprez replace justement cette prise de risque dans ses profits potentiels,
mais également dans ses aléas : « Ca n’était pas sans risques. Il était possible d’en tirer une
grande image, un grand dessein politique mais encore fallait-il réussir. »
3. La Sacomi, « cheval de Troie » de l’intercommunalité ?
Nous avions déjà insisté sur les liens qui s’étaient établis entre les questions relatives
au patrimoine minier et les projets d’intercommunalité à l’occasion du rapport Lacaze377.
Plusieurs élus d’importance378 s’étaient saisis de cette occasion pour réclamer l’élargissement
de l’intercommunalité par la création d’une communauté urbaine du bassin minier du Pas-de-
Calais. Les concurrences au sein du parti socialiste pour la présidence et autour de la
374 Lettres retrouvées dans les archives de la DRE. Voir en annexes quelques exemplaires de ces demandes d’interventions d’habitants dont Jean-Pierre Kucheida est désormais le destinataire. 375 Voir le document page suivante. 376 Certains de nos interlocuteurs ont d’ailleurs fait état d’affiches du parti socialiste mettant en avant son rôle dans la gestion du patrimoine alors qu’un article de presse (Autrement dit , 2/07/93) relate la distribution de tracts – également du parti socialiste – dans les cités « expliquant en substance que dorénavant tout irait bien, que les locataires des corons n’avaient qu’à s’adresser en mairie pour qu’on règle leurs problèmes ». 377 Cf. I.C.3. 378 Gilles Massardier (op. cit.) montre bien que ce sont les élus les plus dotés qui revendiquent le plus souvent la création d’intercommunalités qu’ils auraient vocation à présider.
150
définition de cette structure et les réticences du parti communiste avaient eu raison de ce
projet, ouvrant plutôt la voie au transfert de gestion des logements.
Nous voudrions montrer rapidement ici que loin d’un renoncement à
l’intercommunalité, la création de la Sacomi a pu représenter aux yeux de ses promoteurs
comme de ses opposants une méthode incrémentale379 pour y parvenir.
Par de nombreux aspects, la Sacomi semble en effet préfigurer à une intégration
renforcée des communes.
Daniel Percheron, parmi les plus impliqués dans la constitution de la SEM, insista sur
les difficultés particulières de création d’une communauté urbaine dans le bassin
minier, faisant même le lien entre cette perspective et l’objectif de hiérarchisation des élus
locaux sous-jacent :
Ainsi, la Société d’Economie mixte dotée de nombreuses prérogatives sur
l’aménagement des cités minières acquérait de fait une compétence intercommunale inédite, à
l’échelle de l’ensemble du bassin minier concerné par ces questions.
Les résistances de certains élus à l’emprise de la Sacomi témoignent de l’enjeu. André
Delelis s’opposera par exemple à l’attribution à la Sacomi de la maîtrise d’ouvrage dans la
rénovation des voiries, jusqu’alors compétence communale (même si elle était le plus souvent
assumée de fait par les services de l’Equipement, en même temps que la maîtrise d’œuvre
technique).
Ce sont cependant les élus communistes qui résisteront le plus ouvertement à
l’extension des prérogatives de la Sacomi. Ainsi l’Association des Elus Communistes et
379 Voir également l’analyse en ce sens de Patrick Le Lidec sur l’introduction de la notion de pays dans la Loi sur l’aménagement du territoire de 1993 (op. cit.). Si ses promoteurs en attendent à plus ou moins long terme la remise en cause de l’échelle départementale, ils procèdent par un changement institutionnel à la marge pour y parvenir qui ne semble pas menacer le statu quo et qui a donc plus de chances d’être accepté. Plus largement, sur le modèle incrémental dans l’analyse des politiques publiques voir les travaux fondateurs de Lindblom.
Percheron : On est au cœur d’un autre problème du département qui explique mes préoccupations constantes : c’est le seul grand département de plus d’un million d’habitant où il n’y a pas de véritable métropole, de grande ville. Il n’y a pas de hiérarchie urbaine dans le Pas-de-Clais et ce phénomène d’absence de hiérarchie urbaine est poussé au maximum dans le bassin minier où nous n’avons que des juxtapositions de petites et de moyennes communes et non de grandes villes. (…) L’intercommunalité est plus difficile qu’ailleurs parce que c’est une intercommunalité d’égalité entre des villes de même importance et non une intercommunalité de hiérarchie et de complémentarité. Donc c’est une intercommunalité très ambitieuse, très complexe, très conflictuelle au fond et pourtant nécessaire. Donc quand vous parlez de leadership dans le Pas-de-Calais, parce qu’il n’y a pas de hiérarchie urbaine, privez Pierre Mauroy de Lille et ramenez le au niveau de Pérenchies, ce ne sera peut-être pas Pierre Mauroy. (…) Il m’a toujours fallu tenir compte de cette réalité au moment où la décentralisation appelle la hiérarchie des collectivités locales. Cette absence de communauté urbaine explique le temps mis par le Pas-de-Calais pour conquérir les fonctions d’un grand département.
151
Républicains manifeste le refus des maires communistes380 de déléguer à la SEM des
compétences qu’ils ont toujours refusées à une intercommunalité :
L’association des élus Communistes et Républicains ne cache pas son inquiétude quant aux pouvoirs immenses attribués à cette SEM, malgré les promesses d’une étroite collaboration avec les élus et d’une association des organisations syndicales par le biais d’un conseil consultatif. Elle demande que la SEM ne puisse disposer en lieu et place des communes et que les décisions soient prises en « étroite collaboration » avec ces dernières qu’il s’agisse de l’urbanisme et du développement du bassin minier, de la programmation des opérations d’aménagement et de requalification des sites, de la réhabilitation des VRD où, selon le projet, la SEM jouerait le rôle de maître d’ouvrage381.
Cette réticence des communistes devant l’ombre-portée intercommunale de la Sacomi,
transparaît également dans les propos d’Yves Coquelle, maire communiste de Rouvroy :
Daniel Percheron voit dans celle-ci, associée à la crainte d’une mainmise partisane du
parti socialiste, la raison de l’opposition des communistes à la SEM :
Par ses prérogatives sur le logement minier, la Sacomi pouvait donc apparaître comme
une préfiguration d’intercommunalité, qui plus est, sans les contraintes de fonctionnement et
procédures de décision qui s’y attachent. Dominique Deprez, directeur de la Soginorpa revient
sur les modalités d’intervention de la Sacomi, avant de faire lui aussi le lien entre les
résistances rencontrées par la Sacomi et celles opposées… au renforcement de
l’intercommunalité.
380 Environ 40% des 170 communes du bassin minier en 90. 381 Liberté, 22 septembre 1990.
Y. Coquelle : Ils (La Sacomi) ont essayé de faire signer des conventions auprès des collectivités locales qui transfèrent à la Sacomi non seulement la gestion du patrimoine mais aussi les affaires d’urbanisme et d’aménagement du territoire. C’est-à-dire qu’ils dépossédaient complètement les communes de questions essentielles à la vie d’une collectivité locale. Quand un maire n’a plus les problèmes d’aménagement du territoire et d’urbanisme qu’est-ce qui lui reste ? Mettre les fleurs le 11 novembre ?
D. Percheron : Moi, je pense que les élus communistes ont vécu l’autorité politique de la Sacomi comme une autorité politique socialiste puisque c’étaient les socialistes qui négociaient le transfert de responsabilité, et donc, comme une menace pour leur pouvoir municipal. Donc au fond, ils ont préféré le retour en arrière… politiquement, à ce qu’ils pensaient être un pouvoir excessif des élus socialistes, éventuellement sur la structure urbaine de leurs propres villes.
152
C’est ici que réapparaît l’idée de stratégie incrémentale. Par la concentration des
ressources qu’elle opére et par les compétences dont elle se dote, la Sacomi semble jouer
jouer le rôle d’un « Cheval de Troie » de l’intercommunalité. Ses promoteurs ne se cachent
pas forcément de cet objectif au second degré :
Comme au moment du rapport Lacaze, l’intercommunalité est ici légitimée par
l’absence de poids du bassin minier dans les arènes nationales du fait de ses divisions et est
présentée comme un moyen d’y remédier. Le paradoxe c’est que les divisions politiques au
sein de l’espace local procèdent pour partie de ces divergences sur l’intégration communale.
On peut noter également que le niveau d’intercommunalité que promeut la Sacomi,
c’est d’abord le sien, à l’échelle du bassin minier en quelque sorte. En effet, les
intercommunalités existantes (districts, communautés de communes ou SIVOM) ont très peu
été associées à sa gestion. Les principaux interlocuteurs de la SEM sont donc restés les
communes pour des raisons liées à une recherche de légitimité notamment382. Cela lui a valu
les critiques des partisans d’une intercommunalité renforcée autour de chacune des quatre ou
cinq villes-centre et non du bassin383. La Sacomi a contribué en ce sens à pérenniser le
territoire du bassin minier comme échelle pertinente d’intervention et de mise en cohérence
des politiques publiques du logement minier.
382 Voir III.A.3. 383 Voir supra.
F.D. : Et la Sacomi réalise un peu cette intercommunalité ? D. Percheron : Exact. Enfin, elle la réalise pas mais elle annonce l’inévitable évolution du bassin minier. C’est-à-dire que le bassin minier aujourd’hui il ne compte plus dans le débat national. (…) Alors, ou il va trouver les moyens de son unité et il va confier cette unité à des voix fortes de gauche, ou il ne trouvera pas. Bon moi je pensais qu’il fallait à tout prix faire une communauté urbaine entre les deux districts de Lens – 400000 hab. –. Je pense que le président de la Communauté urbaine aurait eu la voix forte entre Paris et Lille. (…) C’était dire « effectivement on traite globalement les problèmes du bassin minier. Il faudra en tenir le plus grand compte pour l’avenir ». C’est sûr ça ouvrait la porte soit à l’agence d’urbanisme, soit à la Communauté urbaine, aux institutions ou aux outils nécessaires à la renaissance urbaine des villes.
F.D. :Est-ce que la Sacomi n’a pas été perçue comme une intercommunalité de fait ? D. Deprez : Oui, c’était une gestion commune ou collégiale. On ne peut pas parler d’intercommunalité parce que c’était une SEM mais… L’idée c’était de gérer ensemble, de façon commune. On avait pas du tout retenu l’idée d’un éclatement de la gestion du patrimoine entre différents bassins d’emploi, ce qui aurait pu s’imaginer. F.D. : Vous avez senti justement cette crainte de certaines communes de perdre des prérogatives ? D. Deprez : C’est le même raisonnement qui a prévalu lors des débats plus récents sur la création d’une communauté urbaine dans le Pas-de-Calais. Il est clair qu’entre les districts de Lens-Liévin et Hénin-Carvin la raison voudrait qu’ils se regroupent dans un premier temps et qu’ils se soient transformés en communauté urbaine avant la loi Chevènement ne sorte parce qu’après ils ne pourront plus. Et ils ont essayé de ne pas le faire. Volontairement ils ont sabordé la création d’une Communauté urbaine alors que quand on voit le fonctionnement des deux communautés urbaines qu’on a dans la région on en voit tout l’intérêt. Mais les élus considèrent que les communes perdent un peu de leur âme dans une intercommunalité forte et ils n’en veulent pas.
153
A l’instar de l’objectif intercommunal qu’elle sous-tend la création de la Sacomi « doit
donc autant s’interpréter en terme de rationalité gestionnaire, de découpage administratif ou
économique du territoire qu’en termes de conservation ou d’accumulation des « chances » de
contrôler des ressources diverses susceptibles de conforter des positions politiques384 ». En
cela, le contrôle du logement minier rencontre un enjeu politique majeur du territoire : celui
de l’accession au leadership politique local.
4. Contrôle du logement miner et leadership politique.
F.D. : Est-ce que présider la Sacomi ça n’était pas une occasion de devenir le super-élu du bassin minier ? Mme Talmant : C’était peut-être une façon d’essayer de le devenir. Ca n’a pas été le cas mais ça aurait pu l’être et ça pouvait paraître comme tel. Et il y a eu des enjeux de pouvoir extraordinaires qui se sont confrontés là-dedans. Seulement il y a peut-être eu des paris qui ont été mal faits ou des espérances déçues… je ne sais pas mais c’est sûr qu’il y avait un enjeu de pouvoir.
« Il n’y a pas de leader dans le bassin minier. Donc dès qu’il y en a un qui lève la tête il se fait flinguer par les autres. »
Extrait d’entretien, Dominique Deprez, Directeur de la Soginorpa sous la gérance Sacomi de 92 à 96.
Le point développé dans cette sous-partie est essentiel. Nous y voyons l’un des
résultats importants de cette recherche et une réponse significative à la problématique initiale,
dans laquelle nous nous interrogions notamment sur les raisons des nombreux conflits
auxquels les questions liées à la gestion du parc de logements miniers semblaient donner lieu.
Nous avons largement insisté depuis sur la façon dont les dynamiques de
recomposition de l’espace politique et institutionnel local dans l’après-charbon avaient pu
faire de la gestion du parc minier un enjeu protéiforme dans de nombreux espaces politiques
et institutionnels.
La disparition des Houillères et les lois de décentralisation ont également contribué à
modifier sensiblement les règles et les enjeux de la compétition politique locale. Elles ont
d’abord accru les prétentions des élus les plus importants à agglomérer autour d’eux les élus
384 Massardier, in Gaxie, p. 157 « L’intercommunalité pour s’isoler. quelques réflexions sur la construction concurrentielle des territoires politiques locaux », pp. 139-164 :
154
moins dotés385. Dans cette course à la domination territoriale, la monopolisation des
ressources contribue à l’élimination des concurrents les plus sérieux386. Entendons-nous bien :
il ne s’agit pas ici de faire des compétiteurs locaux des « méta-stratèges » aux objectifs
invariants et toujours « intéressés ». Il se peut tout à fait comme l’avance Pierre Muller que
les acteurs politiques souhaitent atteindre plusieurs choses à la fois : « faire la politique qu’il
croit juste et celle qui leur permettra d’être élu387 ». Cependant, si la première fait partie des
rhétoriques constitutives du métier d’élu, le second objectif est pour le moins occulté. C’est
pourtant ce dernier qui est à l’origine des luttes qui traversent l’espace politique et celui des
politiques publiques.
Autrement dit, si l’action des promoteurs de la Sacomi répond probablement en partie
à des croyances civiques388 (à moins de faire le postulat intenable d’un cynisme ontologique
des acteurs sociaux), on ne peut pour autant faire l’impasse sur ses effets objectifs ou attendus
sur leur position dans le champ politique local. On ne peut faire comme si la Présidence de la
SEM n’était susceptible de procurer des ressources politiques décisives à son détenteur389.
L’effet de suprématie conféré par la Présidence de la Sacomi est d’ailleurs constaté par
plusieurs de nos interlocuteurs, qu’ils en soient partisans ou adversaires.
Si plusieurs élus peuvent prétendre au titre de « baron intermédiaire390 » (Députés ou
Sénateurs-maires de ville moyenne) dans le bassin minier, aucun ne possède l’évidence des
attributs du « grand notable », du fait notamment de l’absence de grandes villes. Nous ferons
l’hypothèse que la présidence de la Sacomi – « l’une des plus importantes SEM de France et
peut-être d’Europe391 » – était susceptible de conférer ce titre. L’acuité de la question du
leadership dans le bassin minier du Pas-de-Calais tient également au fait que peut s’y jouer le
leadership départemental, étant donné son poids dans le département. La situation est bien
différente dans le Nord puisque le leadership territorial se joue davantage dans la Métropole
lilloise ou sur le Littoral. Le tropisme des promoteurs de la Sacomi pour ces deux
communautés urbaines (Lille et Dunkerque) qui renvoient justement l’image d’un leadership
385 On pourrait presque faire un parallèle avec le processus concurrentiel de concentration des fiefs décrit par Norbert Elias dans son maître-livre La dynamique de l’occident. 386 Nous rejoignons ici Gilles Massardier (op. cit.) quand il propose : « L’analyse de la vie politique locale se doit de prendre en compte la disparité des chances des compétiteurs électoraux». 387 Pierre Muller, Yves Surel, op. cit. 388 Pour reprendre la typologie des Cités de Boltanski et Thévenot. 389 Sur les ressources en question, voir supra. 390 Ce qualificatif est issu de la typologie des statuts d’élus locaux proposée par Albert Mabileau (op. cit. p. 93). Les limites de cette typologie résident cependant dans le fait qu’elle ne prend en compte que les ressources électives délaissant complètement les ressources partisanes ou économiques qui peuvent perturber sensiblement la hiérarchie notabiliaire proposée. 391 Selon les mots de ses promoteurs eux-mêmes, in Sacomi-infos n°1.
155
consolidé est d’ailleurs fort. La comparaison réalisée par le Directeur de Cabinet de Jean-
Pierre Kucheida entre Michel Delebarre, Pierre Mauroy et le maire de Liévin ne trompe pas
sur les ambitions poursuivies :
Reprenant la dernière phrase de cet extrait on peut ajouter qu’elle pouvait lui rapporter
beaucoup plus que n’importe quel autre combat également.
Marcel Wacheux candidat malheureux de la Présidence de la Sacomi met en balance
les profits attendus du contrôle du logement minier et les incertitudes qui pesaient sur ce
« pari ».
On peut donc affirmer qu’en devenant Président de la Sacomi, soutenu par la
fédération socialiste du Pas-de-Calais, Jean-Pierre Kucheida apparaissait comme le leader
politique du territoire jusqu’alors introuvable. Daniel Percheron, qui a joué un rôle majeur
dans cette promotion d’un de ses plus fidèles lieutenants au sein de la fédération, dévoile
quelques éléments de la nouvelle hiérarchisation des rôles qui se dessine à cette occasion :
La critique amorcée dans ses propos sur la défaillance lensoise nous amène au second
point de notre réflexion.
Le leadership de Jean-Pierre Kucheida que concrétise sa présidence de la Sacomi
semble reléguer par là-même les autres prétendants au « titre ». Parmi ceux-ci, André Delelis.
M.W. : Je crois qu’il y a eu la volonté de la fédé de mettre un leadership de Jean Pierre Kucheida. C’est tout. Comme la fédé du Pas-de-Calais est la première de France… F.D. : Et le logement minier c’était un levier important pour acquérir ce leadership ? M.W. : Oui, je dirais que c’est effectivement important dans la mesure où ça se passe bien. André Delelis avait cette position de dire : « Faut pas se mêler trop de ça, on va se ramasser des tuiles sur la tête ».
Daniel Percheron : Alors est-ce-que J.P.Kucheida, est-ce que le maire de Liévin devenait … (le leader politique du bassin) ? Indiscutablement c’est vrai. Le premier secrétaire de la fédération à Liévin, et Jean-Pierre Kucheida devenait le patron de la Sacomi… Ca rejoint ce que je vous ai dit : le fait que Lens n’ait pas vraiment rempli le leadership naturel qui lui revient ! Bon alors il y avait un vide et Jean-Pierre Kucheida l’occupait naturellement. Pour une raison très simple aussi : Liévin a 34000 habitants, Lens 38000 donc d’égale importance puisque Lens a perdu pas mal de population alors que Liévin a plutôt progressé. Et deuxièmement, Jean-Pierre Kucheida représentait un nouveau type de député, c’est à dire posant l’avenir du bassin minier en terme de territoire. Alors qu’André Delelis ou Henri Darras étaient des députés de la mine et… sur l’habitat minier se posant d’abord en défenseurs des mineurs.
L. Duporge : (…) Pourquoi la Communauté Urbaine se fait autour de Lille, parce qu’il y a eu Pierre Mauroy. Pourquoi elle s’est faite autour de Dunkerque, parce qu’il y a eu Michel Delebarre. Donc voilà pourquoi ça se fait. Parce qu’il y a eu une personnalité politique forte. Le fait que JPK ait été élu président de la Sacomi devait gêner du fait qu’il devenait en quelque sorte l’élu incontournable du bassin minier. Et c’est pour ça qu’on l’a combattu aussi fortement. Ca faisait peut-être peur à certains. C’est dommage parce que le fait de l’avoir combattu n’a pas permis de faire émerger un projet de territoire fort et de le concrétiser. Chose qu’il était tout à fait capable de faire. Il en avait les compétences et la volonté. Il n’a pas pu le mettre en œuvre parce qu’il n’a cessé d’être combattu tout au long de sa présidence de la Sacomi. Elle lui a coûté beaucoup plus politiquement que n’importe quel autre combat pouvait lui coûter.
156
Maire de Lens , première ville du bassin minier, président de l’ACM pendant 10 ans,
député puis sénateur, ministre du gouvernement Mauroy de 1981 à 1983392, Président du
district de Lens-Liévin ensuite, il possède beaucoup des attributs du « grand notable ». Malgré
cela, André Delelis restera un « leader contrarié ». Non parce qu’il déclinera le rôle393, mais
bien plus sûrement parce qu’il n’obtiendra jamais le soutien de la fédération du Pas-de-Calais
pour le devenir. Plusieurs raisons à cela : si André Delelis devient effectivement ministre en
1981, il le doit en partie à sa position lors du congrès de Metz de 1979 en faveur de la
candidature de François Mitterrand, alors que la majorité fédérale se prononce en faveur de
Rocard, choix qui vaudra à ses principaux dirigeants une « traversée du désert » ministérielle
de dix ans. Le passage d’André Delelis dans un ministère est donc loin de renforcer sa
position au sein du P.S. du Pas-de-Calais et sonne plutôt comme un camouflet pour ce dernier.
Pour preuve, l’attitude de la fédération à cette occasion : « J’ai été le premier et le seul
ministre du gouvernement de François Mitterrand après la victoire de 81, le seul du Pas-de-
Calais. Le journal de la fédération socialiste du Pas-de-Calais « l’Espoir » n’en a jamais
parlé.394 »
Il est fort probable qu’André Delelis, élu le plus titré, se soit vu en figure tutélaire du
bassin minier mais qu’il en fût empêché par sa position minoritaire au sein de la fédération.
Cette « mélancolie » du leadership transparaît à plusieurs reprises dans l’entretien qu’il nous a
accordé où il rendit grâce à son action dans les années 70, alors qu’il était Président de
l’Association des Communes Minières et porte-parole du bassin minier :
Ou encore :
Sa mise à l’écart de la Sacomi apparaît non seulement comme un acte de défiance de
la fédération à son égard mais consacre surtout Jean-Pierre Kucheida à sa place, qui plus est
maire de Liévin, commune voisine et concurrente de Lens pour la centralité d’agglomération.
392 C’est d’ailleurs le seul élu du bassin minier à obtenir un portefeuille ministériel dans les années 80. 393 Comme le laissent à penser les propos de Daniel Percheron.
André Delelis : (…) c’est vrai qu’aujourd’hui il semble qu’il y ait plusieurs voix qui parlent au nom du bassin minier. C’est mon chagrin, de la fin de mon parcours politique. J’ai été quand même pendant 10 ans à la fois le créateur et le Président de l’ACM. De mon temps il y avait un bassin minier uni et ensuite, à quoi a-t-on assisté ? A une division. Percheron s’est ingénié à couper le Pas-de-Calais du Nord parce qu’il ne voulait pas de Michel Delebarre comme président du Conseil Régional et il a imposé Noël Josèphe en faisant glisser ce malheureux dans les méandres judiciaires et on voit ce que ça a donné.
A. Delelis : Très franchement, je dis que là mes camarades ont dévié de ce que nous avons fait avec J. Piette, avec L. Armand, avec L. Letoquart à l’époque quand on a créé le 28 janvier 1970 à Hénin-Liétard l’A.C.M. Je vous assure que ça a été un acte formidable. Qu’on calcule aujourd’hui le nombre de milliards que nous avons rapporté au bassin minier.
157
Il nous semble donc que la position adoptée par André Delelis à l’endroit de la Sacomi
et de son gérant, doit beaucoup à ce leadership contrarié et au triomphe qu’elle semble
promettre à son concurrent le plus proche dans le champ politique local.
Il faut probablement compter également sur le fait que le leadership de Jean-Pierre
Kucheida se construit en opposition au référentiel précédent de politique publique dont André
Delelis était l’un des principaux médiateurs. C’est notamment l’œuvre et le fonctionnement
de l’ACM qui sont critiqués au moment de la création de la Sacomi. Nous reviendrons dans la
prochaine sous-partie sur les enjeux de définition d’un nouveau référentiel de politique
publique sectorielle, qui s’accompagne de la disqualification de l’ancien.
L’autre « notable » important du territoire dont la position est directement concernée
par les enjeux liés au leaderhip est Marcel Wacheux. Président de l’ACM depuis qu’André
Delelis est devenu Ministre et Député-maire de Bruay au début des années 1990, ses
ressources semblent plus faibles que les deux autres prétendants au rôle. Il ne dispose en effet
ni de ressources nationales importantes ni de ressources partisanes au niveau de la fédération
du Pas-de-Calais où il est plutôt marginalisé. L’essentiel de son influence tient à l’image
d’homme de compromis qu’il a su incarner en tant que Président de l’ACM et surtout à sa
neutralité relative par rapport au clivage structurant Delelis/Kucheida395.
La présidence de la Sacomi pouvait cependant lui ouvrir un nouvel horizon politique
qui s’est refermé avec la désignation de Jean-Pierre Kucheida à sa place. Dominique Deprez
de la Soginorpa fournit quelques éléments sur la « position » ambiguë de Marcel Wacheux
dans l’espace politique local :
Il faut noter également que Marcel Wacheux était probablement l’un des élus dont le
statut avait le plus à craindre de la création de la Sacomi. Son rôle de porte-parole du bassin
minier auprès des institutions n’était pas négligeable si l’on se fie aux propos d’Yves Dhau
394 Extrait de l’entretien. 395 Quoique sa « neutralité » au moment des attaques lancées par le gouvernement contre la Sacomi lui vaudra d’être considéré par les kuchédiens comme l’un des responsables de sa chute, selon l’adage « qui ne dit mot consent ».
