Feu Du Dedans- Carlos Castaneda

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  • 7/31/2019 Feu Du Dedans- Carlos Castaneda

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    Prologue

    Prologue

    Jai longuement dcrit mon apprentissage auprs dunsorcier indien du Mexique, don Juan Matus. tant donnltranget des concepts et des pratiques que don Juanentendait me faire comprendre et intrioriser, le seul choix quimait t laiss consistait exposer ses enseignements sousla forme dun rcit, un rcit de ce qui tait arriv, tel quectait arriv.

    La structure des instructions de don Juan tait fonde sur

    le principe que lhomme possde deux types de conscience.Il dsignait ces deux types par les expressions de ct droit et ct gauche . Il dcrivait le premier comme tant ltatde conscience normal, ncessaire la vie quotidienne. Lesecond, disait-il, tait la part mystrieuse de lhomme, ltatde conscience ncessaire pour assumer les fonctions desorcier et de voyant. Don Juan rpartissait par consquentson instruction en enseignements relatifs au ct droit et enenseignements relatifs au ct gauche.

    Il exerait ses enseignements relatifs au ct

    10 Le feu du dedans

    droit quand je me trouvais dans montat de conscience normal, et jai dcritces enseignements dans tous mesrcits. Quand je me trouvais dans cettat, don Juan me disait quil taitsorcier. Il me prsenta mme unautre sorcier, don Genaro Flores, et lanature de notre relation me porta conclure, en bonne logique, quils

    mavaient pris comme apprenti.Cet apprentissage se termina par un

    acte incomprhensible que don Juanet don Genaro mamenrent accomplir. Ils me firent sauter dusommet dune montagne dans ungouffre.

    Jai racont dans un de mes rcitsce qui stait pass sur ce sommet.Cest l que se joua le dernier acte desenseignements de don Juan relatifs auct droit, avec, pour acteurs, donJuan lui-mme, don Genaro, Pablito etNestor deux apprentis et moi.P blit N t t i t d

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    sommet dans un gouffre.Je crus par la suite, pendant des

    annes, que seule la confiance totaleque jprouvais envers don Juan etdon Genaro avait suffi supprimermes peurs rationnelles lidedaffronter lanantissement vritable.

    Je sais maintenant quil nen tait rien ;je sais que le secret de cet actersidait dans les enseignements dedon Juan relatifs au ct gauche, etque lexercice de ces enseignementsavait exig une discipline et unepersvrance extraordinaires de lapart de don Juan, don Genaro et leurscompagnons.

    Il ma fallu prs de dix ans pour mesouvenir de ce qui stait exactementproduit au cours de sesenseignements relatifs au ct gauchepour

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    mamener accomplir si volontiers unacte tellement incomprhensible :sauter dans un gouffre.

    Cest lors de ses enseignements

    relatifs au ct gauche que don Juanrvlait ce que don Genaro, lui-mmeet leurs compagnons mavaient faitvritablement, et qui ils taientrellement. Ils ne menseignaient pas lasorcellerie mais les moyens dematriser trois domaines duneancienne connaissance quilspossdaient : la conscience, lart detraquer, et lintention. Ils ntaient passorciers ; ils taient voyants. Et donJuan ntait pas seulement voyant maisaussi nagual.

    Don Juan mavait dj expliqu, dansses enseignements relatifs au ctdroit, beaucoup de choses concernantle nagual et lacte de voir. Javaiscompris que voir signifiait la capacitde certains tres humains largir lechamp de leur perception jus-qu treen mesure dvaluer non seulement lesapparences extrieures mais aussilessence de toute chose. Il mavait

    galement expliqu que les voyantsvoient lhomme comme un champdnergie ressemblant un uf

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    disait-il, le champ dnergie est divisen deux parties. Chez quelqueshommes et quelques femmes, il existequatre ou parfois trois parties. Ceux-ci,parce quils sont plus souples quelhomme moyen, peuvent devenirnaguals aprs avoir appris voir.

    Don Juan mavait expliqu, au coursde ses enseignements relatifs au ctgauche, la com-plexit inhrente lacte de voir et au fait dtre nagual.tre nagual, disait-il, est une choseplus

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    difficile et dune plus hautevole qutre simplement un

    homme plus souple que lesautres et qui a appris voir.tre nagual implique que lonsoit un chef, que lon soit unmatre et un guide.

    En tant que nagual, don Juantait le chef dun groupe devoyants, appel groupe dunagual, qui tait compos dehuit voyantes, Cecilia, Delia,Hermelinda, Carmela, Nelida,Florinda, Zuleca et Zola, trois

    voyants, Vicente, Silvio Manuelet Genaro, et quatre courriersou messagers, Emilito, JohnTuma, Marta et Teresa.

    Outre ses fonctions la ttedu groupe du nagual, don Juaninstruisait et guidait un groupedapprentis voyants, appel lenouveau groupe du nagual. Cegroupe tait compos de quatrejeunes gens, Pablito, Nestor,Eligio et Benigno, ainsi que de

    cinq femmes, Soledad, laGorda, Lidia, Josefina et Rosa.Jtais, avec Carol, la femmenagual, le chef nominal dunouveau groupe du nagual.

    Il fallait, pour que don Juanme transmette sesenseignements relatifs au ctgauche, que jaccde un tatde clart perceptiveexceptionnel, appel laconscience accrue. Pendanttoute la dure de ma relationavec lui, il mavait fait basculerdinnombrables fois dans un teltat en me portant, de la paumede la main, un coup sur le hautdu dos.

    Don Juan expliquait que lesapprentis se trouvant dans untat de conscience accruepeuvent se comporter presqueaussi naturellement que dans la

    vie quotidienne, mais sontcapables dentraner leur esprit se concentrer sur nimporte

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    avec une force et une clart

    hors du commun. Cependant,une proprit inhrente laconscience accrue fait quellenest pas passible duneremmoration normale. Ce quise produit dans un tel tat nedevient partie intgrante de laconscience quotidienne delapprenti quau prix dun effortpuisant de r appropriation dela mmoire.

    Mes changes avec le groupe

    du nagual taient un exemplede cette difficult deremmoration. lexception dedon Genaro, je ne me trouvaisen contact avec les membresde ce groupe que lorsque jtaisdans un tat de conscienceaccrue ; je ne pouvais donc pasme souvenir deux dans ma viequotidienne normale, mme pascomme de personnagesoniriques flous. Les

    circonstances qui entouraientchacune de mes rencontresavec eux relevaient quasimentdun rituel. Je conduisaisjusqu la maison de donGenaro situe dans une petiteville du Mexique du Sud. DonJuan nous y rejoignaitimmdiatement et nous nousconsacrions sesenseignements relatifs au ctdroit. Puis don Juan me faisaitpermuter de niveau deconscience et nous nousrendions alors en voiturejusqu une ville plus grandedes environs, o il vivait avecles quinze autres voyants.

    Je ne pouvais cesser demmerveiller, chaque fois quejaccdais la conscienceaccrue, de la diffrence existantentre mes deux cts. Javais

    toujours limpression quun voileavait t lev de devant mesyeux ; ctait comme si javais

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    et que maintenant je pouvaisvoir. La libert, la joie pure quisemparaient de

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    moi dans ces moments ne sontcomparables rien de ce que jaijamais prouv. Mais, allant de pairavec cette libert et cette joie, il y avait la fois en moi un terrible sentiment detristesse et de manque. Don Juanmavait dit quil nest pas de plnitudesans tristesse et sans manque parceque, en labsence de ces sentiments, ilnexiste pas de modration, pas debont. La sagesse sans la bont, et la

    connaissance sans la modration sontinutiles, disait-il.La structure de ses enseignements

    relatifs au ct gauche exigeaitgalement que don Juan, ainsi quecertains de ses compagnons voyants,mexpliquent les trois domaines de leurconnaissance : la matrise de laconscience, la matrise de lart detraqueret la matrise de lintention.

    Cet ouvrage traite de la matrise dela conscience, qui est une partie de

    lensemble des enseignements de donJuan relatifs au ct gauche, ensemblequil a mis en uvre pour me prparer accomplir lacte prodigieux du sautdans un gouffre.

    Les expriences que je raconte icistant droules dans un tat deconscience accrue, elles ne peuventparticiper de la mme trame que cellede la vie quotidienne. Elles manquentde contexte terrestre, bien que jaie faitde mon mieux pour combler cettelacune sans pour autant romancer.Quand on se trouve dans un tat deconscience accrue, on est trs peuconscient de lenvironnement, toute laconcentration dont on dispose tantabsorbe par les dtails de laction encours.

    Dans le cas prsent, lactionconsistait naturel-

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    lement lucider la matrise de laconscience. Don Juan concevait lamatrise de la conscience comme laversion contemporaine dune trsancienne tradition quil appelait latradition des anciens voyants toltques.

    Bien quil se sentt intimement li

    cette ancienne tradition, il seconsidrait lui-mme comme lun desvoyants dun nouveau cycle. Lorsque jelui demandai une fois quel tait leprincipal caractre des voyants dunouveau cycle, il rpondit quils taientles guerriers de la libert totale, quilspossdaient une telle matrise de laconscience, de lart de traquer et delintention que la mort ne les surprenaitpas comme elle surprend les autresmortels, mais quils choisissaient lemoment et la forme de leur dpart dece monde. Le moment venu, ils taientconsums par un feu intrieur etsvanouissaient de la surface de laterre, libres, comme sils navaientjamais exist.

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    1 Les nouveaux voyants

    Je mtais arrt dans la ville dOaxaca, au sud duMexique, qui tait sur le chemin des montagnes verslesquelles je me rendais, la recherche de don Juan. Enquittant la ville tt le matin, jeus la bonne ide de passer envoiture par la place publique et ce fut l que je le trouvai,assis sur son banc prfr, comme sil attendait mon arrive.

    Jallai vers lui. Il me dit quil tait en ville pour affaires, quil

    habitait une pension locale et que je serais le bienvenu si jeme joignais lui car il devait rester deux jours encore Oaxaca. Nous parlmes un moment de mes activits et demes problmes dans le domaine universitaire.

    Soudain, comme il en avait lhabitude, il me frappa dans ledos linstant o je my attendais le moins et le coup me fitbasculer dans un tat de conscience accrue.

    Nous restmes trs longtemps silencieux. Jattendais avecimpatience quil commence parler, mais, lorsquil le fit, il meprit au dpourvu. Trs longtemps avant que les Espagnols arri-

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    Le feu du dedans

    vent au Mexique, dit-il, il existait des voyants tol-tques extraordinaires, des hommes capablesdactes inconcevables. Ils formaient le derniermaillon dune chane de connaissance qui duraitdepuis des milliers dannes.

    Les voyants toltques taient des hommeshors du commun de puissants sorciers, deshommes sombres, nergiques, qui lucidaient les

    mystres et possdaient une connaissance secrtedont ils se servaient pour influencer les gens et lestransformer en victimes, en fixant leur consciencesur nimporte quel objet de leur choix.

    Il cessa de parler et me regarda avec intensit.Je sentis quil attendait une question de ma partmais je ne savais quoi lui demander.

