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Fernand HOTYAT Directeur du Centre de Travaux de l'Institut de P édagogie du Hainaut. Le Poids dn Social sur rEdocatioa<" La probabilité d'une solution prochaine à la prolongation de l'obligation scolaire a amené l'attention sur les aspects sociaux des problèmes d'enseigne ment. L'opinion a été heurtée par le contraste entre l'amélioration de la con dition matérielle de (la dlasse ouvrière et la difficulté persistante pour les enfants des coudhes défavorisées de la population à s'élever par les études : ainsi, allors que lies travailleurs manuels représentent la majorité de la popu lation active de notre pays, on ne rencontre que 5 % de leurs enfants (3 % en France) du contingent total des étudiants universitaires. L'objet du présent article est d'effectuer une analyse objective de cette situation qui, on le com prend, ne manque pas de préoccuper ies milieux dirigeants du mouvement ouvrier. Le développement intellectuel et les classes sociales. On s'est demandé dans queile mesure ce handicap proviendrait d'un développement intellectuel plus lient du fait d'une moindre richesse d'incita tions éducatives dans les milieux idéfavorisés. Les nombreux travaux consa crés à cette question révèlent des constatations parallèles. Voici par exem ple, deux tableaux de lia répartition des quotients intellectuels (x), selon la profession du père; leurs données sont remarqpablement concordantes bien qu'elles se rapportent à des tests différents (2). L'un des auteurs précise cette comparaison en signalant que 10 % des Goodenough Terman et Merril Métier du père 3180 enfants 831 enfants de 18 à 54 mois de 2 à 5 1/2 ans 1, Professions libérales 116 116 II. .Semilibérales et directoriales JV2 112 III. Employés de bureau et qualifiés 108 108 IV. Semi^qualifiés et emplois de bu 105 104 reau subalternes V. Faiblement spécialisés 104 95 VI. Non spécialisés ç)6 94 (i) Article paru dans la revue « Socialisme », n" 16, juillet 1956. (X) Le quotient intellectuel est le rapport de l'âge mental donné par des tests et de l'âge civil; il est établi à 100 pour les sujets moyens et comprend environ 45 % des sujets entre 90 et 110. 80 % entre 80 et 120. <2) L. CARMICHAEL. Manuel de psychologie de l'enfant, t. II (Tr. Pr. Univ. Fr. 1952). 62 —

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Fernand HOTYAT D i r e c t e u r d u C e n t r e d e T r a v a u x

d e l ' I n s t i t u t d e P é d a g o g i e d u H a i n a u t .

Le Poids dn Social sur rEdocatioa<" La probabilité d 'une solution prochaine à la prolongation de l'obligation

scolaire a amené l'attention sur les aspects sociaux des problèmes d'enseigne­ment. L'opinion a été heurtée par le contraste entre l 'amélioration de la con­dition matérielle de (la dlasse ouvrière et la difficulté persistante pour les enfants des coudhes défavorisées de la population à s'élever par les études : ainsi, allors que lies travailleurs manuels représentent la majorité de la popu­lation active de notre pays, on ne rencontre que 5 % de leurs enfants (3 % en France) du contingent total des étudiants universitaires. L'objet du présent article est d 'effectuer une analyse objective de cette situation qui, on le com­prend, ne manque pas de préoccuper ies milieux dirigeants du mouvement ouvrier.

Le développement intellectuel et les classes sociales.

On s'est demandé dans queile mesure ce handicap proviendrait d 'un développement intellectuel plus lient d u fait d 'une moindre richesse d'incita­tions éducatives dans les milieux idéfavorisés. Les nombreux travaux consa­crés à cette question révèlent des constatations parallèles. Voici par exem­ple, deux tableaux de lia répartition des quotients intellectuels (x), selon la profession du père; leurs données sont remarqpablement concordantes bien qu'elles se rapportent à des tests différents (2).

