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LES FIGURES DU TEMPS BIOGRAPHIQUE Author(s): Michèle Leclerc-Olive Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 104, FIGURES DE LA CONNAISSANCE (Janvier-Juin 1998), pp. 97-120 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40690769 . Accessed: 13/09/2014 06:13 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 110.32.153.200 on Sat, 13 Sep 2014 06:13:19 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

FIGURES DE LA CONNAISSANCE || LES FIGURES DU TEMPS BIOGRAPHIQUE

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LES FIGURES DU TEMPS BIOGRAPHIQUEAuthor(s): Michèle Leclerc-OliveSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 104, FIGURES DE LACONNAISSANCE (Janvier-Juin 1998), pp. 97-120Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40690769 .

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LES FIGURES DU TEMPS BIOGRAPHIQUE par Michèle Leclerc-Olive

RÉSUMÉ

A partir de la conception de la biographie développée par A. L. Strauss et de la philosophie du temps de G. H. Mead, trois niveaux d'organisation du temps de l'expérience biographique sont mis au jour. D'abord en examinant comment s'articu- lent l'irréversibilité du temps et le caractère partiellement indéterminé du passé. Toute restitution rétrospective de l'expérience biographique s'inscrit dans ce cadre. Ensuite, ce temps biographique, constitué dans V après-coup au sein d'interactions avec autrui, se structure principalement autour des événements marquants, lesquels forment le plus souvent un calendrier privé. Mais, avant cela, ces événements ont leur temporalité propre liée à leur parcours sémantique : la constitution du sens de l'événement est elle- même un processus temporel partiellement contingent - la réduction du tranchant de l'événement ne va pas de soi - et la stabilisation d'un sens appropriable par la per- sonne est la condition pour que l'événement qui « a été » ne « soit plus », que Von puisse tourner la page.

Mots clés : Pragmatisme, Temps, Événement, Biographie, Calendrier, Interaction, Expérience.

SUMMARY

Out of the conception of biographical time as developed by A. L. Strauss and G. H. Mead's philosophy of time, three levels for organizing the time of biographical experiences come to light. First of all, any retrospective reconstruction of a biographi- cal experience involves examining how time's irreversibility is linked to the partly indeterminate nature of the past. Next, this biographical time, reconstructed afterwards through interactions with others, mainly takes shape around significant events, which usually form a private calendar. Previously however, these events had their own tem- porality linked to their semantic itinerary : the construction of an event's meaning is itself a partly contingent temporal process - reducing the cutting edge of an event can- not be taken for granted - and the stabilization of a meaning that the person can appropriate is the condition for the event that « was » to be « no longer », so that one can be able to make afresh start.

Key words : Pragmatism, Time, Event, Biography, Calendar, Interac- tion, Experience.

Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. CIV [97-120], 1998

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Cette recherche trouve son origine dans trois idées directrices, trois convictions, qu'il convient d'énoncer dès maintenant. La pre- mière concerne la spécificité de l'expérience biographique en matière de structuration du temps. Le temps biographique ne se réduit ni au temps psychologique, ni au temps du monde. On reconnaît là la thèse de Paul Ricceur développée dans un autre contexte selon laquelle la composition narrative de l'expérience humaine constitue une riposte pragmatique au caractère aporétique de la réflexion phi- losophique sur le temps1. Ensuite, la conviction que les événements marquants jouent un rôle décisif dans les processus de structuration du temps, enfin l'idée qu'il est nécessaire de penser ensemble la bio- graphie et les événements biographiques comme un couple de termes qui ne peuvent se comprendre séparément.

Au cœur de l'expérience biographique est inscrite une activité de structuration du temps - on sait les effets déstructurants du rap- port au temps de certains événements traumatiques -, de produc- tion d'un temps discret, lequel serait en fait une condition de pos- sibilité de la pensée d'un temps continu. C'est tout au moins l'hypothèse que je serai amenée à défendre à la fin de cette étude. Ce temps discret est la trace d'un triple processus, de trois figures dynamiques du temps biographique (que j'examinerai ici à partir de fragments de récits recueillis spécifiquement pour cette enquête, d'extraits de publications autobiographiques ou encore à partir de documents de presse) : l'indexicalité discontinue (ou, ce qui revient au même, la stabilité «jusqu'à nouvel ordre»), le parcours séman- tique de l'événement et donc son temps propre, et, enfin, le temps discret du calendrier privé de l'expérience biographique.

La production de ces figures, la constitution de l'expérience biographique sont des processus intersubjectifs, en partie contin- gents, qu'il convient de décrire2 avant même de comprendre com- ment telle expérience singulière s'est formée. C'est donc surtout à forger des catégories d'analyse que sera consacré cet article.

POUR UNE PROBLÉMATIQUE DU TEMPS BIOGRAPHIQUE

Le concept de biographie élaboré par A. L. Strauss nous servira de point de départ. Strauss nous invite à distinguer trois dimen- sions dans la notion de biographie: le temps biographique, les conceptions de soi et le corps, lieu d'articulation des deux autres

1. Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983. z. Louis teuere, Le tournant descriptif dans Leurrent sociology, vol. n 4<J, n 1 :

La méthode de cas en sociologie, printemps 1992.

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dimensions1. Cela ne veut évidemment pas dire que l'on peut isoler chacune de ces trois dimensions, mais que, selon la dimension sur laquelle on porte le regard, les autres forment l' arrière-fond sur lequel se détache notre objet. Il faut souligner ce qui constitue l'in- térêt essentiel du concept de biographie de Strauss : l'histoire, le parcours biographique - le temps biographique -, ne constitue pas le tout de l'expérience biographique. Nous ne sommes pas que ce que la vie a fait de nous ni d'ailleurs le produit exclusif de nos pro- pres actions2. Que l'on pense à la vie d'un peintre, d'un artiste, dont l'œuvre livre une part essentielle de ce qu'il fut. Et cela n'ap- partient pas en propre aux vies exceptionnelles. Cette dimension n'est pas absente des existences ordinaires, «minuscules», qui disent à leur manière, sous des formes d'expression diverses (décoration, loisirs), qu'elles sont aussi autre chose que ce que l'on croit qu'elles sont. A ignorer la distinction entre ces dimensions de l'expérience biographique, on pourrait finir par confondre « ce que je suis » et le «qui je suis» qui se révèle dans l'action3.

Apparaît cependant dans cette partition une conception implicite de la temporalité. L'identité - les conceptions de soi - assume ici, en tant que disposition, une fonction totalisatrice. C'est elle qui porte la charge d'une projection possible vers l'avenir. Le temps biogra- phique, lui, désigne une histoire accomplie, un passé sans déborde- ment vers l'avenir, un passé donné irrévocablement. Au fond la tem- poralité est ici définie simplement à l'aide d'un «avant» et d'un « après » qui encadrent un présent sans épaisseur, et où 1' « avant » défi- nit un faisceau d'avenirs possibles. Le mouvement d'interprétation nous porte alors de manière linéaire du passé vers les lendemains. Cette conception du temps, que Proust évoque lorsqu'il écrit : « Mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir », est à l'origine d'une première série de recher- ches sur le temps biographique4, gouvernées par l'idée que les événe- ments de l'existence contribuent à former une « vue sur le temps » qui échappe à la stricte dimension identitaire - elle sera présentée plus loin à propos des calendriers privés.

1. Anselm L. Strauss, La trame de la négociation, Paris, L'Harmattan, 1992. Voir en particulier l'introduction d'Isabelle Baszanger. On trouve également une thé- matisation du concept de biographie un peu différente et plus complexe dans A. L. Strauss, Continuai Permutations of action, New York, Aldine de Gruyter, 1993.

2. « Quelqu un a commence 1 histoire et en est le sujet au double sens du mot : l'acteur et le patient ; mais personne n'en est l'auteur » (Hannah Arendt, La condi- tion de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 242).

3. htienne 1 assin, i^)u est-ce qu un sujet politique r Remarques sur les notions d'identité et d'action, dans Esprit, mars-avril 1997.

