Feval Capitaine Fantome 1

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ROMAN

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  • Paul Fval

    LE CAPITAINE FANTME

    TOME I

    LES GRENADIERS COSSAIS

    (1862) di

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    Ebo

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  • Table des matires

    LOUIS FVAL ...................................................................... 3

    PREMIRE PARTIE LES GRENADIERS COSSAIS .............. 4

    I La fontaine Saint-Julien. ......................................................... 5

    II Silhouettes militaires. .......................................................... 24

    III Don Pedro de Thomar. ....................................................... 47

    IV Csar de Chabaneil. ............................................................ 68

    V Toro Matado. ....................................................................... 91

    VI Le coupe-gorge. ................................................................ 116

    VII Loracle. ........................................................................... 137

    VIII Gibraltar. ........................................................................ 151

    IX Lilias. ................................................................................ 169

    X Cinq dragons. ..................................................................... 195

    XI Lchelle de soie. .............................................................. 225

    XII Cercueil vide. ................................................................... 240

    XIII M. I. G. C. ....................................................................... 257

    XIV Lme vendue. ................................................................ 282

    XV Nopces et festins. ............................................................ 303

    XVI Au rapport. ..................................................................... 324

    XVII Cinq contre quatre cents. ............................................. 339

    XVIII Glands de frnes. ......................................................... 359

    propos de cette dition lectronique ............................... 371

  • 3

    LOUIS FVAL

    Tu viens de faire une perte cruelle. Le don de ces volumes ne test pas adress comme une consolation, mais comme un memento qui te rappelle un frre et ton meilleur ami.

  • 4

    PREMIRE PARTIE

    LES GRENADIERS COSSAIS

  • 5

    I

    La fontaine Saint-Julien.

    Le soleil descendait lhorizon derrire les cimes de la Sierra de Gredos ; ctait le soir dune journe touffante, au mois de juin, en lanne 1809. La plaine fertile qui stend du pied des montagnes au cours du fleuve prsentait un aspect dsol ; aussi loin que lil pouvait se porter, toutes les terres taient en friche et ressemblaient une lande incendie. Deux lignes de verdure, le Tietar au sud, lAlberche au sud-est, fermaient cependant lhorizon aride, indiquant le passage des deux rivires qui serpentent avec lenteur et vont porter au Tage leurs eaux, richesse de la contre.

    Il y avait foule autour de la fontaine de Saint-Julien-de-Cabanil, qui forme une oasis ombrage de grands arbres entre Monbeltran et le petit village de Saint-Jacques-sous-Cabanil, dans la partie la plus occidentale de la Vieille-Castille ; on avait entendu, depuis midi, une fusillade trs-vive, engage dans la direction de Plasencia, et quelques curieux, claireurs de la politique villageoise, avaient couru chercher des nouvelles.

    La foule, rassemble autour de la fontaine, tait compose de campagnards des deux sexes et de tout ge, auxquels se mlaient quelques tonsurs et aussi quelques bons gaillards, portant sous leurs manteaux bruns les costumes divers et presque tous pittoresques des provinces du centre : paysans, muletiers, artisans, contrebandiers de la

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    frontire portugaise et mme brigands de la Sierra. Pendant lorage lhomme peut, dit-on, se coucher impunment entre le lion et le tigre : le serpent sonnettes lui-mme perd le besoin de mordre durant les grandes convulsions de la nature tropicale : ainsi en tait-il lheure suprme de cette crise o se tordait lEspagne. Les inimitis sommeillaient, la vengeance tait morte, toute haine qui ntait pas celle de ltranger disparaissait avec toute crainte qui ntait pas celle de lennemi. Dun bout lautre de la Pninsule, comme ici, au bord de la Fuente de San Julian de Cabanil, le prtre coudoyait le bandit, et le villageois fanatique sasseyait auprs du gitano excommuni.

    LEspagne avait deux ennemis : la France, qui lattaquait ; lAngleterre, qui la dfendait. Bien des juges comptents ont dit, bien des auteurs srieux ont crit, les uns et les autres dans la vieille langue du Cid, que la malheureuse Espagne dtestait un peu plus ses dfenseurs que ses adversaires. Le fait est quelle voyait rouge, comme le taureau accul quenvironnent les pes ; elle avait soif de sang pour tancher sa rage ; elle stait souleve, cest ici le cas de le dire, de lest louest et du nord au midi, comme un seul furieux ; elle avait tout arm : hommes, femmes, enfants, vieillards, moines, magistrats, hidalgos, paysans, carmlites, gueux, bandits et princes.

    Derrire cette masse terrible, qui tait malgr elle un rempart, larme anglaise excutait ses faciles manuvres. On labhorrait, mais le patriotisme dfendait de la mordre. On savait bien que lAngleterre, secourable sa faon, venait de raser les fortifications voisines de Gibraltar ; on savait bien avec quelle joie ces prtendus champions de lindpendance espagnole foulaient lEspagne aux pieds de leurs chevaux ; les dents saignaient force de ronger le frein,

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    mais on sabstenait. La junte de Sville avait donn le mot dordre aux provinces, relies par une sorte de franc-maonnerie mystrieuse. On ne serrait pas la main de lAnglais, mais on lui ouvrait un sombre et muet passage.

    De lautre ct de ce mur humain, au contraire, hriss de haines plus aigus que des chevaux de frise, nos troupes, destitues de toute sympathie et prives de tout secours, bivouaquaient dcouvert sur la terre ennemie. Nos soldats disaient lEspagne : Nous tapportons la civilisation, le progrs, la libert ; lEspagne rpondait : Jai dfiance de votre civilisation, je mprise votre progrs, je prfre lesclavage une libert qui vient de vous.

    Et lEspagne tait dcide se faire sauter comme un vaisseau conquis, crasant du mme coup ses amis et ses ennemis, galement odieux. Il y avait une mine immense creuse sous ce sol. Des Pyrnes aux colonnes dHercule, ce ntait pour nous quun vaste pige, incessamment tendu ; chaque buisson cachait une escopette, chaque tronc abritait un couteau.

    L, il fallait craindre la foule encore plus que la solitude ; l, il fallait redouter jusqu la couche hospitalire, plus dangereuse mille fois que le repos de la belle toile dans ces tides tnbres o cependant rampaient tant de poignards ! Le pain menaait la famine qui nosait y mettre la dent ; le vin dlicieux provoquait vainement la soif dfiante ; la lvre dessche de nos soldats hsitait devant leau mme des ruisseaux, leau pure et frache que Dieu fait jaillir de laridit du roc. Les Anglais, disait-on, avaient fourni du poison pour armer aussi contre nous les fontaines ! Ctait une guerre atroce et comme on nen vit jamais ; les prdicateurs, en chaire, promettaient la rcompense ternelle quiconque

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    assassinerait un Franais ; tout tait machine dtruire, tout, jusqu lamour qui, du fond de lalcve, berait avec des sourires les nuits qui navaient pas de lendemain.

    Le Fabius Cunctator des prudences britanniques avait, en vrit, trop beau jeu contre nous. Cet homme timide et heureux, qui vint au moment prcis o la mort de Nelson laissait lAngleterre sans hros, neut qu se laisser driver au courant de sa miraculeuse fortune. Chaque fois quil ne fut pas vaincu, on lui tint compte dune victoire signale ; le parlement, rsolu se donner un hros, avait jur de tresser pour lui, aprs les avoir dors, tous les lauriers des trois royaumes, et sir Arthur Wellesley, lord vicomte Wellington de Talavera, avec 100,000 livres sterling de dotation, comte de Vimeira, marquis de Torres-Vedras avec une pension de 100,000 francs, grand dEspagne de premire classe et duc de Ciudad-Rodrigo avec la royale terre de Soto de Roma pour apanage, comte Wellington au peerage dAngleterre avec 5 millions de francs, duc de Vitoria avec deux autres millions et demi, feld-marchal avec un nouvel tablissement de 5 millions, nous passons dsormais les pensions, marquis de Douro et enfin duc de Wellington, une douzaine de titres, 50 millions de petits cadeaux, sir Arthur Wellesley, disons-nous, le plus grassement dot, sinon le plus grand des capitaines, devait arriver paisiblement cet excs dhonneur, un peu comique, il est vrai, davoir, lui vivant, sa statue de bronze dans le parc Saint-James, o lon voit la tte de Sa Grce sur le corps dAchille, le plus beau des Grecs : le tout formant une gloire haute de dix-huit pieds anglais.

    Il ntait encore alors que sir Arthur Wellesley et venait dachever contre le marchal Soult cette campagne de Portugal, qui reste, sans contredit, son meilleur titre la renomme. Il avait appris l le mtier de la guerre comme il

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    lentendit depuis : tendre les masses populaires comme un matelas au-devant de ses rgiments et mettre en ligne plus despions que de canons.

    Il y avait, pour le moins, une centaine de personnes autour de la fontaine de Saint-Julien ; les hommes jeunes et capables de porter les armes se trouvaient l en trs-faible minorit, et cependant le rassemblement avait un aspect guerrier, un aspect menaant, pour mieux dire, farouche, dsespr, sauvage.

    La plupart de ceux qui taient l devaient venir de loin, car les femmes avaient de la poussire leurs basquines, de la poussire aussi, paisse et compacte, sur lclatante broderie de leurs espadrilles ou souliers de cordes ; les enfants se roulaient en tas dans le sable, et les vieillards, harasss, mettaient leurs crnes luisants comme un ivoire jauni dans la fracheur des buissons.

    Quelques jeunes filles de Saint-Jacques-sous-Cabanil avaient de ces beaux vases aux contours riches et prcis, dont les anses reprsentent des couleuvres enroules, mais ctait le petit nombre, et la plupart ntaient point l pour puiser leau de la source. Un groupe de vieilles cheveles discutait au bord mme de la fontaine, droite de laquelle, sur un petit tertre couvert de gazon brl, deux muletiers, un paysan et un moine, jouaient aux ds sur lherbe.

    Les enfants poussaient des cris froces, et l. Leur divertissement ntait pas de ceux quon devine ; ils samusaient, avec toute la navet de leur ge, corcher des prisonniers franais imaginaires. gauche de la fontaine, et demi-cachs sous le maigre feuillage des frnes, un fort gaillard, portant le costume des bandouliers dUrban Moreno, el Verdugo, et une jeune Lonnaise, causaient voix

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    basse. Urban Moreno tait un hardi chef de partisans qui faisait, depuis quelque temps, parler de lui dans le nord de lEstremadure. Le mot verdugo signifie bourreau en espagnol. Ctait le nom que ce terrible Urban Moreno stait donn lui-mme.

    Quoique la Lonnaise qui causait avec Pablo le guerillero portt les habits dune paysanne, il et t difficile de trouver une taille plus dlicate et un plus dlicieux visage.

    Le vent du sud qui tombait des montagnes apporta le tintement enrou dune cloche ; ctait la sixime heure aprs-midi qui sonnait au beffroi du vieux chteau de Cabanil, dont les tours montraient leurs sommets carrs au del de la gorge voisine.

    Tout fut silence en un instant : les enfants cessrent dgorger leurs captifs, la dispute des vieilles femmes prit fin, les ds restrent pars sur lherbe, et l-bas, sous le couvert, Pablo et la Lonnaise eux-mmes suspendirent leur entretien confidentiel. Les hommes soulevrent leurs larges sombreros, les femmes baisrent lamulette qui pendait leur cou, et le moine, debout au milieu du cercle, soudain resserr, fit le signe de la croix en levant son crucifix.

