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Fête de la Forêt - 25 septembre 2016 En lisière du bois 1 Loin d'ici j'ai fermé les yeux. J'étais au bord du Pacifique, je rencontrais des cultures très anciennes, des civilisations du sable et de la mer. J'ai fermé les yeux. J'ai vu nos bois et nos forêts. Pour les gens du sable là-bas une seule herbe, un seul arbre, est un lien sacré entre la terre et le ciel. Notre lien à nous c'est tout un pays vert. 2 Il me revient aujourd'hui de dire la forêt en votre présence. Depuis mon enfance j'assiste à la Cérémonie : chants, prières, cors de chasse, discours, poèmes, chiens, soleil ou pluie... Je ne tenterai pas d'égaler les grandes voix mystiques qui ont chanté ici la forêt de l'Atlantique à l'Oural. Les Nothomb, les Prémorel, les Kiesel, Kegels, Schmitz et tant d'autres, dont les mots résonneront toujours en ce lieu. A l'école primaire Mademoiselle Agnès nous commentait "La Bénédiction" : nous avions de la chance de recevoir chez nous de grands écrivains. On venait de loin voir notre village. Notre forêt était importante. 3 Je ne chanterai pas le pont suspendu de la forêt tropicale, ni la forêt malgache de baobabs, ni la forêt sauvage en majesté de l'Ardenne ancestrale. Je chanterai aujourd'hui pour nous le bois des lisières, au bord des villages. La forêt que j'ai tenté de dessiner il y a plus de soixante ans un deux novembre –je m'en souviens comme si c'était hier - une forêt toute dorée 1

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Fête de la Forêt - 25 septembre 2016

En lisière du bois

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Loin d'ici j'ai fermé les yeux. J'étais au bord du Pacifique, je rencontrais des cultures très anciennes, des civilisations du sable et de la mer. J'ai fermé les yeux. J'ai vu nos bois et nos forêts. Pour les gens du sable là-bas une seule herbe, un seul arbre, est un lien sacré entre la terre et le ciel. Notre lien à nous c'est tout un pays vert.

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Il me revient aujourd'hui de dire la forêt en votre présence. Depuis mon enfance j'assiste à la Cérémonie : chants, prières, cors de chasse, discours, poèmes, chiens, soleil ou pluie...

Je ne tenterai pas d'égaler les grandes voix mystiques qui ont chanté ici la forêt de l'Atlantique à l'Oural. Les Nothomb, les Prémorel, les Kiesel, Kegels, Schmitz et tant d'autres, dont les mots résonneront toujours en ce lieu. A l'école primaire Mademoiselle Agnès nous commentait "La Bénédiction" : nous avions de la chance de recevoir chez nous de grands écrivains. On venait de loin voir notre village. Notre forêt était importante.

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Je ne chanterai pas le pont suspendu de la forêt tropicale, ni la forêt malgache de baobabs, ni la forêt sauvage en majesté de l'Ardenne ancestrale. Je chanterai aujourd'hui pour nous le bois des lisières, au bord des villages. La forêt que j'ai tenté de dessiner il y a plus de soixante ans un deux novembre –je m'en souviens comme si c'était hier - une forêt toute dorée malgré le ciel gris, et un vent qui soufflait en vain pour l'effacer. Je n'y suis jamais arrivée, mais j'ai toujours gardé ce désir d'étreinte. Et j'ai aimé les peintres.

Les paysages de Raty, de Barthélémy, de Marie Howet, les peupliers de Chariot, les sapins de Ransonnet et de Comès, … qui tous célèbrent la fraternité des hommes et des arbres dont parlait Jean Mergeai.

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Si je dis "forêt" je pense "foris" "dehors", qui marque l'éloignement d'un lieu rétif, sauvage, un lieu étranger au regard des villages ou des propriétaires. Si je dis "bois" je pense aux "boscus" "buissons", fréquentés, aménagés, utilisés par les communautés villageoises. Nous aimons les deux.

