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PHILIPPE DELAIGUE ÉDITO La Fédération se veut un rassemblement informel d’artistes et de théâtres qui tentent d’inventer ensemble raisons et façons de créer du théâtre. Certains de ces théâtres sont des amis fidèles et déterminés, d’autres observent avec bienveillance ce qui est à l’œuvre et se cherchent une place, d’autres enfin ouvrent occasionnellement des pistes généreuses. Rien ne nous engage, mais beaucoup nous lie. Mettre en commun nos raisons et nos façons de faire du théâtre se fonde sur un présupposé simple : nous avons des raisons et des façons de faire du théâtre. Seulement voilà : qui sait aujourd’hui “simplement” ce qui le conduit à fabriquer du théâtre, et de cette manière plutôt que d’une autre ? Notre première tâche est de parvenir doucement à ce constat commun qu’il est difficile, peut-être même de plus en plus difficile, de donner sens à nos buts et nos pratiques. D’accepter les doutes, les questionnements. De ne pas savoir : Quel théâtre faire aujourd’hui ? Avec qui ? Où ? Quels sont les théâtres dont nous avons aujourd’hui besoin : des grandes salles, des petites ? Grandes comment ? Petites comment ? La rue ? Des lieux de la vraie vie ? La campagne ? Un théâtre itinérant ? Un théâtre sédentaire qui investit des lieux différents chaque saison ? Un théâtre sédentaire pour de longues séries de représentations ? Pour qui ces représentations ? Comment aller à la rencontre de nouveaux publics ? Qui sont-ils ? Devons-nous créer pour eux ? Comment lutter contre l’inexorable vieillissement des publics de théâtre ? Les artistes de théâtre doivent-ils être comptables d’un rapport au public ? Et si oui, de quel type ? Ne doivent-ils être que les auxiliaires d’une action culturelle et d’un imaginaire “lien social” ou doivent-ils être associés voire portés à la direction des lieux ? Pourquoi ne pardonne-t-on rien au théâtre (quand on pardonne tant au cinéma) ? Quelle est la nature de ce risque que l’on prend en venant au théâtre ? Qu’y attend-on ? Qu’y espère-t-on ? Pour- quoi ces attentes et ces espoirs sont-ils si souvent déçus ? Et à quelles fins représente-t-on ? Les théâtres sont- ils toujours des théâtres ou sont-ils devenus des salles de spectacles ? Le spectateur du rang K est-il venu voir du théâtre ou un spectacle ? L’acteur sur scène fait-il du théâtre ou joue-t-il dans un spectacle ? La distance entre celui-ci et celui-là doit-elle s’abolir ou s’accuser ? Pourquoi est-on subven- tionné ? Pour faire du théâtre ou des spectacles ? Pour partager l’amour d’une œuvre ou travailler d’arrache- pied à la promotion de soi-même ? Pour partager un propos, des ques- tions ou pour le simple pouvoir d’en tenir un (de propos) et d’en poser (des questions) ? Quelle place pour les écritures d’aujourd’hui ? Que signifie commander un texte à un auteur ? Quel type de “contrat” cette démarche implique-t-elle ? La mise en scène est-elle un art ? Un artisanat fédéra- teur ? Une scandaleuse appropriation des moyens de production ? Un mal nécessaire ? Une écriture singulière et profonde ou une exploitation éhontée du talent des autres ? Peut-on se passer des metteurs en scène ? Doit-on se passer d’eux et explorer d’autres manières de faire ? Comment repenser pour le théâtre une économie juste ? Qu’est-ce qu’une économie juste pour le théâtre ? Une économie légère ? Qu’est-ce qui coûte cher au théâtre ? Doit-on continuer à consi- dérer comme seulement anormal qu’un spectacle ne tourne pas ou peu ? Doit-on continuer à sanctionner les compagnies qui ne tournent pas ou peu et laisser à volonté (et discré- tion) cette possibilité aux directeurs de centres dramatiques ? Doit-on continuer à laisser les théâtres (subventionnés par des régions, des départements et un ministère) ne pas accueillir un nombre raisonnable de représentations de compagnies (subventionnées par les mêmes régions, départements et ministère) ? le journal N°2 JANVIER 2010 JOURNAL À PARUTION ALÉATOIRE N°2 LA FÉDÉRATION [THÉÂTRE] — 5 MONTÉE SAINT BARTHÉLEMY — F 69005 LYON — TÉL +33 (0)4 72 07 64 08 #2

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La Fédération se veut un rassemblement informel d’artistes et de théâtres qui tentent d’inventer ensemble raisons et façons de créer du théâtre. Certains de ces théâtres sont des amis fidèles et déterminés, d’autres observent avec bienveillance ce qui est à l’œuvre et se cherchent une place, d’autres enfin ouvrent occasionnellement des pistes généreuses. Rien ne nous engage, mais beaucoup nous lie. Mettre en commun nos raisons et nos façons de faire du théâtre se fonde sur un présupposé simple : nous avons des raisons et des façons de faire du théâtre. Seulement voilà : qui sait aujourd’hui “simplement” ce qui le conduit à fabriquer du théâtre, et de cette manière plutôt que d’une autre ?

Notre première tâche est de parvenir doucement à ce constat commun qu’il est difficile, peut-être même de plus en plus difficile, de donner sens à nos buts et nos pratiques. D’accepter les doutes, les questionnements. De ne pas savoir :

Quel théâtre faire aujourd’hui ? Avec qui ? Où ? Quels sont les théâtres dont nous avons aujourd’hui besoin : des grandes salles, des petites ? Grandes comment ? Petites comment ? La rue ? Des lieux de la vraie vie ? La campagne ? Un théâtre itinérant ? Un théâtre sédentaire qui investit des lieux différents chaque saison ? Un théâtre sédentaire pour de longues séries de représentations ? Pour qui ces représentations ? Comment aller à la rencontre de nouveaux publics ? Qui sont-ils ? Devons-nous créer pour eux ? Comment lutter contre l’inexorable vieillissement des publics de théâtre ? Les artistes de théâtre doivent-ils être comptables d’un rapport au public ? Et si oui, de quel type ? Ne doivent-ils être que les auxiliaires d’une action culturelle et d’un imaginaire “lien social” ou

doivent-ils être associés voire portés à la direction des lieux ? Pourquoi ne pardonne-t-on rien au théâtre (quand on pardonne tant au cinéma) ? Quelle est la nature de ce risque que l’on prend en venant au théâtre ? Qu’y attend-on ? Qu’y espère-t-on ? Pour-quoi ces attentes et ces espoirs sont-ils si souvent déçus ? Et à quelles fins représente-t-on ? Les théâtres sont-ils toujours des théâtres ou sont-ils devenus des salles de spectacles ? Le spectateur du rang K est-il venu voir du théâtre ou un spectacle ? L’acteur sur scène fait-il du théâtre ou joue-t-il dans un spectacle ? La distance entre celui-ci et celui-là doit-elle s’abolir ou s’accuser ? Pourquoi est-on subven-tionné ? Pour faire du théâtre ou des spectacles ? Pour partager l’amour d’une œuvre ou travailler d’arrache-pied à la promotion de soi-même ? Pour partager un propos, des ques-tions ou pour le simple pouvoir d’en tenir un (de propos) et d’en poser (des questions) ? Quelle place pour les écritures d’aujourd’hui ? Que signifie commander un texte à un auteur ? Quel type de “contrat” cette démarche

implique-t-elle ? La mise en scène est-elle un art ? Un artisanat fédéra-teur ? Une scandaleuse appropriation des moyens de production ? Un mal nécessaire ? Une écriture singulière et profonde ou une exploitation éhontée du talent des autres ? Peut-on se passer des metteurs en scène ? Doit-on se passer d’eux et explorer d’autres manières de faire ? Comment repenser pour le théâtre une économie juste ? Qu’est-ce qu’une économie juste pour le théâtre ? Une économie légère ? Qu’est-ce qui coûte cher au théâtre ? Doit-on continuer à consi-dérer comme seulement anormal qu’un spectacle ne tourne pas ou peu ? Doit-on continuer à sanctionner les compagnies qui ne tournent pas ou peu et laisser à volonté (et discré-tion) cette possibilité aux directeurs de centres dramatiques ? Doit-on continuer à laisser les théâtres (subventionnés par des régions, des départements et un ministère) ne pas accueillir un nombre raisonnable de représentations de compagnies (subventionnées par les mêmes régions, départements et ministère) ?

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Quelle place pour les directeurs de théâtres non-artistes dans les processus de création ? Que signifie coproduire ? Quel type de “contrat” lie-t-il les coproducteurs ? Sommes-nous dans une économie publique ? Privée ? Mixte ? Cette économie à géométrie variable (l’on se revendique de la grande histoire de la Décentrali-sation pour exiger des subsides publics et l’on pratique des marges financières sur les ventes de nos spectacles) n’in-duit-elle pas des règles contractuelles à géométrie variable elles aussi ? Qui dit la règle ? Qui répond de la règle ?

Accepter de ne pouvoir toujours répondre et chercher. Chercher, c’est aussi notre métier. Ouvrir pour cela la porte à d’autres que nous, gens de théâtre. Ouvrir la porte à des scien-tifiques, à des intellectuels, à des enseignants, à des historiens, des philosophes, des psychanalystes. Des chercheurs.

C’est ce que nous avons tenté de faire tout au long de ce numéro 2 : relier nos paroles à d’autres paroles qui ouvrent à leur tour sur d’autres possibles, d’autres champs, d’autres propos. Déployer et ouvrir les espaces de réflexion. Je tiens à remercier toutes celles et ceux qui ont accepté de répondre à nos espoirs de nouveaux points de vue. Ils l’ont fait avec talent, générosité, bienveillance (nous étions novices) et pertinence.

Merci donc à Chantal Weizmann, Françoise Lantheaume, Anne Flottes, Gérard Noiriel, Marjorie Glas. La Fédération y a sans doute découvert la possibilité de nouveaux partena-riats pour l’avenir. Je tiens aussi à remercier Samuel Gallet, jeune auteur dramatique, qui a accepté le “risque” d’une carte blanche : je souhaitais qu’il porte un regard singulier, son regard, sur ce que pouvait évoquer pour lui, aujourd’hui, une aventure de théâtre. Un immense merci enfin à Sabrina Perret qui a conçu et coordonné la réalisation de ce journal.

Aujourd’hui, la Fédération cherche des endroits justes de paroles possibles.

Le Lycée en est un, qui a vu la naissance d’un premier Cahier d’histoires en France. Un second Cahier d’histoires verra le jour dans des lycées et théâtres marocains et algériens. Un troisième est engagé en Haïti. Le milieu rural normand en est un second où nous créons en ce moment-même À l’ombre de Pauline Sales. Une autre façon d’aborder le monde rural après des années de Comédie Itinérante avec la Comédie de Valence : vivre et créer dans un village dans le cadre d’une association entre une communauté de communes et un centre dramatique (Le Préau de Vire).

Demain, une pièce d’Enzo Cormann (Hors-jeu) sur les traces d’un deman-deur d’emploi, une commande d’écriture à venir sur le thème de l’her-maphrodisme, une “affaire” : une autre façon de partir à la rencontre des diffé-rents publics à partir d’une thématique majeure déclinée en multiples varia-tions (forme grand plateau, confé-rence, ateliers avec les populations, cabaret, tour de chant, petites formes à créer in situ…) et toutes celles encore que nous nous promettons d’inventer ensemble.—

PHILIPPE DELAIguE

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l’OmBre

À l'ombre met en scène trois collaborateurs de Bertolt Brecht, Marianne, Hans et Walter, librement inspirés de certains compagnons de route du grand dramaturge (Elisabeth Hauptmann, Margarethe Steffin, Hanns Eisler, mais aussi Walter Benjamin). La pièce commence en RDA dans les années soixante dix dans l'ancien atelier d'écriture où quelqu'un (enquêteur, agent de la stasi, universitaire, double de l'écrivain, représentant du public ?) vient questionner les trois protagonistes à propos d'un opéra non signé, l'opéra des ombres. On les retrouve alors en 1932 dans ce même atelier en train d'écrire ce texte alors que Brecht est absent. Opéra paro-dique de la forme brechtienne (notamment de l'Opéra de Quat'sous) où trois personnages (le rabatteur, l'amou-reuse et l'observateur) racontent les rapports complexes faits d'admiration, de passion, de jalousie et d'aliénation qui les unissent à l'écrivain. Comment parler de ce statut si particulier de collaborateurs artistiques à l'ombre d'un grand homme ? Comment évoquer cette forme de servi-tude volontaire où l'on est à la fois révélé et assujetti par un être ? Sur fond de montée du nazisme, la pièce de Pauline Sales questionne ces relations dévorantes chez des êtres emportés dans la passion du monde et pris dans l'urgence de la lutte politique.

Pauline SaleS, Brecht eSt un écrivain aSSez éloigné

de votre ProPre univerS théâtral. comment eSt né le

Projet d'écrire Sur lui et Sur leS lienS qui l'uniSSait à

SeS collaBorateurS/triceS ?

Pauline Sales _ J’ai toujours pris les commandes d’écriture comme un déplacement, un voyage que vous n’auriez pas forcément choisi, mais, qui sait, ce n’est peut-être pas un hasard si on vous le propose. C’est Philippe Delaigue, que je connais depuis longtemps, qui m’a proposé d’écrire sur ce sujet. Avec les deux acteurs de la Fédération, Sabrina Perret et Sylvain Stawsky, il avait, un temps, hésité à monter Avant-garde une nouvelle magnifique de Marieluise Fleisser où elle évoque sa relation complexe avec Brecht. La nouvelle devait être entrecoupée de chansons de Kurt Weil. Ce texte a donc été le point d’appui, Brecht, certes, mais par l’œil de Marieluise Fleisser. En plus, Philippe m’a demandé d’in-troduire des textes chantés dans la pièce à venir. Je navi-guais là aussi en terre étrangère puisque je n’ai jamais écrit de chansons. Vincent Garanger, fidèle compagnon de route de Philippe Delaigue, est devenu un peu plus tard le troisième personnage de la pièce.

Marieluise Fleisser, Brecht, Kurt Weil, ce sont évidem-ment des compagnons un peu écrasants quand il s’agit d’écrire, mais c’est aussi une occasion inespérée de s’enfoncer dans leurs œuvres, leurs vies, leur pays, leur

époque, ce vingtième siècle particulièrement dense, avec la première guerre mondiale, l’avènement du communisme, la montée du fascisme, du nazisme, la seconde guerre mondiale, la création de la RDA. Il me semblait qu’on tenait un exemple parfait de ces relations ambiguës et complexes, enrichissantes et frustrantes qui se nouent entre les “grands hommes” et leurs proches. Et ces relations étaient empreintes d’un communisme idéal exigeant de travailler ensemble au nom d’une cause, pour le bien commun, pour un théâtre nouveau qui aurait une action profonde sur l’évolution des mentalités.

au Préau (centre dramatique régional de vire) que

vouS co-dirigez avec vincent garanger, vouS avez choiSi

comme thématique de SaiSon : « une femme eSt-elle un

homme comme leS autreS ? » Pourriez-vouS nouS Parler

de ce Projet et de Son articulation avec cette Pièce ?

