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Figures de Marie - Sénevé Chandeleur 2019 · 2019. 7. 5. · Chandeleur 2019 «Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu’un homme a pris et a semé dans son

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Le Sénevé est le journal des aumôneries chrétiennes de l’École NormaleSupérieure et de l’École Nationale des Chartes

SénevéFigures de Marie

Chandeleur 2019

« Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu’unhomme a pris et a semé dans son champ. C’est bien la plus petite detoutes les graines, mais, quand il a poussé, c’est la plus grande de toutesles plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseauxdu ciel viennent s’abriter dans ses branches. » (Mt 13, 31–32)

Couverture : Saint Luc peignant la Vierge, Maarten van Heemskerck, vers1550, Musée des beaux-arts de RennesRédacteur en chef : Béatrice Rouchon

Graphisme : Mikaël Quesseveur

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Éditorial

Lorsque nous disons que Marie est mère de Dieu, nous affirmonsqu’elle est la vraie mère du Verbe Incarné. En acceptant l’annonce del’ange et en recevant le Christ en son sein, la Vierge Marie collabored’une façon unique au plan divin du salut car c’est son fiat qui permetl’Incarnation. « Par l’Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marieet s’est fait homme » : Marie enfante le corps du Christ et, en cela, lefait entrer dans notre humanité. C’est aussi Marie qui nous est donnéecomme mère par le Christ lui-même sur la Croix. Elle est donc cemaillon incontournable de notre lien au Christ, lui qui est vrai Dieu et,par elle, vrai homme.

C’est pour cela que, dans notre humanité, nous avons si souventrecours à la Vierge pour apprendre à accueillir le Seigneur. Et, depuisles premiers temps de l’Église, elle est présente pour nous, comme Nou-velle Ève, Vierge des Vierges, Reine des Apôtres, Trône de la Sagesse,Médiatrice de toute grâce, Secours des Pêcheurs. . . Il serait impossiblede citer ici tous les visages de Marie, qui sont autant de voies d’accèsà son Fils, vers lequel elle nous invite toujours à regarder.

Sous le terme de figures, c’est cette richesse de la présence de Marieque les rédacteurs de ce Sénevé se sont donné comme thème de médi-tation. D’abord, parce qu’elle est toute entière tournée vers le Christ,parce qu’Il a voulu passer par elle pour venir à nous, nous savons qu’elleest cette Porte du Ciel par laquelle nous aussi, nous pouvons passerpour aller vers Lui. Avec sa profonde humanité, la Sainte Vierge estextraordinairement proche de nous : c’est pourquoi les artistes ont tantaimé la dépeindre dans leurs œuvres, et les peuples se placer sous saprotection. Elle est, enfin, l’exemple du parfait disciple, le modèle detoute vie sainte.

On le voit en couverture de ce Sénevé : à l’évangéliste saint Luc,en qui une antique tradition a vu le premier portraitiste de la Vierge,comme à tous ceux, artistes ou non, qui donnent « figure » à Mariedans leur vie, elle révèlera toujours Jésus au creux de ses bras.

Béatrice Rouchon

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Table des matières

I Marie, mère de Dieu et notre mère 3Clotilde Perret, Avec Marie, écouter la Parole et croireen l’œuvre de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5Benjamin Arnaud, Aux origines du culte marial . . . . . 11Mikaël Quesseveur, Le manteau de la sainte Vierge Marie 17Louis Gundermann, Marie, notre gilet pare-balles ? . . . 45Matthieu Aucante, Marie, un pont entre chrétiens et mu-sulmans ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

II Figures et représentations de la Vierge dansles arts 81

Joy Cador, Figures de la Vierge dans la peinture italiennede la Renaissance : du Trecento à Michel-Ange . . . . . . 83Alice Mollet, Botticelli et la Vierge : les figures de laMadone . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97Joseph Brichet, « L’essence de la médiation qui adou-cit » : Gerard Manley Hopkins et la Vierge Marie . . . . . 105Héloïse Mahé, À l’école de Marie au son de l’Angélus clau-délien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119Jean Nowack, La Vierge et la prière chez Charles Péguy 133Faustine Crochu, Marie dans l’histoire du sanctuaire deRocamadour : les Litanies à la Vierge noire de FrancisPoulenc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

III Géographie mariale 161Sixte Roche-Bruyn, Notre-Dame de Rocamadour . . . . 163Stephan Eisenburger, Maria Patrona Bavariae . . . . . 167Vianney Mennecier, La Sainte Vierge chez les Maro-nites : Notre-Dame du Liban . . . . . . . . . . . . . . . . 185

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IV Marie, modèle de la sequela Christi au fé-minin 195

Augustin Mahé, Sainte Clotilde, héritière de la Vierge Ma-rie dans l’Histoire des Francs d’Aimoin de Fleury . . . . . 197Anne-Laure de Percin, Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

V Talassades 237Eloi Massoulié, Elric Angot, Analyse thématique et pic-turale d’une icône religieuse : un travail sérieux . . . . . . 239Béatrice Rouchon, Mother Mary et Lady Madonna : fi-gures mariales et piété filiale dans l’œuvre des Beatles . . 247

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Première partie

Marie, mère de Dieu etnotre mère

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Avec Marie, écouter la Parole etcroire en l’œuvre de Dieu

Clotilde Perret

Nous écoutons la Parole de Dieu, et nous essayons d’être attentifs àsa Présence à travers les événements de nos vies. Ces deux dimensionssont liées : nous croyons que la Parole de Dieu s’accomplit en chacunede nos vies. Ce lien entre la Parole et notre quotidien est toutefois pournous un peu mystérieux. . .

Marie, jeune fille d’Israël, l’a vécu d’une manière toute particulière,puisqu’elle a accueilli Jésus, la Parole faite chair. La scène de l’Annon-ciation nous donne à contempler la manière dont Marie a accueilli laParole et l’œuvre de Dieu. Prenons-la pour guide, pour essayer nousaussi, là où nous sommes, d’en faire de même !

I L’Annonciation : Marie écoute et croit

Marie est une jeune fille d’Israël. Ses parents, Anne et Joachim,lui ont très certainement appris à connaître et à aimer les Paroles deDieu qu’Israël médite depuis des siècles. Il y a la Torah, récit des ori-gines et de la longue marche du peuple vers la Terre Promise. Pendantcette marche, le peuple a fait l’expérience qu’il avait besoin d’être guidépour avancer dans les voies de son Seigneur. Dieu avait choisi et sou-tenu Moïse pour accomplir cette mission. Moïse n’entrera pas en TerrePromise, sa mission s’achève lorsqu’il a mené le peuple jusqu’au seuil.Mais dans les dernières paroles qu’il adresse au peuple, il promet, de lapart de Dieu, que le peuple ne sera pas laissé sans guide : « le Seigneurton Dieu suscitera pour toi, du milieu de toi, un prophète comme moi,que vous écouterez » (Dt 18, 15). Ainsi, Israël vit dans l’attente de laréalisation de cette promesse.

Le Seigneur guide son peuple, mais il parle aussi au cœur de chacundes enfants d’Israël : « écoute ma fille, regarde et tends l’oreille. . . »(Ps 45). Le psalmiste invite chacun à se laisser rencontrer par son Sei-

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Avec Marie, écouter la Parole et croire en l’œuvre de Dieu

gneur. Ainsi, « Marie vibre à l’unisson de l’attente de son peuple 1 »,elle attend en son cœur et avec tout Israël. Les prophètes ont égalementravivé au cœur d’Israël l’attente d’un Sauveur, rappelant avec les motset dans le contexte de leur époque la promesse du Dieu d’Israël. Parexemple, le prophète Isaïe s’adresse au roi Achaz et lui dit : « voici, lajeune femme est enceinte, elle va enfanter un fils, et elle lui donnera lenom d’Emmanuel » (Is 7, 14).

Marie était sans doute en train de méditer l’Écriture lorsque l’Angevient la visiter. Les peintres qui ont représenté le mystère de l’Annon-ciation sont attentifs à ce détail : souvent, la Vierge est représentée avecun livre ouvert. L’évangéliste Luc nous rapporte les paroles de l’Ange :« Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voicique tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l’appellerasdu nom de Jésus. Il sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut. LeSeigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il régnera surla maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin. »(Lc 1, 30-33)

François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin, en propose un com-mentaire :

L’Ange surprend la Vierge en train d’écouter et, pour luiapprendre quelque chose de nouveau, il lui parle l’Écrituremême, tissant un centon de textes qui lui sont familiers, desorte que la Vierge comprend à mots couverts de quoi ils’agit. La Vierge fait consonner tout bas les textes qu’elle alus dans le Livre avec les paroles vives de l’Ange ; elle écoutel’accord, elle compare, elle confère – conferens in suo cordo(Lc 2, 19) – et elle vérifie ; la Parole se vérifie en elle 2.

L’annonce de l’Ange est donc, pour Marie, la promesse de la réalisa-tion en sa vie, en sa chair, de ce que tout son peuple médite et attend.Les textes bibliques et la parole de l’Ange ont les mêmes harmonies.Alors, Marie accorde à la parole de l’Ange sa foi, car elle reconnaît lesmots qui habitaient sa prière.

Pourtant, entre l’annonce d’un règne éternel et cette vie qui com-mence à naître, invisible même à Marie en ses premiers instants, quelle

1. Marie-Amélie Le Bourgeois, « Marie, l’attente de tout un peuple », Christus,n°206, mai 2005, p. 10-22.

2. Fr. François Cassingena-Trévedy o.s.b., Nazareth, maison du livre. Nou-velles considérations sur la lectio divina, Genève, Ad Solem, 2004.

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Clotilde Perret

disproportion ! Marie ne reste pas seule avec ce grand secret. L’Ange luiindique une compagne, sa cousine Élisabeth, qui a, elle aussi, été visitéepar Dieu. L’arrivée de Marie suscite mystérieusement une grande joiepour l’enfant que porte Élisabeth. Alors, Élisabeth, devançant la parolede sa cousine, la bénit : « Comment m’est-il donné que vienne à moila mère de mon Seigneur ? Car, vois-tu, dès l’instant où ta salutationa frappé mes oreilles, l’enfant a tressailli d’allégresse en mon sein. Oui,bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été ditde la part du Seigneur ! » (Lc 1, 43-45).

La promesse inouïe à laquelle Marie a généreusement accordé sa foireçoit d’Élisabeth une confirmation : Élisabeth nomme sa cousine la« mère de [son] Seigneur ». Élisabeth reconnaît aussi le don que Mariea fait à Dieu : sa confiance en la Parole de Dieu qui s’accomplira enson temps. Marie laisse alors jaillir sa joie, dans un cantique d’action degrâce : « mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur ! » (Lc 1, 47).

Ainsi, la première demeure de Dieu en Marie, c’est son cœur. Elle estfaçonnée par l’écoute de la Parole. Elle accueille avec foi, soutenue parsa cousine, cette réalité qui lui est au départ impalpable. L’Incarnation,vie nouvelle de Dieu au milieu de nous, commence très simplement, dansun dialogue. « Comme l’enseignent les Pères, Marie a conçu son Fils enson esprit avant de le concevoir en son sein, précisément par la foi 3. »

II « Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce pas-sage de l’Ecriture » (Lc 4, 21)

Marie a cru en l’accomplissement des promesses reçues des parolesvives de l’Ange, tissées avec les textes qu’elle méditait d’un cœur at-tentif et aimant. En Marie, nous pouvons contempler la manière dontDieu fait alliance avec l’humanité : avec discrétion, il demande à ac-complir pour nous sa promesse. Ainsi, Marie nous montre un cheminpour accueillir l’œuvre de Dieu en nos vies : laissons-nous guider !

Dieu rejoint Marie en lui parlant avec des mots qui lui sont familiers :la parole de l’Ange a les mêmes harmonies que l’Écriture. Marie devaitl’écouter et la méditer souvent en son cœur. Nous pouvons nous aussinous « situer en annonciation », « en attitude telle qu’à nous aussi,

3. Jean-Paul II, Redemptoris Mater, 1987, cité in Christus, 2004

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Avec Marie, écouter la Parole et croire en l’œuvre de Dieu

le Verbe puisse arriver, telle qu’en nous aussi le Verbe puisse prendreconsistance 4. » Dieu espère vivre cette rencontre avec chacun de nous.

Marie entend que cette Parole s’adresse à elle personnellement, etqu’elle lui donne une mission particulière. L’évangéliste exprime l’éton-nement de Marie : « à cette parole elle fut toute troublée, et elle sedemandait ce que signifiait cette salutation » (Lc 1, 29). Nous aussipeut-être, certaines paroles ou certains événements nous interpellentplus spécialement, sans que nous percevions toujours bien pourquoi.

Marie a gardé en son cœur des paroles et des événements qui l’ontmarquée. Les harmoniques s’accordent : elle croit que ce qu’elle perçoitest l’œuvre discrète mais bien réelle du Seigneur, le Dieu d’Israël. La foide Marie est audacieuse, car, à vues humaines, l’annonce de la naissanceen elle de celui qui sera appelé « Fils du Très Haut » peut paraîtredémesurée !

Enfin, la rencontre de Marie avec l’Ange se poursuit dans la ren-contre avec sa cousine Élisabeth : Marie n’est pas seule, c’est avec sacousine qu’elle se réjouit de l’œuvre de Dieu en leurs vies. Ensemble,elles sont remplies de reconnaissance pour cette incarnation des pro-messes qui leur ont été faites : le Verbe s’est fait chair ! Nous aussi,nous pouvons compter les uns sur les autres pour accueillir ensemblel’œuvre de Dieu.

Ainsi, en Marie, « la sainte lecture accouche en incarnation 5 », ditFrançois Cassingena-Trévedy. Nous sommes appelés à entrer nous aussidans ce mouvement, à participer au mystère de l’Incarnation. Jésussouhaite que nous soyons comme une mère pour lui : « ma mère et mesfrères, ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la mettent enpratique » (Lc 8, 21).

En nous aussi, peu à peu, la Parole prend chair. L’Écriture noussemble parfois lointaine, mais si nous le désirons nous pouvons décou-vrir que nous sommes toujours quelque part dans la Parole. Peut-êtresommes-nous comme ce roi mage qui cherche la vérité, parfois commecet insensé qui dit dans son cœur qu’il n’y a pas de Dieu, parfois aussicomme le disciple qui écoute ou comme l’aveugle qui demande à voir. . .

La Parole prend chair pour nous et en nous, c’est l’expérience qu’ontfaite les disciples d’Emmaüs peu après la mort de Jésus. Ces deux

4. F. Cassingena-Trévedy, op. cit.5. F. Cassingena-Trévedy, ibid.

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hommes quittent Jérusalem tout tristes, tout à leur douleur d’avoirperdu un maître et ami. Ils éprouvent sans doute aussi l’immense dé-ception de devoir admettre que la royauté qu’ils espéraient ne sera vi-siblement pas rétablie. A leurs yeux, ils ont espéré pour rien, la Parolesemble ne pas s’accomplir.

Au cœur de cette déception, Jésus les rejoint et ouvre leur cœur àpartir des Écritures :« Commençant par Moise et parcourant tous lesProphètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concer-nait. » (Lc 24, 27) Il leur révèle que ce qu’ils ont vécu était annoncé.Même si les disciples ne reconnaissent pas Celui qui leur parle, leurscœurs commencent à percevoir l’unité entre ce qu’ils viennent de vivreet ce qu’Israël croit depuis des siècles. Ainsi, en relisant leur histoire,éclairés par l’Écriture et par la présence aimante du Christ, ils recon-naissent que la Parole s’est incarnée pour eux. Oui, la Promesse s’ac-complit, la Parole est réalité, et c’est là une immense joie qui les meten route !

Seigneur Jésus, tu nous invites à garder ta Parole.Avec Marie, apprends-nous à être attentifs à l’Écriture, à écouter

les harmoniques singulières qui résonnent en nous.Que Marie nous apprenne à avoir l’audace de croire que ces Paroles

s’accomplissent aujourd’hui dans nos vies.Tu sais aussi que nos cœurs sont lents à croire, et que parfois nos

vies nous semblent bien loin de ta Parole.En gardant tous ces événements dans nos cœurs, même si nous n’en

percevons pas le sens, peu à peu tu les éclaires et tu nous révèles taPrésence.

Nous méditons ta Parole, nous faisons mémoire de nos vies, et, peuà peu, tu nous en révèles l’unité.

Alors, nous pourrons chanter avec Marie : « en ma chair s’accomplitla Promesse, Alléluia ! »

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Aux origines du culte marialBenjamin Arnaud

La Séquestrée est sortie ! Elle est sortie de la cellule ! elle estsortie du souterrain ! elle est sortie de ces linges et de ceslanges hagards et déchirés ! [. . . ] Et ce qui émerge, radieuxdans le soleil levant, ce n’est plus une folle, une vieillardeterrifiée et cynique, c’est notre âme même sans aucune rideou tache, c’est le type à jamais de toutes les âmes, c’estla Sainte Vierge, c’est l’Immaculée Conception, c’est cettefigure sublime que l’Éternel avait posée à la rencontre deSes yeux pour S’encourager à créer le monde 1 !

Quand s’est-elle évadée ?

La figure mariale, « cette image de Dieu là-haut resplendissante,humble, triomphale, reconnaissante, croyante, priante 2 ! », est si pré-sente dans le culte catholique, qu’elle en devient presque banale, qu’onen perd parfois toute la dimension révolutionnaire, ce que Claudel es-saie de réinvoquer ici. De fait, si le culte de Marie existe dès l’Antiquité,c’est le Moyen Âge tardif qui lui donne toute son ampleur moderne aucours d’un processus de mutation spirituelle et sociale majeur, accou-chant notamment de la période moderne.

I L’émergence d’une liturgie marialeLa figure mariale se précise d’abord à partir de la christologie : affir-

mer l’immaculée conception du Christ, c’est confirmer les deux naturesde Jésus, et en corollaire reconnaître à Marie une place hors du com-mun dans l’histoire humaine, ce que fixa le concile d’Éphèse en 431, enqualifiant Marie de Theotokos (mère de Dieu), digne dès lors, d’entrerdans la liturgie. Ainsi, l’Église institue quatre fêtes annuelles à partir duVIIème siècle 3, mais ce n’est qu’au XIème siècle qu’elle prend une place

1. Paul Claudel, « La Séquestrée est sortie », I, 6, Oeuvres Complètes de PaulClaudel, V, Paris, Gallimard, 1964.

2. Ibid.3. Annonciation (25 mars), Purification (2 février), Nativité de Marie (8 sep-

tembre) et Assomption (15 août).