D. Deprez : Bon. Marcel Wacheux il avait le cul entre deux chaises. Il a été le successeur d’André Delelis à la présidence de l’ACM quand André Delelis est devenu ministre. Il a le cul entre deux chaises parce qu’il ne fait pas partie des modernes mais il n’est pas tout à fait un ancien, mais enfin, il est plutôt de ce côté-là. Et puis il y avait des rivalités… Bon. faut savoir que Marcel Wacheux, il y a aussi le rôle important qu’a pu jouer Daniel Percheron comme Premier secrétaire… savoir que Wacheux a été brimé à une certaine époque puisque c’est rare qu’un sénateur démissionne pour se représenter à la députation. Bon je soupçonne… je dis « brimé » tout en l’acceptant mais enfin, bon… Donc il a estimé qu’il n’avait pas eu la carrière à laquelle il aurait pu prétendre puisqu’après il ne l’a plus été sénateur. Bon, il en a voulu à Percheron, Kucheida est proche de Percheron. Donc il y a des rivalités entre ces tendances-là.
158
Decuypère. Aussi, quand la Sacomi est créée, son président ne met pas bien longtemps avant
de marcher sur les plates-bandes de l’ACM396. Un long extrait de notre entretien avec Yves
Dhau Decuypère de la DRE. mérite d’être cité ici, tant il expose clairement la substitution de
leadership institutionnel et politique qui s’est opérée à travers la création de la Sacomi :
Le leadership de J.-P. Kucheida à la tête de la Sacomi et du bassin minier se construit
donc en quelque sorte contre la prééminence de l’ACM. La présidence de cette dernière était
jusqu’alors le moyen d’un leadership « mou », plus représentatif que décisionnel. Elle
semblait par ailleurs interdite à Jean-Pierre Kucheida ou à un membre de la majorité fédérale
de par le poids qu’y occupent les communistes et les fidèles d’André Delelis. Jean-Pierre
Kucheida l’a bien compris quand il crée en 1990 l’Association des Communes Minières de
France dont il est élu président et qui vient « coiffer » l’ACM en quelque sorte. Marcel
Wacheux donne un point de vue sans illusions sur les intentions du maire de Liévin :
Les conflits qui ont opposé les différents entrepreneurs politiques susmentionnés au
sujet de la gestion du patrimoine minier et leurs prises de positions respectives sont donc
396 Voir supra.
F-D : Est-ce que le président de la Sacomi ne devenait pas le « super élu » du bassin ? Y-D : Tout à fait. Dans un rapport de force où l’ACM s’est complètement écroulée quand la Sacomi s’est créée. L’ACM amenait à son président un pouvoir au sein de la région. Au sein de la région, c’est un état dans l’état le bassin minier. Et le président de l’ACM, quand il va discuter avec le président du conseil régional il a un poids quand il a derrière lui tous les élus. Quand il tape sur la table, le président du Conseil Régional il est obligé d’en tenir compte. Et ça n’a jamais plu aux élus de la région hors bassin minier. Le jour où la Sacomi s’est créée, l’ACM s’est trouvée dans une position très difficile. Wacheux qui en était le président et qui avait voulu être président de la Sacomi n’était pas président de la Sacomi mais il ne pouvait pas se porter en opposition au président de la Sacomi. A l’époque il était encore relativement légitimiste au parti socialiste donc il s’était un petit peu écrasé. Ce que les communistes lui ont reproché et ils ont quitté l’ACM. Donc l’ACM, en 92, 93 s’est retrouvée véritablement… on n’en parlait plus. C’était la Sacomi qui faisait office de contre-pouvoir au niveau de la région et le président de la Sacomi devenait aussi président du bassin minier si on veut. Donc il y avait un enjeu de pouvoir terrible qui n’a pas duré très longtemps puisque très vite l’ACM s’est reconstituée avec le front anti-Kucheida et d’autant plus appuyé par le gouvernement qui lui-même change. F-D : Et avez-vous senti à la DRE ce transfert de légitimité de négociation vers la Sacomi ? Y-D : Ah oui. Absolument. F-D : Et ça se traduisait comment ? Y-D : Ca se traduisait tout simplement par un changement d’interlocuteurs dans nos réunions de programmation et dans toutes les réunions de concertation, sur la mise en place des crédits RECHAR, sur toutes les politiques du bassin minier on ne discutait plus avec Wacheux, on discutait avec Kucheida.
F.D. : Est-ce que la Sacomi ne s’est pas substituée à l’ACM en tant qu’interlocuteur privilégié des collectivités locales et de l’Etat ? M.W. : Il y a eu deux choses : il y a eu la Sacomi, peut-être, mais il y eu aussi la création d’un organisme qui était d’ailleurs probablement nécessaire, c’était ACOM France. Ca a été probablement autant si ce n’est plus ACOM France. Cachons pas le truc, c’était, pour Jean-Pierre Kucheida, essayer de prendre un truc au-dessus.
159
proprement incompréhensibles si l’on ne les replace pas par rapport à l’enjeu majeur et
concurrentiel de l’accession au leadership politique local. Plus qu’un arrière-plan, celui-ci
représente l’un des horizons d’action des entrepreneurs politiques sur ce sujet. Dominique
Deprez livre un point de vue éclairant à propos de ces luttes pour le leadership et de leur
cristallisation sur la question du contrôle de la Sacomi :
L’opposition entre « anciens » et « modernes » mérite également commentaire. Plus
qu’une classification exclusivement générationnelle, cette dialectique nous introduit à la
question de la construction du sens, sous-jacente à l’enjeu de leadership et à sa légitimation.
Plusieurs questions se posent en effet :
Comment les élus candidats au contrôle de la Sacomi ont-ils justifié leur volonté de
maîtrise du patrimoine minier quand on sait l’illégitimité qui guette toute ambition
personnelle ou partisane dans l’espace public ? Comment s’y sont-ils pris pour délégitimer
l’action de leurs précurseurs et concurrents amenés à s’effacer ?
Autant de questions qui nous entraînent sur le terrain de l’approche cognitive des
politiques publiques. Le transfert de gestion du patrimoine minier aux élus s’est en effet
accompagné d’une redéfinition des principes d’action publique en matière de logement minier
et d’aménagement du territoire qui en posant les bases d’un nouveau référentiel désignait
également ses futurs maîtres d’oeuvre.
D. Deprez : (…) La question du contrôle de la Sacomi s’est réduite à un problème de rivalités internes au sein du P.S. du Pas-de-Calais où historiquement il y avait un leader qui avait été président de l’ACM, qui a été un des grands négociateurs de la mise en place des mesures GIRZOM qui était André Delelis, on peut dire l’ancien. Avec un certain nombre d’autres anciens. Et puis il y avait les modernes ou les plus jeunes entraînés par J.P. Kucheida, D. Percheron, etc. qui se sont trouvés en rivalité. Les anciens ne voulaient pas passer la main si vite et les nouveaux voulaient prendre la main tout de suite. C’est clair il y a des rivalités de personnes au sein du P.S. du Pas-de-Calais, j’allais dire presque congénitales qui se sont cristallisées sur la Sacomi.
160
D. Les enjeux de définition d’un nouveau référentiel de politique publique.
« Lorsque l’on examine l’élaboration d’une politique publique, on s’aperçoit le plus souvent que les représentants d’un groupe instaurent également une relation de leadership dans le secteur, directement indexée à l’élaboration et/ou à la mobilisation d’une matrice cognitive et normative particulière. Le processus de construction d’une matrice cognitive est par là-même un processus de pouvoir par lequel un acteur fait valoir et affirme ses intérêts propres. Une relation circulaire existe en effet entre logiques de sens et logiques de pouvoir au travers de laquelle c’est l’acteur qui construit le sens qui prend le leadership du secteur en affirmant son hégémonie, le référentiel ou le paradigme devenant légitime par l’effet de cette stabilisation des rapports de force. La production d’une matrice cognitive n’est donc pas un simple processus discursif mais une dynamique intimement liée aux interactions et aux rapports de force qui se cristallisent peu à peu dans un secteur et/ou un sous-système donné. Elle alimente à la fois un processus de prise de parole (production de sens) et de prise de pouvoir (structuration d’un champ de force).»
Pierre Muller et Yves Surel, op.cit. , p. 51.
Nous nous sommes pour l’instant penchés sur les enjeux du contrôle du logement
minier et sur leurs interférences avec les dynamiques de recomposition de l’espace politique
local, délaissant l’essentiel des discours développés par les acteurs en concurrence sur les
politiques du logement minier en elles-mêmes.
Leur étude participe pleinement cependant de la compréhension des conflits entre
acteurs au sujet de la gestion du logement minier. En effet, ces derniers prennent souvent la
forme publique d’affrontements sur des objectifs de politiques publiques.
Le transfert de gestion du patrimoine minier et la création de la Sacomi ont ainsi
coïncidé avec la production d’un discours assignant de nouveaux objectifs aux politiques du
logement minier, censés rompre avec les précédentes et légitimer l’action de la nouvelle
structure mise en place.
Nous avons pu notamment constater au travers de nos lectures et de nos recherches sur
la Sacomi, la récurrence des propos associant la politique de réhabilitation du logement à une
« stratégie d’aménagement « globale397 » du territoire » ou de « développement local ».
397 Ce terme de réflexion « globale » ou de politique « globale » revient comme une antienne dans ces propos et mérite d’être intégré au corpus. En quoi différencie-t-il la nouvelle politique de l’ancienne dans l’esprit de ses usagers ?
161
Nous nous interrogerons dans un premier temps sur la construction d’un nouveau sens
de l’action publique qui semble accompagner et légitimer la création de la Sacomi, en rupture
avec le paradigme précédent. Notre démarche s’inscrit ici dans le cadre de l’approche
cognitive des politiques publiques définie par Pierre Muller : « L’approche cognitive repose
sur l’idée qu’une politique publique opère comme un vaste processus d’interprétation du
monde, au cours duquel, peu à peu, une vison du monde va s’imposer, être acceptée et puis
reconnue comme « vraie » par la majorité des acteurs du secteur, parce qu’elle permet aux
acteurs de comprendre les transformations de leur environnement, en leur offrant un
ensemble de relations et d’interprétations causales qui leur permet, de décrypter, de décoder
les événements auxquels ils sont confrontés. » Nous pensons que les références nombreuses à
l’aménagement du territoire et au développement local qui accompagnent la revendication du
transfert de gestion et la création de la Sacomi participent d’abord d’un décodage inédit des
problèmes liés au devenir du logement puis à leur recodage sous forme de politiques
publiques adéquates. (1)
L’identification d’un nouveau référentiel de politique publique implique donc dans un
second temps de revenir sur les modalités de sa construction et sur le rôle des différents
acteurs qui ont pris part à sa médiation.
Le référentiel sectoriel émergeant a d’autant plus de chances d’apparaître légitime aux
yeux des acteurs institutionnels périphériques ou centraux qu’il épouse les normes dominantes
en matière d’action publique ou référentiel global398. La médiation réussie d’un nouveau
référentiel sectoriel s’apparente dès lors parfois à un exercice de traduction ou d’interprétation
des normes dominantes. Nous nous intéresserons tout particulièrement ici au rôle des
nombreux « géographes » multipositionnés – à l’intersection des champs politiques et savants
– qui ont largement participé à la définition puis à la médiation du nouveau référentiel
d’aménagement dont se sont saisis la nouvelle SEM et son Président « géographe399 ».
Corollaire obligé de la médiation d’un référentiel d’obédience « managériale », la
disqualification du paradigme de politique publique précédent et de ses médiateurs, non sans
résistances de leur part. (2)
398 Les propos de Pierre Muller et Yves Surel (op. cit.) sont éclairants : « Plus un groupe est capable d’alimenter l’adhésion à un paradigme donné dont il est le porteur ou le producteur, plus il sera à même de faire pénétrer ses problèmes dans la sphère publique. Symétriquement, sa tâche sera d’autant plus facilitée que sa propre « vision du monde » est proche et/ou parvient à transformer les valeurs et les croyances les plus généralement acceptées. »
162
L’exemple de la Sacomi s’accorde donc en tout point avec les propos de Pierre Muller
et Yves Surel400 quand ils avancent : « Faire une politique publique ce n’est donc pas en
définitive résoudre un problème mais construire une nouvelle représentation des problèmes
qui met en place les conditions socio-politiques de leur traitement. » C’est de la construction
d’une « nouvelle représentation des problèmes de la gestion des logements miniers » dont
nous allons ici parler.
1. La production d’un discours de légitimation du transfert de gestion : la réhabilitation du logement minier comme condition de réussite de la reconversion du territoire.
« On est véritablement dans une problématique de développement local, dont la clef d’entrée est le patrimoine des Houillères. »
Jean-Claude Ebel, premier directeur de la Sacomi401.
« Ce détour par l’histoire nous oblige à faire moins la chronique des politiques françaises d’Aménagement du Territoire que de retracer les croyances et les représentations qui font exister momentanément l’Aménagement du Territoire sur le mode de l’imaginaire du possible et parfois du cela va de soi. Ce sont donc les ressorts politiques de ce recours par une politique publique à l’imaginaire et à la croyance qui sont au centre de notre démarche. Notre hypothèse est que la politique de l’Aménagement du Territoire existe autant que l’on peut y croire. »
Y Deloye, « L’aménagement du territoire en débat. L’imaginaire d’une politique publique », in Gaxie (dir), op. cit.
Nous avons dit précédemment combien le rapport Lacaze de 1986 introduisit une
rupture majeure dans l’histoire des politiques du logement minier en critiquant vertement le
paradigme dominant depuis la création du Girzom en 1972, qui privilégiait une répartition
égalitaire des crédits et une approche quantitative et technique de la rénovation des logements
et des voiries.
Loin de se positionner en porte-à-faux par rapport à cette critique, les promoteurs de la
Sacomi s’en saisissent et entreprennent de redéfinir le sens de la gestion et des politiques 399 Jean-Pierre Kucheida est lui-même ancien professeur d’histoire géographie et joua beaucoup de cette légitimité présumée. Nous en dirons quelques mots. 400 Op. cit.
163
publiques du logement minier à cet aune. Ainsi, Jean-Pierre Kucheida déclare-t-il dans un
magazine à la gloire de la Sacomi402 : « D’ici la fin de l’année, je suis persuadé que la Sacomi
aura montré tout son savoir faire face à la politique d’aménagement urbain actuelle,
rétrograde et inadaptée à la population de l’ex-bassin minier (…) ». Même son de cloche
critique chez Daniel Ghouzi : Lancée voilà près de vingt ans, la conversion de l’ancien bassin minier aujourd’hui s’essouffle. Pour réussir cette transformation, l’ensemble des responsables concernés devront apporter dans la décennie qui vient les solutions adaptées à une série de problèmes essentiels, sans équivalent dans la Région. La tâche sera particulièrement délicate. Car, dans beaucoup de domaines, faute de références, il faudra innover. En outre, chacune des solutions apportée devra s’insérer dans une démarche globalement cohérente, reflet du projet politique d’ensemble dont les responsables seront porteurs.
La revendication du transfert de gestion puis la création de la Sacomi donnent lieu à la
production d’un discours inédit sur le logement minier. Celui-ci est désormais présenté
comme partie prenante de la politique d’aménagement et de reconversion du territoire et sa
gestion devient dans les discours un « outil de la mutation »403. L’horizon des politiques
publiques du logement minier s’élargit donc sensiblement à cette occasion par rapport à
l’approche qui présidait jusqu’alors. Le préambule des statuts de la Sacomi reflète
parfaitement ces nouveaux objectifs assignés à sa gestion : « Les études réalisées à la demande du gouvernement sur l’avenir du patrimoine immobilier des HBNPC ont conclu à la nécessité d’envisager la gestion et la réhabilitation de ce patrimoine dans la perspective d’une stratégie à long terme d’aménagement du territoire de la zone géographique de l’ancien bassin minier du Nord-Pas-de-Calais (…). »
L’intérêt général que représente pour les sous-signés :
- L’aménagement du territoire, l’amélioration du cadre de vie et la mise en œuvre d’une politique de l’habitat, la restructuration du tissu urbain et le renforcement des pôles de développement, l’aménagement et l’amélioration d’équipements collectifs propres à favoriser l’accueil d’activités nouvelles et le développement économique, la lutte contre l’insalubrité, la conservation et la mise en valeur du patrimoine bâti ainsi que l’aménagement et la sauvegarde des espaces naturels, le développement culturel et la formation, supports de transformation sociale dans l’ancien bassin minier, la nécessité pour eux de disposer d’un outil propre à leur assurer dans les meilleures conditions le bénéfice des dispositions législatives et réglementaires prises en faveur de l’aménagement,
ont conduit à la constitution d’une SEM locale dont les statuts ont été ci-après adoptés ».
401 Cité par Guy Baudelle, in « Stratégies immobilières et mutations résidentielles dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais », in Le Goascoz et Madoré (dir), Marchés du logement et stratégies résidentielles : une approche de géographie sociale, L’Harmattan, 1993, p. 79. 402 Info-thèmes, (op. cit.). Cette revue d’information générale est financée par la région et Daniel Ghouzi, proche collaborateur de Jean-Pierre Kucheida, participa directement à la rédaction du numéro spécial consacré à la Sacomi. 403 Voir la couverture du numéro d’Info-thèmes consacré au transfert de gestion page suivante.
164
Selon Jean-Claude Ebel404, premier directeur de la Sacomi, il faut ainsi « faire du
patrimoine des Houillères un outil de redéveloppement économique et non pas se limiter à
une bonne gestion immobilière ».
Le transfert de gestion du patrimoine minier aux élus est donc légitimé par un objectif
d’aménagement « global », ce dernier qualificatif revenant comme une antienne dans de
nombreux discours et documents et s’opposant manifestement à la logique d’intervention
sectorielle précédente. Il s’agit désormais d’« inscrire » les politiques du logement minier
dans celles du territoire tout entier. Le préambule du mandat de gestion négocié avec CdF au
moment du transfert est éloquent : Les élus du bassin minier souhaitent en effet placer la gestion de l’immense patrimoine immobilier ayant appartenu aux HBNPC dans une perspective globale d’aménagement du territoire. L’objectif politique affiché est de mettre ce patrimoine au service de la réalisation d’un projet collectif de développement économique, culturel, social et d’aménagement du territoire (…).
On pourrait citer à l’envi d’autres exemples de textes prônant le « décloisonnement »
de la gestion du patrimoine minier ou son intégration dans des « problématiques d’ensemble »
sans que ces dernières soient le plus souvent définies.
La Sacomi est dès lors présentée comme « l’un des plus formidables outils
d’aménagement du territoire dont puisse rêver tout responsable politique405 », outrepassant
largement la seule fonction de gestionnaire du patrimoine minier. Ou plutôt, derrière la
politique de gestion du logement minier, c’est désormais l’avenir du territoire tout entier qui
est invoqué :
La médiation du nouveau paradigme se traduit notamment par une redéfinition de la
vocation de l’habitat minier rénové. Celui-ci n’est plus présenté comme un stigmate de
l’époque charbonnière hypothéquant la reconversion mais comme un parc résidentiel en
devenir, susceptible d’attirer des populations de « classes moyennes406 » dans le bassin. La
morphologie de cet habitat (individuel et avec jardin) est alors vantée comme gage de sa
« mutabilité » future.
404 Cité par Guy Baudelle in Le système spatial de la mine, op. cit.. 405 Allocution du Président de Région, Noël Josèphe, à l’occasion de l’assemblée constitutive de la Sacomi en avril 1991. 406 Selon l’expression choisie par nos interlocuteurs dont certains mentionnèrent également la possibilité de faire venir des cadres dans certaines cités rénovées.
F.D. : Pourquoi la fédération socialiste du Pas-de-Calais avait-elle un intérêt pour cette question du logement minier ? Jean-Pierre Kucheida : Parce qu’on veut une transformation radicale de notre région, pour permettre demain un logement de qualité. Mais vous savez, si vous n’avez pas de logements de qualité dans le bassin minier, vous n’aurez jamais non plus d’emplois, vous n’aurez jamais de formation (…).
165
Cette « prophétie » sur le logement minier réhabilité renverse l’image sociale407 des
corons, la rendant compatible avec les rhétoriques408 en vogue du développement local ou de
la « mixité sociale ».
Dans les propos du Directeur de cabinet de Jean-Pierre Kucheida, les perspectives de
transformation du parc sont ainsi rapprochées de ses nouveaux publics potentiels :
Bien plus qu’à la gestion d’un parc de logements, la Sacomi prétend dorénavant au
rôle symbolique « de meilleur conducteur de changement409 » du territoire. Ses promoteurs ne
parlent-ils pas d’engager le « plus grand chantier d’aménagement d’Europe410 » ?
L’aménagement du territoire est ici convoqué comme vecteur et comme pratique de la
reconversion. Nous rejoignons Yves Deloye quand il remarque que la politique
d’aménagement du territoire « mobilise de nombreuses croyances et représentations sociales
qui tendent à lui attribuer d’importants pouvoirs de réforme de la société. On peut presque
parler de vertus thaumaturgiques tant les objectifs de la politique sont multiples et
ambitieux411 ». La Sacomi ne déroge pas à cette observation et l’importance des enjeux de la
reconversion sur ce territoire aurait même plutôt tendance à accroître les espoirs indigènes
placés dans les politiques d’aménagement. La portée du référentiel d’aménagement qui se
construit est donc d’autant plus forte qu’il paraît apporter des réponses aux questions que se
posent les acteurs de ce territoire, confrontés aux difficultés (à l’échec ?) de la reconversion.
407 L’analyse cognitive des politiques publiques accorde une place importante aux images qui « font sens sans passer par un long détour discursif et qui de ce point de vue constituent un élément central du référentiel. » Muller in Faure, Pollet, Wavrin, op. cit. , p. 159. 408 Sur la question des usages rhétoriques dans les politiques locales voir Alain Faure, « Les politiques locales entre référentiel et rhétorique », in Alain Faure, Gilles Pollet,Philippe Wavrin, La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la notion de référentiel, L’Harmattan, Logiques politiques, 1995, pp. 69- 84. 409 Pour reprendre l’expression de Balandier, cité par Jean-Louis Marie : « Aucun des acteurs politiques confrontés ne peut ignorer le fait que le changement est générateur d’images jouant un rôle décisif dans les stratégies de pouvoir. Cette accentuation qui impose aux responsables en place et aux prétendants de paraître sous la figure du meilleur conducteur du changement n’exclut pas le maintien d’images plus permanentes ». in « La symbolique du changement », Mabileau, Sorbets (dir), Le gouvernement des villes moyennes, Pédone, 1992, p. 109. Voir sur ce point l’éditorial de Sacomi infos n°3 page suivante. 410 Titre de l’article de Daniel Ghouzi, conseiller de Jean-Pierre Kucheida pour la Sacomi, paru dans Info-thèmes, op. cit. 411 in Gaxie (dir.), op. cit.
Laurent Duporge : Je dirai que les ayant-droits sont satisfaits du parc en général. Ils ont été habitués à un parc peu confortable. En revanche, quand eux vont disparaître, ce parc doit donc être occupé par d’autres personnes et donc par des locataires. Et ces personnes-là ne vont pas se satisfaire d’un parc de logements peu confortable, pas mis aux normes, pas entretenu. Ils ne vont donc pas l’accepter. Tout l’enjeu est de réhabiliter ce parc pour qu’il soit attractif pour ces populations.
166
En développant l’idée d’un partenariat accru412 ou en revendiquant une « logique de
projets », les promoteurs de la Sacomi rencontrent d’autre part de nombreux éléments du
référentiel managérial et contractuel, qui prévaut dans les politiques urbaines depuis les
années 80413. Cette concordance entre le référentiel global d’action publique et le sens que la
Sacomi confère à son action lui donne d’autant plus de chances d’être reconnue comme
légitime par d’autres institutions imprégnées de ces normes. C’est en tout cas ce
qu’escomptent ses promoteurs
De nombreux techniciens des administrations déconcentrées ou des collectivités
locales rencontrés nous dirons avoir été séduits par ce discours d’« aménageur ».
Des observateurs savants lui accorderont également le plus grand crédit, contribuant
par la même à accroître sa légitimité. Ainsi, Guy Baudelle dans sa thèse sur le système spatial
de la mine414, résume les enjeux de la gestion du patrimoine minier en invoquant l’opposition
(reformulée) conservateur/modernisateur, sans percevoir tout ce que les usages de cette
dialectique doivent aux discours élaborés par les acteurs eux-mêmes dans leur entreprise
permanente et concurrentielle de construction du sens de l’action publique : « En somme les
débats actuels voient donc s’affronter les partisans d’une forme de statu quo, les acteurs
économiques décidés à rentabiliser l’héritage et les responsables soucieux d’une
reconversion d’ensemble. A cet égard, la décennie 1983-1993 marque un changement très
net, car à la logique sélective (sectorielle) primitivement engagée va succéder une volonté
d’approche globale des problèmes. »
Au vrai, la Sacomi n’aura jamais les moyens de mener à bien la politique ambitieuse
annoncée et il s’en est fallu de beaucoup415. La médiation d’un nouveau référentiel participe
donc avant toute chose à la contestation du paradigme de politiques publiques jusqu’alors
dominant et à l’amorce d’une nouvelle représentation des problèmes plus qu’elle n’implique
que la politique publique annoncée soit finalement mise en oeuvre. Il y a d’ailleurs un
paradoxe de taille entre le projet d’une réflexion « globale » sur l’aménagement du bassin
minier, l’insérant dans l’espace régional, et la perpétuation par le biais de la Sacomi d’une
échelle et de procédures d’intervention spécifiques au bassin minier.