4. Michele Leclerc-Ohve, Lignes de vie, dans Le tournant d une vte, RITM, n° 10, automne 1995.

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Mais cette détermination des avenirs possibles selon la flèche du temps ne semble pas pouvoir rendre compte intégralement de nos observations et elle s'articule difficilement aux thèses développées par de nombreux auteurs récents. Que Ton se tourne vers Husserl et la notion d'horizon temporel, vers Schütz1 et le temps du projet, et surtout vers Bergson analysant la notion de possible, on découvre un temps de l'avenir qui ne se réduit pas à un prolonge- ment dans la continuité du passé - le projet anticipe le résultat de l'acte - et qu'il faut renoncer à l'idée que le «possible (n'est pas) là de tout temps, fantôme qui attend son heure»2. «Le possible est l'effet combiné de la réalité une fois apparue et d'un dispositif qui la rejette en arrière.»3 Bergson poursuit: «Comment ne pas voir que si l'événement s'explique toujours, après coup, par tels ou tels des événements antécédents, un événement tout différent se serait aussi bien expliqué, dans les mêmes circonstances, par des antécé- dents autrement choisis - que dis-je? par les mêmes antécédents autrement découpés, autrement distribués, autrement aperçus enfin par l'attention rétrospective? D'avant en arrière se poursuit un remodelage constant du passé par le présent, de la cause par l'ef- fet. »4 C'est sur le mode du futur antérieur que se dit l'histoire.

Les matériaux biographiques que l'on recueille montrent par ailleurs que des basculement^ s'opèrent parfois, qui permettent tout à la fois de dire autrement son histoire et de s'engager vers de nou- veaux « à-venir ». Si on renonce à une causalité linéaire, on ne peut pas, à l'inverse, croire que l'on peut faire «table rase» du passé. Comment, dès lors, penser cette plasticité relative du passé ?

Les historiens nous donnent à propos de l'histoire collective un point de vue qui peut, à première vue, être transposé sans dom- mage à l'histoire individuelle : « L'histoire est fille de son temps », écrit Braudel. Elle s'écrit, gouvernée par les préoccupations de l'historien, avec les ressources symboliques disponibles et en fonc- tion des nécessités de l'action. Kosellek décrit cela à l'aide du concept double de champ d'expérience et d'horizon d'attente5, concept toujours articulé de manière singulière qui veut souligner que la réception du passé et les anticipations du futur sont dans une

1. Alfred Schütz, Le chercheur et le quotidien, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1994, p. 211-212.

2. Henri Bergson, Le possible et le reel, dans La pensee et le mouvant, Pans, PUF, 1938, p. 111.

j. ima., p. iiz. 4. Ibid., p. 114. 5. Reinhart Kosellek, Le futur passe. Contribution a la sémantique des temps histo-

riques, Paris, Éd. de l'EHESS, 1990.

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tension elle-même en perpétuel mouvement et où les événements majeurs marquent les moments d'irréversibilité.

Pour G. H. Mead, «l'évaluation et la signification de toutes les histoires résident dans l'interprétation et le contrôle du pré- sent. Le fin mot de l' affaire est que le passé (ou la structure signi- ficative du passé) est aussi hypothétique que le futur»1. Adopter une telle perspective en sociologie a des implications méthodolo- giques importantes. Si le présent est le lieu de la réalité, dans les matériaux biographiques recueillis, il ne faudra pas traiter les élé- ments relatifs au passé comme décrivant une réalité échue, don- née et immuable (je fais l'économie pour l'instant du problème de la «fiabilité» du récit, il en sera question plus loin), et ceux relatifs à l'avenir comme hypothétiques ou déterminés par ce passé, mais comme deux récits se répondant mutuellement, gou- vernés dans leur ensemble par la situation présente, laquelle est d'emblée orientée vers l'avenir et grosse des actions que la per- sonne envisage2. Un exemple illustrera cette interdépendance du passé et de l'avenir. Mme Pascale A..., mère de quatre enfants, a été mariée deux fois. Suivie par plusieurs assistantes sociales, elle est totalement dépendante de l'aide publique. Les différents échanges que j'ai eus avec elle ont révélé une santé très fragilisée par une consommation d'alcool excessive. Pascale A... voit son avenir «de jour en jour. Je suis sûre au moins de m'en sortir. Parce qu'au moins je ne vois plus devant, je ne vois plus derrière, parce que je l'ai éliminé». Pascale A... veut certes oublier des expériences douloureuses, mais corrélativement elle pense que «de toute façon, plus on voit devant, moins on s'en sort».

Se projeter dans l'avenir ne pourrait se faire, semble-t-il, sans du même coup prendre en charge un passé qu'elle ne peut appri- voiser. Penser l'avenir, comme le passé, risque de faire perdre prise sur l'existence. Elle dit là, clairement, que l'orientation vers l'avenir et la représentation du passé sont pensées ensemble, et que le tout est gouverné par les nécessités de l'action, ici les nécessités de la sur- vie. Si le présent est le siège de l'élaboration conjointe du futur et du passé, l'impossibilité d'élaborer un passé acceptable contraint à limiter du même coup la profondeur de l'avenir envisageable à l'horizon quotidien. Pascale A... ne peut pas constituer son passé en ressource, en condition permettant d'expliquer et de gérer le pré- sent. Ces modalités d'articulation du passé et du futur sous les

1. George Herbert Mead, The philosophy of the present, Chicago, University of Chicago Press, p. 28.

2. Plus radicalement d ailleurs, ce changement de perspective ne concerne pas que la lecture des matériaux mais également leur production.

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contraintes de la situation presente sont d'autant plus visibles que la situation à vivre est exceptionnelle.

Robert Antelme relate la manière dont il vit sa relation à ses souvenirs personnels, alors qu'il est à Gandersheim1. «Il n'y a pas de futur dans les camps. »2 Dans ces conditions extrêmes de survie, l'évocation du monde dans lequel l'auteur a vécu se fait sous un mode qui interdit de construire une quelconque continuité avec le présent : «Le pain est fini, on va rentrer, s'enfoncer en soi, en regar- dant ses mains, s'enliser en regardant le poêle ou la figure d'un type, en étant là assis, s'enfoncer jusqu'à s'approcher de la figure de M..., de D..., là-bas. Je vais me souvenir que, là-bas, on me parlait. Il arrivait, en effet, qu'on ne s'adresse qu'à moi seul. J'étais comme un autre, là-bas, dans la rue. Et l'aisance, la gentillesse, les sourires... On était dans du miel là-bas. On passait d'une pièce à l'autre à la maison, on s'asseyait, on se couchait, sans attente, sans coupure, avec la facilité des nageurs dans l'eau. [...]. Je ne me vois que de dos là-bas, toujours de dos. La figure de M... sourit à celui queje ne vois que de dos. Et elle rit. Elle rit, mais ce n'est pas comme ça, je ne crois pas qu'elle riait comme ça. Quel est ce nouveau rire de M... ? C'est celui d'une femelle de l'usine que je reconnais. Je la vois et elle rit toujours. Ou c'est René qui rit comme ça. Je ne sais plus. Elle parle, et c'est faux, c'est la voix de n'importe qui, c'est une voix de crécelle. Quelle est cette voix ? Ça pourrait être la voix d'un homme. Sa figure est ouverte, elle rit. C'est le rire de celle qui m'a dit "Schnell, schnell, monsieur". Sa voix est morte. [...] Tout ce qui me reste, c'est de savoir. Savoir que M... a une voix, la voix que je sais qu'elle a. »3

Savoir et non pas se souvenir. Impossibilité de recomposer une image du souvenir. Une distance, un fossé. Constituer le passé dans sa fonction conditionnante du présent serait du même coup banaliser la situation présente, lui conférer un statut de nor- malité en l'inscrivant dans une relative continuité. Résister - dans une lutte qui «n'aura été que la revendication forcenée, et presque toujours solitaire, de rester, jusqu'au bout, des hommes »4 - induit un rapport au passé - fût-il agréable - qui est de l'ordre de la rupture.

1. Robert Antelme, L'espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957. Le texte a été écrit en 1947. « II n'y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L'hor- reur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent » (p. 11).

2. Et donc « se rappeler et penser n'est pas sage », Primo Levi, Si c'est un homme, Paris, Julliard, 1987.

ô. Robert Antelme, L espece humaine, op. cit., p. 113-114. 4. Ibid., p. 11.