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Aux origines du culte marial

croissante dans l’oraison : Adhémar de Monteil compose l’Antienne àMarie, le Salve Regina, complétée par Bernard de Clairvaux 4 († 1153),qui vient conclure les Complies à partir du XIIème siècle. L’Ave Mariaest étendu et bénéficie d’une très large diffusion en même temps qu’ap-paraissent de nouvelles formes littéraires comme les Joies de la Viergequi énuméraient, par strophes successives, les joies de Marie. Viennentplus tard des Douleurs de Marie, des Plaintes de la Vierge, le StabatMater (attribué au Franciscain Jacopone de Todi à la fin du XIIIème

siècle), et autres.

Aux XIIème-XIVème siècles, la figure mariale s’enrichit d’une di-mension historique dilatée à partir de l’écriture canonique et des écritsapocryphes mettant en valeur la vie de Marie. Ainsi, la Visitation estcélébrée par les Franciscains dès 1263 avant de s’étendre à toute l’Égliseen 1389 5. La pratique de l’Angelus, que la tradition attribue à saint Bo-naventure, ministre général des franciscains, au chapitre de 1269, esthistoriquement pratiquée par les dominicains à partir du XIVème siècle,popularisée et sous sa forme moderne (trois fois par jour) à partir duXVème siècle.

En parallèle, la Vierge est de plus en plus représentée, sur les tym-pans, chapiteaux, fresques murales, enluminures et retables. Selon lamême logique christologique sont d’abord représentées l’Annonciation,puis la Nativité. A partir du XIIIème siècle, une représentation nou-velle apparaît, « autonome » : la Vierge miséricordieuse ou Vierge aumanteau.

Symptomatique d’un changement radical de la spiritualité médié-vale, elle est le fruit d’un débat théologique intense, qui s’ancre dans leXIIème siècle : l’immaculée conception de Marie.

4. Qui ajoute les trois dernières invocations.5. Invoquée pour résoudre le Grand Schisme d’Occident.

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Benjamin Arnaud

II « Nemplus que vous ne pourriez bouter vostremain en ung grand plain pot de gresse sans lasouiller, nemplus ne fut la Vierge Marie engen-drée sans souillure 6 »

Cette controverse est exceptionnelle pour plusieurs raisons. D’abord,pour sa durée – trois siècles, en un temps où l’Église réaffirme son mo-nopole de la définition du dogme. Cette longueur est avant tout laconséquence de désaccords profonds entre les ordres et de l’indécisiondes papes successifs. De fait, l’Immaculée Conception est largementcombattue par de grands théologiens comme Bernard de Clairvaux,puis par saint Thomas, qui s’opposaient aux franciscains.

Cette controverse reposait sur le principe augustinien du péché ori-ginel : tous les hommes subissent les conséquences du péché originel,ils en transmettent le mal, par la concupiscence de la chair, indisso-ciable de l’acte de procréation, à leur progéniture (infectio carnis). Cetélément constituait la base de la réfutation de Bernard de Clairvaux.

Ainsi, le dogme de l’Immaculée Conception n’a pu s’imposer qu’à lafaveur de la disparition de la doctrine augustinienne du péché origineldans les textes de la période au profit d’une conception formulée endes termes essentiellement juridiques : une dette héréditaire selon undécret divin. Dès lors, la question de l’Immaculée Conception rejoignaitcelle de la toute-puissance de Dieu : quid d’une grâce exceptionnellepour Marie ? Cet aspect s’étayait d’une idée nouvelle : dans le plandivin, cette grâce ne pourrait-elle constituer une rédemption préventive,permettant à Marie de concevoir sans péché ?

La controverse prit une nouvelle dimension avec la généralisation dela fête de la Conception de Marie au XIVème siècle. Seuls les domini-cains continuaient de combattre le dogme immaculiste, s’appuyant surla tradition et sur la pensée thomiste, d’autant plus importante queThomas d’Aquin fut canonisé en 1323 et que sa doctrine était recom-mandée aux théologiens par le pape. La controverse elle-même devintpopulaire, recevant plusieurs illustrations telles que Le Songe du Ver-gier (1376), faisant le récit de la dispute d’un Jacobin et d’un Cordelierdevant le roi Charles V. Symptômatiquement, un peu plus tard, en

6. Frère Richard Marie de Rouen, cité dans Marielle Iamy, « Marie toujours plussainte », dans Structures et dynamiques religieuses dans les sociétés de l’Occidentlatin, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.

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Aux origines du culte marial

1389, le frère dominicain Richard Marie de Rouen est poursuivi pouravoir tenu en chaire des propos scandaleux sur la Conception de Ma-rie : « Elle fut souillée, toüillée et broüillée au ventre de sa mère [. . .].Nemplus que vous ne pourriez bouter vostre main en ung grand plainpot de gresse sans la souiller, nemplus ne fut la Vierge Marie engendréesans souillure »

La question est finalement tranchée au concile de Bâle (septembre1439) en faveur de la conception immaculiste, mais le concile ayant alorsrompu avec le pape, le décret n’est pas reçu partout avec autorité. Pour-tant, la thèse immaculiste n’a alors plus besoin d’un appui théologique :le culte s’est ancré dans les consciences, recoupant le processus générald’individualisation à l’œuvre depuis le XIIIème siècle.

III Une révolution spirituelleSchématiquement, après le XIIème siècle qui en voit l’apogée, le

système féodal se délite progressivement avec la domination royale auXIIIème siècle, avant de se préciser au XIVème siècle, phénomène pa-tent dans la constitution par Charles V, en 1375, d’une armée de mé-tier, qui met fin à l’ost. Cette évolution touche tous les éléments dela société féodale, dont la spiritualité, marquée par l’apparition de ladevotio moderna, dévotion intériorisée, éloignée de tout excès mystiqueet beaucoup plus centrée sur le Christ dans sa dimension « humaine ».

Dès lors, Marie incarne non seulement une Église mûre, mais aussicet infléchissement profond dans la doctrine catholique amorcée depuissaint Augustin, d’où la multiplication des représentations de la Pas-sion, mais aussi des scènes familiales. Dans la pratique, empreinte demysticisme, c’est-à-dire de la volonté de contact direct avec Dieu, ladevotio moderna passe par la prière, la méditation, la récitation du ro-saire dans sa forme moderne, la lecture silencieuse, en particulier deslivres d’heures.

Le culte marial vient appuyer l’individualisation de la société : cha-cun commence à se soucier de son salut, préoccupation qui appelle unefigure compatissante. On attribue alors de plus en plus à Marie la ca-pacité de relever le pécheur, en l’arrachant à la faute ou au châtiment

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éternel, en récompense d’une dévotion qu’il lui a témoignée : la repré-sentation de la Vierge au Manteau se popularise.

Marie toujours plus sainte : la vénération envers la mèrede Jésus aux derniers siècles du Moyen Âge se traduit àla fois par la multiplication des solennités qui l’honorent,par des développements doctrinaux qui écartent d’elle touteidée de souillure ou de corruption et par la puissance sanségale reconnue à son intercession. Mais si l’on est ici dansle registre du superlatif, il faut noter que paradoxalementMarie reste ou devient la toute proche, rendue familière parl’évocation de sa parenté, de son enfance, par le rappel deses souffrances de mère, par ses apparitions aussi, celle quel’on peut invoquer en toute circonstance, à l’heure de latentation, du péril ou de la mort 7.

7. Lamy Marielle, ibid, p. 336.

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Le manteau de la sainte ViergeMarie

Histoire d’une dévotion à la Vierge de MiséricordeMikaël Quesseveur

La dévotion à laquelle nous souhaiterions introduire notre lecteura certainement quelque chose d’un peu désuet ou de suranné, maiselle n’en porte pas moins pour autant un très bel enseignement sur lerôle d’intercession de la sainte Vierge. Le manteau de Marie, manteauprotecteur, et la dévotion qui y est associée, témoignent de l’infiniemiséricorde de la clémente Mère du Sauveur qui se fait notre avocateauprès de son divin Fils. La dévotion au manteau protecteur de Mariefut populaire au moins du XIIIème siècle au XVIIème siècle, et trouveun certain nombre d’échos encore au XXème siècle, et ce bien qu’ellefût un peu moins connue.

Le thème de la miséricorde de la Vierge est ancien. Dès les premierssiècles, Marie est honorée comme Mère de notre Sauveur, puis à par-tir du Concile d’Éphèse comme Mère de Dieu. C’est particulièrementen Orient que les conséquences de la définition dogmatique du Conciled’Éphèse sont tirées, et l’on voit très tôt des prières adressées à Marie,y compris dans l’Occident latin. Parmi celles-ci, le Sub tuum præsi-dium confugimus, « Sous votre protection, nous nous réfugions 1 », estd’un grand intérêt pour notre étude : s’il ne marque pas proprementle premier développement du type de la Vierge au Manteau, il insistenéanmoins sur le rôle à la fois protecteur et d’intercession de Marie. Cerôle protecteur est au cœur précisément de la dévotion à la Vierge auManteau, dite aussi « Vierge de Miséricorde » 2, en ce que la Vierge de

1. Le texte complet de la prière est le suivant : « Sub tuum praesidium confu-gimus, sancta Dei Genitrix. Nostras deprecationes ne despicias in necessitatibus,sed a periculis cunctis libera nos semper, Virgo gloriosa et benedicta. Amen », soiten français : « Sous l’abri de votre miséricorde, nous nous réfugions, Sainte Mèrede Dieu. Ne méprisez pas nos prières quand nous sommes dans l’épreuve, mais detous les dangers délivrez-nous toujours, Vierge glorieuse et bénie. Amen. ». On sentbien déjà ici le lien que nous développerons entre la question de la protection et del’intercession, cœur de ce qui singularise théologiquement la dévotion à la Vierge aumanteau.

2. Nous revenons plus tard sur l’identification de ces deux « figures » de Ma-rie ; c’est en effet une raison théologique qui permet de faire des représentations

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

Miséricorde tient sous l’abri des pans de son manteau les hommes et lesfemmes qui la prient, intercédant pour eux auprès du Père. La dévotionà la Vierge au Manteau en tant que telle apparaît plus tardivement, enfaisant néanmoins fond sur les développements théologiques des sièclesprécédents et sur les premières représentations déjà transmises. C’estprincipalement dans l’art pictural qu’on voit surgir des représentationsde celles-ci, et c’est par ce medium que s’est surtout diffusée cette dé-votion. On y voit, dans l’immense majorité d’entre elles, Marie plusgrande que les orants qui se tiennent sous son manteau, souvent age-nouillés. Les pans du manteau de la Vierge sont, dans les premièresreprésentations, étendus et soutenus par les bras de la Vierge, commesi celle-ci découvrait ceux qui sont cachés à ses pieds, puis, dans lesreprésentations plus tardives, les pans du manteau sont tenus par desanges, tandis que Marie est ou bien en prière, les mains jointes, les yeuxélevés vers le Ciel, ou bien en train de tenir contre son sein, dans sesbras, l’enfant Jésus qu’on voit parfois réciter le Rosaire. Ce sont préci-sément ces variations que nous nous proposons d’étudier, en ce qu’ellesnous offrent un reflet fidèle des évolutions que connaissent les dévotionsmariales.

De manière à présenter la singularité de cette dévotion au manteauprotecteur de Marie, nous nous proposons donc d’en faire un exposéchronologique, de sa naissance à ses expressions plus contemporaines.À chaque époque nous tâcherons de dégager le sens (théologique) par-ticulier que prend la figure de la Vierge au Manteau. Les variations dereprésentations témoignent en effet, comme nous l’avons déjà indiqué,d’approfondissements de la dévotion mariale. Nous essaierons en ce sensde comprendre la vérité théologique qui se révèle dans l’iconographie.

I Les fondements scripturaires et les premières pri-ères

Puisque notre exposé se veut chronologique, et qu’il cherche à étu-dier les variations théologiques et iconographiques, il convient à la foisd’identifier les sources, mais aussi le contexte d’émergence de la repré-sentation de la Vierge au manteau. Paul Perdrizet propose une étudecardinale de ce thème, et retrace précisément le développement et la dif-

de la Vierge au manteau qui couvre les orants le type même de la « Vierge deMiséricorde ».

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Vierge de Mouterhouse, XVIIIème siècle, citée par P. Perdrizetexemple typique d’une Vierge de Miséricorde

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

fusion de cette représentation 3. Nous proposons donc de rendre comptedes développements de l’auteur sur cette question, en prêtant attentionnéanmoins aux précisions apportées par Dominique Donadieu-Rigaut,qui a récemment retravaillé ces questions.

a Y a-t-il des sources scripturaires ?

Avant toute exploration iconographique, il est certainement bond’interroger les sources, à la fois scripturaires, mais aussi de la traditionpour savoir ce qui a rendu possible le développement de la représenta-tion du manteau de la Vierge comme manteau protecteur.

Une première remarque, essentielle, consiste à signaler que le « man-teau de la Vierge » n’est jamais évoqué de manière univoque dans lesÉcritures saintes, et que, si l’on peut bien voir dans cette Femme qui ale soleil pour manteau une figure de la Vierge, ce manteau n’est pas iciassocié à la thématique de la protection 4. L’association entre la pro-tection ou le secours, la miséricorde, d’un côté, et le fait d’être couvert,abrité, de l’autre, se trouve dans les Psaumes. « Garde-moi comme

3. Cette étude, publiée en 1910, fait encore aujourd’hui autorité sur la question.Notons dès ici que, s’il est certes vrai que la documentation de Paul Perdrizet, ar-chéologue helléniste et médiéviste français est extrêmement importante, et qu’ondoit beaucoup à son travail, il cède à un travers qu’il dénonce chez ces prédéces-seurs, à savoir celui du catalogue. C’est lui, le premier, qui propose l’identificationde l’ensemble des représentations des Vierges au manteau couvrant les orants avec lethème théologique de la « Vierge de Miséricorde », ce que nous suivrons. Néanmoins,juxtaposant parfois des représentations fort variées, il ne se rend pas capable de voirles subtilités théologiques et les variations qui sont induites par les transformationsdes représentations. S’arrêtant à une simple perspective d’étude culturelle, il rendtrès bien compte de la diffusion historique de la dévotion iconographique, donne desexplications à la fois culturelles et historiques, mais se rend insensible à l’évolutionque connaît la représentation, psychologisant souvent le rapport à celle-ci et s’au-torisant quelques attaques contre la foi qui nous semble peu opportunes. Si notretravail doit beaucoup à ses développements, nous ne souscrivons pas intégralementà ses analyses et tâcherons, quand nous le pourrons, de justifier nos rectifications àson propos.

4. Pour un compte-rendu plus détaillé mais bref des débats autour de la femmed’Ap. 12 nous renvoyons à l’ouvrage de Bouyer sur la signification du culte marial.Parmi les arguments s’opposant à l’identification de la Femme de l’Apocalypse àla sainte Vierge, l’évocation des « douleurs de l’enfantement » (Ap 12, 2) par saintJean est important. Louis Bouyer voit quant à lui dans ce passage la réalisationpersonnelle suréminente de l’Église dans la Vierge. Louis Bouyer, Le trône de lasagesse : essai sur la signification du culte marial, Paris, France, Éditions du Cerf,1961, p. 64-68.

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la prunelle de ton œil, à l’ombre de tes ailes cache-moi » (Ps. 16, 8)demande le Psalmiste, car, sous les ailes du Seigneur nous pouvons im-plorer et demander sa miséricorde (« Miserere ») pour trouver sous saprotection « un refuge aussi longtemps que dure le malheur » (Ps. 56,1-2). « [S]e réfugier à l’abri de [S]es ailes », c’est être auprès de lui danssa demeure (Ps. 60, 5), où l’on découvre « combien est précieuse [S]abonté », cherchant comme tous « les fils de l’homme » ce refuge, « oùl’on se délecte des festins de sa maison », et on peut alors « crier dejoie à l’ombre de ses ailes » (Ps. 62, 8) 5.

On ne parle néanmoins jamais textuellement de « manteau », etsurtout, tous ses passages ne s’adressent pas à la sainte Vierge, maisbien au Seigneur. Dès lors, il est certainement audacieux d’affirmer queses Psaumes offriraient une fondation scripturaire suffisante pour voirémerger les représentations de la Vierge au manteau. Néanmoins, ontrouve certainement ici parmi les premières associations scripturairesentre la miséricorde et le fait d’être recouvert (par un vêtement). Lespsaumes, de par leur importance dans la liturgie (des heures), ont ainsicertainement participé à la configuration de « l’imaginaire 6 » chrétienautour de la figure de la Vierge Marie. Une autre association impor-tante, qui associe un manteau, à une attitude miséricordieuse, ou toutdu moins à l’expression d’un pardon, se trouve dans le célèbre passagedu Livre de Samuel, qui voit David couper le manteau de Saül alors

5. Dans l’ordre des Psaumes, on trouve : Psaume 16, 8 : « Garde-moi comme laprunelle de l’oeil ; à l’ombre de tes ailes, cache-moi, » (« a resistentibus dexterae tuaecustodi me ut pupillam oculi sub umbra alarum tuarum proteges me »), Psaume 35 :« combien est précieuse ta bonté, ô Dieu ! A l’ombre de tes ailes les fils de l’hommecherchent un refuge Ils s’enivrent de la graisse de ta maison et tu les abreuvesau torrent de tes délices. » (trad. CP) (quemadmodum multiplicasti misericordiamtuam Deus filii autem hominum in tegmine alarum tuarum sperabunt inebriabunturab ubertate domus tuae et torrente voluntatis tuae potabis eos ») Psaume 56, 1-2 :« Pitié mon Dieu, pitié pour moi ! En toi je cherche refuge, un refuge à l’ombre de tesailes, aussi longtemps que dure le malheur » (« Miserere mei, Deus, miserere mei,quoniam in te confugit anima mea ; et in umbra alarum tuarum confugiam, donectranseant insidiae. »), Psaume 60, 5 : « Je veux être chez toi pour toujours, meréfugier à l’abri de tes ailes. » (« inhabitabo in tabernaculo tuo in saecula protegarin velamento alarum tuarum diapsalma »), Psaume 62, 8 : « Oui, tu es venu à monsecours, je crie de joie à l’ombre de tes ailes » (« quia fuisti adiutor meus, et invelamento alarum tuarum exsultabo. »).