Pauline Sales _ Vincent Garanger et moi-même avons souhaité mener avec les habitants de Vire et les artistes associés et accueillis ce que nous avons nommé une enquête artistique qui pour cette première saison est : « Une femme est-elle un homme comme les autres ? » Nous sommes un couple de sexe différent à la tête d’une institution culturelle, il nous paraissait pertinent d’in-terroger au travers de différentes créations, spectacles

DE PAuL I N E SA L E S

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J’ai travaillé à plusieurs reprises sur l’œuvre

passionnante de Marieluise Fleisser et notam-

ment sur ce petit récit, âpre et triste, qui

s’intitule Avant-garde. Ce texte raconte la

rencontre de la jeune écrivaine Fleisser avec

le déjà grand Bertolt Brecht, leur collabora-

tion artistique et leur histoire d’amour qui

finit mal. Nous savons que Brecht entretint

de fructueuses collaborations artistiques et

intellectuelles avec certaines de ces maîtresses

lesquelles y laissèrent souvent plus que des

plumes. J’ai alors décidé de commander une

pièce à Pauline Sales, compagne de théâtre

de longtemps, s’inspirant d’Avant-garde.

Une pièce entre théâtre et tour de chant.

PHILIPPE DELAIguE I N T E R V I E W D E PA u L I N E S A L E S

À

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accueillis, petites formes et débats, la place de la femme dans la société, ce qui fait ou non que les sexes sont diffé-rents et comment cela nous conduit ou pas à certaines places pré-existantes dans la société. La grande question qui se pose toujours entre l’inné et l’acquis. Les femmes qui entouraient Brecht étaient des femmes puissantes, particulièrement pour leur époque. Que ce soit Ruth Berlau, Margarethe Steffin, Elisabeth Hauptmann, chacune à sa façon, était belle, intelligente, cultivée, débrouillarde, indépendante, libre. En appa-rence, elles ont très peu de choses à voir avec des femmes soumises, des femmes de l’ombre. La rencontre avec Brecht a été pour elles déterminante. Elles ont vu l’en-vergure de cet homme, son génie. Elles ont été flattées d’être reconnues par lui, heureuses de travailler avec lui, de nourrir son travail, à la fois révélées et assujetties. À partir du moment où elles ont travaillé avec lui, elles ont eu de plus en plus de mal à mener à bien leurs travaux personnels. Peut-être, avec raison, y ont-elles trouvé moins d’intérêt ? Peut-être se sont-elles senties niées ? Elles ont accepté de partager cet homme, de travailler pour lui, et puis, peu à peu, pour certaines d’entre elles, la relation a vrillé et elle est devenue une relation de dépendance pure et simple. Brecht a tout envahi. Il n’y a pas de réponses à donner. Les vies ne se résument pas en quelques mots. Elles gardent leur part de contradic-tion, de mystère. Cette ombre qui donne le titre de la pièce, on peut à la fois la désirer de toutes ses forces ou la rejeter. On peut avoir le goût de la lumière et aimer l’ombre. On peut penser être fait pour l’ombre et rêver de lumière. On peut être étonné de la lumière qu’on dégage. Y a-t-il un goût particulier pour l’ombre ? Est-il nuisible ? Tout le monde peut-il vivre à la lumière ?

on retrouve Souvent danS voS PièceS deS relationS

canniBaleS où un PerSonnage ne Peut exiSter qu'à

traverS l'autre. il y a toujourS un vaincu danS la

relation dont le vainqueur ne Saurait Pourtant

Se PaSSer. l'autre danS voS texteS eSt à la foiS

indiSPenSaBle et deStructeur. je voulaiS vouS

interroger Sur ce Paradoxe que fouillerait Selon

moi, eSSentiellement votre écriture (« je ne SuiS

rien SanS l'autre maiS je PerdS tout avec lui ») et

Particulièrement danS ce dernier texte.

Pauline Sales _ Je ne l’avais pas analysé de cette manière mais c’est sans doute juste. Il y a en tout cas, et cela me semble relativement évident, un rapport de force dans pratiquement toute relation ou, pour être plus précise, dans toute relation où il se joue quelque chose. Les rela-tions apaisées sont sans doute des relations où tout est joué, ce qui n’est peut-être pas désagréable le temps passant mais pas très intéressant théâtralement. En même temps, il ne me semble pas inscrire mes person-nages dans des rapports cyniques ou dénués d’amour mais plutôt, et c’est ce que je trouve parfois terrible dans la vie, une sorte de hiérarchie naturelle s’établit d’un commun accord entre dominants et dominés. Les dominants n’ont, quelquefois, pas besoin de mettre en œuvre leur force pour l’être, ils le sont de fait, par leur don, mystère, beauté, intelligence, charisme, grâce, force de travail, par leur capacité à être au monde avec une certaine évidence et les dominés viennent autour de cette énergie dégagée et sont les premiers à la nourrir. Tout cela reste évidemment schématique et on peut

dans une même vie, de moment en moment, évoluer entre les dominants et les dominés, les vainqueurs et les vaincus. Et on peut aussi donner une autre terminologie force et faiblesse sans porter de jugement de valeur, mais comme l’accompagnement de deux forces opposées qui constituent un seul et même mouvement.

L’autonomie de pensée, la capacité à accéder à une pensée propre sans pour autant se prévaloir d’avoir une pensée unique et d’en être le seul dépositaire, s’enorgueillir avec son petit moi, est difficile à acquérir. C’est un travail de tous les jours. Une pensée qui subit des influences mais qui n’est pas dévorée, volée, monopolisée, par un indi-vidu ou par un groupe.

Comment faire pour que la parole soit à la fois appro-priée et collective ? Walter Benjamin qui a servi très lointainement et modestement de modèle à l’un des personnages a cette capacité à se laisser envahir, qu’il décrit comme très féminine, sans se perdre. L’envahis-sement le nourrit. Il peut chez d’autres être fatal, non pas des graines sur une terre qui permet de nouvelles pousses, mais agir comme un incendie qui laisse un désert.

Comme le dit le philosophe et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis « Quand on voit qu’on est complète-ment pris dans le monde de l’autre, dans les fantasmes de l’autre, quand on n’est plus du tout soi, mais qu’on devient comme un objet, on se dégage. Quand on est pris dans le filet de l’autre, on file ! On a besoin de l’autre pour sortir de soi, mais il ne faut pas complètement rompre avec soi. La vie c’est peut-être ça : une succession d’emprises et de déprises ».

marianne eSt à la foiS celle qui dénonce avec Brecht

l'aliénation caPitaliSte et qui eSt aliénée Par lui en

tant que femme. « la contradiction entre ce que tu diS

et ce que tu eS, lui fait remarquer Walter. PhraSe qui

Pourrait réSumer la ProBlématique de ce texte ? »

Pauline Sales _ Pourquoi pas !Nous sommes tous des Marianne. Nous pouvons tous traquer chez les autres et surtout en nous-même les contradictions qui nous assaillent entre vie publique et vie privée, entre ce que nous voudrions être et ce que nous sommes, entre ce à quoi nous croyons et nos réac-tions journalières.

Brecht a écrit deS PièceS Pour exPliquer leS

mécaniSmeS de l'oPPreSSion caPitaliSte. vouS écrivez

un texte avec le même Procédé de diStanciation où

deS collaBorateurS du dramaturge révèlent leS

mécaniSmeS de l'oPPreSSion de l'homme Brecht. n'y

aurait-il PaS là une ironie acide enverS le Projet

Brechtien voire une méfiance PluS gloBale enverS tout

diScourS SurPlomBant Sur le monde au théâtre ?

Pauline Sales _ Je trouve l’œuvre de Brecht beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît et beaucoup moins résumable qu’on l’entend parfois. La pièce À l’ombre n’est pas là pour donner des leçons ou tirer les oreilles de Brecht, dire « ah vous voyez ce Brecht, il était là à écrire des pièces où il démontait les mécanismes d’oppression des femmes et des hommes et il a été le premier à les instrumentaliser dans sa vie privée. » Ça n’aurait que peu d’intérêt de cette manière-là. Et encore une fois, chacun d’entre nous peut

être pris au piège de ce raisonnement. Ce qui est parti-culièrement intéressant dans le cas de Brecht c’est qu’il est exemplaire. Il se situe à une époque et dans une idéo-logie où le partage, le bien commun se veut prioritaire et c’est dans cette idéologie que Brecht et ses collabora-teurs vont se mettre à travailler ensemble. Seulement en effet, toutes les femmes et tous les hommes ne se retrouveront pas égaux. D’une certaine manière, c’est une pièce qui évite Brecht. Il est à la fois omniprésent et absent. De fait Brecht n’est jamais présent sur scène, mais il est sans cesse évoqué. C’est un point de repère, un trait d’union et un angle mort entre les personnages. C’est l’être des projections. Et on connaît ça dans le monde politique, dans les entreprises. Ce que la pièce interroge c’est cette relation ambiguë qui se joue à deux, entre un “grand homme”, toutes les excuses que ça lui donne, tous les caprices que ça lui autorise, toutes les incartades à son projet, toutes les manipulations dont ça le rend capable, et ses principaux collaborateurs qui sont des adultes consentants. On pense au Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Brecht n’était pas un saint, ses personnages ne le sont pas non plus, ce sont des débrouillards, des malins qui sont en effet les premiers à retourner les rapports de force. Et qui encouragent chacun à le faire. Tout le monde n’en est pas capable.

danS iSraël-PaleStine, PortraitS, une jeune

PaleStinienne faten, déclare à une occidentale :

« le ProBlème ce n'eSt PaS que vouS ne Savez rien,

c'eSt que vouS êteS au courant de tout et que ça ne

change rien. » en mettant cette PhraSe en écho avec à

l'omBre, vouS ne croyez PaS à un théâtre Sur le modèle

Brechtien, qui Partirait du PoStulat que certaineS

choSeS (diScourS, rePréSentationS) étant diSSimuléeS,

maniPuléeS danS noS SociétéS, le rôle du théâtre

Serait de leS révéler Pour leS comBattre ?

La manière dont le théâtre agit sur nous aujourd’hui est multiple. C’est un effet difficilement globalisant et quel-ques fois bien plus inattendu que la volonté de l’auteur, du metteur en scène, de l’équipe artistique dans son entier. Un public est constitué de spectateurs, diffé-rents individus. La représentation aura une incidence différente sur chacun et sur le groupe qu’ils formaient ce soir-là. Bien sûr, le théâtre doit servir, entre autre, à nous déshabituer d’un discours tout fait, à en démonter les mécanismes, que parfois nous connaissons déjà fort bien sans que cela modifie nos actes, et pas seulement politique, mais aussi psychologique, sociologique, mais sans forcément nous délivrer un message ou nous imposer un système de pensée. Je ne vais pas au théâtre pour combattre. Je vais au théâtre pour bouger, me réveiller. Un réveil pas seulement politique ou social, mais aussi poétique, onirique, langagier. (Une convo-cation à la réflexion, à la poésie, au rêve, à l’échappée, à une langue étrangère.) Nous réveiller en nous plaçant devant un objet dont nous n’aurions pas d’évidence les outils de lecture appropriés. Nous parlons trop souvent entre nous, le théâtre est parfois consanguin et c’était évidemment un des écueils avec ce sujet dont les prin-cipaux héros étaient des gens de théâtre. Je n’ai cessé dans l’écriture de penser à des travailleurs et pas à des théâtreux !

PAuLINE SALES

il peNsaiT daNs d’auTres TêTes eT daNs sa TêTe d’auTres que lui peNsaieNT.BERTOLT BREcHT

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eN jeux de l ’emprise

Dans À l’ombre, Pauline Sales soulève des questions de fond sur les alliances et les aliénations des protago-nistes qu’elle a choisi de mettre en scène. L’illustration de la complexité des relations entre humains est remar-quablement fine ! Elle nous conduit à re-questionner cet intime en nous éloignant de ce qui pourrait faire illusion.Le thème du travail collectif et du partage des idées entre un célèbre écrivain et ses collaborateurs sert de support. Le fait que Brecht, nommons-le, ne soit jamais cité a pour effet de nous tenir à distance de tout autre débat que celui, central dans la pièce, autour de l’emprise psychologique.

Le portrait-fiction de Brecht évoque par bien des traits celui d’un manipulateur (autrement dit perverti sur le plan narcissique). La description quasi clinique des phénomènes d’emprise est étonnante tant elle en présente toutes les subtilités.Les acteurs de la pièce, chacun à sa façon, nous donnent accès à la figure de ce personnage, invisible mais central. Comme dans un cabinet d’analyste, sans jamais le rencontrer lui-même, nous en saisissons la personna-lité à travers le discours de ceux qui s’adressent à nous, des représentations qu’ils livrent sur eux-mêmes, sur lui et sur les liens qui les unissent. Envisageons l’emprise comme un mode relationnel spécifique entre deux sujets, c’est-à-dire dans le champ

de l’intersubjectivité, et cela même s’il existe chez le manipulateur un processus repérable et repéré comme : une mainmise par séduction, l’exercice de la domina-tion (souvent intellectuelle) et l’appropriation du désir de l’autre. En réalité, une forme d’ “expropriation”. Dans la pièce, trois façons de l’appréhender, trois modes de réponse :

À l’instar du gourou, la dialectique du manipulateur est convaincante. Bénéficiant souvent d’une très bonne image sociale, il s’arrange pour avoir une cour et ses sujets dont Hans fait indéniablement partie. Hans illustre de façon presque caricaturale comment une personne, en quête d’amour et d’identité, et nous le sommes tous à des degrés certes très différents, peut se laisser subjuguer jusqu’à l’asservissement. L’interdit de la pensée propre, toujours à l’œuvre dans la relation d’emprise, fait de lui un homme sans “point de vue”. Devenir le chien de son bourreau, non repéré comme tel, n’est déjà pas si mal et que lui importe que ses oreilles soient des poubelles. Plus encore, il accepte de servir sans compter, il nous dira la phrase si souvent entendue dans nos cabinets quand l’aveuglement est encore opérant : « J’ai de la chance de l’avoir rencontré ». En connivence avec le Maître dont il porte le discours, nourri, logé mais pas payé (ou si peu), il travaille pour être aimé ne quittant pas une position infantile où il semble se complaire (les enfants maltraités restent

souvent sous la contrainte). Ni lui, ni Marianne n’en-tendent la mise en garde de l’observateur : « c’est jamais sûr qu’Il soit aimant ».Fondu dans le collectif, Hans s’abrite t-il du désenchan-tement dans une forme de loyauté à ce qu’il nomme la famille ? Loyauté familiale ou dérive sectaire.

Le sentiment d’exister dépend en partie du regard des autres, certains en deviennent même très prisonniers. Chacun, porteur du sceau de son histoire, peut devenir manipulable au fil de ses rencontres et chacun peut trouver intérieurement de “bonnes raisons” de l’être. « L’avenir est dans le passé » disait Walter.

Walter ne semble pas avoir cet impératif besoin de l’ex-térieur pour se sentir vivant, il est le seul à pouvoir se situer dans une vraie distance qu’il proposera en vain à Marianne. Son identité est mieux établie, ses repères ne sont pas abolis, il n’adhère pas, il reste attentif, il étudie mais surtout en nous disant qu’il n’est pas conductible, il nous avertit que ça ne passera pas par lui. Cela suppose déjà l’existence, pas trop confuse, d’un dedans et d’un dehors qui le situe dans l’altérité et le rend capable d’en-tendre les choses du point de vue de l’autre, du point de vue de Marianne par exemple, avec qui il n’est pourtant pas d’accord.Il accepte une certaine forme de solitude, seule garante de sa liberté. Sa judaïcité lui a peut-être enseigné depuis des générations ce recul, cette méfiance qui permet de

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sauver sa peau car c’est bien de peau (psychique) dont il s’agit dans une relation d’emprise. S’il reconnaît le génie du « grand BB », il discerne également son caractère destructeur tout en sachant son propre intérêt à rester dans l’environnement de celui qui représente pour tous un Maître : L’écrivain reconnu, ne parviendra pas à dissimuler à Walter son côté homme d’affaire. C’est Walter enfin qui nous révèle la position dite fémi-nine de l’amour, c’est-à-dire du don actif de soi, qui n’est pas en rapport avec la féminité et encore moins avec le fait d’être une femme mais plutôt avec ce qui échappe au phallique. L’acceptation de sa part de féminité, témoin de sa maturité affective, fait de lui un homme aimant pour Marianne, même s’il n’est pas dupe de la façon dont elle peut l’utiliser (un lot de consolation). Son amour tient Marianne debout, la porte à son insu (l’annonce de sa mort lui coupera les jambes).La lucidité de Walter ne lui permet pourtant pas d’échapper à cette place qu’il semble habiter depuis longtemps : être insatisfaisant pour la femme, la première étant sa mère.

