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FAIRE DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE AUJOURD'HUI Pierre Macherey et Juliette Grange P.U.F. | Cités 2013/4 - n° 56 pages 13 à 33 ISSN 1299-5495 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2013-4-page-13.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Macherey Pierre et Grange Juliette, « Faire de la philosophie en France aujourd'hui », Cités, 2013/4 n° 56, p. 13-33. DOI : 10.3917/cite.056.0013 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h44. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h44. © P.U.F.

Faire de la philosophie en France aujourd'hui

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FAIRE DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE AUJOURD'HUI Pierre Macherey et Juliette Grange P.U.F. | Cités 2013/4 - n° 56pages 13 à 33

ISSN 1299-5495

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cites-2013-4-page-13.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Macherey Pierre et Grange Juliette, « Faire de la philosophie en France aujourd'hui »,

Cités, 2013/4 n° 56, p. 13-33. DOI : 10.3917/cite.056.0013

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aujourd’huiPierre Macherey

Cités 56, Paris, puf, 2013

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Faire de la philosophie en France aujourd’hui

Entretien avec Pierre Macherey

La philosophie a joué en France un rôle particulier si l’on compare la situation fran-çaise avec celle d’autres pays. Depuis quand ? Le xviiie, le xixe siècle ? Comment définir ce rôle? Perdure-t-il ? Sur quelles bases théoriques et doctrinales s’est-il fondé ?

vous avez raison de parler de « rôle », c’est-à-dire au fond d’usage. La toute première chose à faire, pour éclaircir le point que vous soulevez, c’est se débarrasser du mythe de la « philosophie française ». L’esprit français, la fameuse clarté française, au sens d’un naturel inné comme tel soustrait aux vicissitudes de l’histoire, c’est une fiction. Mais, s’il n’y a pas une nature française de la philosophie, subsistant au titre d’un donné immuable, pro-priété inaliénable du terroir et de la race, il y a ce qu’on peut appeler une seconde nature de la philosophie en France, passée à l’état d’une évidence lorsqu’elle a fini par s’imposer sous forme d’usage acquis : et cette acqui-sition, comme toute transformation matérielle, a dû se faire en contexte, sous certaines conditions qui ont configuré un tel usage. La pratique de la philosophie a alors privilégié certaines manières de faire, d’aborder et de traiter des questions philosophiques, et de diffuser les résultats de ses investigations, dont on peut dire qu’elles portent la marque d’un style qui n’a rien du tout de naturel, ni de donné, ni d’évident, ni d’universel. Les manières de faire en question ne présentent donc pas un caractère origi-naire, d’où elles tireraient, dans l’absolu, leur nécessité ou leur légitimité, mais elles se sont installées au cours de processus, au pluriel, qui, sans être finalisés au départ, les ont peu à peu configurées, ce qui n’a pu se faire qu’en situation, conditionnellement et relativement, et pour une part arti-ficiellement, selon un ordre imposé par la coutume et non par la nature.

Faire de laphilosophieen Franceaujourd’huiPierre Macherey.

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Pour rendre compte de ces processus, on peut en effet avancer l’hypothèse suivante : le moment où la philosophie a commencé à devenir « fran-çaise », mais aussi simultanément et concurremment « allemande », coïn-cide avec l’avènement des États-nations à l’époque post-révolutionnaire, où, en même temps qu’était remaniée l’organisation globale de la société, a été modifié sur le fond le statut social du philosophe, dont l’activité a dû prendre place dans le cadre propre à cette organisation. Pour ce qui concerne la France, cette modification a eu lieu en prenant d’abord la forme d’une intense politisation du discours philosophique, en ce sens que celui-ci, non seulement a pris la réalité politico-sociale pour objet de réflexion, ce qu’il avait fait dès l’antiquité, mais a été chargé, en tant que tel, d’une teneur politique et d’une valeur sociale dont la portée n’était pas seulement théorique mais aussi pratique. Il est apparu alors que, faire de la philosophie, c’est également et même avant tout prendre position à l’intérieur du champ où, entre la fin du xviiie siècle et celle du xixe siècle, s’est difficultueusement mise en place la forme républicaine d’organisation de la vie collective : que les philosophes aient été partisans de cette forme d’organisation et qu’ils aient collaboré à son installation, ou qu’ils s’y soient opposés en en dénonçant les insuffisances et les dangers, peu importe en fin de compte, car cela n’empêche qu’ils se soient définis par rapport à elle, en fonction des impératifs qu’elle leur proposait et face aux obstacles que rencontrait sa réalisation, qui se présentait comme l’invention de quelque chose de complètement nouveau, une invention sur laquelle ils n’avaient pas seulement leur mot à dire, en la commentant à distance, mais à laquelle ils participaient directement.

Ce moment est aussi celui où la démarche propre au philosophe a été professionnalisée, au sens de l’incorporation à une catégorie spécifique d’agents ou d’acteurs sociaux. avant la Révolution française, n’importe qui pouvait être « philosophe », sans avoir reçu un label officiel de reconnais-sance, et il dépendait entièrement de lui, et bien sûr aussi de l’éducation qui lui avait été donnée par son milieu familial d’origine, de pratiquer ce genre de démarche qui n’était d’ailleurs pas précisément identifié, sinon au titre de l’appartenance à une idéale République des Lettres dont le statut n’était pas publiquement codifié et transcendait les frontières entre les nations ; et, s’il n’exerçait pas la fonction de philosophe à titre purement indivi-duel, mais dans le cadre de groupements spécifiques, comme les « écoles » de l’antiquité, ou l’Eglise médiévale et les universités sur lesquelles celle- ci exerçait sa juridiction, ces modes de socialisation, qui pouvaient être