6. Nous prenons ici le terme d’imaginaire dans un sens philosophique, à savoirsimplement celui de l’ensemble des « représentations », des « images » que le chris-tianisme a développé, autrement dit l’imaginaire conçu comme désignant d’abordet avant tout l’image du monde, et non les représentations fantaisistes.

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

que celui-ci est à sa merci et ne le voit pas (1Sa 24, 1-8). Mais ici lemanteau ne couvre pas David et il n’est pas la raison de la protec-tion de Saül ; ainsi il n’apparaît pas que le manteau soit spécifiquementattaché à la miséricorde ; ce n’est qu’après qu’il devient le témoin del’attitude miséricordieuse de David envers Saül qui refuse de céder à lavengeance. Au début du deuxième Livre des Rois (2Ro 2), on trouve uneégale importance accordée à un autre manteau : celui d’Elie, transmisà Elisée. Celui-ci fait d’Elisée le digne successeur d’Elie, et Elisée de-vient capable d’accomplir des miracles aussi grands que ceux d’Elie enportant ce manteau Il manifeste sa condition de prophète et témoignepar ce manteau de son pouvoir. Ici ce n’est pas tant la miséricorde quiimporte, que la question de la transmission d’un pouvoir au milieu deshommes : Elisée est un aussi grand prophète qu’Elie (et il reçoit mêmedouble part de l’Esprit qui était sur Elie), ce qui est manifesté par leporte du manteau, symbole de puissance. De Marie donc, qui porteson manteau, on peut ainsi concevoir que c’était un moyen de louer sagrandeur sa noblesse, ainsi que sa capacité à intercéder pour nous.

De fondements scripturaires, il n’en est ainsi aucun qui évoque clai-rement le manteau de la Vierge, ni qui invite à une dévotion au manteaude la Vierge. C’est dans la Tradition de l’Église que se développe la dé-votion au manteau protecteur de Marie, en se fondant, notamment, sursa place privilégiée auprès du Seigneur et son rôle de Médiatrice, surlequel nous aurons l’occasion de revenir. Il faut d’abord revenir sur lesens précis de ce manteau, dans ses origines, et sur la manière dontl’idée du manteau de la Vierge emprunte au monde profane son sens.

b Sens et origine du manteau protecteur

Paul Perdrizet nous indique de manière fort brève le contexte cultu-rel dans lequel s’inscrit la figure d’un manteau protecteur : « [l]e thèmedu manteau protecteur paraît être d’origine septentrionale – celte, ougermanique. » 7 C’est que l’on connaît mal le contexte précis d’émer-gence du lien entre le manteau et son statut protecteur. Il sembleraitnéanmoins que l’on trouve dans des traditions germaniques une pistequant au sens originel que pouvait revêtir le manteau de la Vierge.Une coutume voulait en effet que le mari enveloppât sa femme sous

7. Paul Perdrizet, La vierge de Miséricorde : étude d’un thème iconographique,A. Fontemoing, Paris, 1908, p. 24.

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son manteau à l’issue du mariage, manifestant par là son autorité sursa femme. On trouve de pareilles coutumes chez les Russes, mais aussidans la culture juive.

Les rites du mariage offrent quelque chose d’analogue.Dans certaines parties de l’Allemagne, le marié, lors de lacérémonie nuptiale, enveloppait sa femme dans son man-teau. Même usage en Russie chez les Juifs. La mariée juive[. . . ] est couverte d’un manteau, qui symbolise l’autoritéprotectrice du mari. « Veuille étendre le pan de ton man-teau sur ta servante », dit Ruth à Booz, quand elle invoqueleur parenté pour qu’il l’épouse 8.

C’est ainsi que le livre du Deutéronome défend à un fils de prendrepour épouse la femme de son père, car il ne doit pas « retirer d’elle le pandu manteau de son père 9 », c’est-à-dire atteindre aux droits du marisur la femme, en ce que « étendre le pan du manteau » sur une femmesignifiait l’épouser. On comprend ainsi mieux la demande que Ruth faità Booz, comme le signale Perdrizet, quand, Ruth allongée aux pieds deBooz alors qu’il se réveille, à la question « Qui es-tu ? », elle répond « Jesuis Ruth, ta servante. Étends sur ta servante le pan de ton manteau, cartu as sur moi droit de rachat 10 ». Si nous n’avons pas évoqué ce passageparmi les sources scripturaires, c’est qu’il s’agit ici bien d’une expressionlexicalisée en contexte juif, qui fait usage de la figure du manteau pourparler d’autorité et de protection. Néanmoins, ce manteau protecteurdemandé par Ruth à Booz, car lui seul peut la racheter, a peut-êtrenourri, quoiqu’on n’ait pas de traces iconographiques de cela, la piétédes dévots au manteau de Marie.

8. Ibid., p. 23.9. Dt 23, 1, trad. BJ. Pour l’explication nous suivons les notes de la BJ.10. Rt 3, 9 ; certainement peut-on voir ici dans les figures de Booz et de Ruth la

figure du Christ et de son Église, mais aussi de Marie et de son Fils, par l’intercessionet le rachat qu’elle demande. Elle se dit en effet à la fois servante de Booz et appelleen même temps à son rachat (« Ego sum Ruth ancilla tua. Expande pallium tuumsuper famulam tuam, quia tibi est ius redemptionis ». Voir aussi pour un autreparallèle qui évoque ce manteau Ez 16, 9.

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

c Le Salve Regina : une Antienne mariale pour Marie notreavocate

Il nous faut enfin, avant de parler proprement de la naissance dela dévotion, évoquer une des plus célèbres antiennes à la Vierge quia participé à la diffusion de la connaissance de son rôle de médiatricemiséricordieuse, intercédant auprès de son Fils pour les pécheurs 11. Onne sait pas quand apparaît exactement le Salve Regina, mais on trouvedes traces au IXème et Xème siècle de poèmes qui font déjà usage desformules du Salve, comme chez Wallafrid Strabon (mort en 849) ou en-core chez Odon, le deuxième abbé de Cluny (mort en 942) qui appellela Vierge, semble-t-il le premier, Mater misericordiæ. Il semble néan-moins que ce soit au XIème siècle que l’on puisse attester la présencede l’antienne, qui au début, disait simplement : Salve Regina mise-ricordiæ, « Salut, Reine de miséricorde ». Marie, Suzeraine pleine demiséricorde, prit progressivement la figure de l’avocate, certainementsous l’influence du Salve et de l’Advocacie Nostre Dame. Ce texte dupremier quart du XIVème siècle, écrit par « l’Anonyme de Bayeux », etqui se conclue sur la récitation de l’antienne par la cour du paradis, unefois que le Juge a rendu sa sentence si favorable à la lignée humaine,cherche à proposer une justification à cette récitation par l’explorationde ses origines. Ainsi, l’antienne est présentée comme un chant céleste,inspiré par révélation à la cour divine qui l’enseigne aux hommes. CetAdvocacie, nous dit Gérard Gros, peut « se définir come une démons-tration historiée, une homélie “par personnages” sur le vocable advocatanostra 12». Ainsi, on explique en quoi Marie n’est pas seulement la Sal-vatrice, la Suzeraine, mais est même notre avocate. On fait de Marie,au XIIIème siècle puis au XIVème siècle, celle qui nous défend au ciel,liant ainsi miséricorde et protection ; Jacques de Baisieux n’hésite pasà demander à Marie la protection et l’action auprès de Dieu, elle quiest sa moienerese, c’est-à-dire sa médiatrice. La figure de la Vierge seconfond progressivement avec celle de la miséricorde qui peut « flé-chir » la justice ; et l’on trouve ainsi au XIVème siècle des catéchèsesrimées sur Marie qui disent d’elle : « Quant tu veuz, trestout [Dieu]pardonne / Et par toi est mise bonne (borne) / A justice la mairessse

11. Pour les explications que nous donnons par la suite, nous nous appuyonstrès largement sur le chapitre consacré au Salve dans Gérard Gros, « Ave, ViergeMarie » : études sur les prières mariales en vers français, XIIe-XVe siècles, Lyon,Presses universitaires de Lyon, 2004, p. 151-184.12. Ibid., p. 155.

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(administratrice) 13. » Le Salve est ainsi très expressif de son époque :« il est probable que dans le contraste entre l’élévation de cette Reine,sa présence lumineuse, et notre misère, notre malaise de vivre, et parconséquent dans les plaintes à la fois sincères et confiantes que suscitela conscience de la turpitude humaine, se reflète assez bien la sensibilitéreligieuse des deux derniers siècles du Moyen Âge 14 ». Au XVème siècleon compte un nombre croissant de paraphrases du Salve, qui mêlentnotamment latin et français pour partie d’entre elles. Ainsi le premierdouzain du Salve pucelle precïeuse, dont l’auteur est anonyme, joint-ilhabilement le latin au français :

Salve, pucelle precïeuse,Vierge plaisant et delieuse,Dame de toute grace plaine,Regina des cieulx glorïeuse,Estoille de mer gracïeuse,Port de salut de char humaine,Misericordïe fontaine.Et de vray pardon chasterlaine,A Dieu mere, fille et espouse,Vita sans faillir souveraine,Garde mon corps de mort vilaineEt m’ame d’estre douloureuse.

Chacun des tercets est inauguré par un terme de l’antienne et sertde paraphrase au texte en entier. Ce Salve s’amplifie pour appartenir augenre de la supplication orante 15. Ce genre de texte pouvait aisémentêtre inséré dans les livres des heures et servir l’oraison personnelle 16.Le Salve alors devenait le moyen de témoigner de la miséricorde la

13. Ibid., p. 157. On trouve de semblables prières et enseignements dans le Rosa-rius dominicain, pour enseigner la place d’avocate de Marie auprès de Dieu.14. Ibid., p. 151.15. Ibid., p. 169.16. Pour une autre paraphrase du même genre, nous renvoyons au même ouvrage,

et particulièrement à l’étude de la paraphrase de Jaquin Chipart, qui connut uneédition à part de son texte et qui présente un intérêt principalement en ce qu’ilinsiste sur deux notions : le malaise de vivre et l’espoir d’une intercession de laVierge. On sent particulièrement à nouveau le lien entre l’intercession de la Vierge,sa miséricorde et sa protection dans vv. 197-200 de son Salve : « A nous, Dame detoute bonte plaine,/ Soye secours, refugë et deffense ; / Prie, si te plaist, la majestéhaultaine,/Qu’i nous pardoint nos meffaitz et offense » ; Jacquin de Chipart, Salve

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

Vierge et de méditer sur son rôle d’avocate et de médiatrice dans sonrôle d’intercession pour nous au moment du Jugement.

Lucas Cranach l’Ancien, Le Christ et la Vierge intercèdent pour leshommes auprès de Dieu le Père, 1516-1518, Budapest, Museum of FineArt

cité dans « Ave, Vierge Marie » : études sur les prières mariales en vers français,XIIe-XVe siècles, op. cit, p. 170-178, particulièrement p. 177.

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II La naissance de la dévotion : de Cîteaux aux re-prises chartreuses et dominicaines

a La naissance de la dévotion à Cîteaux au XIIIème siècle

C’est au XIIIème siècle que la dévotion au manteau de Marie ap-paraît. Il existe un débat, dont il nous faut rendre compte, entre Do-minique Donadieu-Rigault et Paul Perdrizet, sur la question de sa-voir ce qui doit être reconnu comme la première figure de la Viergeau Manteau. Il se trouve que Paul Perdrizet trouve trace au XIIIème

siècle du récit fait par un cistercien d’une vision qu’il a eue. DominiqueDonadieu-Rigault conteste à cette vision le statut de « première re-présentation de la Vierge au manteau » pour au moins deux raisons :la première, et non la moindre, consiste en ce que le sens théologiqueportée par la Vierge au Manteau de la vision racontée par Césaired’Heisterbach, qui nous la livre, n’est pas identique à ce qui est conçucomme le « type 17 » de la Vierge au Manteau, c’est-à-dire la Vierge deMiséricorde. La deuxième raison tient à la perspective théorique adap-tée par Dominique Donadieu-Rigault : les représentations picturales luiparaissent plus signifiantes, et elle refuse surtout l’identification entrela Vierge de Miséricorde et la Vierge au Manteau, pour mieux voirles évolutions que connut la Vierge au Manteau 18. Elle ne considèrecomme naissance du motif de la Vierge au Manteau que le moment oùmiséricorde et manteau de la Vierge sont attachés l’un à l’autre, enl’occurrence dans l’iconographie cistercienne de la fin du XIIIème siècle.Repartons du texte dans lequel Césaire d’Heisterbach mentionne la vi-

17. Nous nous permettons ici de parler de type iconographique en ce que PaulPerdrizet propose une pareille classification. Par « type iconographique », il entend lamême chose qu’un « thème iconographique » c’est-à-dire la reprise d’une même scèneou d’un même ensemble qui fait sens. Dominique Donadieu-Rigault y voit plutôtun motif. Sur la distinction entre motif et thème iconographiques, voir J. Baschet,« Inventivité et sérialité des images médiévales, pour une approche iconographiqueélargie », Annales HSS, janv.-fév. 1996, n° 1, pp. 93-133, et notamment p. 114.18. « Depuis l’étude fondamentale de Paul Perdrizet, La Vierge de Miséricorde,

parue en 1908, il semble communément admis de considérer comme synonymes lesexpressions Vierge au manteau et Vierge de Miséricorde. Cet amalgame provientd’une approche strictement iconographique des représentations envisageant le vastepallium ouvert comme un « motif » dont la sémantique demeure immuable, quelleque soit la communauté abritée sous le textile virginal. » Dominique Donadieu-Rigaut, « Les ordres religieux et le manteau de Marie », Cahiers de recherchesmédiévales et humanistes. Journal of medieval and humanistic studies, 2001, no 8,p. 107-134, paragr. 1.

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

sion pour comprendre les objections de Dominique Donadieu-Rigaultet voir comment émerge, pour Paul Perdrizet, le type iconographiquede la Vierge au Manteau dite Vierge de Miséricorde :

Un moine de notre ordre, qui avait une dévotion particulière pourNotre-Dame, fut, il y a quelques années, ravi en esprit, et admisà contempler le ciel de gloire. Ayant vu les divers ordres (ordines)de l’Église triomphante, les Anges, les Patriarches, les Prophètes, lesApôtres, les Martyrs, les Confesseurs, et, répartis selon leurs insignes,les Chanoines Réguliers, les Prémontrés, les Clunisiens, il s’inquiéta deson ordre à lui (de suo ordine). Et il regardait de tous côtés, et ne dé-couvrait aucun des siens dans le Royaume de Gloire. Alors se tournantvers la bienheureuse Mère de Dieu, il gémit et lui dit : Pourquoi donc,Dame très sainte, ne vois-je ici personne de Cîteaux ? Pourquoi lesplus dévoués de vos serviteurs sont-ils exclus de ces béatitudes ?. Et laReine du Ciel lui répondit : « Ceux de Cîteaux me sont au contrairesi chers et si familiers que je les réchauffe sous mes bras » (sub ul-nis meis foveam). Et ouvrant le manteau (pallium) qui la couvraitet qui était d’une largeur merveilleuse, elle lui montra une multitudeinnombrable de moines (innumerabilem multitudinem monachorum),de frères convers et de nonnes. Lui, plein d’une grande joie, renditgrâces, et son esprit ayant réintégré son corps, il raconta à son abbéce qu’il avait vu et entendu 19.

De ce que nous avons dit, on peut comprendre les raisons qui ont pupousser le Cistercien de Césaire d’Heisterbach à associer la miséricordela Vierge à la protection offerte par le manteau. Plusieurs éléments sontici extrêmement importants quant au développement de la dévotion etla question de savoir s’il s’agit ici bien d’une Vierge de Miséricorde.Notons premièrement que nous avons affaire à une visio, et non une re-présentation picturale. Cette visio offre la possibilité d’un dynamismenarratif révélateur du rapport de Marie, de son manteau et de l’ordrecistercien. Contrairement à une image où l’on voit Marie couvrir l’en-semble des hommes (et des femmes) sous son manteau immédiatement,il faut là que le Cistercien demande pourquoi il n’y a ici personne deCîteaux. « Pourquoi les plus dévoués de vos serviteurs sont-ils exclus deces béatitudes ? ». C’est bien une révélation qui est faite au Cistercienen lui montrant que les membres de son ordre sont tout auprès de laVierge, cachée sous son manteau.

Ce dynamisme de la visio cherche à témoigner d’une spécificité del’ordre cistercien : ils ne sont pas avec les autres ordres, mais bien

19. Caesarii Heîsterbachensis monachi Ordinis Cisterciensis dialogus miraculo-rum,VII, T. II, ed. Strange, Cologne 1851, p. 79, cité dans P. Perdrizet, La viergede Miséricorde, op. cit.

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choisis, élus par la Vierge pour avoir le privilège de se trouver sous sonmanteau. Car c’est bien au terme d’une ascension spirituelle qu’il arrivedevant la Vierge, et les ordres étaient répartis « selon leurs insignes ».Autrement dit, ils forment bien si les autres ordres apprtiennent bienà l’Église spirituelle, il est fait aux Cisterciens un honneur tout parti-culier, la protection et l’élection 20 de la Vierge qui les apprécie tant,qui les trouve « si chers », qu’elle les réchauffe sous ses bras. Si « lesordres religieux se trouvent [. . . ] intrinsèquement liés à l’ensemble desordines de l’Église spirituelle 21 », les Cisterciens reçoivent un privilègeinsigne qui n’est pas celui des autres ordres. En habitant « au plusprès du sanctus sanctorum, dans un espace intermédiaire entre le corpsvirginal qui a engendré le Fils et un tabernaculum textile proche del’extension corporelle 22 », les Cisterciens se trouvent élevés dans unesainte position, manifestation à la fois de leur proximité spirituelle avecla Vierge, et de leur désir de sainteté, eux qui cherchent à être au plusprès de la sainteté.