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L'expérience de R. Antelme montre que les procédures de constitution de l'expérience biographique relèvent davantage d'une approche pragmatique que causale ou explicative. Ce n'est pas le passé qui détermine l'instauration d'une rupture, mais bien le présent de l'action. Par approche pragmatique, j'entends entre autres le fait que les personnes ne sont pas considérées avant tout comme le lieu de représentations, mais comme des êtres engagés dans des pratiques, des êtres qui agissent dans et sur le monde. Cela ne veut pas dire que l'on renonce à l'idée de représentations, mais notre action intelligente dans le monde se déroule le plus souvent sans être formulée. Elle découle d'une compréhension qui est en grande partie non explicitée.

Autrement dit, nous formons des représentations à certains moments et pas à d'autres1 - en particulier au moment des événe- ments marquants de l'existence - et les représentations que nous produisons ne sont intelligibles que par rapport à l'arrière-fond fourni par cette compréhension non formulée - une compréhen- sion «incorporée», selon l'expression de Charles Taylor2. Une telle option contraint du même coup à renoncer à une conception stric- tement représentationniste du langage et à la coupure radicale entre faits et significations. Lorsque G. H. Mead écrit que la structure significative du passé est révisable, il entend que les processus de coproduction des faits et des significations peuvent être repris, remaniés, révisés3.

Pour G. H. Mead la reconstruction du passé est inaugurée par un nouvel événement, et de nouveaux événements inaugurent de nouveaux passés4. Une reconstitution définitive du passé ne serait possible qu'en l'absence de tout nouvel événement possible, en l'absence absolue de futur. Ainsi, cette plasticité du passé n'est pas le fait du libre jeu de l'acteur. C'est l'irruption d'un événement marquant qui permet ou oblige à une réélaboration éventuelle du passé. On affirme là qu'une biographie n'est jamais donnée une fois pour toutes, mais également que sa malléabilité est limitée. La constitution de l'expérience est un processus discret et non continu.

1. Jean-Marc Ferry, Les puissances de l'expérience, t. 1, Paris, Cerf, 1991, p. 95. 2. Charles Taylor, Suivre une regle, Esprit, n 579/580, p. 560 ; voir aussi,

chez Louis Quéré, le passage de l'incarné à la description. Tournant des- criptif, op. cit., p. 163.

3. A ce titre, les événements privés et publics sont justiciables des mêmes ana- lyses. L' « affaire de Carpentras » fournit une illustration de ces processus de reprise ; voir M. Barthélémy, Événement et espace public. L'affaire Carpentras, dans Quaderni, n° 18 : Les espaces publics, automne 1992.

4. Pour une lecture argumentee de Mead, voir en particulier Hans Joas, G. H. Mead. A contemporary Re-examination of his thought, Cambridge, Polity Press, 1985.

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Si des événements peuvent modifier le rapport que Ton entretient avec le couple passé/futur, ils définissent en même temps des périodes de stabilité, de stabilité provisoire, d' « évidence jusqu'à nouvel ordre », selon l'expression de Husserl. Il s'agit dès lors d'une variabilité limitée, d'une indexicalité discrète, discontinue.

A côté de cette variabilité induite par les événements mar- quants de l'existence, une seconde source d'incertitude rend le récit du passé imprécis. A l'incertitude de «basculement » que l'on vient d'évoquer, il faut adjoindre une incertitude d' « ajustement ». L'en- quête sur le passé, elle-même gouvernée par les interrogations du présent, est de toute façon inachevableK Je serais tentée d'ajouter, à partir de mes travaux sur les événements biographiques, qu'elle l'est non seulement à cause de Yincomplétude des images de la mémoire, mais aussi à cause du «tranchant»2 des événements - douleur et dissonance cognitive - qui ne peut être radicalement réduit. «Aucun passé que l'on peut reconstruire ne répond aux exi- gences de la situation. Il y a toujours une référence à un passé qui ne peut être atteint. [...] On peut toujours concevoir que les impli- cations du présent devraient être explorées plus avant qu'elles ne le sont réellement, plus avant qu'elles peuvent l'être. »3 Le passé est donc hypothétique (précaire, partiel, mal assuré, susceptible de modification, provisoire) aussi à cause de son caractère irrémédia- blement insondable, même lorsqu'il est considéré comme donné. On n'en finit pas de l'interroger.

Ces thèses meadiennes sur le passé - stable jusqu'à nouvel ordre et partiellement insondable (l'enquête est interminable) - viennent conforter a posteriori les analyses formulées dans le cadre de mes propres enquêtes sur les événements biographiques4. Cette indexi- calité discontinue constitue à la fois la première figure du temps biographique et le cadre dans lequel s'inscrivent les autres figures du temps que je vais aborder maintenant.

1. On pourrait évidemment en faire un problème de « travail » de mémoire, celle-ci étant classiquement assimilée à une capacité psychologique. Son caractère éminemment défaillant induit une restitution toujours fragmentaire du passé, lequel étant implicitement conçu alors comme un ensemble de faits par rapport auxquels la question posée est celle de la restitution - éventuellement chronolo- gique - en amont de toute production de sens. Ce serait réduire la mémoire à sa seule dimension épistémologique (voir conférence de Paul Ricœur, Commémoration et remémoration, Collège international de philosophie, 10 janvier 1997).

2. La notion de « tranchant » de l'événement est empruntée à Paul Ricœur. 3. G. H. Mead, op. cit., p. 31. 4. Michele Leclerc-Ohve, Le dire de l événement (biographique), Lille, Presses du

Septentrion, 1997.

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La temporalité biographique 105

LE TEMPS PROPRE DE L'ÉVÉNEMENT

Le récit biographique

Le récit biographique a une double dimension. Il est perforrnatif, au sens où le récit institue lui-même une histoire. A ce titre il est justiciable des procédés d'analyse classiquement réservés aux œuvres de fiction. Par ailleurs, parce qu'il s'enracine dans l'expé- rience, il émarge également au genre historique. Cette dimension referentielle appelle des modalités d'analyse qui incluent un souci de vérification.

L'acte configurant qui préside à la mise en intrigue est un acte judicatoire qui consiste à «prendre ensemble». A ce titre un récit biographique n'est pas la simple trace d'une succession d'événements, ce n'est pas une chronique1. Une telle confusion reviendrait à confondre le mouvement, le passage, avec la succession des positions occupées. Il est utile de rappeler ici les pages que Bergson consacre à montrer que «tout changement réel est un changement indivisible»2. Dans un récit de fiction, cela se traduit par la présence d'un début et d'une fin. Dans un récit biographique, l'expérience montre qu'en général les narra- teurs décident également d'un événement qui clôt le récit propre- ment dit. Au-delà, la parole se fait autre, une voix off, une voix hors récit.

L'ajustement entre le récit produit et la vie n'est pas donné. D'une part, les entretiens visent - se rapportent à - une intrigue plus qu'ils n'en produisent. Un questionnement approfondi peut réduire l'écart, mais tout ne peut être dit. Et cette intrigue, ce « temps configuré » est lui-même le produit de mises en mots anté- rieures. Entre l'intrigue «disponible», en mémoire, et la vie, un second écart vient redoubler le premier : l'enquête est inachevable, a-t-on dit.

Un schéma permettra de clarifier comment l'acte de configura- tion articule ces temporalités différentes dans ces procédures d'ajus- tement que sont la mise en récit lors d'un entretien et la constitu- tion de l'expérience biographique.

1. Il y a là tout ce qui sépare le journal intime, écrit principalement au présent, et l'autobiographie au passé.

2. Henri Bergson, op. cit., p. 162.

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106 Michèle Ledere- Olive

Schéma. - Élaboration du récit biographique

renonciation a (temps vécu) _ mise en récit dans la

A' situation d'interlocution (])

le temps j A configuré constitution de

l'expérience A biographique (*)

la vie... (temps vécu)

(1) Cette mise en intrigue s'appuie sur un arrière-fond de compréhension incorporée et sur les fragments de récits déjà constitués.