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à l’occasion fort contraignants, ne revêtaient pas une forme étatique. La professionnalisation, à l’époque moderne, de sa condition a été due au fait que le philosophe a été considéré, non plus seulement comme quelqu’un qui avait été éduqué d’une certaine façon dans le contexte propre à la vie privée ou à des institutions particulières, mais comme un potentiel éduca-teur, voué comme tel à intervenir es qualité dans la vie publique dont il ne pouvait plus alors se contenter d’être, depuis les marges qu’il y occupait, un spectateur désengagé : il a alors cessé d’être purement et simplement un sage dont la vaticination ne remplit aucune destination sociale défi-nie, ou un clerc dont la pédagogie produit ses effets en cercle fermé. La grande préoccupation de la société française issue de la Révolution a été, sous les formes concurrentes de l’instruction publique et de l’éducation nationale, l’enseignement : en même temps que celui-ci est devenu affaire d’État, l’État est de son côté devenu affaire d’enseignement, sous l’hori-zon du tout nouveau type de société qu’était la Société-École qui a été le laboratoire où les institutions républicaines ont été pour une grande part imaginées et expérimentées, de telle manière que leur avenir s’y est pour une part essentielle joué. C’est dans ces conditions précises que le philo-sophe est lui-même devenu un professeur, en même temps que la philoso-phie devenait de son côté une matière d’enseignement, une discipline, avec son programme, ses types d’exercices (la dissertation, le commentaire de texte, la leçon, l’exposé) et ses modes d’évaluation. Bien sûr, la philosophie n’avait pas attendu la Révolution française pour être enseignée : ce qui a changé, c’est que, après celle-ci, elle l’a été, non seulement en vue de culti-ver l’honnête homme ou pour préparer et façonner de futurs philosophes spécialisés dans la pratique du type très particulier de discours dont elle se réserve l’exclusivité, mais pour former des citoyens, et, très concrètement, dans le contexte propre à la République parlementaire, des électeurs ; alors, l’intervention du philosophe professeur a cessé d’avoir lieu en vase clos, ou de ne répondre à aucune vocation définie, mais, tout en empruntant des canaux institutionnels où ses interventions étaient codifiées (l’école, mais aussi la presse, le système éditorial, etc.), elle a été destinée à un public élargi, ce qui n’a pu être sans conséquence pour les formes de spéculation qu’elle élabore.

S’est ainsi installée, principalement sous l’effet de son insertion dans le système public d’enseignement, une rhétorique du discours philoso- phique dont on peut dire qu’elle est propre, non à une France idéale dont l’esprit se perpétuerait à travers le temps, mais à l’histoire singulière de la

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République française, une histoire accidentée qui a commencé à la toute fin du xviiie siècle et à laquelle il n’a pas été aujourd’hui encore mis un point final. Dans la France de la période de l’histoire républicaine, où la philosophie est devenue à plein titre et de plein droit « française », cette affectation langagière de la spéculation philosophique, qui l’a astreinte à composer avec les nécessités de ce que Foucault a proposé d’appeler « l’ordre du discours », a revêtu un tour singulier, non seulement parce que la philosophie, telle qu’on la pratiquait dans ce contexte était appelée à s’exposer dans les formes propres à la langue française dont l’histoire remonte au ixe siècle (où a été composée la cantilène de sainte Eulalie), mais parce que cette langue, en devenant celle de l’État républicain, a du même coup été pliée aux règles de fonctionnement de l’enseignement public qui a joué un rôle capital dans la mise en place de cet État et des pratiques idéologiques qui se sont développées sous sa caution : la philo-sophie a revêtu alors les tournures de la langue telle qu’elle était enseignée dans les écoles de la République.

Il me semble que nous sommes toujours là, du moins pour l’essentiel : en France, on continue à faire de la philosophie en langue nationale et dans un certain style, sous le regard des institutions scolaires, et plus large-ment des médias qui façonnent l’opinion publique. Il faut porter sur cette situation un regard lucide, en essayant, non de louer ou de déplorer, mais de comprendre, afin de mieux en percevoir les limites, les potentialités, et tenter d’en contrôler les usages.

Peut-on dire que la French Theory a repris le flambeau de la philosophie française ? Sa visibilité à l’étranger correspond-elle à sa place en France ? Quel rôle a-t-elle joué ? Est-elle en rupture avec les idéaux modernes ou les accomplit- elle ?

Beaucoup d’intellectuels étrangers se demandent quelle est l’actuelle position de la philosophie en France, la French Theory est-elle désormais du passé ? Qui succèdera à Foucault, Derrida ou Lacan dans l’espace culturel et intellectuel français ?

La French Theory, c’est une certaine image des pratiques de la philo-sophie en usage récemment en France qui, la forme même de l’expres-sion qui sert à la désigner en est la preuve, a été forgée sous un regard étranger. Cette image, comme toute image en fin de compte, associe les deux dimensions du réel et du virtuel dans des conditions qui les rendent

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difficilement discernables. Elle est forcément biaisée, voire même tordue. La French Theory n’existe que pour ceux qui, pour de bonnes ou de mau-vaises raison, dans des buts positifs (de sacralisation) ou négatifs (de déni-grement), veulent y croire parce qu’ils ont intérêt à y croire. On peut se réjouir que les travaux de certains philosophes de formation et de langue françaises aient suscité un intérêt, et aussi, simultanément, d’intenses polé-miques, dans d’autres pays que la France, en particulier dans le monde anglo-saxon généralement enclin à se méfier des attitudes intellectuelles qui sont censées définir l’esprit français : l’esprit français, un mythe dont la French Theory, un autre mythe, a pris le relais. Dire que la French Theory est un mythe, ce n’est nullement en nier la réalité ou en minimiser l’impor-tance : c’est seulement reconnaître qu’elle agit, et produit des effets tout à fait réels, en tant que mythe. Ce qui dérange dans ce fonctionnement « my- thique », et retient d’accorder une trop grande crédibilité à ses manifesta-tions, c’est son caractère syncrétique, qui produit des effets confusionnels : on en arrive à créditer la French Theory d’une unité et d’une consistance quasi substantielles, alors que ses représentants ne se prêtent pas à être rame-nés sur une même ligne, sinon pour des raisons en fin de compte négatives (leur refus supposé de faire passer une frontière définie entre foi et savoir, leur absence d’esprit critique, leur déni des critères du rationnel). En fait, ce qui rassemble les philosophes recensés comme appartenant à la French Theory, comme Deleuze, Lyotard, Foucault, Derrida, c’est seulement leur effort en vue de faire de la philosophie autrement, en particulier en faisant sauter le verrou qui défend la philosophie contre les intrusions venues du dehors, en particulier des sciences humaines. Ils avaient d’ailleurs été pré-cédés dans cette entreprise par des philosophes issus de la tradition phéno-ménologique comme Merleau-Ponty, hyppolite et Ricœur. Grâce à eux, la philosophie a cessé de se présenter, en France, comme un camp retranché. Là est leur apport principal. Mais il ne faut pas aller plus loin, et créditer leurs interventions d’une cohérence doctrinale dont, il faut d’ailleurs s’en féliciter, elles sont privées.