L’imbrication entre les logiques de sens et les logiques de pouvoir est ici patente. 412 Interview de Marc Dolez, administrateur de la Sacomi dans Info-Thèmes (op. cit.), sous le titre : « La démarche de la Sacomi sera partenariale », pp. 13-16. 413 Voir Jean-Pierre Gaudin, Les nouvelles politiques urbaines, Paris, PUF, coll. Que-sais-je ?, 1993. 414 Op. cit. , p. 936.
167
Comme le résument judicieusement Pierre Muller et Yves Surel416, « la production
d’une matrice cognitive d’interprétation du monde alimente tout à la fois une prise de parole
(construction du sens) et un processus de prise de pouvoir (structuration d’un champ de
force) ».
Ainsi, quand ils proposent une approche renouvelée des problèmes liés à la gestion et
à la rénovation de l’habitat minier, les partisans de la Sacomi affirment d’abord leur
leadership intellectuel (ou hégémonie417) sur le secteur.
Lors de nos recherches, nous avons ainsi pu constater le rôle important joué par
certains conseillers de Jean-Pierre Kucheida, souvent géographes de formation, dans la
formalisation de cette nouvelle matrice cognitive, donnant à voir différemment les questions
liées au devenir du logement minier. Le rôle de Daniel Ghouzi, docteur en géographie et
conseiller spécial du Président de la Sacomi, membre du parti socialiste, dont nous avons déjà
parlé fut par exemple essentiel. L’un de nos interlocuteurs le qualifia de « mauvais génie » de
Jean-Pierre Kucheida là où un autre voyait en lui le « gourou » de la Sacomi.
Il fut l’auteur de nombreux documents (protocoles d’accord, conventions, compte-
rendus des C.A.) et expertises et a, semble-t-il, largement contribué à la production du
nouveau référentiel d’aménagement. Son rôle sibyllin de « Conseiller spécial » du Président
faisait en réalité de lui l’éminence grise de la Sacomi et son directeur officieux. Les nombreux
conflits survenus au sujet du poste de directeur de la SEM418 peuvent être rapprochés en
grande partie des tensions que provoquait cette répartition des rôles occulte. Michèle Mathé,
dernière directrice de la Sacomi entre 1994 et 96 nous confia toutes les difficultés qu’elle
avait éprouvées à définir son rôle dans l’ombre de Daniel Ghouzi :
La « garde rapprochée » de techniciens de l’aménagement qui entoure Jean-Pierre
Kucheida à la Sacomi419 suscite d’ailleurs les interrogations (craintes ?) de certains
415 Nous nous arrêterons sur ce point en III.A. 416 Op. cit. 417 Pour reprendre le terme utilisé par Gramsci. 418 Le premier directeur Jean-Claude Ebel démissionnera au bout de deux ans. Le second directeur mis à l’essai ne sera finalement pas retenu sans autres explications. 419 En plus de Daniel Ghouzi figure Jean-Claude Ebel et un conseiller de l’ACOM France dont Kucheida est président.
M. Mathé : Lui il avait plutôt la vision politique des choses et moi évidemment la vision technique. Et les deux ne se rencontraient pas forcément. (…) Et c’est vrai que j’ai eu une fois une discussion très violente avec Daniel Ghouzi parce qu’il était persuadé que je voulais lui piquer son rôle. C’était pas mon propos et puis de toute façon, JPK ne l’aurait jamais imaginé. Daniel Ghouzi, c’est quelqu’un qui connaît l’histoire du bassin minier depuis des décennies, c’est quelqu’un qui sait faire des discours, qui sait rédiger.
168
administrateurs qui y voient peut-être les prémices d’un monopole technique présidentiel.
Ainsi, Marc Dolez de s’interroger sur leur rôle et sur leur présence lors du Conseil
d’administration du 6/11/92 : Marc Dolez demande que le Conseil précise clairement les noms et qualités des personnes qui peuvent assister aux réunions et en particulier si les administrateurs peuvent se faire accompagner de conseillers techniques et dans quelles conditions. Marc Dolez indique que le C.A. doit maintenant fonctionner de manière normale. (…) Il déclare qu’il est partisan de réunions du C.A. dans sa composition la plus restreinte possible, ce qui correspond mieux à la vocation d’un C.A. de SEM.
A l’interpellation, Jean-Pierre Kucheida répond qu’il mettra ce point à l’ordre du jour
dans un prochain conseil. Quatre ans plus tard, les conseillers du président assistaient toujours
au conseil sans que cette présence n’ait fait l’objet d’aucune délibération.
Cette omniprésence de conseillers techniques souvent multipositionnés (M. Mathé
parla de « technico-politique » pour qualifier Daniel Ghouzi), mérite d’être soulignée car elle
a probablement joué un rôle majeur dans la formalisation du nouveau référentiel et, surtout,
dans l’aptitude de Jean-Pierre Kucheida à s’en faire le porte-voix.
Le bassin minier a donc ses experts « officiels » sur le logement minier et ils sont
souvent géographes. La multipositionnalié est encore plus flagrante quand il s’agit de Béatrice
Giblin-Delvallet, Professeur de géographie à l’université Paris VIII, auteur de l’ouvrage « La
région territoires politiques, Le Nord-Pas-de-Calais dans lequel elle consacre une large place
au bassin minier, mais surtout conseillère auprès de Jean-Pierre Kucheida :
L’imposition de leur « savoir savant » dans le champ des politiques du logement
minier420 était rendue d’autant plus aisée que le nouveau référentiel – à la production duquel ils
avaient participé – parlait désormais de reconversion et d’aménagement du territoire, soit
autant de domaines dans lesquels les géographes sont présumés compétents.
420 Sur cette question voir l’article de Gilles Massardier qui montre comment un groupe de géographes est parvenu à imposer son expertise dans d’autres espaces institutionnels et sociaux au début des années 1980 ; « Les savants les plus « demandés ». Expertise, compétences et multipositionnalité. Le cas des géographes dans la politique d’aménagement du territoire » in Politix n°36, Usages sociaux des sciences sociales, PFNSP, 1996, pp. 163-181.
F.D. : Quel a été le rôle de gens comme Daniel Ghouzi ou Béatrice Giblin Delvallet dans cette perspective d’aménagement. Est-ce-qu’ils ont eu un rôle de conseil ? J.-P. Kucheida : Un rôle de conseil essentiel. En partie pour trouver les grandes pistes qui nous assuraient davantage de moyens. Parce que si vous saviez toutes les hypothèses qu’on a pu échafauder pendant les 15 ans qui viennent de s’écouler. Elle sont innombrables. Et en plus de ça on y arrive petit à petit. On avait raison dès le départ mais on n’a pas toujours été suffisamment habiles pour faire passer ces motivations qui se heurtaient en plus de ça à des considérations politiques extrêmement fortes.
169
Les savants et experts qui entourent Jean-Pierre Kucheida ont également contribué à
façonner son image de « maire géographe » ou de « maire aménageur », qu’il revendiquera à
différentes occasions ou que d’autres lui attribueront désormais :
Cette figure de « maire géographe » qui lui est prêtée a d’ailleurs une histoire. C’est
Béatrice Giblin-Delvallet qui dans son ouvrage sur la région Nord-Pas-de-Calais 421 se livre à
un véritable panégyrique de l’action du maire de Liévin. Le titre du chapitre XIV, « Liévin :
un combat exemplaire422 » est sans équivoque. Le texte non plus : Sa place de second commence à lui peser quand la disparition brutale du père de
Liévin (Henri Darras) lui donne les rênes du pouvoir. Dès lors il redouble d’ardeur pour mener un combat particulièrement difficile : sortir sa ville du déclin ; mieux, en faire une vraie ville.
Géographe, il pense sa commune d’abord comme un espace à structurer. Campé sur le toit de l’hôtel de ville, il aime la tenir sous son regard.
(…) Pour Jean-Pierre Kucheida le stade (couvert de Liévin) est l’un des éléments d’une même stratégie – faire bouger sa ville et transformer son image – (…).
Quand cette politique fut lancée, le tunnel sous la manche n’était pas encore assuré, le TGV Nord non plus. Cette équipe a fait un pari, elle est en train de le gagner. Tout cela donne à penser que le déclin n’est jamais inscrit de façon définitive dans une région, surtout s’il s’y trouve des hommes et des femmes décidés à lutter.
Se construit ici une image de Jean-Pierre Kucheida et de son action qui sera
abondamment mobilisée dans les luttes politiques pour le contrôle de la Sacomi. Quand l’on
reparle des « usages sociaux des sciences sociales423 » …
Ainsi, Daniel Percheron brandit l’exemple Liévinois comme gage de la légitimité de
son maire face à André Delelis : « Je ne dis pas que ces deux maires n’étaient pas de bons
maires. Je dis que Jean-Pierre Kucheida, lui, raisonne différemment, il se projette dans
l’avenir et d’ailleurs, les analyses montreront que Liévin était sûrement la ville industrielle de
France, la ville minière qui a le plus bougé au cours des 20 dernières années. » Dominique
Deprez, directeur de la Soginorpa sous gérance Sacomi, utilise la même opposition et évoque
spontanément la qualité de géographe de Jean-Pierre Kucheida :
421 Op. cit. 422 Pp. 316-332.
D. Deprez : (…) D’ailleurs Delelis n’est pas un aménageur. Quand on voit la ville de Lens d’un côté, commune qui commence seulement à s’aménager et puis Liévin juste à côté, où l’on voit le travail considérable que Jean-Pierre Kucheida, qui est géographe a fait, on voit bien que ce n’est pas les mêmes maires.
F.D. : Est-ce que votre statut d’élu changeait à partir du moment où vous deveniez président de la Sacomi ? Est-ce qu’il y avait un enjeu de leadership derrière cette présidence ? Jean-Pierre Kucheida : Certains l’ont peut être cru, mais vous savez, moi je faisais mon boulot. Je faisais un boulot de géographe en fin de compte, plus qu’un travail de leader politique de l’ensemble du bassin minier.
170
Son métier d’origine et son bilan municipal sont présentés par ses partisans comme les
raisons de sa désignation à la tête de la Sacomi, négligeant par là-même le facteur ô combien
décisif de son appartenance à la majorité fédérale du parti socialiste.
Ses attributs de géographe sont également convoqués afin de justifier son
investissement pour le contrôle du logement minier sur le registre du désintéressement,
euphémisant par là-même d’autres objectifs moins légitimes socialement comme la poursuite
de l’accumulation des ressources.
Il y a donc un rapport étroit entre le processus d’imposition d’un référentiel et la
désignation/légitimation d’un leadership.
La construction d’une nouvelle représentation de la gestion du logement minier s’est
d’ailleurs accompagnée d’une disqualification du paradigme préexistant et de ses médiateurs,
réels ou supposés. La logique des luttes entre entrepreneurs politiques424 prend ici la forme
d’un affrontement sur le référentiel sectoriel des politiques du logement minier, qui passerait à
tort pour n’être que cela.
2. La disqualification du référentiel préexistant et de ses médiateurs.
L’effet symbolique de la figure du « maire géographe » endossée par Jean-Pierre
Kucheida serait incomplet s’il ne s’accompagnait dans le même temps de la disqualification
de ses concurrents, sur ce même thème de la compétence d’aménageur.
Ainsi, l’imposition progressive du nouveau référentiel se traduit par la légitimation de
ceux qui s’en réclament mais également par la stigmatisation de ceux qui s’en défendent ou
qui apparaissent liés à l’ancien paradigme de politiques publiques par le rôle qu’ils ont pu
jouer par le passé.
En même temps qu’il met en avant son profil de géographe « modernisateur », le
Président de la Sacomi n’oublie jamais de relever l’attitude « conservatrice » de son principal
concurrent et opposant sur la gestion du logement minier :
423 Cf. numéro 36 de Politix consacré aux usages sociaux des sciences sociales, op. cit.
171
Quand on l’interroge sur l’autre présidentiable de la Sacomi, Marcel Wacheux, la
délégitimation de ce dernier passe à nouveau par son incapacité présumée à endosser le rôle
d’aménageur/entrepreneur425 :
La dernière phrase est significative de cette appropriation du rôle d’aménageur par
Jean-Pierre Kucheida qui présente son investissement sur la question du logement minier
comme un véritable dessein politique.
Ces observations appellent une remarque importante : les positions déployées par les
acteurs politiques en matière de logement minier, loin d’émerger ex-nihilo, ont directement à
voir avec les conditions objectives du jeu politique. Elles procèdent notamment des logiques
de distinction déployées par les différents prétendants aux positions dominantes dans le
champ politique local.
Ainsi, la rhétorique du « maire modernisateur » ou « entrepreneur » prend tout son
sens politique quand elle est opposée au « conservatisme » des entrepreneurs politiques
concurrents. L’usage rhétorique du couple de qualificatifs modernisateur/ conservateur
répond donc avant tout à un enjeu de classement et nous en apprend au moins autant sur les
caractéristiques du champ que sur les comportements des acteurs concernés.
La prégnance de la figure du maire aménageur/manager et l’illégitimité qui guette les
« hérétiques » transparaissent également dans les propos des techniciens associés à la gestion
de la Sacomi. Dominique Deprez, directeur de la Soginorpa nous confia par exemple au sujet
des présidentiables : « Wacheux n’avait pas les qualités de manager pour emmener ça ».
Michèle Mathé, directrice de la Sacomi corrobore ces dires : « A mon avis, le seul président 424 Voir supra.
F.D. : Est-ce que votre fonction de géographe a compté dans votre intérêt pour la question du logement minier ? Jean-Pierre Kucheida : Ah sans doute. Vous savez dans toutes les politiques d’aménagement je m’y implique plus ou moins. (…) Vous prenez le maire de Bruay, Serge Janquin, je ne parle pas du précédent (Marcel Wacheux), a toujours eu le souci de regarder dans le détail. Ce qui n’était pas le cas du maire de Lens qui lui, voyait les choses d’une manière beaucoup plus conservatrice. Plutôt conservatrice, conservatoire. On rénovait le patrimoine au franc, le franc. (…) Alors que moi j’ai toujours essayé d’avoir une vision qui permettait de projeter la rénovation d’une cité minière au siècle prochain.
F.D. : Pourquoi la fédération du P.S. du Pas-de-Calais vous a-t-elle choisi plutôt que Marcel Wacheux ou André Delelis ? JPK : André Delelis il présentait une vision totalement différente. Marcel Wacheux on savait très bien qu’il était là euh… qu’il aurait pu très bien le faire, si vous voulez mais qu’il était beaucoup plus âgé que moi d’abord et qu’il n’avait pas la même volonté de s’inscrire dans un cadre d’aménagement global de l’ensemble du bassin minier, c’était plus son truc. C’est plus d’ailleurs parfois presqu’un problème de génération. (…) Moi j’ai toujours rêvé d’un bassin minier complètement transformé. Alors que d’autres ont accepté le bassin minier dont on transformait les logements sans toucher aux structures générales.
172
qui aurait tenu la route, qui aurait fait l’objet d’un consensus total, ça aurait été Wacheux.
Sauf que là, à mon avis, là c’est sûr qu’on ne faisait rien du tout, si je puis me permettre.
Parce que justement, il est consensuel et il ne fait rien. »
On perçoit au travers de ces jugements ce que nous avancions tout à l’heure quant aux
effets du changement de référentiel sur les registres de légitimité requis pour prétendre à la
gestion du parc de logements miniers.
Les élus disqualifiés par le nouveau référentiel et ses médiateurs ne s’en laissent
cependant pas compter. Aussi retournent-ils les attributs prêtés à Jean-Pierre Kucheida en leur
conférant une acception beaucoup plus négative que celle généralement accordée. Il est ainsi
qualifié de « fonceur » ou d’« homme directif » par Marcel Wacheux ou André Delelis qui lui
opposent leur « volonté d’associer tout le monde dans l’esprit de l’ACM426 ». Endossant la
figure du maire gestionnaire qui avait précédé celle du maire entrepreneur, André Delelis
fustige ainsi la gestion jugée dispendieuse du maire de Liévin :
Ou encore :
Devant le renversement de référentiel qui s’opère (contre eux) et qui semble les
reléguer, les leaders d’hier ne désarment pas. Ils paraissent pourtant bien seuls à défendre leur
bilan et leur rôle devant les ratés de la reconversion. La remise en cause du contrat de gestion
en 1996 par l’Etat leur donnera l’occasion de le réaffirmer une dernière fois.
Nous avons voulu montrer brièvement dans cette dernière partie de quelle luttes
symboliques la gestion du logement minier fut le théâtre. Loin d’être accessoires, les
divergences sur le sens de la politique du logement minier à mener et sur les légitimités
requises pour le faire sont de tous les conflits entre entrepreneurs politiques.
425 Pour plus d’éléments sur la figure du maire entrepreneur et la place du développement local dans ses discours voir Christian Le Bart, La rhétorique du maire entrepreneur, Pédone, 1993. 426 Marcel Wacheux, extrait d’entretien.
A. Delelis : (…) Mais Percheron et Kucheida n’ont jamais eu la valeur de l’argent et surtout de l’argent public. Ce sont des gens qui ont géré… on le voit d’ailleurs à quel point la ville de Liévin n’est pas un modèle du genre sur le plan financier et ces gens-là ont voulu donner la leçon aux autres.
A. Delelis : (…) (à propos de Kucheida) C’est un fonceur, un gars qui ne s’occupe pas des répercussions. Il a créé un tas d’outils intercommunaux dans son liévinois où il fait supporter par les communes voisines des charges qui devraient être celles de Liévin. Personne ne dit rien, tout le monde le laisse faire parce qu’il emporte les décisions au sabre.
173
Comme le remarque Philippe Braud, « les débats et les luttes politiques sont dominés
par la compétition permanente pour l’imposition du sens légitime à donner à l’action qui est
conduite427 ». Sur ce point, les promoteurs de la Sacomi ont semble-t-il gagné la « première
bataille des corons » en imposant de nouvelles matrices cognitives dans l’approche des
politiques du logement minier et en disqualifiant les précédentes428. Il n’en demeure pas
moins qu’il y a un parfois un pas entre l’imposition du sens légitime d’une politique publique
et la reconnaissance de la légitimité des acteurs qui s’en réclament.
La mise en place tumultueuse de la Sacomi et la rupture de son mandat de gestion en
1996 en témoigne.
427 Manuel de sociologie politique, LGDJ, 1994. 428 Nos entretiens avec différents élus et techniciens tendent à le démontrer, le référentiel « aménageur » se porte bien.
174
L’histoire de la SACOMI en
point d’orgue
La partie précédente a été consacrée dans une large mesure à l’énonciation et à
l’analyse des enjeux qui se sont cristallisés dans le transfert de gestion du patrimoine minier.
Nous y avons insisté sur l’imbrication entre les questions liées au devenir du
patrimoine et les enjeux de recomposition de l’espace politique local dans l’après-charbon.
Celle-ci explique pour partie selon nous les conflits survenus autour de cette question entre et
au sein de multiples espaces institutionnels et sociaux du territoire (administrations,
collectivités locales, partis, syndicats,… ). Nous nous étions donc plutôt situés dans une
perspective d’analyse ex-ante, cherchant à reconstruire quelques-uns des enjeux du transfert
de gestion tels qu’ils apparaissaient aux protagonistes d’alors, abstraction faite (dans la
mesure du possible) de ce qu’elle était finalement devenue.
Nous voudrions désormais nous concentrer sur l’histoire de la Sacomi proprement dite
afin d’observer l’évolution de ces enjeux et conflits – en situation –.
Précisons d’abord en guise de remarque liminaire que les luttes institutionnelles et
politiques cristallisées à l’occasion du transfert de gestion furent loin de s’éteindre avec
l’avènement de la SEM, contrairement à ce que semblait croire Guy Baudelle429, ici confronté
aux apories de sa grille d’analyse fonctionnaliste qui postule a priori une tendance à la
stabilité des systèmes sociaux seulement entrecoupée de périodes d’instabilité transitoires : Les nombreuses aspirations, quelques fois antinomiques suscitées par la disparition du système de l’extraction houillère, traduisent bien la soudaine disponibilité de l’organisation spatiale correspondante pour des projets neufs, portés par une finalité nouvelle. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la période la plus récente ait été celle des plus fortes turbulences, voire de l’exacerbation des convoitises. Le débat s’est traduit par la publication successive de rapports contradictoires de hauts-fonctionnaires et par la mise en place pénible, controversée et à peine achevée d’une société d’économie mixte présidée par un élu pour gérer le patrimoine des anciennes Houillères. Au terme de cette phase d’incertitude devrait logiquement s’asseoir un nouveau système d’organisation de l’espace inaugurant un système de relations plus stables et permettant d’apaiser les rivalités.
L’espace politique et social semble réduit dans ces propos à n’être qu’un « sous-
système » du système spatial dont la rationalité, comme autonomisée des jugements des 429 Le système spatial de la mine, op. cit. p. 937.
175
acteurs de l’espace, s’imposerait à eux. En même temps qu’il l’objective, Guy Baudelle donne
au système spatial une puissance normative qu’il n’a pas.
L’analyse systémique, en posant l’existence d’une cohérence fonctionnelle a priori, se
révèle tout à fait impuissante à rendre compte de la complexité des évolutions historiques des
espace politiques et sociaux constamment occupés en réalité à redéfinir les principes et les
modalités de cette cohérence fonctionnelle.
Ainsi, l’histoire de la Sacomi et de la gestion du logement minier est loin d’avoir suivi
l’évolution vers la stabilité prédite par Guy Baudelle. Croire cela, c’était faire fi des
conditions historiques ouvertes qui ont présidé à sa mise en place et à son fonctionnement
comme de la logique des luttes entre acteurs qui ne s’épuisent pas dans les questions du
patrimoine minier mais trouvent à travers elles un mode d’expression privilégié. Le postulat
de la stabilité résiste donc mal à l’analyse et à l’empirie.
Nous nous proposons de revenir dans un premier temps sur la mise en place de la
Sacomi avant de nous pencher sur son action. La distance semble grande entre les discours
volontaristes développés au moment du transfert de gestion par ses promoteurs et les capacités
d’action effective de la SEM, parfois qualifiée de « coquille vide ». De nombreuses
contraintes d’action auront raison de ses prétentions initiales en matière d’aménagement, alors
que les suspicions qui pèsent sur elle430 la pousseront à orienter sa politique du logement dans
le sens d’une recherche de légitimité, alimentant paradoxalement les critiques à son égard. (A)
Aussi, quand Charbonnages de France propose en 1996 à l’Etat de dénoncer le contrat
de gestion qui le liait à la Sacomi depuis 1992, ce dernier accepte d’ouvrir les hostilités,
s’appuyant pour ce faire sur les nombreux élus du bassin431 opposés à la Sacomi et à ce qu’ils
considèrent comme la mainmise de Jean-Pierre Kucheida sur le logement minier.
La remise en cause du contrat est alors l’occasion d’une nouvelle exacerbation des
luttes entre entrepreneurs politiques du territoire, avec la perspective de l’« après Sacomi » en
toile de fond. (B)
Entre tentations et désillusions, l’appel du logement minier évoque à s’y méprendre le
chant des sirènes.
430 D’outil de pouvoir au service de la fédération socialiste du Pas-de-Calais. 431 Les élus communistes du Pas-de-Calais et les socialistes favorables à André Delelis en tête.
176
A. La Sacomi en situation
Mme Talmant, chef du service habitat de la Région, à propos de la gestion du logement minier par les élus : « Moi j’ai eu l’impression quelque fois que c’est la patate chaude dont ils avaient envie mais qui brûle : « On en veut mais on veut que ce qui n’embête pas ». Et malheureusement il y en a eu des embêtements, parce que le patrimoine était loin d’être en bon état. (…) Je n’ai jamais eu l’impression que la Sacomi avait vraiment une capacité euh…D’abord ça n’a jamais été quelque chose de très important en nombre et il y a toujours eu des difficultés de survie pour cette structure qui n’avait pas de ressources en tant que telles. Donc en tant que structure, il faut voir qu’elle n’a pas eu la vie facile.432 »
Après plusieurs années de palabres infructueuses, la signature du protocole d’accord433
passé entre Charbonnages de France et la Sacomi en présence d’Edith Cresson à Liévin le 4
mars 1992 semble finaliser le transfert de gestion du patrimoine minier.
A y regarder de plus près cependant, bien des choses se sont passées depuis l’annonce
de Michel Rocard en janvier 1990 et la création de la Sacomi en avril 1991, qui vont obérer
sensiblement les capacités d’action de la SEM.
Ainsi, la négociation de son contrat de gestion avec les Charbonnages semble creuser
un fossé entre les intentions proclamées de la Sacomi et ses moyens de les mettre en oeuvre.
S’y ajoute l’inertie (ou la résistance) de certains acteurs du logement minier qui hypothèquent
également ses marges de manoeuvre. (1)
L’autre point concerne la compétence technique et managériale revendiquée par la
Sacomi, en conformité avec le référentiel aménageur.
Nous montrerons que ses faibles moyens d’expertise ne sont pas parvenus en réalité à
effacer le stigmate d’une genèse et d’une direction politique qui la rendaient suspecte aux
yeux des acteurs institutionnels et politiques du territoire. (2)
La Sacomi s’est donc trouvée rapidement dans l’obligation de se légitimer, usant pour
cela des ressources dont elle disposait. Si elle eut recours à une stratégie de répartition
« sélective » de ses ressources, ce fut d’abord dans l’optique d’obtenir la reconnaissance de
son rôle (au moins formelle) par les communes minières. Cette préoccupation « existentielle »
a prédominé dans un premier temps sur la recherche d’autres contreparties. La priorité pour la
432 Extrait d’entretien. 433 Voir un exemplaire du protocole en question page suivante.
177
Sacomi était alors d’asseoir sa légitimité devant les menaces de remise en cause et les
critiques. Elle n’aura pas le temps (ni les moyens) d’aller plus loin. (3)
1. Des ambitions tous azimuts peu compatibles avec des contraintes d’action importantes.
Les ambitions de la Sacomi ont été suffisamment évoquées plus haut pour ne pas avoir
à revenir trop longuement dessus ici. Ajoutons cependant que derrière l’expression de
« politique d’aménagement globale » si souvent employée, la Sacomi revendique la maîtrise
de l’intégralité de l’ancien patrimoine des Houillères, souhaite être directement associée à la
programmation Girzom et à toutes les politiques d’aménagement et d’urbanisme de l’ancien
bassin minier.