Marianne, personnage complexe, belle et intelligente mais exploitable, nous livre les raisons de sa position. Elle, qui se dit inférieure, se représente BB comme une instance supérieure où elle va puiser l’espoir de se réparer : Père, Sage, Amant, bref Autre tout-puissant apte à lui enseigner l’amour, le goût et le respect d’elle-même. Le texte nous promène dans ses doutes et ses velléités. Parviendra t-elle à s’affranchir, à choisir ? Elle choisit ce qui la fait penser, ce qu’elle a mis en place pour penser, pour se penser, avec l’illusion de devenir soi, quitte à rapetisser pour cela. Quand elle croit prendre la parole, c’est la parole qui la prend, ses mots sont enchaînés à ceux de BB, c’est avec ceux-là qu’elle essaie par exemple de convaincre Walter de la partager.Leurre encore les qualités qu’elle impute à l’être aimé et dans lesquelles nous pouvons lire l’expression de son idéalisation. Elle est captée par le savoir qu’elle lui prête sur elle-même et qui la rend dépendante de lui. Tenter de fusionner avec cet idéal, l’éloigne finalement de la question de sa propre valeur et de son identité. Il est magnifié, elle est sous-estimée et la fascination qu’elle exprime est sans doute plus proche du ressentiment et de la haine que de l’amour. Haine pour elle-même d’abord et ressentiment qu’elle laissera éclater, quitte à passer pour folle, quand plus aucun espoir ne lui sera permis. Sa révolte ne prendra véritablement toute sa force qu’une fois séparée de son objet d’amour. La prise de conscience est d’autant plus bruyante qu’elle est tardive.

Marianne ne subit pas seulement l’emprise, elle l’uti-lise pour créer. Et cela peut-être dans une tentative d’in-verser le rapport de force, de rivaliser sur le terrain de

son dominateur, en même temps qu’elle y trouverait le moyen d’accéder à une nouvelle nomination ? Tenta-tive vaine. Il signe à sa place et ce faisant la dépossède de tout espoir d’identité, de singularité et, du même coup, lui barre l’accès à la sublimation par sa création, autre-ment dit, l’accès à un autre mode de satisfaction que lui-même. En propriétaire des sentiments et émotions qu’il fait naître en elle, la seule place qu’il lui accorde est celle de son double, du reflet de sa propre image. Faute de ne pouvoir soutenir, seule, son propre désir, elle ne parvient pas plus à se reconnaître elle-même qu’à exister dans le regard de l’Autre.Alors qu’elle cherchait à se délivrer, elle s’aliène davan-tage jusqu’à devenir véritablement droguée à la relation, malgré son souhait de ne « plus se faire avoir », malgré son idéologie. Elle reproduit dans son microcosme ce qu’elle dénonce.Cette contradiction entre le psychologique et le socio-logique est l’expression d’une double contrainte.

Par ailleurs, Marianne est porteuse du lien social (pensé comme tel dans la pièce) entre d’un côté, le monde, les enfants des rues, le pays étranger où l’on pense la femme autrement, la politique et de l’autre, le dedans présent à travers les mots clique, famille, secte, clan où personne ne peut se différencier.

L’insistance sur le chiffre 3, (3 collaborateurs, 3 femmes autour de BB, 3 anneaux de cuivre, 3 hommes qui vivent dans le même appartement à Berlin, 3 femmes qui forent des rues en Walter…) peut nous conduire à un autre niveau de lecture qui n’annule en rien le précédent.Ce chiffre introduit le tiers qui sépare qui préserve de la fusion (l’in-fusion) (1). Couramment entendu dans sa symbolique œdipienne, il renvoie également sur le plan psychanalytique aux 3 instances organisatrices du psychisme lui-même : le ça, le moi et le surmoi.

Marianne se situerait du côté du ça, lieu des pulsions inconscientes où ça pousse, où ça anime, où le besoin se confond avec le désir. Notons que l’auteur s’est inspiré pour construire ce personnage pluriel et complexe de plusieurs femmes ayant réellement existé dans la vie de Brecht.

Hans pourrait figurer le surmoi, instance idéale et forma-trice, pouvant conduire à la tyrannie parfois exercée par l’éducation et les interdits – notamment à significations sociales.

Walter symboliserait le moi ayant réalisé son travail d’unification et de retranscription. Plus autonome, plus mature, il est le seul personnage à ne représenter qu’un individu dans le choix de l’auteur : Walter Benjamin. Si nous nous laissions aller à cette hypothèse, rien n’interdirait de penser que les trois personnages pour-raient n’en former qu’un et rendre ainsi compte de la multiplicité des contraintes et des facteurs psychiques auxquels tout humain est soumis.

Quant au personnage de Brecht, il serait simpliste de le ranger du côté des méchants.Lui-même, pris au piège dans l’inflation de sa propre image, se nourrit de sa propre grandeur, s’érige en loi, mais il est grand aussi de la grandeur qu’on lui prête, ce qui le rend à son tour dépendant des autres à qui il demande une incessante reconnaissance.

La question tourne donc pour tous autour de la bles-sure narcissique et de la perte de l’objet d’amour, ce qui revient au même, en tant que cette dernière réactive ou renforce la première. L’emprise, plus ou moins présente dans toute relation, prend racine dans un enchevêtrement de paramètres ; elle est entre autres la manifestation de ce qui demeure en chacun de ses expériences archaïques et s’assortit le plus souvent d’une sourde haine de soi-même et d’un immense, mais non moins secret, besoin d’être reconnu.

À la manière de Brecht qui a utilisé dans Dialogues d’exilés par exemple, deux personnages pour témoigner de la dualité de l’être ou, qui a démontré dans l’Opéra de quat’sous comment un bourreau peut devenir victime et inversement, Pauline Sales nous invite à cette inves-tigation des ressorts humains auxquels elle nous avait déjà habitués dans L’Infusion.En choisissant de travailler sur Brecht, nous incite t-elle à revisiter le concept de distanciation introduit par lui, à reconsidérer le caractère illusoire proposé par une œuvre, comme il peut en être de toute situation dans la vie ?Nous comprenons pourquoi Freud entretenait avec l’art et la culture des rapports étroits et n’hésitait pas à mettre en parallèle ses propres recherches et celles, sensitives, de certains artistes, leur accordant même une sorte de primauté.

Le théâtre de Pauline Sales s’éprouve avant que de se penser.

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1. L’infusion : une pièce précédente de l’auteur.

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Cahier d’hisTOires #1

Après avoir initié la Comédie itinérante (créa-

tion de théâtre contemporain dans les villages

de Drôme et d’Ardèche), Philippe Delaigue a

saisi l’opportunité d’exporter le théâtre dans

les lycées. Continuer d’aller frapper aux portes,

interroger le théâtre dans ce qu’il promet

de rencontres, faire le pari qu’il sera conta-

gieux dans sa beauté, ses interrogations, ses

révoltes… et, toujours, espérer une pandémie.

Pour mener cette aventure de manière

cohérente et piquante, Philippe Delaigue,

a souhaité passer commande de pièces de

théâtre, sur un cahier des charges très

précis, à quatre auteurs contemporains.

Passer commande fut l’occasion d’inventer

un projet “sur mesure” pour les lycées et les

lycéens, de s’emparer de la chance d’un théâtre

conçu pour les adolescents et d’interroger

les véritables enjeux d’une telle aventure.

Cahier d’Histoires #1 est le titre géné-

rique du projet. On y trouve quatre pièces

ayant chacune son propre titre (donné

par son auteur) : Léa Lapraz , On est des

Fanions, Réfection, et La visiteuse.

Afin que la rencontre avec ce public

soit plus riche, Philippe Delaigue a eu

le désir d’en partager la mise en scène.

Il a alors demandé à Olivier Maurin de

le rejoindre dans cette aventure.

Ils signent chacun la mise en scène

de deux des quatre pièces.

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L’espace scolaire est un espace institutionnel censé ordonner le temps et l’espace en vue du bon fonc-tionnement pédagogique et de la discipline collective. Les circulations du public scolaire, les relations entre élèves et professionnels, les rythmes de la journée, de la semaine, de l’année sont réglementés au service de l’apprentissage et d’une socialisation visant le respect de normes sociales et l’autonomie du sujet, le premier volontiers plus que le second. Cependant, certains lieux ou certains interstices du temps et de l’espace du lycée sont l’occasion d’exprimer, comme par effraction, ce qui relève du privé, de la vie intime, de l’illicite parfois, par un public qui ne se laisse pas enfermer dans sa définition de “scolaire” et pense volontiers que si leur présence est requise ici, la “vie est ailleurs”. Les lycéens sont en effet des explorateurs efficaces et audacieux, des découvreurs et des inventeurs de lieux qu’ils transforment en sortes de “zones d’autonomie temporaire” où (re)constituer et faire vivre leurs solidarités. Ils sont les rois du squat. Face à l’institution perçue comme compacte, ils réin-ventent des espaces à eux dans l’enceinte même du lycée, ils trouent le réseau serré des contraintes et règle-ments, privatisent quelques encoignures le temps d’une pause, d’un baiser, d’une transaction, d’un rêve. Quelle conception de l’espace mettent-ils en cause ainsi ?

L’espace public en tant qu’espace commun à tous et ouvert à tous relève du politique. L’espace public ainsi défini est l’équivalent de l’Agora antique. Celui où les citoyens débattaient et décidaient des affaires de la Cité. Le lycée, en tant qu’institution publique en fait partie d’où les règles de laïcité et le principe d’égalité des droits qui le régissent. Une autre dimension de l’espace public est l’espace sociétal, celui où tout le monde peut côtoyer tout le monde, dans la rue, les commerces, les lieux... publics. Là, l’art du vivre ensemble et le respect de l’ordre public sont les deux balises culturelles et norma-tives de la société. L’espace public scolaire, de fait, relève aussi –et de plus en plus- de cette seconde acception. Il est enfin l’espace d’un public scolaire constitué en réalité de plusieurs publics : les filles et les garçons ; les plus jeunes et les plus âgés ; selon l’appartenance à telle ou telle filière de formation, tel ou tel établissement et quartier, etc. dont la sociologie a montré à quel point les

croisements avec les catégories sociales ou culturelles peuvent être fortes.

Dans l’espace public commun et ouvert à tous, au sens politique donc, la confrontation raisonnée et la délibé-ration collective, maîtrisant les passions et les intérêts individuels, arrêtent des choix dans l’intérêt général, principe supérieur du modèle républicain. Mais pour le peuple lycéen, le principe supérieur organisant ses rela-tions est la philia (amitié) qui repose sur la communauté de pairs et le sentiment d’une expérience partagée.

C’est une protection, un cocon, un moteur, un horizon : une amitié désintéressée apeurée par la discorde sur le bien commun, craignant la confrontation autre que celle des affects et des intérêts personnels ou, plus rarement, communautaires. Les tribus, leurs rites, leur cœxistence pacifique au nom du respect et de la tolérance, repo-sent sur la connivence, le partage, et l’évitement des sujets qui fâchent. Dans l’espace du lycée, le “même” est recherché, l’altérité tolérée dans une relative indif-férence plus ou moins bienveillante entre des groupes correspondant à des catégories changeantes : ici les “gothiques” ; là, les fumeurs, ailleurs les amateurs de telle ou telle mode vestimentaire ou musicale ou les quelques rares “politiques” voire les “racailles”, etc.

Ces façons d’occuper l’espace, autres que celles définies par l’institution, sont vécues comme une respiration dans la compacité institutionnelle. Rétives à un espace public politique se nourrissant de débats publics, la dépolitisation de la philia n’empêche cependant pas les explosions lycéennes récurrentes, brefs moments de politisation et de socialisation juvénile ; les deux aspects étant fortement imbriqués en France. La fin de chaque mouvement protestataire marque celle des confrontations sur des questions de justice, d’égalité, de liberté. Cela déroute les adultes qui, pensant répondre à des “revendications” offrent des dispositifs “parti-cipatifs” aux lycéens, rapidement désinvestis par eux. S’ils ne s’en emparent pas c’est peut-être parce que ces dispositifs ne sont pas perçus comme de réels lieux de pouvoir et que débattre sans décider semble vain, mais surtout car débattre est source de discorde, de rupture dans une philia irénique. Il y a une tension et une contra-

diction entre le modèle lycéen de la réciprocité comme mode de jugement et de relations dans lequel les indi-vidus, au nom de l’amitié ou de l’amour, ne mesurent pas ce qu’ils donnent ni ce qu’ils reçoivent et refusent d’établir des hiérarchies entre eux, et le modèle scolaire. Celui-ci fonctionne sur les jugements, les classements, la compétition, mais les épreuves sont des “épreuves de papier”. Dans l’univers social et politique classements et jugements définissent des “grandeurs” différentes des hommes et des groupes sociaux. Ils sont l’objet essentiel du débat politique et des luttes sociales : sont-ils justes ? faut-il en changer ? Mais le lycée n’est pas une Cité en réduction notamment car l’apprentissage des règles de la démocratie se heurte forcément à l’inégalitaire relation entre professeur et élèves et l’inégalité de leurs droits. D’où le sentiment de ces derniers que l’appren-tissage de la vie civique au lycée se réduit souvent à les faire causer pour rien : l’enjeu est absent. Il leur faudrait aussi sortir du modèle de la philia centré sur les liens interpersonnels et caractérisé par un respect des diffé-rences jusqu’à l’indifférence, refusant l’épreuve du juge-ment, pour entrer dans la polis et débattre de questions de justice, avec le coût potentiel d’un tel engagement (coût subjectif, en temps, en risque de divisions, etc.), loin d’un “vivre ensemble” dépolitisé. Engagement d’autant plus difficile au moment où, pour les adultes eux-mêmes, les repères sont brouillés quant à la possi-bilité de faire de l’émancipation et de la justice l’objet du débat et le bien commun.

Il y a donc un mouvement contradictoire de désertion de l’espace scolaire en tant qu’espace public, et d’occu-pation en tant qu’espaces semi privatisés. Désertion stimulée si le politique (et donc l’institution) élimine ce qui pourrait être versé au débat et entrer dans la ques-tion scolaire : inégalités sociales et culturelles, inégale dignité des filières de formation, inégale valorisation et reconnaissance des élèves et des enseignants qui y travaillent, etc.

Échapper à l’institution est à la fois une nécessité et un piège pour les lycéens : nécessité pour ne pas étouffer dans ses grands bras, conquérir son autonomie, grandir, mais la frilosité à l’égard de la confrontation critique peut les enfermer dans la recherche d’une niche vivable

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entre “potes”, amoureux ou groupes éphémères. Solu-tion de fuite accrue quand l’institution verrouille les lieux -au nom de la sécurité-, la parole -au nom de l’effi-cacité bureaucratique et pédagogique-, le débat -au nom de l’ordre et du bon déroulement des études-. L’espace public scolaire et les espaces plus ou moins clandestins ou réinventés en son sein par son public sont les deux faces d’une même pièce, d’un même jeu où l’identité individuelle est en cause autant que le collectif.