    Je dois insister sur un fait important, poursui-vit-il, le fait que ces sorciers savaient commentfixer la conscience de leurs victimes. Tu ne laspas relev quand jy ai fait allusion. Cela ne tarien dit. Ce nest pas tonnant. Que la conscience

    puisse tre manipule est une des choses les plusdifficiles reconnatre.

    Je me sentis troubl Je savais quil tait en train

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    de me conduire quelque part. Jprouvai uneapprhension familire la mme que celle queje ressentais lorsquil commenait un nouveaucycle de ses enseignements.

    Je lui fis part de mes sentiments. Il sourit vague-ment. En gnral il dbordait de joie lorsquil sou-riait; cette fois, il tait rellement proccup. Il

    sembla hsiter un moment poursuivre ses expli-cations. Il me regarda nouveau intensment, en

    Les nouveaux voyants

    promenant lentement son regard sur mon corpstout entier. Puis, apparemment satisfait, il hochala tte et dclara que jtais prt pour mon dernierexercice, celui par lequel passent tous les guerriers

    avant de se considrer aptes voler de leurs propresailes. Jtais plus perplexe que jamais. Nous allons parler de la conscience, reprit-il.

    Les voyants toltques connaissaient lart de manierla conscience. Ils taient en ralit les matressuprmes de cet art. Lorsque je dis quils savaientcomment fixer la conscience de leurs victimes, jeveux dire que leur connaissance secrte et leurspratiques secrtes leur permettaient de pntrerle mystre de la conscience.

    Connaissez-vous ces pratiques vous-

    mme?demandai-je.

    Bien sr, voyons, rpliqua-t-il. Nous ne pou-vons pas ne pas connatre ces techniques, maiscela ne signifie pas que nous les pratiquons. Nosconceptions sont diffrentes. Nous participonsdun nouveau cycle.

    Mais vous ne vous considrez pas vous-mmecomme un sorcier, don Juan, nest-ce pas ?

    Non, dit-il. Je suis un guerrier qui voit. En faitnous sommes tous los nuevos videntes les nou-veaux voyants. Les sorciers, ctaient les anciensvoyants. Pour lhomme ordinaire, lasorcellerie est une chose ngative,mais elle demeure fascinante mal-grtout. Cest pourquoi je tai encourag,lorsque tu tais dans ton tat deconscience normale, nousconsidrer comme des sorciers. Il estrecom-

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    mand de le faire Cela sert captiver lintrt

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    Mais tre sorcier, pour nous, reviendrait nousengager dans une impasse.

    Je voulus savoir ce quil entendait par l, mais ilse refusa en parler. Il me dit quil entrerait plusen dtail dans le sujet mesure quil poursuivraitson explication de la conscience.

    Je linterrogeai alors sur lorigine de la connais-

    sance des Toltques. Ce fut en mangeant des plantes de pouvoir

    que les Toltques sengagrent sur la voie de laconnaissance, rpondit-il. Quils aient t poussspar la curiosit, la faim ou lerreur, ils en mang-rent. Une fois que les plantes de pouvoir eurentproduit leur effet, certains dentre eux commen-crent assez vite analyser leurs expriences. Amon avis, les premiers sengager sur la voie de laconnaissance taient trs audacieux, mais succom-baient une lourde erreur. Tout cela ne relve-t-il pas dune hypothse

    personnelle, don Juan ? Non, il ne sagit pas dhypothse personnelle.

    Je suis un voyant et quand je concentre mon acte devoirsur cette priode, je sais tout ce qui est arriv. Pouvez-vous voirles dtails de choses qui

    appartiennent au pass ? Voirest une faon particulire de sentir que

    lon sait quelque chose sans lombre dun doute.Dans le cas qui nous occupe, je sais ce quontaccompli ces hommes, non seulement grce aufait de voir, mais parce que nous sommes trs troi-

    tement lis.

    Les nouveaux voyants

    Don Juan mexpliqua alors quilnutilisait pas le terme Toltque dansle sens o je lentendais. Pour moi, ceterme renvoyait une culture, celle delempire toltque. Pour lui, le mot Toltque signifiait homme deconnaissance .

    lpoque dont il parlait, des siclesou peut-tre des millnaires avant laconqute espagnole, tous ces hommesde connaissance vivaient dans . unevaste rgion gographique, situe aunord et au sud de la valle de Mexicoet travaillaient dans des domainesspcifiques : ils taient gurisseurs,ensorceleurs, conteurs, danseurs,oracles, ils prparaient la nourriture etla boisson. Ces domaines dactivit

    favorisaient une sagesse spcifique,une sagesse qui les distinguait deshommes ordinaires. Qui plus est, ces

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    des hommes qui taient adapts lastructure de la vie quotidienne, peuprs comme le sont aujourdhui lesmdecins, les artistes, les enseignants,les prtres et les marchands. Ilsexeraient leur profession sous le strictcontrle de confrries organises et

    devinrent comptents et influents, telpoint quils dominaient mme desgroupes dhommes vivant hors desrgions gographiques qui taientcelles des Toltques.

    Aprs que certains de ces hommeseurent enfin appris voir aprs dessicles de familiarit avec les plantesde pouvoir , me dit don Juan, les plusentreprenants dentre euxcommencrent enseigner dautreshommes de connaissance commentvoir. Et ce fut le dbut de leur fin. mesure que le temps passait, lenombre de voyants

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    Le feu du dedans

    augmentait mais lobsession engendre par cequils voyaient, et qui les remplissait de vnrationet de peur, prit de telles proportions quils cess-rent dtre des hommes de connaissance. Ils

    devinrent remarquablement comptents pour cequi tait de voir, et capables dexercer un grandcontrle sur les mondes tranges qui se rvlaient eux. Mais cela ne servait rien. Voiravait minleur force et les avait pousss tre obsds parce quils voyaient.

    Il y eut pourtant des voyants qui chapprent ce sort, poursuivit don Juan, de grands hommesqui malgr le fait de voir ne cessrent jamais dtredes hommes de connaissance. Certains dentreeux sefforcrent de se servir de lacte de voir.defaon positive et de lenseigner aux autres. Je suissr que, sous leur conduite, les populations devilles entires partirent pour dautres mondes etne revinrent jamais.

    Mais les voyants qui ne pouvaient que voirtaient des rats, et quand le territoire quils habit-rent fut envahi par un peuple de conqurants, ils seretrouvrent, comme tout le monde, sans dfense.

    Ces conqurants prirent possession du mondetoltque ils semparrent de tout mais ilsnapprirent jamais voir.

    Pourquoi, selon vous, napprirent-ils jamais

    voir? demandai-je. Parce quils imitrent les procds des voyantstoltques sans possder leur connaissance int-

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    ciers, dans tout le Mexique, qui descendent de ces

    Les nouveaux voyants

    conqurants, observent les mthodes toltques,

    mais ne savent ni ce quils font, ni ce quils disent,parce que ce ne sont pas des voyants. Qui taient ces conqurants, don Juan ? Dautres Indiens. Quand les Espagnols sont

    arrivs, les anciens voyants avaient disparu depuisdes sicles, mais il y avait une nouvelle race devoyants qui commenaient sassurer une placedans un nouveau cycle.

    Que voulez-vous dire par une nouvelle racede voyants ?

    Aprs que lunivers des premiers Toltqueseut t dtruit, les voyants qui avaient survcu se

    retirrent et amorcrent un examen srieux deleurs pratiques. Ils commencrent par instaurerlart de traquer, lart de rveret lintention commeprocds fondamentaux; cela nous donne peut-tre une indication sur ce qui leur tait rellementarriv quant aux plantes de pouvoir.

    Le nouveau cycle venait de stablir quand lesconqurants espagnols dferlrent sur le pays.Heureusement, les nouveaux voyants taient alorstout fait prts affronter ce danger. Ils prati-quaient dj lart de traqueravec une virtuositconsomme.

    Les sicles de soumission qui suivirent, medit don Juan, fournirent ces nouveaux voyantsles circonstances idales pour le perfectionnementde leurs talents. Ce furent, assez trangement, larigueur et la coercition extrmes prvalant au longde cette priode qui leur donnrent llan nces-saire pour affiner leurs nouveaux principes. Et,

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    Le feu du dedans

    grce au fait quils ne divulgurent jamais leursactivits, ils purent tranquillement organiser leursdcouvertes.

    Y avait-il beaucoup de nouveaux voyantspendant la Conqute ? demandai-je.

    Au dbut, oui. Vers la fin, ils ntaient plusquune poigne. Le reste avait t extermin.

    Et aujourdhui, don Juan ? Il y en a quelques-uns. Ils sont disperss un

    peu partout, tu comprends. Vous les connaissez ? Rpondre cette question si simple est extr-

    mement difficile, rpliqua-t-il. Il y en a que nousconnaissons trs bien. Mais ils ne sont pas tout fait comme nous parce quils se sont concentrs sur

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    dautres aspects spcifiques de la connaissance,comme la danse, lart de gurir, lensorcellement,lloquence, au lieu de se consacrer aux activitsque recommandaient les nouveaux voyants, cest--dire lart de traquer, le rve, lintention. Ceux quisont tout fait comme nous ne sauraient croisernotre chemin. Les voyants qui vivaient pendant la

    Conqute en avaient dcid ainsi pour viterdtre extermins dans laffrontement avec lesEspagnols. Chacun de ces voyants fonda une ligne.Et comme tous neurent pas de descendants, ilexiste peu de branches.

    En connaissez-vous qui soient tout faitcomme nous ?

    Quelques-uns , rpondit-il laconiquement.Je lui demandai alors de me donner tous les

    renseignements quil pouvait, car le sujet tait

    Les nouveaux voyants

    pour moi dun intrt vital ; il tait dune impor-tance cruciale que je connaisse des noms et desadresses dans un souci de validation et de corro-boration.

    Don Juan ne semblait pas enclin me rendreservice.

    Les nouveaux voyants, dit-il, en ont tt decette histoire de corroboration. La moiti dentre

    eux ont laiss leur peau dans les lieux o seffec-tuait la corroboration. Alors ce sont maintenantdes oiseaux solitaires. Laissons les choses commeelles sont. Tout ce dont nous pouvons parler,cest de notre ligne. Nous pouvons en dire, toi etmoi, autant quil nous plaira.

    Il mexpliqua que toutes les lignes de voyantsavaient commenc au mme moment et de lamme faon. Vers la fin du XVI sicle, tous lesnaguals sisolaient dlibrment, chacun avec songroupe de voyants, pour viter tout contact mani-feste avec dautres voyants. La consquence decette sgrgation draconienne fut la formationdes lignes individuelles. Notre ligne comportaitquatorze naguals et cent vingt-six voyants, me dit-il. Certains de ces naguals avaient auprs deuxsept voyants seulement, dautres onze et mmejusqu quinze.