    Autour de lui, tout le monde sagenouilla ; lAngelus du soir fut dit et rpondu en un clin dil. Ce moine, en vrit, rcitait la prire latine comme on commande lexercice. Aprs lAngelus, toutes les mains grenrent le chapelet avec une rapidit qui tenait de la magie. Le proverbe de Salamanque dit que : Le temps dternuer, un bon chrtien peut filer une dizaine.

    ce compte, un rosaire tout entier peut tre rcit pendant quon roule une cigarette. Fray Benito, le moine, en

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    roula une avec beaucoup dadresse, aussitt son chapelet expdi, et reprit sa place sur lherbe. Il portait le costume des franciscains ; son crucifix pendait entre deux longs pistolets passs dans la corde qui lui servait de ceinture. Ctait un luron que ce moine, et il vous avait, malgr sa large tonsure, un air de franche audace et de bonne humeur.

    Nest-ce pas une honte, gronda lune des mgres, de remuer les ds toute la journe au lieu de parler des malheurs du temps ! Quand le rvrend taura gagn le restant de tes raux, Domingo, avec quoi achteras-tu du pain et de la poudre ?

    Il reste de la poudre au couvent, dame Brigide, rpondit le moine. Pousse les ds, Domingo ! Ta femme a port son miel au march des Anglais, et il y a de lhrsie dans son fait, vieil homme !

    Il faut demander au rvrend ! il faut demander au rvrend ! crirent la fois une demi-douzaine dautres sorcires aux cheveux gris en dsordre et la peau tanne.

    Six et trois ! grommela le moine. Beau point ! Domingo. Nas-tu point trich, lhomme ? Bonnes femmes, approchez et parlez, je suis ici pour vous rpondre au nom de celui qui est la Sagesse Cinq et deux, carajo ! Ma revanche !

    Voil le cas, rvrend, dirent toutes les vieilles la fois.

    Mais lune delles, fendant la presse, vint se planter debout devant le moine. Elle tenait la main un paquet carr dont lenveloppe de parchemin tait scelle avec des cachets de cire.

  • 12

    Fray Benito, dit-elle avec autorit, je suis Susan la veuve. Celles-l veulent me montrer comment on prpare les fontaines ! Enseignerez-vous lart de saigner au chirurgien, commres ? Elles veulent que je dchire lenveloppe pour jeter la poudre dans leau : un djeuner de soleil, rvrend, nest-ce pas vrai ? Dans lenveloppe, au contraire, la poudre se dissout petit petit L-bas, de lautre ct de Baylen, je leur ai sucr des tisanes qui duraient des semaines entires et, je le jure par ma trs-sainte patronne, aussi fraches le premier jour que le dernier !

    Double cinq, Domingo ! dclara le rvrend ; paye et prends ta revanche. Quant leau, bonnes femmes, je ne my connais pas beaucoup. Noubliez seulement jamais de mettre une croix devant les sources o vous mlez vos prparations diaboliques, afin que quelque serviteur de Dieu ny vienne point se dsaltrer par mgarde Domingo ! double cinq encore. Un autre enjeu, vieil homme !

    Domingo tourna le dos et se coucha tout de son long. Les muletiers taient dj hors de combat. Le rvrend jeta sa cigarette brle et fourra sa bourse de cuir dans les profondeurs de sa poche en disant :

    Ici, Pablo ! ici, la Lonnaise ! approchez tous, mes enfants ; le Gibose ne peut tarder revenir, car voil plus dune demi-heure que nous nentendons plus de coups de fusil. Nous allons avoir de bonnes nouvelles, puisque les hrtiques et les Franais se sont dvors l-bas, du ct de leau. Que saint Antoine de Padoue dirige leur plomb ! Sans moi, vous nen sauriez pas long, mes brebis. changeons cependant nos informations, afin de rgler nos pas et notre conduite. Nous vivons dans un dangereux temps, mais Dieu

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    protge lEspagne et nous reverrons notre roi Ferdinand, quil soit bni ! Quy a-t-il vers Miranda, Pablo ?

    Nous sommes quinze cents avec le bourreau de lEstremadure, des deux cts de lAlagon, rpondit le beau garon. Nous avons, depuis dimanche dernier, brl les pieds vingt-trois Franciss et envoy les clefs de leurs maisons la junte.

    Bravo ! dirent les sorcires.

    Qui vous commande maintenant ? demanda le tonsur.

    Urban Moreno, toujours, depuis que le Bouc (el cabron) est mort de la fivre chaude.

    Urban Moreno ! rpta le moine. Ne fut-il pas bandit dans les montagnes de lAragon autrefois ?

    On le dit et Dieu le sait Le jour o les lieutenants lui ceignirent lcharpe du Bouc, il partit cheval, tout seul, pour Ciudad-Rodrigo, afin davoir son bulletin de reconnaissance prs de lalcade mayor. Depuis lors, on ne la jamais revu chez nous. Il envoie ses ordres, on les excute, et voil.

    Nous ne savons ni qui vit ni qui meurt autour de nous, soupira le moine. Cet Urban Moreno dont je parle tait un galant damn, brave comme son pe et chantant une manchega mieux que pas un rcleur de guitare Quoi de bon chez le Riche-Homme, Juanita, ma perle de Lon ?

    Rvrend, rpondit la belle jeune fille en baissant ses yeux intelligents et charmants, je ne suis plus servante au chteau de Cabanil.

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    Pourquoi nes-tu plus servante au chteau du Riche-Homme, Juanita ?

    Parce que, au chteau du Riche-Homme, il ny a plus de matres.

    Dona Mincia de Cabanil et sa fille Joaquina sont-elles mortes ? scria-t-on de toutes parts.

    O ont-elles plutt rejoint la cour de Joseph Bonaparte, quils appellent le roi ? ajouta dun accent irrit Susan la veuve. Mort aux tratres Franciss !

    Mort aux Josphins maudits ! appuya le chur des sorcires.

    La paix, pcheresses ! ordonna le moine Juanita, quest-il advenu de la femme et de la fille du Riche-Homme ?

    Cela sest-il donc fait sans quon lait su dans la montagne ? rpondit la Lonnaise avec amertume. Il est vrai que, de loin, rien nest chang l-bas. Les quatre tours dominent toujours le passage et le vieux beffroi envoie lheure aux cabanes de la plaine Il y a un mois, on a mis le vieux marquis en prison ; il y a quinze jours, on a notifi la marquise le dcret de la junte de Sville qui confisquait ses domaines et les mettait en vente pour payer les frais de la guerre. Il y a huit jours, on a gratt au-dessus du portail lcusson aux deux mains noires pour crire la chaux : Maison vendue. En mme temps, lalguazil premier de Talavera sommait la marquise de quitter sa demeure. La marquise a rsist. Il y a quatre jours, le nouveau seigneur est venu. La marquise a fait charger les couleuvrines des quatre tours et ses gens ont reu lordre de prendre les armes, mais personne na obi. La marquise sest retire dans la tour de Ferdinand-le-Catholique, dont elle-mme a

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    ferm les portes. Tous les serviteurs ont pass au nouveau matre, except Andrs, lcuyer second, et moi, Juanita la Lonnaise.

    La junte aurait mieux fait, dit Brigide, la femme de Domingo, de dmolir la vieille masure pierre par pierre pour dterrer le grand trsor de Cabanil !

    Il y eut un murmure, et ces mots passrent de bouche en bouche : Le grand trsor de Cabanil.

    O est Andrs lcuyer ? demanda le moine.

    Avec dona Mencia et sa fille.

    Et comment les as-tu quittes, toi, Juanita, qui les aimes ?

    Depuis quatre jours, rpondit la Lonnaise en baissant les yeux : personne na voulu vendre la marquise ni un morceau de pain, ni un fruit, ni une goutte de lait. Ce que je mangeais tait pris sur le ncessaire des senoras. Je me suis retire.

    Prissent-elles de faim auprs de leur or et de leurs pierreries ! scria Susan la veuve avec exaltation. Dieu est juste. Malheur ! tous les malheurs aux Franciss maudits !

    La foule fit chorus, mais la belle Juanita semblait forte de la protection du bandoulier Pablo et des deux muletiers qui nagures secouaient les ds avec le moine.

    Ceux-l mordent la main quils baisaient autrefois ! dit-elle dun ton damer ddain. Il ny a pas de cur plus noblement espagnol que celui de dona Mencia, marquise de Cabanil !

  • 16

    Et quel est le nom du nouveau matre, ma fille ? interrogea Fray Benito sans approuver ni blmer la fidlit de la Lonnaise.

    Vous le connaissez bien, mon pre, et tous ceux qui sont ici de mme. Cest Samuel da Costa, qui levait rcemment la contribution pour la junte.

    Un respectable coquin sil en fut ! scria le moine.

    Un Portugais ! ajouta-t-on. Le corps de lEspagne est aux sangsues qui viennent de ltranger !

    Le moine resta un instant pensif, puis il poursuivit brusquement :

    La junte prend son argent o elle le trouve, mes frres. Ce qui mtonne, cest quon nait rien su de tout cela au couvent. Mais on y sait autre chose, enfants, et tchez douvrir vos oreilles toutes grandes. Joseph Bonaparte a quitt Madrid pour venir au devant de notre invincible arme. Je ne vous parle pas du gnral anglais qui a plant ses tentes le long de lAlberche, au-dessus de Talavera ; nous navons besoin, pour vaincre, ni dArthur Wellesley, ni de personne. Castagnos, limmortel hros de Baylen, est en marche avec cinquante mille hommes ; le vieux Cuesta

    Un modr ! gronda le cercle. bas Grgoire de la Cuesta

    La paix, milles bates ! Pensez-vous entendre quelque chose la haute politique ? Grgoire de la Cuesta tient la campagne sur la gauche des Anglais et commande soixante mille vtrans, la fleur de larme espagnole.

    On cria bravo de bon cur pour les soixante mille vtrans du vieux Cuesta.

  • 17

    Le duc del Parque ! reprit le moine ; laimez-vous, celui-l ?

    Oui, oui, vive le duc del Parque !

    Le duc del Parque arrive avec ses vingt-cinq mille Aragonais, des dmons, entendez-vous ?

    Oui, oui, des dmons ! Longue vie aux Aragonais !

    La Romana le suit, avec vingt mille Lonnais

    Honneur aux Lonnais et la Romana !

    Enfin, le jeune marquis de Belveder

    Un ange ! interrompirent les femmes.

    Un ange qui se bat mieux quun diable, vient marches forces du fond de lEstremadure, qui lui obit comme son roi. Il a trente mille hommes. Comptez ! cela fait cent quatre-vingt mille Espagnols, sans parler des habits rouges, que Dieu maudisse ! opposer aux Franais. Combien sont-ils, les Franais ? Une poigne !

    Oui, oui, une poigne, les Franais !

    Comptons : Victor a quatre rgiments sans souliers !

    Sbastiani une brigade daffams !

    Dessoles commande des vivandires sans tonneau !

    Et Jourdan cherche des nes pour monter ses dragons !

    Voil un roi bien loti que Joseph Bonaparte ! conclut le moine.

    Il y eut un retentissant clat de rire.