L'un des auteurs précise cette comparaison en signalant que 10 % des

Goodenough Terman et Merril Métier du père 3180 enfants 831 enfants

de 18 à 54 mois de 2 à 5 1/2 ans

1, Profess ions libérales 116 116 II. .Semi­libérales et directoriales JV2 112 III . Employés de bureau et qualifiés 108 108 IV. Semi^qualifiés et emplois de bu­ 105 104

reau subalternes V . Faiblement spécialisés 1 0 4 95 V I . N o n spécialisés ç)6 94

( i ) Article paru dans la revue « Socialisme », n" 16, juillet 1956. ( X ) Le quotient intellectuel est le rapport de l'âge mental donné par des tests et de

l'âge civi l ; il est établi à 100 pour les sujets moyens et comprend environ 45 % des sujets entre 90 et 110. 80 % entre 80 et 120.

<2) L. CARMICHAEL. Manuel de psychologie de l'enfant, t. II (Tr. Pr. Univ. Fr. 1952).

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enfante du grou|>e le plus favorisé dépassent la moyenne du groupe supérieur et inversément.

Burt ( 1 ) mettant en regard les quotients intdlll^tuels moyens des enfants d'une école primaire d 'un quartier bourgeois et d 'un autre faubourg, le p'ius pauvre de Londres, trouve des moyermes de 113,6 et 81,1 à 7 ans; mais la différence s'amenuise jusqu'à 12 ans; les moyennes à cet âge res{>ectivement de 103,4 et 89,7. Il semblerait donc que l'action scolaire tende à atténuer l'écart constaté dhez les enfants jeunes.

Au niveau primaire.

Cependant, le poids des conditions sociales sur le rendement de l 'école primaire est plus considérable que sur les résultats aux tests. Voici, par exem­ple, queMe était la position scolaire selon le niveau économique des familles, lors d'une enquête de l'Ins^titut Supérieur de Pédagogie du Hainaut sur des enfants de la troisième à la sixième primaire en 1946 (2).

Niveau Economi-

t|ue Position Scolaire

3° année 1 4" année ( 5" année ! 6* année i 1 1 1 1 1 1

G % 1 F % i G % 1 F % 1 G % 1 F%'t G%\ F %

Aisé

Avancés ou régu­liers

Retardés d'un an Retardés de 2 ans

ou plus

79,7

16,4

3,9

81 1 68.8 ! 72,7 1 65,2 1 56,9 ! 69,6 1 55.3

1 1 1 1 ) 1

11,9 ' 19,8 1 16,4 1 24,2 1 29,2 26,1 1 2 7 ! 1 1 1 1 1

7,1 1 11,5 1 10.9 1 10,6 1 13,9 1 4,3 1 17.7

Moyen

Avancés ou régu­liers

Retardés d'un an Retardés de 2 ans

ou plus

' i i 1 1 1 1 52,5 1 54,11 1 46,6 1 51,3 ' 44,5 1 48,7 1 4!3>2 1 412,6 25,1 1 25,1; 1 24,9 1 215 j 26,9 1 29,7 ! 31,3 1 34,2

22,4 ! 2 0 . 8 1 2 8 , 5 1 2 3 , 7 1 3 8 , 6 1 2 1 , 6 1 2 5 , 5 1 2 3 , 2

Pauvre

Avancés ou régu­liers

Retardés d'un an Retardés de 2 ans

ou plus

1 1 1 1 1 1 1 16,7 1 21,9 1 2L,4 1 25,2 1 27 1 I I , S 1 29,2 1 29,1 22,7 1 25,7 1 30,5 1 23,1: 1 26 1 42,5 1 33,9 1 27,3

1 ! f 1 j 1 1 60.6 ! 52,4 1 48,1 I 51,7 1 47 ( 46 \ 36,9 1 4:3,6

La lecture de ces données est édifiante : p'ius de la moitié des enfants des milieux défavorisés avaient accumulé au moins deux années de retard dès la troisième année d'études, alors que ce pourcentage était de l 'ordre de 5 % dans la classe aisée. E t si le handicap semiblait moins marqué dans les années supérieures, cela était d û surtout au fait que la sélection avait déjà opéré. D'ailleurs voici un relevé des échecs scolaires, sur un échantilMon de 635 élèves de première année (1954-1955); milieux aisés, 5,5 % ; moyens, 28,2 % ; pauvres ou indigents, 47,4 % .