Ceci dit, demandez-vous, qu’est-ce qui va venir après la French Theory ? Cette question peut s’interpréter de deux façons différentes : quel avenir la French Theory prépare-t-elle ou projette-t-elle en avant d’elle-même ? ou bien, qu’est-ce qui va la supplanter ? autrement dit, est-ce qu’il s’agit d’un mouvement destiné à être continué, quitte à ce que ce soit sous des formes infléchies, ou à être interrompu, ce qui signifie qu’il devra disparaître sans laisser de traces ? Peut-être allons-nous vers une conjoncture intellectuelle

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d’un type complètement nouveau, où ne sera plus nécessaire une grande représentation fusionnelle, un mythe qui cible l’attention et la critique en fournissant, de manière plus ou moins trafiquée, une image unifiée, artificiellement lissée, de l’activité philosophique telle qu’elle se déroule en France. Si cette hypothèse se justifie, nous irions vers une époque de dés-tructuration où se multiplieront et se dissémineront les micro-tendances, en l’absence d’un foyer central par rapport auquel elles auraient à se posi-tionner. Ces cinquante dernières années, on peut dire que l’activité philo-sophique a tendu à se transformer en spectacle, en exhibition permanente, avec les avantages et les inconvénients que comporte cette publicisation : peut-être le temps est-il venu que le rideau tombe sur la « scène » phi-losophique, et que le travail philosophique revête d’autres formes, attire moins la curiosité, fasse moins parler de lui dans des termes qui en déna-turent inévitablement les orientations. Personnellement, je ne regretterais pas que soit sonnée la fin du spectacle, et je pense que cela pourrait libérer un espace où prolifèrent des recherches libres, non préformatées et poten-tiellement plus innovantes, dont la synthèse serait, durant un temps plus moins long, différée.

Comment caractériseriez-vous l’enseignement de la philosophie mis en place au xixe siècle dans les lycées et universités ? A-t-il une identité théorique, des conséquences sociales ou politiques ? Doit-il disparaître, être modifié ? Que veut dire philosopher à 18 ans aujourd’hui?

Le professeur de philosophie a été une figure nationale, une clé du répu-blicanisme français. Joue-t-il encore ce rôle ? L’épreuve de philosophie au Baccalauréat, sans équivalent hors de France, est un rite social mais également parfois objet de sarcasmes de la part des journalistes. Qu’en pensez-vous ?

vaste problème ! Sur l’histoire de l’enseignement de la philosophie en France, on dispose de nombreuses études spécialisées consacrées à des points particuliers, mais, à part un ouvrage d’andré Canivez, déjà ancien, d’aucune perspective d’ensemble. Or c’est une question d’une considé- rable importance d’un point de vue qui n’est pas seulement documentaire, en raison de la place très particulière que détient la philosophie dans la structuration de la société française, y compris sous ses aspects politiques. Sans cela, on ne comprendrait pas pourquoi, sitôt que sont engagées des transformations de cet enseignement, sur le plan de son organisation maté-rielle (horaires, programmes, formation et recrutement des enseignants,

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évaluation des performances scolaires, etc.), le ton monte aussitôt, comme si ces questions pratiques ponctuelles renvoyaient directement à des enjeux nationaux : souvenons-nous des débats passionnés qui ont eu lieu lorsqu’à été soulevée la question de savoir si l’enseignement de la philosophie devait être réservé, comme c’est le cas aujourd’hui, à la classe terminale, ou être étendu à d’autres classes ! Si on continue à s’enflammer sur ces questions, la corporation philosophique enseignante en première ligne, c’est parce que, en France, la philosophie n’est pas considérée comme une discipline scolaire comme les autres, mais occupe, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, une position d’exceptionnalité qui, à la limite, en sacralise les manifestations, et les rend comme intouchables : l’idée que la philosophie puisse être traitée comme une matière scolaire ordinaire paraît scandaleuse. Ce n’est pas un hasard si, lorsque se passent les épreuves du baccalauréat, d’une part celle de philosophie est la première à avoir lieu, et ceci dans toutes les sections, ce qui lui confère un caractère initiatique, et, d’autre part, la presse écrite et parlée organise autour d’elle tout un tapage, publie et commente les sujets proposés qui deviennent l’objet de discussions publiques, bien au-delà de leur contenu réel. On se souvient toute sa vie de la note qu’on a obtenue à l’épreuve de philosophie, et on ne manque pas d’en faire état, même si elle a été faible, ce dont à l’occasion on se glorifie. On est là dans l’ordre du symbolique, dont se nourrit artificielle-ment l’image chargée d’aura et nimbée de mystère du professeur de phi-losophie : il y aurait une recension passionnante à faire de ses apparitions cinématographiques, le plus souvent au masculin, qui tendent à en faire un personnage hors norme, investi de pouvoirs intellectuels (et affectifs, voire érotiques) quasiment magiques, comme un shaman de l’époque moderne ; Barthes aurait pu lui consacrer un savoureux chapitre de ses Mythologies ! Ce système de représentations, et l’ensemble de pratiques organiques qui l’inscrivent dans le réel, s’est peu à peu mis en place au cours du xixe siècle, en étant étroitement associé à des préoccupations politiques : la forme républicaine en France s’est configurée en se servant de la philosophie et des modalités de son inculcation comme d’un instrument particulière-ment performant. a propos de la iiie République, albert Thibaudet a parlé d’une « République des professeurs » : on pourrait aller plus loin, et parler d’une République des professeurs de philosophie. Lorsque alfred Fouillée a soutenu sa thèse sur déterminisme et liberté, Gambetta entouré de tout son staff politique s’est déplacé pour assister à la soutenance ; lorsque alain a donné son dernier cours au Lycée henry iv, le ministre de l’éducation

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nationale de l’époque, jean Zay était assis au fond de la classe, etc., etc.. Ceci a pour conséquence que la représentation qu’on se fait de ce qu’on peut attendre de la philosophie joue à la fois sur plusieurs tableaux, ce qui, pour une part, la brouille. Se pose alors la question suivante : en conférant à la philosophie et à son enseignement un statut d’exception, pour des rai-sons qui sont en dernière instance politiques, et qui plongent leurs racines dans l’idéologie républicaine, et en particulier dans l’idéologie laïque qui a été façonnée par des philosophes et par des pédagogues, on rend sans doute certains services, disons, à la nation, qui s’en trouve confirmée et légitimée, mais est-ce qu’on rend service à la philosophie ? Est-ce que la philosophie est faite pour être enseignée dans un tel cadre, ce qui en sou-met en retour l’exercice à un certain nombre d’exigences positives, qui en délimitent, et peut-être en restreignent le champ ? Est-ce que l’identifica-tion du philosophe à la figure du professeur de philosophie, telle qu’elle s’effectue aujourd’hui sous la caution de l’évidence, est philosophiquement justifiable ? Il faudrait au minimum se le demander.

vous posez la question : « que veut dire philosopher à 18 ans aujourd’hui ? » a vrai dire, je n’en sais trop rien. Cela signifie peut-être avoir appris à mettre un peu d’ordre, sinon dans ses pensées, du moins dans la manière de les présenter, de les exposer : et cet apprentissage, qui relève en grande partie de la rhétorique, peut être très utile dans la vie, y compris à des gens qui ne se destinent pas professionnellement à la philosophie. Cela signifie peut-être aussi avoir acquis certains schèmes mentaux réflexifs, en s’exerçant à pratiquer un esprit critique, à re- mettre en question les évidences imposées par l’usage : et là encore, il s’agit d’un apport très positif, qu’il faut préserver à tout prix. Mais il ne faut pas s’illusionner, et essayer de voir aussi la chose au point de vue des élèves qui, spontanément, font tout ce qu’ils peuvent, à l’exception de quelques mordus qui portent sur eux les stigmates d’une vocation invi-sible, pour désenchanter les mécanismes de cet apprentissage, dont, non sans lucidité, ils perçoivent le formalisme, qui tend parfois à le faire tour-ner à vide. La philosophie, si ça s’apprend, ça s’apprend toute la vie, et non seulement pendant l’année où l’on suit les cours de la classe termi-nale : et pour cela tous les moyens sont bons, dans le contexte propre à une réalité sociale qui s’entoure de tout un apparat de discours censé-ment philosophique, mais qui, en fait, s’en sert souvent comme d’un outil de manipulation mentale, au service d’intérêts qui n’ont rien en fin de compte de très philosophique.