    Il me dit quil avait eu pour matre ou bene-factor, comme il lappelait le nagual Julian etque le nagual qui prcdait Julian sappelait lenagual Elias. Je lui demandai sil connaissait lesnoms des quatorze naguals. Il les nomma et me

    les numra pour que je puisse les identifier. Il

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    ajouta quil avait personnellement connules quinze voyants qui formaient le groupe

    de son benefactoret quil avait galementconnu le matre de son benefactor lenagual Elias, et les onze voyants de sonclan.Il minforma que notre ligne tait tout fait exceptionnelle car elle avait subi unchangement radical en 1723 sous leffetdune influence extrieure qui staitexerce sur nous et avait modifi notredestin de faon inexorable. Il ne voulaitpas parler de lvnement lui-mme pourlinstant, mais il dit que de ce moment-l

    datait un nouveau commencement; ilajouta que les huit naguals qui ontgouvern la ligne depuis lors sontconsidrs comme intrinsquementdiffrents des six autres qui les avaientprcds.Don Juan devait avoir des affaires rglerle lendemain car je ne le vis quauxenvirons de midi. Trois de ses apprentis,Pablito, Nestor et la Gorda taient arrivsen ville entre-temps. Ils venaient acheterdes outils et des matriaux pour la

    charpenterie de Pablito. Je lesaccompagnai et les aidai terminer leurscourses. Puis nous rentrmes tous lapension.

    Nous tions assis tous les quatre bavarder quand don Juan entra dans machambre. Il nous annona que nouspartirions aprs djeuner mais quil devaitencore me parler en priv avant le repas.Il voulait se promener avec moi sur laplace publique, et que nous nousretrouvions tous ensuite dans unrestaurant.

    Pablito et Nestor se levrent, en disantquils

    devaient faire quelques courses avant notre rendez-vous. La Gorda semblait trs mcontente.

    De quoi allez-vous parler ? , laissa-t-elle cper ; mais, se rendant compte rapidement de soerreur, elle se mit glousser.

    Don Juan lui lana un regard trange mais nedit rien.

    Encourage par son silence, la Gorda suggrque nous lemmenions avec nous. Elle nousassura quelle ne nous drangerait pas le moinsdu monde.

    Je suis sr que tu ne nous drangeras pasdit don Juan, mais je ne veux vraiment pas que entendes quoi que ce soit de ce que jai lui dir

    La colre de la Gorda tait tout fait manifestElle rougit, et, comme don Juan et moi quittionsla pice, son visage tout entier fut assombri par expression danxit et de tension, et se dform

    sur-le-champ, Sa bouche tait ouverte et ses lsches.

    Lhumeur de la Gorda suscita en moi unegrande inquitude. Jprouvai un rel malaise. Jne dis rien mais don Juan sembla remarquer ceque je ressentais.

    Tu devrais remercier la Gorda jour et nuit,dit-il soudain. Elle taide anantir ta suffisance

    Elle est le petit tyran de ta vie mais tu nas pasencore saisi cela.

    Nous nous promenmes autour d la place juqu ce que ma nervosit se ft entirement vanouie. Puis nous nous assmes nouveau sur sbanc prfr.

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    Le feu du dedans

    Les anciens voyants avaient vraiment beau-coup de chance, commena par dire don Juan,parce quils avaient tout le temps pour apprendredes choses merveilleuses. Je te le dis, ils connais-

    saient des prodiges dont nous ne pouvons mmepas imaginer la nature aujourdhui. Qui leur avait enseign tout cela ? demandai-je.

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    Ils apprenaient tout par eux-mmes en pra-tiquant lacte de voir, rpondit-il. Cest eux quiavaient russi comprendre la plupart des chosesque nous connaissons dans notre ligne. Les nou-veaux voyants corrigrent les erreurs des anciensvoyants mais les fondements de notre connais-sance et de notre action plongent dans lpoque

    toltque. Il sexpliqua. Lune des dcouvertes les plus

    simples, mais les plus importantes sur le plan didac-tique, dit-il, rside dans la comprhension du faitque lhomme possde deux types de conscience.Les anciens voyants les appelaient le ct droit et lect gauche de lhomme.

    Les anciens voyants avaient dcouvert que pourenseigner leur savoir dans les meilleures condi-tions, ils devaient faire basculer les apprentis versleur ct gauche, dans un tat de conscienceaccrue. Cest ce niveau que se droule le vri-table apprentissage.

    On confiait comme apprentis aux anciensvoyants de trs jeunes enfants pour que ceux-ci neconnaissent aucun autre mode de vie. Ces enfants, leur tour, quand ils accdaient la majorit, pre-naient dautres enfants comme apprentis. Imagine

    Les nouveaux voyants

    ce quils ont pu dcouvrir, en permutantdun ct lautre, aprs des siclesdune concentration pareille.

    Je soulignai combien cespermutations me semblaientdconcertantes. Il me dit que monexprience ressemblait la sienne.Son benefactor, le nagual Julian, avaitprovoqu en lui un ddoublementprofond en le faisant sans cessepermuter dun type de conscience lautre. La clairvoyance et la libert quilavait prouves, quand il se trouvaitdans un tat de conscience accrue,taient en contraste total avec lesrationalisations, les dfenses, la colreet la peur propres son tat deconscience normale.

    Les anciens voyants craient cettepolarit pour satisfaire des objectifspersonnels prcis ; ils sen servaientpour forcer leurs apprentis accder la concentration ncessaire pour

    lapprentissage des techniques desorcellerie. Mais, dit-il, les nouveauxvoyants sen servent pour amener leurs

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    lhomme des possibilits qui ne sontpas ralises.

    Leffort le plus remarquable desnouveaux voyants rside dans leurexplication du mystre de laconscience, poursuivit-il. Ils ontcondens toute cette explication en

    quelques concepts et quelques actesquils enseignent aux apprentis lorsqueceux-ci sont dans un tat deconscience accrue.

    Il me dit que la valeur de la mthodedenseignement des nouveaux voyantsvient de ce quelle exploite le faitquaucun tre humain ne peut sesouvenir de ce qui sest pass pendantquil se

    30 Le feu du dedans

    trouvait en tat de conscience accrue.Cette inca-pacit se souvenirconstitue un obstacle presqueinsurmontable pour les guerriers quidoivent, sil leur faut poursuivre dansleur voie, se rappeler toute linstructionquils ont reue. Ce nest quaprs desannes de lutte et de discipline quilsparviennent se souvenir de leur

    instruction. ce moment-l, lesconcepts et les procds qui leur ontt enseigns se trouvent intriorisset ont ainsi acquis la force que lesnouveaux voyants entendaient leur voirprendre.

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    Le feu du dedans

    2 Les petits tyrans

    Don Juan ne me parla nouveau de la matrisede la conscience que plusieurs mois aprs. Noushabitions alors la maison o vivait le clan dunagual.

    Allons faire une promenade, dit don Juan enmettant sa main sur mon paule. Ou, .mieuxencore, allons nous asseoir et bavarder sur la place

    publique de la ville, o il y a beaucoup de monde. Je fus surpris lorsquil sadressa moi, car jha-

    bitais cette maison depuis deux ou trois jours dj

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    sans quil mait mme dit bonjour.Comme nous quittions la maison, don Juan et

    moi, la Gorda nous arrta au passage et insistapour que nous lemmenions. Elle semblait dter-mine ne pas admettre de refus. Dune voix trs

    - svre, don Juan lui dit quil devait sentreteniravec moi, en priv.

    Vous allez parler de moi, dit la Gorda, sesgestes et son ton trahissant la fois la mfiance etle dsagrment.

    Tu as raison , rpliqua schement don

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    Le feu du dedans

    Juan. Il la dpassa, sans se retourner pour laregarder.

    Je le suivis et nous marchmes en silence jus-

    qu la place. Lorsque nous nous assmes, je luidemandai ce que nous pourrions bien trouvercomme sujet de discussion concernant la Gorda.Jtais encore chaud par la mine menaantequelle avait prise lorsque nous avions quitt lamaison.

    Nous navons rien dire propos de la Gordaou de quiconque, dit-il. Je ne lui ai dit cela que pourprovoquer sa suffisance dmesure. Et cela a mar-ch. Elle est furieuse contre nous. Si je la connaisbien, elle aura monologu assez longtemps pouravoir affermi sa confiance en elle-mme et sa ver-

    tueuse indignation lide davoir t rejete etdavoir t tourne en ridicule. Je ne serais pas sur-pris quelle fasse irruption devant nous, ici, devantle banc du parc. Si nous ne parlons pas de la Gorda, de quoi

    allons-nous discuter ? demandai-je. Nous allons poursuivre la discussion com-

    mence Oaxaca, me rpondit-il. Comprendrelexplication de la conscience exigera de toi toutleffort dont tu es capable, ainsi que ton consen-tement permuter plusieurs fois de niveau deconscience. Lorsque nous serons engags dansnos discussions, jexigerai toute ta concentrationet ta patience.

    Je lui dis, me plaignant moiti, que son refusde me parler pendant les deux derniers joursmavait mis trs mal laise. Il me regarda et arqua

    Les petits tyrans

    les sourcils. Un sourire effleura ses lvres puis

    svanouit. Je compris quil me signifiait que je nevalais pas mieux que la Gorda.

    Jtais en train de provoquer ta suffisance dit-

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    il dun air dsapprobateur. La suffisance est notreplus grand ennemi. Penses-y, ce qui nous affaiblit,cest de nous sentir offenss par les actes et lesmfaits de nos semblables. Notre suffisance nouscontraint passer la plus grande partie de notrevie tre offens par quelquun.

    Les nouveaux voyants recommandaient que

    tout soit mis en oeuvre pour extirper la suffisancede la vie des guerriers. Jai suivi cette recomman-dation et, dans ton cas, beaucoup de mes effortsvisaient te montrer que, sans la suffisance, noussommes invulnrables.

    Tandis que je lcoutais ses yeux se mirent sou-dain briller trs fort. Je pensai en moi-mme quilsemblait sur le point dclater de rire et que ctaitsans raison, quand une gifle brutale et doulou-reuse me frappa la joue droite et me fit tressaillir.

    Je me levai dun bond. La Gorda se tenait der-rire moi, la main encore leve. Son visage taitrouge de colre.

    Tu peux maintenant dire ce que tu voudrasde moi et avec plus de raison, cria-t-elle. Mais si tuas quelque chose dire, dis-le-moi en face.

    Son clat semblait lavoir puise, car elle sas-sit mme le ciment et se mit pleurer. Don Juantait fig dans une allgresse indicible. Jtais glacpar une franche fureur. La Gorda me lana unregard furibond puis se tourna vers don Juan et

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    Le feu du dedans

    lui dit humblement que nous navions pas le droitde la critiquer.

    Don Juan se mit rire si fort quil en tait plien deux, sa tte touchant presque le sol. Il ne pou-vait mme pas parler. Il tenta deux ou trois fois deme dire quelque chose, puis finit par se lever etsloigna, le corps encore secou par des spasmesde rire.