En réalité, les chances des enfants ne sont déjà plus égales avant l 'entrée à l'école primaire. Les tests d e développement mental ne mesurent pas tant une sorte de potentiel hérité des parents que la richesse des capacités et des

(1) R. ZAZZO - Intelligence et quotient d'âge. (2) I. S. P. du Hainaut - Rapport sur le niveau d'Instruction Primaire en Hainaut

en juin 1946 (Impr. provinciale, Charleroi, 1947).

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connaissances accumulées au cours des jeunes années. Qu'ils s'en rendent compte ou non, les adu'ltes de l 'entourage sont les véritaMes éducateurs de l 'enfant entre deux et cinq ans : ils lui fournissent les formes de langage et les occasions de s'exprimer; Jls lui fournissent les jouets qui seront les occa­sions d'exercer les aptitudes naissantes; par les déplacements, par les contacts avec des milieux variés, ils lui donnent un commencement d'assurance sociale et un capital considérable d'images et de souvenirs. Les défavorisés manque­ront de ce soutien et de cet acquis; Burt signale, par exemple, qu'une pro­portion élevée des enfants des quartiers pauvres de Londres n'ont jamais vu la mer, cependant peu distante de cette ville. Lors d'une vaste recherche opé­rée sur 100.000 enfants par G. HEUYER, M. et M™'' P IERON et A. S A U V Y , les auteurs ont constaté que le quotient intellectuel moyen des enfants de familles nombreuses, peu atteint dans les classes aisées, est de plus en plus bas à mesure que l'on descend dans l'échelle sociale. L'explication de ce fait, constaté également 'dans une étude écossaise, est simpile: dans les milieux bourgeois; la présence de personnel domestique permet de ne pas laisser les enfants à eux-mêmes; dans les classes laborieuses, la mère, surmenée par les tâches ménagères, ne peut assumer les besognes quotidiennes urgen­tes qu 'au détriment de sa fonction d'éducatrice. (1)

Ces possibilités de contacts enrichissants continent à jouer un rôle majeur à travers toute la scolarité primaire : les livres, les magazines et les revues, même si l 'enfant ne fait que les feujllleter; les sites, les musées, les monuments rencontrés au cours des déplacements, même si leur signification adulte n'est pas comprise, toutes les traces de ces expériences composent une toile de fond sur laquelle les notions neuves apparaîtront avec l'avantage d'une sorte de familiarité.

Le handicap le pllus grave se situe dans le domaine verbal; dans les mi­lieux les plus humibles, le patois est resté la langue familiale et l 'étude du français est laborieuse comme celle d 'une seconde langue. Dans les foyers favorisés, le vocabulaire pllus étendu et les formes syntaxiques plus variées plongent l 'enfant dans un bain linguistique éducatif. L'influence de l'arrière-plan familial dans ce domaine est à ce point massive que les auteurs qui ont étudié l 'évolution du vocabulaire, ont établi des normes différentes selon les classes sociales (2). L'Institut de Pédagogie du Hainaut, ayant analysé les performances aux tests de Terman d 'un groupe de gros retardés de l'ensei­gnement primaire, constate que leur déficit le plus grand est lié à des diffi­cultés de compréhension ou d'élaboration verbales; en vocabulaire, plus des deux tiers du groupe accusaient un retard d 'au moins trois ans. En revanche, leur réussite était satisfaisante dans les épreuves de mémoire immédiate des formes et de jugement sur des situations concrètes (3).

( 1 ) G . HKUYKK. M . e t M'"" PIEKON- e t A. SAIIVY. L e n i v e a u i n t c l k c t t i c l d e s e n f a n t s

d'âge scolaire (Près . Univ . Fr. 1950). (2) A . DESCœUDRES. Le développement de l'enfant de deu.x à sept ans (De lachaux

et N ies t l é . 1921"). (3> HoTY.M-, F. Quelques considérations relatives au quotient intellectuel de retardés

de rense ignement primaire (Enfance, mars-avri l 1954).