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La recherche en philosophie est-elle féconde en France actuellement ? Pourquoi ? Quelle est la place spécifique de la philosophie dans les Sciences Humaines et Sociales ? Quel conseil donneriez-vous à un jeune chercheur en philosophie ?

je ne vois pas à quel titre je porterais des jugements et je donnerais des conseils : j’ai déjà bien assez de peine à me repérer et à me diriger moi-même, dans un contexte qui a considérablement changé depuis l’époque où, dans les années 60, je me suis formé à la philosophie. a ce moment, on pouvait se figurer, une impression qui était sans doute en grande partie illusoire, que la France était le centre du monde intellectuel : s’y produi-saient des ruptures, qui changeaient sur le fond la donne sur le plan des modalités du questionnement philosophique. Tout paraissait alors à réin-venter, ce qui produisait une sorte de vertige intellectuel, un enthousiasme dont on a peine à mesurer l’envergure aujourd’hui. Ce n’était pas tout à fait un fantasme, ou tout moins, si c’en était un, les effets qu’il produisait étaient tout à fait réels : en apporterait la preuve une recension détaillée des abondantes publications philosophiques de ces années-là et de la place qui leur était accordée, ne serait-ce que dans les rayons des libraires où elles étaient bien en vues. Il y eut alors un engouement général pour la philosophie, y compris sous ses formes les plus abstruses, qui a cessé d’être considérée comme une occupation spéculative réservée à quelques doctes.

Il se trouve que cette effervescence a coïncidé avec le passage à l’univer-sité de masse, un phénomène d’une considérable ampleur dont les effets positifs et négatifs n’ont pas fini de se faire sentir. quasiment du jour au lendemain, la formation dite supérieure a cessé d’être réservée à de tout petits cercles privilégiés ; elle a perdu son caractère de confidentialité et elle est devenue porteuse d’enjeux sociaux élargis, avec toute la charge de mécompréhensions et de conflits dont était la cause cet élargissement, effectué dans la hâte et privé en grande partie des moyens matériels qu’il aurait fallu mobiliser pour que la chose se passe convenablement ; dans les faits, on a dû bricoler dans l’urgence, à moindres frais, et les événements de 68 sur la nature exacte desquels on continue aujourd’hui encore à s’in-terroger s’expliquent en partie par l’instabilité générale que cela a provo-qué. Sur le moment, pour ce qui concerne l’enseignement et la recherche, on a été surtout sensible aux promesses d’ouverture dont ce mouvement semblait porteur, sans d’ailleurs qu’on sache clairement où il allait. Les gens qui s’occupaient de philosophie, en particulier, ont eu l’impression que leurs activités allaient cesser de tourner en rond, entre initiés, et entrer directement en prise sur le monde réel : en forçant quelque peu les termes,

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on a pu croire, sérieusement, que le moment du « devenir réel de la phi-losophie » dont parle le Marx de sa période jeune-hégélienne était arrivé. Est alors apparue une génération d’étudiants et de jeunes chercheurs dont les exigences étaient extrêmement fortes, peut-être trop fortes pour pou-voir être satisfaites : mais cela a stimulé la création intellectuelle de façon exceptionnelle.

nous bénéficions aujourd’hui encore des certaines retombées de cet intérêt, mais, le vent n’ayant pas tardé à tourner, son point d’application s’est déplacé, ses formes de manifestation se sont modifiées, et surtout la matière qui le nourrissait s’est en partie épuisée. Peu de temps après qu’ait été enclenché l’élan que je viens d’évoquer, sont arrivés les « nouveaux phi-losophes » qui, en même temps qu’ils ont marchandisé cet intérêt, avec les moyens du marketing dont ils étaient les experts imbattables, ont lancé la traque aux « maîtres penseurs », dénoncés comme étant les responsables de toutes les violences du monde contemporain sans exception ; ils ont ainsi préparé le terrain pour l’opération ouvertement réactionnaires des années quatre-vingt qui a prétendu rayer d’un trait de plume tout ce qui s’était fait de nouveau en philosophie durant la période antérieure. alors a commencé le règne de la parlote journalistique, de la philosophie à l’eau de rose, ar- ticle de commerce particulièrement en vogue de nos jours. Comment apprécier cette évolution ? Sans doute, il faut se réjouir que la philosophie soit devenue une affaire publique, ou plutôt, car elle l’était déjà depuis longtemps, qu’elle soit reconnue et traitée ouvertement comme telle, ce qui a fait naître une demande accrue ; cette demande a été en partie satis-faite et en partie détournée de ses fins, récupérée par des intérêts bien peu philosophiques, comme je l’ai déjà suggéré.

Il me semble néanmoins que de tout cela, en dépit des confusions susci-tées par les agitations erratiques qui ont traversé le champ philosophique, ressort un acquis qui pourrait être irréversible : c’est le fait que la philoso-phie ne peut rester cantonnée dans un domaine réservé dont elle aurait la responsabilité exclusive, sous le contrôle d’experts patentés, des gardiens du temple intervenant sur fond d’autorité et de tradition ; mais ses interven-tions doivent prendre des formes élargies, qui débordent les limites impar-ties à une littérature académique étroitement spécialisée. au fond, ce dont depuis une cinquantaine d’années on a commencé à se rendre compte, et la nouvelle s’est largement répandue, c’est que la philosophie est partout et que son entreprise, qui s’adresse à tout le monde, concerne tous les aspects de l’existence humaine sans exception. a la fin de sa Lettre sur