    Jtais sur le point de courir aprs lui, tout encontinuant faire la tte la Gorda je la trou-vais mprisable ce moment-l quand il mar-riva une chose extraordinaire. Je compris ce quedon Juan avait trouv si drle. La Gorda et moitions affreusement pareils. Notre suffisance taitmonumentale. Ma surprise et ma fureur dtregifl ressemblaient exactement aux sentiments decolre et de mfiance de la Gorda. Don Juan avaitraison. Le fardeau de la suffisance est terrible-ment encombrant.

    Alors je courus aprs lui, exultant, des larmescoulant le long de mes joues. Je le rattrapai et lui dis

    ce que je venais de comprendre. Ses yeux brillaientde malice et de plaisir. Que dois-je faire propos de la Gorda ?

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    Rien, dit-il. Les dcouvertes sont toujourspersonnelles.

    Il changea de sujet et dit que les augures nousconseillaient de poursuivre notre discussion danssa maison, soit dans une grande pice confortable-ment meuble de siges, soit dans le patio de der-rire, qui tait entour dun corridor couvert. Il

    Les, petits tyrans

    ajouta que chaque fois quil sadonnait ses expli-cations lintrieur de la maison, ces deux endroitsdevenaient inaccessibles qui que ce soit dautre.

    Nous rentrmes la maison. Don Juan raconta tout le monde ce que la Gorda avait fait. Le plai-sir que manifestrent tous les voyants se gausser

    delle mettait la Gorda dans une situation trsdsagrable. La suffisance ne peut tre combattue par de la

    dlicatesse , commenta don Juan lorsque jexpri-mai mon souci au sujet de la Gorda,

    Puis il demanda tout le monde de quitter lapice. Nous nous assmes et don Juan commenases explications.

    Il dclara que les voyants, les anciens comme lesnouveaux, se rpartissent en deux catgories, Lapremire compte ceux qui sont prts se domineret peuvent canaliser leurs activits vers des objectifs

    pragmatiques, susceptibles de bnficier dautresvoyants et lhomme en gnral, La seconde estforme de ceux qui ne sintressent ni la matrisede soi, ni aucun objectif pragmatique. Les voyantssont unanimes considrer que ces derniers nontpas su rsoudre le problme de la suffisance.

    La suffisance nest pas une chose simple etnave, expliqua-t-il. Elle se trouve la fois au curde tout ce qui est bon et au cur de tout ce qui estmauvais en nous. Pour se dbarrasser de la mau-vaise suffisance, il faut une stratgie magistrale.Tout au long des ges les voyants ont rserv leursplus hautes louanges ceux qui y avaient russi.

    Je lui dis, en me plaignant, que lide de faire

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    Le feu du dedans

    table rase de la suffisance, bien quelle me paraissetrs sduisante par moments, tait vraiment incom-prhensible ; jajoutai que je trouvais ses consignes cet gard si vagues que je ne pouvais les suivre.

    Je tai rpt plusieurs fois que pour suivre la

    voie de la connaissance il fallait faire preuve debeaucoup dimagination, dit-il. Sur cette voie,comprends-tu rien nest aussi clair que nous le

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    souhaiterions. Mon malaise me poussa tirer argument de ses

    admonitions propos de la suffisance pour luidire quelles me rappelaient des prceptes catho-liques. Aprs avoir entendu parler toute ma viedes maux du pch, jy tais devenu insensible.

    Le combat des guerriers contre la suffisance

    est une affaire de stratgie, pas de principe, rpon-dit-il. Ton erreur est de comprendre ce que je disen termes de morale.

    Je vous considre comme un homme haute-ment moral, don Juan, insistai-je.

    Tu tes aperu de mon impeccabilit, voiltout, dit-il.

    Limpeccabilit, comme le fait de se dbar-rasser de la suffisance, est un concept trop vaguepour reprsenter quelque valeur mes yeux ,remarquai-je.

    Don Juan strangla de rire et je le mis au dfide mexpliquer ce qutait limpeccabilit.

    Limpeccabilit, dit-il, nest rien dautre quele bon usage de lnergie. Mes exposs ne com-portent pas le moindre soupon de morale. Jaipargn de lnergie et cela me rend impeccable.

    Les petits tyrans

    Pour comprendre cela, tu dois toi-mme par-gner assez dnergie.

    Nous nous tmes pendant longtemps. Je vou-lais penser ce quil venait de dire. Il se remitsoudain parler.

    Les guerriers font des inventaires stratgiques,dit-il. Ils recensent tout ce quils font. Puis ilsdcident de ce quils peuvent modifier, dans cetinventaire, pour pouvoir saccorder un rpit enmatire de dpense dnergie.

    Je rtorquai que leurs inventaires devaient in-clure tout ce qui se trouve sous le soleil. Il rpon-dit patiemment que linventaire stratgique dontil parlait ne concernait que des modles de com-portement qui ntaient pas essentiels notre sur-vie et notre bien-tre.

    Je sautai sur loccasion pour souligner que lasurvie et le bien-tre taient des catgories quelon pouvait interprter linfini, et quil ny avaitdonc pas moyen de sentendre sur ce qui tait ountait pas essentiel la survie et au bien-tre.

    Tout en continuant parler, je commenai perdre mon lan. la fin je marrtai parce queje pris conscience de la futilit de mes arguments.

    Don Juan dclara alors que dans les inventaires

    stratgiques des guerriers la suffisance figurecomme lactivit qui consomme la plus grandequantit dnergie, do leur effort pour la suppri-

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    Lun des premiers soucis des guerriers est delibrer cette nergie pour affronter linconnugrce elle, poursuivit don Juan. Limpeccabilit

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    est laction qui consiste reconvertircette ner-gie.

    Il me dit que la stratgie la plus efficace avaitt mise au point par les voyants de la Conqute,les matres incontestables de lart de traquer. Cettestratgie comporte six lments qui se combinentles uns aux autres. Cinq dentre eux sont dfiniscomme les attributs du statut de guerrier : il sagitdu contrl, de la discipline, de lendurance, dusens du minutage et du vouloir. Ils sont le propre

    du monde du guerrier qui lutte pour perdre sasuffisance. Le sixime lment, peut-tre le plusimportant d tous, participe du monde extrieuret on lappelle le petit tyran.

    Il me regarda comme sil me demandait ensilence si javais compris ou pas.

    Je suis vraiment dsorient, dis-je. Vous avezdit lautre jour que la Gorda tait le petit tyran dema vie. Quest-ce au juste quun petit tyran ?

    Un petit tyran est un bourreau, rpondit-il.Cest quelquun qui, ou bien dispose du pouvoirde vie et de mort sur les guerriers, ou bien sim-

    plement les tourmente jusqu leur faire perdrela tte.

    Tandis quil me parlait, le sourire de don Juantait rayonnant.

    Les nouveaux voyants, dit-il, tablirent leurpropre classification des petits tyrans. Bien que ceconcept reprsente une de leurs dcouvertes lesplus srieuses et les plus importantes, les nouveauxvoyants le considraient avec humour. Il maf-firma quil existait une pointe dhumour espigle

    Les petits tyrans

    dans chacune de leur classification, parce que lhu-mour est le seul moyen de contrer la propensionirrsistible de la conscience humaine dresser desinventaires et tablir dencombrantes classifica-tions.

    Conformment leur pratique, les nouveauxvoyants estimrent quil tait juste de faire figureren tte de leur classification la source premired'nergie, le seul et unique souverain de luni-

    vers, et ils lappelrent simplement le tyran. Lesautres despotes et dtenteurs dautorit se trouv-rent naturellement placs infiniment plus bas

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    que la catgorie de tyran. Compars au principeuniversel, les hommes tyranniques les plus redou-tables sont des bouffons : ils ont donc t classset dfinis comme petits tyrans,pinches tiranos.

    La catgorie des petits tyrans tait divise endeux sous-catgories, poursuivit don Juan. La pre-mire rassemblait les petits tyrans ayant le pouvoir

    de perscuter et de faire souffrir, mais pas celui decauser la mort effective de qui que ce soit. On lesappelait les petits tyrans mineurs,pinches tiranitos.

    La seconde sous-catgorie comprenait lespetits tyrans qui ne font que tourmenter et agaceren vain. On les appelait le menu fretin des petitstyrans, repinches tiranitos, ou les minuscules petitstyrans,pinches tiranitos chipitos.

    Je trouvai ces classifications ridicules. Jtais srquil en improvisait le vocabulaire en espagnol. Jelui demandai si ctait le cas.

    Pas du tout, rpliqua-t-il, avec une expressionamuse. Les nouveaux voyants taient des hommes

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    Le feu du dedans

    trs dous pour les classifications. Genaro est sansaucun doute lun des plus dous. Si tu lobservaisattentivement, tu comprendrais exactement com-ment les nouveaux voyants considrent leurs classi-fications.

    Quand je lui demandai sil me faisait marcher,

    mon dsarroi le fit clater de rire. Je ny aurais jamais song, rpondit-il en sou-

    riant. Ce serait peut-tre le genre de Genaro maispas le mien, surtout sachant ce que tu penses desclassifications. Les nouveaux voyants taient sim-plement diablement irrvrencieux.

    Il ajouta que les petits tyrans mineurs taientsubdiviss leur tour en quatre classes. Lunegroupe ceux qui tourmentent avec brutalit et vio-lence ; une autre ceux qui le font par des moyenstortueux, suscitant une angoisse intolrable ; uneautre encore ceux qui provoquent une tristesseoppressante ; enfin, la dernire est forme de ceuxqui tourmentent les guerriers en provoquant leurfureur.

    La Gorda se situe dans une catgorie qui luiest propre, dit-il. Cest un minuscule petit tyranactif. Elle timportune jusqu te faire perdre tonsang-froid et te mettre en rage. Elle va mme jus-qu te gifler. Grce tout cela, elle tenseigne ledtachement.

    Cest impossible, protestai-je. Tu nas pas encore assimil tous les lments

    de la stratgie des nouveaux voyants. Une fois quece sera fait, tu comprendras quel point la formulequi consiste se servir dun petit tyran est efficace

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    Les petits tyrans

    et intelligente. Je suis personnellement certain

    quune telle stratgie ne russit pas seulement faire table rase de lorgueil ; elle prpare gale-ment les guerriers la prise de conscience dcisivedu fait que limpeccabilit est la seule chose quicompte sur le chemin de la connaissance.

    Ce que les guerriers .avaient en tte, dit donJuan, tait une manuvre implacable, au coursde laquelle le petit tyran se prsente comme le picdune montagne et les attributs du statut de guer-rier comme des grimpeurs qui se retrouvent ausommet.

    En gnral seuls quatre attributs sont mis en

    uvre. Le cinquime, le vouloir, est toujours r-serv pour une ultime confrontation, celle o lespremiers font face, pour ainsi dire, au pelotondexcution.

    Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que le vouloirparticipe dune autre

    sphre, celle de linconnu, Les quatre autres attri-buts appartiennent la sphre du connu, l mmeo se logent les petits tyrans. En ralit, ce quitransforme les tres humains en petits tyrans cestprcisment la manipulation abusive du connu. Don Juan mexpliqua que seuls des voyants qui

    sont en mme temps des guerriers implacables etjouissent de la matrise du vouloirpeuvent raliserla combinaison des cinq attributs. Une combinai-son pareille constitue une manuvre suprme quine peut saccomplir dans le cadre quotidien deshommes.