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Des différences massives existent quant aux facilités de travail dont dis­posent les élèves : à côté de foyers où l'écolier peut se livrer dans le calme aux taches à domicile, ne sont pas rares les maisons encombrées où l 'enfant dispose à peine d 'un coin de taMe et doit œuvrer dans le bruit et l 'agitation de la maisonnée. Dans l'enquête de l 'Institut de Pédagogie du Hainaut au­près d'élèves de première année, l 'encombrement des homes familiaux ayant été précisé par le rapport du nombre de personnes au nombre de pièces habi­tables, les pourcentages d'échecs se sont répartis comme suit:

rapports supérieurs à l 'unité 46 % rapports inférieurs ou égaux à l 'unité 22 %

Il est enfin une circonstance où l'aide des familles est d'importance capi-talle : le comblement des lacunes, principalement celles dues aux absences (cdlles-ci sont fréquentes dans les classes inférieures). Lorsque l 'enfant reste éloigné de l'école pendant quelques jours, l'accident cause peu de dommages chez les élèves de niveau intellectuel moyen ou élevé, remis en selle par les maîtres à leurs moments creux. Mais les sujets lents ou un peu inférieurs à la moyenne ont besoin, dans une teille situation, d 'un soutien plus attentif et plus persévérant et la famille doit compléter l 'e f for t spécial de l'instituteur. Le rattrapage peut s 'effectuer aisément là où des parents, ayant un minimum d'instruction, ont le souci et le loisir de s'y appliquer. Mais si cet appui vient à manquer, l 'enfant, se sentant désarmé, se décourage et perd progressive­ment pied jusqu'à l'échec de fin d 'année.

En résumé, notre système d'enseignement populaire, loin de partir de zéro, implique la possession préalable par l 'enfant d 'un certain capital d'ex­périences, de formes de langage et d'aisance sociaile; en outre, en face de la diversité naturelle des aptitudes, il a plus ou moins arbitrairement ajusté ses méthodes et ses programmes aux sujets moyens et il sacrifie ceux des enfants qui, handicapés par la nature ou les conditions sociales, n'atteignent pas à ses normes. Création des sièdles passés, il n'a pas encore complètement réalisé que l'obligation scolaire imposée aux enfants implique, réciproquement, le devoir d'apporter une égale solllicitude à chacun d'eux, quels que soient ses moyens, sa situation et sa forme de personnalité.

Au niveau post-primaire.

Quelles sont les lignes générales du destin scolaire des enfants des cou­ches populaires qui, particulièrement armés, ont échappé à cette rude sélec­tion et entament des études au-delà d u primaire?

D'àbord, vers où se dirigent-ils, au carrefour qui s'ouvre devant eux ? En l'absence de données précises, voici un tableau relatif aux études générales choisies par les écoliers français après l'écoile primaire en 1954-1955 (1).

( l ) Bulletin d'Information et Documentation scolaires et professionnelles. Compte-rendu de l'enquête sur le recrutement et les débouchés des Cours complémentaires (n° 36, décembre 1955, Paris).

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Profession du père Cours

complé­mentaires

Lycées 6" classique

Lycées /Ce „ „ J 0 moderne

Lycées Ll. pilotes

Fonctionnaires 40 % 3 5 % 33% 2 % Chefs d'entreprises IT 52 34 3 Cultivateurs 62 i'5 22 I Ouvriers d'industrie 60 12 27 I Artisans 60 17 21 2 Employés 36 30 31 3 Professions libérales ir 66 10 4

Ces données sont une illustration frappante de la manière dont l'école perpétue les classes sociales : les sections classiques des lycées reçoivent sur­tout les enfants des milieux privilégiés tandis que les cours complémentaires, moins bien outillés, moins ouverts sur les études suf>érieures sont peuplés mas­sivement p>ar les enfants de paysans, d'artisans et d'ouvriers. Les auteurs de cette recherche donnent des raisons importantes de cette orientation aveugle. «Les parents des milieux poptilaires ignorent souvent les conditions d'âge pour l 'entrée au lycée; d'ailleurs, l 'entrée de leurs enfants au lycée n'est pas pour eux un but précis; ils sont mal renseignés sur la signification des bifurcations au niveau de la 6*. Pour les enfants du peuple, la suite normale des études s'accomplit ailors dans les Cours Complémentaires de l'école communale plu­tôt que dans les lycées, ou bien dans les classes de fin d'études pour l'obten­tion du Certificat d'Etudes primaires. A la bifurcation du second degré, l'op­tion n'est pas faite à chances égales ni, bien souvent, en connaissance de cause! »

Il n'est donc pas étonnant que l'ascension sociale par les études soit une opération lente, souvent étalée sur plusieurs générations (1) même dans des conditions favorables. En outre, elle ne peut être menée à bien que moyen­nant une longue et délicate tension d 'efforts : « l 'une des conditions de réussite de l'ascension sociale par les études réside dans l'accord des membres de la famille sur l'opération envisagée. Dans les cas favorables, la famille se constitue en groupe fermé et toutes les énergies — cdlle des parents et celle de l 'enfant, souvent unique — se conjuguent pour aboutir à la réussite de l 'entreprise qui s'étend sur les aimées de vie commune » ( I ).