  • 18

    Pendant quon sgayait de si grand cur aux dpens de larme franaise, quelques voix slevrent criant :

    Le Gibose ! voici le Gibose !

    Au loin, sur la route de Plasencia, qui courait tout droit dans la plaine dcouverte, on pouvait voir un nuage tourbillonnant de poussire. Quand, par moments, le vent du soir dissipait en partie le nuage, un grand cheval gris apparaissait. Sur le cheval, on napercevait point de cavalier. Ce fut seulement lorsque le nuage approcha tout prs du groupe darbres prcdant la fontaine, quon put distinguer quatre oreilles au-dessus de la tte du grand cheval gris.

    Il y en avait deux lui, bien entendu ; les deux autres appartenaient une tte large et monstrueuse, couverte de cheveux fauves, crpus comme un matelas. Derrire la tte, et presque au mme niveau, une bosse, vtue de drap bruntre, apparaissait. Cette bosse et cette tte, ctait le Gibose, ou, si vous voulez, le bossu ; du reste de son individu, en effet, il est peine besoin de faire mention : son torse et ses jambes, drlement contourns, ne valaient pas, en poids ni en volume, la moiti de sa tte ou de sa bosse.

    Il arrta son cheval dun cri aigu, au moment o celui-ci allait dpasser la fontaine, et sauta gaillardement sur le sol. Une fois debout, il ntait pas beaucoup plus grand que les enfants qui jouaient massacrer des Franais ; mais sa figure longue, ple, osseuse et remarquablement intelligente, aurait pu appartenir un homme de six pieds.

    Il fut aussitt entour et vingt voix lui demandrent la fois :

    Quelles nouvelles, Lazarille, quelles nouvelles ?

  • 19

    Le Gibose promena sur son entourage un regard plein deffronte supriorit.

    Je ne vois ici que sept gourdes, rpliqua-t-il, cest le malheur des temps. Donnez votre gobelet, dame Brigide, et que les sept gourdes se cotisent pour me verser une pleine mesure daguardiente : jai soif.

    Les sept gourdes dbouches obirent et versrent leau-de-vie au prorata de leur contenu. Le Gibose avala le verre plein dun seul trait, aprs quoi il sourit complaisamment la foule qui rptait :

    Lazarille, quelles nouvelles ? quelles nouvelles ?

    Avez-vous tous vos couteaux, mes frres et mes surs ? demanda-t-il en un clat de rire strident.

    Oui, oui, rpliqua-t-on en tumulte, nous avons tous nos couteaux.

    Aiguisez-les, bonnes gens ! Quarante prisonniers franais dbiter, si le cur vous en dit ! Voil une cure !

    Il y eut un concert fait de grognements froces. On savait que le Gibose plaisantait volontiers, comme tous ceux de sa confrrie, mais on savait aussi quil avait le diable au corps et quil fallait compter sur lui ds quil sagissait de sang.

    Viendront-ils de ce ct ? demanda Susan la veuve, qui passa sa langue sur ses lvres fltries.

    Ils viennent, repartit le Gibose : trente-six jolis soldats des chasseurs-voltigeurs, deux caporaux, un sergent et un lieutenant de vingt ans qui na pas un brin de barbe sur sa joue rose. Est-ce un souper, cela, mes surs et mes frres ?

  • 20

    On ne fit point de rponse cette fois, mais les couteaux brandis brillrent, rouges, aux lueurs empourpres du couchant. Les enfants poussaient des clameurs perantes ; hommes et femmes staient pris par la main, dans un commun enthousiasme, et menaient dj autour de la fontaine un fandango furieux.

    Sauriez-vous dire le nom du jeune lieutenant, seigneur Lazarille ? demanda une douce voix loreille du Gibose.

    Je sais tout, ds quon paie ma science, Juanita. Pour un baiser au bout de vos jolis doigts, je vous dirai le nom du lieutenant blond et rose.

    La Lonnaise tendit aussitt sa main que le nain effleura de ses lvres galamment.

    Le lieutenant, reprit-il, accomplissant loyalement le march, a nom Hector de Chabaneil.

    Juanita dit merci et se rapprocha de Pablo, qui restait lcart pendant que la ronde hurlait et tourbillonnait.

    Hector de Chabaneil, murmura-t-elle, voil le nom du lieutenant.

    Son frre ! scria Pablo en tressaillant.

    Puis il ajouta dun air pensif :

    Senora, il y aura du nouveau entre le coucher et le lever du soleil qui nous claire.

    Lazarille avait rejoint le moine, qui roulait un cigarille nouveau en suivant le fandango dun regard insouciant.

    Jai une commission pour Votre Rvrence, dit-il.

  • 21

    Fray Benito le regarda en face, se souleva sur le coude et ses yeux inquiets interrogrent.

    De sa part ? pronona-t-il tout bas.

    Oui, de sa part. Vous le verrez ce soir.

    la bonne heure, pardieu ! O le verrons-nous ?

    Au couvent. Les Anglais vont camper auprs de la fontaine. Il a affaire aux Anglais, cette nuit.

    Comment sais-tu que les Anglais vont camper auprs de la fontaine ?

    Celui qui les commande a dit : Vous piquerez les tentes la Fuente de San Julian-sous-Cabanil.

    Celui-l connat donc le pays ?

    Mieux que vous et aussi bien que moi.

    Il se nomme ?

    Robert Munro, laird de Comin, ancien commandant des claireurs du gnral Moore.

    La prunelle du moine eut un clair.

    Noir-Comin ! murmura-t-il avec un accent trange, lancien capitaine-lieutenant de lartillerie de Gibraltar ! Tu as raison, Lazarille, celui-l doit connatre les environs du chteau de Cabanil !

    Hol ! mes frres et mes surs ! cria tout coup le Gibose en tournant vers la ronde son ple visage o ses petits yeux rouges flamboyaient sous son norme chevelure, voici le btail qui approche, affilez vos couperets !

  • 22

    Sa voix aigu fit un trou dans le tumulte et le fandango ivre sarrta. La main du Gibose montrait la route qui, au loin, vers le sud, allait dj se perdant derrire lombre du crpuscule. Un grand nuage de poussire moutonnait lhorizon.

    Les voil ! les voil ! scria-t-on dabord.

    Puis quelques voix, dj moins assures :

    Ils sont plus de quarante.

    Et plus de cent aussi ! ajouta Domingo.

    Les deux muletiers dclarrent que ctait l une troupe denviron quatre cents hommes.

    Mettez cinq cents, dit le Gibose. Pensiez-vous donc que les prisonniers vous arriveraient tout seuls et sans escorte ?

    Dans la cohue qui ne dansait plus ni ne chantait, les uns causaient voix basse, les autres se regardaient avec inquitude. En un moment o le vent tombait, on put saisir quelques notes lointaines de cornemuse.

    Ce sont les cossais ! dit Pablo qui semblait un camarade entendu.

    Et les autres ajoutrent en grinant des dents :

    Ce sont les hrtiques jambes nues !

    Un caillou et un bout de corde ! dit tout bas Susan son cercle de mgres ; ceux-l ne lcheront pas leurs captifs, et si nous voulons en avoir quelquun, il faut mettre du sucre dans leur eau !

  • 23

    Il ny eut point dopposition, bien que les Anglais allis dussent aussi se dsaltrer la fontaine. On se cacha seulement un peu du moine, du Gibose et des partisans de la Lonnaise, qui taient souponns de tideur. Un gros caillou fut attach ce paquet de parchemin scell de cire dont nous avons parl dj, et le tout fut plong dans la source dont leau se couvrit en effet de petits globules blancs comme si on y et jet du sucre.

    ce moment, le son des cornemuses cossaises, jouant leurs pibrochs des montagnes, clata vif et brillant. On pouvait voir dj, aux dernires lueurs du crpuscule, lavant-garde des grenadiers highlanders, ces admirables et vaillants soldats qui seraient les premiers du monde entier, sil nexistait pas darme franaise ; ils venaient, au pas acclr, suivant la sauvage mesure de leur musique ; on distinguait leurs jambes nues et musculeuses sortant de leurs kilts ou tuniques aux couleurs violentes, autour desquels senroulaient leurs plaids bariols ; on distinguait mme leurs visages francs et souriants sous les carreaux de leurs toques emplumes.

    Ils allaient gaiement, pressentant le repos du bivouac prochain et la bonne causerie autour du grand feu o bouillonne la marmite. La cohue espagnole quils apercevaient de loin les inquitait peu et ils se prirent rire en la voyant se disperser leur approche comme une vole doiseaux de mauvais augure croassant et huant, avant de disparatre dans la nuit, je ne sais quel impuissant concert de menaces.

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    II

    Silhouettes militaires.

    Il y avait l trois compagnies de grenadiers cossais, appartenant au 27e de ligne (3e highlanders), sous les ordres du lieutenant-colonel Munro, laird de Comin, plus connu dans les rangs de ses hardis montagnards sous le nom de Noir-Comin, Ces surnoms sont de rgle parmi les contingents cossais, et les pithtes black et red surtout (noir et rouge) sont accoles une multitude de noms. En parlant du lieutenant-colonel, on disait bien plus souvent Noir-Comin que Robert Munro.

    Ctait un homme de trs-haute stature, comme la plupart de ses soldats ; il avait pass la quarantaine, et sa chevelure de jais avait dj bon nombre de fils dargent sous sa toque quadrille de vert, de blanc et de violet. Il portait un plaid aux mmes couleurs, tandis que sa troupe, recrute principalement dans le clan Campbell, portait le tartan dArgyle, son colonel titulaire. Son cheval tait noir comme la nuit, avec une marque de couleur blanche au frontal, et tout le monde saccordait dire que ce masque prsentait la figure exacte dun oiseau de nuit avec ses ailes ployes. Il allait au pas derrire lavant-garde, seul, cinquante toises de la premire compagnie, en tte de laquelle marchaient son major, Richard Mowbray et le second lieutenant, lhonorable douard Wellesley, deux insparables.

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    Le sobriquet de Noir-Comin ne faisait allusion ni la nuance de son teint, brun comme celui dun Maure, ni sa chevelure, nagure plus sombre que lbne, ni la robe de deuil de son cheval : ctait son humeur que le sobriquet caractrisait, et aussi certaines rumeurs ayant trait au surnaturel qui couraient sur son compte. Noir-Comin tait brave comme son pe, mais il y avait en lui un fond de tristesse qui, parfois, semblait aller jusquau dcouragement. Il ntait ni catholique ni presbytrien, chose singulire chez un cossais du haut pays ; jamais on ne lavait vu se dcouvrir devant les croix du chemin.

    De vieilles histoires, la source desquelles nul ne savait remonter, disaient que, dans sa jeunesse, il avait fait un pacte avec Satan, pour avoir les paulettes de colonel ; des histoires plus rcentes, et non moins sujettes caution, racontaient de mystrieuses entrevues entre lui et un personnage inconnu, Satan encore peut-tre, qui venait surveiller sa crance. On parlait dun frre quil avait eu et qui tait mort, Dieu sait comme

    Il faut se rendre compte de ce fait que nous sommes ici en Espagne et parmi des cossais de la haute terre. Un rgiment franais naurait fait que rire de ces imaginations : nos soldats peuvent croire au merveilleux, mais un merveilleux dune autre sorte. Ici, le pacte diabolique est le fond mme des superstitieuses croyances, et, sur dix lgendes highlandaises, il y en a six pour le moins o le roi des enfers stipule, sous seing rouge, lachat terme des mes.