Le manteau délimite donc un espace ambigu qui n’estpas tout à fait l’intérieur du corps, mais qui relève sommetoute de la membrane, c’est-à-dire de la limite corporellelaissant pressentir la substance nucléaire. Ainsi, comme uneseconde enveloppe qui « réchauffe » (foveam), le manteaudessine une zone de 1’entre-deux entre le dedans et le de-hors, entre l’ardente sacralité de 1’uterus et la froidure de1’Extérieur. 23

Fovere veut en effet aussi bien dire couvrir que réchauffer, et les Cis-terciens se trouvent ainsi dans cet espace intermédiaire, protégé par letabernacle constitué par le manteau de Marie, au plus proche du ventrede celle qui a porté le Christ 24. Notons qu’en étant ainsi caché comme

20. « Le fait d’être enveloppé dans le manteau de la Vierge, tout contre le ré-ceptacle du Verbe Incarné, constitue au contraire un insigne privilège, un signed’élection plus que de protection. » D. Donadieu-Rigaut, « Les ordres religieux etle manteau de Marie », op. cit., paragr. 11.21. Ibid., paragr. 4.22. Ibid., paragr. 8.23. Ibid., paragr. 11.24. Que l’on voit cette dévotion naître en contexte cistercien n’est pas aussi éton-

nant qu’on pourrait le penser. D’une part on connaît la très grande dévotion de saintBernard à Marie. Mais plus encore, l’idée de se trouver sous les pans du manteau deMarie, et donc au plus proche de celle qui a porté le Fils de Dieu, incarné, est uneidée « typiquement cistercienne ». Les nombreuses méditations sur l’Incarnation de

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l’est l’hostie derrière le tabernacle du manteau de Marie, le « corps »constitué par les Cisterciens est lui-même manifesté comme saint : « lepallium, textile « corporéisé » refermé sur les moines, sanctifie la com-munauté dans la mesure où il la cache, à l’instar d’un reliquaire ou d’unciborium dissimulant à la vue du tout-venant l’objet sacré ou consacréqu’il recèle 25 ».

La signification symbolique portée par la vision est ainsi extrême-ment riche, mais elle ne manifeste nullement à quelque lieu que ce soitle lien entre la protection et la miséricorde de la Vierge, ce qui pourtantest considéré par Paul Perdrizet comme ce qui fait le type de la Viergede Miséricorde. Dès lors, il n’est pas évident de considérer ce premierrécit de la vision comme l’origine du type de la Vierge de Miséricorde.

Dominique Donadieu-Rigault considère que cette figure est née avecles sceaux, et étudie trois sceaux issus du monde cistercien comme lespremières réelles représentations de Marie comme Vierge de Miséri-corde, protégeant de son manteau une collectivité. Deux sont issus deBeaupré, et le troisième de Cîteaux. Il s’agit dans chacun des cas demanifester l’unité d’une collectivité. Nous aurons l’occasion de revenirsur cette question, qui offre un sens théologique nouveau au manteaude la Vierge de Miséricorde, mais l’important ici, et qui est souligné parl’auteur, réside dans le fait qu’on voit dans la figure de Marie l’occasionde manifester une unité réelle. Dans un ordre cistercien qui se dissémineà travers l’Europe, la nécessité de penser une véritable unité de l’ordrese fait sentir, et ce d’autant plus que, contrairement aux abbayes béné-dictines, les abbayes cisterciennes dépendent dès le départ les unes desautres, et entretiennent entre elles des relations d’abbayes mères à filles.Autrement dit, le monde cistercien veut se penser dans une grande unitéet une dépendance mutuelle des abbayes les unes pour les autres, quandles abbayes bénédictines vivaient dans une plus grande indépendanceles unes des autres. Il fallait pouvoir manifester une pareille unité, cequi se fait notamment dans les sceaux des définitoires, autrement ditde l’instance du chapitre général de l’Ordre qui décide de la direction

saint Bernard, de Guillaume de Saint Thierry ou de Guerric d’Igny en témoignent,et de manière générale la place accordée à la méditation de l’Incarnation par lesCisterciens est extrêmement importante, en témoigne l’amour du labeur incarné,et non seulement spirituel.(Est-il en effet nécessaire de rappeler que les Cisterciensfont non seulement les meilleures bières, mais aussi les meilleurs fromages ? !).25. D. Donadieu-Rigaut, « Les ordres religieux et le manteau de Marie », op. cit.,

paragr. 12.

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spirituelle prise pour les années à venir par l’Ordre. Par la réunion demoines anonymes de l’ordre cistercien sous le manteau de la Vierge,dans le récit de Césaire comme dans les sceaux, on manifeste une unitéde l’ordre, unité constituée par les moines et permises par la ViergeMarie, unité par la charité plutôt qu’unité d’ordre géographique 26.

La naissance de la dévotion au manteau de la Vierge n’est ainsi pasimmédiatement une dévotion à la Vierge de Miséricorde. C’est d’aborden tant que cette position manifeste une élection et permet, dans lemême temps, de rendre visible une unité, que les premières représen-tations naissent : être au plus près du saint des saints, contempler leréceptacle du corps du Christ, vrai tabernacle, et se trouver ainsi pro-tégé par le manteau de la Vierge, à la fois membrane qui protège contrele monde et qui manifeste, en la rendant corporelle, une unité de l’ordre.

b Les premières contestations sur l’origine de la dévotion :les ordres religieux protégés par le manteau de la Vierge

On comprend que la puissance évocatrice du manteau de la Vierge,et sa capacité à manifester l’unité et l’élection d’un ordre ait pu être trèsféconde, y compris dans d’autres ordres. C’est ainsi qu’on trouve rapi-dement des récits dominicains qui témoignent de vision de l’ordre sousle manteau de Marie. Un récit a particulièrement marqué la tradition,en ce qu’il a servi également à répondre aux reclus, personnes dévoteset pénitentes qui, pour s’absorber dans la prière et la méditation, seretranchaient du siècle, très critiques du jeune ordre dominicain. Ontrouve ce récit chez Géraud de Frachet :

Il y avait en Lombardie une recluse dont la dévotion pour Notre-Dameétait fervente. Ayant appris qu’un Ordre nouveau s’était fondé, elledésira en connaître des membres. Justement, Frère Paul et un autreFrère, dans une tournée de prédication, vinrent à passer par là. Ilsallèrent voir la recluse et l’entretinrent, comme font nos Frères, deschoses de Dieu. Elle leur demanda de quel Ordre ils étaient. Ils répon-dirent qu’ils étaient de l’Ordre des Prêcheurs. Et elle, voyant qu’ilsétaient jeunes et beaux et proprement vêtus, conçut d’eux du mépris,pensant qu’ils ne pourraient pas, en courant le monde, garder long-temps la continence. Mais la nuit d’après, elle eut une vision : Lavierge était devant elle, qui lui disait d’une voix courroucée : « Ah !

26. « Il [le manteau] dessine une frontière extérieure, ou plutôt une membranetextile, qui maintient unis en une caritas mutuelle les membres de la congregatio. »Ibid., paragr. 25.

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comme tu m’as offensée, hier ! Crois-tu donc que je ne puisse protégermes jeunes serviteurs qui parcourent le monde pour le salut des âmes ?Afin que tu saches que je les protège tout spécialement, vois, je te lesmontre, ceux que, hier, tu as méprisés. » Et, levant son manteau, ellelui montra une multitude de Frères et dans le monde ceux dont larecluse avait mal pensé la veille. La recluse, édifiée à cette vue, aimade ce jour les Frères de tout son cœur, et c’est d’elle-même que l’Ordretient ce récit. 27

On retrouve quelques éléments qui étaient déjà présents dans lerécit de Césaire, le plus significatif d’entre eux étant bien sûr le faitque, dans les deux cas, l’on ait affaire à une vision de la Vierge quidévoile un ordre élu, qui apparaît protégé sous son manteau. Ce signed’élection sous le manteau de la Vierge se double ici d’une perspectiveapologétique : il s’agit de justifier le choix d’une vie en ville pour lesfrères de l’ordre prêcheur, en indiquant que la recluse ne vit pas plussaintement en cherchant à vivre en-dehors du monde. La prédicationdominicaine sur le manteau de Marie et la multiplication du nombre dereprésentation du manteau de la Vierge participèrent probablement à ladiffusion de ce thème, et au XIVème siècle particulièrement, des visionssont accordées à de nombreuses religieuses, dont on garde trace dansles ouvrages qu’elles nous ont laissées. La Vierge au Manteau, dans cecontexte, progressivement change de figure pour n’être pas seulementcelle qui élit, mais aussi celle qui protège, qui console, qui intercèdeauprès de Dieu pour les hommes. En témoigne par exemple la visiond’une religieuse du Val-Sainte-Catherine, qui, alors qu’elle travaillait lecœur triste, vit la Vierge la réconforter en la couvrant d’un manteausur lequel était brodé un Ave Maria bordé d’or, et en lui promettantla vie éternelle.

Une des premières visions qui attestent d’un lien clair et établi entrela miséricorde divine et le manteau de Marie est celle de sainte Ger-trude d’Allemagne (†1290). Cette dernière voit la Vierge, revêtue deson manteau, recouvrir des lions, des tigres et toutes sortes d’animaux« féroces » ; Gertrude comprend que ces animaux sont des pécheurs,« et qu’il n’est pas d’âme si gâtée par le péché sur laquelle la Vierge ne

27. Géraud de Frachet, Vitæ Fratrum, I, I, caput 6, §4, Monumenta O.P. historica,ed. Reichert, cité par P. Perdrizet, La vierge de Miséricorde, op. cit., p. 35. Ontrouve une version quasi équivalente chez Thierry d’Apolda, ainsi que chez ThomasChantimpré, qui fait néanmoins de la recluse une Saxonne et non une Lombarde.Tous trois ont été parmi les premiers compilateurs des textes sur la vie de saintDominique.

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puisse étendre la protection de son infinie miséricorde 28 ». Sainte Bri-gitte popularise le thème dans ses Révélations en racontant un entretienmystique de saint Dominique avec la Vierge. Il demande à la Vierge deprotéger son ordre, de le défendre en le plaçant sous son manteau, leprotégeant de l’ennemi, à quoi la Vierge consent 29, promettant le salutà tous ceux qui suivront la règle de saint Dominique. À mesure ainsique le temps passe, la figure de la Vierge au Manteau se diffuse au seinde la société et ne se voit pas seulement revendiquée par les Ordrescisterciens et dominicains.

Dans le même temps, les représentations picturales de la Vierge deMiséricorde deviennent plus établies ; et l’on voit à la fois les règles dugenre s’établir, en même temps que de légères variations. C’est ainsi queles saints rejoignent la Vierge Marie et tiennent son manteau étendu,permettant par là-même à la Vierge de prendre la position de l’orante,manifestant ainsi son intercession auprès de son Fils. Les saints sontgénéralement les saints fondateurs des Ordres qui sont représentés, oules saints patrons de la collectivité qui se fait représenter. S’ils ontune taille tout aussi démesurée que celle de la Vierge, elle continue àdominer les tableaux, et eux sont généralement légèrement en retrait etun petit peu plus petit. Il s’agit bien, somme toute, de manifester la courcéleste qui prie pour l’Ordre, rendant visible la prière d’intercession,toute dirigée vers le Père.

c Le sens théologique nouveau du manteau de la Vierge deMiséricorde

Mais quel sens théologique doit-on attribuer à la figure de la Viergede Miséricorde qui étend son manteau sur les ordres religieux ? S’ilest manifeste qu’originellement, il s’agit d’abord d’une élection, la pro-gressive transformation des récits et des images représentant la Viergecouvrant de son manteau les divers ordres témoigne d’un sens nouveau.

28. Ibid., p. 43.29. « Suscipe Fratres meos, quos educavi et fovi sub stricto scapulari meo, et

defende eos sub lato mantello tuo. Rege eos, et refove, ne hostis antiquus prævaleateis et ne dissipet vineam novellam quam plantavit dextera Filii tui ! » Et la Viergede répondre : « O Dominice amice dilecte, quia dilexisti me plus quam te ! Egosublate mantello meo defendam et regam filios tuo, necnon et omnes qui in regulatue perseverant, salvabuntur. Mantellus vero meus latus misericordia mea est, quamnulli feliciter petenti denego », Ibid. p. 44.

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Jean Bellegambe, La Vierge protectrice des Cisterciens, vers 1507-1508, Musée de la Chartreuse, Douai

Fra Angelico, Lettrine S du Missel 558, vers 1430, musée San Marco,Florence

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Nous avons indiqué combien la présence auprès du saint des saints,près du ventre de la Vierge Mère manifestait un premier sens du man-teau de la Vierge : celui-ci couvre (fovere) le tabernacle, en même tempsqu’il le révèle. Il rend possible également l’unité dont nous avons parlé,par le fait de couvrir ceux qui se trouvent en dessous, rendant visibleune unité mystique. C’est la piste de cette unité mystique que nousaimerions ici approfondir, car il nous semble que les ordres religieux,par le désir qu’ils expriment de se trouver sous le manteau de Mariemanifestent la capacité du manteau à dire l’unité ecclésiale. Dans uncertain nombre de représentations de la Vierge de Miséricorde, l’espacese structure symboliquement. Dans cette même volonté de manifesterl’unité de l’ordre cistercien, les représentations de la Vierge de Miséri-corde ont rapidement accordé une place aux moniales, membres à partentière de l’ordre cistercien. C’est ainsi que l’espace se voit partagé ethiérarchisé par le corps de la Vierge 30. Au plus proche d’elle se trouveles personnages plus importants, qui se doivent d’être par conséquentplus saints. Ainsi les abbés et abbesses sont immédiatement au côtéde la Vierge, et plus tard, quand les membres du clergé séculier et leslaïcs sont intégrés, les papes et empereurs. Plus on s’éloigne, moins lesmembres sont caractérisés et plus ils deviennent anonymes. Cette struc-turation de l’espace n’est pas la seule, en ce que le corps de la Viergeétablit également une différenciation sexuée entre les hommes et lesfemmes. On trouve généralement à droite les hommes, et à gauche lesfemmes. Ainsi, la Vierge de Miséricorde est-elle à la fois l’occasion demanifester une unité en même temps que des différences, les ressem-blances ; elle est à la fois facteur de distinctio et de similitudo.

Il semble à Dominique Donadieu-Rigault que la naissance en milieucistercien de la dévotion à la Vierge de Miséricorde est la conséquenced’un certain rapport à la figure du fondateur de l’ordre. Dans un cer-tain nombre d’ordres, cette figure suffit à ordonner la collectivité, à lastructurer et à l’unir. Mais, quand cette figure, quoiqu’elle soit grande,n’apparaît pas comme suffisante pour que se sentent unis les religieuxà travers le monde, il apparaît nécessaire de trouver le moyen d’uneunité acquise dans l’ordre surnaturel : Marie devient la figure à mêmed’unir l’ordre cistercien. Saint Robert de Molesmes est un grand saint,mais sa figure paraît effacée derrière celle du si grand saint qu’a étésaint Bernard de Clairvaux. Celui qu’on considère parfois comme le

30. D. Donadieu-Rigaut, « Les ordres religieux et le manteau de Marie », op. cit.,paragr. 28.

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

dernier Père de l’Église a tant participé à l’essor de la vie cistercienneen Europe, et a été une si grande figure de sainteté qu’il a presque àcertains égards remplacé la figure de saint Robert de Molesmes au seinde l’ordre cistercien.

À l’appui de sa thèse, Dominique Donadieu-Rigault fait appel auxautres représentations des Vierges de Miséricorde, que l’on trouve no-tamment pour l’ordre des Chartreux, à la fin du XVème siècle. Toutcomme les Cisterciens, l’ordre des Chartreux est consacré à la ViergeMarie, et la figure de Bruno mit du temps à être reconnue. Les figuresdes saints fondateurs semblent dans chacun des cas ne pas parvenir às’imposer comme étant les saints par lesquels s’accomplit une formed’unité filiale ou fraternelle, contrairement aux ordres franciscains oubénédictins, dont l’intercession de « notre saint père François », ou de« notre saint père Benoît » permet de manifester l’unité. C’est ainsiqu’il faut considérer que la sainte Vierge Marie, en manifestant l’élec-tion d’un ordre, se révèle comme mère spirituelle de celui-ci.

Force est donc de constater que ce sont les ordres mo-nastiques dont la figure du Père fondateur est peu affirméequi ont élaboré et/ou utilisé les représentations de la Viergeau manteau.[. . . ] Il semble que la puissante « maternité ec-clésiale » de Marie ne puisse cohabiter avec l’idée d’un Pèrespirituel fort, engendrant lui-même sa famille religieuse, outout au moins lui imprimant sa forme. 31

Il est certainement possible de considérer que constitutions desordres ont été plus ou moins propices au développement de la dévotionau manteau de la Vierge, et en ce sens, on peut penser, avec Domi-nique Donadieu-Rigault qu’un fonctionnement collégial a pu favoriserl’émergence de la dévotion à la Vierge au Manteau, et qu’inversement,elle manifeste une collégialité par les moines qu’elle recouvre, à la foisanonymes et nombreux 32.

31. Ibid., paragr. 61.32. « il apparaît qu’un certain mode de fonctionnement collégial, remettant en

cause le chef unique, a favorisé l’éclosion d’une image telle que la Vierge au Manteauabritant un Ordo. », et « Le grand corps de Marie, enveloppant l’Ordo dans sonmanteau, instaure ainsi la collégialité et l’unanimité chères aux Moines Blancs. Ildessine une frontière extérieure, ou plutôt une membrane textile, qui maintient unisen une caritas mutuelle les membres de la congregatio. » Ibid., paragr. 24-25.