L'adolescent, même doué, est aux prises avec des conditions de travail difficiles; ainsi, l'assimilation des branches de culture suppose, non seulement l 'étude des cours, mais l'usage d'ouvrages de documentation, la participation à des voyages, l'assistance à des spectacles ou à des concerts et ces charges sont malaisément comprises par les parents. De Coster note que « l'adoles­cent baigne presque toujours dans une atmosphère peu favorable au dévelop­pement harmonieux de sa personnalité et dans laquelle il ne trouve que très rarement, voire jamais, les ressources intellectuelles, morales et esthétiques compatibles avec ses études » ( 1 ).

( i ) S. DE COSTER et G. VAN DER EL.ST. Mobilité sociale et Enseignement. (Les Editions de la Librairie Encyclopédique, Bruxel les 1954).

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Une sorte d'anvfcivalence affective naît et se dévedoppe souvent au cœur de l'adolescent venant des milieux populaires dans l'enseignement secondaire. D 'une part, le monde neuf dans lequel il est promu lui paraît auréolé d 'un prestige attirant; mais d'autre part, les ressources et l'aisance sociale des condisciples favorisés de la fortune font lever en lui un complexe d'infério­rité et un manque de confiance en soi. Il n'est pas sans connaître et apprécier le sacrifice que s'imposent ses parents; mais la distance grandissante entre les intérêts culturels et la langue évolluée de l'école d 'une part, les soucis matériels et le parler populaire du foyer d 'autre part, sont des causes de tensions affec­tives et de détachement du milieu familial. H tend à s'enfoncer dans une brume de solitude à l'âge où il s'agirait pour lui de réaliser un équilibre har­monieux entre l'épanouissement de sa personnalité et l'intégration dans le milieu social adulte.

Aussi, les enfants des couches socialles défavorisées paient-ils le plus lourd tribut au déchet des élèves secondaires. Le rapport de 1952 du Conseil consultatif central de l 'Education d'Angleterre (1) signale que sur 10.000 garçons et 7.000 filles entrés après examen dans les Grammar Schools en 1946, 5.000 garçons et 5.000 filles qui avaient cependant les aptitudes néces­saires ont abandonné avant la fin des études, surtout pour des raisons fami­liales: parmi eux, 2.900 garçons et 1.300 filles auraient pu mener à bien les cours de mathématiques et de sciences alors que la Grande-Bretagne manque de techniciens et d'ingénieurs.

Les capacités intellectuelles des élèves ne sont guère en cause dans ces départs précoces, diverses enquêtes l 'ont établi de façon nette; voici, par exemple (citées par De Coster), les données relatives à un contingent de 910 étudiants de Pensylvanie, de quotient intelUectuel atteignant ou dépassant 110 (2).

Statut Statut

Niveau d'instruction socio-économique

supérieur socio-économique

inférieur à la Moyenne à la Moyenne

Ont quitté l'école après la 8'' année 0 ,7% 7,9% Ont quitté l'école après les 9", lo"

et II" années, sans le diplôme de l'enseignement secondaire 6 ,2% 20,2 %

Diplômés de l'enseignement secondai­re n'ayant pas entrepris d'études

36,3 % 59,- % supérieures 36,3 % 59,- % Ont entrepris des études supérieures 56,8 % 12,9 %

En résumé, même pour les sujets bien doués, l'ascension sociale par l'édu­cation est un processus lent et aléatoire: elle laisse un lourd déchet du fait des difficultés particulières rencontrées par les élèves venant des milieux populaires; de plus, elle est freinée par la charge financière qu'imposent

(1) Central advisory Council for Educat ion (England) Early Leaving. (2) Op. cit.

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aux parents les études générales, par une orientation aveugle et par une structure scolaire sur laquelle pèse encore le préjugé aristocratique du prestige des études dites désintéressées.