La lecture des statuts de la SEM rédigés en 1991 témoigne du champ d’intervention
très large que s’assigne la Sacomi, allant de la gestion du patrimoine immobilier des
Houillères, à la maîtrise d’ouvrage de la réhabilitation des voiries, en passant par
l’aménagement des friches ou la réalisation de toute autre mission d’étude en urbanisme. La
rhétorique de l’aménagement du territoire implique cette approche transversale et pluri-
sectorielle. Le titre de l’une des parties de la réponse du Conseil d’Administration de la
Sacomi aux propositions de l’Etat434 concernant le transfert de gestion est explicite : « Le
transfert de gestion doit être global ».
Cette revendication est censée permettre la réalisation des objectifs annoncés dans le
canevas du mandat de gestion et résumés par le triptyque en forme de slogan : « Faire
autrement, faire mieux, faire plus435 ».
Parmi ces objectifs, la Sacomi avance notamment la réhabilitation de 3000
logements/an436 au lieu de 2000, l’accélération de la rénovation des voiries, un effort dans la
construction neuve et dans l’entretien des logements et des espaces publics, la requalification
des friches et bien d’autres choses. Elle demande pour cela l’augmentation des moyens
financiers alloués par l’Etat, tant au titre des crédits Girzom que de l’amélioration de l’habitat
(crédits ANAH). Si elle obtient partiellement satisfaction en 1992, puisque ces crédits sont
434 Canevas du mandat de gestion, archives DRE. 435 Ibid. p. 7. 436 Cette barre des 3000 logements rénovés par an sera souvent annoncée mais jamais atteinte.
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réévalués peu après l’annonce du transfert437, d’autres contraintes vont peser beaucoup plus
lourdement sur sa capacité d’action et sur celle de la Soginorpa dont elle devient le gérant.
La réalisation du transfert de gestion s’est faite en effet au prix de concessions qui
pèseront lourd dans l’histoire de la Sacomi.
Le délai entre l’annonce d’un transfert par Michel Rocard en 1991 et le protocole
d’accord de 1992 s’explique en partie par les réticences exprimées par les Charbonnages de
France et les ministères de l’industrie et des finances à accepter le transfert de gestion aux
élus. Ce dernier achoppe notamment sur la question de la « neutralité financière » de
l’opération pour CdF et donc, in fine, pour l’Etat. Depuis la réévaluation de son actif
immobilier au moment de la création de la Soginorpa en 1986, le ministère des finances
refuse catégoriquement de le céder gratuitement aux élus438. Il a formé avec les Charbonnages
de France un « veto group439 », empêchant la mise sur agenda du transfert du patrimoine
immobilier. Yves Dhau Decuypère qui a participé à plusieurs missions de la DRE sur les
modalités du transfert de gestion revient sur les résistances de certains ministères :
Quand ils cèdent finalement en 1992 sous la pression politique440, c’est moyennant des
conditions de gestion très contraignantes pour le futur gérant. La première est le maintien de
la propriété des logements à Charbonnages de France. Jacques Vernier, maire de Douai et
opposant modéré à la Sacomi qualifia cette dictinction entre le propriétaire et son gérant
d’« usine à gaz 441».
Ce maintien de propriété permet à CdF de négocier des critères de gestion très serrés.
Parmi ceux-ci l’interdiction de recourir à l’emprunt et surtout l'obligation pour la Soginorpa
de rembourser le solde d’une créance détenue sur elle par CDF, à raison de 150 millions de
francs par an, prélevés sur les recettes de loyers. 437 A travers une convention passée avec le ministre du logement de l’époque, madame Lienemann. 438 Voir supra. 439 Pierre Muller et Yves Surel (op. cit. , p. 84) les définissent ainsi : « Plutôt que de porter un problème sur l’agenda, certains acteurs peuvent au contraire s’attacher à récuser toute forme d’émergence d’une problématisation donnée, notamment lorsque cette dernière est susceptible de modifier leur situation. » 440 Voir supra.
F-D : N’y a-t-il pas une sorte de « double-jeu » du gouvernement qui annonce le transfert du patrimoine et qui n’ordonne pas au ministère de tutelle de CdF de participer à la SEM et de la rendre viable ? Y-D : Tout à fait. Alors est-ce-que c’est double jeu est-ce-que c’est absence de volonté ? Oui, on peut l’interpréter de la même façon. Il y a eu effectivement un arbitrage difficile de la part du premier ministre de l’époque pour faire accepter l’idée d’une SEM, parce qu’il fallait voir les résistances de la technostructure du ministère de l’industrie et du ministère du budget pour dire « quoi, le patrimoine de CdF les élus locaux vont avoir la mainmise sur ce patrimoine du ministère de l’industrie. Qu’est-ce que c’est que cette dilapidation du patrimoine national ? » C’était vu comme ça par les fonctionnaires du ministère de l’industrie. Donc le premier ministre a eu du mal à arbitrer en faveur, déjà de la création d’une SEM qui sur le principe serait propriétaire, mais quand en plus il fallait dire que les gens du ministère de l’industrie devaient accepter de se faire hara-kiri sur le parc alors là c’était hors de question.
179
Le premier conseil d’administration de la Sacomi refuse dans un premier temps cette
remontée d’argent vers CdF qu’il considère comme illégitime. Il rédige donc une contre-
proposition de mandat de gestion, supprimant notamment l’obligation des remontées
financières à laquelle sont particulièrement hostiles les administrateurs communistes.
Envoyée en juillet 1991, le gouvernement tarde trop à répondre du goût de ces derniers qui
choisissent le Conseil d’Administration du 4 octobre 1991 pour manifester publiquement leur
mécontentement devant la situation de blocage générée par cette attente à laquelle s’ajoute
celle du versement par CdF de sa participation au capital de la SEM, entravant son bon
fonctionnement. Yves Coquelle se fend à cette occasion d’une déclaration publique, imputant
au gouvernement la responsabilité de ces blocages et adresse à Jean-Pierre Kucheida plusieurs
reproches à propos du fonctionnement de la SEM qu’il juge insuffisamment démocratique442 :
Nous sommes prêts à travailler honnêtement au sein du Conseil d’administration de la Sacomi, la seule condition que nous posons, c’est le respect de la démocratie, nous sommes des administrateurs à part entière pas des godillots, nous ne voulons servir de faire-valoir à personne, nous voulons travailler honnêtement ensemble.
Yves Coquelle soupçonnne notamment les socialistes de négocier directement avec
les ministres en leur absence. Il annonce à l’issue de sa déclaration le retrait des quatre
administrateurs communistes du C.A., dans l’attente des réponses du gouvernement. Les
communistes ne remettront finalement jamais plus les pieds au Conseil d’administration de la
Sacomi et rejoignent à cette occasion le camp de ses opposants.
Leur départ modifie les termes de la négociation entre le gouvernement et les élus
socialistes, désormais seuls formation politique représentée au C.A. de la SEM443. Ils
acceptent finalement les conditions financières posées par CdF au transfert de gestion et
notamment les remontées financières et la contrainte de non-endettement. Ces dernières
pèseront lourdement dans la latitude de la Sacomi et dans ses capacités de rénovation444.
L’autre clause appelée à jouer un rôle décisif par la suite procède des précédentes. Si
la gestion est confiée à la Sacomi pour dix ans à l’issue du protocole d’accord, les partenaires
conviennent de se revoir au bout de quatre ans afin d’évaluer le bon respect du contrat de
441 Nord-Eclair, 19 juin 96 442 Procès verbal du C.A. du 4 octobre 1991. 443 Jusqu’aux élections régionales et cantonnales de 1992 qui voient l’arrivée de trois nouveaux administrateurs de droite (deux représentants du Conseil Général du Nord et un du Conseil Régional (Michel Roger du groupe Borloo). 444 Contrairement aux objectifs annoncés, la Soginorpa rénova difficilement 2000 logements par an pendant la période de gérance Sacomi et n’atteignit jamais les 3000 annoncés.
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gestion. C’est cette occasion que choisira CdF pour dénoncer le contrat de la Sacomi et
reprendre la gestion aux élus. Dominique Deprez, directeur de la Soginorpa de 1992 à 1996
nous dit qu’il suspectait le caractère « léonin » de ces clauses sur l’endettement, suffisamment
imprécises sur les termes pour permettre la dénonciation du contrat au moindre prétexte.
Ainsi, CdF reprochera à la Sacomi de ne pas l’avoir respecté en ayant eu recours aux délais de
paiement avec les entreprises de bâtiment, démontrant une acception très étroite du terme de
non-endettement non explicitée dans le mandat.
Les contraintes financières qui ont pesé sur la Soginorpa sous gérance Sacomi
apparaissent tout au long des procès verbaux des conseils d’administration (notamment ceux
des deux dernières années) dans lesquels Jean-Pierre Kucheida et Dominique Deprez ne
cessent de rappeler le poids de ces contraintes et leur volonté de les voir amender.
« La mariée était peut-être trop belle », toujours est-il que les prétendants à la gestion
ont finalement accepté un mandat très contraignant, espérant probablement pouvoir l’infléchir
en cours de route et persuadés de l’irrévocabilité du transfert. C’était sans prévoir les
évolutions du contexte politique national et l’isolement de la Sacomi au moment des
premières offensives.
En ne réévaluant pas ses objectifs à la baisse, la SEM avait pris le risque de décevoir.
L’autre facteur contraignant sous-estimé par les promoteurs de la Sacomi tient à son
incapacité, déjà évoquée, de peser sur l’ensemble des processus décisionnels relatifs aux
politiques du logement minier. Loin de l’illusion artificialiste, la SEM s’inscrit dans un
paysage de politiques publiques déjà constitué avec lequel elle doit composer. Si la Sacomi
proclame son intention de peser sur les lieux de décision importants, elle n’y parvient pas
toujours. Ainsi des groupes Girzom. Nous avons dit précédemment combien la rénovation des
voiries contraignait fortement l’autonomie de décision en matière de réhabilitation des
logements. La Soginorpa ne peut décider d’engager une rénovation sans assurance préalable
d’un raccordement aux réseaux sanitaires. Ainsi le pouvoir de la SEM en matière de zonage
des réhabilitations est contraint par les décisions prises en d’autres lieux. La Sacomi essaiera
tout au long de son mandat de peser sur les décisions des groupes Girzom dans lesquels elle
est représentée mais où elle est minoritaire. Elle cherchera à inverser l’ordre des choix à son
profit en proposant que les conventions qu’elle passe avec les communes à partir de 1993
servent de base à la programmation Girzom. Jean-Pierre Kucheida intervient dans ce sens au
C.A. de la Sacomi du 11/02/94 : « Le travail des groupes locaux de programmation Girzom
doit prendre une nouvelle dimension, à la lumière du contenu des conventions
181
villes/Sacomi/Soginorpa et des éléments de programmation pluri-annuelles qu’elles
contiennent. ».
Des indices laissent cependant à penser que la subordination des groupes Girzom aux
choix proposés par la Sacomi fut loin d’être effective en dépit des réseaux tissés par ses
techniciens en leur sein445. Le témoignage de Dominique Deprez, ancien responsable des
crédits Girzom auprès du Préfet de Région avant de devenir directeur de la Soginorpa, est
significatif des tentatives d’influence sur la programmation Girzom et de ses limites :
Marc Dolez, vice-président de la Sacomi déplore également au Conseil
d’administration du 28/05/93 « que certaines des réunions de groupes locaux du Girzom se
soient faites sans concertation suffisante avec la Sacomi. » A cette intervention, Jean-Pierre
Kucheida ajoute qu’il « regrette que certaines habitudes ne se modifient que lentement et
insiste sur la nécessité d’une meilleure concertation avec la Sacomi. ».
Les résistances des DDE et des sous-préfets et la méfiance de la DRE dont nous avons
parlé dans la partie consacrée aux luttes institutionnelles expliquent pour une grande part
l’emprise apparemment limitée de la Sacomi sur les groupes Girzom, qui mériterait cependant
d’être éprouvée plus à fond, en tenant compte notamment des capacités d’influence
informelles de ses acteurs.
Les mêmes résistances se manifestent à l’égard de l’attribution des 300 P.L.A.446
spécifiques pour le bassin minier sur laquelle la Sacomi souhaite avoir son mot à dire. Le
choix des programmes de construction HLM retenus pour bénéficier des financements dépend
de la DDE qui est censée prendre en compte des propositions de la Sacomi selon la
convention passée sur ce point avec le ministre du logement en 1993. Le conseil
d’administration de la SEM constate cependant, dès la première année, que la DDE du Pas-
de-Calais a établi une liste fermée des programmes logements lauréat, sans consulter la
Sacomi. Jean-Pierre Kucheida s’en indigne au conseil d’administration du 31/03/93.
Le dernier exemple de l’écart entre les prétentions de la Sacomi et le rôle qui lui est
dévolu par d’autres institutions apparaît à l’occasion de la négociation du contrat-plan
Etat/région en 1994. La Sacomi souhaite participer aux négociations et être signataire de la
convention d’application relative à la politique d’aménagement du bassin minier. L’Etat lui
445 Voir supra. 446 Voir supra.
D. Deprez : C’est un programme qu’on ne maîtrisait pas vraiment même si, éventuellement, à titre personnel, je pouvais apporter des éléments compte-tenu de mon passé. La Soginorpa ès-qualité non. Après on était bien obligé de répartir les programmes au prorata des logements dits : « raccordables » au tout à l’égout et au prorata des poids de patrimoine.
182
refuse ce privilège et ne souhaite pas faire mention des conventions passées entre la Sacomi et
les communes. Se profile ici le procès en légitimité fait à la Sacomi dont nous parlerons dans
la partie suivante. L’Etat se garde donc bien de reconnaître à la Sacomi le rôle qu’elle prétend
jouer. Jean-Pierre Kucheida s’interrogera d’ailleurs au cours du Conseil d’administration du
9/12/94 « sur la signification des refus répétés du Préfet de Région de considérer la Sacomi
comme l’un des interlocuteurs institutionnels sur les grands dossiers du bassin minier ».
Les prétentions de la Sacomi concernant la requalification des friches se heurte quant à
elles à celles de l’Etablissement Public foncier, mais également aux difficultés juridiques
posées par les sorties de concessions minières qui opposent les collectivités locales aux
Charbonnages de France sur les conditions de restitution des friches. Les procédures
judiciaires engagées (recours devant les tribunaux administratifs) ont pour conséquence
d’empêcher la cession des friches à la Sacomi et rendent provisoirement vaines ses
prérogatives en la matière. La perspective d’aménagement « global » est la première à en
souffrir.
Les autres contraintes qui pèsent sur l’action de la Sacomi relèvent davantage de la
sociologie des organisations. La Sacomi obtient à l’issue du protocole d’accord avec CdF la
gérance de la Soginorpa qui préserve son intégrité en tant que Société Civile immobilière. Le
président de la Sacomi en devient simplement le gérant, fixant avec son Conseil
d’administration les grandes orientations de sa gestion. Le directeur de la Soginorpa est
désormais désigné sur proposition conjointe de la SEM et de CdF et placé sous l’autorité
directe du président de la Sacomi. Jean-Pierre Kucheida propose donc de nommer Dominique
Deprez en remplacement de l’ancien directeur dès 1992. D’autres changements interviennent
dans le personnel mais la Sacomi s’est engagée au moment du transfert à laisser en poste la
majorité de l’encadrement précédent, composé de personnels salariés du groupe CdF et
souvent issus de l’ancienne Direction immobilière des Houillères.
Ces derniers se montreront plus que réticents à se plier à l’autorité de la SEM. Si deux
directeurs d’agence sur quatre sont réputés avoir plutôt coopéré avec la Sacomi, les deux
autres ont semble-t-il montré peu d’empressement à appliquer ses directives, notamment en
matière d’attributions de logements447. Dominique Deprez revient sur l’attitude des
personnels de la Soginorpa et notamment sur celle de l’encadrement :
447 D’un système d’attribution où la Soginorpa avait une autonomie certaine dans la sélection des candidatures, la gestion de la Sacomi semblait augurer d’un fonctionnement comparable aux offices où le poids des élus est
183
Ce changement de tutelle est probablement d’autant plus mal vécu que la Sacomi
entame son mandat en commandant de nombreux audits sur la Soginorpa qui pointent les
dysfonctionnements de la gestion précédente, voire les incompétences. Si ces audits ont pour
but de légitimer le transfert de gestion, ils susciteront probablement des rancoeurs chez les
personnels concernés par ces critiques qui resurgiront à la première occasion et se traduisent
pour le moment par une coopération plus que réticente. Madame Mathé, directrice de la
Sacomi, résuma lors de l’entretien : « Dominique Deprez a eu beaucoup de mal a tenir tête à
600 personnes qui étaient quand même des gens issus des Houillères avec une culture très
particulière qui ne voulaient pas de changement, c’est clair et qui, de toute façon, dans
l’absolu, étaient opposés à la Sacomi. »
La capacité de « résistance » des personnels de la Soginorpa s’est manifestée par
exemple quand la Sacomi a décidé d’accélérer les ventes de certains logements miniers à leurs
occupants. Selon Mme Mathé, les personnels des agences de la Soginorpa ont perçu cette
initiative comme une dilapidation du patrimoine de l’entreprise et ont montré peu
d’empressement à en informer les habitants concernés. Cette attitude réduira
considérablement le succès de cette opération dans laquelle la Sacomi voyait le moyen de
puiser quelques capacités de financement supplémentaires pour la rénovation.
De même, en affirmant son souhait d’établir de nouvelles relations avec les habitants
des cités, la Sacomi conteste explicitement le rôle des agents de cité, anciens porions
employés par la Soginorpa, accusés de perpétuer des rapports hiérarchiques avec les habitants.
Ils lui en tiendront rigueur.
Les nombreuses embauches réalisées n’ont donc pas empêché l’hostilité d’une partie
importante du personnel à l’égard du nouveau gérant. Une sociologie plus fine des deux
organisations permettrait probablement de mieux comprendre encore les raisons de l’échec de
l’enrôlement du personnel de la Soginorpa par la Sacomi, limitant nécessairement son emprise
déterminant et se fait au détriment des prérogatives des agents, non sans frustrations, comme le montre Catherine Bourgeois dans l’ouvrage qu’elle a consacré à la question, op. cit.
F.D. : Est-ce que vous avez ressenti des résistances de la part de l’encadrement de la Soginorpa ? D. Deprez : Oh oui. Tout à fait. C’était un sacré panier de crabes. C’est jamais facile. Je me suis trouvé dans la même position que dans le cadre d’un OPA où il y a une prise de contrôle d’une filiale où l’on débarque 1, 2 ou 3 dirigeants, en général pas 50 et puis les un ou deux qu’on envoie, ils tombent en général dans un chaudron un peu brûlant. F.D. : Est-ce que la capacité de nuisance par rapport aux programmes qui pouvaient être engagés par la Soginorpa était importante ? D. Deprez : Oui, réponse oui. Ce qui m’a amené à organiser une certaine mobilité, à faire tourner les gens, à essayer de remplacer les mauvais par les bons, à faire entrer un certain nombre de personnes de l’extérieur. (…) Bon ça c’est vrai que CdF l’a pas très bien vécu.
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sur la gestion des logements miniers. La présomption de son usage à des fins partisanes n’a
certainement pas arrangé les chose448.
2. Prétentions techniques et suspicions politiques
« D’une gestion neutre de l’Etat on va passer à une gestion politisée au prix d’une facture lourde à payer pour les collectivités locales ». Jacques Vernier, maire RPR de Douai, Le Figaro, 28/06/96, « La gestion du logement minier reprise aux élus ».
La contestation de l’ancien mode de gestion du logement minier reposait notamment
sur la critique de l’absence de réflexions en matière d’aménagement.
Les promoteurs de la Sacomi plaident a contrario en faveur de la création d’un
« véritable outil d’aménagement du bassin minier dont le logement minier serait la clé
d’entrée449 ». La SEM revendique ainsi une légitimité d’intervention fondée sur une
compétence technique et managériale qui aurait fait défaut auparavant.
Ces prétentions d’expertise urbaine transparaissent dans les propos de Jean-Claude
Ebel, chargé de mission à la DATAR puis directeur officieux de la SEM. Dans une note
rédigée à l’adresse de Jean-Pierre Kucheida sur le fonctionnement de la Sacomi450, il propose
par exemple que cette dernière développe une « maîtrise d’ouvrage forte » (c’est le titre de
l’extrait cité) en matière de rénovations : A partir de ce constat et pour atteindre ces objectifs nous pensons qu’il est
indispensable que la Sacomi se dote des moyens d’assurer une maîtrise d’ouvrage forte en prenant en charge directement la conduite des opérations d’aménagement, de réhabilitation et de restructuration des communes minières. Cette maîtrise d’ouvrage forte devra amener la Sacomi à se doter de professionnels de hauts niveaux de l’aménagement et de la maîtrise d’ouvrage capable de contribuer à la définition en amont des opérations et de veiller, en aval, au respect du cahier des charges des opérations et à la cohérence d’ensemble des projets.
La Sacomi est dès lors appelée à se doter de compétences techniques significatives,
gage de son autorité en matière d’aménagement et de ses capacités d’intervention en de
multiples domaines.
448 Il est à noter que la fédération nationale des Employés Techniciens de l’activité minière, affiliée à la CGC entama une procédure judiciaire à l’encontre de J.-P. Kucheida et du PDG de CdF au moment de la réalisation du transfert de gestion du patrimoine les assignant pour « abus de biens sociaux ». Cette action qu’elle perdra révèle la défiance d’une partie significative du personnel des Houillères et de la Soginorpa à l’égard de la Sacomi. Cf. la lettre envoyée par ce syndicat à ses membres page suivante. 449 Loc. cit. 450 4 juin 1991, archives DRE.
185
Qu’en a-t-il été exactement ? Les prétentions affichées résistent mal à une étude
approfondie de la mise en place de la SEM et de son fonctionnement qui montre plutôt les
contradictions entre la compétence technique revendiquée – censée la faire apparaître
autrement que comme un outil partisan – et la faiblesse effective de l’expertise déployée.
Plusieurs de nos interlocuteurs ont insisté sur ce dernier point, parmi lesquels les
anciens salariés de la Sacomi eux-mêmes. C’est d’abord Gilles Briand, chargé d’études sur
l’habitat embauché en 1996 qui insista sur le fait que « la Sacomi avait manqué d’ambition
technique en recrutant un seul chargé de mission pour l’ensemble du bassin minier ». Le
jugement de la directrice de la Sacomi de 1994 à 1996 est encore plus lapidaire quand elle
avance qu’« une grande partie du volet aménagement n’a jamais été mis en place ».
Elle réitère ce constat dans un mémoire de DESS451 où elle revient sur le
fonctionnement de la Sacomi. Ses observations sont précieuses : « C’est ainsi que la Sacomi n’a développé aucune compétence technique
pendant trois ans. Elle s’organisait de la façon suivante : les orientations étaient définies par Ghouzi et par Ebel. Un secrétariat pour répondre aux sollicitations des occupants, une chargée affaires générales (comptabilité, secrétariat), un chargé d’étude politique friches. » (…).
Si Mme Mathé s’empresse d’ajouter que son arrivée à la direction de la Sacomi en
1994 s’est traduite par l’affirmation de la réflexion d’aménagement et le recrutement d’un
chargé d’étude logement (il n’y en avait pas jusqu’alors !), on ne peut manquer de remarquer
la disproportion flagrante entre le discours tenu par les promoteurs de la Sacomi et la réalité
de son fonctionnement et de ses compétences qui révèle avant tout l’emprise des dirigeants et
pères fondateurs sur la définition des politiques suivies.
Ainsi, la plupart des initiatives en matière de logement minier et d’aménagement est
restée sous la coupe de Jean-Pierre Kucheida, et de Daniel Ghouzi. C’est encore Michèle
Mathé qui témoigne : « Toute la gestion du logement minier, dimension cruciale pour la société
était menée directement par le président, ses deux conseillers et le directeur de la Soginorpa. La dimension était complètement occultée et la Sacomi ne disposait d’aucuns moyens pour rendre sa politique de gestion des logements efficace. »
La prépondérance du maire de Liévin était favorisée par son autorité sur le directeur de
la Soginorpa, Dominique Deprez, qui apparaissait comme son homme-lige452. Ce dernier fut
beaucoup moins enclin à coopérer avec l’équipe technique de la Sacomi sur la programmation
451 Op. cit. 452 C’est Jean-Pierre Kucheida qui propose unilatéralement sa nomination au C.A. de la Sacomi du 6/11/92 précisant « qu’à défaut d’objections de fond du Conseil, il appartient au président de choisir ses principaux collaborateurs ». Le ton est donné.
186
des réhabilitations, si l’on en croit le témoignage de Michèle Mathé qui nous confia avec dépit
qu’ils ne s’étaient réunis que quatre ou cinq fois en deux ans sur ce sujet.
Il y a donc un monde entre la Sacomi telle qu’elle est présentée dans la revue Info-
thèmes de Juin 1992 – dont nous avons cité de nombreux extraits – et la structure qui se met
en place à cette époque, bien incapable d’incarner le démiurge éclairé de l’aménagement du
bassin minier que certains voyaient (ou feignaient de voir) en elle.
Ce décalage tient, d’une part, à l’absence de moyens à la mesure des ambitions
avancées453, mais également au souci du président et de ses collaborateurs les plus proches de
garder la mainmise sur les grandes orientations de la SEM454. Les nombreux conflits survenus
entre les techniciens de la Sacomi témoignent des divergences occasionnées par une
répartition des compétences incertaine455.