    Il ne faut que quatre attributs pour traiter avec

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    Le feu du dedans

    le pire des petits tyrans, poursuivit-il. condition,bien entendu, quon ait trouv un petit tyran. Comme je te lai dit, le petit tyran est ll-

    ment extrieur, celui que nous ne pouvons pascontrler et qui est peut-tre le plus important detous. Mon benefactordisait que le guerrier quitombe sur un petit tyran a bien de la chance. Ilvoulait dire que cest une aubaine den rencon-trer sur son chemin parce que, autrement, il fautdvier pour en chercher un.

    Il mexpliqua que lun des plus grands achve-ments des voyants de la Conqute fut llabora-

    tion dun concept quil appelait la progression entrois phases. Grce leur comprhension de lanature humaine ils purent aboutir cette con-

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    clusion incontestable : si les voyants sont capablesde tenir bon en affrontant les petits tyrans, ilspeuvent certainement affronter impunment lin-connu et mme supporter la prsence de lincon-naissable.

    La raction de lhomme ordinaire cela est depenser que lordre de la formulation devrait tre

    renvers, poursuivit don Juan. Un voyant qui peuttenir bon face linconnu peut certainement affron-ter des petits tyrans. Mais il nen va pas ainsi. Cestcette hypothse qui a dtruit les grands voyantsdautrefois. Maintenant, nous en savons plus. Noussavons que rien ne peut mieux tremper lme dunguerrier que le dfi qui consiste traiter avec desgens impossibles qui se trouvent en position de pou-voir. Seules de telles conditions peuvent faire acqu-rir aux guerriers la modration et la srnit

    Les petits tyrans

    ncessaires pour supporter le poids de linconnais-sable.

    Jexprimai mon dsaccord en vocifrant. Je pen-sais, lui dis-je, que les tyrans ne peuvent que frap-per leurs victimes dimpuissance ou bien lesrendre aussi brutales quils le sont eux-mmes. Jelui fis remarquer quon avait procd dinnom-brables tudes propos des effets de la torture phy-sique et psychologique sur ce genre de victimes.

    La diffrence rside dans quelque chose que tuviens de dire. Tu parles de victimes pas de guer-riers. Il mest arriv de penser comme toi. Je te diraice qui ma fait changer davis, mais revenonsdabord ce que jai dit au sujet de la Conqute. Lesvoyants de cette poque nauraient pu trouver deterrain plus propice. Les petits tyrans qui mirent lpreuve les capacits des voyants en les poussant bout taient les Espagnols ; aprs avoir eu affaire auxconqurants, les voyants taient aptes affronternimporte quoi. Ce sont eux qui ont eu de la chance.Il y avait cette poque des petits tyrans partout,

    Aprs ces merveilleuses annes dabondanceles choses changrent beaucoup. Il ny eut plusjamais le mme foisonnement de petits tyrans ; cefut seulement pendant la priode dont jai parlque leur autorit tait illimite. Un petit tyran auxprrogatives illimites est llment idal pour laformation dun grand voyant.

    Aujourdhui, malheureusement, les voyantsdoivent aller trs loin pour trouver un petit tyranqui en vaille la peine. La plupart du temps ils doi-vent se satisfaire du trs menu fretin.

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    En avez-vous trouv un vous-mme, don Juan ? Jai eu de la chance. Un petit tyran monu-

    mental sest charg de me trouver. ce moment-l, cependant, je pensais comme toi ; je ne pouvaispas considrer que ctait une chance.

    Don Juan me raconta que son supplice avaitcommenc quelques semaines avant quil ne ren-contre son benefactor. Il avait alors peine vingtans. Il avait trouv du travail comme manuvredans un moulin canne sucre. Il avait toujourst physiquement trs fort, et il lui tait facilede trouver des emplois qui exigeaient de bonsmuscles. Un jour, comme il transportait de lourdssacs de sucre, une femme arriva. Elle tait trsbien habille et semblait fortune. Elle avait peut-tre la cinquantaine, disait don Juan, et elle taittrs autoritaire. Elle regarda don Juan puis parla

    au contrematre et repartit. Le contrematreaborda alors don Juan et lui dit quen changedun pourboire, il le recommanderait pour unemploi dans la maison du patron. Don Juan luirpondit quil navait pas dargent. Le contre-matre sourit et lui dit de ne pas sen faire parcequil en aurait beaucoup le jour de la paye. Il luidonna une tape dans le dos et lui affirma quectait un grand honneur de travailler pour lepatron.

    Don Juan me dit quen humble Indien igno-rant et vivant au jour le jour il avait non seule-

    ment tout cru, mais avait mme pens quunebonne fe stait penche sur son sort. Il promitau contrematre de lui payer ce quil voudrait.

    Les petits tyrans

    Celui-ci demanda une grosse sommequil fallait payer par acomptes.

    Tout de suite aprs, le contrematreemmena lui-mme don Juan lamaison en question, qui se trouvaitassez loin de la ville et le laissa l, avecun autre contrematre, un hommenorme, sombre et laid qui lui posatoutes sortes de questions. Il voulaitsinformer sur la famille de don Juan.Don Juan rpondit quil nen avait pas.Lhomme en fut si heureux quil allajusqu sourire, dcouvrant des dentspourries.

    Il promit don Juan de le payer trsbien et lassura quil pourrait mme

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    mettre de largent de ct puisquilserait log et nourri la maison.

    Le rire de lhomme tait terrifiant.Don Juan, comprit quil lui fallait sesauver immdiatement. Il courut vers laporte mais lhomme lui barra le chemin,un revolver la main. Il larma et

    lenfona dans lestomac de don Juan. Tu es ici pour travailler comme unbuf, dit-il, et ne loublie surtout pas. Il poussa don Juan plusieurs reprisesavec un gourdin. Puis il lemmena surle ct de la maison et, aprs avoirdclar quil faisait travailler seshommes tous les jours sansinterruption du lever au coucher dusoleil, il chargea don Juan de dterrerdeux normes souches darbres. Ilprvint galement don Juan que sicelui-ci tentait jamais de senfuir ou silallait trouver les autorits il le tueraitavec son revolver et que si, parhasard, il sen tirait lui-mme jureraitdevant le tribunal que don Juan avaittent dassassiner le patron. Tutravailleras ici jusqu ta mort,

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    ajouta-t-il, un autre Indien hritera alorsde ton emploi, tout comme tu prendsaujourdhui la place dun Indien qui estmort.

    La maison, me dit don Juan,ressemblait une forteresse, avec,partout, des hommes arms demachettes. Alors il se laissa absorberpar le travail en essayant doublier lasituation dans laquelle il se trouvait. la fin de la journe lhomme revint et lepoussa coups de pied tout le long dutrajet qui les sparait de la cuisine,parce que lexpression de dfi quil lisaitdans le regard de don Juan luidplaisait. Il le menaa de luisectionner les tendons des bras sil nelui obissait pas.

    Dans la cuisine, une vieille femmeapporta de la nourriture mais don Juantait tellement boule-vers et effrayquil ne put pas manger. La vieillefemme lui conseilla de manger le plus

    possible. Il fallait quil soit fort, dit-elle,car son travail ne prendrait jamais fin.Elle le prvint que lhomme dont il avait

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    quatre heures plus tt. Il tait trop faiblepour travailler et tait tomb dunefentre du second tage.

    Don Juan travailla chez le patronpendant trois semaines et lhomme lehouspillait chaque instant, jour aprsjour. Il le faisait travailler dans les

    conditions les plus dangereuses, luifaisant accomplir les tches les pluspnibles que lon puisse imaginer, sousla menace permanente de son couteau,de son revolver ou de son gourdin. Illenvoyait tous les jours dans lestables pour nettoyer les boxespendant que les talons nerveux sytrouvaient. Au dbut de chaquejourne, don Juan

    Les petits tyrans

    pensait quelle serait sa dernire sur Terre. Et sur-vivre signifiait seulement quil lui fallait de nou-veau subir le mme enfer le lendemain.

    Ce qui prcipita la fin fut une requte de donJuan demandant un peu de temps libre. Lobli-gation daller en ville pour payer sa dette aucontrematre du moulin canne sucre en fut leprtexte. Lautre contrematre rpliqua don Juan

    quil ne pouvait pas sarrter de travailler, ft-ceune minute, car il se trouvait endett jusquau coupour avoir eu le seul privilge dtre employ ici.

    Don Juan sentit quil tait perdu. Il comprit lesmanuvres de lhomme. Celui-ci tait de mcheavec lautre contrematre pour dbaucher du mou-lin des Indiens pauvres, les faire travailler jusquce que mort sensuive et se partager leur salaire.Cette dcouverte le mit dans une colre si violentequil courut travers la cuisine en criant, et entradans le corps principal de la maison. Le contre-matre et les autres ouvriers furent compltementpris par surprise. Il traversa en courant la portedentre et russit presque senfuir, mais lecontrematre le rattrapa sur la route et lui logeaune balle dans la poitrine. Il le laissa pour mort.

    Don Juan me dit que son destin ntait pas demourir ; son benefactorle trouva lendroit o iltait tomb et le soigna jusqu ce quil gurisse.

    Quand je racontai toute lhistoire mon benefac-toril put peine refrner son excitation. Ce contre-matre reprsente une vritable aubaine, me dit-il.Il est trop prcieux pour quon le laisse perdre. Un

    jour tu devras retourner dans cette maison.

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    Il sextasia sur la chance que javais eue detrouver un petit tyran comme il en existait un surun million, disposant dun pouvoir presque illi-

    mit. Je pensai que le vieil homme tait cingl. Ila fallu des annes pour que je comprenne tout fait ce quil voulait dire.

    Voil une des histoires les plus horriblesque jaie jamais entendues, dis-je. tes-vous vrai-ment retourn l-bas ?

    Bien sr que jy suis retourn, trois ans plustard. Mon benefactoravait raison. Un petit tyrancomme celui-l, il en existait un sur un million eton ne pouvait le laisser perdre.

    Comment vous y tes-vous pris pour y retour-ner ?

    Mon benefactormit au point une stratgie,utilisant les quatre attributs du statut de guerrier :le contrle, la discipline, lendurance et le sensdu minutage.

    Don Juan me dit que son benefactor, en lui expli-quant ce quil devait faire pour tirer profit de cetogre, lui apprit aussi ce que les nouveaux voyantsconsidrent comme les quatre tapes jalonnant lavoie de la connaissance. La premire tape, pour lesprofanes, consiste dcider de devenir apprenti.Aprs avoir chang doptique sur eux-mmes et surle monde, les apprentis franchissent la seconde

    tape et deviennent des guerriers, cest--dire destres capables de la plus grande discipline et du plusgrand contrle de soi. La troisime tape, aprs lac-quisition de lendurance et du sens du minutage,consiste devenir des hommes de connaissance.