Le théâtre, dans ce contexte et dans les murs du lycée, fait irruption, transforme le public scolaire en public de théâtre. Événement qui rompt la continuité du temps scolaire rythmé par les sonneries, “l’emploi du temps”, la succession des cours et des tâches. Il transforme la répartition des rôles en s’adressant à un public unifié dans le temps et l’espace du théâtre. Dans cet espace balisé, il déplace les balises, modifie les lieux par ses arti-fices, fait résonner et raisonner différemment, donne à voir et entendre les liens entre l’intime et le “public”, met sur la table commune la chose publique, interroge la séparation entre émotion et raison, entre les corps, entre les lieux. Le théâtre offre la possibilité d’une parole adressée à un public moins clivé entre ceux qui savent et ceux qui apprennent, partageant, le temps de la repré-sentation, un imaginaire nourri des lieux du lycée, du flot des paroles qui le parcourt depuis si longtemps, du découpage chronométré du temps, des histoires heureuses ou malheureuses. Ils apprennent ensemble, sous le travestissement, à saisir autrement le vaste monde et celui du lycée. Le théâtre apporte aussi des ressources inédites d’élaboration imaginaire, une autre façon de mobiliser des savoirs, de montrer et de dire, dans un temps à la fois dilaté et rétréci (un détail devient une affaire, une affaire est compressée en une image) et dans un espace recomposé.

La représentation théâtrale dans un lieu scolaire peut être l’opportunité de mettre en présence l’espace public -espace du politique- et des publics scolaires morcelés, essaimés dans des espaces segmentés. Ce public de circonstance -professeurs et élèves- est sollicité là où il ne s’y attend pas, à propos de ce dont on parle peu ou pas dans l’institution : le ressentiment, l’amour, la trans-gression, la nostalgie, la violence, la mort. Non pas dans le but de donner des substituts compassionnels aux maux du monde et de l’école, non pas pour travailler à l’édification morale ou politique des jeunes générations et de leurs professeurs, mais pour réveiller l’attention de tous, solliciter l’émotion et l’imagination, faire émerger

de nouvelles questions ou ressortir celles mises sous le tapis du quotidien scolaire. Il s’agit bien d’animer au sens premier de donner une âme à des espaces souvent vécus comme morts car trop aseptisés et trop ordonnés ou qu’on ne voit plus, trop pleins d’une institution à la fois contraignante et fuyante, ou trop vides d’un public qui pourrait en faire collectivement autre chose. Pour un temps, le public provisoirement incité à mettre de côté les assignations statutaires habituelles, peut s’émou-voir, s’émerveiller, rire à la (re)découverte d’espaces qu’ils pensaient connaître, renouer avec des questions enfouies, en percevoir d’autres ignorées, nourrir un nouvel imaginaire, augmentant ainsi la vie là où trop souvent la répétition du même l’amenuise, pour les professeurs comme pour leurs élèves. La représenta-tion théâtrale provoque un effet de miroir sur l’expé-rience -passée ou présente- de chacun dans le lycée et lui donne l’occasion de la partager dans une proximité physique inouïe avec les acteurs.

Toutes les questions du théâtre travaillent en profon-deur l’école : la représentation et ses rôles, l’utilisation de l’espace, des corps, de la voix, la confiance entre les êtres autorisant à des prises de risque individuelles et collectives dans l’entreprise fragile de la connaissance, les images, le temps, etc. Elles rencontrent aussi celles des inégalités scolaires et culturelles, écho et anti-chambre des inégalités sociales, sources de ressentiment et de violence ; mais aussi la transgression et les rela-tions amoureuses qui, par leur portée transformatrice et perturbante interrogent l’institution et ceux qui la font vivre, leur rappelant le risque qu’il y a à vouloir corseter les esprits et la grandeur du projet de les élever. Pour peu que la force du théâtre réussisse la métamorphose de l’espace et des publics, c’est l’intersection de l’espace théâtral et de l’espace public, ce double bien commun en partage, qui advient.

FRANçOISE LANTHEAumE,

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BONheur des uNs

« Vous ne pouvez ni manger huit heures

par jour, ni boire huit heures par jour, ni

faire l’amour huit heures par jour – tout ce

que vous pouvez faire huit heures par jour,

c’est travailler. Voilà pourquoi l’homme

se rend lui-même, ainsi que ceux qui l’en-

tourent, si misérable et malheureux. »

Sans partager tout à fait le pessimisme

radical (quoique nuancé d’humour) de

William Faulkner, nous avions envie,

et peut-être besoin, de témoigner à

notre tour des rapports singuliers que

l’Homme entretient à son Travail.

Le livre magnifique de Studs Terkel :

Working – Histoires orales du travail aux

Etats-Unis, écrit dans les années 70,

nous en a fourni l’heureuse occasion.

Ce livre rassemble des témoignages d’hommes

et de femmes de tous horizons, origines

et milieux sociaux, sur leur métier. On

y découvre ainsi une galerie de portraits

où se côtoient la femme de ménage et le

jeune chef d’entreprise, la prostituée et le

fossoyeur, le publiciste et l’ouvrier, l’acteur

et l’institutrice, le coursier et la serveuse...

Ces hommes et ces femmes, évoqués par cinq

acteurs, racontent au singulier leur rapport

au travail, ce que ce travail engendre de souf-

frances, d’aliénation, de déficit de reconnais-

sance, de perte d’identité mais aussi de joies,

de rêves, de désirs et d’accomplissement.

Nous voulions faire entendre ces paroles

qui toutes, de façon à chaque fois diffé-

rente, de l’humour résolu à la gravité dense,

résonnent en nous comme pour mieux

nous faire entendre notre condition.

Nous avons voulu que la parole théâtrale soit

soudée organiquement à la “parole” musicale.

Le choix des musiques s’est donc porté natu-

rellement vers la musique nord-américaine

contemporaine. Les cordes de John Cage,

Steve Reich, Philip Glass, Morton Feldman,

Terry Riley, Samuel Barber, George Crumb

nous accompagnent donc pour notre plus

grand bonheur, grâce au Quatuor Debussy.

Un dernier mot sur le titre du spectacle :

il prend la signification qu’on souhaite lui

donner. On peut bien sûr y lire qu’un grand

nombre d’entre nous doit trimer pour qu’un

plus petit nombre soit heureux (ou au moins

repu) Mais ce peut être aussi ce bonheur plus

hasardeux (le p’tit bonheur), plus laborieux,

que certains cultivent en enchantant la vie.

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« Il n’y a rien de plus cafouilleux que la réalité humaine », disait Jaques Lacan (Les psychoses - leçon du 11 janvier 1956)… J’ajouterais, rien de plus énigmatique que le travail.

Aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai toujours été habitée par le travail : le statut dont jouissait à mes yeux une grand-mère commerçante et dont ma mère “au foyer” me paraissait privée, mais aussi les activités sociales qui me fascinaient. À 4 ans, je jouais que j’étais chauffeur de bus, à 10, je me rêvais danseuse, à 15, je me projetais en ingénieure du social. En vrai, après que 1968, une première expérience dans l’administration et une deuxième comme jeune cadre à Air France ait mis à mal cette image d’organisatrice, je suis retombée sur terre comme agent de l’ANPE, puis ouvrière en électronique, sans oublier le travail de mère de famille. Finalement je suis parvenue à ce que mon métier soit officiellement d’analyser le travail. C’est avec cette histoire que je tenterai de commenter Le bonheur des uns…_

Travailler : “il y a de l’arT lÀ-dedaNs”

Chacun l’expérimente et les ergonomes le montrent : le travail humain n’est jamais la simple application de ce qui a été prévu par les organisateurs, voire par les travailleurs eux-mêmes. Les prescriptions ne sont pas toujours mauvaises, elles sont même fort utiles, mais

la réalité complexe et variable résiste à la programma-tion, les incidents sont l’ordinaire plutôt que l’excep-tion, et les objectifs légitimes de toute activité sont en partie contradictoires. Le travail aussi simple qu’il puisse paraître, relève ainsi du “bricolage” ingénieux, de la métis , qui permet de “sentir” la situation et d’agir avec efficacité sans avoir besoin d’analyser intellectuel-lement. « J’ai l’impression que je peux utiliser ce que je ressens dans mon travail » dit l’Acteur, sans se rendre compte que ce qu’il énonce est vrai de tout métier. Pour adapter la vitesse de l’outil, il faut “sentir” la matière disent les mécaniciens, et les concepteurs qui croyaient pertinent de recruter des informaticiens pour piloter de machines-outils à commandes numériques ont vite été démentis : il était plus efficace de former à l’infor-matique les anciens rectifieurs…

Cette intelligence pratique ne se met pas facilement en mot, on n’en perçoit que les effets, souvent surpre-nants. « C’est comme une opération, si vous ne savez pas où il faut ouvrir, vous risquez pas de réussir » explique le Fossoyeur. « Je tourne mes phrases pour qu’elles m’in-téressent, comme ça elles intéressent le client aussi » commente la Serveuse.

Pour que « la tombe soit impec » malgré la terre gelée, ou que, « la soirée finie, tout le monde soit satisfait » malgré le trop de choses à faire et les clients mal embouchés, il faut utiliser toutes ses ressources subjectives, mais pas n’importe comment, car le travail n’est pas n’importe quelle activité : « être serveuse c’est un art […] Faites

n’importe quoi, mais bien, comme une professionnelle » dit la Serveuse, qui a raison de ne pas croire ceux qui disent que personne n’a plus le goût du travail. Car pour « bien faire », chacun semble prêt à se donner, bien au-delà de ce qu’exige le contrat salarial, jusqu’à « être vidée ». Le travail comporte toujours une part de zèle. Sans ce zèle aucun service, aucun objet ne pourrait être produit. Parce que cette intelligence humaine est indispensable, tout travailleur est sujet de son travail et pas seulement objet, voire « victime ». « Chaque homme en faisant des choses se fait lui-même » disait François Tosquelles 2 . C’est le ressort de la souffrance et du plaisir au travail. « Le travail est une bénédiction » comme dit l’Institutrice et les statistiques le confirment, les chômeurs ont une morbidité supérieure à celle de n’importe quel travailleur, pourtant le travail ce n’est pas non plus nécessairement « la santé ».

Bien sûr tous les métiers, toutes les conditions de travail ne se valent pas, ni du point de vue de l’espace de créa-tivité qu’ils permettent, ni du point de vue de la recon-naissance sociale qu’ils assurent : « je ne peux pas dire à mon fils que je produis une minute de valeur ajoutée ! », me disait, désolé, un ouvrier sur une chaîne de montage automobile, en écho au Manœuvre de la pièce. Il venait pourtant de me montrer et de m’expliquer comment il adaptait son activité, pour assurer malgré les aléas, le montage correct d’un “point de sécurité”, comment il prenait quelques tâches du collègue débutant qui le suivait sur la chaîne afin qu’il puisse apprendre son poste sans couler. Parfois il semble que « le travail n’est

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pas assez grand pour l’individu ». Quoi, qui, fait que le travail est grand ou petit ? Que l’on puisse s’y recon-naître ou non ? Est-ce l’emploi ou le sens (aux deux sens du terme) du travail ?

L’Institutrice « aime » son métier, ou ce qu’elle s’imagine être son métier : « c’est un plaisir d’enseigner à un enfant motivé ». L’ennui c’est que dans la vraie vie, les enfants n’ont pas forcément envie d’apprendre ce que la société et l’enseignante croient bon de leur transmettre, sans compter que travailler dur ne suffit pas pour réussir lorsqu’on est d’origine hispanique. Alors ça ne marche pas trop bien ce travail qu’elle aime. Il faudrait qu’elle se demande pourquoi elle n’arrive pas à éviter qu’ils volent, que les vitres soient cassées, mais ce serait terri-blement douloureux. Il vaut mieux penser que « ces gens-là » ne sont pas comme elle. C’est l’altérisation, qui la fait tenir, au risque de sombrer dans le cercle vicieux, du renforcement de la discipline et de l’aggravation des réactions de rejet des enfants… Toute ressemblance avec des situations réelles actuelles serait pur hasard évidem-ment 3 …

C’est ce que la psychodynamique du travail appelle des stratégies de défense : c’est-à-dire des mécanismes psychiques mis en place pour pouvoir continuer à travailler malgré un conflit qui risquerait de vous en empêcher, pour éviter d’être emporté par une repré-sentation, une angoisse qui risquerait de vous paralyser. Ces stratégies de défense sont individuellement vécues, mais elles sont en réalité collectivement construites parce que le travail est social.

Reste que ces défenses sont fragiles. Un évènement, une transformation du contexte peuvent les faire voler en éclat et rétablir les liens dangereux qu’elles avaient réussi à occulter. C’est ce qui arrive au Dessinateur « le tournant de ma vie ça a été la mort de mon père » : tout à coup son travail quotidien lui apparaît totalement différent, il ne peut plus le tenir. Ainsi certaine soignante qui avait réussi à mettre de la distance entre elle et les malades, afin de parvenir à poursuivre son activité dans un contexte pourtant peu respectueux des personnes, craque et doit s’arrêter après avoir accompagné un proche et “vu” la qualité des soins du côté des patients…

Le problème c’est que contrairement à ce que croit le Dessinateur il n’y a pas d’autre monde du travail, dans lequel il suffirait de passer pour être préservé de ces conflits. Les embarras éthiques sont intrinsèques au

travail humain, justement parce que les humains ne sont ni des machines, ni des anges, mais des êtres sociaux. En tant qu’image d’une utopie, en tant qu’incarnation d’une rigueur morale exemplaire, Charlie Blossom est certainement admirable, mais dans la réalité, dire : « je ne veux pas dépendre des autres » relève de, ou conduit à la folie.

« Le travail et l’emploi sont les vecteurs par excellence de la construction de la personnalité. Les zones de fragi-lité psychique dues aux aléas de notre vie enfantine ont besoin d’être remises sur le métier de l’utilité sociale, afin de rejouer sur la scène contractualisée des échanges, notre manque à être fondamental. » dit Lise Gaignard (psycha-nalyste et psychodynamicienne). La complexité de cet en-jeu humain essentiel, est souvent évoquée avec plus d’acuité par les fictions (romans, théâtre, cinéma) que par les discours médiatiques simplificateurs._

“Travailler” C’esT COOpÉrer : les COulisses de l’explOiT

En lisant le texte de la pièce je me suis trouvée bien désemparée : je découvrais des récits de vie de travail, j’y percevais les représentations du travail, les traces laissées par le travail, les contraintes sociales du travail… mais pas ce “travailler” 4 toujours collective-ment porté, qui est pour moi l’essentiel.

Le théâtre ce n’est pas le texte. Mais la “représentation” ne donne pas grand-chose à voir non plus du “travailler” d’une troupe, elle ne montre que le résultat de ce travail. Ce qui, pour paradoxal que ce soit s’agissant d’un “spec-tacle”, est ordinaire : l’engagement subjectif dans le travail, les coopérations qui le construisent sont invisi-bles, la seule chose que l’on puisse voire et donc évaluer c’est le résultat de ce travail…

La métis 1 des travailleurs du théâtre est double. C’est pendant les répétitions que se déploie la créativité collective, dont les vicissitudes et les exploits sont oubliés lorsque le spectacle commence ; mais, selon la jolie formule d’une actrice, à chaque représentation il faut réinventer ce qui a été trouvé dans les répétitions, faute de quoi le jeu serait mort.

De plus le travail ne se voit que lorsqu’il bute. J’aurais aimé interroger la troupe sur ses échecs, sur ses doutes, sur les divergences entre acteurs ou entre acteurs et

metteur en scène. À défaut, j’ai tenté de repérer les traces de ce travail en interrogeant ce qui, dans le jeu, n’était pas écrit, prescrit par les textes. Voici quelques-unes de ces “trouvailles” ingénieuses autant qu’énigmatiques de l’œuvre collective.