(2) Elisabeth Giilich montre que la constitution de cette expérience biographique requiert une compétence narrative, largement indépendante de la compétence proprement linguistique, faite de formes expressives et évaluatives, de discours direct, d'emploi du présent comme temps narratif, de développements très détaillés de certains épisodes, etc. E. Giilich, Récit conversationnel et reconstruction interactive d'un événement, dans Alain Trognon, Ulrich Dausendschön-Gay, Ulrich Krafft et Christiane Riboni (dir.), La constitution interactive du quo- tidien, Nancy, pun, 1994.

Ce schéma n'a pas la prétention de décrire les processus effectifs de production des matériaux biographiques, mais de faire appa- raître deux choses. D'abord, une part seulement de l'expérience biographique est restituée/produite au cours des entretiens. Cette activité A' puise principalement, mais principalement seulement, ses ressources dans cette expérience, ce «temps configuré» qui lui- même ne se réduit pas aux mises en récit antérieures. Ensuite, la constitution de l'expérience, l'activité A, elle non plus, n'est pas une simple opération de reproduction et comporte une part de compréhension/énigme incorporée, non verbalisée, voire non ver- balisable. Mais, s'il y a lieu de noter les écarts, il faut impérative- ment, dans le même temps, souligner l'absence de coupure radicale entre ces moments du temps vécu et le temps biographique confi- guré qu'un événement peut remettre en question, et qui fait - ou peut faire - l'objet d'enquêtes complémentaires interminables.

L'événement biographique

Morphologiquement, un événement marquant se donne à voir comme un changement de situation : celle-ci ne peut plus être décrite

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avec les mêmes prédicats dès que l'événement survient. Les événe- ments marquants sont les points nodaux de l'expérience biogra- phique : c'est au moment où les représentations incorporées de soi, de la société et du monde sont bousculées que le sujet s'interroge, inter- prète, tente de produire un sens, de nouvelles représentations.

Un événement marquant comporte une part de radicalement nouveau irréductible à l'analyse - la consecution n'est pas réductible à une conséquence - mais il n'est pas pour autant une «boîte noire » irrémédiablement insondable. Il crée de multiples dissonances : cognitive - il donne à penser -, affective (voire physique) - il peut faire souffrir - et morale - on s'interroge sur l'injuste de la situation. La complexité même de l'événement - au double sens d'enquête inter- minable et de perte d'échelles1 - participe à la constitution de l'événe- ment comme événement majeur pour la personne concernée. Ces événements sont des moments privilégiés où s'élaborent conjointe- ment les faits et leurs significations.

Pour réduire ces dissonances - le tranchant de l'événement - la personne, le plus souvent, se tourne vers autrui. De fait, un événe- ment biographique est en général un événement intersubjectif et partagé. L'importance du désaveu dans la genèse des troubles psy- chologiques l'atteste2. Si bien que, lors de la rencontre avec le cher- cheur, des pans entiers de temps configuré, de récits «préfabri- qués», sont disponibles. L'échange peut être l'occasion de voir émerger des souvenirs enfouis, de former des configurations nou- velles, de procéder à des rapprochements inédits. Mais il ne s'agit que rarement d'un «premier récit». On est autant dans l'exercice de la reprise que de la coproduction. Ce qui rend exceptionnelle la rencontre avec le chercheur, c'est de parcourir l'ensemble de la biographie avec un regard relativement distancié. Au demeurant, l'aventure dans laquelle s'engage un narrateur lorsqu'il accepte de participer à cette recherche doit pouvoir être pensée dans les mêmes termes qu'un autre événement marquant de la biographie. C'est un événement parmi d'autres, rarement anodin.

J'ai souligné plus haut qu'il me paraissait nécessaire de penser ensemble le temps et les événements biographiques. C'est le couple (biographie, événements) qui fait sens. On ne peut décrire le déroulement d'une vie en omettant de mentionner les tournants de l'existence, les moments de bifurcation. A l'inverse, restituer un événement marquant requiert le plus souvent de l'inscrire dans la biographie prise dans son ensemble. Deux enquêtes, largement

1. Un incident dérisoire peut en effet faire basculer une situation. 2. Voir également ce que dit Jean-Marc Ferry des situations de choc, Les puis-

sances de l'expérience, op. cit., p. 107.

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autonomes, ont été menées qui privilégiaient chacune l'une des perspectives. La première, organisée autour de la question : « Quels sont, selon vous, les événements qui ont marqué ou orienté votre vie ? », voulait rendre compte de la structuration du temps biogra- phique1. Par ailleurs, l'approche proprement événementielle a donné lieu à des enquêtes à la fois plus légères et plus variées qui se poursuivent encore aujourd'hui. J'ai eu recours à des biographies et à des entretiens2 portant sur des événements particuliers (inceste, reconversion professionnelle, conversion religieuse, etc.), à des récits autobiographiques publiés, voire à des événements rapportés dans la presse.

La constitution de V événement

Les « récits » recueillis montrent que les processus d'échange au sein desquels se constitue l'événement sont en fait de deux ordres largement hétérogènes. Un premier processus que j'appelle proces- sus de partage, au sein duquel l'événement se déchiffre, s'individua- lise, où se formule un événement «pour soi», et un processus de sanction, où un autrui - personne ou institution : autrui spécifique dépendant de l'événement concerné - statue sur le «vrai » de l'évé- nement, où se définit un sens de l'événement pour autrui que le sujet doit ensuite s'approprier. La distinction entre ces deux types d'interaction est particulièrement visible lorsqu'on prend la mesure de ce qui sépare une disparition - qui pérennise une incertitude - d'un décès. L'absence de sanction par un rituel, par une instance qui, de l'extérieur, dit « ce qui est » entrave le travail de deuil.

Le sens de l'événement peut se stabiliser à l'issue de ces proces- sus de partage et de sanction, mais la sanction peut à son tour cons- tituer un événement qu'il faudra partager. Le «parcours séman- tique» de l'événement - les sens successifs qui le façonnent - est ainsi engendré par cette nécessité éventuelle de (ré) élaboration ou par les contingences de l'existence. Ces séquences, ponctuées par les interactions, définissent un temps interne de l'événement, lequel, par ailleurs et en dépit de cette extension temporelle, « s'accroche » au calendrier privé (dont il sera question plus loin) , par son « élé- ment de clôture ».

Le partage désigne un type d'interaction où l'issue de l'échange, produit exclusif de cette interaction, est le plus souvent renégo- ciable. La décision, si décision il y a, tient parce qu'elle est partagée.

1. Michèle Leclerc-Olive, Le dire de l'événement (biographique), op. cit. 2. On trouvera, dans un encadré placé en annexe, quelques indications

méthodologiques sur le dispositif d'enquête.

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Tout autre est l'interaction qui se noue entre une personne et une institution, fût-elle représentée par un de ses mandataires. S'il y a négociation, interaction entre ces deux personnes, la décision appartient en propre au représentant de l'institution ou à la per- sonne autorisée. Cette décision tient parce qu'elle est irrévocable, non négociable, au moins pour un temps. Il s'agit d'une interaction discontinue^ . Un laps de temps sépare la fin d'une éventuelle négo- ciation et la décision qui appartient en propre à l'un des deux interactants : un no man's time2, en quelque sorte, lieu d'irréversibilité où «les jeux sont faits ». La sanction3 est référée le plus souvent à des règles ou des logiques exogènes élaborées ailleurs. La sanction appartient à un modèle interactionnel ternaire, à l'inverse du par- tage régi par un schéma binaire.

Quelques exemples illustreront ce propos. D'abord, et c'est peut-être la figure emblématique de ce type d'événement : le concours de recrutement. Si le temps de préparation s'inscrit dans des relations de partage, le moment des épreuves marque une rup- ture : les jeux sont faits. Ce qui, à partir de ce moment, décide de l'issue relève de logiques exogènes sur lesquelles le candidat cesse d'avoir prise. Les reconversions professionnelles fonctionnent sur un schéma largement équivalent. Dans ce cas la sanction est celle du marché du travail. On voit également que dans les deux cas cette sanction peut à son tour constituer un événement dont il fau- dra éventuellement réduire le tranchant ! La métaphore du pari semble rendre assez bien compte de l'ensemble du dispositif1. Un * accident de santé nécessitant une greffe d'organe, un délit soumis à une décision de justice, etc., sont des événements biographiques où se distinguent clairement les deux types d'interaction que l'on vient

1. Paul Watzlawick, par exemple, distingue très clairement ce qu'il entend par interactions « continues » et déclare ne travailler que sur celles-ci. « II est presque inévitable qu'à ce niveau d'analyse le centre de l'attention soit les relations continues, c'est-à-dire celles qui sont importantes pour les deux parties et qui sont durables » (Paul Watzlawick, Janet Helmick, Don. D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972, p. 129).

