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FANNY ET ALEXANDRE

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Dans un petit village, Émilie et Oscar Ekdahl dirigent un théâtre, sur scène comme en coulisses. Alors que réalité et fiction se croisent, le bonheur est palpable tout autour des Ekdahl. Mais bientôt, Oscar meurt. La vie change dès lors, l’austérité prend les rênes.

Cette œuvre phare d’Ingmar Bergman est imprégnée de l’enfance du cinéaste alors qu’il observait, fasciné, le monde des adultes. Alexandre, le fils de 10 ans, accompagné de sa petite sœur Fanny, scrute l’âme humaine pour faire apparaître le jeu de la douleur et comprendre le pouvoir de l’art. Fanny et Alexandre, c’est donc la naissance d’un créateur dont le regard allumé débusque la cruauté, la morale, les désirs et les peurs d’une famille ébranlée.

Les créateurs, Félix-Antoine Boutin (Koalas, Petit guide pour disparaître doucement) et la prolifique Sophie Cadieux, mettent en scène une troupe de neuf interprètes pour raconter les plus troublants chapitres de cette fresque, traçant les justes sentiments qui voyagent entre mensonge et vérité, et qui créent la vie.

TEXTE INGMAR BERGMAN

TRADUCTION LUCIE ALBERTINI CARL GUSTAF BJURSTRÖM

MISE EN SCÈNE FÉLIX-ANTOINE BOUTIN SOPHIE CADIEUX

PRODUCTION THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

ÉQUIPE

AVEC LUC BOURGEOIS ROSALIE DAOUST ANNETTE GARANT ARIEL IFERGAN RENAUD LACELLE-BOURDON STEVE LAPLANTE PATRICIA LARIVIÈRE ÈVE PRESSAULT GABRIEL SZABO

ASSISTANCE ET RÉGIE STÉPHANIE CAPISTRAN-LALONDE

SCÉNOGRAPHIE ROMAIN FABRE

COSTUMES CYNTHIA ST-GELAIS

LUMIÈRES JULIE BASSE

CONCEPTION SONORE CHRISTOPHE LAMARCHE-LEDOUX

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ENTRETIEN

METTRE EN SCÈNE À DEUXENTREVUE À DISTANCE DE SOPHIE CADIEUX ET FÉLIX-ANTOINE BOUTIN, COUPÉE, MONTÉE ET MIXÉE PAR MATHIEU GOSSELIN

MATHIEU GOSSELIN – Est-ce parce que le film Fanny et Alexandre est un très grand film que son adaptation au théâtre exige deux metteurs en scène ?

SOPHIE CADIEUX – Ha ! Ha ! Ha ! Pas de pression, n’est-ce pas ?

FÉLIX-ANTOINE BOUTIN – Le théâtre en lui-même exige de la collaboration, je crois beaucoup au travail d’équipe, et pour moi, la plus belle chose est de construire ensemble quelque chose qui nous dépasse tous.

SC – Félix-Antoine et moi avons élaboré ensemble

des spectacles où nous confectionnions le texte, l’espace scénographique, l’expérience du spectateur et assumions conjointement la direction d’acteur. Notre complicité nous permet de réfléchir de façon active en étant toujours propulsé par l’autre.

FAB – Fanny et Alexandre parle beaucoup des choses intangibles, de la place de l’art dans nos vies, de l’invisible et du métaphysique. Notre collaboration aide à atteindre cet intangible. Nos idées se mêlent, elles ne nous appartiennent plus, elles se créent dans l’espace invisible entre nous. On côtoie alors un peu les fantômes de Fanny et Alexandre.

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POURQUOI ?

Je voulais que la passion pour cette œuvre de Bergman soit transmise directement par les créateurs qui par leur regard singulier et l’originalité de leur collaboration artistique feront exploser la force et la puissance de ce texte.

- M. Gosselin

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MG – Est-ce qu’on se prépare différemment quand on s’attaque à un chef d’œuvre ?

SC – Première chose, on ne se dit pas que l’on s’attaque à un chef d’œuvre.

FAB – Chaque projet emmène des questions complexes et puisque le théâtre est un art de transposition, chaque œuvre présente ses défis.

SC – Je crois que ce qui guide notre travail est sans contredit ce sentiment de la première lecture, ce sentiment de l’empreinte du film sur nous.