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l’humanisme, heidegger cite le propos d’héraclite que ses visiteurs avaient trouvé en train de se chauffer au four de la cuisine : « Ici aussi les dieux sont présents ». Dans un esprit voisin, Simone de Beauvoir évoque dans ses Mémoires l’émotion de Sartre, tout jeune agrégé de philosophie, à qui, au cours d’une soirée dans un bar de Montparnasse passée à siroter des cock-tails, Raymond aron, tout juste rentré d’allemagne où il venait de s’initier à la phénoménologie, avait déclaré : « Tu vois, mon petit camarade, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie ! ». Beaucoup de choses, des bonnes et des mauvaises, sont arrivées à la philosophie au cours du vingtième siècle, mais la principale me semble être celle-ci : les philosophes se sont peu à peu lancés à la conquête des terres inconnues de la vie réelle, et ont entrepris de mettre au point les nouveaux repères conceptuels qui permet-tent de s’y orienter. C’est ce que dit Canguilhem, dans son style inimitable, dans l’introduction de sa thèse de médecine de 1943 : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions pour qui toute bonne matière doit être étrangère ». La recherche en philo-sophie est devenue, à ses risques et périls, tout terrain, et s’invente des pro- grammes inédits. un de mes collègues de Lille, Bernard Sève, auteur précé-demment d’une grande étude consacrée à Montaigne, vient de publier un livre dans lequel il se demande en quoi l’instrument de musique, en tant qu’objet matériel œuvré par des artisans, je reprends ses termes, « interroge la philosophie », en l’incitant à repenser les rapports du sens et du son1. un autre collègue, Marc Parmentier, éditeur on ne peut plus compétent et pointu d’écrits scientifiques inédits de Leibniz, fait paraître un livre dont le titre, à première vue fait sursauter, Philosophie des sites de rencontre 2 : qu’est-ce que la philosophie a à faire dans ces mauvais lieux, se demande-t-on ? Or, en lisant son livre, dans lequel il est autant question de hobbes, de Descartes, de Malebranche, de Locke ou de Leibniz que de la littérature spécialisée où le fonctionnement des dits sites de rencontre est décrit et analysé, on apprend que les bizarres pratiques de communication virtuelle in absentia auxquelles les moyens techniques de l’informatique ont fourni un vecteur offrent comme un laboratoire où les mécanismes passionnels du psychisme humain qui mettent en jeu des enjeux vitaux comme le désir, l’identité, etc., peuvent être expérimentés en direct, sur le terrain, dans des perspectives qui, étonnamment, rejoignent celles élaborées sur un plan

1. L’instrument de musique, Une étude philosophique, Paris, Seuil, 20132. Paris, Ellipses, 2013.

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purement théorique par les philosophes de l’époque classique. j’évoque ces deux exemples parce qu’ils m’ont frappé par leur caractère, comme on dit, borderline : ils démontrent qu’on peut aujourd’hui faire de la philosophie sur le fil, et ceci, sans renoncer aux exigences du sérieux conceptuel et argumentatif sans lequel il n’y a pas de philosophie qui mérite qu’on lui consacre une seconde d’attention. Dans un esprit voisin, de plus en plus de gens se demandent aujourd’hui, après Ricœur, ce que l’étude de textes littéraires apporte à la philosophie, et on découvre que la littérature est une extraordinaire machine à faire penser : on se prend à rêver au moment où seront inscrits au programme de l’agrégation de philosophie Les fleurs du mal, A la recherche du temps perdu ou L’homme sans qualités, ce qui, à mon sens, se justifierait pleinement. je ne veux pas dire que, pour autant, les formes traditionnelles de la recherche philosophique, la lecture des grands textes canoniques, l’histoire des concepts, la discussion de problèmes géné-raux comme la causalité, les valeurs, la personne, l’obligation, etc., soient devenus obsolètes et doivent être abandonnées. Tout au contraire, il fau-drait que ces types d’étude divers se stimulent réciproquement les uns les autres, sans cloisonnement, sans a priori. Le besoin de philosopher est plus fort que jamais, et il s’est répandu au-delà des limites formellement auto-risées : il faut en profiter au maximum, en se fixant comme objectif, non de détendre l’exigence de rigueur propre au discours philosophique mais au contraire de la renforcer, en la confrontant à des objets différents, dont beaucoup restent encore à découvrir.

Au-delà des querelles de personnes, y a-t-il un débat philosophique actuelle-ment en France ? A-t-il lieu à l’Université ? En dehors ? Quelle place pour la vulgarisation, les revues savantes ?

Comment voyez-vous l’avenir de la philosophie à l’Université, en dehors de l’Université ? En France et dans le monde ?

L’histoire de la pensée a été jalonnée de grandes querelles qui en ont relancé la trajectoire : celle des amis des formes et des amis de la matière dans l’antiquité, celle des universaux au Moyen Âge, celle des anciens et de Modernes à l’époque classique, la querelle du panthéisme au xixe siècle, la querelle de l’humanisme après la seconde guerre mondiale, plus près de nous celle de la fin de l’histoire. Peut-être fait défaut aujourd’hui un pôle reconnaissable de débat autour duquel se regroupent les discussions intel-lectuelles, qui de ce fait tendent à se réduire à de toutes petites disputes

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présentant souvent un caractère très personnel, ce qui relègue à l’arrière-plan les enjeux rationnels proprement théoriques, les idées comme telles. Comme je l’ai suggéré précédemment, il semble que nous allions vers une époque où le champ philosophique tend à se déliter, à se morceler, à se décomposer en toutes petites unités fonctionnant comme des électrons libres, indépendamment les unes des autres. On peut s’en inquiéter, car une telle configuration génère inévitablement l’indifférence, du laisser-aller, le goût du n’importe quoi, un certain sentiment d’irresponsabilité. Mais cette inquiétude doit être tempérée par la reconnaissance des pers-pectives positives ouvertes par ce type de conjoncture, qui, en allégeant les contrôles, libère l’esprit d’invention du poids des idées reçues, donne à la recherche un caractère davantage improvisé : si elle manque de repères net-tement identifiables par rapport auxquels elle doive se positionner, elle est du même coup incitée à être plus créative, à se lancer sans garanties dans l’exploration de terres inconnues. Bref, on ne sait pas ce qui va pouvoir sortir de cela, et c’est tant mieux : il ne faut pas avoir peur de la liberté, et il faut en assumer les risques.