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Là où les Dominicains ont certainement permis une transformationthéologique du sens de la dévotion, occasion d’ailleurs d’une extensionà l’ensemble de la société, c’est en tant qu’ils ont privilégié une clôtureintérieure sur une clôture manifestée réellement. Néanmoins, la manièredont la Vierge au Manteau a pu manifester le statut de Congregatio del’ordre dominicain est ici aussi effectif tout en faisant en sorte, dansle même, de manifester la protection miséricordieuse de la Vierge : lemanteau de la Vierge devient une armure contre le péché 33.

III De la Vierge au Manteau qui protège la sociétéà la disparition de la dévotion

La période qui suit celle de la popularisation de la figure de la Viergeau Manteau auprès des ordres religieux, est celle qui certainement nousa laissé le plus de représentations picturales, et qui a le plus façonnénotre imaginaire du manteau de Marie. Le monde laïc finit, lui aussi,par s’approprier la figure de la Vierge au Manteau, principalement parl’intermédiaire des Confréries. C’est un point qui reçoit une très grandeattention de la part de Paul Perdrizet, et qui, surtout, fait l’originalitéde sa thèse. Il lui semble que c’est au XIVème siècle, sous l’influence desFranciscains et des Dominicains que le phénomène a lieu.

33. « C’est son pallium, membrane textile virginale, qui garde (custodire) lesFrères, c’est-à-dire qui les prémunit contre les péchés du Monde, en particuliercontre le péché de chair. Le large manteau, en rassemblant en un même lieu lesmembres de l’ordre, offre également l’image idéale de la congregatio (au sens premierde « troupeau »), illisible au niveau du corps social puisque les Frères, itinérants,parcourent le Monde deux par deux. » Ibid., paragr. 76.

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

a Le manteau de la Vierge protège des péchés : les Confrérieset le manteau de la Vierge au XVème siècle

Les Confréries sont des « associations de laïques fondées pour pra-tiquer certains exercices de dévotion, certaines œuvres de charité, pourhonorer particulièrement un mystère ou un saint 34 ». Les premièresConfréries naissent en même temps que le Tiers-Ordre et sont mêmeconfondues originellement au sein de l’Ordre Franciscain. Se diffusentainsi au sein du monde laïc des habitudes qui appartiennent ordinai-rement au monde régulier. Ce sont particulièrement les bannières quien témoignent, en ce qu’elles ont précisément représenté des Vierges deMiséricorde : « La plupart des Confréries qui se fondent au XIIIème seplacent, à l’instar des Ordres religieux, sous l’invocation de la Vierge,et s’efforcent d’obtenir contre la malice du Diable et la colère de Dieula protection de Marie. Se blottir sous le manteau de Marie, ce rêve desOrdres religieux[,] devait devenir celui des Confréries 35. » Et puisqueles Confréries appartenaient au monde laïc et apparaissaient commedes groupes pieux et dévots, on comprend que la figure de la Viergede Miséricorde soit devenue plus immédiatement visible en dehors descouvents. Les Confréries de pénitence, par exemple, étaient, pour par-tie d’entre elles, chargées d’ensevelir les morts ; leur tâche revêtait ence sens un rôle extrêmement important au sein de la société, et leurdévotion manifestée par leurs bannières était clairement visible. C’estainsi que la Vierge de Miséricorde, nous dit Paul Perdrizet, s’est renduepopulaire. Du manteau de l’élection à celui de la Miséricorde, le pal-lium de la Vierge offre au regard laïc la parfaite manifestation du rôled’intercession de Marie, et permet le développement des dévotions ma-riales, dont celle du Rosaire 36. Avec les Dominicains, dans les tableauxfigurant la Vierge au Rosaire, on voit souvent la sainte Vierge prendreles traits de la Vierge de Miséricorde. Les pans de son manteau relevéspar des saints lui permettent de tenir son chapelet ou le Christ enfant,qui peut réciter un chapelet. L’application que les Dominicains mirentà diffuser la dévotion au rosaire a certainement également participé àla popularisation de la figure de la Vierge de Miséricorde.

34. P. Perdrizet, La vierge de Miséricorde, op. cit., p. 59.35. Ibid., p. 63.36. Qui, quoiqu’en disent les Dominicains n’a pas été donnée par Marie à saint

Dominique, mais date plutôt du XVème siècle dans sa forme actuelle. Certainementil existait des manières de prier le chapelet avant, mais pas dans la forme que nousconnaissons.

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Notons néanmoins avec Paul Perdrizet que si « le manteau dela Vierge est [. . . ] le symbole de sa miséricorde, [. . . ] [t]outes les âmespieuses n’étaient pas capables de concevoir, avec sainte Brigitte, le man-teau protecteur de Marie comme un symbole, une allégorie, ou pouremployer le terme théologique, comme une “figure” de la miséricordeinfinie de Marie. Beaucoup devaient se l’imaginer d’une façon tout à faitmatérielle. » 37 Cette matérialité, si elle a peut-être un aspect un peunaïf permet néanmoins de prêter une plus grande attention au caractèreprotecteur de ce manteau ; comme aux origines, il couvre et réchauffe,et en même temps, devient une véritable armure contre le péché, et sur-tout contre les épidémies. Les épidémies ont pu en effet paraître commedes châtiments de la colère divine contre un peuple infidèle. Contre cepeuple qui cède à l’avarice (convoitise des yeux), à l’orgueil (orgueil del’argent) et à la luxure (convoitise de la chair) 38, il est dit que Dieuenvoie trois fléaux : la guerre, la peste et la famine, qui s’attaquent àchacun de ces trois maux 39. Avec la diffusion des épidémies, on voitdéfinitivement le type iconographique du manteau de la Vierge devenircelui de la Vierge de Miséricorde, et manifester le rôle d’intercession deMarie, auprès de son Fils pour fléchir la Justice du Père, pour que leshommes obtiennent miséricorde.

b La disparition de la dévotion aux XVIème et XVIIème siècles

Devant ce qui paraît un thème théologique riche et profond, quiporte à la prière, comment comprendre qu’une telle dévotion ait sisoudainement disparu ?

Deux causes sont certainement à l’origine de la disparition précocedes représentations de la Vierge de Miséricorde : d’un côté, la varia-tion des normes esthétiques au moment de la Renaissance de l’autre leprotestantisme, et son développement européen.

D’une part, en effet, les normes de l’esthétique renaissante, plusexigeantes quant au réalisme des représentations, rendent le type ico-nographique de la Vierge au manteau difficile à représenter : celui-cine respecte pas les règles de proportion et préfère, comme beaucoup

37. P. Perdrizet, La vierge de Miséricorde, op. cit., p. 44.38. Les mauvaises passions de la première épître de saint Jean, voir 1Jn 2, 16.39. On retrouve ici une litanie de l’Église : a peste, fame et belle libera nos,

Domine.

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

d’œuvres d’art médiévale, la dimension symbolique à la dimension réa-liste. Ainsi, plusieurs artistes ont tenté de représenter des Vierges deMiséricorde dans un mode renaissant, mais la Vierge, de la même tailleque les autres personnages, couvrait avec difficulté de son manteaules autres orants. Souvent surélevée, la représentation risque vite le ri-dicule, et perd surtout de sa puissance évocatrice pour témoigner del’intercession de la Vierge : devenue un personnage comme les autres,on ne dit plus rien de son statut suréminent auprès du Père.

Mais c’est certainement, d’autre part, le protestantisme et la placequ’y tient la Vierge qui engendrent au sein du catholicisme, dès leXVème siècle déjà, l’oubli de certaines dévotions, notamment mariales,et de tout ce qui apparaît comme « naïf », qui est rapidement qualifiéde « superstitieux », soumis au sarcasme protestant. Le protestantismeet son iconoclasme sont loin de favoriser les représentations picturales,et l’on comprend alors la disparition progressive de ce thème par cetteconjonction d’une critique de la représentation picturale et un refus ma-nifeste de l’idée de « saints » reconnus par l’Église. Le fait que, malgréle temps, on n’ait pas vu la réapparition de cette dévotion au XIXème

siècle, qui redécouvre pourtant la figure de Marie, tient peut-être plusaux apparitions mariales, qui insistèrent sur d’autres représentationset dévotions à la Vierge 40 qu’à un véritable mépris de ces représenta-tions. Malgré cet oubli relatif, et l’absence de représentations picturalescontemporaines, la figure de la Vierge au Manteau, Vierge de Miséri-corde, reste encore connue de notre siècle, preuve, s’il en fallait, que cethème suscite encore la foi chez les fidèles.

Conclusion

Notons que malgré la disparition de la dévotion à la Vierge de Misé-ricorde, on trouve des traces encore de l’extraordinaire développementque permit ce thème iconographique du point de vue de la théolo-gie mariale. Si la question de l’intercession de Marie auprès de sondivin Fils n’a pas attendu d’être rendue visible à tous par la représen-

40. Nous pensons ici particulièrement, pour la France au moins, aux apparitionsà Lourdes ou à la chapelle de la Médaille miraculeuse. Si c’est bien toujours en tantque médiatrice et miséricordieuse que Marie apparaît, il n’en reste pas moins qu’ellen’abrite plus l’humanité sous son manteau, quand bien même celui-ci peut tenir uneplace importante dans les descriptions données par sainte Bernadette ou CatherineLabouré.

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Mikaël Quesseveur

tation iconographique de la Vierge de Miséricorde, on peut certaine-ment reconnaître que cette représentation a participé très largementà la reconnaissance par le peuple chrétien de ce mystère si profond.La très belle adéquation entre la représentation de la Vierge au Man-teau et son rôle de dispensatrice de toutes les grâces est intéressantnon seulement du point de vue du développement théologique propre-ment marial, mais également de tout approfondissement théologique.La possibilité de rendre visible quelque chose d’aussi mystérieux quece rôle d’intercession de Marie et la capacité qu’a eu ce type iconogra-phique à recouvrir des sens théologiques tout en portant à la prière,mériterait certainement une étude plus approfondie, notamment quantà ce que l’évangélisation pourrait retirer d’une telle fécondité. Il noussemble en effet, et c’est une hypothèse que nous soumettons au lecteur,que la Vierge de Miséricorde manifeste très bien le rôle de « Médiatricedu Médiateur » de Marie (mediatrix Mediatorum). Saint Bernard, dansses nombreuses homélies consacrées à la sainte Vierge 41, et notammentdans le célèbre sermon De aquaeductu, est un des premiers à développerce thème, et évoque Marie comme médiatrice de toutes ces grâces. Ledernier Concile a longtemps débattu quant au fait de savoir s’il fallaitou non reconnaître à Marie ce statut d’auxiliatrice, de dispensatricede toutes les grâces, de médiatrice. La terminologie n’a pu être fixée,

41. On lira avec profit, À la louange de la Vierge Mère, recueil d’homélies desaint Bernard, et surtout le « Sermon pour la Nativité de la Bienheureuse ViergeMarie, dit « De Aquaeductu », « De l’Aqueduc », qui a très largement inspiré lathéologie mariale par la suite. La lecture de saint Bernard par saint Louis-MarieGrignon de Montfort est sensible dans de nombreux passages. Nous ne parvenonsà nous empêcher d’insérer ici un passage concernant Marie Médiatrice : [23] Dieule Père a fait un assemblage de toutes les eaux, qu’il a nommé la mer ; il a fait unassemblage de toutes ses grâces, qu’il a appelé Marie. Ce grand Dieu a un trésor ouun magasin très riche, où il a renfermé tout ce qu’il a de beau, d’éclatant, de rare etde précieux, jusqu’à son propre Fils et ce trésor immense n’est autre que Marie, queles saints appellent le trésor du Seigneur, de la plénitude duquel les hommes sontenrichis. [24] Dieu le Fils a communique à sa Mère tout ce qu’il a acquis par sa vieet sa mort, ses mérites infinis et ses vertus admirables, et il l’a faite la trésorière detout ce que son Père lui a donné en héritage ; c’est par elle qu’il applique ses méritesà ses membres, qu’il communique ses vertus et distribue ses grâces ; c’est son canalmystérieux, c’est son aqueduc, par où il fait passer doucement et abondamment sesmiséricordes. [25] Dieu le Saint-Esprit a communiqué à Marie, sa fidèle Épouse, sesdons ineffables, et il l’a choisie pour la dispensatrice de tout ce qu’il possède : ensorte qu’elle distribue à qui elle veut, autant qu’elle veut, comme elle veut et quandelle veut, tous ses dons et ses grâces, il ne se donne aucun don céleste aux hommesqu’il ne passe par ses mains virginales. », Louis-Marie Grignon de Monfort, Traitéde la Vraie dévotion à la Vierge Marie, §23-25.

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Le manteau de la sainte Vierge Marie

ni les Pères Conciliaires s’accorder. Gageons que, puisque Paris célèbreMarie Refuge des Pécheurs le 16 janvier, que l’on célèbre en Belgique,le 31 août, Marie médiatrice de toutes grâces, que Léon XIII a eu l’oc-casion d’insister à de nombreuses reprises dans ses Encycliques au sujetdu Rosaire 42, que saint Louis-Marie Grignon de Montfort a condensédans son Traité de la vraie dévotion à la Vierge Marie les propos desPères et de la Tradition sur la question et a témoigné de l’importancede Marie dans la prière à Jésus (« par Marie, avec Marie et en Marie »),qu’à défaut de voir la question dogmatiser, on puisse au moins clarifierdans le siècle à venir ce rôle d’intercession de Marie.

Achevons notre propos par un écho plus ou moins contemporain,qui rappellera aux Talas présents à la dernière conférence publiquela grande culture de Huysmans, s’il était seulement nécessaire de ledémontrer, puisque, tandis que la dévotion au manteau de la Viergesemble oubliée, on trouve au début d’En Route ce qui ressemble à uneadaptation à nouveaux frais de la figure de la Vierge de Miséricorde :« Et le prêtre fait à grands pas le tour du catafalque, le brode de perlesd’eau bénite, l’encense, abrite la pauvre âme qui pleure, la console, laprend contre lui, la couvre, en quelque sorte de sa chape et il intervientencore pour qu’après tant de fatigues et de peines, le Seigneur permetteà la malheureuse de dormir, loin des bruits de la terre, dans un repossans fin. » 43

42. Voir par exemple Octobri Mense, datée de 1891.43. Joris-Karl Huysmans, En route, Paris, Gallimard, 1996, p. 69.

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Une prière de sainte Thérèse de LisieuxÔ Vierge immaculée, c’est toi ma douce Étoile

Qui me donnes Jésus et qui m’unis à Lui.Ô Mère, laisse-moi reposer sous ton voile

Rien que pour aujourd’hui !

Prière de Padre Pio à Notre-Dame des Grâces,vénérée dans l’église des Capucins de San Giovanni Rotondo

Ô céleste trésorière de toutes les grâces, Mère de Dieu et Marie ma Mère,vous êtes la fille du Père éternel et vous tenez en main Sa puissance, je vousen supplie, prenez en pitié mon âme et accordez-moi la grâce que je vous

demande si ardemment.Je vous salue, Marie. . .

Ô miséricordieuse dispensatrice des grâces divines, Très Sainte ViergeMarie, vous êtes la Mère de l’éternel Verbe Incarné qui vous a couronnée deSon immense sagesse, regardez la grandeur de ma douleur et accordez-moi

la grâce dont j’ai tant besoin.Je vous salue, Marie. . .

Ô très aimante dispensatrice des grâces divines, épouse Immaculée del’éternel Esprit Saint, Très Sainte Vierge Marie, qui avez reçu de Lui un

Cœur qui prend en pitié les malheurs humains et qui ne peut s’empêcher deconsoler les affligés, prenez en pitié mon âme et accordez-moi la grâce que

j’attends avec pleine confiance de votre immense bonté.Je vous salue, Marie. . .

Oui, oui, Ô ma Mère, trésorière de toutes les grâces, refuge des pauvrespécheurs, consolatrice des affligés, espérance de ceux qui désespèrent et aidetrès puissante des chrétiens, je mets en vous toute ma confiance et je suis

certain que vous m’obtiendrez de Jésus la grâce que je désire ardemment, sielle doit servir au bien de mon âme.

Salve Regina. . .

Prière de saint Anselme à Marie médiatrice« Parmi les terreurs qui me poursuivent, dans la crainte qui me glace, ô

Souveraine très clémente, quelle médiatrice invoquerai-je avec plus de ferveurque celle dont les entrailles ont porté la Réconciliation du Monde ? Quelleintercession obtiendra plus facilement la grâce d’un criminel comme moi, quela prière de celle qui a nourri de son lait l’universel vengeur des crimes et lemiséricordieux auteur du pardon ? »

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Marie, notre gilet pare-balles ?Louis Gundermann

Alors que s’ouvriront bientôt les JMJ 2019 à Panama, c’est dans unetoute autre ambiance (au moins climatique) que nous vous proposonsde retourner : celle de l’édition précédente à Cracovie en 2016. Parmi lesnombreux événements que proposait cette capitale provisoire du monde(catholique), le musée d’art organisait une exposition au nom évocateurde Maria Mater Misericordiae, une retrospective des représentations deMarie dans l’art par-delà les siècles et les continents. Au cœur de cequi devait être la plus grande concentration massique de Madone aumonde (avis au Guinness des records), le visiteur édifié rencontrait audétour d’un couloir trois vierges de miséricordes propres à le tirer de latorpeur lancinante dans laquelle l’avait plongé la voix du guide après la37ème vierge des douleurs. Parmi elles, le Gonfalon de San Francesco alprato de Benedetto Bonfigli datant de 1464 et conservé habituellementà l’oratoire San Bernardino de Pérouse. Vous ne remarquez rien ?

C’est certes une Vierge de Miséricorde assez classique, ce style depeinture est une représentation symbolique de la prière d’intercession deMarie pour un groupe qui s’est confié à sa prière, généralement une citéou une guilde (association professionnelle), ici Pérouge. La cité ou plu-tôt ses habitants, se protégeant sous le manteau de Marie, sont entourésde leurs huit saints patrons. Vous remarquerez une certaine égalité entreles personnages quelques soit leur fonction ou leur sexe, peut-être parceque tous sont pareillement enfants de Dieu, sans doute parce que touspèchent. L’art médiéval est souvent très imagé, il insiste avant toutsur le ressenti physique, corporel. Le mal et le péché sont donc sou-vent présents au travers de flèches, d’armées démoniaques qui viennentéchouer sur le manteau protecteur de Marie. Ce genre iconographiqueest très postérieur au développement du culte marial, il émerge surtoutau XIVème siècle en Italie, alors que la peste (personnifiée ici par lemonstre de la partie inférieure du tableau) ravage l’Europe. Mais iciil ne s’agit pas d’une horde de démons que Marie repousse, mais lesflèches de son propre Fils !

