Fernand Braudel; Lucien Febvre (1878-1956)

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  • 7/25/2019 Fernand Braudel; Lucien Febvre (1878-1956)

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    Fernand Braudel

    Lucien Febvre (1878-1956)In: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 11e anne, N. 3, 1956. pp. 289-291.

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    Braudel Fernand. Lucien Febvre (1878-1956). In: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 11e anne, N. 3, 1956. pp. 289-

    291.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1956_num_11_3_2551

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ahess_12252http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1956_num_11_3_2551http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1956_num_11_3_2551http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ahess_12252
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    LUCIEN FEBVRE

    1878-1956

    Brusquement, d un seul coup, comme

    il l avait

    toujours

    dsir,

    Lucien Febvre nous

    a

    quitts dans la nuit du

    25

    au

    26 septembre. Son cur aura rsist moins d un quart d heure,

    juste le temps de

    souffrir

    cruellement, mais aussi d accueillir

    la mort,

    consciemment.

    La

    veille son habitude,

    il avait

    lu,

    compuls

    ses notes, crit quelques lettres,

    arpent,

    de

    son

    pas

    vif, les

    alles

    et chemins de sa petite et exquise proprit

    du

    Souget. La mort

    ainsi

    surpris

    dans la

    plnitude de ses moyens

    physiques

    et intellectuels. Il lui a fait trs beau visage.

    Depuis fvrier dernier,

    il

    tait prvenu. Une

    premire

    attaque

    l avait immobilis

    un mois durant, mais sa robuste sant

    avait

    vite surmont

    l preuve

    et

    les

    mdecins s tonnaient

    de

    ne

    pouvoir

    dceler,

    sur

    son

    cur,

    la

    moindre trace

    de

    blessure.

    Nous dsirions le croire indemne. Chacun, trop vite se

    rassura ;

    lui aussi, sans doute.

    La

    pnitence

    de

    repos accomplie, il reprit

    possession, avec une joie

    non dissimule, de ses

    forces, puis

    de ses tches, de

    toutes

    ses

    tches

    : ses

    prsidences,

    ses direc

    tions, les

    Annales enfin, son bien

    le

    plus personnel.

    Les

    mdec

    ins ui conseillrent

    de

    restreindre son travail. Aussi

    bien

    le

    jour, sous

    l il

    attentif des siens, tait-il

    sage, vraiment

    trs

    sage. Mais

    la

    nuit,

    quand

    le sommeil le fuyait, comme si

    souvent

    depuis

    dix

    ans,

    qui

    l et

    empch

    de

    reprendre

    ses

    dossiers

    et ses lectures, ou d crire une

    lettre

    en retard, ou

    de

    descendre

    un article, d un

    seul

    jet,

    sans

    rature, de

    son

    criture

    rapide

    et lumineuse

    ? Un matin, de trs

    bonne

    heure,

    au Souget,

    un

    tmoin, tonn et amus, le voyait abattre

    un

    arbre grands

    coups de hache

    un de ces arbres

    qui, sans doute, gnaient

    la

    pousse de quelques autres, rcemment

    plants. Car il

    fut,

    jusqu

    son dernier jour, un planteur d arbres.

    Annales (il* anne, Juillet-septembre

    1956 ,

    n*

    3.

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    Pour

    lui,

    pour

    lui

    seul, rjouissons-nous

    que le

    dpart

    ait

    t si inattendu, si

    rapide

    et

    qu il

    se

    soit

    situ en

    ce

    coin

    extrme de

    Franche-Comt, sur

    cette

    terre qu il

    aimait comme

    une

    personne vivante.

    Il est

    trs

    bien qu il

    repose,

    loin

    de

    Paris,

    dans

    ce cimetire simple et beau

    de

    Saint-Amour, auprs

    d une

    lointaine

    aeule.

    Il

    est bien aussi

    qu il

    y

    soit

    venu,

    sans

    aucune

    pompe officielle, par un

    matin

    de grand soleil.

    Trente, quarante

    annes

    durant, ds avant

    la cration

    des

    Annales, en

    1929,

    il

    aura russi

    ce tour

    de

    force, renouvel comme

    plaisir,

    d alerter sans fin

    le

    monde trop paisible des

    historiens

    d en ouvrir les

    portes lourdement barricades. Plus ardemment

    encore

    que

    quelques

    autres,

    il

    s est

    port

    au

    centre,

    au

    vif

    de

    cette

    vaste et trs diverse rvolution des sciences sociales,

    de

    ce combat toujours en

    cours,

    dont

    l enjeu reste

    la

    connaissance

    nouvelle

    de

    l homme.... L exceptionnel, c est qu il ait

    su

    allier

    cet

    esprit rvolutionnaire et presque

    romantique

    un

    human

    isme traditionnel,

    une sagesse

    issue du

    fonds spirituel de notre

    monde occidental.