2. Il est particulièrement frappant que, durant cette période, le sujet est le plus souvent dans l'impossibilité d'élaborer le moindre projet, le temps est provisoire- ment suspendu.

3. C est a travers les sanctions que 1 individu tait 1 experience des institutions sociales. Dans sa construction d'objectivité - le monde tel qu'il est pour lui - elles apparaissent non comme des construits sociaux mais comme des états de fait.

4. Une telle dénomination doit être justifiée et située par rapport au sens com- mun de ce terme. D'abord, le verbe parier est souvent utilisé pour désigner stricte- ment l'engagement d'une mise. Le pari, quant à lui, veut désigner ici l'ensemble du dispositif (le jeu) dans lequel cette mise s'intègre. Mais il s'agit d'un jeu particulier, d'un jeu en deux temps : celui de la mise (la formulation des vœux pour la conver- sion religieuse, l'inscription à une préparation de concours, etc.), qui s'inscrit dans des relations de partage, et le temps de la sanction réelle ou symbolique.

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d'identifier. Les deux types d'interaction n'interviennent pas dans la constitution de tout événement marquant. Un événement peut être largement partagé sans être sanctionné : «J'ai tué Hélène ! » Louis Althusser, ayant bénéficié d'un non-lieu, publie un texte autobiographique, L'avenir dure longtemps, pour tenter de clore l'événement malgré l'absence de sanction. A l'inverse, un événement peut être sanctionné sans être partagé : une maladie dissimulée à ses proches, par exemple.

Pour illustrer ces concepts, je prendrai un exemple issu de la lit- térature autobiographique1. Anny Duperey a publié successive- ment deux livres consacrés précisément à ce travail de production du sens d'un événement biographique marquant. L'événement dramatique dont il est question est à plus d'un titre exceptionnel, tant par sa nature que par la manière dont A. Duperey l'a « appri- voisé». Il n'en constitue pas moins un exemple particulièrement éclairant.

A. Duperey publie en 19922 un premier livre intitulé Le voile noir, où elle présente une série de photos réalisées par son père. En même temps que donner à voir au public ces photos, il s'agit sur- tout de tenter de recomposer quelques souvenirs de ses parents dis- parus alors qu'elle avait huit ans et demi. Le livre déroule une série de photos qui ne réveillent pas autant de souvenirs de son enfance que l'auteur l'aurait voulu.

«Ma mère-mystère... Je ne la vois pas. Elle m'échappe. Tout est flou et mon imagination glisse sur elle, impuissante. Un détail, pourtant. J'ai entendu dire d'elle [...]. »3

Après deux ans d'écriture autour des photos de son père - «longtemps j'ai voulu refaire le chemin, inventer le moi sans coupure, une vie sans l'accident de leur mort »4 - et malgré le refus inaugural d' « écrire ce qui s'était passé le matin où je les ai trou- vés »5, le livre se clôt sur le récit du drame, unique souvenir dont la trace s'est gravée dans le moindre détail. La description est minu- tieuse, douloureuse, poignante. C'est en fait «la seule séquence imprimée» que l'auteur garde de son enfance. Dans la nouvelle

1. L'ensemble de nos travaux conduit aux mêmes observations. La référence à un texte du domaine public réduit le problème déontologique lié à l'exploitation publique de matériaux « privés » en même temps qu'elle permet au lecteur de se reporter à un récit non abusivement résumé en quelques lignes. De plus, pouvoir appliquer cette analyse à des matériaux proprement autobiographiques accrédite l'idée qu'elle ne s'applique pas qu'à des artefacts biographiques produits à cet effet.

2. Elle a alors 40 ans et son fils aîné 8 ans et demi. 3. Anny Duperey, Le voile noir, Paris, Seuil, 1992, p. 145. 4. Ibid., p. 119. 5. Ibid., p. 196.

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maison dans laquelle ils venaient d'emménager, ses parents sont morts asphyxiés par un mauvais chauffe-eau. Le plombier, appelé au cours des semaines précédentes, avait tardé à venir réparer. Un dimanche matin, voyant ses parents « endormis » dans la salle de bain, l'enfant a donné l'alerte, mais trop tard. «C'est trop bête, à cinq minutes près on aurait pu les avoir», dit-on à ce moment-là1.

Après ce travail d'anamnèse, A. Duperey, dans un chapitre en forme d'ultime lettre à sa mère, énonce ce qui est pour elle le sens de l'événement (une première identification) au-delà de sa descrip- tion factuelle (son individuation) .

«Ton histoire, ta petite histoire qui s'est mal terminée est pareille à celle de tant de femmes [...] Le joyeux amant rencontré au travail [...] avec qui on marchait du même libre pas [...] un enfant déjà t'alourdit et t'entrave. [...] Quelques années encore et on quitte le travail, on reste à la maison, on ne suit plus. On se referme sur ses rêves trahis, on grossit un peu, on s'enlise dans le tricot... [...] La vie domestique à assumer toute seule, dans une maison qu'il avait choisie, lui, et que tu n'aimais pas... [...] Maintenant que je sais tout cela je ne peux m'empêcher de penser que c'est peut-être toi, c'est sans doute toi qui négligeas le danger, qui ne rap- pelas pas le plombier, qui le laissas passer tous les jours devant la maison sans l'arrêter, cette maison où tu t'ennuyais, selon tes propres paroles, "à mourir"... »2

L'ouvrage émeut un très grand nombre de personnes et A. Duperey reçoit un courrier abondant auquel elle choisit de répondre en écrivant un second livre intitulé Je vous écris, conçu tout à la fois comme une lettre collective adressée aux lecteurs qui lui ont écrit et composé comme un texte à plusieurs voix, le texte de l'auteur encadrant des lettres de lecteurs. L'écriture et le partage avec ses proches n'ont pas pu éponger sa peine. «Vous savez sans doute comme sont de peu d'aide justement les personnes les plus intimes. [...] Ce n'était pas parce que j'avais "craché le morceau" que c'était terminé, digéré, et qu'il n'y avait plus rien à dire, à chercher - au contraire. Bref, le dialogue était ailleurs. »3 Mais ces lettres de sympathie furent plus que cela. « II me fut offert la vérité sur ce qui s'était passé le matin de la mort de mes parents. Quand j'y pense, c'est vraiment extraordinaire et je ne connais pas d'au- teur dont la vision d'un événement capital dans sa vie ait été radi- calement transformée grâce à ses lecteurs ! »4

1. Ibid., p. 203-209. 2. Ibid., p. 223-225. 3. Anny Duperey, Je vous ems, h'ans, àeuil, 1W, p. lz. Les procedures de

partage ne peuvent suffire à « clore » l'événement. 4. Ibid.

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Que s'est-il passé entre le moment où l'auteur a posé son stylo après avoir écrit Le voile noir et la rédaction de ce nouvel ouvrage ? A. Duperey précise : « Ce ne sera pas une suite du livre, mais plutôt une conséquence1 - inattendue pour moi - une expérience d'écriture avec vous. »2

Ecriture d'un second livre bien sûr, mais aussi écriture (ou plu- tôt réécriture - réidentification - ) de l'événement. En effet, parmi les lettres que reçut A. Duperey, celle-ci, écrite par un médecin anesthésiste - autrui expert et autorisé - apporte la sanction du savoir scientifique sur ce qui s'est réellement passé le jour de l'acci- dent. «Votre livre m'a touchée plus queje ne pourrais vous le dire. Je suis médecin anesthésiste-réanimateur et je tiens à vous citer quelques extraits d'un livre sur les urgences médicales aux Editions Masson, publié en 1991. »3 Suit la description du tableau clinique d'une intoxication par l'oxyde de carbone. Le médecin poursuit :

«II est évident que vous avez eu un début d'intoxication à l'oxyde de carbone avec torpeur, bourdonnement d'oreilles, adynamie muscu- laire, puis la chute de votre mère essayant sans doute en vain d'atteindre la porte a entraîné la fermeture de celle-ci, vous soustrayant alors aux gaz toxiques.