FAB – On veut créer de nouveaux codes sans dénaturer l’œuvre, on veut qu’elle soit nôtre, qu’elle ne soit pas muséale, tout en gardant l’essence formelle et philosophique qui fait de cette œuvre une grande œuvre.

SC – Pourquoi avons-nous tant aimé cet Alexandre qui ment, pourquoi nous avons encore peur de l’évêque, pourquoi nous y voyons encore une célébration de la vie et du théâtre ?

FAB – Il ne faut pas rester en face du monument, sinon on ne peut rien faire, il faut pénétrer dans cet

univers étrange avec sensibilité, et voir comment notre regard peut le transformer.

MG – Quels sont les défis que représentent le passage du cinéma au théâtre ?

FAB – Il y a un gros défi dans la construction des scènes entre elles. Au cinéma, on peut se permettre des aller-retours rapides d’un lieu à un autre, au théâtre c’est plus difficile. Il faut réarranger l’ordre des scènes pour qu’il y ait un souffle théâtral.

SC – Il y a évidemment la notion de gros plan et de cadre qui est si importante chez Bergman et qui au théâtre change de perspective complètement. On doit alors utiliser l’aspect magique du théâtre, celui de voir se construire une image devant nos yeux et d’y croire complètement.

FAB – Nous avons la chance que l’œuvre de Bergman soit déjà très théâtrale.

SC – Fanny et Alexandre est un film sur le théâtre et nous racontons au théâtre un film.

FAB – Par contre, il a fallu se questionner : il est intéressant de parler de théâtre au cinéma, mais comment traduire ce choc des médiums au théâtre ? Nous avons choisi de mettre Alexandre dans une perspective où il serait l’enfant qui deviendrait Bergman. Dans cette pensée, Alexandre construit le langage qui fera de lui un cinéaste avec l’univers du théâtre dans lequel il est plongé.

MG – À quel duo célèbre pourriez-vous comparer votre duo de mise en scène ?

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Pierre et Gilles, duo d’artistes

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SC – J’hésite entre Les Demoiselles de Rochefort ou Thelma et Louise. Des sœurs jumelles qui refondent le présent ou des sœurs cosmiques qui aiment l’aventure et les couleurs pastel.

FAB – Pierre et Gilles, parce que, comme eux, il y a quelque chose d’artisanale dans notre travail. Ce duo d’artiste forme un tout, on ne peut pas savoir comme spectateur qui a fait quoi. Avec Sophie, nous voulons que nos imaginaires s’embrassent pour en fabriquer un nouveau.

MG – Qu’est-ce que Fanny et Alexandre nous raconte sur le Québec et sur les Québécois d’aujourd’hui ?

SC – Nous ne tissons pas de liens à proprement parler mais le passé religieux pas si ancien du Québec trouve un écho dans Fanny et Alexandre.

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Artiste multidisciplinaire, Sophie Cadieux a fait son propre chemin dans le milieu théâtral montréalais, en alignant plus d’une trentaine de titres. Femme réfléchie et audacieuse, c’est au cours d’une résidence de trois ans à Espace Go que la comédienne a posé un regard sur son rôle d’artiste, sur sa vie de femme et sur la trace qu’elle laisse à travers les traces des autres, ainsi que pour faire vibrer des projets artistiques qui lui tiennent à cœur. C’est aussi à Espace Go, en mars 2014, qu’elle a signé sa première mise en scène, d’une pièce intitulée Tu iras la chercher de Guillaume Corbeil. Elle poursuit depuis cette discipline et met en scène Gamètes (2017) de Rébecca Déraspe. En 2016, elle est récipiendaire du Prix de la critique de l’AQCT - Meilleure interprétation féminine pour la pièce 4:48 Psychose, présenté cet automne à Paris avec succès. Récemment, nous avons pu la voir sur les planches de différents théâtres, notamment dans La Fureur de ce que je pense d’après des textes de Nelly Arcand, Toccate et fugue d’Étienne Lepage, ainsi que Des arbres de Duncan Macmillan. Elle mène aussi une carrière florissante au cinéma et au petit écran, nous donnant récemment le bonheur de la voir dans le rôle principal de Lâcher-prise, qui lui vaut un Gémeau dans la catégorie Meilleur premier rôle féminin – comédie. Elle est aussi cofondatrice du Théâtre de la Banquette arrière.