Mais il est à nous le bois ! A nous, ce sont nos bois ! Ce n'est pas le bois du prince, ni même celui du roi, ni celui du maître des forges qui lutine sa servante avant de l'abandonner…C'est le bois commun, le nôtre, c'est la forêt partagée.

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Nous le connaissons notre bois, nous savons son alphabet.Nous avons appris à l'école à reconnaître les feuilles, à distinguer chêne, hêtre, frêne ou peuplier, à les reproduire sur papier dessin, en protégeant le réservé des feuilles sous la bruine colorée.

Je peux décliner les faines, les myrtilles, les ronces, les framboises. Champignons, pain de coucou, étangs, jonquilles, fougères, orties. Les anémones et le muguet (de Croix Rouge comme il se doit), les hêtres rouges de Clairefontaine, la neige et ses sapins. Plus les noisettes au bord du chemin –neûjètes et neûjètîs dit notre vieux langage, et les chatons blancs et jaunes. Le braconnier aux oreilles du lièvre hors de sa gibecière, le Champenois d'autrefois, passant d'un village à l'autre avec sa charrette à chiens…

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Nous aimons le bois.Bois de chauffage et bois de feu, bois d'œuvre pour les meubles et la charpente, bois d'industrie pour le papier…

Avant de couper l'arbre les bûcherons allemands lui murmuraient une prière d'excuse –nous l'avons entendu chez Francis André. Le bois sera ensuite débardé, puis transporté au village.

Vous souvenez-vous des stères de bois découpés à la hache sur le billot, après le passage de la scie qui grinçait l'air d'été? Mon père faisait du petit bois pour la cuisinière, on le rangeait soigneusement dans la remise.

L'atelier du grand-père charron était un antre plein de clous, d'outils, de copeaux et de sciure. Là trônait la grosse meule où l'on venait aiguiser les couteaux avant la ducasse. Le forgeron oeuvrait à l'autre bout de la rue, et les "han-han" syncopés des

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deux hommes rythmaient l'après-midi.

Le bois de charronnage demandait grande maîtrise pour le cintrer et pour choisir la meilleure espèce : l'orme pour les moyeux, le frêne pour les jantes, le hêtre pour les essieux, le cœur de chêne pour la flèche. On ajustait le fer et le bois, puis les hommes jetaient la roue cerclée à chaud dans la rivière.

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La forêt est aussi traversée. On entre, on sort de la forêt : les renards, les chevreuils, les taons, les vagabonds, parfois les sangliers qui viennent labourer le champ de patates. Nous les enfants on entrait et on sortait du bois avec un petit vélo. On va jusqu'à Perlé avec une amie, on mange des pommes près du ruisseau. Ou bien on suit un jeu de piste. On a un peu peur en pensant au Vart-Bouc qui rançonnait les voyageurs près de Bologne, ou à la Corne du Bois des Pendus - où il reste peut-être un pendu…

On doit quand même avoir un peu peur, puisqu'en forêt il y a le loup. On pourrait bien se perdre, mais autour du village on ne se perdra pas : "Si tu te perds, tu dois trouver un ruisseau et puis le suivre, tu rejoindras toujours la Rulles, sinon l'Arlune". Les animaux sauvages, c'est beaucoup plus loin, dans les combes ardennaises, là où il ne faut pas traîner quand la nuit se fait noire.

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Au cœur du bois il nous faut évoquer la foire aux draps. Je ne résiste pas au plaisir de citer Arsène Geubel lorsqu'il détaille les objets de transaction aux foires anciennes de chez nous. "C'est dans cet endroit solitaire –écrit-il- qu'abondent deux fois par an les marchands de soierie de Lyon, les molletons de Beauvais, les draps de Reims, les quincailleries de Stolberg, les joujoux de Nuremberg. Ceux qui fréquentent les foires de Frankfurt, de Leipzig dont ils apportent des échantillons. Là se vendent les laines et les toiles des Ardennes, les draps de Verviers, du pays de Limbourg, d'Aix-la-Chapelle, les outils de Bruxelles, les toiles peintes de Liège, le café, le sucre nécessaire à la consommation, les parures pour les femmes, les dentelles, mousselines, baptistes, chapeaux de paille, et tout ce qui sert à l'habillement des hommes."