«Vous vous êtes lentement réveillée et vous avez éprouvé le besoin instinctif d'aller dehors pour respirer, et vous avez repris vos esprits et retrouvé vos forces. [...] Cela, bien sûr, n'enlève rien à votre douleur mais de toute évidence vous n'êtes pas coupable. »

Pour A. Duperey cette lettre est une véritable révélation, « cette révélation que j'ai reconnue immédiatement comme la vérité de ce qui s'était passé »4. Cette seconde identification de l'événement, sanction formulée par une instance appropriée - la Médecine certi- fiée par la voix du Dictionnaire médical -, vient clore, sinon défini- tivement, au moins pour un temps, le parcours sémantique de cet événement biographique. Un travail de deuil peut commencer.

Cet exemple appelle quelques commentaires au-delà de la simple illustration des concepts introduits au début de ce para- graphe. D'abord, et ceci me paraît tout à fait essentiel, il n'y a rien de nécessaire dans le devenir d'un événement. Une part irréduc- tible de contingence - ici la décision de publier le premier livre puis le hasard d'une rencontre - en définit de manière essentielle la nature. Cette sanction, ce diagnostic scientifique aurait pu ne pas

1. C'est moi qui souligne. 2. Ibid., p. 13. 3. Ibid., p. 157-15«. 4. Ibid., p. 159.

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être prononcé1. Cet événement-catastrophe, «enkysté», presque dénié, aurait pu ne jamais trouver d'apaisement. Ensuite, cet exemple illustre bien, me semble-t-il, la distinction entre les deux types d'interaction qui ont été définis au début de ce texte - le Dic- tionnaire médical jouant le rôle de la Loi au nom de laquelle le « vrai » de l'événement est posé.

Par ailleurs, s'il convient de noter les éléments de contingence qui marquent le parcours sémantique de cet événement, il faut aussi noter dans le récit qui est fait de l'accident les expressions récurrentes qui relèvent de l'incertitude - «à quelques minutes près... ». Dire l'expérience de l'accident, c'est non seulement décrire ce qui s'est passé, c'est aussi, en même temps, envisager d'autres possibles, s'interroger sur cette fatalité, explorer d'autres alterna- tives. Quelques exemples puisés dans le texte d'A. Duperey suffi- ront à illustrer ce propos. Elle s'interroge sur le choix de ce pavil- lon de banlieue à l'origine du drame: «Alors quoi? Un simple tic d'après guerre, le pavillon individuel dans un nouveau quartier, le rêve stéréotypé du couple qui s'installe ? Simplement et bêtement ça ? Je ne comprends pas. Il y a un nœud que je n'arrive pas à démêler. Mais il ne fallait pas. Non, il n'aurait pas fallu... [...] On meurt ici ou ailleurs, me dira-t-on, et c'est le hasard. »2

Le drame, semble-t-il, aurait pu être évité : « Combien de temps perdu à errer dans la maison ? Et sur le balcon à tenter d'appeler en vain? Et la petite camarade qui s'obstine à demander ce que j'ai sans courir chercher son père. Et jusqu'à cette grille bêtement fer- mée qui fait obstacle. Pour aboutir à cette constatation : A cinq minutes près... »3

Apaiser la douleur, réduire le tranchant de l'événement, c'est bien réussir à échapper au langage de l'aléatoire ou de l'alternative :

« Comment faire pour qu'ils deviennent des morts "normaux" ? Comment faire pour ne plus penser que cette mort à trente ans, cette mort si bête alors que ma sœur et moi avions tant besoin d'eux, n'était pas une épouvantable erreur ? »4

Enfin, il est clair que la contribution spécifique de la sanction à l'identification de l'événement doit être appropriable et appropriée pour qu'un sens se stabilise. Ce processus de «clôture» de l'événe- ment peut demander du temps - le temps propre de l'événement, la seconde figure du temps biographique - couvre ici une période

1. Tel aurait pu être le cas si Anny Duperey avait fait le choix d'une psycho- thérapie plutôt que de la publication d'un livre, par exemple.

z. Anny uuperey, L.e voue noir, op. cit., p. zuz. X Ibid., p. zio. 4. Ibid., p. ¿X¿.

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de plus de vingt ans et il dépend parfois de circonstances contin- gentes. Si, dans le cas d' A. Duperey, l' événement a fini par être apprivoisé, à l'inverse la sanction peut constituer en elle-même un événement dont il faudra à son tour réduire le tranchant en l'insé- rant dans une histoire appropriable.

CALENDRIERS PRIVÉS ET TEMPS DISCRET

Evidemment il convient de distinguer plusieurs types d'événe- ments. On n'a pas retenu ici les événements « élémentaires », ano- dins, ni les événements récurrents, habituels que privilégie Piaget1. Nous ne traitons que des événements singuliers, marquants, majeurs. Mais il faut encore faire une distinction parmi ceux-ci entre les événements que l'on appellera « événements-catastrophes » et ceux qui, faute de mieux, seront désignés comme les « tournants de l'existence». Il ne s'agit pas de «catégories» distinctes à propre- ment parler, dans la mesure où elles ne sont pas étanches. Les tour- nants désignent plutôt la forme achevée de l'événement majeur tan- dis que la catastrophe en serait la forme inachevée, inachevable.

L'événement de la biographie de A. Duperey, qu'on aurait volontiers qualifié de catastrophe biographique à la lecture du pre- mier ouvrage, s'est finalement inscrit dans un récit appropriable, lui conférant ainsi une forme achevée, ouvrant sur un travail de deuil possible. A l'inverse, les événements incestueux, souvent dra- matiques, semblent trouver difficilement de réel apaisement. Un tournant de l'existence est au fond un événement par rapport auquel on a pu « tourner la page ».

La différenciation ainsi introduite découle en fait de deux fonc- tions analytiquement distinctes des événements biographiques : les événements-catastrophes (ou providentiels), loin de marquer une date, de structurer la biographie, au contraire l'informent dans sa globalité, irriguent la biographie dans tout son déroulement alors que les «tournants de l'existence» font date, marquent le temps : la sanction introduit de l'irréversibilité et de la discontinuité. Les catastrophes n'en finissent pas d'être réexaminées ou, à l'inverse, restent enkystées dans la mémoire, elles ne peuvent être durable- ment sanctionnées alors que les tournants finissent par s'inscrire

1. Pour Piaget, le temps ne se laisse pas penser spontanément : des structures logiques préalables doivent être acquises, lesquelles se développent à partir de l'ex- périence que l'enfant fait du monde. Cette expérience est d'abord complètement émiettée, et c'est le retour du même - de la faim, du repas, des objets - qui permet la constitution de la notion de temps. Si celui-ci est d'abord discontinu, c'est la répétition du même et non le durable qui en constitue l'expérience originaire.

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dans un récit qui en stabilise le sens, un sens viable qui en clôture, au moins pour un temps, la dérive.

La première fonction de l'événement consiste à inscrire une date dans un calendrier qui lui préexiste. Une autre fonction, à peine dissociable de la première lorsqu'on n'a pas affaire précisé- ment à des « événements-catastrophes », réside dans la constitution du calendrier lui-même, ou plutôt de sa possibilité. Les «tournants » ne viennent pas seulement s'inscrire sur l'axe du temps, ils le cons- tituent dans le même mouvement. Parce qu'il crée du désordre, l'événement donne à penser, il oblige à produire des représenta- tions, et par là, il fait date. L'opération de repérage sur le temps qui coule s'accompagne d'un processus plus structurant de production d'un temps « discret » : en même temps que l'événement change le contenu de l'expérience, il fournit des outils ou des modèles pour organiser le champ d'expérience et penser le temps. Marques et matrice tout à la fois. Alors qu'ils donnent à penser, les événements informent un calendrier privé, un temps d'accueil, où s'inscrit ce qui arrive1. Le tempo biographique, en tant que forme2, que scansion, annonce la temporalité de ce qui est à venir. «Le temps suppose une vue sur le temps », écrit Merleau-Ponty. D'une part, le temps et la «vue sur le temps» se construisent conjointement, et, d'autre part, avoir une « vue sur le temps » suppose cette expérience fonda- mentale et spécifique du temps issue de l'apprivoisement du désordre de l'événement évoqué plus haut.