Enserrer le spectacle entre le Jeune Entrepreneur américain et le Manœuvre construit une boucle qui, a posteriori, met en scène les ressorts subjectifs de la reproduction des rapports sociaux par le travail.

Pour tenir dans un travail trop étroit pour lui, pour supporter d’être regardé comme un objet, le Manœuvre en vient à se réduire lui-même à une machine de muscles. Il croit qu’il ne lui reste plus d’humain que la fatigue qui signe la perception du temps (certes bien humaines l’une et l’autre). Mais justement parce qu’il n’est pas réellement une pelleteuse mécanique, parce que pour continuer à travailler il lui faut une autre énergie que le pétrole, il se rêve un fils « petit intello snobinard » qui le traiterait de « sacré couillon ».

Et parce que son fils pourrait être un sujet marqué par les traces du travail dans l’inconscient de son père, il risque de devenir ce jeune américain qui ne pense qu’à « devenir quelqu’un ». Le drame, c’est que pour y parvenir, il devra alors se persuader, contre son père, « que tout le monde peut faire quelque chose à condition de le vouloir vrai-ment ». Et le prix à payer est élevé : il lui faut rentrer dans une compétition incessante pour « marquer des points » et dans un mépris définitif pour ceux qui ne réussissent pas… Au risque de conflits occultés qui lui valent un ulcère… Mais pour le plus grand bien du système qui exploite à son profit les défenses des uns et des autres.

Les musiciens sur leurs tréteaux incarnent-ils ce que la coopération peut avoir de plus éblouissant ou ce qu’elle suppose de dur labeur caché ? Sont-ils la version artistique du tambour des galériens ou la subversion vivante de toute répétition ? N’évoqueraient-ils pas aussi le chant des sirènes qui attire hors de la vie réelle vers des ailleurs chimériques… cette communication envoûtante qui transforme des licenciements en “plans de sauvegarde de l’emploi” ; ces illusions de toute puis-sance ou de dépassement des conflits d’intérêt, auxquels tant de travailleurs voudraient croire, et dont ils ne supportent pas le désenchantement lorsqu’ils se heur-tent à la réalité.

L’idée de faire jouer la Travailleuse du sexe par deux actrices différentes portant une robe identique surprend

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d’abord. Puis, à la réflexion, ce dédoublement évoque tout autre chose : un “collectif” de prostituées. Cela ne va pas de soi, mais lorsque jeune, elle dit que « la déon-tologie des call-girls est très stricte », et qu’“on serait la dernière des dernières de ressentir quelque chose avec un client”, où pourrait-elle avoir appris ces règles du métier sinon auprès de collègues plus expérimentées ? Parler de déontologie ne renvoie en effet pas seulement à une position permettant de préserver sa propre inté-grité, mais à une pratique assurant un “juste” profes-sionnalisme, sans rapport avec ce que serait une relation intime. Les anciennes ne sont-elles pas les seules capa-bles d’analyser aussi clairement qu’elle le fait le fonc-tionnement de cette compétence et de ses périls ? Il faut en effet se détacher pour pouvoir « jouer la comédie » et satisfaire tous les clients. Dans un premier temps on peut de surcroit y trouver « une joie peut-être perverse » d’emprise sur l’autre. Mais le risque est grand que ce dédoublement de soi et cette jouissance envahissent aussi la vie hors travail, qu’aucune frontière étanche ne saurait isoler.

Les règles de métier persistent et lorsque devenue une vieille prostituée elle n’a plus les moyens de la comédie et du plaisir, elle préserve cependant le détachement en se saturant l’esprit par du calcul mental… Qu’en est-il en revanche de ce qui lui est aujourd’hui indispensable, pour travailler malgré la peur de l’agression et la honte d’être battue, pour sentir les risques et les éviter ? Elle ne peut le dire, parce que c’est trop dur, parce que c’est de l’actuel, et que les défenses ne sont efficaces qu’à l’insu des personnes…

Je voudrais finir en évoquant un instant qui concentre au cœur de la pièce la complexité du travail et toute la magie du théâtre.Il était déjà très malin d’intriquer le discours de la Femme de ménage et celui de la Femme Cadre. Cette mise en scène représente plus que le contenu des discours ce que des chercheuses du genre ont nommé la « co-extensivité des rapports de classe, de race et de sexe » 5. Ces rapports sociaux sont fondés sur le principe de séparation, d’ailleurs précisément respecté dans le spectacle (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes, des travaux pour les blancs et des travaux pour les noirs…) et sur le principe hiérarchique (un travail d’homme vaut plus qu’un travail de femme, celui d’une femme blanche et bourgeoise, plus que

celui d’une femme noire et peu scolarisée). Mais c’est la répartition du travail qui est l’enjeu de ces rapports : c’est parce qu’il faut bien que des femmes de ménage tiennent le domicile des femmes et des hommes qui ont des activités plus valorisantes qu’on assigne les dominés à ces travaux obscurs et épuisants. Le genre, la race n’ont évidemment rien de naturel, ce sont des construits sociaux… Et selon Danielle Kergoat : « les rapports sociaux ne sont pas pour moi le déterminisme mais au contraire une manière de penser et travailler la liberté ».

Propos bien énigmatiques dont le théâtre donne pour-tant ici une vision fulgurante. Au moment où la cadre sort, la femme de ménage s’approche et lui tend son manteau. Est-ce de la soumission ? Compte tenu de ce qu’elles viennent de dire l’une et l’autre, ça ne colle pas. J’ai vu ce geste comme l’instant où le service décolle de la servitude, ou la prévenance pour une personne en souffrance inscrit le libre travail de care 6 au cœur des rapports de domination… C’est fugitif et discret, plein d’ambivalence, mais c’est un double éclat de travail : celui de la femme de ménage et celui des travailleurs du théâtre…

ANNE FLOTTES,

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RéVu

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010-

2011

1 Christophe Dejours, Travail et Usure mentale, Bayard (Nouvelle Edition), Paris, 2000.

2 François Tosquelles, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, CEMEA Ed. du scarabée, Paris,1972.

3 Mais on peut quand même lire l’ouvrage décapant de Julie Roux, Inévitablement (après l’école), Ed. de La Fabrique, Paris, 2008

4 La psychodynamique du travail, discipline à laquelle se réfère cet article, emploi la forme verbale afin d’insister sur l’engagement que suppose toute activité de travail. Pascale Molinier, Les enjeux psychiques du travail, Payot, coll. Petite bibliothèque, Paris, 2008.

5 Danielle Kergoat, Le rapport social de sexe de la reproduction des rapports sociaux à leur subversion, in Actuel Marx, PUF, Paris, 2001.

6 Article de Pascale Molinier dans Patricia Paperman et Sandra Laugier (dir.), Le souci des autres Ethique et politique du care, Ed. de l’EHESS, Paris, 2006.

Page 16: federation, journal 2

16

gérard noiriel, vouS analySez, à traverS leS grandeS

étaPeS de l’hiStoire du théâtre, leS lienS entre leS

SavantS et leS artiSteS Pour déPlorer leur divorce

actuel. il y a Selon vouS urgence à ré-inventer

au théâtre deS regrouPementS d’artiSteS et de

chercheurS afin de mettre en queStion et en criSe

leS rePréSentationS dominanteS (notamment celleS

touchant à l’immigration et à l’identité nationale). Pour

ceux qui n’ont PaS encore lu votre livre, Pourriez-vouS

nouS évoquer cette ruPture dont vouS faiteS le conStat

entre théâtre, hiStoire et Politique, ainSi que voS

concePtionS de ceS néceSSaireS allianceS ?

Gérard Noiriel _ Plutôt que de parler d’urgence, et de néces-saires alliances, je préfère argumenter en disant que les artistes et les chercheurs qui sont aujourd’hui mal à l’aise dans leur propre milieu auraient intérêt à se rappro-cher, et que cela permettrait d’enrichir le pluralisme dans le domaine de l’art et de la connaissance. Ceux qui évoluent dans leur monde professionnel comme des poissons dans l’eau resteront bien sûr insensibles à cette proposition, qu’ils soient chercheurs ou artistes. Je pense que cet appel au rapprochement ne peut avoir d’effet qu’à la marge. Mais je me console en constatant que les innovations les plus importantes dans l’histoire de la culture, on les doit le plus souvent à des gens qui étaient en marge des institutions.

On ne peut pas espérer que ce type de collaboration soit impulsé par ceux d’en haut parce que la séparation de l’art et de la science ne s’explique ni par la mauvaise volonté, ni par l’égoïsme des individus. C’est un

problème objectif, le résultat d’un très long processus historique, qui s’est accéléré après la Seconde Guerre mondiale quand le milieu théâtral est devenu complè-tement dépendant de l’Etat.

La socio-histoire de l’Etat constitue mon principal objet de recherche depuis 25 ans. J’ai étudié comment les identités individuelles et collectives étaient boule-versées lorsque l’Etat les prenait en charge. Ce qui s’est passé avec la science au XIXe siècle, s’est reproduit au théâtre à partir des années 1950. Le pouvoir d’Etat borne les horizons, multiplie les petites nations qui se croient universelles, et divise pour mieux régner. C’est la raison fondamentale qui explique qu’il n’y ait plus de Brecht aujourd’hui. Un seul homme (ou une seule femme) ne peut plus être à la fois auteur, metteur en scène, savant et militant. Ce n’est pas une question de génie personnel. C’est un effet de la “division du travail social” pour reprendre une expression du sociologue Emile Durkheim. Aujourd’hui, c’est seulement en s’engageant dans une démarche collective qu’on peut espérer réunir toutes ces facettes de la culture.

Etant donné que les artistes n’ont jamais eu de contact réel avec les sciences sociales, ni dans leur formation, ni dans leur travail, on ne peut pas leur reprocher d’ignorer la différence entre l’histoire et la mémoire ou entre le social et le sociologique. J’insiste sur le fait que cette méconnaissance est réciproque. Aujourd’hui, sauf exception, la plupart des chercheurs ignorent tout du théâtre. Combien de sociologues savent, par exemple, qu’un domaine essentiel de leur discipline (qu’on

I N T E R V I E W

D E g é R A R D N O I R I E L

PA R S A m u E L g A L L E T

CarTe BlaNChe À samuel galleT

ThÉâTre eT pOliTique

hisTOire,

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17

appelle la sociologie interactionniste) s’est développé à partir d’une réflexion sur le théâtre Je pense notam-ment au livre du sociologue américain Erving Goffman intitulé : La mise en scène de la vie quotidienne. Cet ouvrage fondateur pour les sociologues a aussi influencé le milieu théâtral américain d’avant-garde à partir des années 1960 (notamment le théâtre-performance de Richard Schechner).

Brecht a montré que la spécificité du théâtre par rapport aux autres formes d’art tenait au fait que dès l’Antiquité (cf la Poétique d’Aristote), il avait construit son iden-tité propre en tissant des liens entre l’art, le savoir et la politique. Au XVIIIe siècle, la science et l’art étaient encore considérés par les Lumières comme les deux facettes indissociables de la Culture. Mais à partir du XIXe siècle une division du travail apparaît. Les savants deviennent fonctionnaires et les artistes commencent à se définir contre l’Etat, en célébrant la liberté et le génie créateur. En 1959, la création du ministère des Affaires Culturelles ramène les artistes dans le giron de l’Etat, mais dans le même temps Malraux renforce la coupure entre l’art et la science, en affirmant : « Notre travail, c’est de faire aimer les génies de l’humanité, notamment de la France, ce n’est pas de les faire connaître. La connais-sance est à l’Université ; l’amour peut-être est à nous ». Le clivage romantique entre l’intellect et l’émotion est alors définitivement institutionnalisé.

L’autre conséquence majeure de l’irruption de l’Etat dans le monde théâtral a été de consacrer le pouvoir du metteur en scène au détriment des autres protagonistes, notamment des auteurs. Mais dans le même temps, on constate que le milieu théâtral a été progressivement marginalisé de la vie intellectuelle française. Où sont aujourd’hui les Brecht, les Sartre, les Camus ou même les Planchon et les Vitez, qui étaient reconnus comme des intellectuels à part entière ? Pour acquérir davan-tage de visibilité, les professionnels du théâtre public (surtout ceux qui luttent aujourd’hui pour leur survie), auraient intérêt à se tourner à nouveau vers le monde savant, et notamment vers les sciences sociales qui ont connu un développement exponentiel depuis trente ans. Mais pour cela, il faudrait inventer de véritables collaborations, respectant l’identité et les intérêts des deux parties.

L’autre grande raison qui m’a incité à écrire ce livre, c’est que je trouvais anormal que toutes les connais-sances accumulées par les sciences sociales sur le théâtre soient ignorées par les professionnels, ceci parce que les universitaires ne font aucun effort pour leur communi-quer. Je pense que les artistes pourraient puiser dans ce savoir des outils pour réfléchir collectivement à leurs problèmes et à leur avenir d’une manière plus sereine.

vouS écrivez danS votre livre (chaPitre 4, Page 132) :

“l’aBandon de la dialectique Brechtienne entre l’art

et la Science a eu Pour effet de renforcer la croyance

danS la lucidité SPontanée de l’artiSte, y comPriS

chez leS metteurS en Scène Se réclamant de Brecht ».

a l’heure où leS diScourS dominantS favoriSent une

nouvelle concePtion de l’art Pour l’art et doutent

de la PoSSiBilité d’une réelle efficience civique du

théâtre, Son rôle reSterait Selon vouS eSSentiellement

et néceSSairement Politique ?

Gérard Noiriel _ Je voudrais insister sur le fait que cette croyance dans la lucidité spontanée n’est pas un préjugé propre aux artistes. Nous avons tous tendance à oublier (les chercheurs aussi) que notre vision du monde est bornée par le milieu social dans lequel nous vivons. La seule manière d’éviter cet enfermement, c’est d’ac-cepter la confrontation avec les autres. Mon admiration pour Brecht tient au fait qu’il est l’un des rares intellec-tuels qui ait parfaitement compris cela. Dans l’Achat du cuivre, il montre concrètement comment la dialectique (la lutte des contraires) entre l’artiste et le savant peut déboucher sur un progrès de l’art dramatique.

Je ne dirais pas que le rôle du théâtre est “nécessaire-ment politique”. Je me contente de constater qu’en abandonnant sa dimension civique, le théâtre s’est privé d’une dimension qui a été essentielle dans son histoire. Ceux qui nient cette fonction civique en disant qu’elle est dépassée (je pense par exemple au livre de Hans Lehmann sur le théâtre post-dramatique) reprennent à leur compte les présupposés d’une philosophie post-moderne aujourd’hui rejetée de toute part. Aucune raison théorique ne justifie donc ce refus du civique. Et sur le plan pratique, ce type d’argument va à l’encontre des intérêts bien compris du théâtre. Croyez-vous que l’auto-mutilation soit une bonne stratégie par les temps qui courent ? Croyez-vous qu’en affirmant que le théâtre ne sert à rien et qu’il doit être réservé au happy few, on puisse convaincre les citoyens (et leurs représentants) de continuer à subventionner massivement l’art drama-tique ? Poser la question c’est y répondre.

comme Brecht le fit en Son temPS, vouS affirmez que le

monde Pour être comPriS ne Peut PluS être aPPréhendé

Par une Seule forme (le Seul regard oBjectif et

Souverain d’un artiSte en l’occurrence) maiS Bien

Par un aSSemBlage collectif de PointS de vueS et de

comPétenceS. aSSemBlage que le fonctionnement actuel

ne favoriSe guère. leS théâtreS nationaux Sont PriS

danS deS ProBlématiqueS de Programmation, d’économie

et de vedettariat. l’aPPrentiSSage du théâtre danS

leS écoleS eSt aujourd’hui devenu tranSmiSSion de

connaiSSanceS uniquement théâtraleS, la Société étant

alorS toujourS Perçue à traverS le filtre du théâtre.

quel regard Portez-vouS Sur ceS SéParationS ( Pour

ne PaS dire ceS enfermementS) et Sur leS recourS

PoSSiBleS Pour y remédier ?