Diplômé en interprétation de l’École nationale de théâtre du Canada en 2012, Félix-Antoine Boutin fonde à sa sortie Création Dans la Chambre, avec la scénographe Odile Gamache et l’éclairagiste Julie Basse, auxquelles s’ajoutent en 2017 Gabriel Plante en tant que codirecteur artistique. Ce collectif a créé plusieurs spectacles depuis sa fondation : Un animal (mort), Koalas, Message personnel, Le sacre du printemps (Tout ce que je contiens), Les dévoilements simples (strip-tease), Archipel (150 Haïkus avant de mourir encore) et Orphée Karaoké. Félix-Antoine Boutin est en résidence de recherche à L’L (Bruxelles) en partenariat avec Montevideo (Marseille) depuis mars 2015. La dernière création de la compagnie, Petit guide pour disparaître doucement, est issue de cette recherche. Le metteur en scène a aussi plusieurs fois collaboré avec le CEAD, en créant les Théâtre à relire de Claude Gauvreau et de Réjean Ducharme.

Les Demoiselles de Rochefort

FAB – Pour moi la pièce parle de résistance face à la norme, c’est une ode à la pensée marginale, au refus des doctrines morales qui nous régissent. Bergman démontre que l’art est puissant, qu’il peut défaire le réel tel qu’on le conçoit pour y laisser pénétrer l’invisible. C’est un dieu multiple, vaste et libre qui a la force de tout détruire et tout reconstruire.

MG – Quel est le plus grand avantage à travailler une mise en scène à deux ?

SC – Nous avons une énergie sans relâche. Nous pouvons avoir plusieurs conversations en même temps avec notre précieuse assistante Stéphanie ou avec Romain Fabre au sujet d’un détail de scénographie et donner des notes de jeu. Tout ça grâce à notre cerveau partagé et tentaculaire.

FAB – Aussi, je dirais que ça fait évoluer les idées de manière inattendue. Puisqu’il faut beaucoup discuter en amont des répétitions et pendant l’adaptation, donc nos idées évoluent beaucoup à l’oral, ce qui fait une belle différence sur la circulation de notre créativité.

SC – C’est une expérience qui propulse, déstabilise.

FAB – Il faut aimer discuter et confronter ses idées. Il faut avoir une synergie forte, pour ne pas que l’équipe se sente prise entre deux chaises. Mais quand ça fonctionne, il y a des possibilités de dépassement infinies.

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Ingmar Bergman était trop libre-penseur pour assujettir ses mémoires à une chronologie rigide. Devant Laterna magica, il faut sans doute parler plutôt d’anti-mémoires, tant le va-et-vient entre souvenirs d’enfance et anecdotes professionnelles procède ici par analogie, de façon organique et décloisonnée.

Paru en 1987, ce texte est l’occasion pour le créateur de renouer avec le petit garçon qu’il a été, dans la frange conservatrice de la Suède des années 1920. Petit garçon marqué pour toujours par la relation

RAPPORT DE LECTURE

complexe entretenue avec une mère malheureuse, adepte de chantage émotif, et un père rigide, pasteur luthérien obsédé par le projet de donner à sa communauté le bon exemple.

Si le regard de cet enfant est souvent assombri par les pesanteurs du quotidien, il est aussi plein de l’invention et de la sensibilité qui vont faire la réputation de l’artiste à venir. Une bagarre avec Dag, son grand frère, son amour pour une jeune femme engagée pour le surveiller ou sa complicité avec l’oncle Carl, à la fois pauvre d’esprit et inventeur

LATERNA MAGICA : LUMIÈRE INTÉRIEUREPAR TRISTAN MALAVOY

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POURQUOI ?

Je trouve que Tristan a une plume magnifique, un esprit fin et pénétrant et il est aussi éditeur, qui de mieux pour se prêter au jeu du rapport de lecture ?

- M. Gosselin

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doué, doublé d’un urinomane (parfois, Carl ne peut résister à la tentation d’uriner dans son pantalon) : tout est matière à questionner un itinéraire singulier, jalonné de petites et de grandes blessures, et nous donne accès à une thématique de l’enfance somme toute assez peu présente dans l’œuvre, mis à part, notamment, dans le scénario de Fanny et Alexandre.