quel rôle l’université joue-t-elle dans tout cela ? ne nous voilons pas la face. L’université aujourd’hui va mal, de plus en plus mal, et pas seulement pour les philosophes, qui ne sont plus assurés d’y avoir leur place. C’est la conséquence du fait que le passage à l’université de masse, entrepris il y a une cinquantaine d’années, qui sur le fond est une très bonne chose, un objectif qu’il ne faut en aucun cas abandonner, s’est effectué dans les pires conditions : d’une part, sans les moyens matériels suffisants à la mesure de l’importance du changement ; d’autre part, en l’absence d’une idée claire des missions fondamentales de l’université, qui devraient consister à assu-rer à tous une formation générale indispensable à toute spécialisation dont elle constitue le préalable. Pour faire des économies, on a mis la charrue avant les bœufs : on a cherché à professionnaliser avant d’avoir formé ; or former est tout autre chose que préparer à tel ou tel métier ; on a trans-formé les universités en écoles d’application, ce qui les a rendues à tous les coups perdantes dans la compétition avec les Grandes Écoles où elles ont été malencontreusement engagées, alors qu’elles devraient fonction-ner dans un rapport de complémentarité avec elles. De façon générale, il me semble qu’on ne sait plus très bien, on même cessé de se le demander aujourd’hui, ce que cela signifie, instruire, éduquer, une entreprise qui a été dévoyée vers la recherche d’une excellence formelle, où les meilleurs sont ceux qui étaient destinés à le devenir, les « héritiers » dont parlaient

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Bourdieu et Passeron, dont les analyses sont, de ce point de vue plus que jamais d’actualité. Le culte effréné de la performance individuelle est d’un coût élevé pour la collectivité.

quelle place la philosophie peut-elle occuper à l’intérieur d’une insti-tution aussi détériorée ? Il est clair qu’elle n’a plus à y jouer qu’un rôle de figuration, ou de feuille vigne, en faisant croire que rien n’a changé, et que, dans les universités telles qu’elles sont actuellement, on continue à étudier, au sens propre de ce mot, alors que ce sens s’est érodé. je ne veux pas dire qu’on a complètement cessé de travailler dans le cadre des universités : mais, si on y travaille, grâce à des initiatives particulières, c’est à contre-courant, dans les marges d’un système qui ne fonctionne plus ou très mal, et qui ne dispose plus pour perdurer que du dévouement de ses personnels qui font ce qu’ils peuvent pour faire tourner, malgré tout, la machine. je suis à cet égard très pessimiste, peut-être trop, je le souhaite. je suis entré à l’université, d’abord comme étudiant, puis comme enseignant en me figurant qu’on pouvait s’y livrer à des activités intellectuellement utiles, formatrices, et en particulier qu’on pouvait y faire de la philosophie, en donnant au mot « faire » sa pleine dimension : et puis, j’ai dû constater que cela était de plus en plus difficile, que cela ne répondait plus à une demande collective clairement définie. quand, après quarante ans d’acti-vités enseignantes, je suis sorti du système, j’avoue que, n’y trouvant plus ma place, j’ai été soulagé.

Mais de toutes façons, ce serait une illusion de considérer que, quelle que soit la conjoncture, l’activité philosophique doive avoir en l’univer-sité son centre, toutes ses autres manifestations étant de ce fait rejetées à la périphérie. Il serait en général souhaitable de renoncer à interpréter les situations et les possibilités qu’elles offrent en se servant du schéma centre/périphérie : peut-être, j’ai précédemment introduit cette hypothèse, nous dirigeons-nous vers une configuration inédite où, n’y ayant plus de centre, il n’y aura plus non plus de périphérie. La philosophie aurait là une chance : profitant de la désorganisation du système, elle pourrait plus facilement aller partout, s’adresser à des esprits non prévenus, susciter des vocations présentant un caractère moins académique. Les nouvelles techniques de communication dues à l’informatique, qui n’effraient plus que les per- sonnes de ma génération, constituent un irremplaçable instruments d’ex-ploration et de diffusion, sans qu’on puisse au juste prévoir ce qui sortira de leur utilisation : il faut prendre garde qu’ils ne servent pas à une surexposi-tion des formes de la recherche qui prépare le terrain à leur récupération par

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des médias, organes de presse de toute configuration, qui, par définition ne sont pas indépendants, et sont générateurs d’un nouveau conformisme pouvant, à l’occasion prendre la forme d’une censure larvée. Ce que vous appelez la « vulgarisation » du débat philosophique, un phénomène qui est effectivement d’actualité, est un événement équivoque, porteur à fois de promesses et de dangers : il faut être d’autant plus vigilant à l’égard de ses manifestations, et en dénoncer les dérives. Est-ce que cette surveillance relève de la seule responsabilité des publications « savantes », comme vous les appelez, qui, en raison des contrôles auxquels elles sont soumises, pré-sentent des garanties de sérieux dont ne disposent pas des formes d’expres-sion libres, du moins en apparence? Sans doute en partie, et c’est pourquoi il faut renforcer ce pôle de production intellectuelle, dans une conjoncture où le sérieux n’est guère en vogue, pour des raisons en dernière instance économiques, commerciales : prendre parti pour le savoir ne rapporte pas d’argent, c’est une spéculation gratuite pour autant qu’elle ne s’oriente pas en fonction de bénéfices programmés à l’avance.

Comment imaginez-vous la place de la philosophie française dans 10 ans ? Quels courants ou travaux sont-ils susceptibles d’émerger ?

ayant été vacciné contre la tentation de considérer l’avenir comme étant en préparation dans le présent dont il devrait, le moment venu, après être passé par une lente phase de gestation, « sortir », je me garderai bien de faire un pronostic quel qu’il soit. je me contenterai de faire deux re- marques. La première en forme de constat : il n’est plus question de parler aujourd’hui, comme on l’a beaucoup fait précédemment, sur tous les tons, d’une « fin de la philosophie », dans un sens voisin de celui auquel hegel, en son temps, avait parlé de la mort de l’art, présenté comme un forme d’activité révolue, devenue objet de commémoration, sur fond de mélan-colie. On est enclin à parier que, dans dix ans, le besoin de philosopher, en France, ne sera pas tari, même si ses cibles et les moyens requis pour les atteindre se seront déplacés. La seconde remarque concerne les formes que devrait alors prendre l’activité philosophique. Ce qu’elles seront au juste, à vrai dire, je n’en sais rien, mais je peux, comme vous m’y incitez en me proposant d’imaginer ce que sera chez nous la philosophie, présenter à ce sujet un souhait qui ne me paraît pas tout à fait irréaliste, même s’il est à certains égards intempestif. En répondant à vos précédentes questions, j’ai esquissé une analyse de la conjoncture actuelle et des tendances qu’on peut

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voir s’y dessiner : j’ai avancé l’idée d’une déstructuration en marche du champ philosophique, dans laquelle j’ai diagnostiqué, avec tous les incon-vénients qui accompagnent ce type de processus, une perspective de libé-ration et d’innovation. Cette évolution pourrait déboucher sur l’apparition d’un nouveau type de philosophe, que j’appellerais un philosophe sans philosophie, qui, précisément parce qu’il serait délivré de l’obligation de revendiquer et de défendre une position philosophique référenciée, catalo-guée, se fondrait plus profondément dans le philosophique de son époque, sous tous ses aspects, dans toutes ses dimensions.