Gérard Noiriel _ Je précise que mes critiques ne visent pas les personnes, mais l’institution théâtrale. En raison de sa tradition propre, en raison de son long compagnon-nage avec le monde savant, le théâtre public aurait dû être à l’avant-garde du mouvement de résistance contre la séparation de l’intellect et de l’émotion prônée par

Malraux et consort. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. Si je prends ma propre expérience, je constate que depuis vingt ans, j’ai très souvent été sollicité pour colla-borer à des documentaires de cinéma ou de télévision, à des expositions organisées par des musées, etc. Mais je n’ai jamais été sollicité pour participer à des projets théâtraux. C’est ce qui m’a incité à créer l’association DAJA , avec quelques amis artistes et quelques militants associatifs, pour aller vers le théâtre, puisque celui-ci ne venait pas à moi.

Un autre point sur lequel je voudrais insister, c’est que l’absence de liens avec le milieu scientifique n’est pas la seule illustration du repli du théâtre sur lui-même. Ce repli concerne aussi le rapport au public. Plusieurs études historiques et sociologiques ont montré comment les théâtres nationaux (notamment le TNP, Théâtre National Populaire de Villeurbanne) et les Centres dramatiques nationaux s’étaient progressivement émancipés de leur cahier des charges initial, en s’éloi-gnant du théâtre amateur, en écartant les associations de spectateurs de la programmation et de la critique, etc. Ce processus a rejailli sur la réflexion théorique concer-nant l’innovation. La question du public (c’est-à-dire de la réception des œuvres) qui était centrale chez Brecht (cf. le concept de distanciation) tend aujourd’hui à être occultée. Le public ne fait plus problème car le théâtre s’adresse de plus en plus à des spectateurs profession-nels (les deux prototypes étant le professeur de lettres et le fonctionnaire de la Direction régionale des affaires culturelles). Le théâtre subventionné évolue ainsi comme la science. De même qu’il faut être mathémati-cien pour comprendre les mathématiques, il faut être un expert (ou tout au moins un habitué) pour comprendre le théâtre. C’est pour cela que le public se resserre de plus en plus sur les classes moyennes cultivées (les statistiques de fréquentation montrent qu’aujourd’hui 6% des ouvriers vont au moins une fois au théâtre dans l’année).

Au lieu de se voiler la face, le milieu théâtral devrait affronter ce problème et cesser d’invoquer toujours des raisons externes (l’impérialisme de la télévision, du cinéma, etc.). Sans nier cet environnement enva-hissant, il faut rappeler que le théâtre possède des atouts majeurs, notamment le fait que ce soit un art pratiqué par un très grand nombre d’amateurs (ce qui rapproche le théâtre du sport). De même, c’est un art souple, capable de s’adapter à des situations très variées, et qui est fondé sur la relation directe entre artistes et publics. Au lieu de fantasmer sur les arts plastiques, le théâtre public devrait imaginer son avenir en partant de ses propres atouts. L’appui sur les sciences sociales permettrait au théâtre de sortir de la métaphysique de la création et des normes scolaires du littéraire qui règnent aujourd’hui dans le théâtre public, ce qui mine le potentiel propre de l’art théâtral, art collectif s’il en est. Si l’on prend l’exemple de l’écriture, l’un des principaux enjeux actuel est de défendre la place (et la

SAMUEL GALLET. Né EN 1981, APRèS DES éTuDES

DE LETTRES ET DE THéâTRE À PARIS, IL INTègRE LE

DéPARTEmENT écRITuRE DRAmATIquE DE L’ENSATT

SOuS LA DIREcTION D’ENzO cORmANN EN 2003,

FAISANT PARTIE DE LA PREmIèRE PROmOTION SORTIE

EN 2006. mEmBRE Du cOLLEcTIF ARTISTIquE TROISIèmE

BuREAu DE gRENOBLE DEPuIS 2007, cOLLABORATEuR

RéguLIER DE LA cOméDIE DE VALENcE, AuTEuR EN

cOmPAgNONNAgE AVEc LARDENOIS ET cIE Au THéâTRE

DE PRIVAS EN 2008-2009, IL A NOTAmmENT écRIT :

cABALE (2009), HELIAN (2009), OSWALD DE NuIT (2008),

ENcORE uN jOuR SANS (éDITIONS ESPAcES 34, 2008),

AuTOPSIE Du gIBIER (éDITIONS ESPAcES 34, 2007).

PLuSIEuRS DE SES PIècES ONT éTé mONTéES ET TROIS

D’ENTRE ELLES DIFFuSéES SuR FRANcE cuLTuRE.

gérard noiriel EST HISTORIEN, DIREcTEuR D’éTuDES

À L’EcOLE DES HAuTES ETuDES EN ScIENcES SOcIALES

(EHESS). IL A PARTIcuLIèREmENT TRAVAILLé SuR

L’ARTIcuLATION DE L’ImmIgRATION, DE LA NATION ET

DES SENTImENTS xéNOPHOBES. IL A NOTAmmENT écRIT :

LE cREuSET FRANçAIS (1988), LES FILS mAuDITS DE LA

RéPuBLIquE (2005), A quOI SERT L’IDENTITé NATIONALE ?

(2007). IL TRAVAILLE égALEmENT SuR LES RAPPORTS

ENTRE ScIENcES SOcIALES ET PRATIquES cuLTuRELLES.

DANS SON LIVRE, HISTOIRE, THéâTRE ET POLITIquE

PARu EN 2009 cHEz AgONE, IL ANALySE L’HISTOIRE Du

THéâTRE ET DES RELATIONS ENTRE SAVANTS ET ARTISTES

ET LES cAuSES DE LEuR DIVORcE AcTuEL. A PARTIR

D’uNE RELEcTuRE DE BREcHT ET D’uNE DIScuSSION

cRITIquE DE L’EFFIcIENcE DES DIFFéRENTES FORmES

DE THéâTRE POLITIquE, IL APPELLE AujOuRD’HuI À

DES RAPPROcHEmENTS ENTRE L’ART ET LA ScIENcE.

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spécificité) de l’auteur de théâtre, tout en le concevant comme un élément à l’intérieur du tout que constitue l’équipe artistique. Un autre enjeu essentiel concerne la fonction ancestrale du théâtre comme foyer de réflexion et de réjouissance civiques. En dépit de tous les discours sur le sujet, il y a un énorme déficit à ce sujet.

en quoi leS chercheurS auraient-ilS également BeSoin

du théâtre alorS que celui-ci a été véritaBlement

SuPPlanté Par le cinéma ou la téléviSion ? Pourquoi le

théâtre ?

Gérard Noiriel _ Je dirais tout d’abord que le théâtre fait partie de la culture d’un grand nombre d’universitaires, qui appartiennent eux aussi à la classe moyenne. J’ai d’ailleurs été frappé de constater, lorsque j’ai fait mon coming out (en avouant mon intérêt pour le théâtre), qu’un grand nombre de collègues avaient eux aussi des liens directs ou indirects (via leurs conjoints, leurs enfants, …) avec le milieu théâtral. Un nombre impor-tant d’entre eux a aussi pratiqué le théâtre amateur, à un moment ou à un autre de leur vie (ce qui n’a jamais été mon cas).

Mais ce contexte favorable n’est pas suffisamment exploité par le milieu théâtral. Dans les écoles, ce sont uniquement les professeurs de lettres ou d’art drama-tique qui sont sollicités, rarement les profs d’histoire. Je connais pourtant des enseignants dans des lycées professionnels qui mobilisent les ressources de l’art dramatique pour enseigner l’histoire à des élèves rétifs aux formes classiques de pédagogie.

Le théâtre peut aussi offrir une voie originale pour la diffusion des recherches scientifiques dans un public plus large que le cercle des spécialistes. Il ne s’agit pas, évidemment, de concevoir le théâtre comme un outil pédagogique, au service du savant. Mais d’imaginer des formes de collaboration où chacun puisse trouver son compte.

Enfin, je voudrais insister sur le fait qu’en tant qu’histo-rien ou sociologue, nous sommes nous-mêmes des écri-vains. Un bon historien doit nécessairement imaginer des scènes pour comprendre comment les gens vivaient dans le passé. L’art dramatique peut lui être d’une

grande utilité à cet égard. On peut regretter que l’ana-lyse critique esquissée par Brecht sur cette question n’ait jamais intéressé les historiens.

Pourriez-vouS nouS Parler de voS exPérienceS danS

leSquelleS vouS avez Pu mettre en Pratique votre

viSion. je PenSe au SPectacle chocolat miS en Scène Par

jean-yveS Penafiel maiS également au travail que vouS

menez au Sein du collectif daja ?

Gérard Noiriel _ Pour tenter de rapprocher le milieu théâ-tral et les sciences sociales, j’ai fondé l’association DAJA avec le soutien actif de Martine Derrier, qui anime un bureau de théâtre (Les Petits Ruisseaux). C’est elle qui a eu l’idée de cette conférence-théâtrale, sur l’histoire du clown Chocolat, et qui a pris l’initiative de constituer l’équipe artistique en faisant appel à un metteur en scène (Jean-Yves Pénafiel), un musicien (Sacha Gattino) et un comédien (Marcel Mantika). Ce projet a été financé par le Conseil régional d’Ile de France et par l’ACSE 1 (dans le cadre d’un programme de luttes contre les discrimi-nations. Nous l’avons développé en collaboration avec l’association dirigée par M’hamed Kaki, Les Oranges (de Nanterre).

Ce qui m’intéressait dans ce projet, c’est cette collabo-ration entre milieu artistique, scientifique et associatif, fondée sur la confrontation des compétences, mais où chaque partenaire acceptait de se remettre en question, pour évoluer et s’enrichir au contact des autres.

Dans l’une de vos précédentes questions vous parliez d’“assemblage”. Je préfère le terme “confrontation”, car il indique mieux que ce travail collectif est aussi une lutte entre des points de vue au départ différents, c’est-à-dire une dialectique au sens brechtien du terme. Au départ, je pensais que ce serait un comédien qui jouerait le rôle du conférencier. Mais l’équipe artistique a estimé que ce serait plus intéressant que je sois moi-même sur scène. Je me suis plié à cette exigence, sans enthousiasme, je dois le dire. Mais après six mois de travail et une ving-taine de représentations, je reconnais volontiers que cette expérience m’a beaucoup apporté ; notamment parce qu’elle m’a permis de partager l’expérience et le quotidien des artistes.

L’idée d’une conférence-théâtrale m’a séduit parce qu’elle faisait exploser les cadres habituels de la commu-nication scientifique et de la représentation théâtrale. C’est un genre qui n’existe pratiquement pas aujourd’hui en France. Etant donné le peu de temps dont nous avons disposé pour répéter, et la faiblesse de nos moyens, notre ambition était (et reste) très modeste. C’est pour-quoi nous avons été très agréablement surpris de l’écho rencontré par ce projet à la fois au niveau du public et des médias (Télérama, L’Express, France Culture, France Inter, etc.)

Mais cette expérience a aussi confirmé mes craintes concernant le repli sur soi du théâtre public. Nous avons été financés par des organismes qui soutiennent l’action civique et par mon centre de recherches à l’EHESS 2, mais pas par les institutions culturelles. Le même clivage s’est reproduit pour la programmation du spec-tacle. La conférence-spectacle a été créée à la Cité natio-nale de l’histoire de l’immigration (le 23 mars 2009), puis présentée surtout dans des centres socio-culturels. Les rares théâtres qui l’ont accueillie l’ont programmée pour le jeune public. C’est une bonne illustration du clivage qui sépare aujourd’hui le milieu théâtral et l’ac-tion culturelle, clivage que j’aborde longuement dans mon livre. En même temps, l’accueil du public et de la critique nous incite à poursuivre ce genre d’expériences, quoi que puissent en penser les programmateurs. L’as-sociation DAJA est en train de se structurer en réseau national, pour consolider les liens entre artistes, cher-cheurs et militants associatifs qui ont envie de conti-nuer à travailler ensemble et d’interroger les pouvoirs publics sur l’avenir de la culture en France. Les autres prendront le train en marche ou ne le prendront pas. Peu importe.

1 Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité

2 Ecole des hautes études en sciences sociales

THéâTRE DE VéNISSIEux

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19

L’éditorial du dernier festival d’Avignon présente au spectateur un monde théâtral en résonance avec « les questions que nous pose l’actualité récente à travers les émeutes de Madagascar, les manifestations de la jeunesse en Grèce, les morts de Gaza, la crise financière et ses graves conséquences sociales, l’élection de Barack Obama » ; un programme pour le moins ambitieux, qui se veut en écho avec le monde et son actualité politique et tente de réaffirmer la nécessité du théâtre dans la société.

Nombre d’artistes revendiquent, de par leur statut et leur fonction, un rapport critique au monde. Ce position-nement dans la cité s’est construit historiquement. La figure de l’intellectuel français naît à la fin du XIXe siècle, sous l’impulsion, notamment, de l’Affaire Dreyfus. Une catégorie d’individus s’engagera dans la sphère publique pour faire part de ses analyses et points de vue. Deux figures s’en dégageront, le savant et l’artiste.

« J’écris donc. Sur la difficulté à habiter le monde actuel, à s’y repérer, s’y reconnaître » nous dit Samuel Gallet. Et la question qui se pose presque aussitôt est celle-ci : « D’où est-ce que [je parle] ? ». C’est à mon avis un problème fondamental que le secteur artistique doit se poser dans son ensemble pour questionner de manière juste le monde qui l’entoure. Il est essentiel à tout processus de compréhension du monde de savoir d’où l’on parle et comment notre parole est reçue.

J’appartiens au secteur théâtral (je suis administratrice) ; mais je me reconnais également depuis peu une place – si modeste soit-elle - dans le champ universitaire (je suis également doctorante en sciences sociales) ; cette posi-tion souvent inconfortable (il est difficile de se sentir légitime en étant à la lisière de deux secteurs très exclu-sifs) m’a permis de confronter deux logiques et deux

mondes tous deux réputés refermés sur eux-mêmes bien qu’engagés dans une démarche de compréhen-sion du monde. La question du rapport des artistes – et plus globalement du domaine artistique – au reste de la société s’est très vite imposée à moi. Appartenir à un milieu où à autre, à une catégorie ou à une autre, trans-forme notre perception du monde social et la façon dont notre parole est entendue. C’est de cela dont traitera cet article.

D’où parle donc l’artiste ? D’un secteur à part entière, indépendant, constitué peu à peu sous l’impulsion du processus de division du travail ; un secteur avec ses règles, ses codes, ses inégalités et ses dominations. Comment appréhende-t-il le monde qui l’entoure depuis cette place ? La dimension intellectuelle et civique de l’artiste reste prégnante dans le discours et pourtant, ce dernier s’est peu à peu coupé de la sphère publique. Dans ce contexte, nous chercherons à comprendre comment l’artiste peut réagir et reconquérir son statut d’intellectuel.