Cette double fonction de l'événement - ajouter à l'expérience et marquer le temps, d'une part, participer à la constitution même d'un scheme discret pour penser le temps, d'autre part - échappe à une analyse strictement séquentielle du récit ; en revanche elle apparaît de manière relativement claire lorsqu'on collige le récit avec les « lignes de vie » que les narrateurs tracent à la fin de la série d'entretiens3. Cette dimension structurante se révèle précisément lorsqu'elle est entravée, tant que le désordre affectif et symbolique

1. Voir a ce sujet les travaux de Harvey Sacks sur les calendriers privés, travaux cités par Jean-Luc Petit, La constitution de l'événement social, dans L'événement en perspective, Raisons pratiques, n° 1, 1992.

2. Ou plutôt en tant que forme « dérivée », une forme qui relève de l'appren- tissage de niveau II de Gregory Bateson : « Le changement implique un processus. Mais les processus eux-mêmes sont exposés au changement. Un processus peut s'accélérer, se ralentir ou peut subir encore d'autres types de changement qui nous feront dire qu'il s'agit dès lors d'un processus "différent" » (Vers une écologie de l'es- prit 1, Pans, Seuil, 1977, p. 257).

Ó. Le trace d une « ligne de vie » est demande aux narrateurs a la tin de la serie d'entretiens (voir en annexe le dispositif d'enquête). Il pourrait n'être considéré que comme un matériau primaire à la fois suspect et dérisoire. Suspect parce qu'il entretient l'illusion biographique de continuité et de maîtrise. D érisoire: car," utilisé d'ordinaire comme « embrayeur » d'un entretien biographique, sa charge informa-

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de l'événement n'a pu être domestiqué, lorsque ce qui est arrivé est traumatique au point que la possibilité même de recueillir le temps de l'expérience est compromis. Pour pouvoir tourner la page, encore faut-il pouvoir tourner une page1. Les tournants de l'exis- tence, parce que leurs sanctions sont appropriates, parce qu'ils permettent à la fois « de se souvenir et d'oublier », participent à la formation d'un calendrier, d'un temps discret, d'un tempo. Mais ce «produit» de l'expérience n'accompagne pas l'événement d'em- blée. Il se constitue dans l'après-coup de la production du sens et au sein d'interactions avec autrui. Produire ce temps discret ne se réduit pas à ce que Piaget appelle «comprendre le temps» qu'il identifie à la capacité narrative2. Nos entretiens montrent que l'on peut conduire un récit tout en exprimant un rapport d'évitement ou de fascination par rapport au temps, d'une part, et sans que se mette en place un calendrier privé, d'autre part. La structuration du temps relève d'une compréhension incorporée, affiliée à un

tive est insignifiante. Les « lignes de vie » que nous avons analysées, a l inverse, sont tracées lorsque le travail d'anamnèse a mis à portée de main de multiples souvenirs non encore exhumés au début des rencontres. D'autre part, ces « lignes de vie » ne sont pas considérées comme un matériau en soi. Leur analyse est une mise en regard réglée avec les entretiens proprement dits qui font droit aux discontinuités biographiques, aux moments de déliaison, à partir d'une question introductive focalisée sur les événements marquants ; voir Michèle Leclerc-Olive, Lignes de vie, op. cit.

1 . Dans son second ouvrage Anny Duperey relate un rêve où apparaît sa mère et commente ensuite : « Depuis, j'ai compris une chose à laquelle je n'avais jamais prêté attention : j'oublie toutes les dates et je n'en note aucune. Après celle de la mort de mes parents, que j'avais bien sûr gommée de ma mémoire, aucune autre ne se gravait en moi [...]. En fait, il n'y avait rien de marquant, rien à marquer dans ce long ruban de temps à vivre entre le jour où ils avaient disparu et celui où je les rejoindrais. Rien à inscrire pour mémoire... J'ai commencé à reprendre pied, reprendre date dans mon temps jusque-là sans véritables repères. Et je com- mençai ce livre par une première date-mémorial pour moi, comme si c'était important de poser cela avant tout : "J'ai fini d'écrire le 15 septembre 1991" », Je vous écris, p. 59-60. Dire que les événements-catastrophes sont à l'origine de profondes perturbations du rapport au temps n'est pas nouveau. Voir en particulier Henri Maldiney, L'homme et la folie, Grenoble, Millón, 1991. Il s'agit plutôt d'élucider les processus sociaux à l'œuvre dans ces structurations/déstructurations du temps.

2. La capacité narrative définie par Piaget n est pas exactement la competence narrative d'Elisabeth Giilich. « Comprendre le temps, c'est s'affranchir du présent : non pas seulement anticiper l'avenir en fonction des régularités inconsciemment établies dans le passé, mais dérouler une suite d'états dont aucun n'est semblable aux autres. [...] Comprendre le temps, c'est transcender l'espace par un effort mobile : c'est essentiellement faire acte de réversibilité. Suivre le temps, selon le seul cours irréversible des événements, ce n'est pas le comprendre, mais le vivre sans en prendre conscience. Le connaître, c'est au contraire le remonter ou le des- cendre en dépassant sans cesse la marche réelle des événements » (Jean Piaget, Le développement de la notion de temps chez l'enfant, Paris, puf, 1973, p. 274).

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La temporalité biographique 117

arrière-fond - l'expérience biographique - que la narration aide à structurer mais sans pour autant en venir toujours à bout.

Ce temps discret, décrit comme un ensemble de repères instal- lés sur un temps indifférencié, a été coproduit sous les injonctions du réel et des nécessités de l'action. Mais, en retour, parce qu'il est en même temps un « scheme pour apprendre », dirait Bateson, une matrice d'accueil pour des événements à venir, il est lui-même une condition du projet. Husserl distingue deux rapports au futur. «Le rapport au futur que l'on peut appeler projet, et qui pose le futur en tant que futur, c'est-à-dire en tant que possible constitué comme tel, donc comme pouvant arriver ou ne pas arriver, s'oppose au rap- port au futur qu'il appelle protension ou anticipation préperceptive, rapport à un futur qui n'en est pas un, à un futur qui est un quasi présent. »]

Le futur bourdieusien, attaché à la continuité de Y habitus, relève principalement de ce que la phénoménologie nomme protension, la pratique emportant avec elle, comme dans un geste, ce qui était déjà entamé. «Loin d'être une condition a priori de l'historicité, le temps est ce que l'activité pratique produit dans l'acte même de se produire. C'est parce que l'habitus est le produit de l'incorporation des régularités et des tendances immanentes du monde qu'il enferme l'anticipation à l'état pratique de ces tendances et de ces régularités, c'est-à-dire la référence non thétique à un avenir inscrit dans le présent immédiat. Le temps s'engendre dans le passage à l'acte, ou à la pensée, qui est, par définition, présentification et déprésentification, c'est-à-dire, dans le langage du sens commun, "passage" du temps. »2 Dans cette conception du temps, dimension immanente de la pratique, le temps continu de la protension est premier.

Il manque dès lors, pour penser le futur comme aléatoire, comme possible pouvant ne pas arriver, la ressource d'un temps discontinu, discret - ce qu'illustrent les travaux de R. Dulong sur la constitution du futur3. R. Dulong greffe son argument sur les ana- lyses de R. Duval, lequel souligne que les événements futurs relè- vent de deux dimensions formellement distinctes, leur éloignement dans le temps et leur modalité d'être : «Le "pas encore" et le "sera présent" correspondent à deux dimensions différentes et indépen- dantes, celle, modale, des occurrences, et celle, extensionnelle, de la

1. Pierre Bourdieu, Entretien sur la pratique, le temps et l'histoire, dans Rai- sons pratiques, Seuil, 1994, p. 155.

2. Ibid. 3. Renaud Dulong, La constitution du futur dans le présent des interactions,

dans La théorie de l'action. Le sujet pratique en débat, coordonné par Paul Ladrière, Patrick Pharo et Louis Quéré, Paris, Éd. du CNRS, 1993.