Est-ce que adopter une telle perspective, c’est prendre le risque de som-brer dans l’anarchie ? je pense que non. Pour étayer cette conviction, je m’appuierai sur la référence à Canguilhem dont j’ai déjà cité la belle formule sur les « matières étrangères » auxquelles la philosophie a toutes les raisons possibles de s’intéresser. Canguilhem, élève d’alain qui s’était ensuite converti, par l’entremise de Bachelard à l’histoire des sciences, et plus précisément des sciences de la vie, une évolution que rien ne laissait prévoir au départ, a été possédé tout au long de sa vie par l’idée qu’il y a un devoir de philosopher, qui consiste en un ajustement à la vérité. Or, s’ajuster, opération qui associe les exigences de la justesse et de la justice, c’est tout le contraire de s’adapter, qui consiste à se conformer aveuglément aux nécessités de l’heure : mais c’est trouver, souvent dans la difficulté et dans la peine, le moyen de pratiquer un engagement dont les principes ne sont pas négociables, et qui se présente, Canguilhem ne cessera de le répéter, sous les espèces d’un impératif dont, cependant, les conditions d’application restent en permanence à inventer ; comme il le dit aussi, c’est être normatif, une posture qui, au fond, concerne aussi bien la pensée que l’organisme. Les principes de cet engagement, c’est la philosophie qui les délivre, ce qu’elle doit faire en tout lieu et en tout moment comme si c’était pour l’éternité : en ce sens elle n’a pas d’histoire, ce qui signifie qu’elle n’est pas faite par l’histoire, même si elle se fait inévitablement dans l’histoire. Ceci amène à concevoir que la philosophie, davantage qu’une élaboration doctrinale du type de celles que recensent les historiens de la philosophie, est une méthode, c’est-à-dire, à prendre ce mot à la lettre, une certaine manière de se tracer un chemin, ou, dirait-on en paraphra-sant Kant, de s’orienter dans la pensée, et du même coup de s’orienter dans le monde en en redessinant à chaque fois la configuration à de nou-veaux frais. Philosopher, ce n’est pas constater, de la manière dont une ontologie se satisfait de proposer un relevé du monde tel qu’il doit être

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nécessairement, une fois pour toutes, dans les limites qui lui sont imparties ; mais c’est choisir, comme par exemple opter entre le fait de descendre la rue Saint-jacques en allant vers la Préfecture de police ou de la remonter en se dirigeant vers le Collège de France. La philosophie, ça se pratique en marchant, et c’est la détourner de sa vocation que de la réduire à une théorie abstraite qui, sous prétexte de s’assurer en elle-même, se coupe de la réalité en se refermant sur la boucle de son discours. C’est pourquoi la seule philosophie qui puisse à la rigueur être revendiquée en titre, c’est, aux yeux de Canguilhem, une philosophie du jugement, une axiologie qui, ayant renoncé à avoir un objet déterminé, se met du même coup en mesure d’interroger tous les domaines d’objectivité qu’elle rencontre sur son chemin sur les valeurs qui y sont en jeu. Cette philosophie des valeurs, si on réfléchit à ce qu’elle implique en dernière instance, n’est en effet pas seulement une philosophie, entendons une philosophie à côté des autres et en concurrence avec elles ; mais c’est plutôt la philosophie telle qu’elle se retrouve dans toutes les philosophies, pour autant qu’elles sont vraiment de la philosophie, c’est-à-dire qu’elles répondent à l’exigence de s’orienter dans le monde et dans la pensée en suivant un chemin qui n’y est pas déjà tout tracé.

En vue d’affirmer ces convictions, Canguilhem ne s’est donc pas senti tenu d’assumer une position philosophique circonscrite, une fois pour toutes définie, et qui, dans les limites qu’elle s’est données en vue de se faire mieux reconnaître, au double sens de l’identification et de l’appro-bation, s’expose, en se figeant, à dégénérer en vulgate. Cela ne signifie pas cependant qu’il opte pour un éclectisme sans principes, qui conduise à bri-coler des bouts de pensée pris à droite et à gauche en vue de répondre aux besoins du moment ; il ne pratique pas non plus un vague œcuménisme, nourri des meilleures intentions, soutenu par un esprit de réconciliation, qui prétende soustraire la philosophie à son Kampfplatz en professant que, en dernière instance, toutes les philosophies, une fois rassemblées dans le ciel des idées, se valent. Si on tient à tout prix à caractériser son attitude en lui accolant une étiquette, il faut plutôt dire qu’elle est syncrétique, dans un sens proche du polythéisme des valeurs revendiqué par Max Weber dans ses conférences sur la vocation du politique et du savant. Ce que Canguilhem combat en tant que philosophe, et avec quelle vigueur !, c’est l’unilatéralisme et ses divers avatars que sont le monisme ou le dogma-tisme. Rien n’empêche, à son point de vue, d’être à la fois cartésien, spino-ziste, kantien, comtien, marxiste et nietzschéen, voire même bergsonien,

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pour autant que ces diverses orientations de pensée soient ramenées au fond axiologique et judicatif qui les soutient, par lequel, quelles que soient leurs divergences qu’il n’est pas question d’effacer, elles sont toutes en- semble engagées dans la même recherche, une recherche dont le terme n’est pas fixé parce qu’elles doivent en dessiner et en redessiner les contours au fur et à mesure qu’elles se dirigent vers lui en suivant leur élan propre. C’est ainsi qu’on peut être simultanément, sans se contredire et sans se renier, matérialiste et idéaliste, ce qui est, si on y réfléchit bien, le cas de tous les philosophes sans exception, quoi qu’ils puissent en dire par ailleurs. Il en résulte que, pour être philosophe, il n’est pas nécessaire d’avoir une philo-sophie et de la brandir comme un étendard. Canguilhem n’est pas le phi-losophe d’une philosophie, entendons d’une seule philosophie, parce qu’il s’est proposé, ce qui est tout autre chose, d’être le philosophe du devoir de philosopher par tous les moyens, en tout lieu et à tout moment, et qui fait face aux valeurs négatives de la pensée et de la vie en se donnant, autant que possible, les moyens d’y résister.

Pour moi, le philosophe de l’avenir, c’est celui dont Canguilhem fournit l’image exemplaire. je souhaite ardemment que, dans dix ans en France, il y a ait de moins en moins de philosophes d’une seule philosophie et de plus en plus de philosophes du devoir de philosopher.

Les publications de langue anglaise semblent supplanter en France les publi-cations en français. Qu’en pensez-vous ? Est-ce une évolution inéluctable, une mode temporaire, une phase constructive ?