Curieuse théologie, qui de nos jours laisse pantois théologiens enherbe et confirmés. . . à moins de soutenir que le mal procède du Christ.Certes, au XXème siècle, Karl Barth écrivait que le mal n’existe que

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grâce à l’inaction de Dieu, le mal vient« de sa main gauche » paropposition à sa main droite, celle qui crée, qui agit. Cela a été vivementcritiqué car cette thèse pourrait induire que, dans le monde, quand Dieuse retire, il y a fondamentalement du mal (et non de l’indétermination),mais ces querelles ontologiques sur l’être du monde sont bien loin de lamentalité et de la foi médiévale ! La peste est alors vue comme un fléaude Dieu, c’est-à-dire une pénitence proposée (ou plutôt imposée) auxhommes en raison de leur manque de foi et des errements de ceux quidevraient normalement agir au nom de l’Eglise. C’est donc en cultivantsa foi par sa prière et par celle de Marie, mais surtout en demandant auSeigneur la grâce de plus de foi, ainsi que le don de sa miséricorde, qu’onparvient à surmonter ce manque de foi et de vie spirituelle, personnellesmais aussi collectives, ces deux dimensions étant alors bien plus liéesqu’aujourd’hui.

Si le thème du fléau de Dieu nous fait aujourd’hui sourire (ou soupi-rer), il est resté longtemps présent dans la vie spirituelle et l’imaginairecollectif des chrétiens. Ainsi Luther, face à la poussée turque, invoquela nécessité de ce fléau de Dieu, qui doit venir punir les manquementsdes chrétiens (auquel peut suppléer la Réforme). Il demandait doncaux fidèles de ne pas combattre, car cela serait une rébellion contre leChrist. Bien vite, il se ravise et invite même les chrétiens à se défendrecontre les Turcs, qui sont certes une épreuve pour leur foi mais quine sont pas envoyés par Dieu. Cet exemple montre la longévité de cethème aujourd’hui désuet.

Pourtant, aujourd’hui, le mal, à commencer par celui que nous com-mettons, est bel et bien présent, lui. Et la prière peut permettre d’ouvrirune brèche salvatrice. Car si la création est libre, autonome, c’est bienparce que Dieu a choisi de n’être puissant que par persuasion à notreégard. Ainsi, quand nous prions, quand nous demandons à chacun deprier pour nous, nous offrons un acte de liberté humaine qui permet ledéploiement de Dieu en nous et d’une certaine manière, dans l’humanitéen général, et cela au XVème siècle comme aujourd’hui.

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Madonna della Misericordia con san Bernardino da Siena, san Fran-cesco d’Assisi, sant’Ercolano, san Lorenzo, san Ludovico, san Cos-tanzo, san Sebastiano e san Pietro martire, Benedetto Bonfigli, 1464.Oratoire Saint-Bernardin, Pérouse.

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Marie, un pont entre chrétiens etmusulmans ?

Matthieu Aucante

Le « dialogue interreligieux entre chrétiens et musulmans » fait dé-sormais partie de ces expressions figées régulièrement mobilisées dansles discours mais dont il est difficile de savoir ce qu’elle décrit précisé-ment. Une des formes les plus en vogue dans ce dialogue interreligieuxprend pour point d’appui la figure de Marie, qui a une place non né-gligeable dans l’islam. Elle y est présentée comme la mère du prophèteIssa, qu’elle a conçu miraculeusement en demeurant vierge, à la suited’une annonce par un ange. Cette Marie-mère-d’Issa est vénérée commeune grande figure de sainteté, faisant l’objet d’une dévotion populaireforte, qui a pu réunir musulmans et chrétiens dans les mêmes lieux depèlerinages, mais inspirant également de nombreux mystiques musul-mans qui y ont vu la forme la plus accomplie de l’abandon de soi àDieu, de la foi, de la pureté et de l’intimité avec le divin. Textuelle-ment, Marie occupe plus de place dans le texte du Coran que dans leNouveau Testament, même si, à partir de cette base textuelle réduite,l’Église lui a donné une place dogmatique qui dépasse largement cellequ’elle a dans l’islam. En plus de constituer une figure commune auxdeux religions, la Vierge Marie n’a de dimension divine ni chez les chré-tiens ni chez les musulmans, si bien que la mariologie permet d’éviterles sujets de divergence doctrinale entre catholiques et musulmans, quise cristallisent généralement autour de la christologie et du fait queDieu aurait eu besoin de se donner un Fils et de descendre sur Terrepour sauver les hommes. De ce point de vue, la figure d’Issa montrerapidement ses limites en termes d’opportunités de dialogue interre-ligieux. En effet, si le Coran raconte comment le prophète Issa, l’undes plus grands de l’islam, est effectivement condamné à la mort sur lacroix par les incroyants, les similitudes avec le Christ s’arrêtent là carsa dimension non-divine est rigoureusement répétée, et d’ailleurs Allah,refusant de laisser mourir son prophète, l’aurait directement élevé auCiel et aurait placé un corps de substitution sur la croix. La figure deMarie semble permettre d’éviter tous ces écueils et offrir une figure desainteté commune qui garderait sous silence les points de divergencedoctrinaux.

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Marie, un pont entre chrétiens et musulmans ?

Cette présence, incongrue au premier regard, de la Vierge mère duSauveur, dans une religion pour laquelle la véritable révélation a étéfaite à Mahomet, a de quoi surprendre, mais elle est désormais assez lar-gement connue dans le monde chrétien. Outre les chrétiens d’Orient qui,au cours des siècles, ont pu côtoyer certains musulmans dans leurs lieuxde dévotion mariale, outre les écrits universitaires et journalistiques àvisée œcuménique, Rome a fait plusieurs pas dans cette direction. Leconcile Vatican II mentionne ainsi la figure de Marie dans l’islam et plu-sieurs textes officiels mettent l’accent sur cet aspect, comme celui queprononce en 1988 le président du Sécrétariat pour les non-chrétiens, lecardinal Arinze, dont les deux tiers tournent autour de Marie. Cepen-dant, la littérature fourmille également d’avis dénonçant un optimismeexagéré et oublieux des profondes différences qui séparent les figuresde Marie dans chacune des religions. La question que nous nous pro-posons d’examiner est donc simplement celle de savoir si Marie peuteffectivement constituer un pont entre chrétiens et musulmans. Cetteinterrogation peut se décliner ainsi : il faut avant tout déterminer lescontours exacts de la Marie vénérée dans l’islam, en faisant ressortirles similitudes saillantes avec la Theotokos. Il sera alors nécessaire dedéterminer si l’on peut effectivement parler d’une unique figure marialecommune ou s’il s’agit de deux Marie distinctes. On ne pourra ensuitefaire l’économie d’une réflexion sur la nature exacte du dialogue interre-ligieux et sur sa visée, pour enfin déterminer la place que peut occuperMarie dans les relations entre chrétiens et musulmans.

Remarques préliminaires

Avant d’aller plus avant, quelques remarques s’imposent. D’abordsur le nom même de Marie : on a pris la précaution de ne pas appelerIssa « Jésus », considérant en toute rigueur que cet amalgame tenddavantage à nourrir l’incompréhension réciproque qu’à rapprocher mu-sulmans et chrétiens. Il nous semble préférable de se plier à la mêmediscipline en ce qui concerne Marie, au moins dans un premier temps,afin de clarifier l’analyse comparée des figures mariales islamique etchrétienne qui, seule, permettra de conclure quant à l’unicité des Ma-rie. C’est pourquoi nous assumerons dès à présent le parti-pris (assezrarement suivi du reste dans la littérature occidentale) d’appeler laMarie du Coran par le nom que lui donne le Coran, Maryam, et de

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Matthieu Aucante

réserver le nom de Marie à la Marie de l’Évangile, tant que la questionde l’identité des deux Marie n’aura pas été tranchée.

Il convient également de rappeler la grande difficulté à parler del’islam comme d’un ensemble cohérent ; la diversité des pratiques et descroyances est une réalité qui dépasse largement la division schématiqueet simpliste entre sunnites et chiites. Depuis le VIIème siècle, l’islam estmorcelé en de multiples courants, sectes et confréries. Plutôt que de seperdre dans les méandres de ces divergences doctrinales, on accepteraà des fins de simplification de parler de « l’islam », et on se contenterade dresser un tableau de la vierge Maryam accepté par la majorité descourants théologiques islamiques, en prenant le soin d’en spécifier lesaspects contestés 1.

La nature du corpus théologique musulman appelle à une troisièmeremarque. Si le Coran 2 est évidemment le texte de référence pour lesmusulmans, certains prêtent également foi aux hadith, histoires rappor-tées par la tradition orale et dont l’autorité est très variable (tous lescourants ne reconnaissant pas les mêmes hadith, certains les refusantintégralement) mais qui constituent parfois un socle dogmatique trèsimportant. Enfin, faute d’une maîtrise suffisante de l’arabe, les sourcesde première main n’ont pas été consultées, ce qui oblige à s’en remettreexclusivement à la littérature occidentale sur le sujet. D’une manièregénérale, on se contentera donc dans cet article de citer les noms desexégètes musulmans quand il y aura lieu, et de renvoyer aux ouvrages,généralement francophones ou anglophones dans lesquels la référence aété trouvée.

1. En tout état de cause, la littérature occidentale sur la figure de Marie dans l’is-lam est quasiment muette sur ces différences. Si l’on trouve bien quelques mentionsde caractéristiques propres à l’islam chiites ou aux confréries soufies, il n’y a jamaisde distinction plus spécifique entre les hanafites, les wahhabites, les duodécimains,les ismaélites, les ibadites etc.

2. Il est généralement admis par les historiens occidentaux que la version cano-nique du Coran a été adoptée au début du VIIIème siècle avec la grande révision dutexte par Abd el Malik. Il n’y a depuis qu’une seule version du Coran commune àtous les courants musulmans, et pour le dogme musulman majoritaire, il s’agit dela parole divine littéralement dictée à Mahomet par Dieu.

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Marie, un pont entre chrétiens et musulmans ?

I La vierge Maryam, mère du prophète Issaa L’Annonciation

Dans tout le Coran, une seule femme est expressément nommée. Ils’agit d’une vierge nommée Maryam, à laquelle Allah a fait le don depureté, et qui reçoit un jour la visite d’un ange venu lui annoncer qu’elleva concevoir un enfant, Issa, qui deviendra un grand prophète. Le récitde cette annonce dans le Coran à la sourate III parle pour lui-même :

III, 42 Les anges 3 dirent : « Ô Maryam ! Allah t’a choisie, envérité ; il t’a purifiée ; il t’a choisie de préférence à toutesles femmes de l’univers. »

III, 45 Les anges dirent : « Ô Maryam ! Allah t’annonce la bonnenouvelle d’un Verbe émanant de lui : son nom est le mes-sie, Issa, fils de Maryam, illustre en ce monde et dans lavie future ; il est au nombre de ceux qui sont proches deDieu.

III, 46 Dès le berceau il parlera aux hommes comme un vieillard ;il sera au nombre des justes »

III, 47 Elle dit : « Mon Seigneur ! Comment aurais-je un fils ?Nul homme ne m’a jamais touchée. »Il dit : « Allah crée ainsi ce qu’il veut, lorsqu’il a décrétéune chose il lui dit "Sois !". . . et elle est ».

Les similitudes avec Luc 1 sont assez flagrantes pour ne pas avoirbesoin d’être relevées. Parmi les divers éléments qui feront l’objet d’uncommentaire particulier, l’un mérite que l’on s’y attarde immédiate-ment : l’expression de « Verbe émanant de lui » qui ne figure pas dansle récit de Luc a de quoi étonner. L’islam est-il vraiment plus royalisteque le roi en proclamant plus nettement que l’évangéliste Luc que leVerbe s’est fait chair ? Cette expression également traduite par « Pa-role d’Allah», est une appellation réservée au seul prophète Issa dans le

3. Ce pluriel n’est jamais réellement commenté dans la littérature occidentale ;on se limitera à remarquer que, juste après, en III, 47 il se substitue à un singulier,que XIX, 17 parle de « notre Esprit sous la forme d’un homme parfait », et enfinque la tradition orale considère que l’annonce est faite par un seul ange nomméGabriel.

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Matthieu Aucante

Coran. Cela peut certes s’expliquer par le fait qu’il est annoncé par laparole, ou encore parce qu’il annonce lui-même la parole d’Allah par saqualité de prophète. Une autre interprétation fait remonter cette déno-mination à la Parole divine qui l’a créé, au koune (« sois ! ») que l’onretrouve dans l’annonce de l’ange à Maryam. A l’appui de cette inter-prétation, on peut noter que chaque fois que le verbe koune apparaîtdans le Coran c’est au sujet d’Issa ou de la Résurrection. En réalité,comme Allah a créé toute chose par sa parole, toute créature pourraitêtre appelée Parole d’Allah, mais le rôle plus direct de la Parole dansla conception d’Issa, où Elle est directement insufflée dans le sein deMaryam, justifie aux yeux des commentateurs que lui seul soit nomméainsi dans tout le Coran 4. Ainsi, aux antipodes du sens johannique deVerbe de Dieu, les musulmans interprètent l’expression « Parole d’Al-lah » comme rappelant justement le caractère créé d’Issa. Par ailleurs,il ne faut pas se méprendre sur le terme de « messie » masîh qui, pourles interprètes musulmans, ne fait pas d’Issa l’envoyé attendu par lesJuifs pour la victoire d’Israël mais qui signifie simplement le rapportparticulier entre Issa et l’onction, selon diverses interprétations (soitqu’il soit oint par Allah qui l’a comblé de grâces, soit qu’il ait lui-mêmeoint pour accomplir des miracles). D’autres différences mineures maislourdes de conséquences (notamment la précision « Issa, fils de Ma-ryam » et bien sûr l’absence de réponse de Maryam à cette annonce)feront l’objet de commentaires plus loin.

Si l’on fait exception de ces détails, la ressemblance textuelle avecle récit de l’Annonciation demeure troublante et justifierait à elle seuleune démarche de dialogue interreligieux. Notons que la pureté de Ma-ryam est explicitement affirmée dans le Coran, ce qui explique qu’elle aitété élevée en dogme bien avant que l’Église ne proclame Marie commeImmaculée Conception (même si la portée de cette pureté est bienmoindre, on le verra). Le reste du récit de la vie de Maryam ne re-prend pas du tout les Évangiles canoniques, aucune mention n’est faitede la fuite en Égypte ni des noces de Cana, mais en revanche, il y aune proximité forte avec les récits que l’on peut tirer des écrits apo-cryphes, notamment en ce qui concerne la vie de Maryam antérieure àl’Annonciation.

4. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, Marie et l’Islam, Beauchesnes, Paris, 1950, p.58.

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Marie, un pont entre chrétiens et musulmans ?

b La vie de Maryam dans le Coran et dans les Évangilesapocryphes

Le corpus apocryphe est très prolixe au sujet du récit de la vie deMarie, et c’est de lui que l’on tient de nombreuses traditions, comme lanaissance de Marie, sa parenté d’Anne et de Joachim, sa jeunesse dansle Temple de Jérusalem, mais également son assomption. Il sembleraitque la rédaction du Coran et les traditions orales se soient largementinspirées de ces textes pour décrire la vie de Maryam, aussi l’on vatenter de reprendre le récit du Coran et de mettre en avant la portéede certaines différences.

La naissance de Maryam telle qu’elle est relatée dans le Coran esttrès similaire à celle que l’on retrouve dans le Protoévangile de Jacques :

La femme de Imran dit :« Mon Seigneur ! Je Teconsacre en toute liberté cequi est en mon sein. Accepte-le de moi ; car Toi, tu es Celuiqui entend et qui sait. »

(Coran, III, 35)

Et Anne dit : « Aussi vraique vit le Seigneur Dieu, sij’enfante soit un garçon soitune fille, je l’amènerai en of-frande au Seigneur mon Dieu,et il sera à son service tous lesjours de sa vie. »

(Protoévangile de Jacques,4, 1)

Après avoir mis au monde safille, elle dit : « Mon Sei-gneur ! Voilà que moi, j’ai ac-couché d’une fille ». Or Allahsavait bien ce dont elle avaitaccouché : le garçon n’est passemblable à la fille. « Je l’ainommée Maryam, et je Te de-mande de la protéger, ainsique sa descendance, contreSatan le réprouvé. »

(Coran, III, 36)

Environ six mois s’accom-plirent pour elle, et, le sep-tième mois, Anne enfanta.Elle dit à la sage-femme :« Qu’ai-je enfanté ? » Et lasage-femme dit : « Une fille. »Et Anne dit : « Mon âme a étéexaltée en ce jour. » [. . .] Ellel’appela du nom de Marie.

(Protoévangile de Jacques,5, 2)

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La mère de Maryam n’est pas nommée dans le Coran, mais la tradi-tion orale, puisant vraisemblablement dans les sources chrétiennes, luidonne le nom d’Hanna. Une légère différence mérite un commentaire :la prière adressée à Allah par laquelle Hanna demande pour sa fille« je Te demande de la protéger, ainsi que sa descendance, contre Sa-tan le réprouvé » est quelque chose d’absolument inédit dans le Coran,mais qu’il faut replacer dans la conception musulmane du péché pourne pas conclure trop rapidement à une doctrine commune d’ImmaculéeConception. En effet, il n’y a pas dans l’islam de péché originel univer-sel à racheter, car Allah dans sa miséricorde aurait pardonné leur fauteà Adam et à sa compagne ; en revanche, tout enfant est touché à sanaissance par Satan, même si les théologiens divergent sur la questionde la conséquence exacte de ce contact. Quoi qu’il en soit, un hadith trèsfréquemment cité et intégré notamment dans les recueils de Boukhariet Muslim (qui comptent parmi ceux qui font le plus autorité) rapporteque « tout fils d’Adam, nouveau-né, est touché par Satan, sauf le Filsde Maryam et sa mère ; à ce contact, l’enfant jette son premier cri ».Il est difficile d’affirmer que cette tradition très largement reconnueait la même portée théologique que le dogme de l’Immaculée Concep-tion, et il y a une réelle controverse sur la portée exacte de la puretéaccordée à Maryam comme on le verra plus bas, mais la conséquencede la prière d’Hanna est absolument indéniable : Maryam est la seulefemme à naître pure de tout contact avec Satan. Abd-el-Jalil avanceainsi que « toutes les fois que ce privilège d’Issa et de Maryam a étéattaqué dans son existence ou dans sa signification par des penseursmusulmans, les représentants de l’orthodoxie l’ont défendu avec la plusgrande vigueur 5 ».