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Il y a la foire, il y a aussi l'ermite forestier. L'ermite prie, médite, travaille, vit de peu, dans l'isolement volontaire. A la Misbour, à Marcourt, à Torgny, à Wachet. On vient le voir de loin, on le respecte, on le vénère.

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Quelle vérité cherche-t-il ? Qu'apporte-t-il aux habitants? Connaît-il les secrets de la nature, le regard des chevreuils, le mystère des cœurs? Conduit-il à Dieu, à la sagesse, à une sage vieillesse? Comme dans l'Inde antique, sa solitude, son recueillement attirent et relient.

La valeur spirituelle et culturelle de la forêt réelle ou mythique est reconnue de tous. Dans la langue celte, un même mot "nemeton" signifiait à la fois sanctuaire et forêt.

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La vie est comme la forêt. Tu dois tracer des chemins, tu retrouves une clairière, puis un chemin droit. Tu ne peux pas suivre tous les arbres, ni connaître tous les buissons. Impossible de tout répertorier, de tout classer. Tu auras des repères : le gros chêne, un tronc cassé par la foudre, un croisement, un ruisseau, une vallée, une colline, une charbonnière. Tu entendras le train, l'eau du ruisseau, un coq, un lointain clocher…

Tu voyages dans l'espace horizontal, tu voyages aussi dans la profondeur d'une végétation de cinq étages : celui des racines souterraines, celui des mousses, des herbes, des arbustes, enfin les grands arbres. Et puis le ciel.

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Si l'on vous demande : qu'est-ce qu'une forêt, vous répondrez sans doute "un endroit avec beaucoup d'arbres". Oui, sans nul doute. Mais nous l'avons vu il y a bien plus que des arbres.

Il y a, avec les arbres, une grande partie de la vie partagée de nos villages, les "communs" comme on dit aujourd'hui. Il y a l'eau, les bêtes, les plantes, la pluie. Les balades en toutes saisons, le grand feu qui brûle la fin de l'hiver, la chasse avec ses battues, ses dépouilles et ses trophées. Les métiers du bois, les gardiens du bois, les digitales, les genêts et les fougères dont nos ancêtres faisaient des matelas. Au bord du bois les lavoirs, les moulins…

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Notre forêt, notre patrimoine, est ici protégée. Depuis plus de quinze ans elle fait partie du grand Parc naturel "Haute Sûre – Forêt d'Anlier", voulu par des citoyens, et géré de manière durable comme un bien public, par des responsables de sept villages, avec leurs partenaires wallons et transfrontaliers. De nouveaux mots ont

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surgi : "contrat de rivière", "contrat de massif", "lecture du paysage", "chartes paysagères", "circuits de notre histoire et de notre patrimoine"…

Nous savons combien, à l'autre bout de la terre, des forêts sont menacées, lorsque des intérêts uniquement privés déséquilibrent les écosystèmes par une exploitation abusive. En soignant nos forêts nous soignons notre vie. En les gardant debout nous restons éveillés.

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Aujourd'hui "l'automne vient coiffé de rouge", comme disait Hubert Juin. Et les arbres demeurent, au delà des saisons.

Ils sont si beaux nos arbres, notre grand patrimoine ! De toutes formes et de toutes couleurs, tous différents.

C'est pourquoi, pour terminer je citerai Gao Xingjian aussi grand peintre qu'écrivain lorsqu'il nous dit "Dis-moi, as-tu déjà vu un arbre laid, une herbe, une montagne laide?"

Dis-moi, as-tu déjà vu un arbre laid? Au Pont d'Oye : non, assurément !

Michèle Garant

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