Les « matières étrangères » auxquelles la philosophie paraît de plus en plus destinée à s’intéresser sont aussi des matières qui se présentent, se com-muniquent, dans des langues étrangères, et qui ont été extraites et confi-gurées dans des contextes qui ne nous sont pas immédiatement familiers. La pratique française de la philosophie est restée trop longtemps confi-née dans un cadre national autoréférentiel, ce qui a fini par la stériliser. Les choses ont beaucoup changé à cet égard ces cinquante dernières années. D’abord, il y a eu une politique éditoriale de traduction, qui a produit des résultats très stimulants : désormais, on n’a plus d’excuses pour ignorer des traditions philosophiques vivantes dans d’autres pays, comme on le faisait encore impunément à l’époque où j’ai reçu ma première formation philo-sophique, où on avait besoin de recourir à l’intermédiaire d’une littéra-ture de seconde voire de troisième main pour s’informer, si on avait pour cela la curiosité suffisante, sur des courants comme la phénoménologie,

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la philosophie analytique, qui n’étaient encore connues que très partiel-lement, et indirectement. Le phénomène du retard à la traduction, avec toutes les conséquences dommageables dont il est la cause, est typique-ment français : il a fallu attendre le milieu du xixe siècle pour disposer d’une version fiable en langue française des œuvres de Kant ; hegel a dû, pour toutes sortes de raisons, attendre le milieu du xxe siècle pour qu’il soit possible de le lire en français dans le texte, etc., etc.. D’autre part, second changement important, on a pris de plus en plus conscience de la nécessité de passer par d’autres langues que le français, donc de se familiariser avec leur usage, y compris pour mieux comprendre ce qui se fait philosophi-quement en France dans la langue nationale. De ce point de vue, il y a eu incontestablement progrès, et des progrès considérables qui ont changé dans un sens qu’on peut estimer favorable les conditions dans lesquelles on étudie et on pratique chez nous la philosophie.

Le phénomène que vous évoquez, la multiplication des publications en langue anglaise, un phénomène qui ne concerne pas seulement la philoso-phie, s’inscrit dans ce contexte. Il constitue un apport, ce qui n’empêche qu’il présente simultanément des aspects inquiétants, dont il faut se pré-occuper. On est passé d’un extrême à l’autre dans un temps très bref : jusque dans les années cinquante, les philosophes français ont entretenu un complexe hexagonal, qui les détournait de s’intéresser à ce qui se pas-sait ailleurs, et les condamnait à ne discuter qu’entre eux, en cercle fermé ; à présent, où il est clair pour tout le monde qu’une telle attitude n’est plus tenable, c’est l’inverse qui se produit : on est inondé par les produits de la mondialisation, un processus qui ne concerne pas que les marchandises mais modifie les conditions de la circulation des idées, sur un immense marché où ce sont provisoirement les influences anglo-saxonnes qui do- minent et mènent le jeu ; il n’est pas totalement déplacé de parler à cet égard d’impérialisme. nous évoquions précédemment le mythe de la French Theory : il a fallu que la production philosophique française nous revienne sous l’habillage du « french », qui n’est pas exactement la même chose que le français, pour retenir la curiosité, ce qui est un comble. Il faut, dans ces conditions, être très vigilant, en s’efforçant de tenir les deux bouts de la chaîne : encourager la tendance qui va dans le sens d’une ouverture à des modes de réflexion différents, ce qui suppose un difficile apprentissage dont les effets ne peuvent être que bénéfiques ; et en même temps prendre garde à ce que cet élargissement, ce débordement des frontières réputées naturelles, et en premier lieu des frontières linguistiques, ne débouche pas

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sur l’installation d’un nouveau conformisme, avec toutes les exclusives qu’il comporte. Suivre ces deux objectifs à la fois est tout sauf aisé ; mais je ne vois pas quelle autre voie pourrait être empruntée.

Les difficultés actuelles du commerce du livre et de l’édition sont-elles particu-lièrement importantes pour la philosophie ? Quel diagnostic établissez-vous ?

La question de l’avenir du livre est aujourd’hui soulevée de façon géné-rale. On ne sait pas du tout ce que, dans les années prochaines, il va advenir de la forme livre, ce qui a d’ailleurs été le cas depuis le début de son his-toire : du volumen au codex, du parchemin à sa version imprimée, le livre a connu des modalités d’existence complètement différentes, et il a survécu aux évolutions considérables dont il a été l’objet ; rien n’interdit de penser que les transformations dans lesquelles l’engagent les techniques nouvelles de l’informatique vont, au lieu de le faire disparaître, le relancer dans une nouvelle vie dont les figures sont encore à découvrir pour l’essentiel. Pour ma part, je demeure attaché à l’existence matérielle du livre, qu’on prend dans ses mains, dont on tourne les pages, et qu’on range sur un rayonnage pour pouvoir le consulter quand on en a à nouveau besoin. Mais je com-prends que les formes virtuelles qui ont toutes les chances de le supplanter présentent aussi toutes sortes d’avantages auxquels il faudra de toutes façons s’accoutumer. je suis convaincu, pour ne prendre que ce seul exemple, que, d’ici peu, les revues scientifiques, dont les collections posent des problèmes de conservation particulièrement difficiles à résoudre, auront disparu sous leur forme « papier », et seront à consulter en ligne ; et le reste suivra. C’est une révolution qui est déjà amorcée, et dont il serait vain de vouloir suspendre le cours.

Mais peut-être que le problème de fond se situe ailleurs. Ce qui est en danger, actuellement, c’est moins le livre que le désir de lire. Celui-ci, s’il ne s’est pas tari, s’est noyé peu à peu dans d’autres formes de communication qui, en l’automatisant, l’ont comme dévitalisé. Or la philosophie est une forme d’activité qui, même si elle ne s’y réduit pas, passe par le discours : elle a besoin de lecteurs, et de lecteurs d’un type assez particulier, des lec-teurs, disons, attentifs, qui ne se contentent pas de consommer de l’infor-mation en étant poussés par le goût du sensationnel et de l’éphémère. La philosophie requiert des lecteurs qui s’impliquent personnellement dans ce qu’ils lisent. Bourdieu a lancé une charge très violente contre ceux qu’il appelle des lectores, arc-boutés sur le culte du livre, qui leur cache les pro-blèmes de la vraie vie : et cette critique l’a amené a prescrire de renoncer

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à la philosophie, à ses yeux enlisée dans une posture, comme il dit, sco-lastique parce qu’elle ne peut exorciser les fallacieux prestiges de l’écrit. je ne partage pas ce point de vue : pour moi, bien lire, ce qui nécessite tout un apprentissage, est une activité intellectuelle indispensable, qui participe à sa manière à la transformation du monde. C’est ici que les institutions enseignantes ont un rôle important à jouer : c’est à elles qu’il revient de promouvoir la politique et l’éthique de la lecture dont la philosophie ne peut se passer.

Propos recueillis par Juliette Grange

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