Laterna magica révèle l’authentique talent d’un Bergman écrivain, volontiers autocritique, particulièrement attentif à ses contradictions et qui n’hésite jamais à faire se côtoyer le féroce et l’amoureux, le trivial et le spirituel, les problèmes intestinaux dont il a tant souffert et les idéaux esthétiques. Parce qu’il y a aussi beaucoup de ça, dans ces pages, le metteur en scène et cinéaste remontant aux sources de sa passion pour le théâtre, qui était au cœur de sa vie, et pour le septième art, lequel représentait selon lui, lorsque toutes les conditions étaient réunies, la quintessence du geste artistique. « Le cinéma en tant que rêve, le cinéma en tant que musique. Aucun art ne traverse, comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire de notre âme. »

Éd. Gallimard, coll. « Folio », 384 p. Trad. du suédois par Lucie Albertini et Carl Gustaf Bjurström.

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL

Tristan Malavoy a fait paraître des poèmes, des nouvelles et des disques à la croisée de la chanson et de la littérature orale, dont le remarqué L’école des vertiges (Audiogram/L’Hexagone, 2018). Il est aussi l’auteur du roman Le Nid de pierres (Boréal, 2015) et de Feux de position (Somme toute, 2017), un recueil de ses meilleures chroniques parues dans les pages de Voir et L’actualité. INGMAR BERGMAN

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Au théâtre, il est difficile de faire vivre une expérience immersive du froid. De brûlants projecteurs éclairent généralement l’aire de jeu et la température de la salle préserve le confort du public, assis et immobile. Pourtant, le froid est bien présent sur scène. Cette sensation thermique, cet état de la matière, cette essence du Nord et de l’hiver, s’y manifestent par la matérialisation de ses effets dans l’espace. En s’appropriant les éléments mis en scène, le public construit le froid. Dans l’adaptation théâtrale de Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, les traces de nordicité et d’hivernité ancrent l’action dans un Nord froid. Lorsqu’il s’inscrit au sein d’une réplique, le mot « froid » n’attend plus qu’à revêtir une charge symbolique pour dévoiler le territoire intérieur des personnages.

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Les marques de la nordicité

Conçue dans les années soixante par le linguiste et géographe Louis-Edmond Hamelin, la notion de « nordicité » se situe à la frontière du réel et de l’imaginaire, du paysage tangible et de la représentation artistique. C’est l’état réel, perçu, vécu et inventé d’un espace froid à l’intérieur de l’hémisphère boréal. Comme le territoire marque l’imaginaire, que l’imaginaire s’inspire du territoire et que le territoire peut être créé de toutes pièces par l’imaginaire, la nordicité nourrit les artistes, qui la (re)définissent par le truchement de leurs créations. Truffée de composantes propices au déploiement d’un Nord scandinave, la pièce Fanny et Alexandre n’est pas sans rappeler les origines suédoises de Bergman. Le spectateur y explore une facette de la nordicité, tantôt étrangère, tantôt familière. Dès les premiers tableaux, les références culturelles campent le décor : un théâtre suédois. Le hareng mariné, les boulettes de viande, le pain trempé dans le jus de jambon le soir de Noël, la chanson Nu är det jul igen, le nom de famille Ekdahl, qui fait référence à la famille éponyme dépeinte par le dramaturge norvégien Henrik Ibsen dans Le canard sauvage, la scène de la nativité et les rituels donnent à voir une Suède sous le joug de la religion. Au contact de l’évêque Edvard Vergérus, Fanny et Alexandre se confrontent à un environnement ascétique et rigoriste, qui fait écho à la Grande Noirceur. Le Nord apparait alors comme le lieu de la préservation des traditions. Ainsi, le jeune Alexandre raconte que sa grand-mère « a fondu en larmes » quand son père a tenté de la persuader d’ « installer le chauffage central », car elle croyait que « son fils ne l’aimait plus ». L’avènement du chauffage, de la modernité, aurait altéré les mœurs et, implicitement, fait disparaitre le « froid », symbole de l’identité nordique.

INCARNER LE FROIDPAR JULIE GAGNÉ

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Les signes de l’hivernité

Dans la pièce, la nordicité côtoie l’hivernité. Ce terme, datant de 1991, correspond, selon Hamelin, à une « nordicité saisonnière ». L’hivernité permet d’expérimenter temporairement le Nord. En effet, durant l’hiver, le froid agit sur le territoire et le « nordifie ». Lors d’une bataille, Maj, Fanny et Alexandre font neiger les oreillers. Il s’ensuit une « danse des flocons », qui évoque la joie enfantine liée à la neige. Les matériaux nordiques et, par association, la saison froide peuvent aussi se faire décor du malheur. Alexandre rappelle que « la neige n’en finit pas de tomber » quand « un insupportable chagrin » l’envahit, puis que « c’est l’hiver » que « la mort frappe ». Même si le printemps laisse poindre l’espoir du dégel, le froid s’accroche, glissant de l’extérieur à l’intérieur pour devenir métaphore du ressenti.