    Les petits tyrans

    Lorsque les hommes de connaissanceapprennent voir, ils ont franchi la

    quatrime tape et sont deve-

    nus des voyants.Son benefactorfit valoir le fait que don Juan stait

    engag sur la voie de la connaissance depuis assezlongtemps pour avoir acquis un minimum desdeux premiers attributs, le contrle et la disci-pline. Don Juan souligna mon intention quelun et lautre de ces attributs se rapportent untat intrieur. Un guerrier nest pas centr sur lui-mme la faon dun goste, mais dans lespritdune tude exhaustive et continue du moi.

    lpoque, jtais dpourvu des deux autresattributs, poursuivit don Juan. Lendurance et lesens du minutage ne relvent pas tout fait dun

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    tat intrieur. Ils sont du domaine de lhomme deconnaissance. Mon benefactormy fit accder par

    sa stratgie. Cela signifie-t-il que vous nauriez pas pu

    affronter le petit tyran tout seul ? Je suis sr que jy serais parvenu seul, bien

    que jaie toujours dout du fait que jaurais purussir mon coup avec flair et bonne humeur.Mon benefactorprenait plaisir laffrontementrien quen le dirigeant. Lide dutiliser un petittyran nest pas seulement destine parfaire lecourage du guerrier, mais aussi procurer duplaisir et du bonheur.

    Comment le monstre que vous avez dcritpourrait-il procurer du plaisir quiconque ?

    Il tait insignifiant en comparaison des vri-tables monstres auxquels furent confronts les

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    Le feu du dedans

    nouveaux voyants pendant laConqute. Toutes les indications quenous possdons prouvent que cesvoyants sen donnrent cur joieavec eux. Ils ont dmontr que lespires tyrans eux-mmes peuventprocurer un grand plaisir, condition,bien sr, que lon soit un guerrier.

    Don Juan mexpliqua que lerreurdes hommes moyens qui affrontentdes petits tyrans est de ne pas avoirle recours dune stratgie ; lehandicap fatal vient de ce que leshommes moyens se prennent trop ausrieux. Leurs actes et leurssentiments, comme ceux des petitstyrans, sont pour eux de la plus hauteimportance. Les guerriers, quant eux, ne bnficient pas seulementdune stratgie bien conue, maissont librs de la suffisance. Ce quimet un frein leur suffisance estdavoir compris que la ralit est uneinterprtation que nous laboronsnous-mme. Ce savoir constituelavantage dcisif des nouveauxvoyants sur les Espagnols lespritfruste.

    Il me dit quil avait acquis laconviction quil pourrait venir boutdu contrematre en ayant recours la

    seule dcouverte du fait que les petitstyrans se prennent terriblement ausrieux, contrairement aux guerriers.

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    Conformment au plan stratgiquede son benefactor, don Juan trouvaun emploi dans le mme moulin canne sucre. Personne ne sesouvint quil y avait travaillauparavant. Les pons venaient etrepartaient de ce moulin sans laisser

    de trace.La stratgie de son benefactor

    spcifiait que don Juan devait guetterquiconque viendrait la

    Les petits tyrans-

    recherche dune nouvelle victime. Ce fut juste-ment la mme femme qui vint et le repra comme

    elle lavait fait plusieurs annes auparavant. Iltait, cette fois, encore plus fort physiquementquautrefois.

    La mme routine recommena. Cependant, lastratgie exigeait quil refust ds le dbut de payerle contrematre. Lhomme navait jamais essuy derefus et en fut interloqu. Il menaa don Juan dene pas lui procurer ce travail. Don Juan le menaa son tour daller voir la matresse de maison chezelle. Don Juan salit que celle-ci, qui tait la femmedu propritaire du moulin, ignorait les manigancesdes deux contrematres. Il dit son interlocuteur

    quil savait o elle habitait, pour avoir coup descannes sucre dans des champs lentour.Lhomme commena chicaner et don Juan exi-gea dtre pay pour accepter de se rendre dansla maison de la femme. Le contrematre cda etlui tendit quelques billets. Don Juan tait parfai-tement conscient du fait que le consentement ducontrematre ntait quune ruse destine ledcider se rendre dans cette maison.

    Il my emmena encore une fois lui-mme, ditdon Juan. Ctait une ancienne hacienda qui appar-tenait la famille des propritaires du moulin, desgens riches qui ou bien savaient ce qui se passait etne sen proccupaient pas, ou bien taient tropindiffrents pour mme sen apercevoir.

    Aussitt arriv, je courus lintrieur du bti-ment pour chercher la matresse de maison. Je latrouvai, tombai genoux et lui baisai la main

    52

    Le feu du dedans

    pour la remercier. Les deux contrematres taient

    livides. Le contrematre de la proprit navait pas

    chang de type de comportement depuis la der-

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    nire fois. Mais jtais bien quip pour laffronter',je possdais le contrle, la discipline, lenduranceet le sens du minutage. Les choses se droulrentcomme mon benefactorlavait projet. Grce moncontrle, jaccomplissais les tches les plus stu-pides que lhomme exigeait de moi. Ce qui gn-ralement nous puise, dans ce genre de situation,

    vient de lusure quelle inflige notre suffisance.Tout homme ayant un brin de fiert se sentdchir lorsquon lui donne le sentiment quil nevaut rien.

    Je faisais avec plaisir tout ce quil me deman-dait. Jtais joyeux et fort. Et je me moquais com-pltement de ma fiert ou de ma peur, Je metrouvais l en guerrier impeccable. Le fait de gar-der le moral quand on est bafou sappelle lecontrle.

    Don Juan mexpliqua que, suivant la stratgiede son benefactor, au lieu de sapitoyer sur lui-mmecomme il lavait fait autrefois, il devait se mettreimmdiatement au travail pour recenser les pointsforts, les faiblesses de lhomme, et les excentricitsde son comportement.

    Il dcouvrit que les points les plus forts du contre-matre rsidaient dans la violence de sa nature etdans son audace. Il avait tir sur don Juan en pleinjour et sous les yeux de nombreux spectateurs. Sagrande faiblesse venait de ce quil aimait son travail

    Les petits tyrans

    et ne voulait pas le compromettre. Il naurait jamaistent de tuer don Juan pendant la journe, lint-rieur de lenceinte. Son autre faiblesse venait de cequil tait pre de famille. Il avait une femme et desenfants qui vivaient dans une cabane proche de lamaison.

    Rassembler toutes ces informations pendantque lon vous tabasse sappelle la discipline, ditdon Juan. Lhomme tait un vritable monstre. Ilny avait pas de rachat possible en lui. Selon lesnouveaux voyants, un parfait petit tyran na pasde bons cts.

    Don Juan ajouta que les deux autres attributsdu statut de guerrier quil ne possdait pas encore,lendurance et le sens du minutage, avaient tinclus automatiquement dans la stratgie de sonbenefactor, Lendurance consiste attendre pa-tiemment sans prcipitation, sans anxit ,cest une simple, joyeuse faon de diffrer ce qui

    doit arriver. Je rampais tous les jours, poursuivit don Juan,pleurant parfois sous le fouet de lhomme. Et

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    mon benefactorqui me faisait tenir du jour au len-demain, sans har cet homme. Jtais un guerrier.Je savais ce que jattendais. Cest exactement encela que consiste la grande joie du statut de guer-rier. Il ajouta que la stratgie de son benefactorexigeait quil procde un harclement systma-tique de lhomme en question en prenant pour

    couverture un ordre suprieur, tout comme lesvoyants du nouveau cycle lavaient fait en utilisant

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    Le feu du dedans

    lEglise catholique comme bouclier. Un prtre dubas clerg tait parfois plus puissant, alors, quunmembre de la noblesse.

    Don Juan se servait comme bouclier de la damequi lavait engag. Chaque fois quil la voyait il

    sagenouillait devant elle et la qualifiait de sainte.Il la suppliait de lui donner la mdaille limagede son saint patron afin quil puisse prier celui-cide lui accorder sant et bien-tre.

    Elle men donna une, et cela mit le contre-matre hors de lui. Et lorsque je russis faire prierles domestiques le soir, il faillit avoir une crise car-diaque. Je crois que cest alors quil dcida de metuer. Il ne pouvait se permettre de me laisser conti-nuer ainsi.

    Par mesure de sauvegarde, jorganisai unrosaire pour tous les domestiques de la maison.

    La dame trouvait que javais tout dun hommetrs pieux.

    Aprs cela, je ne dormis plus bien, dans monlit. Je grimpais sur le toit toutes les nuits. De l, jevis deux fois lhomme me chercher au milieu de lanuit, une expression meurtrire dans le regard. Ilme poussait tous les jours dans les boxes des ta-lons, dans lespoir que je mourrais cras, maisjavais une planche faite de gros morceaux de boisque javais appuye contre lun des angles et der-rire laquelle je me protgeais. Il ne le sut jamaiscar les chevaux lui donnaient la nause encoreune de ses faiblesses qui devait savrer, par lasuite, tre la plus fatale de toutes.

    Don Juan disait que le sens du minutage est la

    Les petits tyrans5

    5

    qualit qui gouverne la libration de tout ce qui estretenu. Le contrle, la discipline et lendurancesont, disait-il, limage dun barrage derrire

    lequel tout est accumul. Le sens du minutage estla porte du barrage.

    Lhomme ne connaissait que la violence dont

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    il se servait pour exercer la terreur. Si lon neu-tralisait sa violence, il devenait quasiment impuis-sant. Don Juan savait quil noserait pas le tuer porte de vue de la maison, et un jour, en pr-sence des autres ouvriers mais galement sous lesyeux de sa matresse, don Juan insulta le contre-matre. Il le traita de lche et laccusa de mourir

    de peur devant la femme de son patron.La stratgie de son benefactorexigeait que lon

    soit lafft dun moment pareil et quon en pro-fite pour reprendre lavantage sur le petit tyran.Les choses imprvues arrivent toujours ainsi. Les-clave le plus faible se moque soudain du tyran, leraille, le tourne en ridicule devant des tmoinsimportants, puis disparat toute vitesse, sans lais-ser au tyran le temps de se venger.

    Lhomme fut pris dune rage folle quelques ins-tants plus tard, mais jtais dj agenouill devant ladame, demandant sa sollicitude , poursuivit-il.

    Quand la dame rentra dans la maison, lhommeet ses amis appelrent don Juan larrire, sous unprtexte de travail. Lhomme tait trs ple, blancde colre. Au timbre de sa voix don Juan compritce quil avait en tte. Don Juan feignit dobtem-prer, mais, au lieu de se diriger vers larrire, ilcourut toutes jambes vers lcurie. Il tait sr

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    Le feu du dedans

    que les chevaux feraient un tel tapage que les pro-pritaires viendraient voir ce qui nallait pas. Ilsavait que lhomme noserait pas tirer sur lui. Celaaurait t trop bruyant et sa peur de compro-mettre son emploi tait trop puissante. Don Juansavait aussi que son adversaire ne sapprocheraitpas de lendroit o se trouvaient les chevaux, entout cas pas moins davoir t pouss bout.