* **

Lorsqu'il est traité de ces proiblèmes dans la presse et dans les milieux politiques, on évoque surtout des solutions d'ordre financier. Elles sont utiles, mais insuffisantes : la généralisation des restaurants scolaires, les allo­cations d'études ne sont que des mesures préala'bles laissant entières la plu­part des difficultés psychologiques rencontrées au cours d u présent article. En réalité, c'est avant tout sur le plan pédagogique et en fonction d'une conception démocratique, de l 'éducation que le problème doit être repensé.

1. Au niveau du Jardin d'enfants et de l'enseignement primaire, l'école doit viser au-delà de sa fonction d'instruction, la mission éducative que beaucoup de familles peuvent mener à bien. Quelle que soit leur origine, tous les enfants y trouveront des incitations nombreuses et variées à agir, à se documenter, à s'exprimer, à se mouvoir dans des cercles sociaux graduel­lement élargis.

Le plan belge des activités à l'école maternelle et le plan d'études pri­maires préconisent ces objectifs et décrivent excellemment les moyens d'y atteindre. Mais les pouvoirs publics pilacent rarement le p>ersonnel enseignant dans les conditions matériellles adaptées à ces fins. Les bâtiments et le mobi­lier sont encore à peu près conçus comme au siècle passé: on y trouve exac­tement autant de salles que de classes : il y manque des vestiaires, des salles de collections, d'activités manuelles. Quand l'instituteur ou l'institutrice montre de l'initiative, sa seule ressource est de transformer sa classe en un capharnaûm. La bibliothèque, le matériel audio-visuel sont encore considérés comme des objets de luxe par la plupart des administrations. Toute la poli­tique des bâtiments et du matériel doit être reconsidérée en fonction des besoins de la ,p>édagogie moderne.

2. La répartition des populations s 'effectue à peu près partout à l'en-contre de la saine raison. Plus l 'enfant est jeune, plus il a besoin d'aide individuelle, moins élevée doit être la population de la classe; c'est pour­quoi, les instructions officielles conseillent d'alléger les années inférieures. En réalité, il n'est pas rare de rencontrer des degrés inférieurs comptant de 40 à 50 élèves, surtout dans les quartiers pauvres; dans de telles conditions, les enfants qui ne bénéficient pas d u soutien tutélaire du milieu familial sont condamnés à l'échec.

3. Nous devons cesser de nous résigner à l'échec scolaire, à cette accu­mulation de menues frustrations dont la répétition détériore la personnalité des enfants qui en sont victimes. Service de rattrapage, dlasses parallèles, activités individualisées, travail par groupes, les moyens d'action ne man­quent pas et ne sont même plus des expériences hasardeuses : ainsi, la ville

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de New-York, par une refonte complète de son enseignement, a organisé, de 6 à 15 ans, un système de classes d'âge où existent moins de 1 % de retardés alors qu'elle en comptait 35 % avant 1940.

4. Les pouvoirs publics accordent une attention très limitée à l'éléva­tion culturelle des masses dans le cadre de l'enseignement obligatoire. Tout le monde reconnaît cependant que le problème est urgent et que sa solution dépendra de l'efficience de l ' e f for t éducatif entrepris dès l'enfance. N ' y aurait-il rien à faire ? Au contraire, une expérience récente du Centre Inter­national de l 'Enfance ( 1 ) s'est avérée donner plus que des promesses à cet égard. Dans douze villages isdlés de Brie, de bas niveau scolaire, dénués de ressources intellectue'lles et artistiques, on amena aux enfants, pendant à peine deux années scolaires, des livres, des films, des reproductions d 'œu-vres d 'art , on organisa des auditions musicales, des expositions scientifiques et culturelles. Ces écdiiers, mis en contact avec des éléments éducatifs riches et nouveaux eurent un éveil prompt et des réactions analogues à celles d'en­fants de milieux plus favorisés : joie accompagnant la satisfaction de la curiosité, attente et demande d'éléments nouveaux, conscience rapidement éveillée des possibilités de la vie et du monde. Signalons aussi que la Gran­de-Bretagne possède un service de muséographie scolaire dont le rendement éducatif est excellent et que, en partie grâce à leurs services scolaires, les Etats-Unis ont enregistré en 1955 un nombre d'entrées plus élevé dans les musées que dans les terrains de hase-balll.