Les techniciens de l’Etat ou des collectivités locales ne tardent pas quant à eux à
suspecter la Sacomi de rechercher avant tout à asseoir son autorité politique et pointent les
contradictions entre un discours d’aménagement et une pratique qui reflète d’autres
préoccupations. Les propos d’Yves Dhau Decuypère (DRE) sont particulièrement riches :
Nous reviendrons dans la partie suivante sur la recherche de légitimité évoquée ici, qui
a largement influé sur la conduite des politiques mises en oeuvre.
453 Les ressources de la Sacomi proviennent de la Soginorpa qui la rémunère de quatre millions de francs par an pour sa gérance. 454 Sur ce point la nomination de Michèle Mathé à la direction de la SEM suite à l’essai infructueux du premier directeur ne semblait pas devoir la remettre en cause. Cette dernière n’avait en effet aucune formation ni expérience en matière d’aménagement du territoire ou d’urbanisme. 455 Voir supra.
F-D : Est-ce que Kucheida a joué de cette légitimité de géographe, est-ce qu’elle s’est imprimée sur la politique de la Sacomi ? Y-D : Dans les discours oui. Mais comme la Sacomi était dans une position où ils devaient d’abord donner des gages, aller chercher une légitimité et donc par ce jeu de carottes-là qu’étaient les dotations ANAH, ils voulaient d’abord montrer aux communes qui les reconnaissaient qu’elle était reconnaissante. Ca a été un jeu politique pur. Les choix d’aménagement là-dedans on ne peut pas dire qu’ils existaient beaucoup. Dire on met le paquet sur Bully-les-mines parce que le maire de Bully était le principal soutien, bon c’est une commune qui a tout à fait des besoins, mais dire : « comme le maire de Grenay il était contre, lui on lui donne rien »… je ne pense pas qu’en terme d’aménagement c’était particulièrement justifié. Donc les positions techniques étaient totalement inexistantes. F-D : Les contraintes structurelles d’existence de la Sacomi dans son milieu ont prédominé sur ses possibilités d’action… Y-D : Absolument. Et nous, quand on a voulu imposer dans le cadre du dernier plan la politique de sites prioritaires dont je parlais tout à l’heure… Bon. Kucheida a toujours été un opposant à l’essaimage des crédits c’était clair au moins dans les discours. Le jour où on a proposé les sites, en toute objectivité, on a regardé les indicateurs sociaux, les indicateurs de ce qui restait à faire et puis qu’avec un certain nombre d’indicateurs on a abouti à des propositions de sites, il s’est trouvé que la plupart des sites de l’époque étaient dans des communes communistes. Alors là, on a senti la Sacomi beaucoup moins favorable à cette politique de sites prioritaires. Comme quoi c’était très politique.
187
Retenons pour le moment le déficit de crédibilité croissant de la Sacomi auprès des
services techniques des institutions, même partie prenante de son capital. Le chef du service
habitat de la région la qualifia ainsi de « montage un peu bancal qui s’est révélé fragile et pas
suffisamment opérationnel », l’opposant à l’Etablissement Public Foncier crédité par contraste
d’« un budget clair, d’un statut clair, et d’une mission claire ».
La légitimité d’outil d’aménagement dont se prévaut la Sacomi reste suspecte aux
yeux de nombreux acteurs institutionnels et élus qui continuent de voir en elle le « spectre »
de la domination de Jean-Pierre Kucheida. La directrice de la Sacomi évoque ce décalage
entre la représentation qu’elle souhaitait donner de la SEM et l’image que lui en renvoyaient
ses opposants :
Les détracteurs de la Sacomi ont beau jeu de remettre en cause la finalité technique de
l’outil devant la faiblesse objective de ses capacités d’expertise qui tend à accréditer l’idée
d’une mainmise partisane sur les décisions.
Dominique Deprez résume bien pour finir ce qui ressort de notre observation de « la
Sacomi en situation » quand il avance : « On a passé énormément de temps à répondre aux
attaques puis on a fini par crever ».
Nous abondons dans ce sens en ajoutant que la recherche de reconnaissance fut sans
aucun doute l’un des principaux objectif de la Sacomi pendant ses quatre années de gestion du
patrimoine minier. Loin de l’effet escompté, cette poursuite de légitimité – qui passa
notamment par une répartition sélective et non sans contrepartie de ses ressources – aboutit à
hypothéquer encore davantage l’« objectivité technique » dont elle se prévalait.
3. A la recherche d’une légitimité contestée.
« La Sacomi était dans une position où ils devaient d’abord donner des gages, aller chercher une légitimité et donc par ce jeu de carottes-là qu’étaient les dotations ANAH ils voulaient d’abord montrer aux communes qui la reconnaissaient qu’elle était reconnaissante (c’est
Mme Mathé : Je connaissais très bien l’animosité profonde entre JPK et Delelis et avec les élus communistes, mais pour moi c’était pas mon problème. On m’avait donné une mission c’était de travailler sur la rénovation de l’habitat et les perspectives d’aménagement en terme d’études ; donc j’ai pris mon bâton de pèlerin et j’ai eu 110 communes sur les 170 à peu près. Moi ce qui m’a frappé – et j’en veux aujourd’hui à ces élus là, quand je suis allée voir André Delelis et puis les autres élus (Coquelle, Druon,…) c’est incroyable. Moi je venais parler technique, eux me répondaient politique. J’avais beau leur dire « attendez, moi je ne veux pas entrer dans ce débat, j’ai été embauchée pour travailler sur la restructuration du patrimoine parce que de toute façon, vous l’avez à cœur, parce que c’est pour vos populations, donc moi je viens voir avec vous comment on peut travailler ensemble (…) Et ils me répondaient tout le temps politique : « oui mais vous, vous êtes la voix de Jean-Pierre Kucheida ». . Kucheida, de toute façon c’est pas la peine. Et on n’a jamais rien pu faire avec eux.
188
nous qui soulignons). » Yves Dhau Decuypère, Chargé de mission bassin minier à la DRE.
L’histoire de la Sacomi est marquée par les luttes institutionnelles et politiques qui
l’ont vue naître.
Aussi, sa légitimité est loin d’être acquise au moment où elle se met en place. De
nombreux élus, même les moins hostiles a priori à la nouvelle structure ont montré leur
réticence à lui déléguer leurs compétences fraîchement acquises (en matière d’aménagement
et de rénovation des voiries notamment) et craignent que la domination de la Sacomi se
substitue à celle des Houillères.
Le premier problème auquel furent confrontés les dirigeants de la nouvelle SEM tenait
donc à sa faible reconnaissance en tant qu’acteur des politiques publiques du logement minier.
La recherche de légitimité a dès lors primé sur les objectifs d’aménagement de toute façon
inatteignables sans cette dernière456.
Comment la Sacomi et ses acteurs s’y sont-ils pris pour asseoir cette légitimité ou,
plutôt, comment cet objectif a-t-il rejailli sur les politiques mises en œuvre ?
Le premier signe tangible de ce souci de légitimation apparaît dans l’importance
accordée par la SEM à la communication. Elle fut même son premier poste de dépense (en
dehors des charges salariales) pendant ses quatre années d’existence. Dès 1992, le budget
communication représente 800000F sur un budget total de 4 millions. La politique de
communication de la Sacomi passe notamment par la création d’un journal envoyé
gratuitement aux habitants des cités. Elle répond à la volonté de la SEM (et de son
président457) d’être identifiée par les habitants mais se justifie également par le souci de
répondre à ses détracteurs. Le compte-rendu du C.A. du 22/12/92 éclaire le sens de la
démarche :
Le président informe le conseil qu’il souhaite engager rapidement une campagne de communication. En effet, la diffusion permanente d’informations inexactes, erronées et tendancieuses de la part de certains organes d’informations est de nature à tromper la population quant à la réalité des actions entreprises par la Sacomi et de l’état de ses projets.
456 Le texte des grandes orientations pour 1995, écrit par Daniel Ghouzi et diffusé en Conseil d’Administration est explicite qui fixe comme premier objectif : « Asseoir politiquement la Sacomi en poursuivant et renforçant la stratégie d’ouverture et de partenariat ». 457 Cf. la partie réservée à l’analyse des ressources procurées par la maîtrise de la gestion des logements et ses effets de notoriété.
189
Les administrateurs de la Sacomi, et son président en tête, entreprennent également
une tournée des cités minières. Les articles de presse sont légion représentant Jean-Pierre
Kucheida au milieu d’habitants458, vantant les mérites de la nouvelle structure et les relations
renouvelées qu’elle souhaite établir avec la population des cités, sur le mode de la
concertation et de la transparence459. A l’opacité et la rigidité des Houillères, la Sacomi
oppose la rhétorique de ses vertus démocratiques460.
Lors de ces rencontres avec des habitants, les administrateurs de la SEM ne manquent
pas de s’imputer la responsabilité du maintien de la gratuité des logements pour les ayant-
droits.
Les dirigeants de la Sacomi ont pris à plusieurs reprises des décisions qui par leur
portée symbolique semblent participer avant tout d’un souci de légitimation.
Parmi celles-ci, l’annonce de la gratuité des garages, jusqu’alors payants, et qui seront
désormais compris dans la prestation de logement gratuit conférée par le statut du mineur. Ce
geste permet à la SEM de donner des gages aux ayant-droits.
Le rachat de l’hôtel Régina à Berck, lieu de villégiature apprécié des mineurs
appartenant aux HBNPC et dont CdF souhaitait se débarrasser, s’inscrit selon nous dans la
même perspective de « séduction ». Le rapport de l’Inspection Générale des Finances de 1996
qui sera fatal à la Sacomi considérera cette acquisition comme une « diversification
hasardeuse ». La SEM accusera une perte importante dans cette opération qui semblait bien
délicate à équilibrer.
Dans sa quête de légitimité, la Sacomi ira jusqu’à commander un sondage de
satisfaction en 1996, à un moment où son action commence sérieusement à être remise en
cause par le gouvernement pour des motifs de gestion qui n’ont pas grand chose à voir avec la
satisfaction des habitants461.
C’est encore au travers de sa gestion du logement minier et de ses politiques de
réhabilitation que l’on perçoit cependant le mieux cette recherche de reconnaissance.
458 Voir quelques exemples de ces articles pages suivantes. 459 Nous n’avons pas eu le temps ici d’étudier les modalités pratiques de cette concertation, lieu commun de la rhétorique politique, et d’observer si les habitants en avaient été véritablement acteurs. 460 L’étude de son fonctionnement montre que cette démocratie fut essentiellement représentative laissant le monopole de la gestion de la Sacomi aux élus présents au C.A. et au premier d’entre-eux, Jean-Pierre Kucheida. L’absence de représentants d’ayant-droits ou de locataires au Conseil d’administration de la SEM fut également au cœur des reproches qui lui ont été adressés. Nous en reparlerons dans la dernière sous-partie. 461 Réalisé auprès de 1200 personnes, il en ressort un « taux global de satisfaction apporté à la clientèle » de 71,5%, dont l’interprétation semble bien hasardeuse.
190
Dès 1993, le Conseil d’administration envisage de passer des conventions avec la
Soginorpa et les communes afin de définir conjointement les objectifs et les moyens de la
politique du patrimoine minier dans chaque commune. Si cet objectif contractuel est d’abord
présenté par Daniel Ghouzi462 comme « le souhait de rendre aux élus locaux les prérogatives
qu’au fil du temps les HBNPC avaient été amenées à assumer, dans les domaines du
logement, de l’urbanisme et de l’aménagement463 », il acquiert une toute autre signification
quand le contexte politique change.
Le nouveau ministre de l’industrie, Jacques Longuet, ne tarde pas en effet à entendre
les doléances des dirigeants de Charbonnages de France qui n’ont toujours pas admis le
transfert de gestion du patrimoine minier aux élus. Aussi, charge-t-il dès le mois de mai un
inspecteur général de l’industrie de faire une enquête sur la Sacomi et sur la Soginorpa. La
Sacomi semble bien dépourvue devant une probable offensive de ce côté. Sa légitimité
régionale reste très contestée et elle ne peut pour l’instant se prévaloir d’aucune avancée
significative en matière d’aménagement concerté.
La signature de conventions avec les communes apparaît comme le moyen de
remédier aux deux.
Yves Dhau Decuypère (DRE) revient très précisément sur le contexte et les attendus
de ces conventions :
La dernière partie de sa réponse pointe du doigt la dimension clientélaire de l’échange
qui se met en place à cette occasion sur lequel nous reviendrons ensuite.
Dominique Deprez, directeur de la Soginorpa reconnaît lui aussi sans difficulté la
poursuite de légitimité inséparable de la démarche des conventions :
462 C.A. du 28/05/93. 463 Où l’on retrouve les arguments concernant le transfert de gestion du patrimoine minier aux élus.
Y. Dhau Decuypper : Je me rappelle très bien. Quand la mission Benyamin, donc voulue par Longuet, a été nommée, les dirigeants de la Sacomi se sont empressés de créer des chartes communales avec la Sacomi, demandant à chaque élu, chaque commune de reconnaître sa légitimité en tant qu’instance d’orientation de la politique logement du bassin minier et toutes les communes qui avaient signé cette reconnaissance, qui se voulait donc une reconnaissance de légitimité puisqu’il sentait bien que le gouvernement allait jouer sur le fait qu’il n’était pas reconnu par un certain nombre d’élus donc il voulait le maximum de signatures pour dire : « voyez j’ai une légitimité derrière moi ». En contrepartie, chaque commune qui avait signé se voyait reconnaître une programmation ANAH-SOGINORPA pour l’année suivante. Donc c’était ça. L’outil de programmation logements apparaissant comme une carotte pour les élus.
F.D. : Est-ce qu’à un moment où la Sacomi était critiquée par de nombreux élus, ça n’a pas été un marchandage de la reconnaissance de sa légitimité, ces conventions ? D. Deprez : Oui, bon, il y avait cette arrière-pensée bien sûr. Il y avait cette recherche de légitimité. F.D. : Elle a toujours cherché cette légitimité, la Sacomi ? D. Deprez : Bien sûr. Si vous avez entre les mains le texte de la convention, tout le début est un discours de légitimité. C’est l’annexe technique qui nous concernait.
191
Le texte des conventions, rédigé par Daniel Ghouzi, énumère en effet en préambule les
prérogatives de la Sacomi et ses missions telles que décrites dans ses statuts et dans le mandat
de gestion.
Les conventions ne recueillent pas un grand succès auprès des communes dans un
premier temps puisque seulement 27 sur les 170 concernées l’ont signé en janvier 1994, soit
sept mois après leur mise en place. La Sacomi recrute en conséquence Michèle Mathé – qui
deviendra directrice quelques mois plus tard –, dont la tâche consiste à rencontrer les élus du
territoire pour leur présenter ces conventions et les convaincre de l’intérêt pour leurs
communes d’y souscrire. Les administrateurs de la Sacomi lui donnent des arguments pour y
parvenir, qui reposent notamment sur une répartition conditionnelle des ressources dont la
SEM a la maîtrise.
Un Programme d’Intervention Concerté (P.I.C.) est ainsi joint en annexe à la
convention qui détermine le contenu du programme de réhabilitation, d’entretien et toutes
autres interventions de la Sacomi/Soginorpa. Légitimé sur le registre de l’aménagement et du
partenariat, ce programme offre en réalité de nombreux privilèges aux communes signataires
et d’abord une priorité dans les politiques de réhabilitation ou d’entretien des logements.
Nous avons retrouvé plusieurs traces de rappels à l’ordre adressés au directeur de la
Soginorpa pendant les Conseils d’administration, lui demandant d’infléchir ses propositions
en matière de réhabilitation ou d’entretien, et de privilégier les communes signataires des
conventions, avant toute considération urbanistique. Le compte-rendu du conseil
d’administration de la Sacomi du 15/04/94 en témoigne :
La Soginorpa a préparé un projet de programme triennal d’intervention sur son parc immobilier. Après examen des premières propositions, le C.A. a considéré qu’elles n’étaient pas tout à fait conformes aux orientations définies par le C.A.. Il a donc demandé à M. Deprez de bien vouloir les modifier au regard des observations suivantes : - spécifier la programmation des communes ayant signé la convention ville/Sacomi/Sogi (…) Dominique Deprez précise qu’il a bien noté la place spécifique à faire aux communes qui ont signé la convention ville/Sacomi.
A une question d’un administrateur qui soulève le problème des communes qui n’ont
pas signé les conventions, Jean-Pierre Kucheida répond qu’ « il existe un programme a
minima qui prend en compte les premiers besoins exprimés par les communes qui sera
maintenu » mais ajoute cependant plus loin qu’« il paraît légitime que les communes qui sont
engagées dans une perspective pluri-annuelle soient les premières à en bénéficier ».
192
Le Conseil d’administration du 9/12/94 est l’occasion d’une remarque assez proche du
Président au directeur de la Soginorpa
Le Président souhaite que ces programmes d’entretien structurants soient d’abord bien entendu élaborés sur la base des éléments de diagnostic relatifs à la qualité du patrimoine, mais que parmi d’autres critères figure également le fait que la commune concernée s’est inscrite au travers de la signature de la convention dans une démarche pluri-annuelle d’aménagement.
La stratégie préférentielle de distribution des ressources est ici légitimée par un
discours d’aménagement qui occulte ses enjeux clientélistes464.
Le maire de Liévin eut une réponse comparable lors de notre entretien. Tout en
reconnaissant à demi-mots la sélectivité des politiques de rénovation mises en oeuvre selon
les communes, il les justifiait par la vision d’aménagement relative des maires concernés, dont
la signature des conventions était censée témoigner :
Rappelons également que les communes signataires se voyaient associer aux
commissions d’attribution des logements465. Se met donc en place au travers des conventions
un véritable échange par lequel la Sacomi récompense ceux qui la reconnaissent. Cette
observation rejoint celle de Daniel Gaxie466 quand celui-ci avance : « La possibilité
d’introduire des modifications dans l’organisation ou les pratiques des institutions
territoriales sont fonction des intérêts que les élus concernés ont à les mettre en œuvre ». La
Sacomi s’attache à travers le jeu des conventions à construire cet intérêt.
A chaque conseil d’administration le Président de la SEM peut désormais égrener la
litanie des nouvelles communes signataires. Ces dernières avaient-elles d’autres choix, à partir
du moment où la bienveillance de la Sacomi à leur égard en dépendait467 ?
464 Cette nécessaire traduction des pratiques clientélaires en politique a bien été exposée par J.-L. Briquet : « Si le lien clientélaire assure des fonctions utilitaires il ne peut et ne doit être institué à cette fin et demeure idéalement un rapport désintéressé. (…) La reconnaissance accordé à un notable par exemple dépend au moins autant de la valeur des ressources qu’il est à même de contrôler et de distribuer que de sa capacité à « agir dans les formes », à adopter ce jeu complexe qui consiste à ne pas révéler publiquement ses intérêts et ses stratégies, à souligner les aspects les plus désintéressés de ses motivations (la vocation, la recherche du bien public), tout en signifiant qu’il assumera ses engagements implicites et tentera de répondre aux exigences intéressées de ses alliés. », in « Liaisons politiques », Politix n°45, L’Harmattan, 1999. 465 Voir supra. 466 Op. cit. 467 110 communes sur 170 signeront finalement une convention avec la Sacomi. Parmi les réfractaires, la majorité des communes communistes (même si une partie significative finira par signer, notamment dans le Nord) et Lens notamment.
JPK : Quand j’ai géré le logement j’ai toujours fait ce que les maires me demandaient de faire. Les maires qui, comme André Delelis, voulaient avoir un logement qui se reproduise avec quelques améliorations, on faisait. Les maires qui étaient des maires aménageurs, qui voulaient une transformation fondamentale et bien on les suivait.
193
Cependant, comme nous l’avancions au début de cette partie, la Sacomi est loin
d’avoir les moyens de ses ambitions et n’a qu’une maîtrise limitée des ressources liées aux
politiques du logement minier, elles-mêmes contingentes. Elle s’expose donc à décevoir les
communes signataires qui négocient leur accord en contrepartie de programmations qu’elle
n’est pas certaine de pouvoir assurer.
Ainsi, très peu de communes soutiendront la Sacomi au moment de la remise en cause
de son contrat de gestion en 1996, peut-être insatisfaites qu’elle n’ait pu tenir ses promesses.
On pourrait presque parler de « crise d’évergétisme » pour qualifier l’impossibilité dans
laquelle s’est progressivement trouvée la Sacomi d’honorer la redistribution des ressources
dont dépendait sa légitimité. Dominique Deprez revient notamment sur la contrainte de
l’interdiction d’endettement, sur l’hypothèque qu’elle faisait peser sur la réalisation des
réhabilitations et par conséquence sur le soutien des élus :
Xavier Picavet, chargé d’études sur les questions des friches et de l’environnement à la
Sacomi va encore plus loin et insiste sur l’impossibilité d’application de ces conventions,
preuve de leur finalité essentiellement politique :
L’autre effet pervers de ces conventions c’est qu’en conditionnant les politiques du
logement minier à la reconnaissance de la Sacomi, elles donnaient des arguments à ses
détracteurs pour crier au clientélisme ou au favoritisme. Yves Coquelle et André Delelis ne
s’en sont pas privés :
Yves Coquelle : M. Kucheida il fallait passer par ses fourches caudines ou alors on n’avait rien. Puis celui qui ne signait pas la convention, on ne lui rénovait pas ses maisons. Et puis ça marchait à la tête du client. M. Kucheida faisait des rénovations de haut standing dans sa commune et dans les communes de ses amis et dans d’autres, il faisait de la saloperie ! C’était le roi des dictateurs ce mec. (…) Il n’y avait pas de garanties démocratiques.
F.D. : Pourquoi si peu d’élus ont soutenu la Sacomi ? D. Deprez : Je pense qu’avec le temps, ils se sont rendus compte… Disons qu’au début on a pu faire un certain nombre de modifications d’organisation de méthode qui ont pas coûté très cher donc on a pu faire changer les choses. Au fur et à mesure que le temps a passé, la contrainte de l’interdiction d’endettement a pesé de plus en plus. (…) J’ai trouvé un tas d’artifices pour pouvoir faire 2000 logements pendant trois ans mais après on ne pouvait plus. Ca commençait à être très très dur et on allait enfreindre l’interdiction d’emprunter. Ils se sont rendus compte qu’ils allaient être dans un impasse, qu’ils allaient être critiqués par le P.C.. Je pense qu’un certain nombre d’entre eux ont eu peur de perdre leur mairie, leur poste de conseiller général.
X. Picavet : Les conventions avec la Sacomi n’ont jamais été mises en œuvre. Il y a cent et quelques communes qui ont signé. Ces conventions ne servaient à rien. Si ces conventions avaient du être appliquées il aurait fallu 50 personnes à la Sacomi. Ca c’est clair. Elles n’ont jamais été mises en œuvre. (…) A l’époque moi je n’étais pas favorable à ces conventions dans la mesure où l’on savait que derrière on ne pouvait pas suivre. Parce qu’on avait pas les moyens financiers de suivre derrière. Que ce soit au niveau des crédits ANAH, des PLA ou des crédits GIRZOM. Si les 110 communes qui avaient signé avaient dit : « moi je veux ça et ça et ça » je ne sais pas ce qu’on aurait fait. C’était plus, à mon avis, utile pour montrer qu’il y avait consensus pour aller dans le même sens. En terme d’application ça n’était pas réaliste. C’est clair. (…) C’est plus, à mon avis, symbolique.
194
Ainsi, cette recherche de légitimité par le procédé des conventions contribue
paradoxalement à accréditer les arguments qui sont le plus nuisibles à la reconnaissance de la
légitimité de la SEM.
Toutes les tentatives décrites précédemment paraissent bien vaines au moment de la
remise en cause du mandat de gestion de la Sacomi. Il se trouve alors bien peu d’élus pour
défendre celle-ci.
A. Delelis : Avec la Sacomi on a vu diminuer le nombre de logements rénovés à Lens, on a vu la qualité diminuer et les mineurs les veuves et autres sont venus nous dire : « Vous avez vu ces maisons à Liévin ? Venez voir ». Et on est allé voir. On a dit : « c’est pas possible ». On fait une rénovation à Liévin qui est deux fois plus coûteuse que celle de Lens. Evidémment on a dit : « Si c’est ça la Sacomi, nous on ne peut pas être Sacomi. » Vous comprenez ?
195
B. La rupture du mandat de gérance :
« Le président Kucheida ouvre la séance et souhaite une bonne et heureuse année à tous le membres du C.A. Selon lui, l’année 96 constituera pour la Sacomi et la Soginorpa, et plus largement pour l’avenir du bassin minier et de ses populations une année décisive. » P.V. du C.A. de la Sacomi. 5/01/96.
La première inspection diligentée par le ministre de l’industrie Jacques Longuet ne
donne aucune suite préjudiciable à la Sacomi. Est-ce à cause de ses ennuis judiciaires,
toujours est-il que le ministre d’Edouard Balladur choisit finalement de jouer l’apaisement.
L’audit de la Cour des comptes réalisé à la même période met, quant à lui, en valeur
les progrès réalisés dans l’organisation de la société et l’augmentation de la valeur générale de
l’actif immobilier sous sa gérance. Tout pourrait paraître idyllique s’il ne pointait également
le dérapage des dépenses de fonctionnement (notamment sur le poste des véhicules de
fonction et du personnel) et les difficultés de trésorerie endémiques de la société, qui doivent
notamment à son interdiction d’emprunter.
Cette question de la trésorerie est de plus en plus problématique en 1995468. Les
capacités de financement de la Soginorpa s’amoindrissent et font planer des doutes
concernant l’engagement des prochains programmes sur lesquels elle s’est engagée dans les
conventions passées avec les communes. La Sacomi opte alors pour un recours massif aux
délais de paiement qui permettent à la Soginorpa de lancer les travaux de rénovation tout en
attendant la reconstitution de sa trésorerie au cours de l’année avec les recettes de loyers.