    Avec certains coins de lAllemagne, lcosse reste, au temps o nous sommes, la patrie de la diablerie classique et de la saine fantasmagorie. Au 3e highlanders, il ny avait

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    peut-tre pas un soldat, pas mme un officier, qui ne sattendit voir, quelque belle nuit, Noir-Comin disparatre dans un nuage de soufre.

    Richard Mowbray, son major, ou Rouge-Dick, pour parler comme les htes de la table commune des officiers du rgiment, tait, au contraire, un joyeux vivant, beau et bon garon, grand apptit, naimant ni le jene ni la dure, mais sachant donner un coup de collier quand on ne pouvait faire autrement et renomm pour son sang-froid plein de philosophie dans les occasions prilleuses. Rouge-Dick et Noir-Comin vivaient en bonne intelligence tant que Comin ne buvait pas trop de gin pour dissiper sa mlancolie.

    Quand Comin senivrait, ce qui arrivait une fois tous les mois au plus, Dick tait oblig de garder la chambre ou la tente, selon le lieu o lon se trouvait. Comin ne parlait alors de rien moins que de lui passer sa claymore au travers de la poitrine. Et voici ce quon disait : Comin avait cette ide fixe parce que le mystrieux partner de ses entrevues nocturnes lui avait prdit que Dick hriterait de ses paulettes.

    La chose certaine, cest que, depuis quelque temps surtout, Comin avait, lheure o tout le monde sommeille, dtranges et tnbreuses besognes. On lavait vu rder avec un inconnu aux environs du bivouac, dont le feu allongeait dmesurment leurs ombres dans la plaine ; on lavait entendu, dans sa tente incessamment solitaire, parler, se plaindre, menacer Et depuis du temps, sous le bronze de sa peau, il devenait chaque jour plus ple.

    Rouge-Dick tait chaudement protg par le gnral en chef, sir Arthur Wellesley ; son tour, il protgeait de mme douard Wellesley, neveu de Sa Seigneurie. la table commune, le nom ddouard tait miss Ned. Il avait vingt

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    ans ; il tait grand, lanc, gracieux comme une femme, mais fort autant que pas un homme, et, dans plusieurs rencontres, il avait acquis dj, par sa conduite hroque, le droit de sentendre appliquer le sobriquet de miss Ned sans honte ni colre.

    Il ny avait pas au rgiment beaucoup de soldats capables de prendre le pas sur miss Ned, en face de lennemi. Miss Ned tait le favori au 3e highlanders.

    Nous avons besoin de dire ici en peu de mots que nos corps de troupes, mme les corps dlite, ne sauraient donner aucune ide de la manire dtre dun rgiment cossais du haut pays, qui est, dans toute la force du terme, une famille. Il y a pour cela des raisons qui ne se peuvent rencontrer chez nous et qui nexistent pas davantage dans lAngleterre proprement dite, o chacun, on peut laffirmer, est soldat malgr lui. L-bas, tout engagement est volontaire et le recrutement dun corps se fait dans un seul clan ou dans des clans amis.

    En outre, il ny a sous les armes que des membres de cette classe sociale ayant droit au titre de gentleman. Chaque simple soldat, par suite, en dehors de la hirarchie militaire, est trs-parfaitement lgal de ses officiers, y compris le colonel, moins que celui-ci ne soit un nobleman.

    Nous ne prtendons apprendre personne que, dans la libre Angleterre, les distinctions nobiliaires ont encore toute leur signification, et quun simple gentleman ne peut pas plus prtendre lgalit vis--vis dun lord quun malheureux appartenant au public ne peut se mettre sur la mme ligne quun gentleman. Cette rgle, dans lusage, peut bien subir quelques adoucissements, mais elle existe, et la

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    condescendance seule de lune des parties peut en modifier la rigueur.

    Il va de soi que lgalit ntant pas de principe dans la socit anglaise, y acquiert une vritable valeur comme toute chose qui nappartient pas tout le monde. Lgalit, chez nous, est une vaine parole ; de lautre ct du dtroit, elle est un fait, parce quelle est un privilge. quelque chose malheur est bon. Ceux qui ont observ les murs dun rgiment cossais vous diront ce que le niveau lgal produit entre officiers et soldats, et quelle honorable familiarit rgne entre tous dans ces familles armes, sans nuire en quoi que ce soit la discipline.

    Derrire Rouge-Dick et miss Ned, qui allaient causant et riant, anims quils taient par la rcente escarmouche, marchaient, par sections et spares par leurs officiers, les trois compagnies de grenadiers : Elles taient fortes de cent cinquante hommes chacune. Entre la seconde et la troisime, les prisonniers franais suivaient, dsarms.

    Ctait un singulier contraste de voir nos hommes, amaigris pour la plupart et pour la plupart aussi de petite taille, car la stature voulue du chasseur-voltigeur ntait que cinq pieds un pouce ; pour la plupart encore, hlas ! chausss la grce de Dieu et vtus sans faon ; ctait un singulier contraste, disons-nous, de les voir parmi ces gants cossais, beaux comme la matire, bien nourris, vtus richement et joyeux de toute leur rubiconde sant. Ils avaient combattu cinquante contre cinq cents pendant une demi-journe ; ils avaient perdu dix hommes. Ces beaux cossais, aprs avoir enterr une vingtaine de leurs morts, emmenaient un wagon o pareil nombre de blesss roulaient entre larrire-garde et la dernire section. Il nous parat que, sauf la toilette et la

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    sant, deux bonnes choses, lavantage ntait pas du ct de ces vaillants cossais.

    Mais la victoire est un absolu, et il ny a point de circonstances attnuantes pour ce crime quon nomme la dfaite. Le 3e highlanders tait vainqueur ; nos chasseurs-voltigeurs taient prisonniers et marchaient tte basse, les mains dans leurs poches, derrire leur jeune lieutenant, Hector de Chabaneil, qui portait son mouchoir sanglant autour du front et son bras droit en charpe. Il avait refus de prendre place dans le wagon.

    Presque tous les chasseurs taient trs-jeunes, lexception des deux caporaux approchant la trentaine, et du sergent Morin, vtran de la rpublique, qui pouvait avoir ses quarante ans sonns ; mais presque tous aussi, malgr leur jeunesse, avaient dj sur la peau le hle que donne le soleil espagnol.

    Seul, le lieutenant gardait cette blanche pleur, inconnue au sud des Pyrnes. Vous eussiez dit quil venait de franchir la montagne et quil arrivait tout frais moulu de lcole. Ctait une tte pensive sur un corps un peu frle, mais admirablement proportionn ; des cheveux blonds bouclaient ses tempes, mais ses sourcils plus foncs traaient hardiment leur arc au-dessus de ses yeux dun bleu obscur et profond ; le duvet qui annonait sa moustache venir tait brun aussi ; la courbe de ses lvres, contracte aujourdhui et noire de poudre, car il avait mordu la cartouche avec autant dapptit que pas un de ses soldats, devait joyeusement sourire. Ctait un lionceau, il ny avait pas sy tromper, et lavenir tait l pour lui donner sa terrible revanche.

    Il avait un nud de crpe noir la garde de son pe.

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    Aprs lui, le principal personnage du dtachement captif tait Morin, le sergent, bon type de vtran, longue et grande figure aquiline, cheveux grisonnants, larges sourcils en auvent sur des yeux gris au regard clair. Sa taille dpassait la moyenne, parmi ses camarades ; il se portait droit sur ses reins, dont lge et les fatigues avaient roidi la flexibilit. Pas nest besoin de dire quil tait brave : tout le monde tait brave ici ; il avait de lintelligence, de lenttement, des prjugs soldatesques, un cur gnreux et de lorgueil.

    Deux caporaux, Marcellan, dit Toulousain, et Moinet, surnomm Pont-Neuf, compltaient ltat-major. Pont-Neuf tait de Paris, o le hasard lavait fait natre perpendiculairement au-dessus du cours de la Seine, dans une cabane voisine de la statue de Henri IV : de l son titre ; Toulousain avait vu le jour dans la cit des capitouls, qui donnait lhospitalit ses parents une nuit de foire. Ils taient rivaux de gloire, non pas tant pour eux-mmes que pour leurs berceaux respectifs ; le Gascon voulait faire honneur lantique capitale de lAquitaine ; le Parisien prtendait ajouter un nouveau lustre la mtropole des civilisations. Lmulation, dit-on enfante des prodiges ; Pont-Neuf et Toulousain taient destins peut-tre produire quelque miracle. En attendant, ils pouvaient passer pour dexcellents subalternes, rompus au mtier, fiers de leurs galons, et ne portant ni lun ni lautre leurs dsirs ambitieux jusquau grade de marchal de France.

    Hlas ! si, au lieu de rencontrer nos soldats sur la route des pontons, nous avions fait connaissance avec eux la veille dune bataille, il aurait fallu tout dabord vous parler de leur inpuisable gaiet, au milieu des dangers exceptionnels de cette guerre. Mais la crte tait un peu tombe, comme disent les Anglais, et il y avait bien de labattement parmi ces

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    pauvres diables. On riait encore pourtant ; du moins Franois Jutel, souriait et Gandouin, dit lAimable-Auguste, se permettait quelques plaisanteries entremles de jurons en tanchant lnorme balafre toute frache quune claymore bien emmanche lui avait faite la joue.

    Franois Jutel tait le conscrit le plus nouvellement arriv ; on lappelait Propre--Rien, parce quil faisait toutes les corves de la compagnie. Il avait un titre : ancien caporal de route, pour lavantage quil avait eu, lan dernier, damener le numro 1 au tirage de Nogent-le-Rotrou. Depuis deux mois quil tait en Espagne, Propre--Rien travaillait comme un ngre et se dlassait courir comme un cerf. Nous ne parlons pas des horions qui pleuvaient plus dru que la grle. Ctait un joli blond lil souriant et candide. Il avait un fond de douce mlancolie, parce quil regrettait son grade phmre : quand on a connu le pouvoir, il est pnible dy renoncer.

    Son sobriquet lui avait t accord par Gandouin, premier chasseur du premier rang, bourreau des crnes et des curs, loustic de la cantine et fleur du rgiment. Gandouin donnait comme cela tous les sobriquets et se dfendait den recevoir lui-mme coups de contre-pointe. Il tolrait cependant quon lappelt, mais sans rire, lAimable-Auguste. Il avait la maigreur du coucou, la fracheur du multre ; il tait mal bti, prtentieux, laid, mais sduisant. Il faisait la mode au bataillon.

    On causait pour abrger cette route de la captivit. En quelle circonstance le soldat franais ne cause-t-il pas !

    Pour ce qui est de ceci et de cela, disait le sergent Morin au moment o lon arrivait en vue de la fontaine, si on avait la chose de choisir, chacun ferait son got, pas vrai ?

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    et je nen connais pas beaucoup qui prendraient notre numro.

    Ceci devait tre le rsum simple et prcis dune discussion importante.

    Pas fort, le numro ! dcida lAimable Auguste.

    Moi, intercala Propre--Rien, jai eu le 1 au tirage qui me fit lire caporal lunanimit.

    De vrai, reprit Toulousain avec un bel accent gascon, a serait plus flatteur de sillonner lItalie ou les diverses contres de lAllemagne.