    Je sautai dans le box du plus sauvage des ta-lons, me dit don Juan, et le petit tyran, aveugl parla rage, sortit son couteau et sauta ma poursuite.Je mabritai immdiatement derrire la planche. Le cheval lui donna un seul coup de pied et cenfut fini.

    Javais pass six mois dans cette maison et pen-dant ce temps, javais exerc les quatre attributsdu statut de guerrier. Javais russi grce eux.Pas une fois je ne mtais apitoy sur moi-mmeni navais pleur dimpuissance. Javais t joyeuxet serein. Ma discipline et mon contrle taientaussi vifs que dhabitude, et javais eu un aperude premire main de ce que lendurance et lesens du minutage apportaient au guerrier impec-

    cable. Et pas un instant je navais souhait la mortde cet homme. Mon benefactormavait expliqu une chose trs

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    au courage, une chose dont le guerrier sait quelledoit lgitimement arriver. Cela ne signifie pas quele guerrier passe son temps mijoter une mauvaiseaction contre qui que ce soit ni projeter desrglements de compte. Lendurance na rien

    Les petits tyrans

    voir avec cela. Tant que le guerrier dispose ducontrle de la discipline et du sens du minutagelendurance garantit que ce qui est d, quellequen soit la nature, sera donn celui qui lemrite, quel quil soit.

    Est-ce quil arrive parfois aux petits tyrans degagner, et danantir le guerrier qui les affronte ?

    Bien sr. Il fut un temps, au dbut de laConqute, o les guerriers mouraient comme des

    mouches. Leurs rangs furent dcims. Les petitstyrans pouvaient mettre mort nimporte qui, parsimple caprice. Soumis ce genre de pression, lesvoyants accdrent des tats sublimes.

    Don Juan me raconta que ce fut lpoque oles voyants qui avaient survcu devaient sexercerjusqu la limite de leurs possibilits pour trouverde nouvelles voies.

    Les nouveaux voyants se servaient des petitstyrans, dit don Juan, en me fixant avec insistance,non seulement pour se dfaire de leur suffisance,mais pour raliser la manuvre trs subtile qui

    consistait se retirer de ce monde. Tu compren-dras cette manuvre mesure que nous poursui-vrons notre conversation sur la matrise de laconscience.

    Jexpliquai don Juan que ce qui mintressaittait de savoir si, aujourdhui, notre poque,ceux des petits tyrans quil qualifiait de menu fre-tin pouvaient vaincre un guerrier.

    Sans arrt, dit-il. Les consquences nen sontpas aussi terribles quelles le furent dans le loin-tain pass. Il va sans dire qu prsent les guer-

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    Le feu du dedans

    riers ont toujours une chance de sen remettre oude se rhabiliter et de revenir plus tard. Mais ceproblme comporte un autre aspect. tre vaincupar un petit tyran du menu fretin na pas un effetmortel mais dvastateur. Le degr de mortalitest, au sens figur, presque aussi lev. Jentendspar l que les guerriers qui succombent aux coupsdun petit tyran du menu fretin sont annihils par

    leur propre sens de lchec et de lindignit. Celasignifie mes yeux une haute mortalit.

    quoi mesurez-vous la dfaite ?

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    Quiconque se met sur le mme plan que lepetit tyran est vaincu. Agir en colre, sans contrleni discipline, navoir pas dendurance, cest trevaincu.

    Que se passe-t-il aprs la dfaite des guerriers ? Ou bien ils se regroupent, ou bien ils aban-

    donnent la qute de la connaissance et rejoignent

    les rangs des petits tyrans pour la vie.

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    Le feu du dedans

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    Les manations de lAigle

    Le lendemain, don Juan et moiallmes nous promener le long de laroute dOaxaca. Elle tait dserte cemoment-l. Il tait deux heures de

    laprs-midi.Tandis que nous marchions sansnous presser, don Juan se mit soudain parler. Il me dit que notreconversation sur les petits tyransnavait t quune introduction authme de la conscience. Jobservai quecette conversation mavait ouvert unenouvelle perspective. Il me demandadexpliquer ce que jentendais par l.

    Je lui dis que cela remontait unediscussion que nous avions eue voil

    quelques annes sur les IndiensYaquis. Au cours de sesenseignements relatifs au ct droit, ilavait tent de me parler des avantagesque pouvaient tirer les Yaquis deloppression quils subissaient. Javaisrtorqu avec passion que lesconditions de vie misrables qui taientles leurs ne pouvaient comporter aucunavantage. Et je lui avais dit que je nepouvais comprendre comment, tantlui-mme yaqui,

    60

    Le feu du dedans

    il ne ragissait pas contre une injustice aussi fla-grante.

    Il avait cout attentivement. Puis, alors quejtais sr quil allait dfendre son point de vue, ilavait convenu que les conditions de vie des IndiensYaquis taient en effet misrables. Mais il avait sou-lign quil tait inutile de distinguer les seuls Yaquis

    quand les conditions de vie de lhomme en gnraltaient horribles. Ne tapitoie pas seulement sur les pauvres

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    Indiens Yaquis, mavait-il dit. Aie piti de lhuma-nit. Pour ce qui est des Indiens Yaquis, je peuxmme dire quils ont de la chance. Ils sont oppri-ms et, en raison mme de ce fait, certains dentreeux peuvent finir par triompher. Mais les oppres-seurs, les petits tyrans qui les pitinent, nen ontpas, eux, la moindre chance.

    Je lui avais tout de suite rpondu par un dlugede slogans politiques. Je navais pas du tout com-pris ce quil voulait dire. Il avait essay de mex-pliquer nouveau le concept de petit tyran, mais.cette notion me dpassait compltement. Mainte-nant seulement tout prenait son sens.

    Rien na encore pris son sens, lana-t-il, en semoquant de ce que je lui avais dit. Demain, quandtu seras dans ton tat de conscience normale, tune te souviendras mme pas de ce que tu as com-pris maintenant.

    Je me sentis profondment abattu, car je savaisquil avait raison.

    Il va tarriver ce qui mest arriv, poursuivit-il.Mon benefactor, le nagual Julian, ma fait dcou-

    Les manations delAigle

    vrir, alors que je me trouvais dans un tat de cons-cience accrue, ce que toi-mme tu as dcouvert propos des petits tyrans. La consquence en futque je me mis changer dopinions, dans ma vie

    quotidienne, sans en connatre la raison. Javais t opprim toute ma vie et jtais donc

    vraiment venimeux lgard de mes oppresseurs.imagine ma surprise quand je maperus que jerecherchais la compagnie des petits tyrans. Je crusque javais perdu la tte.

    Nous arrivmes un endroit situ sur le bord dela route o de gros blocs de pierre avaient t moiti enterrs par leffet dun ancien glissementde terrain ; don Juan se dirigea vers ces blocs etsassit sur le mplat dun rocher. Il me fit signe demasseoir en face de lui. Et puis, sans autre pram-bule, il commena mexpliquer la matrise de laconscience.

    Il dclara quil existait une srie de vrits rela-tives la conscience, dcouvertes par les voyants,les anciens et les nouveaux, et que ces vritsavaient t disposes en un ordre spcifique pourles besoins de la comprhension.

    La matrise de la conscience, mexpliqua-t-il, con-sistait intrioriser lordre complet de ces vrits.La premire vrit, dit-il, tait que notre familiaritavec le monde que nous percevons nous force

    croire que nous sommes entours par des objetsqui existent par eux-mmes et en tant queux-mmes, exactement tels que nous les percevons,

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    jets mais un univers des manations de lAigle.

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    Le feu du dedans

    Il me dit ensuite quavant de pouvoir

    expliquer la notion des manations delAigle,. il devait parler du connu, delinconnu et de linconnaissable. Laplupart des vrits relatives laconscience avaient t dcouvertes parles anciens voyants. Mais lordre danslequel elles avaient t disposes avaitt tabli par les nouveaux voyants. Et,faute de cet ordre, elles taientpratiquement incomprhensibles.

    Une des grandes erreurs que lesanciens voyants avaient commises fut

    de ne pas rechercher dordre.Prsumer, comme ils le firent, quelinconnu et linconnaissable sont unemme chose fut uned es consquences fatales de cetteerreur. Il revintaux nouveaux voyants de corriger cette faute. Ilsfixrent des limites et dfinirent linconnu commeun domaine dissimul lhomme, peut-tre ense-veli dans un contexte terrifiant, mais qui, nan-moins, lui est accessible. Linconnu se transformeen connu le moment venu. Linconnaissable, lui,

    est lindescriptible, limpensable, linsaisissable.Cest un domaine qui nous restera jamaisinconnu et pourtant il existe, la fois blouissantet horrifiant dans son immensit.

    Comment les voyants peuvent-ils les distin-guer lun de lautre ? demandai-je.

    Il existe une rgle empirique simple, dit-il.Confront linconnu, lhomme se montre auda-cieux. Cest une proprit de linconnu quede nous donner un sentiment despoir de bon-heur. L homme se sent vigoureux,transport.Lapprhension que suscite linconnuest elle-

    Les manations delAigle

    mme trs gratifiante. Les nouveaux voyantsvirentque lhomme est au mieux de lui-mmeface linconnu.

    Quand .ce que lon prend pour linconnusavre tre linconnaissable, les consquences en

    sont dsastreuses, dit-il. Les voyants se sentent pui-ss, plongs dans le dsarroi. Ils sont en proie uneoppression terrible Leur corps perd sa tonicit

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    leur raisonnement et leur modration sgarent envain, car linconnaissable na aucun effet stimulantsur lnergie. Il est inaccessible lhomme ; il nefaut donc pas y faire intrusion tourdiment, nimme prudemment. Les nouveaux voyants compri-rent quil leur fallait tre prpars payer des prixexorbitants pour le moindre contact avec cet uni-

    vers. Don Juan mexpliqua que les

    nouveaux voyants avaient dsurmonter dnormes obstaclesinhrents la tradition. Quand lenouveau cycle commena, aucundentre eux ne savait avec certitudelesquels des procds figurant dansleur immense tradition taient les bonset lesquels ne ltaient pas, Il taitvident que quelque chose avait maltourn chez les anciens voyants maisles nouveaux voyants ne savaient pasquoi. Ils commencrent par supposerque tout ce que leurs prdcesseursavaient fait tait erron. Les anciensvoyants avaient t orfvres enmatire de conjecture. Dune part, ilsavaient prsum que leur comptencedans lart de voirtait une garantie. Ilsse croyaient hors datteinte du moinsjusqu ce que les envahisseurs lescrasent et infligent la plupart dentre

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    eux une mort horrible. En dpit de la certitude absolue de leurinvulnrabilit, les anciens voyants ne bnficiaient pas de la moindre

    protection.Les nouveaux voyants ne perdirent pas leur temps spculer sur cequi avait mal tourn. En revanche, ils commencrent inventorierlinconnu pour le sparer de linconnaissable.