Le Coran comme le Protoévangile de Jacques relatent de la mêmemanière l’enfance de Maryam/Marie qui, ayant été offerte à Dieu à sanaissance, grandit au sein même du Temple dans une vie de service etde prière, nourrie par des anges (Protoévangile de Jacques, 8, 1 ; Coran,III, 37). Dans le Coran, cet épisode joue d’ailleurs un rôle d’importancecar le prêtre Zacharie, oncle de Maryam à qui la garde de l’enfant avaitété confiée, raffermit sa foi en voyant ce miracle et reprend espoir quantà la possibilité d’avoir une descendance :

5. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, id., p. 17 ; voir également Jane I. Smith etYvonne Y. Haddad, « The Virgin Mary in Islamic Tradition », The Muslim World,juillet-octobre 1989, p. 164.

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III, 38 Sur le champ Zacharie invoqua son Seigneur ; il dit :« Mon Seigneur ! Accorde-moi, venant de toi, une ex-cellente descendance. Tu es en vérité celui qui exauce laprière. »

Le Coran diffère en revanche des écrits apocryphes en ce qui concernela figure de Joseph. En effet, Joseph est complètement absent du Coran,Maryam étant présentée comme une vierge qui conçoit dans la solitude :« Elle devint enceinte de l’enfant puis elle se retira avec lui dans unlieu éloigné. » (Coran, XIX, 22), et il n’y a aucun écho dans la tradi-tion islamique de quelque chose s’apparentant à la Sainte Famille. Nousverrons plus loin les conséquences de cette solitude sur la conceptionmusulmane de la figure mariale, notons pour l’instant que si Joseph n’apas le rôle de gardien que lui donne l’Évangile de Matthieu dans la fuiteen Egypte, plusieurs récits de la tradition orale le font apparaître d’unemanière qui ressemble au récit des écrits apocryphes. En effet, plusieursévangiles apocryphes rapportent le même récit selon lequel Marie, étantrestée dans le Temple jusqu’à 14 ans, devait à présent être mariée à unhomme, ainsi que la manière dont Joseph bien qu’âgé, fut tiré au sorten apportant une branche dont sortit une colombe (Protoévangile deJacques, 8, 2-9, Évangile du pseudo-Matthieu, 8, 2-3, Livre de la nati-vité de Marie, 8, 1-6). Le Coran relate de manière évasive un tirage ausort similaire, mais uniquement pour la garde de Maryam, et à l’issueduquel son oncle Zacharie aurait été désigné (Coran, III, 44), récit quela tradition orale a enrichi. Le grand chroniqueur al-Tabari rapporteavec davantage de détail la scène de ce tirage au sort, et précise ensuiteque, Zacharie étant devenu trop vieux, c’est à Joseph, homme pieuxservant au Temple, que la garde de Maryam est confiée. Ce derniern’est cependant qu’un compagnon de prière, qui s’interroge d’ailleurssur la grossesse de Maryam dont il connaît la pureté. Lorsqu’elle luiexplique la conception miraculeuse de son enfant, il tente de dissimulercette grossesse au reste du Temple, mais son rôle ne va pas au-delà 6.

En ce qui concerne le récit même de l’Annonciation relatée dans leCoran, on a déjà souligné à quel point il était similaire à celui de Lucpar sa structure : d’abord une apparition suscitant la peur, suivie del’annonce par l’ange, d’une question de Marie à laquelle l’ange répond.Cependant, les tournures de phrases du Coran s’apparentent davantageà celles que l’on retrouve dans l’Annonciation du Livre de la nativité

6. Al-Tabari, Chronique, I.II ; voir également Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, op.cit., p. 26 et Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad, op. cit., pp. 166 – 168.

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de Marie(9, 2). La naissance d’Issa se produisant sans Joseph, le récitde l’accouchement d’Issa diffère en partie des textes chrétiens :XIX, 22 Elle devint enceinte de l’enfant puis elle se retira avec lui

dans un lieu éloigné.

XIX, 23 Les douleurs la surprirent auprès du tronc du palmier.Elle dit : « Malheur à moi ! Que ne suis-je déjà morte,totalement oubliée ! »

XIX, 24 [Une voix] l’appela : « Ne t’attriste pas ! Ton Seigneur afait jaillir un ruisseau à tes pieds. »

XIX, 25 Secoue vers toi le tronc du palmier ; il fera tomber sur toides dattes fraîches et mûres.

XIX, 26 Mange, bois et cesse de pleurer.

La naissance d’Issa en tant que telle, avec la détresse solitaire deMaryam, diffère largement de la douceur de l’amour familial dont latradition chrétienne a entouré la naissance de Jésus 7. Cependant, lasuite du récit, selon lequel une voix mystérieuse, souvent attribuée autout jeune Issa, fait qu’une source jaillit sous les pieds de Maryam et quele palmier se penche pour lui donner des fruits, est un décalque completde l’Évangile du Pseudo-Matthieu, 20, 1-2. Si l’événement peut paraîtreanecdotique, il s’agit pour les musulmans d’un important miracle, etc’est lui qui serait à l’origine d’une coutume du monde musulman quiconsiste à donner des dattes à toute femme qui vient d’avoir un enfant 8.

La lamentation de Maryam sur son sort dans la douleur de l’enfante-ment mérite un commentaire plus approfondi. Il est peu étonnant qu’iln’apparaisse pas dans les écrits chrétiens étant donné que la douleur

7. Majid Fakhry remarque que la mention du lieu isolé reste proche du récit duProtoévangile de Jacques, 17, 3 selon lequel c’est dans un endroit désert que Marie,sentant le terme de sa grossesse, demande à faire halte, cf. Majid Fakhry, « TheVirgin Mary in Islam and the Apocrypha », Life of the Spirit, Vol. 8, No. 95, mai1954, p. 508.

8. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, op. cit., p. 83 et Shaikh’Abd al Wahid Pal-lavicini, « Corrispondenze mariane nella tradizione islamica : elementi per un dia-logo », Elio Peretto (dir), Maria nell’ebraismo e nell’islam oggi, Edizioni « Maria-num », Rome, 1987, p. 120.

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de l’enfantement est une marque héritée du péché originel, qu’il seraitdonc malvenue de rattacher avec la venue au monde du Christ, mêmeindépendamment du dogme de l’Immaculée Conception. Les exégètesmusulmans ont été nombreux à commenter ce passage mais presquetous ont tenu à prendre la défense de Maryam et à écarter l’expressiond’un doute ou d’un rejet envers la volonté divine. Plusieurs hypothèsesont donc été avancées sur la nature exacte de ce malheur que déploreMaryam et auquel elle préférerait la mort :

— ce malheur est le déshonneur qu’elle va subir à son retour parmiles siens

— ce malheur est l’impiété de ceux qui vont l’accuser, Maryamexprime ici de la pitié et préférerait mourir plutôt que de fairequ’ils soient damnés

— ce malheur est le blasphème que vont commettre ceux qui par er-reur appelleront Issa « fils de Dieu », Maryam préférerait mourirque d’être appelée mère de Dieu 9.

Dans un souci d’exhaustivité, mentionnons enfin que le Coran relatele retour de Maryam auprès des siens, l’accusation d’inchasteté qui luiest faite, et la façon dont Issa nouveau-né leur répond miraculeusementpour la disculper (Coran, XIX, 29-33) 10, ce qui rejoint la traditionapocryphe selon laquelle Jésus nouveau-né est déjà doué de parole :« Jésus leur dit [à ses parents] "Ne me regardez pas comme un petitenfant car j’ai toujours été un homme mûr." » (Evangile du Pseudo-Matthieu, 18, 2)

Le Coran livre donc un récit assez fourni de la vie de Maryam, com-plété par la tradition orale, dans un ensemble qui dépasse largement lepeu d’informations données par les Évangiles canoniques. On a pu voirles nombreuses similitudes entre Maryam et la Marie des écrits apo-cryphes et, à ce stade, on pourrait être tenté de céder à la simplicité,et de ne plus distinguer ces deux personnages qui partagent tant pourne parler que de Marie. Cependant, le récit de la vie de Maryam qui

9. Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad, op. cit., p. 170.10. Majid Fakhry, Ibid, rapporte un épisode très similaire à celui-ci qui figurerait

au premier chapitre de l’Histoire de l’enfance de Jésus, dans lequel Marie et Josephsont chacun rentrés chez eux après leurs fiançailles, ce qui motive l’accusation. Cechapitre 1 est néanmoins généralement considéré comme un ajout tardif rarementintégré aux recensions. Le lecteur exigeant pourra trouver consolation dans la lecturedu Protoévangile de Jacques, 16, 1-3 qui relate l’accusation de Marie et de Josephdans le Temple par le grand prêtre, lequel les soumets tous deux à une ordalie dontils sortent disculpés.

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figure dans le Coran et les hadith, ainsi que les commentaires qu’il asuscités, comportent une caractéristique constante dans toute la mario-logie islamique, qu’Abd-el-Jalil identifie avec pertinence 11 et qui méritede reporter encore l’assimilation. En effet, les exégètes musulmans re-fusent avec persistance de céder à la facilité, de dissimuler les figures deMaryam et d’Issa et de passer sous silence ce qu’elles apportent commecomplications théologiques. Ils prennent au contraire le problème à brasle corps, s’attachant (avec plus ou moins de bonheur) à expliquer danschaque occasion possible que le Coran montre la nature seulement hu-maine d’Issa. On l’a vu en ce qui concerne l’appellation de « Parole deDieu », les ressemblances avec le dogme catholique peuvent être terri-blement trompeuses. Ainsi, un détour plus approfondi par la théologiemusulmane s’impose pour éviter les contresens et s’assurer une bonnecompréhension de la figure de Maryam.

II Maryam dans la théologie musulmane, une autreMarie ?

a Maryam, figure de sainteté

Maryam et son fils sont présentés comme « un signe divin aux gé-nérations » (Coran, XXI, 91). Une importante tradition a pu écrire,par exemple, que Maryam sera la première du genre humain à entrerau Paradis, lui conférant le titre de sayyidat ahl al-janna, « Souverainedu peuple du Ciel », et si tous les théologiens ne sont pas d’accordsur ce point, tous s’accordent à dire qu’elle entrera nécessairement auParadis 12, ce qui se comprend, nous allons le voir.

Maryam est un modèle de vertu et d’union à Allah notamment pourla tradition mystique soufie, qui la voit comme un modèle de prière et dedévouement à Allah : sa vie d’attente dans le Temple et son retrait audésert pour mettre au monde Isa sont des appels à la foi, à la prière et àla contemplation mystique. D’ailleurs, une des significations données au11. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, op. cit., p. 55.12. Margaret Smith, Muslim Women Mystics : The Life and Work of Rabi ’a

and Other Women Mystics in Islam, Oxford, England : Oneworld Publications,2001, p. 20 ; voir également Tim Winter, « Pulchra Ut Luna : Some Reflections onThe Marian Theme in Muslim-Catholic Dialogue », Journal of Ecumenical Studies,Eté/Automne 1999, Vol. 36 Issue 3/4.

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nom même de Maryam est « servante », sans doute en relation avec savocation de service du Temple 13. La pureté conférée à Maryam est par-fois présentée comme lui ayant apporté un don particulier d’obéissanceà Allah ; cette obéissance de Maryam a cependant un caractère différentde celle de Marie étant donné l’absence de fiat. Il est très regrettable quecette différence fondamentale avec l’Évangile de Luc ne soit jamais rele-vée dans la littérature consacrée à Marie dans l’islam, mais il semble queles commentateurs musulmans ne se soient jamais posé la question desavoir si l’Annonciation préservait la liberté de Maryam 14. Une étudeplus poussée de la question générale de l’obéissance et de liberté dansl’islam serait cependant nécessaire pour formuler sur cette question desconclusions plus abouties. Les interprétations ésotériques soufies fai-sant de Maryam un modèle d’inspiration mystique et de contemplationdivine sont en revanche nombreuses. Ainsi Henry Corbin, commentantle poète Ibn ‘Arabi, explique que la mystique soufie consiste à retrou-ver Allah dans la théophanie qu’Il manifeste dans le fort intérieur dechacun, à entrer en contact avec l’Imagination, royaume mystérieuxsitué à mi-chemin entre la pensée et l’être. Maryam, étant elle-mêmeune manifestation de la perfection divine, est une théophanie vivante,une révélation du divin 15. D’une manière générale Maryam est souventprésentée par les soufis comme un lien entre Allah et les hommes, etcette perfection explique son entrée prioritaire dans le paradis.

Maryam est également un modèle de foi pour de nombreux commen-tateurs musulmans, les passages qui pourraient fournir des exemples deremise en question de la puissance d’Allah (réponse à l’ange Gabriel,lamentation au moment de l’accouchement) sont interprétés comme des13. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, op. cit., p. 20.14. Certains auteurs ont été portés à tempérer la passivité de Maryam : Jalal

al-Din Rumi, l’un des plus grands poètes « maryaux » de l’islam considère dans sonMufhnawi que c’est par un choix résolu de conserver sa virginité, de servir dans leTemple et de se détacher du monde, bref de se consacrer entièrement à Dieu, qu’elle amanifesté sa foi, sa volonté de servir et qu’elle s’est rendue disponible à la révélationdivine. Issa apparaît dans cette perspective comme le fruit parfait de la dévotionsans faille de Maryam pour Dieu. Il est néanmoins difficile de tirer des conclusionsgénérales de ce seul auteur mystique dont la pensée demeure très marginale etsouvent inconnue de la dévotion populaire.Sur ce sujet, consulter Maura Hearden,« Ambassador for the World, Mary as a Bridge for Dialogue Between Catholicismand Islam », Journal of Ecumenical Studies, Hiver 2004, Vol. 41, Issue 1.15. Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, Flam-

marion, Paris, 1958, cité dans Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad, op. cit., p. 182et dans Maura Hearden, op. cit.

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manifestations suprêmes de la foi de Maryam qui, même au plus fortde l’épreuve, est convaincue que la volonté du Seigneur va s’accompliret qu’Issa naîtra. Mais elle suscite également la foi à travers les grâcesqu’Allah lui accorde. L’épisode au cours duquel Zacharie ranime sa foien Allah en voyant comment Maryam était miraculeusement nourriepar les anges (Coran, III, 37-38) a initié une tradition qui fait de Ma-ryam un modèle de sainteté à même de redresser la foi : par son élection,Maryam est une manifestation vivante de la grâce divine. D’ailleurs ceverset est souvent inscrit dans les mosquées sur le mihrâb, cette petiteniche depuis laquelle l’imam préside la prière et qui indique la directionde la Mecque, entre autres parce que le texte affirme que Maryam pas-sait elle-même sa vie dans un mihrâb, à prendre au sens de « niche »,de « petite pièce », depuis laquelle elle priait continuellement. Commed’autres épisodes du Coran associent Zacharie au mot mihrâb mais nesont que peu repris, on peut affirmer que c’est Maryam qui est intime-ment associée à un modèle de prière. En plus d’indiquer au musulmanvers où il doit prier, Maryam constitue également dans la piété po-pulaire une source d’inspiration en ce qui concerne une motivation àagir. En effet, dans le miracle important par lequel un palmier se seraitpenché pour donner son fruit, Allah ne fait pas tomber directement lesdattes mais implique Maryam : « Secoue vers toi le tronc du palmier ;il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres. » (Coran, XIX, 25).Ainsi, « Secoue vers toi le tronc du palmier » est souvent cité dans lesens du proverbe « Aide-toi, le ciel t’aidera » 16.

Si la virginité est une composante de la sainteté de Maryam, il nefaut lui donner une trop grande importance, et la théologie comme lapiété populaire ont tendance à ne voir la virginité mariale que commeun miracle parmi les autres et, en tout cas, pas comme un élément dumodèle de sainteté mariale. Cela a en partie à voir avec la conception dela virginité dans l’islam. En effet, à rebours d’une conception chrétiennequi présente le célibat comme facilitant l’accès au Paradis et le mariagecomme ne liant pas les époux au-delà de la mort, le Paradis musulmanest largement érotisé, les croyants y seront entourés de houris (viergesperpétuelles) et d’éphèbes, si bien que l’on peut en avoir un avant-goûtdans la jouissance sexuelle 17. Si certains courants ascétiques ont pu, àdiverses époques, promouvoir le célibat ou la continence, la règle géné-16. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, op. cit., p. 82-84.17. Sur le Paradis musulman, Coran, LII, 17-28 et LVI, 10 – 39 ; sur la question

de son rapport avec la virginité mariale Tim Winter, op. cit.

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Marie, un pont entre chrétiens et musulmans ?

rale dans l’islam demeure le mariage, et la virginité consacrée à Allahne constitue pas une vocation dans l’islam, elle est même généralementvue comme un mal 18. Maryam demeure un modèle de sanctificationmais pas par sa virginité, qui ne saurait donc inspirer la conduite d’unmusulman pieux. Ainsi, la naissance d’Issa du sein d’une vierge consti-tue certes un miracle incontestable, mais elle ne revêt pas l’importancedogmatique qu’elle a dans le christianisme, elle est simplement la mani-festation qu’Allah peut faire ce qu’il veut. D’ailleurs, la dénominational-Adhara, la Vierge, est plutôt l’apanage des Arabes chrétiens, alorsque les musulmans préfèrent l’appeler al-Batul, la détachée, insistantainsi sur son isolement du monde et sa détermination à la prière.

b « Dieu t’a purifiée et t’a choisie parmi toutes les femmes »(Coran, III, 42)

Un point commun certain entre Marie et Maryam est leur électionau-dessus de toutes les femmes, qui est manifestée dans ce passage del’Annonciation (Coran, III, 42-3). Il est cependant important de mettreen relief cette élection par rapport à sa signification chrétienne : Ma-ryam n’est pas la mère du Messie sauveur, elle est une femme ayantreçu diverses grâces (conception dans la virginité mais aussi miracled’une nourriture apportée par des anges), dont une seule constitue unprivilège totalement unique : la pureté, résultant entre autre de l’ab-sence de contact avec Satan (cf. supra). Encore faut-il comprendre lasignification exacte de ces grâces dans la théologie islamique.