Une fenêtre sur le territoire intérieur des personnages

Véritable marque de subjectivité dans le langage, pour reprendre les termes de la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni, le froid révèle l’intériorité des personnages en mettant des mots sur leur mal-être. Alexandre partage sa solitude quand Maj le quitte : « Alexandre sent une douleur au creux de son estomac, il a froid, mais ce froid n’est pas parce qu’il fait froid dans la chambre, c’est à cause d’un frisson au fond de son thorax […]. » Fanny précise qu’elle a « tellement froid » à l’instant où elle se glisse dans le lit d’Alexandre, en quête de chaleur humaine. Le jeune garçon dit qu’il « tremble également de froid » quand la peur l’ébranle. De plus, la froidure véhicule la charge émotive liée à la perte : « Alexandre ferme les yeux. Quand il les ouvre de nouveau, son père a disparu. La lumière de l’aube est froide. Il a froid. » Le froid transcende l’inconfort physique pour traduire l’indicible malaise qui se terre au creux des personnages transis.

D’après Daniel Chartier, spécialiste de l’imaginaire du Nord, la nordicité et l’hivernité sont des « éléments d’identification identitaires ». Avec Fanny et Alexandre, le spectateur s’identifie au froid ressenti par les personnages pour le faire sien. L’adaptation touche les sensibilités nordiques, tissant ainsi des liens intimes entre la Suède et le Québec.

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Julie Gagné enseigne le français au collégial. Ses recherches portent sur l’imaginaire et les usages du froid dans les pratiques scéniques et dramaturgiques du théâtre québécois contemporain. Son plus récent article à caractère théâtral, « La cartomancie du territoire | Redessiner sa vision du monde au contact de l’autre », basé sur des entretiens avec Philippe Ducros et Kathia Rock, est publié dans le treizième numéro de la revue Littoral.

POURQUOI ?

Je suis tombé par hasard sur le nom de Julie Gagné en faisant des recherches sur le théâtre et la nordicité, j’ai tout de suite senti son amour profond pour la dramaturgie et le froid, la candidate parfaite!

- M. Gosselin

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ARTICLE

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Art multimillénaire, à défaut d’être multimillionnaire, il y a longtemps que le théâtre se fait son cinéma. Et le septième art n’a pas tardé, avant d’emprunter les mille et une avenues technologiques qu’on lui connaît, à s’approprier les codes du théâtre : Georges Méliès était d’abord illusionniste avant d’être cinéaste et on transposa Shakespeare à l’écran dès 18981! Mais la grâce inhérente à ces deux arts majeurs peut-elle facilement traverser de l’un à l’autre? Pour analyser pareille aventure, permettez-moi de me camper exclusivement en sol québécois.

Nos dramaturges adaptés au cinéma se comptent presque sur le bout des doigts. Normal, vu la relative « jeunesse » de notre théâtre. De Gratien Gélinas

DE L’ÉCRAN COMME RIDEAU DE SCÈNEPAR NICOLAS GENDRON

POURQUOI ?

Il est rare d’avoir sous la main un spécialiste du théâtre, doublé d’un critique de cinéma avec une intelligence pointue comme Nicolas, j’ai sauté sur l’occasion.

- M. Gosselin

(Tit-Coq) à Evelyne de la Chenelière (Au fil de l’eau, Monsieur Lazhar), de René-Daniel Dubois (Being at home with Claude) à Wajdi Mouawad (Incendies), sans oublier le plus adapté d’entre tous, Michel Marc Bouchard (Lilies, Les Muses orphelines, Tom à la ferme, The Girl King), nos auteurs naviguent rarement de la scène à l’écran. À moins de passer soi-même derrière la caméra, tels Mouawad (Littoral) et surtout Robert Lepage (Nô, La Face cachée de la lune, Triptyque)2. Alors imaginez le chemin inverse!