Charbonnages de France et le nouveau ministre de l’industrie, qui se montrera
beaucoup plus hostile à la Sacomi que le précédent, se saisissent de cette occasion pour
entrevoir la remise en cause du mandat de gestion, qui interdisait le recours à
l’endettement469. Une mission est donc confiée à l’Inspection Générale des Finances dont les
usages politiques sonneront le glas de la Sacomi.
Si l’offensive de CdF et du ministère de l’industrie était une condition nécessaire à la
rupture du mandat de gérance, beaucoup plus décisive dans la réussite de l’opération fut sans
aucun doute l’attitude des élus locaux dont une partie significative approuva de bonne grâce la
remise en cause de la gestion du logement minier par la Sacomi. 468 Voir le graphique représentant son évolution, page suivante. Source Sacomi, annexe P.V. des Conseils d’Administration.
196
A cette occasion resurgissent les luttes entre entrepreneurs politiques qui s’étaient
cristallisées au moment du transfert de gestion et que les quatre années écoulées depuis sont
loin d’avoir apaisées (1).
La rupture du mandat de gestion en juin 1996 est même l’occasion d’une réactivation
des clivages partisans sur la question du devenir du patrimoine. C’est désormais l’après-
Sacomi qui est en jeu. Nous montrerons les effets sur l’espace politique local de la perte de la
gérance par la SEM et ses dirigeants avant d’esquisser, en quelques mots, les nouveaux débats
survenus autour de la gestion du logement minier depuis l’alternance gouvernementale de
1997, dont les tenants et aboutissants sont proprement incompréhensibles sans un détour par
l’histoire récente de la question, telle que nous venons de l’effectuer (2).
Loin de l’évolution vers le consensus prédite par certains, la question du devenir du
logement minier continue de susciter de nombreux conflits dans l’espace politique local.
Comment pourrait-il en être autrement alors que les enjeux dont ils procèdent470 ont toujours
cours ?
1. Une offensive de CdF… qui aboutit grâce à la division des élus locaux.
« Nous aborderons ensuite le rôle de la Sacomi, SEM créée par les élus et détruite aussi par les élus ».
Mme Mathé, directrice de la Sacomi de 1994 à 1996, op. cit.
A propos des contrôles répétés sur la Sacomi : « Dans ce cas le gouvernement prendra des risques. Le débat sur le code minier vient de montrer que parfois, des alliances politiques face à des situations données peuvent aller beaucoup plus loin que les clivages traditionnels. Il faudra s’en souvenir. »
Jean-Pierre Kucheida, P.V. du C.A. de la Sacomi du 2/06/94.
469 L’Inspection Générale des Finances considérera ces délais de paiement de six mois comme une forme d’endettement larvé. 470 Cf. II.
197
La Sacomi avait eu abondamment recours aux audits afin de discréditer la gestion
précédente du patrimoine minier471. C’est pourtant un audit (et ses usages politiques) réalisé
par l’Inspection Générale des Finances (IGF) qui causera sa perte.
Il est entamé en octobre 1995, soit peu de temps après le changement de
gouvernement, alors que Jean-Pierre Kucheida revendique de plus en plus fort l’annulation de
la clause de non-endettement prévue dans le contrat de gestion passé avec CdF en 1992. Il
déclare ainsi lors d’une conférence de presse ad hoc472 : « Nous sommes en danger de mort si
les ministères nous imposent les contraintes qu’ils veulent nous appliquer » et ajoute qu’il
sera impossible à la Soginorpa de poursuivre le rythme des rénovations en cas de statu quo
sur ce point. Le ton se veut plus polémique au Conseil d’administration de la Sacomi du
26/01/96 : « Le Président dénonce ces pratiques « rampantes » qu’il considère être
l’expression d’une véritable volonté politique qui, sous couvert de techniques financières, vise
à mettre à genoux l’entreprise et à discréditer l’ensemble des collectivités locales et leurs
représentants qui en assurent en leur nom la gérance. »
Le strict respect des contraintes de gestion implique en effet le blocage quasi total des
opérations d’amélioration de l’habitat pour 1996.
A l’occasion d’une séance parlementaire473, Jean-Pierre Kucheida choisit d’interpeller
le ministre de l’industrie sur ce sujet afin d’obtenir des crédits supplémentaires pour la
rénovation et le droit de recourir à l’emprunt pour la Soginorpa.
Loin d’accéder à sa demande, la réponse de Franck Borotra amorce un conflit ouvert
entre le gouvernement et la Sacomi, qui se conclura quelques mois plus tard par la rupture du
mandat de gestion.
Il avance en effet474 que « les premiers éléments de l’inspection de l’IGF l’amènent à
regarder de près les conditions dans lesquelles le contrat entre CdF et la Sacomi peut être
reconduit en mars prochain », lâchant au passage à l’attention de Jean-Pierre Kucheida un
sibyllin : « Vous aurez des surprises ! ». Il laisse finalement entendre au terme de sa réponse
que des anomalies de gestion auraient été détectées par l’IGF.
Le rapport de cette dernière est rendu public quelques mois plus tard. En plus d’avoir
enfreint l’interdiction d’emprunter par le recours aux délais de paiement, il reproche
notamment à la Sacomi l’inflation des dépenses de fonctionnement, un coût moyen des
471 Cf. supra. 472 La Voix du Nord, 31/01/96, « Habitat minier vers une crise ? ». 473 La Voix du Nord, 7 février 1996. 474 Ibidem.
198
rénovations (250000F/logement) trop élevé par rapport à la moyenne régionale et des appels
d’offres trop peu nombreux lors de la passation des marchés de travaux475.
A cette appréciation critique de la gestion de la Soginorpa par l’IGF, Jean-Pierre
Kucheida réplique par les résultats d’un autre audit, commandé cette fois-ci par la Sacomi au
cabinet Andersen, et dont les conclusions lui sont naturellement plus favorables. « Ce sera
audit contre audit ! » clame-t-il dans un débat au Conseil Général du Pas-de-Calais sur le
sujet476. A ce jeu là, c’est cependant toujours l’IGF qui a raison.
Le ministre de l’industrie convoque ainsi les élus du bassin minier à Paris le 20 juin
1996, pour leur annoncer qu’il s’apprête à dénoncer le mandat confié à la Sacomi quatre ans
plus tôt et qu’il prévoit la mise en place d’une nouvelle structure de gestion. Cette décision ne
tarde pas à être effective puisque l’acte de séparation entre la Sacomi et la Soginorpa est signé
à Arras le 24 juin 1996, à l’occasion de l’assemblée générale de cette dernière477. Une
déclaration commune est paraphée par le Secrétaire Général de Charbonnages de France et
par Jean-Pierre Kucheida qui entérine le divorce.
La Sacomi a donc perdu le contrôle du logement minier.
Dominique Deprez, qui sera l’un des premiers à être démis de son poste stratégique de
directeur de la Soginorpa, revient sur les raisons qui ont selon lui présidé à la remise en cause
du contrat de gestion. Il insiste notamment sur les enjeux partisans associés au contrôle du
logement minier et sur l’arrière fond électoral de cette opération, dans la perspective des
élections régionales à venir :
Dominique Deprez souligne l’existence d’un « axe Madelin (ministre de l’économie et
des finances qui a diligenté l’inspection), Borotra (ministre de l’industrie), Deladoussette
(nouveau directeur Général de Charbonnages de France et ancien proche collaborateur
d’Alain Madelin), et enfin Philippe Vasseur (ministre de l’agriculture à l’époque et 475 Les Echos, 14 juin 1996. 476 La Voix du Nord, 12 juin 1996.
D. Deprez : Il y avait également un intérêt politique très clair (à la rupture du mandat). C’est vrai que la Sacomi a toujours été soupçonnée d’électoralisme. Enfin, il est clair que la gestion du patrimoine pouvait constituer un gâteau électoral. Il faut pas non plus nous prendre pour des naïfs et croire que le P.S. était complètement désintéressé dans la bagarre. Il y a certaines affiches qui ne trompent pas… Donc le pouvoir politique, le gouvernement Juppé, tout au moins ses amis dans la région voyaient ça d’un très mauvais œil et ils ont tout fait pour obtenir que ça saute. On s’y est pris selon une bonne méthode bien connue, on a cherché quelques affaires. On a cherché à dénigrer à la fois pour résilier la gérance et pour en tirer un bénéfice politique. Il ne faut pas oublier que le ministre de l’industrie était UDF tendance Madelin. Il y avait quelqu’un qui commençait à pointer son nez dans le cadre des élections régionales qui était Vasseur, ministre. Un petit scandale pour rajouter au scandale Mellick ça aurait pu faciliter les choses. Surtout qu’on savait très bien que Michel Delebarre qui pointait également son nez de son côté n’avait pas une grande avance dans le Nord et que l’élection régionale se ferait sur le Pas-de-Clais. Ce qui est assez classique. On ne pouvait pas prévoir que Chirac allait dissoudre, que ça foutrait le bordel et qu’après ça se passerait bien.
199
prétendant à la Présidence de Région) » placé sous le signe de Démocratie Libérale, qui
aurait joué un rôle clef dans la rupture du mandat de gérance. L’hypothèse est séduisante mais
mériterait d’être creusée davantage.
Revenons-en aux conditions de la remise en cause du mandat de gestion. Le
renoncement rapide du Président de la Sacomi peut surprendre a priori. Pourquoi ne résista-t-
il pas davantage avant de signer l’arrêt de mort de la SEM ? Plusieurs explications peuvent
être avancées selon nous. La première concerne personnellement Jean-Pierre Kucheida.
Le rapport de l’IGF l’implique en effet directement dans les dysfonctionnement de
gestion imputées à la Soginorpa pendant la période de gérance Sacomi. Il est notamment
reproché à son fils d’avoir acheté une maison d’ingénieur des mines à un prix bien inférieur à
sa valeur marchande et avec une prise en charge totale des frais de notaire par le vendeur, en
infraction avec les lois en vigueur. La menace d’éventuelles poursuites individuelles au
moment de la rupture du mandat a certainement joué dans l’attitude conciliante du Président
de la Sacomi. C’est ce qui semble ressortir de ses propos quand nous l’interrogeons sur les
raisons de cette reddition sans combat : « C’était pour s’engager dans un débat
invraisemblable où on aurait perdu toutes nos forces parce qu’ils ont des moyens autres que
les nôtres à tous les niveaux… Ils l’ont montré d’ailleurs à certains moments ». Des
poursuites pénales seront quand même entamées qui conduiront à la mise en examen de son
fils et du vendeur, dans un premier temps, puis à la sienne au début de l’année 1999.
Pourtant, et nous en venons à la deuxième raison, c’est certainement bien davantage
dans les réactions contradictoires des élus locaux face à « l’offensive » de CdF et du
gouvernement qu’il faut chercher les motifs de cet « abandon de souveraineté »478. Où l’on
reparle des luttes entre entrepreneurs politiques.
En effet, les opposants « historiques » de la Sacomi ne laissent pas passer l’occasion
du rapport de l’IGF et s’en saisissent immédiatement pour réclamer le remplacement de la
SEM par une nouvelle structure. Ainsi, André Delelis, qui dès le 23 avril 1996 prend la tête de
la contestation en proclamant dans la presse479 à propos de la Soginorpa et de la Sacomi : « Le
constat d’échec est cuisant ». Il égrène ainsi dans ce communiqué tous les reproches qu’il 477 Nord-Eclair, « Les élus écartés de la gestion », 25 juin 1996. 478 C’est également l’analyse de Daniel Percheron : « (…) Avancée (de la Sacomi) qui, à la première alternance a été remise en cause… euh… je vais dire aussi parce que la gauche était divisée sur le problème ! C’est-à-dire que les élus communistes n’ont pas siégé et ça a été un réel handicap politique pour la Sacomi parce que ça donnait l’idée à la droite d’attaquer la Sacomi en se disant : « les forces du bassin minier ne sont pas rassemblées sur l’outil Sacomi ».
200
adresse à leur gestion du logement minier. Parmi ceux-ci : le coût variable des rénovations
selon les communes480, le refus de la Soginorpa de fournir des informations sur les coûts
comparatifs entre les différentes communes481, les remontées financières persistantes et enfin
l’absence de concertation et de participation des élus et des représentants de locataires ou
d’ayant-droits à la gestion. Le maire de Lens bat ici en brèche une partie importante du
discours de légitimation que la Sacomi avait échafaudé au moment de sa création482. La
sentence est sans appel.
Elle est relayée par l’Association des communes minières qui est devenue, depuis le
retour des communistes483, le lieu privilégié d’expression des opposants à la Sacomi, qui s’y
sont même coalisés. Ainsi, une réunion de l’association des communes minières est organisée
dans l’hôtel de ville de Lens le 8 juin 1996 sur ce sujet. A cette occasion – et en l’absence de
Jean-Pierre Kucheida – Marcel Wacheux, André Delelis, Albert Facon et Yves Coquelle
prononcent ce qui ressemble à l’acte de décès de la Sacomi484. Après le vote à l’unanimité
d’une motion réclamant la création d’une structure de type HLM pour gérer les 75000
logements miniers, André Delelis déclare encore aux journalistes présents et sous le contrôle
de ses collègues : « nous tournons la page de la Sacomi485 ». L’ACM appelle à l’organisation
d’une manifestation à Paris le 21 juin et demande solennellement à être reçue par le ministre
de l’industrie, afin de négocier la forme de la nouvelle structure qui succédera à la Sacomi.
Cette dernière n’est pas encore morte que ses adversaires l’ont déjà enterrée.
Le gouvernement et les Charbonnages de France n’en demandaient probablement pas
tant.
A cela s’ajoute la discrétion des collectivités locales – pourtant actionnaires de la
Sacomi – qui ne se pressent guère pour prendre sa défense. La nature des griefs qui lui sont
adressés et les désaccords entre élus locaux ne les y incitent pas vraiment. En outre, leur
absence d’implication dans le fonctionnement de la SEM, déjà constatée486, trouve dans cette
attitude un aboutissement logique en quelque sorte.
479 La Voix du Nord, 23 avril 1996. 480 Cette critique de « favoritisme » découle de la politique de programmation mise en œuvre par la Sacomi en fonction de l’« allégeance » des communes. Cf. supra. 481 Accréditant ici encore selon André Delelis la présomption de favoritisme. 482 Cf. supra. 483 Cf. supra. 484 La Voix du Nord, 9 juin 1996. 485 Il tient là sa revanche sur la direction fédérale du parti socialiste qui l’en avait écarté. Ainsi déclare-t-il quelques jours après la rupture du mandat : « La fédération socialiste du Pas de Calais doit maintenant assumer la lourde responsabilité d’avoir souscrit à une structure non-démocratique que tout le monde a condamnée ». Le Figaro, 28/06/96, « La gestion du logement minier reprise aux élus ».
201
Yves Dhau Decuypère revient avec précision sur les velléités de CdF et sur
l’importance des conflits entre élus locaux, comme condition de possibilité de la rupture du
mandat de gestion :
L’association des communes minières a donc joué un rôle essentiel dans la débâcle de
la Sacomi. Loin de la soutenir face aux attaques, elle s’est empressée de répondre aux
sollicitations gouvernementales concernant la mise en place d’une nouvelle structure de
gestion, pendant qu’André Delelis et les élus communistes dénonçaient les errements de la
gestion précédente, apportant du grain à moudre au Ministre487. Le directeur de cabinet de
Jean-Pierre Kucheida, Laurent Duporge, évoque la défection « coupable » à ses yeux de
l’ACM :
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer la position de l’ACM, dont
certaines ont déjà été évoquées.
D’abord, l’implication et l’influence488 en son sein des opposants à la Sacomi
(communistes et socialistes proches de Delelis) qui pèsent sur ses décisions. Jean-Pierre
Kucheida mentionna l’existence de cette action « subversive » contre la Sacomi au sein de
l’ACM au cours de l’entretien : 486 Cf. II.A. 487 Le ministre perçoit d’ailleurs très bien le profit qu’il peut retirer de ces divisions et invite les élus à le rencontrer en ordre dispersé. Cf. Nord Eclair, « logement minier, les élus chez le ministre », 15 juin 1996. 488 André Delelis est l’un de ses fondateurs et fut son président pendant dix ans.
Laurent Duporge : Dans ce qui s’est passé en 1996, la rupture du contrat de gestion, le rôle qu’a tenu l’ACM a beaucoup fait dans la rupture. La Droite à l’époque a bien utilisé l’ACM pour justifier la rupture. Je crois qu’à l’époque si on était restés solidaires, elle n’y serait pas parvenue aussi facilement. Quand on se montre divisés avec des positions divergentes, forcément, on facilité la chose. (…) J’en suis persuadé ce qui a joué beaucoup (dans la rupture du mandat de gérance) c’est la position de l’ACM 59/62 à l’époque. Au lieu de dire : « nous, ACM, nous maintenons notre confiance, pas question de rompre le contrat de gestion sinon on se mobilise contre le gouvernement » et bien l’ACM a joué le jeu. Et c’est vrai qu’on peut exploiter l’ACM parce qu’elle est représentative du bassin minier. Le gouvernement de droite a beaucoup joué là-dessus.
Y-D : (…) Il y a eu une revanche de la technostructure et du ministère de l’industrie qui avaient pendant un moment été bousculés par la Sacomi, par la prise de pouvoir par les politiques au niveau local. Quand ils ont ressenti très vite que le politique en question il n’avait pas que des appuis dans sa propre région, qu’ils pouvaient jouer sur les divergences, ils se sont précipités. Et là, l’association des communes minières qui était plutôt représentative des opposants à Kucheida, un Wacheux qui n’a jamais été pour Kucheida puisqu’au départ il envisageait d’être président et il en a été évincé, donc il avait toujours une certaine amertume dans la gorge et puis des communistes qui étaient radicalement contre et Delelis qui était aussi radicalement contre, bon il était minoritaire Kucheida au sein des élus du bassin minier. Et puis sans compter des gens comme Vernier, RPR, qui évidemment n’a pas de cadeaux à faire à Kucheida. Bon tous ces gens-là se sont ligués pour précipiter la chute de la Sacomi. Disons qu’ils n’ont pas dit non quand le gouvernement a dit qu’il dénonçait le mandat de gestion et ils ont approuvé.
F.D. : Est-ce que ça n’a pas attisé des rancoeurs au sein de l’ACM qui font qu’elle aurait moins soutenu la Sacomi ? JPK. : L’ACM ? Absolument pas. Vous savez l’ACM c’est une coquille vide. L’ACM a attisé des rancoeurs parce qu’il y a une personne qui a passé son temps à essayer de démolir à l’intérieur de l’ACM beaucoup plus encore que les communistes, ça a été André Delelis. C’est tout, c’est clair. Les communistes naturellement étaient très heureux de trouver un allié chez nous.
202
Ensuite le rôle de Marcel Wacheux, qui, tout en s’étant montré plutôt conciliant jusque
là à l’égard de la Sacomi489 (siégeant même à son conseil d’administration) ne voyait pas
nécessairement d’un mauvais œil la disgrâce qui la touchait, comme le laissent entrevoir ses
propos :
La rancœur d’une Présidence qui lui avait été refusée a probablement compté pour
beaucoup dans son peu d’empressement à défendre la Sacomi de Jean-Pierre Kucheida.
D’autre part, l’influence de l’ACM, dont il était resté Président, avait sensiblement souffert de
la concurrence de la SEM qui lui disputait son rôle de porte-parole du bassin minier auprès
des institutions. Dès lors, la perpective de sa remise en cause semblait augurer d’une
prééminence retrouvée pour l’ACM.
Sitôt la Sacomi dans la ligne de mire du gouvernement, elle fut d’ailleurs propulsée à
la tête des négociations avec le ministère de l’industrie sur le sort du logement minier490,
réhabilitée – non sans malice de la part du ministre – dans son rôle de premier interlocuteur.
Jean-Pierre Kucheida est lui-même bien conscient du passage de relais qui s’effectue à
cette occasion. A l’issue de l’assemblée générale de la Soginorpa où est prononcée la rupture
du mandat de gestion, il déclare ainsi sur le ton du reproche : « C’est à l’ACM de prendre la
relève dans la difficile négociation qui doit aboutir à cette nouvelle structure qu’elle a elle-
même appelé de tous ses vœux… 491». Il ajoute : « Les élus qui ont condamné la gestion de la
Sacomi devront assumer leurs choix et négocier avec CdF… ».
C’est ce qu’ils font sans attendre, revendiquant une « gestion démocratique492 », « où
les élus seront réellement associés493 » sur un air de déjà vu, mais sans propositions précises
concernant la structure à mettre en place. Reprenons l’extrait de l’entretien que nous a accordé
Yves Dhau Decuypère (DRE) là où nous l’avions laissé :
489 Probablement en partie parce que sa position consensuelle de Président de l’ACM dépendait aussi du bon vouloir de la fédération socialiste du Pas-de-Calais. 490 Cf. Nord-Eclair, 1/07/96, « Logement minier, la négociation s’engage ». 491 Nord-Eclair du 25/06/96. 492 Yves Coquelle, Nord-Eclair, 1/07/96.
F.D. : Est-ce que ça n’était pas une revanche de l’ACM qui avait quand même vu pas mal de ses prérogatives remises en cause par ce nouvel acteur ? M.W. : Non, enfin… Encore une fois ceux qui n’étaient pas d’accord avec la Sacomi n’ont pas pleuré qu’elle perde son mandat de gestion. Je ne peux pas vous dire autre chose (rires). Si vous voyez ce que je veux dire… Comme moi, moi j’étais mandaté à la Sacomi, tout ça, on participait à la gestion ; on tenait un peu compte que j’étais président de l’ACM, un peu compte que j’avais été réfractaire et qu’on essaye toujours d’arranger, enfin un peu tendance à arranger les bilans sans histoires. Mais de la part forcément d’André Delelis et de la part du P.C. ils devaient probablement pas pleurer, sinon se réjouir…
203
Le gouvernement qui détient maintenant l’initiative décide en effet de remplacer la
Société Civile Immobilière par une Société par Actions Simplifiées (S.A.S), prétextant de la
possibilité d’y associer plus étroitement les élus et les représentants des habitants, par
l’intermédiaire d’un « conseil des partenaires »494. Les négociations portent donc sur les
pouvoirs attribués à ce conseil, qui seront au bout du compte bien minces, laissant la maîtrise
de la gestion du logement minier à CdF.
La création de la S.A.S. Soginorpa sonne donc le glas de la gestion des logements
miniers par la Sacomi.
Cette remise en cause procède au moins autant de la volonté des dirigeants de
Charbonnages de France et du ministère de l’industrie de reprendre la gestion du patrimoine
minier aux élus, que de l’opposition d’un certain nombre d’entrepreneurs politique du bassin
minier à la Sacomi et à ses dirigreants. C’est la conjonction de ces deux facteurs qui a permis
de revenir sur un transfert de gestion que ses promoteurs avaient cru irréversible.
La rupture du mandat de gestion révèle également l’échec de la politique de la Sacomi
à asseoir sa légitimité. Les quatre années de gestion de la SEM n’ont pas suffi à apaiser les
conflits qui avaient entouré sa genèse495. Bien au contraire, ils ont largement conditionné sa
courte histoire. Disparaîtront-ils avec elle ?
2. L’après-Sacomi
La S.A.S. Soginorpa assure la gestion du patrimoine minier à partir du 2 janvier 1997.
Les élus qui avaient participé au front anti-Sacomi sur le thème d’une plus grande
participation des maires et des partenaires sociaux à sa gestion n’ont finalement obtenu 493 André Delelis, Ibidem. 494 CdF eut beau jeu de légitimer la création de la S.A.S. en proposant la mise en place d’un Conseil des partenaires, associant notamment les syndicats, qui manquait à la Sacomi. Cette dernière essaya bien de mettre en place un « Conseil d’orientation » mais ses prérogatives étaient tellement minces qu’il faisait davantage figure d’alibi démocratique que de lieu de débat ou de propositions sur la gestion du patrimoine minier. Les principaux « partenaires sociaux » le bouderont et il ne tiendra qu’une seule réunion. 495 Quand elles ne les ont pas exacerbés (politique de rénovation et d’entretien conditionnée).
Y. D. : Disons qu’ils n’ont pas dit non quand le gouvernement a dit qu’il dénonçait le mandat de gestion et ils ont approuvé. En espérant que se mette à la place quelque chose de plus démocratique, etc. Mais là, cette alliance de circonstance entre un Wacheux qui n’avait pas trop d’idées qui voulait simplement être consensuel et un Delelis qui, lui, de toutes façons était contre toute prise de participation des élus en terme de responsabilité, et les communistes qui ont toujours été contre aussi et parfois les kuchédiens qui ont toujours été pour… Là on s’est retrouvé quand il s’agissait de faire des propositions devant une incapacité complète de l’association des communes minières ou des élus à proposer autre chose. Donc, le ministère de l’industrie a eu beau jeu de proposer en fait une Soginorpa modernisée à peine, simplement qu’est ce qu’il y avait comme différence c’est qu’ils introduisaient la notion de conseil de partenaires, consultatif et point.
204
qu’une présence à titre consulatif au sein d’un « conseil des partenaires ». Si tous les élus
condamnent la solution retenue par le gouvernment, leurs positions divergent quant à la
participation des élus à ce conseil. Si les opposants à la Sacomi (André Delelis et les
communistes) ne peuvent faire autrement que de prôner une participation à une structure dont
il sont pour partie responsable, ses partisans refusent dans un premier temps d’y siéger.