Le secteur artistique a été fortement modelé par la figure de l’artiste romantique. Comme le montre Pierre Bour-dieu (Questions de Sociologie, éd. Minuit), l’univers artistique fonctionne selon un système de croyances, de “croyances dans le don, dans l’unicité du créateur incréé”. Cette mythologie de l’artiste analysant spon-tanément la société qui l’entoure tout en se position-nant hors du monde social a été peu à peu déconstruite par les sociologues qui ont compris l’univers artistique également en terme de réseaux, de modes, de tendances, de contraintes imposées aux acteurs du champ culturel. Une démarche critique du domaine théâtral dans son rapport à la société impose de tuer le mythe de l’artiste

eN prise aveC le mONde : pOsiTiONNemeNT de l ’arTisTe daNs la sphère puBlique eT CONTradiCTiONs du milieu CulTurel

CarTe BlaNChe À samuel galleT

êTre

PA R m A R j O R I E g L A S

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romantique pour saisir enfin un système de positions sociales ou politiques qui vont s’imposer à l’artiste et qu’il va faire jouer.

Le théâtre présente nombre de contradictions entre le discours tenu et la réalité de l’action. Le théâtre est souvent considéré comme une activité éminemment collective (le terme de famille théâtrale est récurrent dans ce milieu), mais les individus y sont le sujet de luttes de concurrence féroces et très individualisées. Le théâtre a traditionnellement une fonction dans la cité, et pourtant c’est un monde clos, régi par une logique et un fonctionnement échappant aux personnes extérieures à ce monde.

Pour saisir la constitution du champ artistique comme secteur autonome doté de ses propres règles, il est inté-ressant d’explorer le processus de la division du travail qui s’est opéré dans le domaine intellectuel depuis la fin du XIXe siècle. Ce processus a été d’abord analysé dans son ensemble par le sociologue Emile Durkheim (De la Division du travail social, éd. Puf, Quadrige). Ce dernier montre parfaitement comment nos sociétés sont sujettes à une spécialisation des univers profes-sionnels. Selon lui, la division du travail, loin de désunir les hommes, paraît au contraire profitable puisqu’elle crée des liens d’interdépendance entre les individus et qu’elle accroît de fait la solidarité. Ce processus de spécialisation qui touchera peu à peu toutes les sphères de la société se vérifie dans le domaine intellectuel.

Le XIXe siècle est encore le siècle où persiste la figure de “l’homme complet”, intellectuel à la fois savant, artiste ou militant (cf. Gérard Noiriel, Les fils maudits de la République, éd.Fayard). Zola nous vient aussitôt à l’es-prit, mais également plus tardivement Jean-Paul Sartre qui est la figure récurrente de l’intellectuel engagé, tout à la fois philosophe, homme de théâtre, et journaliste. Les fonctions d’artiste et de savant vont peu à peu se diffé-rencier et chaque domaine s’autonomisera du même coup, créant ses logiques et ses modes de reconnaissance propres. Au sein même du champ artistique, les fron-tières vont se creuser entre danse, théâtre et musique, ce qui structurera le spectacle en différentes disciplines, un découpage aujourd’hui difficile à dépasser pour les artistes. Le théâtre lui-même se décomposera en diffé-rents courants selon une batterie de critères : économi-ques (théâtre privé, théâtre public), esthétiques (théâtre d’art, théâtre populaire), etc. Enfin, les métiers et les fonctions iront également en se spécialisant. La distinc-tion entre professions administratives, artistiques et techniques s’amplifie avec le temps. Songez que l’ad-ministrateur de Planchon était d’abord comédien ; qu’il n’était pas rare, il y a 40 ans, que la régie des spectacles soit tenue par un membre de la troupe. Ce processus de spécialisation a été nettement soutenu, dans le domaine théâtral, par les différentes politiques culturelles menées à partir des années 70. L’augmentation du budget et la volonté de professionnalisation du secteur ont amené à multiplier les fonctions. Par ailleurs, la rationalisation des activités théâtrales alliée à une constante innova-tion formelle des spectacles présentés (une innovation nécessaire pour se démarquer de la concurrence) ont amené à former de nouveaux spécialistes (en admi-nistration ou en médiation culturelle, pour pouvoir répondre aux critères imposés par les “tutelles” ; dans le domaine technique, afin de pouvoir poursuivre une innovation formelle plus pointue, etc.).

On déplore souvent la division du travail l’accusant de segmenter trop la société et d’enfermer les individus sur eux-mêmes. Ce processus a pourtant permis à la sphère culturelle d’accéder à une véritable autonomie et de se démarquer tant de l’Etat que du marché, ce n’est pas négligeable. Elle a permis de développer un univers propre avec ses logiques et son fonctionnement internes spécifiques, condition sine qua non d’indépendance. La division du travail ne devient dangereuse que lorsqu’elle prend des formes pathogènes, et empêche les individus de saisir la société dans ses enjeux globaux.

Comme dans tous les secteurs, le champ culturel n’est pas épargné par des inégalités d’accès et de reconnais-sance. On y observe des disparités importantes entre hommes et femmes, entre gens issus d’un milieu favo-risé et gens issus d’un milieu défavorisé, etc. La lutte de concurrence y est d’ailleurs de plus en plus abrupte, tant les candidats sont nombreux et les conditions d’accès drastiques. La famille théâtrale n’existe pas pour tous les individus et ne profite donc pas à tous. Le secteur culturel n’échappe pas à la problématique de la domi-nation d’individus sur d’autres. Une domination en terme d’accès aux ressources (aux financements publics, à l’information et au réseau de programmateurs, etc.) et de reconnaissance tant par les pairs qu’institution-nelle. La représentation du théâtre vers l’extérieur est le monopole des dominants. En raison de leur position, ce sont ces individus qui nouent un rapport privilégié avec l’Etat et les pouvoirs publics, principaux bailleurs de fond et moteurs d’une forme essentielle de légitima-tion professionnelle.

La spécificité du fonctionnement du secteur théâtral réside en effet dans son lien avec l’Etat. Comme nous l’avons dit, le processus de division du travail a permis au théâtre de s’autonomiser de l’Etat ; mais cette autonomie a aussi été paradoxalement gagnée grâce au financement de l’Etat. Si ce soutien public est devenu une garantie de l’indépendance artistique, il a également imposé à la sphère artistique de se plier à des critères économiques et, de loin en loin, esthétiques. La sphère artistique est petit à petit devenue non plus son propre juge (comme c’est le cas dans la plupart des domaines, où on est jugé par ses pairs) mais “évaluée” par des programmateurs nommés par les pouvoirs publics ou par des experts directement issus des “tutelles”. La reconnaissance dans le domaine artistique passe obligatoirement par ces deux personnages clefs. Rien de bien critiquable a priori si ce n’est que les moins armés dans le champ (qui sont l’écra-sante majorité), qui ne correspondent pas à ce modèle de fonctionnement, sont dans l’impossibilité de remettre en cause ces critères, tandis que leur survie dépend juste-ment de leur capacité à y répondre. La séparation des fonctions ainsi que la professionnalisation du secteur théâtral ont progressivement dépolitisé le rapport de nombre d’artistes à l’Etat et plus largement aux pouvoirs publics. L’Etat devenant petit à petit un allié objectif, la dimension politique de son intervention en est oubliée. Si le financement public est indispensable, il ne doit pas empêcher l’artiste de questionner son rapport à l’Etat. Je ne souhaite pas tomber dans un travers consistant à critiquer systématiquement l’institution ou ce monstre froid et calculateur que serait l’Etat. Il s’agit simplement de remettre en cause un fonctionnement privilégiant toujours à peu près les mêmes et refermant le théâtre sur des critères qui échappent à une grande partie des individus qui le font ainsi qu’au public.

L’éloignement des artistes vis-à-vis du public s’est accru. Comme l’analyse Gérard Noiriel dans son dernier ouvrage (Histoire, Théâtre, Politique, éd. Agone), au sein même des structures théâtrales, le transfert des fonc-tions de médiation à des agents spécialisés au sein des théâtres a contribué à couper le metteur en scène de la question du public. De même, le fait que des compa-gnies se font acheter leur spectacle par des structures de diffusion, engendre un rapport entre artistes et public limité au temps de la représentation, confiant encore une fois le travail de “médiation culturelle” aux spécialistes de la question. Cet éloignement progressif du public ne permet pas de le constituer comme véri-table interlocuteur ; pire, il sépare encore davantage le secteur théâtral de la sphère publique (car l’Etat n’est pas la sphère publique). Désengagement un peu contraint... Pour reprendre un terme durkheimien, c’est un constat d’anomie (forme pathogène de la division du travail) du secteur théâtral que nous pouvons faire : une situa-tion où l’individu est dans l’impossibilité, « du fait de sa position dans la structure sociale, d’atteindre un objectif défini et même prescrit par la culture de la société dans laquelle il vit » (Dictionnaire de sociologie, Le Robert, Seuil, 1999). L’artiste, qui s’est donné pour vocation de regarder le monde et d’apprendre à le regarder, s’isole petit à petit de la société, au risque de perdre le sens et la finalité de son action.

Le salut réside sans doute dans une émancipation des pratiques théâtrales. Réinventer les critères d’attri-bution des subventions, repenser la dépendance des artistes aux structures de diffusion et, surtout, retrouver un soutien au-delà de la sphère théâtrale, redonner un sens large et global à chacun des acteurs culturels, quelle que soit sa fonction, peuvent nous donner ainsi les moyens de penser autrement notre rapport au monde. L’époque actuelle ne nous amène pas à nous reposer davantage sur l’Etat que sur la sphère économique pour réinventer un modèle de fonctionnement. Il est néces-saire de trouver de nouveaux alliés pour repenser notre condition et re-légitimer la fonction de l’artiste dans la société. Gérard Noiriel propose une alliance avec les chercheurs en sciences sociales. Nous pouvons égale-ment penser trouver un soutien dans d’autres champs, chez les spectateurs par exemple. Il est urgent de recou-vrer un rapport militant au théâtre : militant, au sens de combatif et critique.

Tenir un propos sur le monde nécessite un rapport ouvert au monde. Tout comportement inverse ne peut que discréditer un discours engagé, quel qu’il soit. Je terminerai ainsi cet article sur la question de l’action culturelle comme possibilité de pratiquer un théâtre actif et ouvert. Celle-ci a été trop souvent réduite à des séries d’ateliers destinés à des individus dits marginaux – détenus, jeunes délinquants, etc. Avec pour seul objectif de remplir élégamment les cases des dossiers de subven-tion annuelle. C’est cette action culturelle là, fort peu ambitieuse, que nombre d’artistes refusent, contestant la restriction de l’intervention sociale qu’elle propose. Il est nécessaire de retrouver le sens et les modalités d’une action culturelle directement en phase avec la société et le public. Une relecture de la déclaration de Villeur-banne n’est à cet égard pas inutile.

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Dans la déclaration de Villeurbanne (signée en mai 1968), plusieurs metteurs en scène et directeurs de lieux se convinrent qu’il fallait dépasser la contradiction persistante entre le créateur et l’animateur. Ultérieure-ment, cette déclaration sera souvent entendue comme une nécessaire séparation des fonctions artistiques et sociales. C’est faire un contresens. Quand Roger Plan-chon parle du “pouvoir aux créateurs”, il ne s’agit pas pour ce dernier d’exclure la vocation sociale ou civique de l’artiste, mais c’est au contraire une manière de réinvestir la sphère publique sans l’Etat – à l’époque, passant outre le carcan administratif et institutionnel des maisons de la culture. Peut-être est-ce cette défini-tion de l’action culturelle et du rapport au public que nous pouvons aujourd’hui ré-initier.

Avoir un comportement autocritique et saisir à bras le corps ces problématiques d’ouverture vers l’extérieur, tout en posant un regard lucide sur l’histoire qui fonde le secteur culturel, peut-être est-ce cela qui nous permettra de construire enfin un théâtre combatif et de recouvrer le chemin de l’engagement collectif – et de retrouver, avec justesse, la véritable dimension intellectuelle d’un artiste regardant le monde et y œuvrant avec la pleine conscience de sa position.

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marjorie glaS EST ADmINISTRATRIcE DE THéâTRE À LyON;

PARALLèLEmENT À cETTE AcTIVITé, ELLE mèNE uNE THèSE À

L’EcOLE DES HAuTES ETuDES EN ScIENcES SOcIALES SOuS

LA DIREcTION DE géRARD NOIRIEL; SA REcHERcHE PORTE

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THéâTRE DE VéNISSIEux

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« Chaque conversion du monde connaît ces déshérités qui ont perdu leur passé et n’ont point de part en ce qui est à venir. Car même le plus proche est distant pour les hommes. Mais nous, au lieu d’en être troublés, ayons le courage d’affermir la forme de ce qui est encore reconnu. » Rainer Maria Rilke.

Comédie de Valence. Octobre 2009. 8h30 du matin. J’arrive de Lyon pour conduire un atelier d’écriture hebdomadaire avec des étudiants. Je marche de la gare au théâtre avec les propos de Gérard Noiriel en tête, de ce qu’il dit du malaise ressenti par bon nombres d’artistes et de chercheurs dans les lieux qui sont ou devraient être les leurs. Je rumine dans le matin froid un bazar d’idées décousues, quotidiennes, automatiques pour qu’il en sorte quelque chose de convenable, pour ne pas être homme du ressentiment, celui qui n’arrive jamais à digérer, qui ne parvient pas à trouver une forme. Arrivé sur le seuil du théâtre, face à la porte fermée, je ne retrouve pas les clés que l’on m’avait remis deux semaines plus tôt. Panique violente et irrationnelle qui, je le sens très distinctement alors sans pour autant parvenir à la juguler, parle de bien autre chose que d’un simple problème d’intendance. Après quelques minutes de vertige intérieur et de fouille corporelle intégrale, l’affaire se règle comme si de rien n’était. On m’ouvre, la journée commence, le commissariat qui jouxte le théâtre ne manifeste aucune agitation particulière, personne ne m’embarque en garde à vue. Je croise un comédien de connaissance. Nous échangeons quelques mots. « J’ai perdu les clés du théâtre », je dis. Il me regarde d’un air vague. « Moi aussi ça m’est déjà arrivé ». Et nous en restons là. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui demander s’il les avait retrouvées. « On ne partage pas ses gouffres avec autrui, seulement ses chaises », écrivait René Char. J’ai la manie de vouloir, au théâtre tout du moins, lui donner tort.

J’écris donc. Sur la difficulté à habiter le monde actuel, à s’y repérer, s’y reconnaître, sur l’impression générale de déréalisation, sur l’indifférence des uns à la vie des autres qui cœxistent pourtant en une même époque, sur la peur maladive du conflit et de la violence dans une société essentiellement violente, sur la tension entre résignation et tentative d’émancipation. Sur et depuis tout cela. Depuis surtout. Le monde contemporain est décrit et vécu dans mes pièces comme une période de transition où une histoire se termine et une autre tarde à démarrer. Les friches et autres périphéries urbaines qui se retrouvent jusqu’à présent dans la plupart de mes travaux plus qu’un simple décor réaliste expriment pour moi et le lieu de la ruine où il n’y aurait plus rien de vraiment repérable et de viable – lieux de dérives, d’errances sans but – et le lieu où tout peut encore être ré-inventé, re-nommé, invoqué, où des formes peuvent renaître du vide. Paysages en friche où l’ancien meurt et où le nouveau reste hypothétique. Pris dans l’expecta-tive et dans ce sentiment de panne générale, des êtres tournant sur eux-mêmes sans jamais pouvoir en sortir

peuplent mes écrits. Des personnages en marge, exclus de l’Histoire, perdus dans l’Histoire, en manque d’His-toire, orphelins et mendiants d’une expérience histo-rique véritable, dans les limbes de ce présent perma-nent, essaient de trouver des prises sur le monde, une place où ils puissent être. Soit par la violence, soit par la fuite, la désertion, soit par l’acquiescement pur, soit par l’invention et le fraternité d’un clan. Tous luttent contre leur propre disparition, tous appellent l’avenir et que quelque chose enfin démarre, un mouvement, la possi-bilité d’un devenir. Mes pièces font ou tentent de faire théâtre de cette tentative de ré-appropriation de soi dans le monde, de son histoire propre et de la plus grande de laquelle la première fondamentalement dépend. Ce qui cherche à s’exprimer, c’est cette tentative - ni échec, ni réussite - mais l’énergie vitale de cette tentative, la viva-cité d’êtres pris au piège dans la liquidation d’un monde, leur obstination à vivre, leur recherche farouche d’exis-tence. Puissances en devenir, assaillants provisoires de l’Histoire en panne, révolutionnaires sans révolution ni doctrine. S’il y a certes un tragique, je cherche à mettre en place des champs de force théâtraux où l’être lutte avec cette évidence de la désolation, où il cherche à s’émanciper de ce qui l’écrase, et où, par son énergie même, il ne saurait être réduit à une simple victime de la fatalité, à un vulgaire animal pour la mort.