Et pourquoi serait-on aussi frileux à adapter un film sur les planches? D’abord, il y a l’ancrage du temps. Plus l’adaptation théâtrale sera distanciée de la création de l’œuvre originale, plus elle pourra soit

Les Bons Débarras, avec Léa Deschamps et Érika Gagnon, au Théâtre du Trident

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jouir du statut de « classique » de son inspiration, soit s’en affranchir davantage et déjouer les attentes, se délester du poids de la comparaison récente. Si le théâtre privé n’hésite pas à tabler sur des histoires drôles et/ou rassembleuses, issues majoritairement du cinéma français (Le dîner de cons, Le prénom, Les choristes, Tanguy), d’autres créateurs osent s’emparer de films d’ici qui ont fait leurs marques autrement, qui par une tension implacable (Martin Genest avec son Octobre 70, d’après Octobre de Pierre Falardeau), qui par l’esprit de ses dialogues affûtés (Le déclin de l’empire américain de Denys Arcand, revisité par Patrice Dubois et Alain Farah) ou par les émotions à vif d’une langue ducharmienne3 (Frédéric Dubois adaptant Les bons débarras de Francis Mankiewicz). Pas de fresques historiques ni de déluge d’effets spéciaux en vue. Priment la force d’une histoire et l’imaginaire au pouvoir!

On mise donc d’emblée sur ce qui lie théâtre et cinéma. Des personnages uniques au potentiel cathartique, un puissant squelette dramatique, et la machine à rêves qu’ils incarnent tous deux, chacun à leur manière. Mais sur les planches, la tension naît soudain d’un public placé en plongée de l’action (Octobre 70), les dialogues d’origine sont revus au goût du jour (Le déclin…) ou un homme se transforme en voiture le temps d’une balade (Les bons débarras). L’écran de cinéma devient cadre de scène; l’œil du spectateur est le monteur en chef; et la troupe d’interprètes peut rivaliser de sueur pour vous convaincre que l’instant présent ne s’usine pas à Hollywood. Libérées du réflexe de l’hyperréalisme, les images reprennent leur plein droit de symboles : la poésie s’impose comme productrice déléguée. Et alors, si et seulement si le théâtre ne tente pas de faire recette, la magie traverse l’écran.

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1 On parle ici d’un court métrage évoquant The Life and Death of King John, pas la pièce la plus connue du « barde de Stratford ». Mais les adaptations plus ou moins libres de son œuvre défileront ensuite par centaines au septième art, chez les Laurence Olivier, Orson Welles, Akira Kurosawa, Franco Zeffirelli, Jean-Luc Godard, Kenneth Branagh, Peter Greenaway, Baz Luhrmann, Julie Taymor ou… Yves Desgagnés!

2 Quoique les dernières années créeront peut-être une nouvelle tendance, entre Le vrai du faux d’Émile Gaudreault, d’après Au champ de Mars de Pierre-Michel Tremblay, Montréal la blanche de Bachir Bensaddek, d’après sa pièce éponyme, et le King Dave de Podz, d’après le texte primé d’Alexandre Goyette. À surveiller en 2019 : les adaptations cinématographiques des œuvres de Marie-Christine Lê-Huu (Jouliks) et François Archambault (Tu te souviendras de moi).

3 En effet, rappelons que le scénario original de ce film de 1980 était signé par le dramaturge Réjean Ducharme, mais nullement inspiré d’une de ses pièces de théâtre.

Comédien, auteur et metteur en scène, Nicolas Gendron participe à une trentaine de productions théâtrales, depuis sa formation à l’École de théâtre professionnel du Collège Lionel-Groulx. Directeur artistique d’ExLibris ( Et au pire, on se mariera, L’Enfance de l’art – Doigts d’auteur de Marc Favreau ), il collabore avec plusieurs compagnies, dont le Théâtre Parminou, le Théâtre la Catapulte, On a tué la une!, La Bordée, Le Choix de la présidente et Ondinnok. Aussi journaliste et critique de cinéma, on peut le lire, entre autres, dans Ciné-Bulles et VOIR. En parallèle, depuis l’été 2017, il est conseiller artistique au Théâtre Denise-Pelletier.

Le Déclin de l’empire américain, à Espace GO

Octobre 70, à XXXXX

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RÉCIT

DANS MON VENTREPAR ALAIN FARAH

J’écris Fanny, j’écris Alexandre, mais si je sais que le cinéma existe, c’est grâce à Madame Ekdahl.