    C tait chez

    lui

    un

    art

    de

    penser et

    de vivre,

    qu entretenait

    un

    colloque, assidment poursuivi, avec les

    plus grands esprits. Il a vcu une partie de sa vie avec eux,

    dans

    leur

    intimit spirituelle,

    et,

    j ose

    le

    dire,

    d gal

    gal.

    En mme

    temps,

    chaque

    nouveaut de

    notre vieux mtier et

    des

    mtiers

    voisins l attirait, le passionnait, le prenait tout

    entier.

    Il

    a

    ainsi

    vcu

    avec

    dlices,

    dans ce

    printemps sans

    cesse

    renouvel

    de

    la

    recherche.

    Pour

    lui,

    comme il l a crit tant

    de

    fois, l histoire, c est

    l homme

    . Et

    alors, tout

    est

    histoire,

    chaque

    personnage

    amou

    r us m nt

    reconnu,

    retrouv, Luther,

    Marguerite de

    Navarre,

    Rabelais mais

    aussi l homme

    anonyme

    aux prises avec

    toutes

    les

    forces qui l entourent,

    nature,

    socit, outillage mental,

    religions,

    superstitions, culture.... L homme

    ses

    yeux ne

    pou

    vait

    tre

    saisi hors

    de

    ses

    ralits temporelles, de ses

    dures

    diverses,

    de ses

    musiques diverses. Il

    l aura

    toujours

    dit

    avec

    passion et bonne

    humeur, bousculant les

    ides

    adverses, sans

    trop regarder

    si, au passage, il ne

    bousculait

    pas, en

    mme temps,

    leurs auteurs

    susceptibles.

    Ces combats

    trop

    vifs ne lui seront pas pardonnes

    de si

    tt.

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    Mais

    qu il ait

    t, depuis Michelet, le seul trs grand historien

    franais, chacun l aura su de son vivant mme, sinon reconnu.

    L hommage que

    vient

    de

    lui rendre

    le

    monde

    entier

    signale

    l immense place qu il a occupe et qu il

    occupera

    longtemps

    encore, tant

    il

    reste vivant par les prestiges de son intelligence,

    la

    sagesse

    vidente

    de sa pense,

    la chaleur

    potique de

    son cri

    ture, et

    non moins

    par

    les multiples

    amis, disciples et lves

    qu il

    laisse

    derrire

    lui. Certains ne

    l ont jamais

    vu,

    jamais

    entendu

    : cependant

    ils

    crivent, ils

    m crivent qu il

    les a mar

    qus

    pour toujours du

    sceau de

    l histoire

    vivante.

    Il

    a

    marqu, disons-le sans

    hsiter,

    tous

    les jeunes

    histo

    riens

    de

    chez

    nous

    et

    de

    tous

    les

    pays o rayonne

    la

    pense

    franaise.

    Il

    a t

    pour eux,

    contre

    la

    scolaire

    et

    morne histoire

    des

    bien pensants,

    un

    matre

    de

    la

    rvolte

    et

    de

    l esprance,

    du travail allgre. Tous

    les historiens

    savent qu il a donn

    un

    lustre inou notre mtier fragile et difficile. De ce lustre,

    nous

    tirons

    satisfaction et

    orgueil.

    Je le dis vite mais

    voix

    trs

    haute,

    pour ceux qui ne

    l ont

    pas

    connu, comme moi, longueur de

    vie

    :

    il

    tait le

    plus doux,

    le

    plus

    tendre, le

    plus gnreux des

    hommes.

    Sa

    jeunesse

    tait

    celle

    de l esprit,

    plus encore celle

    du

    cur.

    Si

    sa

    force

    tait

    adresse intelligente acharnement au

    travail,

    elle tait plus

    encore

    courage, l un des plus

    beaux

    courages qui

    soient,

    silen

    cieux, efficace. Personne n a jamais

    construit

    gratuitement,

    et

    il

    a beaucoup construit ; les Annales, trente ans de labeur

    quotidien ;

    Y

    Encyclopdie franaise vingt ans de tourments

    de dmarches ;

    la VIe Section

    de l cole des Hautes tudes,

    dix

    ans de fatigues multiples ;

    sans

    compter ses voyages

    tra

    vers

    le

    monde entier, sans

    compter

    son uvre essentielle, son

    uvre

    d historien.

    Mais c est l homme

    qui n est qu

    nous

    seuls

    ses

    amis,

    jeunes et moins jeunes que notre pense

    se reporte de

    prf

    rence. L historien appartient

    tous, et c est

    justice. L homme

    aimable,

    souriant, grand

    seigneur,

    le

    bon compagnon,

    c est

    en notre seul cur fidle

    qu il

    vivra, tant qu il nous sera

    donn

    de

    penser, d crire et d aimer.

    Fernand Braudel