Ce fut ainsi une drôle de coïncidence que de me retrouver sollicité début 2008 par Marie-Pierre Bésanger, metteure en scène et directrice du Bottom Théâtre de Tulle, pour écrire une pièce autour de la destruction de deux barres d’immeubles dans un quartier périphérique de la ville de Limoges, la Bastide. Le Bottom Théâtre avait été mandaté par la mairie mais ne l’avait pas été par hasard. La naissance de l’objet artistique chez Marie-Pierre Bésanger, dans l’ensemble de son travail, passe toujours par une écoute prolongée du réel. Chaque histoire théâtrale naît de ce processus d’écoute, témoignages, paroles, rencontres, confrontations avec des territoires et des destins réels. Nous étions de fait cette fois-ci non pas à la marge mais au cœur de soixante ans d’histoire française. Construites au début des Trente Glorieuses et investies par des familles d’ouvriers et de petits fonc-tionnaires dans un sentiment de promotion sociale, les deux tours Paul Gauguin qui marquaient l’entrée de Limoges sont devenues, comme la plupart aujourd’hui sur le territoire, synonyme de déréliction et de préca-rité au mieux, d’insécurité, de ghettoïsation, de barbarie au pire. En tout cas d’espaces de relégation. Et d’oubli. Les banlieues n’étant par ailleurs toujours rien d’autre qu’une partie vivante et essentielle des grandes villes, ces édifices représentaient au début des années 60 la grandeur, la modernité et l’éclat français. Concernés par le programme d’aménagement national de rénovation

urbaine (ANRU), ils ont été détruits en décembre 2009 par grignotage et non dynamitage – il y aurait encore là matière à gloser – et tous les habitants ont été relogés. Les choix politiques, c’est banal, ont des conséquences réelles sur la vie des êtres et d’abord sur celles des habi-tants des quartiers populaires sans que ces derniers ne puissent y prendre part, sinon à posteriori dans le choix de leur nouvel appartement (F2, F3, F4). « La dualisa-tion et la segmentation entre des élites installées dans un espace-temps mondial et une plèbe condamnée à la cage d’un espace-temps local ou d’un semi nomadisme sans citoyenneté menacent la possibilité même d’une délibé-ration démocratique sur le lendemain voulu », écrit le philosophe Daniel Bensaïd , phrase qui résume pour moi un des enjeux de la pièce finalement écrite.

Deux barres d’immeubles se faisant donc face. Une nationale. Un ciel immense. Beaucoup de vent. Et pour couronner le tout un cimetière gigantesque à quelques centaines de mètres, de l’autre côté de la route. Avant et après. L’avant des tours et l’après de leur disparition. Motif binaire de séparation du temps que l’on retrouve et dans les paroles des habitants et sur les documents officiels – schémas de construction, maquettes diverses et variées – comme dans de nombreuses publicités. Avant/Après où le passé est toujours dévalorisé en comparaison de ce qui vient. Insatisfaisant, laid et pauvre, il est le négatif d’un après meilleur vers lequel il faut tendre. Il suffit d’évoquer “le Parcours résiden-tiel” positif dans lequel on demande aux locataires de s’inscrire. Avant et après est aussi le titre de l’autobio-graphie de Paul Gauguin. Mettre en écho notre travail, la réalité des tours, ce qu’elles sont devenues, leur nom et le peintre auquel il renvoie nous interpellait quant à la place de l’Art, au regard sur le réel et à la représentation. Gauguin peignait un rêve d’Eden qu’il poursuivit toute son existence. Nature simple, généreuse, érotisme, fraternité, sensualité et puissance du vivre. Rupture avec les normes et les morales grincheuses de la vieille Europe. Après une brève tentative d’atelier collectif et libre en Bretagne, pas loin de Rostrenen, il part finir sa vie aux îles Marquises. Mais ce qu’il découvre là-bas n’est pas le jardin des délices tant attendu. C’est une popula-tion indigène en prise avec les lois scélérates et racistes de la colonisation. Délaissant sa peinture, il passe alors une grande partie de son temps à lutter aux côtés des indigènes.

Ce fut les premières pistes. Il y en eu d’autres et de nombreuses. Comment en effet appréhender le réel de ces deux tours en voie de destruction et tenter d’exprimer ce que pouvait vouloir dire y avoir vécu ? Comment choisir l’angle juste face à l’ampleur des histoires tant singulières que collectives sans éprouver

l’expeCTaTive ThÉâTrale

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PA R S A m u E L g A L L E T

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un puissant vertige ? Comment ne pas être décalé, intrusif, saugrenu, ridicule, en un mot, comment trouver sa place ? Le réalisme intégral ne voulant rien oublier finit toujours par déposséder le réel de sa vraie force. Cette réflexion d’Edouard Glissant dans sa préface au Cadavre encerclé de Kateb Yacine – dont l’amour de l’œuvre et du parcours était une des nombreuses raisons de ma présence dans ces chemins de recherche – pouvait nous permettre, dans la position qui était la nôtre, de surmonter l’angoisse d’une connaissance exhaustive jamais atteinte ou l’écueil d’un simple théâtre témoi-gnage, pharmaceutique, au service du bon sentiment citoyen.

La question de l’écriture et de sa place fut dans un premier temps pour moi paralysante. D’où écrire ? Que fallait-il dire ? Taire ? Affirmer ? Eviter ? Faire ? On a commencé par s’abstenir. D’abord sentir et prendre acte de son étrangeté au lieu. Nous nous sommes installés dans un appartement vide et avons résidé plusieurs semaines sur place. Nous restions des journées à traîner, à rencontrer des gens, chez eux, dehors, au bar, au centre commercial, au marché, à la sortie de l’école, à peu à peu se faire accepter, à faire comprendre que nous n’étions ni des flics ni des journalistes. Nous avons rencontré et avons été rencontrés, traversés, silencieusement ou non questionnés, parfois fuis. L’injonction bien connue des jeunes des quartiers « Mais d’où est-ce que tu me regardes ? », allait pour moi résumer la question centrale du travail. Tu les regardes mais qui te regarde toi ? Multiplicité des regards. Collision. Regard de l’ha-bitant. Regard de l’artiste cherchant sa matière. Regard de l’habitant regardant l’artiste chercher sa matière et ricanant de cette recherche ou essayant de lui donner ce qu’il pense avoir à ou devoir lui donner. Regard de l’observateur qui transforme ce qu’il voit, qui trouve ce dont il a besoin, ce qu’il était venu chercher. Ils vien-nent te coller leurs idées toutes faites sur le visage et puis ils repartent, soulagés. Regard de l’artiste regar-dant l’autre artiste positionner son regard essayant de le comprendre. Regard de celui qui sait, professionnel du savoir qui a toujours su mais qui ne sait plus quoi en faire. Regard du jeune chômeur qui espère trouver du travail au sein de la compagnie quand les finances sont ce qu’elles sont. Regards surplombants, rému-nérés, distants, empathiques, paternalistes, amou-reux, ironiques, misérabilistes, politiques, économi-ques, historiques, sociologiques, craintifs, passionnés, haineux, fraternels, indifférents, complices, fantasmés, délirants. Il s’agissait de faire théâtre de tout cela. D’ex-primer ces différents pôles/modes d’observation, de faire entendre leur confrontation. Travailler sur l’es-pace entre les êtres, l’entre-deux, la distance – l’in-finie distance – et les tentatives pour l’appréhender, la réduire. Théâtre pour questionner les représentations dans lesquelles nous vivons, qui nous parlent, que nous parlons, que nous relayons, théâtre pour les remettre en mouvement, les interroger, les confronter, les mettre en crise. Nous avons de fait rapidement compris par exemple que nous n’étions pas dans une Cité, Banlieue, Quartier difficile – mots de la police camouflant mal la haine des quartiers populaires, ces espaces dangereux qu’il faudrait toujours et davantage surveiller et punir – mais sur un de ces territoires singuliers où une très grande partie de nos contemporains vivent, aiment, se manquent, se trouvent, s’évitent, tentent de ne pas sombrer, grandissent, vieillissent. Ne me regarde pas avec les yeux de ceux qui possèdent, regarde-moi libre-ment, c’est moi, c’est tout ce que je te demande. Eman-cipation. La nôtre.

Le fait d’habiter les tours plusieurs semaines n’était donc pas une manière de se raconter benoîtement que nous étions dans le même espace – nous ne l’étions pas – mais de nous placer dans le travail, de permettre de créer les conditions fragiles d’un espace intermédiaire, libéré de nos histoires et de nos réflexes propres, de

1 Georges Trakl, Helian

2 Sidi Mohammed Barkhat, De la Violence en politique, Lignes, Paris 2009

comprendre notre regard, d’où est-ce que nous allions parler, d’où est-ce que nous parlions, de quels endroits de nous-mêmes et à qui. Ce que nous sommes ainsi venus chercher, en tant qu’équipe de théâtre, ce n’était pas tant du matériel humain pour écrire, monter ou jouer. Nous sommes allés questionner la place et l’efficience du théâtre. Les nôtres et du nôtre. Aller questionner les positionnements, l’immobilisme des positionnements, le monde où nous sommes – étant entendu ici qu’il n’y en a qu’un seul et que tout communique – ce que nous ignorons de lui et qui pourtant nous constitue, et répondre peut-être, entre autre, en ce qui me concerne, aux discours des grandes figures de commandeurs du milieu dit culturel, déjà coulées – c’est comique – dans le marbre, mandarins, gourous, spécialistes, technocrates, aristocrates décadents administrant leurs terres, revenus de tout, avec leur idéologie du repérable, de l’expertise, du culturel, du structurel, du nous-l’avons-déjà-fait-ça-a-foiré, tout-a-déjà-été-vécu, répondre à cela par cette citation en exergue de la pièce et en guise de fin de non-recevoir ou de simple constat : « Ange blême, le fils pénètre en la demeure vide de ses pères. » 1

Vide abyssal. À l’heure où la politique a été essentiel-lement remplacée par la gestion et le show, où le rêve des gouvernants devenu réalité tangible est bien celui de gouverner sans peuple, faire non pas un théâtre poli-tique mais un théâtre du vide politique. Mise en examen de ce désert politique où de loin en loin, fragiles, s’il-luminent quelques lueurs. Tentative de représentation du vide qui précède un événement d’émancipation qui viendra. Qui ne viendra pas. Qui arrive toujours. Qui a toujours lieu. Et qui disparaît. Evénement qui offre au monde aride une coulée de vie. « L’existence, en effet, n’est pas simplement niée, rejetée ou diminuée, elle est refoulée dans les corps de telle sorte que le lien que ces corps sont pourtant autorisés à établir avec le lieu qu’est le pays est dans le même temps vidé de sa substance. Dans cette perspective, chaque corps est à la fois lié et délié par rapport au lieu, de sorte qu’il est censé occuper le lieu sans pouvoir l’habiter vraiment. D’une certaine façon, on peut dire des corps qu’il sont inscrits dans le monde en tant qu’absents, qu’ils y vivent une vie de mort. Autrement dit, les choses qui composent le monde sont supposées ne par leur appartenir subjectivement (-) L’événement est au sens propre une libération, une fête où des corps visibles ayant intercepté la lumière de la vie s’excèdent dans un ensemble de figures évanescentes. (-) Une manifestation par laquelle on désapprouve le corsetage des principes, les procédés d’embaumement qui en font des corps desséchés livrés à l’adoration et alignés dans des sépultures où l’of-frande déposée n’est rien d’autre que la vie elle-même. »

Et puis il fallut écrire. De retour à Lyon à ma table de travail. La déception littéraire d’abord face au réel insaisissable. Refus de réduire le monde. Sentiment d’être faux, à côté en permanence. Ecriture extérieure, de surplomb, du commentaire. Nécessité d’oublier ce quartier, les gens, la commande, toutes les gamberges évoquées ici plus haut. Ne pas être un spécialiste, ne pas être dans la maîtrise, fermer sa gueule, éviter la complaisance. Retrouver quelque chose de soi là-dedans. Se souvenir d’avoir soi-même vécu, perdu des êtres, quitté des espaces. Appréhender l’inconnu de son propre avenir. Et puis quelque chose naît, tremble, un processus. Des figures apparaissent, des bribes, des répliques, des enjeux dramatiques. Rentrer dans l’affaire, dans un autre espace, celui de l’écriture, avec ses lois, ses impératifs, son économie, ses détours,

construire une forme, ne pas toujours bien comprendre l’articulation de ce travail avec les journées vécues à la Bastide, puis découvrir ce qui a travaillé en profondeur, inconsciemment. Savoir que ce spectacle sera joué et se reposer la question théâtrale. Les gens qui allaient venir, qu’ils soient directement concernés ou non, viendraient parce que ces deux tours allaient être détruites. Un des personnages, représentante fictive de ces entre-deux, commencerait donc le spectacle par une adresse directe, sorte de parabase. « Deux immeubles vont être détruits, les habitants doivent partir et c’est pour ça que vous êtes venus. Installez-vous. Ne vous gênez pas. Qu’est-ce que vous voulez savoir ? » Un autre personnage qui allait donner le nom à la pièce (Helian) dirait en réponse l’in-saisissable, ce que je n’avais pas compris, ce que je ne pouvais pas rendre, cet intervalle entre le monde réel et celui de la fiction, personnage évanescent, aérien, faisant des signes à d’autres figures toutes aussi évanescentes, parlant à des ombres, et qui dirait la liberté prise par rapport au réalisme intégral.

Les représentations ont eu lieu, les habitants étaient au rendez-vous, le théâtre fut au rendez-vous, mais un homme du quartier n’est pas venu. N’habitant plus nulle part. Squattant ça et là des appartements vides. Alcoolique au dernier degré avec dans les discussions parfois la sagesse fulgurante d’un Diogène. Véritable morceau de béton échoué là sur le bord de la route, granit, parpaing. Sa vie comme s’il avait pissé dans un violon. Ou comme s’il n’avait jamais pu pisser. Comme s’il s’était retenu. Et pourtant qu’est-ce qu’il buvait. Et nous étions un soir d’octobre dans un des apparte-ments, avec les autres qui mangeaient, deux mois avant la première, toute l’équipe rassemblée pour un premier travail de lecture in situ avant d’aller s’enfermer dans la boite noire du centre ville. Et nous étions tous les deux sur le balcon, à l’écart, et il s’agrippait à moi avec ses vieux souvenirs cabossés, son haleine fade d’alcool et de tabac, son désespoir ironique et insoumis. « Faut que je trouve une forme. Je suis celui qu’à jamais trouvé de forme à rien. Je vais quand même pas crever avant que d’avoir donné une forme à tous ces visages qui s’en vont ». Je lui avais promis d’aller boire un verre à mon retour à Limoges au moment de la création, de le conduire au spectacle. Je n’ai pas tenu ma promesse. Ce présent texte lui est dédié. Je sais, c’est insuffisant.

SAmuEL gALLET

NOVEmBRE 2009

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