    Comment ont-ils inventori linconnu, donJuan ? demandai-je. Par lusage contrl de lacte de voir ,rpondit-il.Je lui dis que je me demandais, en fait, ce quimpliquait le fait

    dinventorier linconnu.Il rpondit quinventorier linconnu signifie le rendre accessible

    notre perception. En pratiquant rgulirement lacte de voir, les

    nouveaux voyants dcouvrirent que linconnu et le connu sontvraiment sur un pied dgalit, car tous deux

    sont la porte de la perception humaine. En faitles voyants peuvent quitter le connu, le momentvenu, et pntrer dans linconnu.Tout ce qui se trouve au-del de notre capacit percevoir relve

    de linconnaissable. Et la distinction entre celui-ci et le connaissableest capitale. Confondre les deux mettrait les voyants dans une

    situation infiniment prcaire lorsquils affrontent linconnaissable. Lorsque cela arriva aux anciens voyants, poursuivit don Juan, ils

    pensrent que leurs procds les avaient fourvoys. Il ne leur vintjamais lide que presque tout ce qui se trouve dans linconnaissabledpasse notre comprhension. Ce fut

    Les manations de lAigle 65

    une terrible erreur de jugement de leur part et ilsla payrent cher.

    Que sest-il pass aprs que lon eut fait ladistinction entre linconnu et linconnaissable ?

    Le nouveau cycle a commenc, rpondit-il.

    Cette distinction constitue la frontire entre lan-cien et le nouveau. Tout ce que les nouveauxvoyants ont accompli provient de la perception decette distinction.

    Don Juan me dit que llment crucial, dans ladestruction du monde des anciens voyants commedans la reconstruction de la perspective nouvelle,rsidait dans lart de voir. Ce fut en exerant lactede voirque les nouveaux voyants dcouvrirent cer-tains faits irrfutables qui leur servirent aboutir des conclusions, rvolutionnaires leurs yeux,sur la nature de lhomme et du monde. Cesconclusions, qui fondrent lexistence du nouveaucycle, taient les vrits relatives la conscienceque don Juan tait en train de mexpliquer

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    Il me demanda de laccompagner vers le centrede la ville pour faire un tour sur la place. En che-min, nous commenmes parler de machines etdinstruments dlicats. Il me dit que les instru-ments sont des prolongements de nos sens et jesoutins quil existe des instruments qui chappent cette catgorie parce quils remplissent des

    fonctions que nous sommes incapables de rem-plir au niveau physiologique.

    Nos sens sont capables de tout, affirma-t-il. Je peux vous dire, demble, quil existe des

    instruments qui dtectent des ondes hertziennes

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    Le feu du dedans

    venant de lespace, dis-je. Nos sens ne peuvent pasdtecter dondes hertziennes.

    Je ne suis pas daccord, dit-il. Je pense que nossens peuvent dtecter tout ce qui nous entoure. Et les ultrasons ? insistai-je. Nous ne sommes

    pas quips organiquement pour les entendre. Les voyants sont convaincus que nous navons

    explor quune trs petite partie de nous-mmes ,rpondit-il.

    Il se plongea un moment dans ses pensescomme sil essayait de choisir ses mots. Puis il sourit.

    Comme je te lai dit, commena-t-il, la pre-mire vrit relative la conscience est que le

    monde extrieur nest pas, en ralit, ce que nouscroyons. Nous pensons que cest un monde dob-jets et cest faux.

    Il fit une pause comme pour mesurer leffet deses paroles. Je lui dis que jtais daccord avec sesprmisses parce que lon pouvait tout rduire unchamp dnergie. Il me dit que javais seulementlintuition dune vrit et que lexprimer ration-nellement ntait pas la vrifier. Mon accord oumon dsaccord ne lintressaient pas, ce qui lint-ressait, en revanche, ctait que je tente de com-prendre ce quimpliquait cette vrit.

    Tu ne peux pas percevoir de champs dner-gie, poursuivit-il. Pas en tant quhomme ordinaire,jentends. Car si tu pouvais les voir, tu serais unvoyant et dans ce cas cest toi qui serais en traindexpliquer les vrits relatives la conscience.Comprends-tu ce que je veux dire ?

    Il me dit que les conclusions auxquelles on

    Les manations delAigle

    accde par le raisonnement avaient trs peu, voirepas dinfluence susceptible de modifier le cours

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    de notre vie. Do les innombrables exemples depersonnes qui, tant les plus lucides dans leursconvictions, agissent pourtant sans cesse dans unsens diamtralement oppos celles-ci; et laseule explication quils donnent leur conduiteest que lerreur est humaine.

    La premire vrit est que le monde est ce

    quil parat, et pourtant ne lest pas. Il nest pasaussi solide ni rel que notre perception a tamene le croire, mais il nest pas non plus unmirage. Le monde nest pas une illusion, commeon la dit ; il est rel, et il est irrel. Sois trs attentif cela, car il ne faut pas seulement que tu lac-ceptes, il faut que tu le comprennes. Nous perce-vons. Cela est un fait dvidence. Mais ce que nouspercevons nest pas un fait du mme ordre car onnous enseigne ce quil faut percevoir.

    Quelque chose, l dehors, affecte nos sens.Cela est rel. Ce qui nest pas rel, cest ce quenous disent nos sens sur la nature de cette chose.Prends lexemple dune montagne. Nos sens nousdisent quil sagit dun objet. Elle se caractrise parune dimension, une couleur, une forme. Il existemme des catgories de montagnes, qui sont par-faitement pertinentes. Il ny a rien redire cela ;le hic, cest simplement que nous navons jamaispens que nos sens jouent uniquement un rlesuperficiel. Nos sens peroivent comme ils le fontparce quune proprit spcifique de notreconscience les y force.

    68

    Le feu du dedans

    Je recommenais lapprouver, non pas demon plein gr, car je navais pas bien compris sonpropos. Je le faisais comme en raction unesituation menaante. Il marrta.

    Jai employ lexpression le monde, pour-suivit-il, au sens de tout ce qui nous entoure. Ilexiste une meilleure expression, bien sr, maiselle serait tout fait incomprhensible pour toi.Les voyants disent que seule notre consciencenous conduit croire quil existe un monde dob-jets, l dehors. Mais ce qui, en ralit, se trouve ldehors, ce sont les manations de lAigle, fluides,en mouvement perptuel et cependant inchan-ges, ternelles.

    Je me prparais lui demander ce qutaient lesmanations de lAigle mais il minterrompit dungeste de la main. Il mexpliqua quun des legs lesplus extraordinaires que nous ont transmis lesanciens voyants rside dans leur dcouverte que la

    raison dexister de tous les tres sensibles est demettre en valeur la conscience. Don Juan qualifiaitcette dcouverte de colossale.

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    connaissais une meilleure faon de rpondre laquestion qui a toujours hant lhomme : la raisonde notre existence. Je pris tout de suite une posi-tion dfensive et commenai par dnoncer lab-surdit de la question, car elle ne pouvait fairelobjet dune rponse logique. Pour discuter dece sujet, poursuivis-je, il faudrait que nous par-

    lions des croyances religieuses et que nous en fas-sions entirement une question de foi.

    Les manations de lAigle69

    Les anciens voyants ne parlaient pas que defoi, dit-il. Ils navaient pas lesprit aussi pratiqueque les nouveaux voyants mais ils lavaient suffi-samment pour savoir ce quils voyaient. Ce que jetentais de t'indiquer par cette question qui ta tel-

    lement branl, cest le fait que notre rationalitne peut trouver elle seule une rponse quant la raison de notre existence. chacune de ses ten-tatives, la rponse dbouche sur une question defoi. Les anciens voyants ont pris une autre voie etils ont bien trouv une rponse qui nimpliquepas la foi seule.

    Les anciens voyants, en prenant des risquesfollement dangereux, poursuivit-il, virentvrita-blement la force indicible qui est la source detous ls tres sensibles. Ils lappelrent lAigle car,dans les rares et brves visions quils purent sou-

    tenir, ils virentcette force sous une forme qui res-semblait celle dun aigle noir et blanc, dunedimension infinie.

    Ils virentque cest lAigle qui donne la cons-cience. LAigle cre les tres sensibles afin quilsvivent et enrichissent la conscience quil leurdonne en mme temps que la vie. Ils virentaussique cest lAigle qui dvore cette conscience enri-chie aprs avoir fait en sorte que les tres sensiblessen dessaisissent au moment de leur mort.

    Quand les anciens voyants disent que la rai-son dexister des hommes est de mettre en valeurla conscience, ce nest pas une question de foi oude dduction. Ils lont vu.

    Ils ont vu la conscience des tres sensibles

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    Le feu du dedans

    senvoler au moment de la mort et flottercomme une houppe de coton lumineuse quise dirige directement vers le bec de lAiglepour y tre consomme. Pour les anciens

    voyants cela tait la preuve que les tressensibles ne vivent que pour enrichir la

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    un fait. Et, je te le dis, un fait sacrment effrayant.Les nouveaux voyants ne jouaient pas simplementavec des ides. Mais de quelle nature serait la force de lAigle ? Je ne saurais comment rpondre cela.

    LAigle est aussi rel pour les voyants que le sont

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    Le feu du dedans

    pour toi la gravit et le temps, et il est tout aussiabstrait et incomprhensible.

    Je vous interromps une minute, don Juan.Les concepts dont vous parlez sont abstraits maisils renvoient des phnomnes rels qui peuventtre corrobors. Il existe des disciplines qui seconsacrent tout entires cela.

    LAigle et ses manations sont galement sus-

    ceptibles dtre corrobors, rtorqua don Juan. Etla discipline des nouveaux voyants est consacre cela mme.

    Je lui demandai de mexpliquer ce que sont lesmanations de lAigle.

    Il me rpondit que les manations de lAiglesont une chose en soi, immuable, qui embrassetout ce qui existe, le connu et linconnu.

    On ne peut dcrire par des mots ce que sontvritablement les manations de lAigle, poursui-vit don Juan. Un voyant doit en tre le tmoin.

    En avez-vous t le tmoin vous-mme, don

    Juan ? Bien sr, et pourtant je ne peux pas te dire ce

    quelles sont. Elles sont une prsence, presqueune sorte de masse, une pression qui engendreune sensation blouissante. On ne peut les aperce-voir que fugitivement, de mme quon ne peutavoir quune vision fugitive de lAigle lui-mme.

    Diriez-vous, don Juan, que lAigle est lasource de ses propres manations ?

    Cela va sans dire. Je voulais savoir si cest le cas sur le plan visuel. Rien de ce qui concerne lAigle ne relve du

    Les manations delAigle

    visuel. Le corps tout entier dun voyant sent intui-tivement lAigle. Il existe en chacun de nousquelque chose qui peut nous faire apprhenderune ralit travers notre corps tout entier. Lesvoyants expliquent lacte de voirlAigle en termestrs simples : lhomme tant compos par lesmanations de lAigle, il lui faut simplement

    retourner ses composantes. Le problme surgitde la conscience de lhomme ; cest elle qui sem-brouille et se trouble Au moment crucial quand

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    il faudrait simplement que les manations sereconnaissent elles-mmes, en tant que telles, laconscience de lhomme ne peut sempcher din-terprter. Il en rsulte une vision de lAigle et desmanations de lAigle. Mais il nexiste ni Aigle nimanations de lAigle