5. Il est temps que l 'on réalise un véritable système d'orientation sco­laire. Dans notre pays l 'équivoque de l'orientation professionnelle a conduit à une conception totalement faussée de cette notion : le simple examen n'a pas une suffisante valeur prédictive pour que l'on puisse, par ce seul moyen, décider du destin scolaire ou de la carrière future d 'un enfant de 12 ans.

En réalité l 'orientation scolaire est essentiellement un processus péda­gogique. Les enfants terminant l'école primaire y ont acquis le bagage de connaissances et de capacités considéré comme nécessaire à chacun dans la vie, quelle que soit sa situation sociale. Les traits psychologiques marquants des années suivantes sont, d 'une part, l'intégration dans ie monde adulte et la spécialisation des intérêts. Pour que l'adolescent accède à la maturité en possession d'une santé mentale équilibrée, l'écdle doit l'aider, en tenant compte de ces tendances, à trouver la voie la plus conforme à ses goûts et ses aptitudes. Pendant les premières années de l'enseignement post-primaire, les élèves auront l'occasion d 'aborder les directions d'activité les plus diver­ses, surtout en vue de connaître leurs possibilités, puis à se spécialiser dans la direction où ils auront le maximum de chances d'une vie professionnelle heureuse et efficiente. L'école secondaire multilatérale, à programme d 'abord commun et graduellement différencié est conçue dans sa structure, dans ses

( i ) M i M . T h . M.\URETTE, L . S c H W A R T Z , H . GRATIOT-ALPHANDéRY. P . BROCHAY.

Expérience sur les enfants des régions rurales isolées. (Courrier du Centre International de l'Enfance, avril 1953).

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programmes, dans ses méthodes, en vue d'atteindre ces objectifs auprès de tous les élèves et non plus de la seule minorité des mieux doués, qui ne sont d'aiËeurs pas sacrifiés à la masse.

6. L'école doit former les hommes libres et solidaires destinés à vivre dans un demain meilleur qu 'aujourd 'hui ; e'Ile doit aider les enfants à pren­dre confiance en eux-mêmes malgré le poids des difficultés familiales ou des handicaps sociaux. A cette f in, compte tenu des étapes de l'évolution psychologique, elle créera une atmosphère éducative à l'image d 'une saine démocratie. Dès le niveau primaire, les écoliers seront entraînés à rendre service et à coopérer dans des équipes, à aider et à être aidés. Ce climat sera étendu à mesure des années, par l'accession de la classe à une autono­mie de plus en plus large, par la pratique du travail de groupe dans les branches dites éducatives et par l'existence de clubs libres gravitant autour de l'école. A la faveur d'intérêts puissants et de l 'entr 'aide mutuelle, les élèves des milieux défavorisés, avec l 'appui du groupe de l'arrière-plan, oseront prendre des initiatives, s'enrichiront d'expériences que ne leur mé­nage pas la vie familiale, se sentiront acceptés des autres et apprendront à accepter les autres.

•Certes, toutes ces suggestions impliquent une révolution de notre sys­tème d'enseignement : changement de l'esprit et de la préparation du per-sonndl, reconstruction de l'édifice scolaire, adaptation des programmes, re-nouvéllement des méthodes, renversement du concept de la discipline, tout cela compose une physionomie très différente de l'école d 'aujourd 'hui , con­servatrice des traditions d'un autre âge. Mais ce changement ne peut même pas être considéré comme une aventure aléatoire dans l'inconnu car — rap­prochement curieux — les Etats-Unis et l 'U. R. S. S. sont en train de le réaliser, par des moyens divers, depuis quelques années. Et pourquoi ne pas nous y atteler si cet effort est payé par l'accession des travailleurs à un style de vie en harmonie avec leur élévation dans l 'ordre matériel ?

On ne sait pas l'avenir, on le fait. BERNANOS

* • La liberté ne peut être réalisée tant que le problème économique reste

non résolu. Nicolas BERDIAEFF

• •

A chaque époque, la jeunesse est ce qu'il y a de moins pourri, et celle d'aujourd'hui ne fait pas exception.

François MAURIAC

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