Un vote a lieu sur ce point lors d’une assemblée de l’ACM du 12 janvier 1997496. Cinq
élus socialistes (dont André Delelis) et les élus communistes se prononcent pour une
participation au conseil des partenaires, 12 élus socialistes autour de Michel Vancaille, maire
de Bully-Les-Mines et ancien administrateur de la Sacomi proche de la majorité fédérale,
contre. Les clivages apparus autour de la SEM sont donc loin de s’estomper avec elle.
L’ACM décide finalement de sa participation au conseil des partenaires, « pour voir ».
Elle adopte une motion en avril 1997 qui montre toutes les ambiguïtés de cette participation,
qui doit beaucoup à la position délicate dans laquelle se trouvent les anti-Sacomi, accusés par
les élus qui lui étaient favorables d’avoir « bradé » l’ancienne structure pour des
« strapontins »497 : Nous serons les garants de l’intérêt des habitants, nous réservant le droit de dénoncer tous les manquements et toutes les dérives de cette société capitaliste. Nous ne nous faisons aucune illusion sur les finalités financières de la SAS. Notre devoir est d’être aux côtés des habitants locataires ou ayant-droits en ces moments d’une rare gravité498.
Quatre représentants de l’ACM sont donc finalement désignés pour siéger au conseil
des partenaires, deux communistes et deux socialistes.
Le désenchantement est rapide puisque les élus communistes déposent dès septembre
1997 deux motions au Conseil Général du Pas-de-Calais appelant à la mise en place d’un
office public de gestion de l’habitat minier qui remplacerait la SAS, s’attirant les foudre de
Jean-Pierre Kucheida qui leur adresse un courrier « vengeur »499 : Je retrouve dans cette motion le constat que font aujourd’hui tous les élus du bassin minier : l’échec indiscutable de la nouvelle SAS Soginorpa. Permettez-moi de rappeler, au moment où beaucoup s’acharnaient à mettre à bas la Sacomi et ainsi favoriser la création de la SAS Soginorpa, que j’avais annoncé cet échec. Les responsables de cette situation voient aujourd’hui les conséquences de leur erreur d’analyse qui se révèle désastreuse pour la population du bassin minier.
Plus largement, les dysfonctionnements de la S.A.S. du point de vue des élus, sont
l’occasion de nouveaux débats autour du bilan de la Sacomi, avec en toile de fond le rôle joué
par les différents acteurs (gérants ou opposants) de son histoire. 496 Nord-Eclair, 12 janvier 1997, « L’ACM met un pied dans la SAS pour voir. » 497 C’est l’accusation que lance Michel Vancaille à Yves Coquelle. Ibidem. 498 Extrait de la motion, La Voix du Nord du 7/04/97, « Malgré leur opposition au choix retenu, les communes minières dans la SAS ».
205
L’opposition quasi-unanime à la S.A.S.500 ne se traduit donc pas par une nouvelle
polarisation des clivages (ou amnésie des anciens) sur la question de la gestion du logement
minier, du type élus versus Charbonnages. Si les partisans de la Sacomi en profitent pour
vanter son action au regard de celle de la SAS501, regrettant qu’on ne lui ait pas laissé assez de
temps502, ses détracteurs rejettent dos-à-dos les deux structures :
Ou encore Yves Coquelle, de déclarer dans la presse503 en réponse à l’interpellation de
Jean-Pierre Kucheida504 : « Nous sommes tout à fait d’accord qu’il faut avant tout regarder le
présent et l’avenir. Mais démonstration a été faite que ni les structures de la SCI Soginorpa
ni celles de la SAS Soginorpa ne répondent aux enjeux qui sont posés en terme de gestion
démocratique sociale et publique de l’habitat minier. ».
Plusieurs versions s’affrontent donc à propos du bilan de la Sacomi. Là où ses anciens
gérants insistent sur les progrès réalisés en matière de gestion et de concertation, ses
opposants stigmatisent une gestion partisane et clientéliste. Le dirigeant de la Soginorpa (issu
des Houillères) que nous avons rencontré nous fit par exemple remarquer dans ce sens que
seulement 200 logements miniers restaient à rénover à Liévin contre beaucoup plus à Lens.
Peu importe finalement que cette information soit juste ou non. Elle témoigne avant tout de
l’appropriation de la question du bilan de la SEM par ses opposants comme par ses partisans
qui continuent à s’affronter sur ce sujet. Ainsi, le coût élevé des réhabilitations505 est mis en
avant par ses détracteurs comme preuve d’une gestion dispendieuse alors qu’il est brandi par
ses partisans comme le gage de la qualité des rénovations entreprises.
499 La Voix du Nord, 16 septembre 1997, « Logement minier. Règlements de compte… et appel à l’union. » 500 Le nombre des réhabilitations tombe à 1500/an et les relations entre la SAS et les élus locaux se tendent rapidement si l’on en croit nos interlocuteurs. 501 Ainsi Jean-Pierre Kucheida dans l’entretien : « Je peux vous présenter dans ma ville, mais dans d’autres villes également, n’importe où, des cités qui ont été rénovées par la Sacomi et celles qui ont été rénovées aujourd’hui ou celles qui ont été rénovées avant que la Sacomi soit là. Vous faites vite la différence. » 502 C’est notamment l’avis des techniciens de la Sacomi rencontrés. 503 La Voix du Nord, 25 septembre 1997, « Les règlements de compte continuent. » 504 La Voix du Nord, 16 septembre 1997, op. cit. 505 Le rapport de l’IGF relève qu’il pouvait atteindre jusqu’à 450 KF par logement.
F.D. : Est-ce que la SAS Soginorpa ça n’était pas pire que la Sacomi pour les élus ? André Delelis : Ca n’est pas mieux. Moi je ne sais pas, la Sacomi je ne peux pas juger sur quatre ans. Tout ce que je vous dit c’est ce que j’ai dénoncé tout à l’heure : un nombre de logements moindre, une qualité moindre pour Lens parce que Lens a sans doute été sanctionnée. C’est pas comme ça que je vois la gestion d’une population qui mérite au moins d’avoir une égalité de traitement. C’est pas socialiste. Je crois que ce n’est pas brillant ni d’un côté ni de l’autre. La Soginorpa a toujours été mal gérée que ça soit au temps des Houillères ou au temps des élus. On ne m’a pas apporté la démonstration que ça allait mieux en tout cas.
206
L’autre point litigieux a trait à la concertation et à la participation des différents
acteurs à la gestion de la Sacomi. En dépit de la rhétorique démocratique développée par ses
promoteurs, nombreux sont ceux qui reprochent à la Sacomi sa gestion « non-œcuménique »
selon les mots d’Yves Coquelle. Marcel Barrois (CGT) nous confia dans le même sens : « La
Sacomi, son défaut, ce n’étaient que des représentants des élus, il n’y avait personne
d’autre ».
Le conseil d’orientation mis en place par la SEM au bout de deux ans de gestion, à
grand renfort de communication506, n’y changea rien. Composé de six collèges (élus,
syndicats, associations, personnalités, représentants de locataires,…), ses prérogatives
décisionnelles sont nulles. Tout juste peut-il faire des propositions au Conseil
d’Administration qui reste pleinement souverain. Jean-Pierre Kucheida justifie souvent la
faiblesse de son pouvoir par le statut contraignant des SEM507 laissant la part belle aux
actionnaires. Ajoutons cependant que rien ne fut fait pour accroître son pouvoir. Il suffit pour
s’en convaincre de relire le procès verbal du conseil d’administration508 qui décida de sa
création : Organe consultatif, il aurait à émettre, sur saisine du C.A. de la Sacomi, des avis sur les grandes orientations et décisions que celui-ci aurait à prendre. La question de la présence de l’un ou de plusieurs de ses membres, aux séances du C.A. de la Sacomi, même en tant qu’observateur a été tranchée par le C.A. de la Sacomi, qui ne l’a pas jugée souhaitable. C’est le président qui convoque et fixe l’ordre du jour du conseil d’orientation après approbation du C.A. .
Difficile de concevoir structure plus impuissante. Il n’est donc pas étonnant que la
CGT ou les principaux élus du bassin aient décliné l’invitation à siéger. Le conseil
d’orientation ne tiendra finalement qu’une seule réunion, signe probant de sa vacuité.
Le bilan de la Sacomi devient donc un enjeu du débat politique local. De celui-ci
dépend en effet le crédit accordé aux propositions de ses anciens gérants ou de ses détracteurs,
concernant les modalités de fonctionnement et la forme que pourrait prendre une nouvelle
structure de gestion pour remplacer la S.A.S. .
Plus largement, les infortunes de la Sacomi et de ses gérants n’ont pas été sans
conséquence sur l’espace politique local et sur la structuration des rapports de force en son
sein.
506 Nord-Eclair, 16 mars 1994, « La Sacomi joue l’ouverture ». 507 Qu’il avait pourtant lui-même appelées de ses vœux lors des réunions préparatoires au transfert de gestion. Compte-rendu de la réunion du 2 avril 1990, Archives DRE. 508 P.V. du C.A. du 14/12/93.
207
Revenons un instant sur cette question. Nous avons déjà montré comment la coalition
« objective » entre les élus du territoire hostiles à la Sacomi et le Ministère de l’industrie avait
eu raison de cette dernière, aboutissant finalement à la reprise de la gestion du logement
minier par CdF.
La création de la Sacomi avait paru consacrer la domination de la majorité fédérale du
parti socialiste du Pas-de-Calais dans l’espace politique local et le leadership de Jean-Pierre
Kucheida. Aussi, la rupture du mandat de gestion semble remettre en cause ces positions, en
déstabilisant les promoteurs de la SEM, d’une part, et en rendant voix au chapitre à des élus
« marginalisés » pendant son « règne », d’autre part. Ecoutons ce qu’en dit Yves Dhau
Decuypère (DRE) dont l’analyse est toujours aussi précieuse :
Marcel Wacheux nous confirma cet affaiblissement de la tendance Percheron/
Kucheida au sein de la fédération et de l’ACM. Celui-ci est dû à la rupture du mandat de
gestion, aux allures de camouflet, mais probablement encore davantage, aux poursuites
pénales qui semblent menacer directement Jean-Pierre Kucheida509, depuis que son fils a été
mis en cause dans le cadre d’irrégularités constatées dans l’achat d’une maison à la
Soginorpa510.
509 Voir par exemple l’article de La Voix du Nord du 16 octobre 1997, sous le titre « Soginorpa : gardes à vue prolongés. La justice a ouvert la boîte de Pandore de la gestion du patrimoine minier. Jean-Pierre Kucheida se trouve en ligne de mire. » 510 Cf. supra.
F-D : Est-ce que la rupture du mandat de gestion a régénéré ou recréé des clivages à l’intérieur du bassin minier ? Est-ce que ça a contribué à les accentuer ou est-ce-qu’au contraire, montrant les effets pervers des clivages, ça les a réduit ? Y-D : J’ai du mal à répondre parce que les choses ne sont pas claires. Au moment où la rupture du mandat de gestion s’est faite, c’était Borotra et le gouvernement Juppé. Les kuchédiens se sont vraiment écrasés. C’était un rapport de force extrêmement défavorable puisqu’ils avaient d’un côté le gouvernement contre eux et de l’autre côté sur leur propre terrain une opposition majoritaire, une opposition de gauche qui était contre eux aussi. Donc il y avait une alliance qui les contournait et qui était complètement contre eux. Ils étaient isolés et ils se sont donc écrasés. A cette époque-là, c’était Wacheux le grand maître du bassin minier avec l’appui des communistes qui ont véritablement augmenté leur audience à ce moment-là et leur pouvoir au sein de l’ACM. Il y a eu pratiquement la déstabilisation et la marginalisation des kuchédiens qui étaient quand même des gens puissants intellectuellement et à d’autres niveaux. Et donc il y a eu pendant un moment…le clivage s’est estompé faute de combattants. Ils étaient marginalisés les kuchédiens. Ils étaient dans une position où ils évitaient de dire quelque chose. Le gouvernement était contre eux et leurs propres collègues ne se gênaient pas pour dire : si on en est où l’on en est c’est bien parce que vous avez géré comme des autocrates et de fait vous avez fait perdre plein d’années au bassin minier et on ne peut pas donner tort entièrement au gouvernement. Donc ils étaient vraiment dans une position très difficile. D’autant plus que ça s’appuyait quand même sur des rapports de l’inspection des finances où on mettait l’aspect pénal qui n’est pas totalement écarté… à mon avis, pas du tout d’ailleurs. Donc ils avaient la tête basse les kuchédiens. Par la force des choses le clivage s’est un peu estompé à cette époque-là. Et puis bon, le gouvernement a rechangé et la Région a lancé sa dynamique Conférence permanente du bassin minier et donc les kuchédiens ont essayé de s’engouffrer là-dedans pour reprendre un peu du poil de la bête. Dans les conclusions de la Conférence permanente il y a eu ces fameuses propositions sur la banalisation du logement minier dont les kuchédiens ont essayé de se saisir pour prendre leur revanche
208
La presse s’était déjà emparée du rapport de l’IGF un an plus tôt, peignant un portrait
assassin du maire de Liévin, « en satrape départemental »511, écornant également au passage
Daniel Percheron.
Les deux entrepreneurs politiques les plus engagés dans l’histoire de la Sacomi sont
donc éclipsés par Marcel Wacheux ou André Delelis qui en profitent pour réaffirmer leur rôle
au sein de l’ACM.
C’est ici qu’intervient l’initiative de la Région de mettre en place « La Conférence
Permanente du Bassin Minier » dans laquelle, comme l’indique Yves Dhau Decuypère, vont
s’engouffrer les élus évincés de la gestion du logement afin de reprendre l’initiative.
La conférence permanente se veut « un lieu de débats de dialogue et de
propositions512 », composé d’ateliers thématiques et chargé de préparer un schéma
d’aménagement pour le bassin minier. Elle est dotée d’un comité de pilotage regroupant
différents élus, syndicalistes, personnes qualifiées, représentants de l’Etat, etc. . Il faudrait se
pencher plus longuement sur cette initiative de la Région pour pouvoir en comprendre toutes
les motivations, ce qui n’était pas l’objet ici. Notons simplement que le Président de la
Conférence Permanente est Jean-François Caron – vice-président Vert du Nord-Pas-de-Calais,
proche du parti socialiste du Pas-de-Calais513 – et qu’elle est soutenue par Jean-Pierre
Kucheida et Daniel Percheron qui n’hésitent pas à s’y afficher.
Les clivages révélés à l’occasion de la Sacomi resurgissent avec la création de cette
structure que d’aucuns soupçonnent d’avoir été diligentée par les promoteurs de la Sacomi
afin de contester à nouveau le rôle de l’ACM.
Ainsi, Odette Dauchet, maire communiste de Carvin déclare à ce sujet « On veut noyer
l’ACM514 », soutenue sur cette position par Yves Coquelle qui rappelle que « l’ACM se bat
depuis 1971 sur des dossiers qu’elle connaît bien ». C’est enfin Marcel Wacheux qui relaye la
position de l’ACM « qui s’était déclarée réservée pour ne pas dire dubitative et avait
demandé une réunion avec la présidente de Région » ajoutant « On connaît déjà le président
avant même que la structure n’existe…515 ».
Devant l’initiative de la Région sur le bassin minier, l’ACM fait valoir ses droits
d’auteur. 511 L’Evénement du Jeudi, 21 novembre 1996, « Les socialistes du Pas-de-Calais empoisonnés par le cas Kucheida. Portrait d’un élu en satrape départemental ». Voir la reproduction de l’article pages suivantes. 512 In A nous de jouer ! , Magazine du Conseil Régional, Mai/juin 1997, n°14, p. 14. 513 Le père de Jean-François Caron est Marcel Caron, maire socialiste de Loos-en-Gohelle appartenant à la majorité fédérale. 514 Nord Eclair, 4/12/96, « Une conférence permanente du B.M. pour préparer son schéma d’aménagement ».
209
Nous reparlerons de la conférence permanente un peu plus loin. C’est en effet à
l’occasion de la journée de restitution de son Livre blanc que le ministre de l’industrie
(Christian Pierret) prononça un discours au sujet du devenir du logement minier qui devait
faire date.
Toujours est-il que les clivages consolidés à l’occasion des affrontements sur la
Sacomi rejaillissent désormais sur une multitude d’espaces politiques du bassin minier et
semblent jouer le rôle de matrice des luttes.
L’élection pour la présidence du district de Lens-Liévin le 15 octobre 1998 en est un
parfait exemple.
Quand André Delelis décide de prendre sa retraite de la vie politique, il quitte la mairie
de Lens mais également la présidence du district de Lens-Liévin. Jean-Pierre Kucheida est
candidat à sa succession et reçoit l’investiture de la fédération socialiste du Pas-de-Calais
contre le candidat d’André Delelis. Les socialistes détiennent la majorité absolue au district et
le maire de Liévin semble donc assuré d’en devenir le prochain Président. A l’issue du
dépouillement du vote à bulletin secret, c’est pourtant Jean-Marie Alexandre, maire MDC de
Souchez qui est élu président du district, à la surprise quasi-générale. Il a bénéficié pour cela
du soutien attendu des élus communistes mais également des douze conseillers districaux
lensois qui manquent à l’appel lors du décompte des voix pour Jean-Pierre Kucheida516.
Le maire de Lens signe son testament politique par ce dernier coup d’éclat contre son
rival dans la lutte pour le leadership local. Il justifie ce choix par son opposition à Jean-Pierre
Kucheida et Daniel Percheron517 sur la question du devenir du parc minier518 et par le
précédent de la gestion de la Sacomi :
515 Ibidem. 516 Cf. La Voix du Nord, « Huis-clos sur la présidence perdue du district de Lens-Liévin », Octobre 1998. 517 Qui n’est plus premier secrétaire de la fédération, remplacé avec son assentiment par Serge Janquin, maire de Bruay-La-Buissière proche de Michel Rocard. 518 André Delelis s’oppose farouchement à l’intégration des logements miniers dans le parc HLM comme le préconisent désormais Jean-Pierre Kucheida et Daniel Percheron. La Voix du Nord, « Huis-clos sur la présidence perdue du district de Lens-Liévin », Octobre 1998.
André Delelis : (…) Kucheida voulait prendre la présidence du district de Lens-Liévin, ce qui lui a été refusé. F.D. : C’est un avatar de la question du logement ? A.D. : Oui, en fait nous sommes un membre du district de Lens-Liévin en tant que ville de Lens et nous ne voulions pas la voir gérée par Kucheida. Parce qu’avec Kucheida c’est l’inflation des dépenses, des dépenses somptuaires. C’est un homme qui, quand il a quelque chose à gérer, c’est toujours mal géré.
210
Cette présidence refusée empêche une fois de plus Jean-Pierre Kucheida d’affirmer
son leadership local, cette fois-ci, par la voie de l’intercommunalité. Son directeur de cabinet
nous confia en effet : « Si Kucheida avait été élu président du district, on serait engagé dans
la réalisation d’une communauté urbaine parce qu’il en avait la volonté ».
Ces luttes politiques renvoient directement à celles qui ont pris place sur la question de
la gestion du patrimoine minier et qui se sont exacerbées à cette occasion. Leurs enjeux sont
les mêmes. Aussi, il est difficile de dire si les prises de position sur la question du logement
minier servent ici d’alibi à des inimitiés naturalisées ou si elles continuent d’exister en tant
qu’enjeu politique structurant. Observons simplement que l’usage répété qu’en font les
acteurs dans la justification de leurs luttes nous rappelle au souvenir de la consolidation
historique de ces dernières dans la question du logement minier.
Nous voudrions pour finir ce travail dire quelques mots de l’évolution récente des
conflits autour de la gestion du logement minier, qui ont connu une réactivation sensible après
l’alternance gouvernementale de 1997, qui ouvrait aux élus locaux de nouvelles perspectives
d’action.
C’est d’abord le discours du nouveau ministre de l’industrie (Christian Pierret) à
Olhain, le 5 février 1998, prononcé à l’occasion de la restitution du livre blanc de la
conférence permanente du logement minier, qui va véritablement « mettre le feu au
poudres », pour reprendre l’expression utilisée par Marcel Wacheux. Quand il annonce la
« mise en chantier prochaine d’une réforme permettant le passage progressif vers un système
de gestion locale du parc immobilier des Houillères au sein du patrimoine HLM519 »
évoquant la « banalisation520 » de la gestion de ce parc, il ne se doute pas du retentissement
que vont avoir ses propos.
A peine l’annonce est-elle faite que les syndicats de personnel de la Soginorpa (650
salariés en tout) adressent une motion au premier ministre dans laquelle ils s’indignent de
l’absence de concertation sur cette décision et font part de leur inquiétude521. Ils réclament le
maintien du lien entre Charbonnages de France et la Soginorpa et la préservation de l’intégrité
de cette dernière en une seule entité. Les élus communistes et la CGT protestent également et
519 La Voix du Nord du 7/02/98, « Une structure HLM pour assurer la gestion d’un parc de 75000 logements ; Habitat minier : acquiescements et inquiétudes ». 520 Terme qui sera promis à un bel avenir polémique. 521 Nord-Eclair, 11/02/98 : « A la Soginorpa, les personnels inquiets de la réforme annoncée ».
211
affichent leur « mécontentement d’être mis devant le fait accompli 522». Ils rejettent l’idée de
« banalisation » en réaffirmant la spécificité du parc minier et craignent que les aides à la
rénovation accordées par l’ANAH soient remises en cause dans l’hypothèse d’une intégration
aux HLM, ces derniers bénéficiant d’aides plafonnées bien moins avantageuses523.
Une manifestation est donc organisée le 26 février 1998 contre le plan Pierret à
l’initiative de l’intersyndicale de la Soginorpa et à l’appel du parti communiste qui réunit plus
de 2000 personnes dans les rues de…Liévin. Le lieu de rassemblement n’a pas été choisi par
hasard. Les manifestants soupçonnent en effet Jean-Pierre Kucheida et Michel Vancaille,
maire de Bully-Les-Mines mais surtout Président de l’OPAC 62 – principal organisme
concerné par l’hypothèse d’une intégration du logement minier au parc HLM – d’avoir
influencé largement le discours de Christian Pierret. Un mannequin à l’effigie de Michel
Vancaille est d’ailleurs brûlé par les manifestants alors que des slogans hostiles à Jean-Pierre
Kucheida sont scandés par la foule524. L’annonce de la banalisation de la gestion du parc
minier et la réaction des personnels de la Soginorpa sont proprement incompréhensibles si
elles ne sont pas rapportées à l’histoire récente de la gestion du patrimoine minier et à
l’épisode de la Sacomi notamment.
Revenons un instant sur le contexte et les conditions de production du « discours
d’Olhain ». Cela nous ramène une fois de plus aux protagonistes qui s’affrontent sur la
question du contrôle du patrimoine minier.
Au départ, seule Dominique Voynet était censée venir réceptionner le livre blanc en
présence de Jean-François Caron et Marie-Christine Blandin. Les élus socialistes craignent
une appropriation politique de cette initiative par les écologistes525, dans la perspective des
toutes prochaines élections régionales et Christian Pierret est appelé en renfort. Le terme de
« banalisation » de la gestion du logement minier est lancé.
Plusieurs de nos interlocuteurs laisseront entendre que cette annonce du ministre de
l’industrie fut directement sollicitée par les « hommes de la Sacomi ». C’est notamment le
sentiment d’Yves Dhau Decuypère :
522 Nord-Eclair, 12/02/98, « Des déclarations critiquées ». 523 Voir sur cette question l’article de la revue Le Moniteur, numéro du 20/02/98. 524 La Voix du Nord, 27/02/1998 : « Habitat minier : l’inquiétude » (Voir l’article reproduit page suivante) et Nord-Eclair, 27 /02/98 : « Non à une banalisation HLM ». 525 C’est le cas d’André Delelis qui ne cacha pas son hostilité lors de l’entretien : « L’histoire d’Olhain est la suivante : campagnes électorales des élections régionales. Olhain, livre blanc du bassin minier dénoncé par moi, mais le seul socialiste du bassin à dénoncer la manœuvre électorale des Verts pour les élections régionales. Le théâtre de verdure d’Olhain, monté par Marie-Christine Blandin à la gloire des candidats verts contre nous, contre ceux qui ont conduit l’action du bassin minier depuis 30 ans (…).
212
La coïncidence est troublante en effet puisque Jean-Pierre Kucheida, Daniel Percheron
et Michel Vancaille écrivent conjointement une lettre au ministre de l’Economie des Finances
et de l’Industrie (Dominique Strauss-Kahn) quelques jours avant la venue de Pierret526, dans
laquelle ils font part de leur « opposition à la politique de la SAS Soginorpa et leur volonté
que lui soit substituée rapidement une nouvelle structure de type HLM et totalement
indépendante de Charbonnages de France. ».
Toute l’ambiguïté repose sur la structure HLM en question. Si une majorité d’élus
(communistes compris) se montre plutôt favorables à la création d’une structure de type HLM
spécifique et unitaire pour gérer le logement minier, ils sont par contre très réticents au
versement du parc minier dans les structures HLM existantes, tel qu’il ressort des propos de
Christian Pierret. Plusieurs raisons à cela : d’abord leur opposition au fractionnement du parc
minier en plusieurs entités, ce qui se produirait nécessairement dans le cas d’une intégration
aux structures existantes puisqu’elles sont, « au mieux », départementales (OPAC). La
seconde raison rejoint ce que nous avons longuement exposé concernant les enjeux de pouvoir
anticipé de la maîtrise du logement minier.
En filigranes de la « banalisation » du parc se profilent les appétits de l’OPAC 62,
dont le président est Michel Vancaille, proche de Jean-Pierre Kucheida et de Daniel
Percheron. L’opposition d’André Delelis est intacte sur ce thème :
La perspective d’une mainmise partisane sur la gestion du patrimoine minier ravive le
spectre de la Sacomi dans l’esprit de ses opposants.