    LAllemagne ! soupira le sergent, lItalie ! lgypte mme, malgr des incommodits varies, et Malte, agrable, quoique borne par les flots de la mer !

    Des oranges, l ! dit Pont-Neuf, statisticien n, comme tous les enfants de Paris, centre de lunivers ; de jolis jambons Mayence le long du Rhin la choucroute Naples pour le macaroni, et pas cher, le liquide, partout par l !

    Jai vu Bruxelles, rpondit le sergent, la chope, quest une chopine, un sou, et un dcime la canette, quest une bouteille Bonne double bire, sentend.

    Ce mot de bire promena les langues sur toutes les lvres.

    Quatre sous le moss, quest le pot, acheva lAimable-Auguste. Sergent, votre sant, le prochain que je boirai.

    Il y eut quelques sourires : mais le sergent rpondit :

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    Si nous filons toujours au pas acclr de ce ct, les enfants, nous serons du temps avant de rallier Sambre-et-Meuse

    Que le diable emporte la voiture ! scria Pont-Neuf avec colre.

    Et les deux grandes coquines de rosses qui tranaient le corbillard ! appuya Toulousain.

    Et le cocher perruque !

    Et la senorita dont les yeux brillaient comme des basilics derrire la dentelle de son voile noir, quoiquelle mait lanc une rude illade, pour vrai dire !

    Ce fut lAimable-Auguste qui avoua cela. Le sergent haussa les paules et rpondit :

    Propre--Rien, conscrit, bats le briquet, que jen allume une Voil le fait : lexprience ne sapprend pas lcole, cest certain Si vous rencontrez une particulire au bois de Vincennes ou au pr Saint-Gervais, imitez le Marseillais : en avant la politesse. a va de soi, le lieu y porte, en tant quon a quelque chose au gousset, pour les frais Mais dans des sauvages de pays comme lEspagne, voyez-vous, mfiance ! Je ne parle pas contre le lieutenant, au moins, qui sest tap proprement, nous lavons bien vu, mais je dis quici o nous sommes il faut laisser les bandits attaquer les voitures qui passent. Cest les murs de la localit. Le bandit est un tat comme menuisier, couvreur ou dbitant, et les senoritas qui cachent leurs yeux, luisants comme des lanternes, derrire des voiles noirs, a se connat. Va bien, comme disait le Marseillais, cest des silnes de la Fable

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    Syrne, rectifia Propre--Rien, qui avait t petit-clerc chez lhuissier de Nogent-le-Rotrou.

    Silne, blanc-bec ! soutint Pont-Neuf ; preuve quil y en avait un de peint sur un tonneau pour servir denseigne au marchand de vins, rue des Prouvaires.

    Jentends, par ce mot, des Dulcines du Toboso, poursuivit Morin, et des enchanteresses de lle dAmour et jardin dArmide. Si lon se dtourne de sa route pour couter leurs chants trompeurs, on tombe dans le pige. Nous y sommes jusquau cou. Voil ! En attendant, les jupes rayes ne soufflent plus dans leurs peaux de mouton. Lofficier a dit halte comme une personne naturelle, ma foi ! Nous allons voir un peu ce que cest que de bivouaquer langlaise.

    Tout ceci avait t dit voix basse, car ces braves curs ont leur dlicatesse, et Morin ne voulait pas augmenter le chagrin du jeune lieutenant. Celui-ci, qui marchait seul, quelques pas en avant et perdu dans ses penses, nentendit rien, en effet, de cette partie de la conversation.

    Anglais et Franais taient arrts maintenant la place mme o la cohue espagnole sagitait nagure. Les abords de la fontaine taient solitaires ; hommes, femmes, enfants, avaient disparu comme par enchantement. Pendant que lon plantait les tentes, nos soldats, avec leur officier, restrent lcart, sous la garde dun piquet. Ils taient dvors de soif, mais un sentiment de fiert les empcha de solliciter la permission de sapprocher de la fontaine.

    De leur ct, les grenadiers cossais, qui attendaient leur grog, mprisrent ce breuvage que lAngleterre rserve son btail. Il ny eut boire leau de la source que le grand cheval de Noir-Comin, que son cavalier mena jusquau puits,

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    sans quitter la selle, et qui plongea ses naseaux dans leau claire. Il but avidement et longtemps.

    Noir-Comin, du haut de son cheval, surveilla un instant le campement et donna ses ordres dune voix brve, aprs quoi il mit pied terre. En selle, ctait un beau cavalier ; debout, ctait un admirable soldat. Il avait la moiti de la tte au-dessus des gants qui composaient sa troupe, et le harnais clatant du grenadier montagnard rehaussait lorgueilleuse beaut de son visage. Ctait en ce moment o sa taille se redressait parmi les ombres du crpuscule que ce nom de Noir-Comin lui allait bien. Ses traits basans sclairaient trangement aux dernires lueurs du soir.

    Il y avait en lui rellement quelque chose de fantastique et de surnaturel. Plus dun, parmi ses soldats superstitieux, glissaient vers lui la drobe le mme regard effray quils eussent donn ces spectres errants, htes ternels des sommets du Nevis ou des profondeurs de Glencoe. Ds que sa tente fut plante, il y entra pour nen plus sortir. Jamais Noir-Comin ne sasseyait la table de ses officiers, selon la coutume patriarcale de larme cossaise. On le servait chez lui. Au repos comme en marche, il vivait seul, toujours seul.

    Avant de se retirer, il avait laiss ses instructions au major Mowbray, qui devenait, par le fait, officier commandant. Ce fut comme une dlivrance, quand on ne vit plus ce tnbreux visage. Peu de temps aprs, son valet ayant achev de panser son cheval noir, lintroduisit dans le compartiment rserv, attenant la tente, qui lui servait dcurie. Il paratrait que le cheval imposait comme son matre, car tous les fronts achevrent de sclaircir quand la toile fut retombe sur lui, et chacun activa gament la besogne.

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    Une noble bte, pourtant ! murmura le soldat Mac Pherson, exprimant le mlange dadmiration et de rpulsion quprouvaient comme lui tous ses camarades.

    Et un vaillant laird ! ajouta le caporal Grant en soupirant.

    Il y avait ceci de sous-entendu : mais cest bien dommage quils soient tous deux vendus au diable !

    Nous avons dit quun corps de troupes, compos dcossais de la haute terre, ressemblait une famille ; il nous faut ajouter : une famille bien dote, aimant ses aises et pourvue dun nombreux domestique. Ce nest pas l le meilleur en campagne, et nous sommes loin de donner le fait comme un lment de supriorit. Du temps de la rgence du prince de Galles, les choses allaient encore beaucoup plus loin qu prsent. Ces braves gentlemen, officiers, sous-officiers et soldats, emportaient toute leur maison avec eux.

    Derrire larme qui combattait, il y avait une autre arme, non moins nombreuse, qui cirait les souliers de la premire et lui servait son bifteck saignant. Derrire encore, la famille suivait par voies et par chemins, dans des wagons qui cahotaient le dvouement des dames et des demoiselles, en berant le sommeil des petits enfants.

    Si lon nous taxait ici dexagration, nous renverrions aux procs-verbaux de la guerre dAmrique. Au massacre du fort William, seize ladies et un nombre double denfants trouvrent la mort, et, lors de la retraite de Wellington, aprs la bataille de Talavera, nos soldats arrtrent, au pont de lArzobispo, plus de vingt chariots, chargs de familles, quils eurent la peine de convoyer sur la route du Portugal.

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    Les trois compagnies de Noir-Comin navaient cependant ni enfants ni femmes, parce quelles menaient le mtier dclaireurs, qui occupait un bon quart de larme de Wellington ; rude mtier qui et fatigu par trop ces dames et leurs camristes, mais le bataillon de valets tait son poste et ltablissement du camp fut accompli avec une merveilleuse rapidit. En un clin dil, la toile tendue cessa de flotter la brise du soir ; devant les feux ardents, les pices de buf, embroches, tournrent, tandis que les blesss, ennemis et amis, taient dj aux mains du chirurgien.

    Nos prisonniers durent admirer de tout leur cur cette cuisine en plein vent, faite par des gens de lart, dans le costume sacramentel du culte de Comus. Au camp du roi Joseph, de lautre ct de la Guadarrama, on ny mettait pas tant de faons, et les bouillons de la marmite franaise taient clbres par leur clart, mais lhistoire ne dit point que les Franais sen battissent plus mal.

    Leau vint trs-certainement la bouche de Propre--Rien : et aussi de lAimable-Auguste, sans parler du Toulousain et de Pont-Neuf, qui tous les deux jouissaient dun sincre apptit. Aucun deux, pourtant, depuis le jeune lieutenant jusquau dernier de ses subordonns, ne perdit la dignit de sa posture ; lestomac et voulu parler, mais la fiert nationale lui imposait silence, et ctait avec une superbe indiffrence que chacun regardait ces homriques rtis, dvors des narines et des yeux.

    Du calme ! les enfants ! avait dit le sergent Morin dune voix quattendrissait un peu cependant lodeur du premier jus tombant dans la lchefrite ; sachons attendre comme ce Tantale dont parle lantiquit la plus recule.

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    Les jambes nues ne nous mettront pas au pain et leau, peut-tre, murmura lAimable-Auguste.

    Sils le font, souvenons-nous du vieux drapeau et quen tous cas, avant de les rencontrer, pour nos pchs, nous navions que des oignons crus la cantine. Le Marseillais aurait dit : Pas peur !

    Hector de Chabaneil tait assis lcart, au pied dun frne, et supportait son front, appuy sur sa main. Il navait pas mme jet un coup dil du ct des feux o cuisait le plantureux souper des cossais. Son attitude et encore plus lexpression de son visage disaient toute lamertume de ses penses. Y avait-il autre chose en lui que le sentiment dun avenir bris ? Quand la lueur des feux allums vint jusqu lui et fit jouer les ombres mobiles sur les troncs des frnes, un rapide regard jet la ronde lassura que personne ne lobservait parmi ses compagnons ou ses adversaires.

    Sa main se glissa sous les revers dchirs de son uniforme et reparut tenant un mdaillon dor lger, repouss et emport en dentelle, selon la mode espagnole. Il pressa le bouton, qui souleva le couvercle jour ; un rayon oblique frappa lintrieur du mdaillon, clairant le sourire dune enfant de seize ans, demi-voile sous les plis dune dentelle noire. Les broderies du botier relev ressortaient alors vivement claires sur le vide extrieur, qui tait noir. Les jours de ces broderies formaient des lettres bizarrement entrelaces et donnant ces initiales : M. I. G. C.

    Lil du jeune lieutenant resta longtemps fix sur le portrait. Un sourire triste sembla natre sur ses lvres du sourire mme de lenfant. Tandis quil contemplait en silence la brune et mutine beaut de ce visage, encadr de boucles prodigues, plus noires que la dentelle du voile, son regard fut

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    attir au del du mdaillon par un bruit et un mouvement qui se faisaient dans la nuit de la plaine.

    Il naperut rien dabord, mais bientt sortit lentement de lombre un cavalier de belle apparence, vtu lespagnole ; et portant nanmoins en toute sa personne je ne sais quel cachet oriental. Son cheval, dont les feux clairrent tout coup la svelte et vigoureuse silhouette, tait premire vue une magnifique monture ; mesure quil approchait, Hector ne put se dfendre dadmirer, avec toute la passion dun connaisseur, la perfection de sa charpente et la gracieuse fiert de son port.