Madame Ekdahl, c’était au collège ma professeure de latin, ma professeure de lettres classiques. J’avais douze ans quand elle m’a enseigné pour la première fois, elle avait émigré d’Uppsala deux décennies plus tôt, presque en même temps que mes parents. Elle nous racontait les guerres puniques, César, le Rubicon, elle nous parlait des dieux grecs et du Panthéon comme de sa propre famille, elle nous parlait de littérature, elle nous parlait de cinéma.

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Ces fictions m’ont appris la nécessité d’inventer des mondes à mon tour, des mondes où je serais le plombier, le farfadet, la chasseuse de primes, des mondes dont la légitimité se résumerait à mon désir de survivre et de raconter.

Si elle avait écrit des livres, si elle avait fait des films, madame Ekdahl serait-elle encore vivante? Que se passe-t-il dans la tête d’une professeure pour qu’elle se pende, en plein été, dans la palestre où un mois plus tôt, jouaient ses élèves?

Pourquoi la littérature, qui a de curieux pouvoirs, n’a pas su la sauver?

Je repense à Ekdahl, pas seulement à cause de son patronyme improbable, mais car elle a été la première à me mettre de la littérature entre les mains, c’est-à-dire un vrai livre, c’est-à-dire un livre intense, Une saison en enfer, ce livre écrit, m’avait-t-elle dit, par un grand poète, un garçon à peine plus vieux que je ne l’étais alors. Le titre à lui seul m’avait d’abord troublé : je traversais une grande période de crise. Sans madame Ekdahl, sans Rimbaud, sans Fanny et Alexandre, je n’aurais pas, si tôt dans ma vie, mis les mots sur mon plus grand secret, mon plus grand talent, ma plus grande faiblesse.

J’ensevelis les morts dans mon ventre.

FANNY ET ALEXANDRE

Alain Farah est écrivain. En 2013, il a fait paraître son deuxième roman, Pourquoi Bologne (Le Quartanier) de même qu’un essai, Le Gala des incomparables (Classiques Garnier). Farah est aussi l’auteur de Matamore no 29 (Le Quartanier, 2008) et de Quelque chose se détache du port (Le Quartanier, 2004). Professeur à l’université McGill, il enseigne la littérature française contemporaine et la création littéraire. On peut l’entendre, depuis 2011, à l’émission Plus on est de fous, plus on lit sur les ondes de ICI Radio-Canada Première. En 2016, il a publié un roman graphique, La ligne la plus sombre (La Pastèque). Cette année, un extrait de son prochain roman est paru dans le numéro 141 de Granta sous le titre Life of the father. Son travail, toujours autobiographique, questionne la frontière poreuse entre la réalité et la fiction.

POURQUOI ?

Je voulais absolument aborder comment le personnage d’Alexandre grandit, se construit grâce aux fictions qu’il s’invente et l’écrivain Alain Farah explore cette frontière entre la réalité et la fiction d’une manière tout à fait singulière et sensible.

- M. Gosselin

Je la respectais, je l’aimais. Je me demande encore comment elle a pu en arriver là.

Ekdahl, je le réalise aujourd’hui, est la première à m’avoir fait comprendre l’importance de se bâtir une culture singulière, intime, une culture qui ne réponde pas nécessairement aux exigences d’un canon mais qui soit sentie, sensible, qui puisse se coller à nous comme une deuxième peau. L’importance des grandes œuvres ne se vérifient pas dans les dictionnaires. Si Bigelow ou Bergman sont importants, c’est pour ce que leurs films font dans notre corps.

Je me souviens avoir confié à Madame Ekdahl que je ne lisais pas, que je ne connaissais rien à la littérature, que je ne connaissais rien au cinéma. Je n’oublierais jamais sa réponse : avec son accent scandinave, elle m’avait dit que ces jeux vidéos conçus au Japon qui me passionnaient, Zero Wing, Zelda, Metroid, ces jeux que je me dépêchais d’aller louer le vendredi après-midi, dès la sortie des classes, eh bien, c’était ça, mes classiques.

La rencontre de cette professeure a débloqué quelque chose en moi. Je pouvais être moi-même, celui que j’étais, tout en commençant à être un autre.

À cette époque, je m’évadais de ma tristesse en me plongeant dans des mondes où des plombiers italiens pourchassaient des champignons sur des nuages, des royaumes où un jeune garçon costumé en farfadet parvenait, en traversant le miroir, à passer de l’ombre à la lumière. Je découvrais des planètes où une chasseuse de primes intergalactique luttait contre un cerveau géant.

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