526 La Voix du Nord, 20 janvier 1998, « Logement minier : le combat continue… ; Jean-Pierre Kucheida, Danielle Darras, Daniel Percheron et Michel Vancaille écrivent au ministre. »
André Delelis. : Le livre blanc du bassin minier a fait faire à Christian Pierret des erreurs monumentales comme le discours d’Olhain qu’il a rectifié moins de six mis plus tard donnant son accord à la position que nous, nous allions lui exposer. Parce que le discours d’Olhain c’était la banalisation du patrimoine minier, c’était la pire des choses qui pouvait arriver. C’était le versement du logement minier dans les HLM pour faire plaisir à Michel Vancaille, maire de Bully-Les-Mines et président de l’OPAC 62. Banaliser le logement minier c’était rejeter tous ces braves gens dans les HLM alors qu’il suffit de regarder comment sont gérés les HLM pour se rendre compte que ce n’est sûrement pas un modèle. (…) Alors banaliser pour faire plaisir à M. Vancaille et à M. Percheron c’était un crime. De même que c’est un crime que de vouloir racheter le patrimoine.
Y-D : Dans les conclusions de la Conférence permanente il y a eu ces fameuses propositions sur la banalisation du logement minier dont les kuchédiens ont essayé de se saisir pour prendre leur revanche. (…) Et ils se sont saisis de la conférence permanente pour faire dire, en fait, à Pierret, le nouveau ministre de l’industrie un certain nombre de choses. Ils espéraient de faire prendre à Pierret des positions revanchardes par rapport aux décisions qu’ils avaient dues encaisser par l’alliance de Borotra et de l’ACM. Il y a eu cette fameuse décision de Pierret sur le passage du patrimoine minier dans le giron des organismes HLM qui n’a pas était très claire et qui a donné lieu à un nouveau clivage dans le bassin. Un nouveau clivage là, plus tout à fait le même, entre les kuchédiens qu’on a dits prêts – « qu’on a dit » puisque moi j’ai jamais su ce qu’ils pensaient réellement– prêts à brader la SOGINORPA et à la faire reprendre par les organismes HLM. Donc c’est ce qu’on a dit de la politique. Est-ce que ce que Pierret avait proposé et ce que souhaitait la fédération du P.S. du Pas-de-Calais c’était ça ?
213
Du côté des promoteurs de cette dernière, la recherche de la maîtrise du logement
minier par le biais des offices HLM prend des airs de succédané :
Devant le tollé suscité par son annonce, notamment au sein de la Soginorpa527,
Christian Pierret retire finalement son plan et s’engage devant l’ACM à maintenir la
spécificité du patrimoine minier528 et la continuité de l’accès aux crédits de l’ANAH et du
GIRZOM.
Il entame dans le même temps une concertation avec les « acteurs locaux » dans le
cadre de groupes de travail sur les moyens de les associer plus étroitement à la gestion et sur
les perspectives d’évolution du parc minier après la disparition de CdF (2005)529. C’est un
nouvel aveu d’échec pour Jean-Pierre Kucheida et Daniel Percheron qui défendaient
désormais à cors et à cris la solution HLM530 et une victoire pour l’ACM qui s’était exprimée
pour le maintien du lien avec Charbonnages de France sous la gouverne d’André Delelis et
des communistes :
Cette dernière question du lien avec Charbonnages est désormais au cœur des débats.
La perspective de la disparition des Houillères était à l’origine de l’émergence de la question
du logement minier, c’est l’imminence de celle-ci (à travers les Charbonnages) qui la ravive.
Le maintien du lien avec CdF concernant la gestion du patrimoine minier continue de
cliver l’espace politique local. Les syndicats de personnel de la Soginorpa et le parti 527 Avec le rôle important du syndicat des cadres CGC dans l’organisation de la contestation. 528 Le Moniteur, septembre 1998 : « Abandon du projet de banalisation du parc de la Soginorpa ». 529 C’est l’inspecteur de l’industrie Pierre Castagnou qui est chargée de superviser cette concertation. 530 Le séminaire organisé à Liévin par Béatrice Giblin-Delvallet sur le logement minier, avec la présence majoritaire des tenants du transfert de gestion aux HLM est l’occasion de voir apparaître ces nouvelles divisions
André Delelis : Sous ma pression, l’ACM a accepté, ça n’a pas été facile d’ailleurs, nous avons fait avec les communistes une majorité qui est devenue une unanimité pour adopter dans une résolution de juin de l’an dernier la principe du maintien du lien avec CdF – pour faire plaisir aux syndicats bien sûr–, le refus du transfert payant du patrimoine et la réaffirmation du droit au logement gratuit.
F-D : Pourquoi pour les kuchédiens, après avoir défendu la position d’une SEM, ce changement de position (défense de la solution HLM ? Y-D : Parce que la SEM ça n’a pas marché. Parce que la SEM a buté sur les obstacles objectifs qu’était la cession. Pour quantité de raisons, ils ne voulaient pas avoir l’air de renfourcher les mêmes botte et repartir sur les mêmes thèses. Donc ce qui leur a semblé peut-être plus facile comme prise de pouvoir, c’était de faire reprendre le patrimoine SOGINORPA par les organismes HLM qu’ils maîtrisent. F-D : L’OPAC 62 ? Y-D : En particulier, et donc contourner le problème comme ça. F-D : Et ce que ce n’est pas une maîtrise affaiblie quand même ? Autant la SEM maîtrise les appels d’offre, … . Ce n’est pas un constat d’échec ? Y-D : Tout à fait. Moi j’ai eu l’impression que c’était un combat d’arrière-garde pour dire : « on a pas tout perdu ».
214
communiste du Pas-de-Calais l’appellent de leur vœu jusqu’à l’extinction du dernier ayant-
droits, prétextant les risque d’un désengagement de l’Etat pour la poursuite des rénovations et
le respect du statut du mineur.
De nombreuses voix discordantes se font cependant entendre pour réclamer la création
d’une structure de gestion autonome531, même chez d’anciens opposants à cette perspective.
Ainsi l’union Régionale de la CGT mineurs soutient désormais celle-ci, ce qui provoqua une
scission interne dont nous avons déjà parlé.
Derrière la question de la structure de gestion du patrimoine minier c’est toujours la
place des différents acteurs locaux en son sein et ses répercussions sur le champ politique
local qui sont en jeu.
Aussi la logique des luttes prime-t-elle sur la forme de la structure et son
« ergonomie » en dépend. Les fondateurs de la Sacomi ont probablement pêché par excès
d’artificialisme en pensant pouvoir passer outre les conflits et les luttes pour imposer l’outil.
Nous rejoignons Daniel Gaxie quand il avance532 : « Il en résulte que les contradictions de
l’édifice institutionnel trouvent moins leur origine dans l’imperfection des lois que dans les
conséquences nécessaires d’un état de fait. Il ne suffit pas d’édicter une réglementation pour
corriger des pratiques qui se développent en marge ou en dépit de la réglementation. ».
Aussi, la focalisation des attentions sur la question de la structure de gestion évacue le
poids des luttes politiques sous-jacentes à sa mise en œuvre et à son fonctionnement, qui
conditionnent bien davantage son efficacité institutionnelle.
Dominique Deprez, le directeur de la Soginorpa de 92 à 96 l’a bien compris. Quand on
l’interroge sur les hypothèses en cours concernant la structure qui prendra en charge la gestion
du patrimoine minier il répond perspicace : « Le problème c’est de savoir qui est au C.A.,
comment ça marche. C’est là qu’on repart dans les rivalités. Et c’est pour ça que ça prendra
du temps, certainement. ».
au grand jour. Voir l’article de Nord-Eclair du 23 octobre 1998 sous le titre : « Un séminaire pour relancer la polémique. Le logement minier déchire la gauche." 531 Cette hypothèse se heurte toujours à la question financière du transfert de la propriété du patrimoine, le ministère des finances continuant de réclamer en contrepartie ce qu’il considère comme son dû. Certains élus comme Daniel Percheron commencent ainsi à parler discrètement d’un rachat du patrimoine minier à prix négocié mais se heurtent à l’opposition des communistes opposés au rachat. 532 In Luttes d’institutions, op. cit.
215
L’histoire de la gestion du patrimoine minier suit pourtant son cours sans s’en soucier,
ses acteurs toujours en quête de la solution institutionnelle adéquate qui les délivrera de leurs
démons. Peut-être même sont-ils déjà convaincus de l’avoir trouvée ?
F.D. : Au début de l’entretien vous me parliez de manque d’habileté. Qu’est-ce que vous referiez aujourd’hui ? JPK : Ah mais on est en train de le faire Monsieur, dans 6 mois vous saurez. F.D. : C’est la banalisation ? JPK : Banalisation ça c’est une expression qui a été retiré de son contexte par quelques gars qui étaient opposés à Pierret et puis aujourd’hui sont d’accord avec lui. Alors attendez six mois et vous allez voir. D’ailleurs c’est déjà signé aujourd’hui mais ça sera public dans six mois.
216
CONCLUSION
La « bataille des corons » a bien eu lieu. Les protagonistes n’étaient pas ceux que l’on
croyait. Du moins pas seulement.
L’affrontement entre les élus locaux et les Houillères a d’abord pris un tour nouveau
avec la récession charbonnière en modifiant sensiblement l’attitude de l’entreprise à l’égard
de son patrimoine. Devant les risques d’un désengagement sans contreparties, les maires des
communes minières se constituent en association. C’est le premier signe tangible de la
nouvelle importance attribuée aux questions liées au devenir du patrimoine minier dans
l’espace politique local. Il permet l’accés des problèmes de rénovation des voiries et des
logements à l’agenda gouvernemental, prélude aux premières politiques publiques et à
l’institution des rôles en la matière.
Le premier acte de la « bataille des corons » voit donc la redéfinition du conflit entre
les élus locaux et les Houillères sur le thème de l’héritage et des politiques du logement
minier.
C’est avec les années 80 qu’entrent en lice de nouveaux béligérants et que se fissurent
les camps qui paraissaient consolidés.
La question de la gestion du logement minier devient alors une sorte de point focal des
luttes politiques et institutionnelles du territoire. Nous nous sommes efforcés de montrer qu’il
fallait voir dans l’intensité de ces luttes la cristallisation des nombreux enjeux de
recomposition qui traversent l’espace et les entreprises politiques locales dans l’après-
charbon.
Derrière l’enjeu du contrôle des logements miniers se profilent dès lors d’autres
enjeux, qui ont souvent à voir avec la redéfinition des rôle et des positions des acteurs
politiques et institutionnels dans cet espace en mutation.
L’étude de la question de la gestion du logement s’est donc révélée un prisme, à
travers lequel c’est l’espace politique du bassin minier et ses dynamiques concurrentielles qui
se donnaient à voir.
217
L’inventaire des luttes et des enjeux réalisé ici est loin d’être exhaustif mais donne un
aperçu de l’insertion de la question du logement minier dans de multiples espaces, qui lui
donnent toute sa complexité d’analyse.
La difficulté de son approche réside dans cette imbrication des conflits et des enjeux
qu’il est parfois difficile de hiérarchiser. Ainsi à quel moment la question de la gestion du
logement minier structure-t-elle les clivages politiques ou se fait-elle au contraire le réceptacle
d’autres enjeux et conflits qui la dépassent ? Une alternative consiste à considérer que la
question de la gestion des logements miniers subit l’influence permanente de conflits
politiques qui prennent corps en dehors d’elle en même temps qu’elle contribue à les
cristalliser et à les exacerber à son tour. Plutôt que de rechercher un sens à la cristallisation
des clivages, il faut peut-être considérer qu’ils finissent par s’auto-entretenir.
Nous avons également choisi de consacrer une place toute particulière à la Sacomi,
dont l’histoire n’avait pas encore été faite, même si elle suscita – et suscite encore – de
nombreux commentaires. Au terme de ce « périple intellectuel », nous croyons pouvoir dire
que la Sacomi a cristallisé les luttes, non pas tant par ce qu’elle fut que par ce qu’elle sembla
pouvoir devenir au moment de sa création, dans l’esprit de ses partisans comme de ses
opposants : le vecteur d’un nouveau leadership. Les multiples contraintes et résistances qui
ont pesé sur son action auront fait de cet objectif une chimère.
La question du devenir de la gestion du logement minier reste plus que jamais posée à
cinq ans de la disparition des Charbonnages. Deux perspectives différentes semblent se
dessiner à l’heure actuelle. La solution de la création d’un établissement public pluri-partite
est toujours possible mais semble moins vigoureusement défendue qu’auparavant par les
communistes du Pas-de-Calais qui se sont rangés au maintien de la Soginorpa depuis la
déclaration de Pierret et les manifestations qui l’ont suivie. Elle laisse d’autre part en suspens
la question de la propriété. Un rachat du patrimoine par les collectivités locales ou un transfert
au franc symbolique restent difficilement envisageables.
L’autre solution a fait son apparition plus récémment. Elle consisterait à scinder
l’activité de CdF, en créant une branche « CdF logement » régionale, gérée par les grands élus
locaux du bassin533. Portée par la fédération socialiste du Pas-de-Calais, elle rencontre
l’hostilité des communistes et des syndicats Soginorpa. Est-ce la « solution déjà signée » dont
parle Jean-Pierre Kucheida dans le dernier extrait d’entretien cité ?
533 La Voix du Nord, 19/02/99. « Le front uni anti-Pierret se lézarde ».
218
La capacité d’une de ces solutions à s’imposer dépendra étroitement de la façon dont
elle affectera les intérêts des différents acteurs du territoire. Ainsi, comme l’avance Daniel
Gaxie : « L’exemple de la coopération intercommunale montre plutôt que les réformes les
plus effectives sont sans doute celles qui transforment l’édifice institutionnel en sauvegardant
les situations établies, protégeant les identités et confortant les possibilités d’intervention des
uns et des autres. Elles ont aussi pour conséquence d’ajouter à la complexité , l’opacité et la
confusion. Il est difficile d’imaginer les moyens de sortir de ces impasses circulaires. 534».
Etant données les implications et les enjeux de tout changement dans la gestion du
patrimoine minier sur l’espace politique local, le statu quo a peut-être de beaux jours devant
lui, au moins jusqu’à l’échéance de 2005 et la disparition programmée des Charbonnages de
France.
534 Cf. Daniel Gaxie, op.cit. p. 295.
219
Bibliographie
Sur la mine et les mineurs : - Dubar, Gayot, Hedoux, « Sociabilité minière et changement social à Sallaumines et à Noyelles-sous-Lens (1900-1980) », Revue du Nord, n°253, 1982, pp. 363-464. - Eloy (Jacques-Yves), Engrand (Gérard), Thibaut (Jules), Le mineur et son logement, continuité et évolution des attitudes des populations minières à l’égard du logement dans le contexte de la reconversion, Rapport pour l’O.R.E.A.M., novembre 1972. - Evelyne Desbois, Yves Jeanneau, Bruno Mattéi, La foi des charbonniers, les mineurs dans la bataille du charbon 1945-1947, Edition de la maison des sciences de l’homme, 1986.
Et plus particulièrement :
Yves Jeanneau, Chap. 6 « Le logement et son mineur », pp. 151-177. - Lazar (Marc), « Le mineur de fond, un exemple de l’identité du P.C.F. », in R.F.S.P., avril 1985. - Michel (Joël), La Mine dévoreuse d’Hommes, Paris, Gallimard, 1993. - Palombo (Marina), La capacité intégratrice du P.C.F. Exemple d’une commune minière pendant l’entre-deux-guerres (Waziers), mémoire de D.E.A. (dir. P. Veitl), Sciences politiques, Université Lille II, 1995/96. Sur le bassin minier contemporain : - Bruyelle (Pierre), « Le pays minier existe-t-il encore ? », in Hommes et Terres du Nord, 1994-1, pp. 48-54. - Fernique (Louis), « Les avatars lorrains de l’intercommunale », in Les Annales de la recherche urbaine, n°28, pp.33-37. - Livre blanc de la conférence permanente du bassin miner, Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, 1998. - Des villes et des Hommes, le devenir de l’ancien Bassin Minier, Préfecture du Nord-Pas-de-Calais, SGAR (centre d’études et de prospectives), 1995. Et surtout pp.162-184.
220
- Giblin-Delvallet (Béatrice), La région, territoires politiques : Le Nord-Pas-de-Calais, Fayard, 1990. - Info-Thèmes, juin 1992, « Le bassin minier « c’étaient les corons… ». Les nouveaux outils d’une mutation », éd. COPREMO, 1992. - Subra (Philippe), Le temps d’une conversion. Le Valenciennois (1965-1995), Presses Universitaires de Vincennes, 1996. Sur l’habitat minier : - Breitman Nada, Breitman Marc, Les maisons des mines dans le Nord-Pas-de-Calais, Liège, Mardaga, 1996. - Le Maner (Yves), Du coron à la cité, un siècle d’habitat minier dans le Nord-Pas-de-Calais 1850-1950, Coll. mémoire de Gaillette n°1, Centre Historique Minier de Lewarde, 1995. - Latteux (Fabien), Maîtrise d’histoire, Etude sur le logement minier dans le Pas-de-Calais (1919-1946). - Mons (Dominique), « Les cité minières, caractéristiques et évolutions », in Monuments hisoriques, n°121,Paris, C.N.M.H.S., 1982. Sur les enjeux patrimoniaux de l’après-charbon : - Baudelle (Guy), Le système spatial de la mine, doctorat d’Etat, Paris 1, 1994, et surtout pp. 843-1012. - Baudelle (Guy), « L’enjeu patrimonial dans les bassins houillers d’Europe », Les Annales de la Recherche Urbaine n°72, dossier spécial « patrimoine et modernité ». - Baudelle (Guy), « Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais après le charbon : la difficile gestion de l’héritage spatial », Hommes et Terres du Nord, 1994-1, pp. 3-12. - Baudelle (Guy), « stratégies immobilières et mutations résidentielles dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais », in Le Goascoz et Madoré (dir), Marchés du logement et stratégies résidentielles : une approche de géographie sociale, L’harmattan, 1993, pp. 61-82. - Debliquy (Anne), Defrenne (Jacques), Dhau Decuypere (Yves), Gabillard (Gérard) Direction Régionale de l’Equipement Nord-Pas-de-Calais, « Les marchés du logement dans le Pays Minier », Hommes et Terres du Nord, 1994-1, p. 19-27. - Desage (Fabien), Le Centre Historique Minier de Lewarde : Ressorts et enjeux d’un lieu de mémoire en bassin minier, mémoire d’I.E.P. ( dir. F. Sawicki), 1997/98.
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- Essig (Philippe), Gestion du patrimoine immobilier des Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais, rapport préliminaire. - Lacaze ( Jean-Paul), Rapport sur le réaménagement des zones minières, MELATT, 1987. - ORHA (Observatoire Régional de l’Habitat et de l’Aménagement), Les parcs institutionnels dans le Nord-Pas-de-Calais de 1987 à 1997, publication de déc. 1988. Sur l’histoire et la sociologie politiques et partisanes du territoire : - Giblin-Delvallet (Béatrice), La région, territoires politiques : Le Nord-Pas-de-Calais, Fayard, 1990. - Sawicki (Frédéric), Les réseaux du parti socialiste, sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997. - Thiébault Jean-Louis, Wallon-Leducq Christian-Marie, « Trois aspects des comportements politiques septentrionaux », in La revue du Nord, 1982. Sur le logement et les politiques publiques du logement : - Blanquart (Paul), Une histoire de la ville. Pour repenser la société, La découverte/essais, 1997. Plus particulièrement le chapitre n°6 : « Ville industrielle, thermodynamique et lutte des classes », pp. 117-139. - Bourdieu (Pierre), Christin (Rosine), « La construction du marché », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°81/82, mars 1990, L’économie de la maison, pp.65-85. - Bourgeois (Catherine), L’attribution des logements sociaux. Politique publique et jeux des acteurs locaux, Paris, L’harmattan (coll. logiques politiques), 1996. - Bourgeois (Catherine) , l’attribution des logements sociaux, in Etudes foncières, n°69, décembre 1995. - Culturello (Paul), Regards sur le logement, une étrange marchandise, L’Harmattan, coll. villes et entreprises, 1992. - Gorgeon (Catherine), Jeannin (Richard), Nouveau rôle des institutions dans le domaine de l’habitat depuis la décentralisation. Analyse à partir de trois sites : Région NPdC, Département de l’Yonne, Aire urbaine Belfort-Héricourt-Montbéliard, Plan, Construction et Architecture, Novembre 1990. - Levy (Jacques), L’espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique, Presses de la FNSP, 1994. Plus particulièrement : chap.8 : « Habitat et espace politique », pp. 233-259.
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- Loup (Florence), Les collectivités locales et leurs politiques de l’habitat au travers des Programmes Locaux de l'habitat. A partir de l’analyse de territoires dans la région Nord-Pas-de-Calais, mémoire d’IEP (Lille), sous la direction de Sylvie Jacquemart, 1996-1997. - Ribeill (Georges), « Politiques et pratiques sociales du logement dans les compagnies de chemin de fer » in Migra, Topalov, Villes ouvrières 1900-1950, L’Harmattan, 1989. - Stébé (Jean-Marc), La réhabilitation de l’habitat social en France, Paris, PUF, coll. Que-sais-je ?, n°2987, 1995. Sur « l’espace du local » et le métier d’élu : - Briquet (Jean-Louis), Sawicki (Frédéric) (dir.), Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, PUF, 1998
et plus particulièrement :
Jean-Louis Briquet, « La politique clientélaire. Clientélisme et processus politiques », pp.7-37.
Frédéric Sawicki, « La faiblesse du clientélisme partisan en France », pp. 215-249.
- Briquet (Jean-Louis), in Liaisons politiques, Politix n°45, - Caillose Jacques, Le Galès (Patrick), Loncle-Morisseau (Patricia), « Les sociétés d’économie mixte locales : outils de quelle action publique ? » in Godard Francis (coord.), Le gouvernement des villes, territoire et pouvoir, Paris Descartes et Cie, 1997. - Chevalier (Dominique), « La politique urbaine, domaine réservé du maire », in Les Annales de la Recherche Urbaine, n°80-81. - Desage Fabien, La mine et les mineurs transfigurés. Invention et recomposition d’un rôle politique en pays minier, rapport pour la séminaire d’Yves Poirmeur (sociologie du métier d’élu), DEA de sciences politiques de Lille II, 1998-1999 - Gaxie (Daniel) (dir.), Luttes d’institutions ; enjeux et contradictions de l’administration territoriale, L’Harmattan (coll. logiques politiques), 1997. - Grossetti (Michel), Beslay (Christophe), Salles (Denis), « Le modèle néo-républicain et les sites en reconversion industrielle », in Annales de la Recherche Urbaine, n°80, 81. - Lagroye (Jacques), « De l’objet local à l’horizon local des pratiques », in Mabileau (dir.), A la recherche du local, L’harmattan, 1993, pp. 166-182. - Lojkine (Jean), « Politique urbaine et pouvoir local », in Revue Française de Sociologie, pp.633-651.
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- Marie (Jean Louis), « La symbolique du changement », in Mabileau, Sorbets (dir), Le gouvernement des villes moyennes, Pédone, 1992. - Massardier (Gilles), « Les savants les plus « demandés ». Expertise, compétence et multipositionnalité. Le cas des géographes dans la politique d’aménagement du territoire », in Politix, n°36, Usages sociaux des sciences sociales, Presses de la Fondation Nationale de Sciences politiques, 1996, pp. 163-181. - Le Bart (Christian), La rhétorique du maire entrepreneur, Pédone, 1993. - Le Bart, Fontaine (dir), Le métier d’élu local, L’Harmattan, 1993. - Lefebvre (Rémi), La prise de rôle d’un héritier, mémoire de DEA, Lille II, 1995-96. - Mabileau (Albert), Le système local en France, Montchrestien, coll. Clefs, 1994. - Politix, n°7-8, octobre/décembre 89, « L’espace du local », Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, 1989.
Et plus particulièrement :
J-L. Briquet, F.Sawicki, « L’analyse localisée du politique. Lieux de recherche ou recherche de lieux ? », pp. 6-14.
P. Corcuff et C. Lafaye, « Une relecture critique du Pouvoir Périphérique », pp. 35-46.
C. Le Bart, « Sur l’intervention économique des communes », pp. 104-107.
- Politix n°28, Le métier d’élu, PFNSP, 1994. Sur les politiques publiques, ouvrages généraux : - Dubois (Jérôme), Communauté de politiques publiques et projets urbains. Etude comparée de deux grandes opérations d’urbanisme municipal contemporains, Paris, L’Harmattan, 1997. - Faure (Alain), Pollet (Gilles), Wavrin (Philippe), La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la notion de référentiel, L’Harmattan, Logiques politiques, 1995.
Avec plus particulèrement :
Faure (Alain), « Les politiques locales entre référentiel et rhétorique », pp. 69- 84.
Surel (Yves), « Les politiques publiques comme paradigme », pp.125-152. Muller (Pierre), « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde », pp. 153-178.
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- Gaudin Jean-Pierre, Les nouvelles politiques urbaines, PUF, coll. Que-sais-je ?, 1993. - Gaudin et Novarina (dir), Politiques publiques et négociation ; multipolarités, flexibilités, hiérarchies, Cahiers du P.I.R. villes, CNRS éditions, 1997. - Mény (Yves), Thoenig (Jean-Claude), Politiques publiques, PUF, coll. Thémis science politique, 1989. - Muller (Pierre), Surel (Yves), L’analyse des politiques publiques, Montchrestien, coll. Clefs, 1998. - Nay (Olivier), La région, une institution, L’Harmattan, 1996. Presse :
a) QUOTIDIENS REGIONAUX La Voix du Nord Nord Eclair Nord Matin Liberté
b) HEBDOS REGIONAUX Autrement dit Chronique du Nord-Pas-de-Calais La Gazette La tribune du mineur (organe de la CGT mineurs)
c) QUOTIDIENS NATIONAUX Le Monde La Croix Libération Le Figaro