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durée. »l A partir de l'engagement que constitue l'acceptation d'un rendez-vous, le propos de R. Dulong est de montrer que, «à côté de la promesse, valant pour un point du temps à venir, est implici- tement contracté un engagement portant sur la durée qui l'en sépare »2. Nous retiendrons ici qu'une pensée de l'avenir en termes de protension, de présent continué, est seconde par rapport à une pensée de l'avenir en termes de projet, lequel s'inscrit dans un temps discret, et requiert, pour être dit, les jeux de langage de l'aléatoire et du possible.

L'absence de repères temporels liée aux catastrophes biographi- ques et ce que l'on appelle parfois le «temps en miettes» de cer- taines personnes en situation précaire réduisent le temps du futur au présent continué de la protension. Pascale A..., dont il a été question au début de l'article, le répète : « Plus on voit devant, moins on s'en sort. [...] je vis au jour le jour. » Le temps discret de la biographie apparaît comme un scheme transitif fondamental entre le champ d'expérience et l'horizon d'attente.

Par ailleurs, il semble que ce temps discret ne dérive pas d'un temps continu, toujours déjà donné, par «ajout» après coup d'une qualité supplémentaire comme c'est le cas actuellement pour l'irréversibilité en physique3. La continuité est au fond déjà une morphologie. Ce serait, à l'inverse, ce temps discret, premier compte rendu de l'expé- rience issue d'un temps initialement amorphe et indifférencié, qui per- met, d'une part, de produire et de concevoir le temps continu - le temps de la stabilité - et, d'autre part, déjouer le rôle d'un calendrier d'accueil pour y inscrire les événements qui adviennent4.

Par ailleurs ce temps discret, qui est à la fois le temps assujetti à la sanction et le temps du projet, est une condition de possibilité de la représentation du futur comme aléatoire - et non comme indif- férencié -, comme aléatoire rendant possible un choix, une déci- sion. Le travail rétrospectif sur ce qui a été mais aurait pu ne pas être, cette expérience de l'aléatoire à travers l'événement qui sur- prend, constituerait en même temps des outils pour s'orienter en situation d'incertitude.

1. Raymond Duval, Temps et vigilance, Paris, Vrin, 1990, p. 228. «Tout se passe comme si la prévision d'un rendez-vous, par exemple, servait moins à repérer une nouvelle heure de retrouvailles qu'à présentifier l'horizon à venir - et donc à le constituer - en s'afFirmant mutuellement la prévisibilité du monde et en s'enga- geant à soutenir le cadre institutionnel de l'interaction au-delà du présent de la situation » (ibid., p. 231).

2. Renaud Dulong, La constitution du futur..., op. cit., p. 226. 3. Voir par exemple l'article de Jean-Marc Lévy-Leblond, Quel temps fait-

on ?, dans É. Klein et M. Spiro (dir.), Le temps et sa flèche, Paris, Flammarion, 1996. 4. Les travaux de Sacks confirment, me semble-t-il, ces observations.

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ANNEXE

Le dispositif d'enquête

Même si les réflexions présentées dans cet article ne concernent pas directement les questions méthodologiques, il me semble important de décrire sommairement les principes sur lesquels repose le dispositif d'en- quête dans le cadre duquel les récits biographiques ont été recueillis.

D'abord, la rencontre avec le chercheur doit répondre à un désir ou un besoin du narrateur. L'expérience montre d'ailleurs qu'en général un événement «déclencheur» est à l'origine de l'engagement de la personne dans cette aventure. Il s'agit bien plus d'arriver au bon moment que de rencontrer le «bon informateur». Toute biographie n'est-elle pas digne d'intérêt ? Cette contrainte que l'on se donne complique considérablement les stratégies de prise de contact, puisqu'il y a heu de confier l'initiative au futur narrateur. Cela requiert des stratégies de communication en milieu ouvert : faire savoir qu'on est disposé à recueillir l'expérience biogra- phique de toute personne qui en manifestera le désir... Le plus souvent cette information est confiée à des intermédiaires éventuels afin de faciliter le refus - difficile dans le jeu d'une demande directe - et une démarche volontaire du narrateur.

Le pacte noué avec le narrateur se forme autour d'un protocole et d'une question. Cette dernière, qui a été citée plus haut, doit être entendue dans le sens pragmatique qui a déjà été évoqué. Il s'agit surtout de se demander «comment ça s'est passé concrètement» plutôt que de se demander «qui ai-je été? », de se placer dans une problématique de l'action et non de l'être. Le protocole d'entretien peut être décrit rapidement : en général, quatre à cinq entretiens répartis sur un an et demi environ, resti- tution éventuelle de la retranscription d'un entretien avant le suivant afin que celle-ci puisse servir de base d'échange. L'entretien lui-même est conçu comme un travail partagé facilité par un questionnement qui conjugue le souci de comprendre ce qui s'est réellement passé sans pour autant se montrer intrusif. On clôt la série d'entretiens de manière concer- tée : lorsque le narrateur et le chercheur partagent le sentiment que l'essen- tiel a été dit. L'échange doit se terminer par une «bonne fin».

Lorsqu'ils n'ont pas été extraits de la littérature ou de la presse, les matériaux recueillis se composent le plus souvent de ces retranscriptions d'entretiens, parfois de courriers, de photos, et complétés toujours par une «ligne de vie» tracée à la fin de la série d'entretiens1.

Deux procédures d'analyse organisent le traitement des matériaux : l'individuation et l'identification des événements2. Si elles se déclinent de manière spécifique pour les matériaux dont dispose le chercheur, elles

1. Une analyse détaillée de cette procédure est présentée dans Michèle Leclerc-Olive, Lignes de vie, op. cit.

2. Pour les événements historiques, ces procédures sont décrites par Reinhart Kosellek dans Le futur passé ..., op. cit.

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sont, dans leur principe, identiques à celles que chacun met en œuvre pour mettre en intrigue sa propre expérience biographique.

L'individuation des événements marquants résulte de la convergence d'un faisceau de critères que l'on peut énumérer, sans qu'il s'agisse à pro- prement parler de «méthode»: c'est là affaire de jugement et non de tech- nique. Au nombre de ces critères, citons la fréquence d'évocation (à manier avec prudence, notamment à cause de la pluralité des entretiens), la richesse de la narration, la densité des liens qui lient l'événement à d'au- tres événements ou à d'autres fragments de discours, l'ordre d'occurrence dans le récit, les commentaires du narrateur qualifiant lui-même l'impor- tance de l'événement, les creux et les pics de la ligne de vie, etc. L'identi- fication, ensuite, consiste à conférer un sens à l'événement, notamment en l'inscrivant dans une histoire.

Parce que le tranchant de l'événement ne se laisse jamais réduire com- plètement, son évocation se traduit par une actualisation de ce qui s'est passé - des marqueurs linguistiques effectuent cette « présentification » : flexion des verbes, style direct, dialogues: l'événement est «revécu»1. En général, un événement marquant est un événement complexe : il articule plusieurs événements élémentaires plus ou moins simultanés ou liés. Dans le récit, l'un d'eux sert d' «étiquette», d' «élément de clôture» à la configu- ration d'ensemble.

Evidemment, à l'inverse, certains événements peuvent n'apparaître qu'en creux dans le récit: les blancs, les élisions, les omissions, les déro- bades sont parfois des signes qui disent ce qui ne peut être dit. Les méta- phores créées, les tics narratifs peuvent également prendre le relais de la langue bien maîtrisée lorsque celle-ci échoue à dire l'événement.

CLERSÉ, IFRESI CNRS

2, rue des Canonniers 59800 Lille

1. L'entretien biographique de Khaled Kelkal publié dans Le Monde (5 octobre 1995) fournit plusieurs exemples de «présentification»; voir notam- ment le récit de l'entrée en prison : le narrateur se reporte mentalement au temps qui précède son arrestation, ce qui se traduit par l'usage d'un verbe au futur.

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