    Il allait au pas dans la poudre que le choc de son sabot faisait jaillir blanche et presque phosphorescente. Hector ne pouvait distinguer la nuance exacte de sa robe, quil voyait sombre comme la nuit mme et dune seule pice. Un mouvement imperceptible de son cavalier le tint en bride une cinquantaine de toises du camp. Il sarrta, solide sur ses jarrets, droit, superbe, immobile comme ces chevaux de bronze que lart antique mettait sous les statues des hros.

    Qui vive ? cria la vedette anglaise poste la lisire du petit bois.

    Amigo Pedrillo, rpondit le cavalier, qui rendit en mme temps les rnes.

    Le magnifique cheval fit une courbette, se rassembla et franchit en trois bonds lespace qui le sparait de la fontaine.

    Il y eut une joyeuse acclamation parmi les cossais diversement occups. Officiers et soldats se runirent pour saluer ltranger, qui videmment tait le bienvenu.

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    Le correo ! disait-on de toutes parts. Pedrillo de Thomar et son cheval sorcier ! Nous allons avoir souper des chansons et des histoires !

    Allez-vous bien, seigneur courrier, ajouta Rouge-Dick en sa qualit dofficier commandant. Il y avait longtemps que nous navions vu votre Alazan, le roi des courses ! Apportez-vous des nouvelles du quartier-gnral ?

    La bonne nuit, major Mowbray, rpondit le seigneur Pedrillo en pur anglais peine tint dun lger accent espagnol. La bonne nuit vous tous, gentlemen. Je viens en me promenant de Talavera-de-la-Reina, et japporte un message du gnral en chef.

    Se battra-t-on bientt pour tout de bon, courrier ? demandrent quelques voix.

    Quand sir Arthur Wellesley le voudra bien, mes gentilshommes Le laird est dans sa tente ?

    Et il a donn lordre, rpondit Rouge-Dick, de vous introduire aussitt arriv.

    Le seigneur Pedrillo de Thomar, correo mayor ou matre courrier du quartier gnral des armes de Sa Majest britannique en Espagne, mit pied terre et passa la bride dAlazan son bras. Pendant quil changeait des poignes de mains cordiales, mais releves par une certaine rserve fire, avec les officiers et aussi avec les simples soldats du corps highlandais, les torches et les feux le mettaient en pleine lumire.

    Hector stonnait, en vrit, de lattention quil accordait cet homme. Un beau cavalier, un cheval, si noble quil soit, ne sont pas faits, en dfinitive, pour distraire compltement

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    un dsespr de son angoisse morale. Il en tait ainsi pourtant ; Hector de Chabaneil, au milieu mme de sa dtresse, suivait malgr lui tous les mouvements du nouveau venu.

    Pour lui, dabord, le cheval avait fait tort au cavalier ; mais, prsent, Hector ne pouvait dtacher ses yeux de ce dernier, dont la tournure et la physionomie taient pour le moins aussi remarquables que lexcellence de sa monture.

    Ctait un homme de vingt-huit ans peu prs, dune taille moyenne, mais qui, dessine nu par le collant du costume espagnol, et pu servir de modle pour reprsenter la beaut virile.

    Sa figure au teint ple et brun, sculpte nergiquement, mais dlicatement aussi, sencadrait dune barbe noire et soyeuse. Ses yeux sanimaient dune gat quil nous faut caractriser par le mot chevaleresque, car une gravit franche et courtoise recouvrait la petite pointe de raillerie qui brillait parmi laudace calme de son regard. Cela ntait pas espagnol, encore moins anglais ; nous avons crit plus haut ladjectif oriental, parce que nous avons vu cette physionomie particulire des Europens transforms par les murs et les habitudes de lOrient ; mais le seigneur Pedrillo de Thomar navait rien darabe que ce trait, un peu insaisissable, et le fin bernuz de cachemire blanc jet lche sur la riche broderie de sa chupa ou veste de velours.

    Le surplus de son costume se composait de caleons de velours serrs la taille par une large ceinture andalouse, et de brodequins de cuir de Cordoue, cru, au talon desquels sattachaient de courts perons sans molettes, en forme de poignards.

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    Le seigneur Pedrillo, ayant rendu aux cossais toutes leurs politesses, stablit sans faon au milieu deux pour panser lui-mme son cheval. On ne stonna point, car chacun savait bien quil ne confiait jamais ce soin personne. Il tira de sa petite valise un ncessaire cylindrique amnag comme une bote de voyage lusage dun homme coquet de sa personne et y choisit tour tour les brosses et les trilles convenables pour les diverses phases de la toilette dAlazan.

    Chaque dtail de cette tche fut accompli avec une rigueur minutieuse et en mme temps avec un plaisir vident, tout plein de caressantes tendresses. Deux fois Rouge-Dick lui fit remarquer, sur un ton de bonhomie qui ne laissait pas dtre pressant, que le laird lattendait avec impatience. La premire fois, Pedrillo sinclina en souriant ; la seconde, il rpondit :

    Quand il sagit de Sidi-Alazan, gentleman, je fais attendre le gnral en chef lui-mme.

    Ladmirable cheval, cependant, plus admirable maintenant que la lumire des feux clairait le lustre de sa robe sans tache et les exquises proportions de sa structure, se laissait faire avec une sorte de volupt. De temps autre, sa bouche cherchait le visage de son matre et son large poitrail rendait un hennissement faible comme pour tmoigner sa reconnaissance.

    Ctait un Arabe, au moins par un de ses auteurs ; on le voyait la finesse de la tte et la carrure du poitrail, plant daplomb sur son train antrieur, lastique et nerveux comme lacier ; la croisure andalouse, moins apparente, donnait la courbe hardie de son reintier et lopulente vigueur de la croupe.

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    Comme son nom lindique, il tait alezan, de ce ton particulier quon appelle brl, mais ces deux mots ne diraient pas exactement la nuance de son poil, qui jetait aux lumires des nuances de cuivre, bronz par le feu. Sous le grand soleil et de loin, ces reflets mtalliques taient si frappants, que les bonnes gens de la valle du Tage, sillonne nuit et jour par le correo mayor, attribuaient sa monture des qualits surnaturelles et lappelaient el caballo verde, le cheval vert.

    Quand le seigneur Pedrillo eut achev le pansement de son noble ami, peign sa crinire et sa queue, lustr chacun de ses poils, mass chacun de ses muscles, il lui remit, selon la coutume arabe, la bride et la selle.

    Mon coup de porto-wine, maintenant ! dit-il en se tournant vers les officiers.

    On savait ses habitudes, sans doute, car un valet tait derrire lui avec un de ces flacons trapus qui contiennent le vin portugais et un grand verre boire lale. Le bouchon sauta et le verre fut rempli jusquaux bords. Le seigneur Pedrillo y trempa ses lvres et sinclina en disant :

    la sant des grenadiers cossais !

    Puis, aprs avoir bu la valeur dune gorge, il baigna avec le restant les narines, les oreilles, lpine dorsale, les jarrets et la plante des pieds dAlazan, qui joyeusement hennit. Tout passa jusqu la dernire goutte.

    Dans le groupe form par les Franais prisonniers, il y eut plus dun soupir pouss la vue de cette prodigalit.

    Vingt-cinq raux la bouteille, ce vin de Porto ! murmura lAimable-Auguste.

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    Alors, supputa Pont-Neuf, il en a mis pour plus de deux francs cinquante sur le cuir de sa bte !

    a lui fera pousser les cheveux, ajouta Toulousain dans lamertume de sa soif.

    Propre--rien se bornait caresser sa lvre gourmande avec sa langue.

    Pour ce qui est des habitudes dun chacun, dcida le sergent, rien dire. Seulement, jaimerais tremper une crote ou deux dans le restant de la bouteille. Va bien : souhaiter nest pas affronter.

    Comme il achevait, le caporal Grant, un bon gaillard la joue couture de cicatrices, sarrta devant lui avec un seau et des bouteilles. Il dpota le seau aux pieds du sergent et rangea les bouteilles au devant du seau en disant :

    Major Mowbray a command de faire pour vous comme pour nous, vieux camarades. Je vous sers les premiers ; la fontaine est l, si vous voulez mler un grog ; si vous voulez boire pur, voici la calebasse. Elle est mesure. Chacun de vous peut lavaler pleine sans crainte quil nen reste pas pour le dernier.

    Les chasseurs voltigeurs coutaient cela bouche bante.

    Le sergent prit la main que le caporal lui tendait. Il avait peur de pleurer.

    Ah ! balbutia-t-il ; pour nous comme pour vous ? les cossais ne sont donc pas des Anglais !

    Toulousain et Pont-Neuf durent prononcer aussi quelques paroles attendries. Propre--Rien sessuya franchement les yeux, et lAimable-Auguste exprima tout bas

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    lespoir quon agirait pour le solide comme pour le liquide. Ds lors chacun sintressa ardemment aux pices de buf qui fumaient et se doraient devant la flamme.

    Pendant que le caporal Grant continuait sa distribution de seaux et de bouteilles, Pont-Neuf et Toulousain, saisissant lanse chacun par une main, se chargrent daller puiser leau de la source. Il y avait dj presse autour du bassin o les vases semplissaient gaiement.

    Une sonnette tinta dans la tente du colonel.

    Le laird vous appelle, seigneur Pedrillo, dit Rouge-Dick en souriant. Ce doit tre son tour prsent ?

    Nous avons encore la fontaine, major Mowbray, rpondit le courrier paisiblement. Alazan a soif.

    Il sauta en selle dun bond et se dirigea au pas vers la source, entoure dhommes et de vases. Pendant quil marchait, tout le monde fit soudain silence, parce que la sonnette sagitait de nouveau et plus violemment sous la tente du laird.

    Il va se fcher, murmura Rouge-Dick dun ton dinquitude.

    Bien, bien, Excellence, dit le courrier en levant la voix, mais sans sarrter ; Alazan sert le parlement comme vous et moi : que Votre Seigneurie prenne patience !

    Chacun scarta pour le laisser passer. De tous cts, on entendait dj le glouglou des bouteilles, verses dans les seaux demi remplis deau. Dans le petit coin des Franais, le grog tait ml ; Pont-Neuf disait, prsentant la calebasse Morin :

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    Sergent, tout seigneur tout honneur : commencez le feu, si a vous est agrable.

    Alazan sarrta au bord de leau, la place mme o les pieds du grand cheval de Noir-Comin taient marqus dans le sable mouill. Le courrier mayor lui rendit la bride et Alazan allongea sa tte charmante vers la source qui tait limpide et claire comme du cristal.

    Au moment o sa langue touchait le breuvage, les yeux du seigneur Pedrillo tombrent par hasard sur un petit groupe de cailloux, disposs en forme de croix, droite du bassin. Il serra si brusquement le mors quAlazan plia sur son train de derrire, et dune voix qui, pour la premire fois, perdait sa tranquille douceur, il demanda :

    Quelquun a-t-il bu leau de cette fontaine ?

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    III

    Don Pedro de Thomar.

    Le proverbe dit quil y a loin de la coupe aux lvres. La coutume de nos chasseurs-voltigeurs tait dabrger cette distance le plus possible : mais les proverbes ont raison toujours, et la question du seigneur Pedrillo clata au moment o le sergent Morin relevait sa moustache pour donner passage au contenu de la calebasse. Il sarrta court, et de mme fit-on autour de tous les baquets, car la voix vibrante du courrier, dominant les rumeurs diverses, avait pntr jusquaux extrmits du camp.

    Laccent de cette voix tait un avertissement, dautant mieux que le seigneur Pedrillo, faisant volter son cheval, tournait maintenant autour de la fontaine comme un escamoteur de place publique qui largit le cercle des curieux.

    Obissant la double impulsion qui le poussait et qui le retenait la fois, lardent animal pitinait violemment et ses quatre pieds lanaient une averse de sable dans le bassin, qui ne fut bientt plus quun trou plein de boue.

    Que personne ne boive ! avait ordonn Rouge-Dick prcipitamment.

    Mais ce commandement tait superflu, chacun avait compris du premier coup que leau de la fontaine Saint-Julien tait sucre, pour employer le terrible argot de la

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    vengeance espagnole. Les highlanders avaient dj renvers leurs baquets, tandis que nos soldats couvaient encore le leur dun regard plein de mlancolie. Pont-Neuf exprima lopinion gnrale en disant :

    Perdre tant de bon rhum pour un peu de poison !

    Cependant, ou avait rpondu la question de Pedrillo que le cheval de Noir-Comin avait seul bu leau de la fontaine.

    Il se nomme Erebus, avait ajout le soldat Mac-Pherson, et ce nom-l est de lEnfer. Le cheval de Noir-Comin est dans le pacte ; il ne mourra ni par le poison ni par le plomb.

    lcurie ! dit le courrier.

    Et tout le monde se prcipita vers la tente supplmentaire qui tait labri dErebus. Ds que le pan de toile fut soulev, chacun put voir le grand cheval vautr tout de son long dans la litire. Sa tte pendait, renverse parmi ses crins, qui semblaient mls par une lutte dsespre. Ses yeux demi-ferms suintaient une larme de sang. Ses quatre jambes tressaillaient faiblement, et ctait le dernier signe de vie quil donnt. lentre de la foule, il essaya de se lever, rendit un gmissement profond et ne bougea plus.

    Il ny avait pas l un seul visage qui ne ft ple dhorreur. Le soldat le plus brave ne sait affronter que la mort du champ de bataille. Mac-Pherson fit le signe de la croix et dit :

    Le cheval est parti, lhomme suivra. Il tait dans le pacte.

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    Lcurie communiquait avec la tente de Noir-Comin, qui parut tout tout derrire la toile souleve.

    Jattends ! pronona-t-il avec colre.

    Son regard tomba sur le cheval. Il fit un geste dtonnement. Pedrillo rouvrit sa valise et y prit une fiole. Il desserra de force les mchoires dj roidies dErebus et versa quelques gouttes dun liquide bleutre dans sa gorge, puis il laissa retomber la tte inerte et se tourna vers Noir-Comin.

    Excellence, dit-il, je vous demande le temps de montrer vos gens une autre fontaine, car je nai pas sur moi assez de baume de fier--bras pour les ressusciter tous.

    Faites et dpchez, rpliqua froidement Noir-Comin, qui rentra sous sa tente.

    Mac-Pherson tata le cur dErebus et secoua la tte.

    Il ny a pas de baume qui tienne, grommela-t-il, il est mort comme nous le serions tous, si nous avions got de cette eau diabolique !

    vingt pas au-dessus de la fontaine de Saint-Julien, il y avait une grosse pierre, demi cache dans lherbe, plus touffue et plus verte, cette place. En cartant lherbe, Pedrille dcouvrit un anneau scell dans la roche.

    Levez cela, ordonna-t-il.

    On obit et leau jaillit en bouillons argentins aux rayons de la lune qui montait lhorizon.

    Buvez sans crainte, ajouta-t-il. Les empoisonneurs ont soif comme les autres, et ceci est leur usage.

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    Joignant lexemple la parole, il emplit ses deux mains arrondies en coupe et but une large lampe. Un instant aprs, il tait au seuil de la tente de Noir-Comin, dont la draperie se referma sur lui.

    Les prparatifs du souper taient cependant achevs et lapptit gnral revenait grand train par-dessus lmotion calme. Une longue table, faite de planches poses sur des trteaux, se dressait au centre du camp, et, tout lentour, dautres couverts, plus modestes, salignaient sur lherbe dessche.

    Hector avait cess depuis longtemps de prter attention ce qui lentourait et rendait son esprit ses tristes penses. La voix brusque et franche de Rouge-Dick lveilla en sursaut.

    Allons, lieutenant, debout ! disait-elle. Il sagit de trinquer vos amours !

    Hector, en levant les yeux, vit devant lui le brave major et son insparable, le lieutenant douard Wellesley.

    Monsieur, ajouta ce dernier de sa voix timide et douce, nos amis, les officiers des trois compagnies, nous ont chargs de vous apporter cette invitation. Le repas est prt, venez et prenez place. Pour ma part, je nai jamais accept une ambassade avec plus de plaisir.

    Le regard dHector rencontra les yeux du jeune cossais, anims dune bienveillance vraiment chevaleresques. Il nhsita pas toucher les mains quon lui tendait, mais sa situation morale tait si loin des gats promises cette table, quil balbutiait dj un refus, lorsque Rouge-Dick reprit en attirant son bras sous le sien :

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    Impossible, cher monsieur ! Toute retraite vous est ferme. Voici nos soldats qui viennent chercher vos braves pour les mettre au milieu deux Allons, parlez, miss Ned, que diable ! et soyez plus loquent que moi !

    Je dirai, sil faut plaider beaucoup pour dterminer M. de Chabaneil, reprit Wellesley en souriant, quil y a de vieilles amitis, de vieilles parents mme entre la France et lcosse. Notre belle reine Stuart tait presque une franaise. Jajouterai que les vnements daujourdhui ne peuvent lui causer ni honte ni rancune, puisque nous avons fait tous notre devoir et que ce nest pas tre vaincu que de cder devant une force dcuple.

    Bien caus, miss Ned ! Que rpondez-vous cela, lieutenant ?

    Jajouterai encore, ajouta le blond highlander en glissant, lui aussi, sous le sien, lautre bras dHector, que jai des motifs daimer M. de Chabaneil, que sil ne veut pas sasseoir nos cts, je viendrai tout seul, avec sa permission, partager son repas.

    Hector le regarda dun air tonn.

    Monsieur le lieutenant, dit le caporal Grant respectueusement et la main la toque, vos soldats, vos braves camarades, vous demandent la permission de souper avec nous.

    Accorde ! scria Rouge-Dick. Me voil qui donne des permissions larme franaise ! En avant tout le monde ! et fi de ceux qui feront mauvaise mine notre rosbif !

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    Hector avait rpondu par un signe de tte affirmatif au regard du sergent Morin. Ce regard inspira deux entre-chats jumeaux Pont-Neuf et Toulousain, son mule.

    LAimable-Auguste se permit une pirouette, en dpit de la gravit des circonstances, et Propre--Rien remercia tous les saints de Nogent-le-Rotrou de laubaine inespre que le ciel envoyait son estomac. Le dtachement entier de nos chasseurs-voltigeurs se dirigea vers le souper bras-dessus bras-dessous avec les grenadiers montagnards.

    Il ny avait plus de rsistance possible et, dailleurs, il est certain que la franche hospitalit de ces braves curs mettait un baume sur la blessure dHector. Il avait eu affaire des Anglais et ne gardait point deux un souvenir ultra-sympathique, mais ces simples et vaillants gentilshommes de la haute terre lui gagnaient lme tout dun coup. Il se laissa aller comme ses soldats et fut reu comme eux par de chaudes acclamations la table des officiers, o il occupa une place dhonneur entre Rouge-Dick, le prsident, et miss Ned, le favori.

    Nous devons borner ici la comparaison, car autant lapptit du dtachement prisonnier fit honneur au niveau moyen des estomacs franais, autant le jeune officier se renferma, bien malgr lui, dans une rserve obstine. Son verre et son assiette restrent trop souvent intacts, tandis que la calebasse tait amoureusement caresse par Toulousain et Pont-Neuf ex quo, par lAimable-Auguste, qui enfilait avec zle tout son chapelet de calembours, et mme par Propre--Rien, que sa dignit dhte de larme britannique relevait considrablement. Les autres fonctionnaient lavenant : Le sergent Morin, voquant propos lombre du Marseillais, besognait comme un vtran

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    de la Rpublique et sen donnait dune fois pour tous les carmes forcs de la campagne.

    Au moment o, le dessert achev, on servait le caf, car on avait de tout dans la cantine de ce rgiment modle, et, au milieu de lEspagne affame, larme anglaise vivait en pays de Cocagne ; au moment, disons-nous, o la table se couvrait de porcelaines et de verres taills, comme la fin dun repas au Jockey-Club de Londres, une place reste vide en face du prsident fut occupe tout coup aux vivats de la table entire. Ctait le seigneur Pedrille qui venait de mettre fin son entrevue officielle.

    Gentlemen, dit-il en sasseyant, je fais la motion de rire beaucoup, de causer normment et de boire bride abattue pour me gurir du spleen que jai contract en compagnie de votre vaillant colonel. Il ma forc de dner avec lui, et il me semble que mon estomac est en deuil !

    Quelles nouvelles apportez-vous, Correo ? demanda le capitaine Temple, de la 2e compagnie.

    Au diable les nouvelles, monsieur ! Je chanterai, si vous voulez, ds que le xrs aura fondu la glace de mon gosier, je vous raconterai des nouvelles de Madrid ou du camp franais, o les anecdotes regorgent toujours ; mais je fais serment sur mon honneur de ne pas vous parler srieusement de la soire.

    On grogna trois fois pour le capitaine Temple qui avait voulu des nouvelles, et le courrier mayor fut couvert dapplaudissements.

    Une fois encore toute lattention dHector de Chabaneil se porta malgr lui sur cet homme. Il en valait la peine, en vrit, car difficilement et-on rencontr en Espagne ou

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    ailleurs une physionomie plus remarquable. Maintenant que le grand jour des bougies tombait daplomb sur ses traits, Hector en pouvait admirer pleinement la finesse intelligente et hardie. Ctait, si de telles comparaisons se peuvent admettre, une beaut aussi parfaite, mais aussi excentrique que celle de son cheval Alezan. Il y avait l de la race au suprme degr, et, quoiquil faille avoir moins de confiance dans le pur-sang chez les fils dAdam que dans la noblesse chevaline, il est certain que la race est quelque chose. Do que vint sa noblesse, le correo-mayor tait un pur-sang.

    Mais l ne gisait pas tout fait le point le plus saillant de sa supriorit, de sa distinction, sil est permis demployer encore ce mot, descendu si bas. Ce qui frappait, ctait cette carrure, ce sans-gne froid, mais gai, cette audace dallures qui salliait troitement toutes les rserves du flegme espagnol, cousin-germain de la fiert anglaise, et qui nexcluait nullement la libre vivacit des lgances franaises. Ce sont l des demi-teintes, pourrait-on croire, qui ne peuvent donner aucun trait accus ; cest une erreur.

    Dans le champ de lesprit comme dans le monde matriel, et je fais allusion ici surtout la chimie, les mlanges sont sujets produire des nuances tout fait nouvelles, aussi vives, aussi nergiquement tranches que les couleurs lmentaires. Ainsi en tait-il pour le seigneur Pedrille, individualit compose, si les deux termes ne sexcluent pas, mais originale puissamment, personnalit multicolore sans bariolage, croise sans btardise.

    Le stud-book, ce livre dor de la noblesse la plus noble qui soit en Angleterre, vous certifiera que le croisement naltre pas la race, pourvu que le sire et la dame, le pre et

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    la mre, soient de race tous les deux, dans des aristocraties chevalines diverses.

    Laspect gnral du seigneur Pedrillo de Thomar tait franc, plutt par fiert que par rondeur ; son flegme avait des joyeusets inattendues et ses gats sarrtaient devant je ne sais quelles limites quun true gentleman Londres, un caballero vero Madrid voit dinstinct et ne sait pas franchir. Il avait de lentrain, mais sans bruyantes explosions, et ses obligeantes facilits ressemblaient la condescendance.

    Hector, en quelques minutes, dtaillait peut-tre mieux la gamme subtile de ces nuances que nos vaillants highlanders ne leussent fait en toute leur vie. Hector appartenait ce monde qui possde le sixime sens des apprciations et linstinct de la critique. L-bas, en cosse, de lautre ct des monts Grampians, ce sens et cet instinct sont encore inconnus.

    Hector devinait une contrainte, si lgre quelle ft, parmi ces allures vives et solides, et peut-tre lattention extraordinaire quil payait au seigneur Pedrille venait-elle prcisment de ce fait. Il stonnait dun trange mouvement de sympathie qui naissait en lui, combattu par des dfiances que rien ne justifiait encore. La place que prenait dans sa pense ce personnage, si brillant sous lhumble apparence de son titre et de son rle, le blessait presque, et il sacharnait dautant trouver le mot de lnigme. Le mot tait peut-tre dans la popularit mme dont semblait jouir le correo-mayor parmi cette petite arme de soldats gentils hommes.

    Cet homme, Hector se lavouait, et plu de mme des Franais. Il y avait en lui une supriorit voile, mais non point modeste, qui forait lexamen, et il y avait aussi un charme qui gagnait du premier coup la bataille de lpreuve.

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    Auprs des femmes, ce don sappelle sduction ; cest lautorit de don Juan. Auprs des hommes, cela na point de nom, ou plutt il faut sen tenir ces expressions vagues : attrait ou attraction, nous dirions presque influence magntique.

    Au physique, son apparence formait un contraste complet avec la beaut charnue et un peu lourde des gants qui lentouraient. Sa chevelure, brune et molle comme les boucles qui se jouent autour des tempes dune femme, semprisonnait dans une rsille et laissait dcouvert son front large o la lumire jouait gnreusement. Il y avait autour de ses yeux un cercle de fatigue, mais le regard en tait net, clair, jeune, sous la vive arte de ses sourcils, arqus dun seul trait. Ctait dans ses yeux que gisait la hauteur parfois un peu provocante de sa physionomie, mais le sourire les faisait doux comme la prunelle dun enfant. Son nez, peine aquilin, avait un dessin svre que compltaient en ladoucissant les charmants contours dune bouche sculpte lantique, gracieuse, forte, et qui parfois, quand lil senflammait, quand les sourcils contracts rapprochaient leurs croissants, avait un silence terrible.

    Ce soir, il ne savait que sourire aux toasts trop nombreux de lhospitalit montagnarde.

    Do nous arrivez-vous de ce pas, Correo ? demanda Rouge-Dick, aprs les premires sants portes.

    De Tolde, major, en passant par Talavera.

    Avez-vous saut par dessus les lignes franaises qui tiennent, dit-on, la rive gauche de la Guadarrama ?

    Non pas, cher monsieur ; je les ai traverses, et jai mme fait un assez passable souper chez le colonel des

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    chevau-lgers lanciers de la garde, qui veut bien me regarder comme un aimable compagnon.

    Il a du got, ce colonel !

    Il a du got, cest positif Javais quelques petites communications faire au marchal, avant de regagner nos quartiers Talavera. Jai touch barre chez le gnral

    Quel marchal et quel gnral ? demanda Rouge-Dick en riant.

    Le marchal Jourdan et le gnral Wellesley.

    Hector tait tout oreilles. Cet homme tait-il une sorte dambassadeur et y avait-il des ngociations pendantes ? Ce pouvait tre pour lui la libert.

    Y a-t-il longtemps que vous navez t Madrid, Correo ? interrogea Capitaine-Temple.

    Hier, gentleman.

    Que dit-on Madrid ?

    Des contes, monsieur. On change, en outre, des illades au Prado et lglise. Madrid sera toujours une cit trs-occupe.

    Quels contes fait-on, Correo ?

    On en fait beaucoup, mais la mode a des prfrences : le capitaine Fantme est la mode.

    Le capitaine Fantme ! rptrent tous les convives.

    Ce mot parvint jusquau groupe de nos chasseurs-voltigeurs, qui navaient eu avant cela dautre souci que de faire honneur lhospitalit highlandaise. Ils firent silence et

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    dressrent loreille. Ceux qui les entouraient se taisaient dj. En cosse, le mot fantme veillerait lattention dun sourd. Mais nul ne ressentit plus vivement leffet que notre jeune lieutenant Hector de Chabaneil. Il tressaillit et changea de couleur. Miss Ned, son voisin, qui avait pour lui des prvenances toutes fraternelles, lui dit :

    Prenez un doigt deau-de-vie, lieutenant, vous ne vous trouvez pas bien.

    Hector le remercia en essayant de sourire.

    Et au camp, Correo, reprit Rouge-Dick, parle-t-on aussi du capitaine Fantme ?

    Un peu plus qu Madrid, cher Monsieur. la table de ltat-major du marchal, o je djeunais hier, tous ces messieurs radotaient lenvi lhistoire du capitaine Fantme.

    Quest-ce que le capitaine Fantme ? demanda tout bas le soldat Mac-Pherson.

    Morin releva sa moustache poigne.

    Une crne histoire, rpondit-il. Va bien !

    Et vraie comme la vrit, oui ! ajouta lAimable-Auguste.

    Silence dans les rangs, sans vous commander ! fit Pont-Neuf. La conversation du particulier, l-bas, parat instructive et intressante.

    Ce qui mtonne, disait en ce moment miss Ned, cest que notre vaillant courrier puisse ainsi pntrer dans le camp franais, tout son aise

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    Jy suis plus souvent que chez vous, Wellesley, interrompit le seigneur Pedrille.

    Je ne ty ai pourtant jamais vu, toi ! pensa entre haut et bas le sergent Morin, dont les gros sourcils commencrent tomber sur ses yeux, et tu mas lair dun espion, aussi vrai que Paris tait au roi avant la Rpublique !

    Cest juste, cest juste ! sinterrompit-il pour rpondre un double avertissement de Pont-Neuf et du Toulousain, dont les grosses semelles lui crasaient les orteils. Nous ne sommes pas ici la noce. Le Marseillais aurait dit : Mfiance ! quest la devise du militaire dans lembarras.

    Mais comment diable faites-vous, en dfinitive ? scria Rouge-Dick. Il ny a donc que des myopes aux quartiers du roi Joseph ?

    Le Correo sourit et but son verre de xrs petites gorges.

    la question de Rouge-Dick, le seigneur Pedrille rpondit avec toute sa souriante et froide politique :

    Cher monsieur, si jtais Franais au lieu dtre Espagnol, si je travaillais pour le gnral Jourdan au lieu dagir pour le gnral Wellesley, quy aurait-il de chang dans ma conduite ? Vous maccueillez fort bien et vous avez pour cela vos raisons ; les Franais font de mme et pour les mmes motifs. Il y a bien cette diffrence que le mtier dclaireur est fort en honneur chez vous, o nombre de parfaits gentlemen ne ddaignent pas de lexercer, tandis que de lautre ct de lAlberche on nprouve pas une ardente sympathie pour cette profession si utile. Mais cela vient peut-tre de la difficult, de limpossibilit, devrais-je dire, o sont les Franais de se procurer des espions dans ce pays

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    qui, pour eux, ne renferme pas un ami. Le renard trouve toujours des dfauts aux raisins quil ne peut atteindre. Si vous vous mettez un instant ma place, vous verrez que je suis aussi compltement laise dans le camp franais quau feu de vos bivouacs. Il a bien fallu que sir Arthur et quelques raisons de me choisir. Je parle le franais comme lespagnol et langlais ; je ne vous cache pas que, de lautre ct de lAlberche, le seigneur Pedrille de Thomar a un autre nom. Au lieu de mappeler le courrier, ils me saluent du titre dclaireur du marchal, et quelquefois, les gens qui ont le parler brutal remplacent ce titre par celui despion, ce qui mimporte peu, messieurs, car je nadmets quun juge comptent, qui est ma conscience.

    Ces dernires paroles furent prononces avec une soudaine hauteur.

    Conscience de coquin ! grommela le sergent. Que je te trouve seulement sur ma route, quand jaurai la clef des champs ! Pas peur ! disait le Marseillais.

    Hector ne se demandait plus le motif de la secrte rpugnance qui avait combattu le premier lan de sympathie provoqu en lui par la vue de cet homme.

    Ne nous rcusez pas pour juge, courrier ! scria Rouge-Dick. Vous tes Espagnol, vous servez lEspagne.

    Je sers mon pays, cest vrai ! pronona Pedrille de Thomar dune voix profondment mue. Quand lpe se brise dans sa main, un soldat prend larme du lion et combat avec ses griffes.

    Quelque chose remua dans la poitrine dHector, tandis quautour de la table de bruyants bravos accueillaient lnergie de cette comparaison. Les verres semplirent et se

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    vidrent la sant du seigneur Pedrille, qui fit raison et reprit avec tout son sang-froid revenu :

    Je fais donc l-bas comme ici, chers messieurs, et parfois il me peine de tromper ces ennemis si braves et si confiants. Je suis gai avec eux ; je suis bavard comme eux ; je chante leurs chansons, je raconte leurs histoires, mieux et plus couramment queux-mmes. Chefs et soldats ont entour plus dune fois ma guitare, car je me suis fait troubadour pour leur plaire propos de chanson, il y en a une qui fait rage entre lAlberche et Madrid Toujours le capitaine Fantme Jentends une mandoline l-bas sous les frnes ; quon me laille chercher, et je vais vous dire les derniers couplets chants par moi ltat-major du roi Joseph.

    Autour des bivouacs anglais, il y avait toujours quelques rdeurs affams, mendiants ou gitanos, attirs par lodeur du rosbif. Avec los rong dune ctelette britannique, un Espagnol fait deux bons repas. De lautre ct de la fontaine, une gitana dansait avec son tambour de basque, quun noir bandit accompagnait en raclant sa guitare. Dix soldats se levrent la fois ; linstant daprs, le seigneur Pedrille avait entre ses mains la guitare du bandit.

    Les cigares staient cependant allums. Le cercle se resserrait, form de ttes attentives. En un groupe solide, on pouvait voir nos soldats, la pipe la bouche, qui coutaient, eux aussi, mais dun visage froid et dfiant.

    La guitare prluda sur un mode vif et gai, et la voix mle du courrier, suivant la mesure rapide, attaqua lestement ce bolero :

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    LE FANTME DU CAPITAINE.

    I

    Le capitaine, avant sa mort, tait fort

    Et partout bien venu des belles ; Il disait ses beaux dragons :

    Mes garons, Il nest point de femm