Le Coran affirme plus clairement que les Évangiles la virginité per-pétuelle de Marie, soulignée par l’absence de Joseph comme fiancé, ainsique son « immaculée conception », indiquée au moment de sa proprenaissance et confirmée par la tradition orale (cf. supra). Si l’absence decontact avec Satan aurait, pour plusieurs théologiens, doté Maryam dela isma, immunité par rapport à l’erreur 19, la pureté (tahara) affirmée àl’égard de Maryam ne doit pas être comprise comme l’absence de péchéque l’Église attribue à Marie, mais doit être replacée dans le cadre dela pensée islamique, qui lui confère une valeur juridique et théologiqueparticulière : la purification est le prérequis indispensable à tout acte de18. Coran, IV, 24 ; XXIV, 32 ; XXX, 21 ; voir également Samir Khalil, op. cit.,

p. 153.19. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, op. cit., p. 72.

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prière. La pureté a alors certes une indéniable portée spirituelle (sin-cérité dans l’acte religieux, rectitude dans l’invocation à Allah) maiselle est souvent entendue d’abord dans un sens physique et signifie no-tamment l’absence de toute trace de sang, ce qui explique la nécessitéde procéder à des ablutions à chaque acte de piété. C’est d’abord dansce contexte qu’il importe de rendre compte de la grande controverseexégétique à propos des menstruations de Maryam : avoir des mens-truations ne pouvait qu’être contraire au service du Temple auquel elleavait été dédiée à sa naissance (ce qui explique la surprise d’Hanna envoyant le sexe de son enfant, cf. Coran, III, 36), et si certains exégètescomme Ibn Kathir ont pu avancer que cette pureté ne pouvait aller jus-qu’à l’absence de menstruations, d’autres plus tardifs, comme al-Alusi,ont compris cette pureté qui placerait Maryam au-dessus de toutes lesfemmes dans un sens très général. Le grand commentateur al-Tabarireste, quant à lui, assez flou sur la question de savoir si cette pureté aun sens purement physique ou spirituel. Notons que la piété populairemusulmane considère que Mahomet et sa famille ont également béné-ficié de cette immaculée conception « maryale 20 ». Toute négligeablequ’elle puisse apparaître à une oreille chrétienne, cette controverse surla pureté physique ne doit pas être méprisée, car c’est elle qui auraitpermis à Maryam de rester dans la prière de manière permanente, cequi constitue une grâce indubitable.

Au-delà de la seule pureté, l’élection de Maryam est également pro-blématique dans ce qu’elle manifeste. En effet, alors que Marie a étéchoisie pour porter et mettre au monde le Sauveur, les commentateursmusulmans mettent tous l’accent sur le fait que Maryam a été choisieentre toutes les femmes pour montrer la toute-puissance d’Allah. Parce qu’Il accomplit pour Maryam et par la naissance d’Issa, Allah mani-feste son pouvoir créateur. Lorsque Zacharie découvre le miracle de lanourriture apparue pour Maryam et que celle-ci explique que « Allahdonne sans compter sa subsistance à qui il veut » (Coran, III, 37),c’est cette générosité divine qui rend espoir à Zacharie. Si Maryam estbien une manifestation de la puissance divine qui, à ce titre, suscite lavénération des mystiques, elle n’en est qu’un élément parmi d’autres,et constitue en réalité une figure ascétique certes exemplaire, mais quin’a rien d’irremplaçable. Les moments importants de la vie de Maryam(annonciation et accouchement) demeurent dans la solitude et la prière,20. Sur toute la question de la pureté, voir Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad,

op. cit., pp. 172-175.

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et si elle est une indéniable fenêtre vers Dieu, un modèle de lien avecDieu, c’est uniquement par le biais de la prière solitaire constante, etcertainement pas par la conception divine. Ce retrait du monde de Ma-ryam s’oppose à une Marie dans le monde. Dans les Évangiles Marieest toujours accompagnée de Joseph, de Jésus ou de ses disciples, enparticulier de Jean après la Crucifixion. Il est d’ailleurs significatif deconstater que, ce qui suit immédiatement l’Annonciation dans l’Évan-gile de Luc, n’est pas la retraite dans un lieu désert, comme Maryamdans le Coran, mais la Visitation. Par ailleurs Marie n’accomplit passa vocation dans la solitude, d’abord grâce à la présence de Joseph, quiaccepte lui-aussi de collaborer à l’Incarnation, mais surtout par le faitque Marie devient à la foi servante du Seigneur et mère de Dieu : Marien’est pas une simple manifestation de la puissance divine, elle est cellequi dit « oui ». A l’inverse, le caractère solitaire de Maryam réduit laperfection mariale à la prière, à l’obéissance et à l’ascèse contemplative,si bien qu’elle n’apporte pas une modification profonde dans l’histoirehumaine, pas plus qu’elle n’a de rôle indispensable dans la révélationqui, pour les musulmans, est apportée par Mahomet, le plus grand etle dernier des prophètes 21.

Ainsi, si l’exégèse musulmane a effectivement reconnu très tôt lapureté de Maryam, celle-ci apparaît en définitive largement diminuéepar rapport à l’Immaculée Conception que l’Église reconnaît en Marie,que ce soit par sa portée moindre ou par son élection moins signifi-cative. En réalité, les deux figures mariales ont certes des attributssimilaires, mais tout dans Marie ramène toujours à sa vocation, à son« oui », si bien qu’il est impossible d’envisager une Marie à laquelle onretrancherait Jésus, alors qu’au contraire, la vie de Maryam n’intéresseles musulmans qu’avant la conception d’Issa. Or c’est justement unecaractéristique de la mariologie islamique que de répéter le caractèreseulement humain d’Issa afin de régler les problèmes de la parenté del’islam avec le christianisme.

c Issa, fils de Maryam

On avait souligné plus haut le fait que l’ange Gabriel, tout en annon-çant la conception miraculeuse, précisait qu’il s’appellerait « Issa, filsde Maryam ». Cette insistance est bien sûr significative et il ne s’agis-21. Maura Hearden, op. cit.

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sait vraisemblablement pas d’informer Maryam que son fils serait « filsde Maryam ». La perspective est inverse à celle des Nazaréens de Marc,3, 6, qui nomment Jésus « fils de Marie » pour insinuer qu’il n’est pasle fils de Joseph mais un bâtard et que Marie est adultère, une insulterépandue dans le monde juif du Ier siècle 22, et que les musulmans ontvivement combattu, attribuant parfois la destruction du Temple à unchâtiment divin pour les faire expier de ce blasphème contre al-AdhraMaryam. Ici, « fils de Maryam » vise à priver Issa de toute paternitédivine mais sans porter atteinte à la vertu de Maryam. D’une manièregénérale, dans tout le Coran, Issa est très souvent présenté comme le filsde Maryam, une façon pour les musulmans d’insister sur sa dimensionpurement humaine. De ce point de vue, plusieurs exégètes musulmansont fait valoir le fait qu’Adam n’avait pas non plus été engendré par unhomme mais que cela ne lui avait pas conféré pour autant une naturedivine, si bien que cette naissance miraculeuse ne permet pas à elleseule de conclure à la nature divine d’Issa. Ainsi, pour les musulmans,Issa est bien un nouvel Adam au sens propre, étant donné qu’il est uneautre manifestation de l’art créateur de Dieu 23.

Il faut également rendre compte des nombreuses interrogations pro-saïques des exégètes musulmans sur la conception d’Issa, qui se dé-clinent de plusieurs manières : une attention particulière a été portéesur la manière dont l’esprit avait agi dans Maryam (généralement ils’agit de savoir ce qui a mis en mouvement ses humeurs maternelles, unsouffle sur son ventre qui atteint son sein, un souffle entrant directementdans sa bouche, passant par ses mains etc.). Ce travail d’explication dela conception d’Issa, qui faisait intervenir uniquement les humeurs ma-ternelles de Maryam et le souffle de l’Esprit, a poussé de nombreuxexégètes à minorer l’implication divine en mettant en avant le rôle es-sentiel de l’ange Gabriel qui, dans la tradition, est souvent lui-mêmenommé « Esprit de Dieu ». Il faut dire que le texte du Coran lui-mêmeprête à confusion : « Nous lui avons envoyé notre Esprit : il se présentadevant elle sous la forme d’un homme parfait » (Coran, XIX 17). Ilfaut souligner de ce point de vue l’incapacité des musulmans à penserl’Esprit comme une personne (sans parler de personne divine). D’unemanière plus générale, il est difficile dans l’islam de penser d’autres per-sonnes associées à sa divinité, ce qui conduit les théologiens musulmans22. Sur cette injure d’adultère, consulter Jean-Pierre Osier, Jésus raconté par les

Juifs, Berg International, 1999, Paris, pp. 30-135.23. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, op. cit., p. 57.

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à réduire la Trinité chrétienne à un trithéisme corrompu regroupant lePère, le Fils et Maryam, ce qui constitue une hérésie doublement im-pardonnable sur laquelle on reviendra plus tard 24. Pour l’instant, onretiendra surtout que l’insistance sur la mise à jour du moyen par le-quel Allah a conçu Issa vise généralement à consacrer le fait qu’il estfils de Maryam et non fils d’Allah. Comme on pouvait s’y attendre,l’exception ultime qui caractérisait Marie fait donc défaut à Maryam ;il en résulte que d’autres figures féminines de l’islam ont emprunté denombreuses caractéristiques mariales.

d Quand Maryam rime avec amalgame

Alors que Marie est clairement une sainte à part dans la théologiechrétienne, l’islam compte d’autres figures qui partagent certaines deses caractéristiques. Celle qui présente le plus de similitudes est sansconteste Fatima, fille préférée de Mahomet et qui fait l’objet d’uneréelle vénération. La coïncidence voulant que Marie soit apparue juste-ment dans le village de Fatima, nommé ainsi à l’époque de l’occupationmusulmane de la péninsule hispanique, est d’ailleurs systématiquementrelevée. Si, contrairement à Maryam, Fatima n’apparaît jamais dans letexte du Coran, la tradition orale décrit largement sa vie marquée par lemartyr de son fils al-Husayn. Certaines traditions (notamment les tra-ditions shi’ites, pour lesquels l’autorité venant du Prophète s’est trans-mise d’abord à travers Ali, le mari de Fatima, puis par la descendanceque Mahomet a eu par cette dernière) ont mis en avant les qualités deFatima qui, comme Maryam, a reçu les titres de umm al-ahzan (Materdolorosa), al-Batul (la détachée) et sayyidat ahl al-janna (Souverainedu peuple du Ciel). Certaines traditions orales la créditent égalementdu fait d’avoir reçu sa subsistance d’un ange, comme Maryam, répon-dant textuellement la même phrase lorsqu’on l’interrogea à ce propos,ainsi que de la grâce de ne pas avoir eu de règles 25. La question de laprééminence entre Maryam et Fatima divise largement les exégètes : siMahomet aurait déclaré que Maryam était la plus grande des femmes,certains affirment qu’il aurait précisé qu’elle était la plus grande de sontemps, et que Fatima la dépasserait, car elle serait venue après la ré-24. Sur la question de la conception d’Issa, du rôle de l’Esprit, consulter Jean-

Mohamed Abd-el-Jalil, op. cit., pp. 60-64 et 38, ainsi que Jane I. Smith et YvonneY. Haddad, op. cit., pp. 166 – 168.25. Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, id., p. 83 et Tim Winter, op. cit.

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vélation. Samir Khalil avance qu’en Égypte, l’interprétation communede l’élection de Maryam (Coran, III, 42) dans les années 1980 étaitrestrictive et que Maryam passait avant Fatima 26. Mais les choses nesont pas si simples, et le refus de négliger l’élection de Maryam conduità ce que chacune soit déclarée comme supérieure à l’autre ; ainsi ceuxpour qui Fatima est bien la suzeraine des cieux reconnaissent qu’ellen’aurait pas autorité sur Maryam. En réalité, les figures de Maryamet de Fatima sont souvent assimilées l’une à l’autre pour former uneseule figure abstraite, ce qui ne simplifie pas la question (surtout quandon parle de Notre Dame de Fatima). On peut, pour l’anecdote, rele-ver dans la tradition shi’ite le récit selon lequel Fatima, ayant fait unefausse couche, est consolée par Maryam, ainsi que leur présence à toutesdeux aux noces du 12ème Imam, ultime héritier mythique de l’autoritéde Mahomet et dirigeant spirituel de tous les shi’ites 27.

Un autre rapprochement est parfois fait dans les travaux œcumé-niques, qui consiste à comparer cette fois la Marie de l’Église catholiqueà la figure de Mahomet. En effet, lui aussi est surnommé l’Élu, est pré-senté comme bénéficiant de la isma qui lui permet de réussir toutesses actions, comme ayant reçu le Verbe de Dieu, l’iconographie sacréele décrit également comme ayant la splendeur de la lune et il est ré-puté avoir connu l’ascension directement à sa mort. Les fidèles peuventparfois demander son intercession à travers le wa-salam (sorte de chape-let composé de très nombreux grains tous identiques) 28. Une traditionorale souvent citée rapporte de plus que lors de la naissance de Ma-homet, sa mère aurait reçu l’assistance de trois saintes femmes, parmilesquelles se serait trouvée Maryam 29. Enfin, les apparitions de Maho-met sont considérées comme assez communes parmi les musulmans 30.

Certains auteurs tirent de ces ressemblances des conclusions surl’universalité des représentations des symboles religieux et sur la perma-nence des attributs attachées aux divinités féminines 31. Il nous semblepréférable de parler dans ce cas particulier d’un déplacement de la fi-26. Samir Khalil, « Quelques expressions de la piété mariale contemporaine chez

les musulmans d’Egypte et d’Irak », Elio Peretto (dir),Maria nell’ebraismo e nell’is-lam oggi, Edizioni « Marianum », Rome, 1987, p. 160.27. Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad, op. cit., pp. 179-181 et Jean-Mohamed

Abd-el-Jalil, op. cit., p. 76.28. Tim Winter, op. cit.29. Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad, op. cit., p. 182.30. Shaikh’Abd al Wahid Pallavicini, op. cit., p. 130.31. Tim Winter, op. cit.

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gure mariale vers d’autres figures. En effet, dans la tradition orale, laquestion de la sainteté de Fatima semble être souvent rapportée à cellede Maryam alors que la réciproque n’est pas vraie, comme si la figurede Fatima, absente du Coran, trouvait dans Maryam un modèle à re-produire. À défaut de pouvoir tirer de réelles conclusions sur cet aspect,il importe de noter que l’amalgame entre Maryam et Fatima n’est paspour aider le dialogue interreligieux, puisqu’il complexifie considéra-blement (voire rend impossible) l’assimilation entre Marie et Maryam,dont il est à présent clair qu’elle n’a elle-même rien d’évident.

e Maryam dans la dévotion musulmane : un modèle ambigu

Jusqu’ici, on s’est borné à une approche principalement théologique,et c’est dans ce champ qu’on a saisi les limites de la comparaison entreMaryam et Marie. Si les commentaires et les théories sur Maryamabondent, il faut garder à l’esprit qu’elle n’a pas joué un rôle déter-minant dans la pensée islamique et qu’elle n’a jamais joué qu’un rôlemineur dans la dévotion (à l’exception notable des soufis dont on a vuqu’ils en ont fait un important modèle de pureté et de foi). Khadija(première femme de Mahomet), A’isha (dernière femme de Mahomet)et Fatima sont des figures féminines de l’islam qui constituent chacuneun modèle de piété et sont bien plus centrales dans la foi islamique,généralement A’isha pour les sunnites et Fatima pour les shi’ites. Uneapproche statistique des principaux recueils de hadiths s’avère significa-tive : alors que Maryam est la seule femme à être explicitement nomméedans le Coran, elle est mentionnée seulement 60 fois dans les 11 princi-paux recueils consacrés par la tradition, contre 386 fois pour Fatima et433 fois pour A’isha 32. Devant cette multitude de saintes femmes quisont toutes mariées, le rôle de la vierge Maryam est loin d’être clair. Eneffet, Maryam est difficile à présenter comme un véritable modèle, tanttout ce qui la caractérise confirme l’unicité de sa figure : elle est choisieparmi toutes les femmes, n’a pas été touchée par Satan à sa naissance,est mère d’un prophète, a eu une apparition d’ange, a bénéficié de mi-racles, sera souveraine du jour du jugement. . . et surtout elle est restéevierge et n’a eu aucune menstruation, ce qui la distingue du destin desmusulmanes, qui est de subir ses menstruations et de d’abandonner savirginité pour être une bonne épouse et une bonne mère.32. Tim Winter, op. cit.

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Cette difficulté d’identification pour les musulmanes peut être rap-prochée d’une tendance chez certains exégètes à trouver des caractèresmasculins chez Maryam. En effet, dans un univers où la femme apparaîtcomme inférieure par nature à l’homme, une femme qui reste vierge (etn’accomplit donc qu’à moitié la vocation habituelle de l’épouse), qui re-çoit toutes les grâces de pureté et de foi de la part d’Allah et qui entreraau Paradis avant tous les hommes a de quoi surprendre. Ainsi, Jalal al-Din Rumi considère, dans son Mufhnawi, que la foi de Maryam est sigrande qu’elle ressemble en cela à un guerrier masculin, seul capablede mener un combat spirituel de cette ampleur. En outre, certains exé-gètes comme Ibn Hazm et al-Qurtubi considèrent que Maryam a reçula révélation divine et qu’à ce titre elle est un prophète. Cet aspect estcependant très contesté par de nombreux autres commentateurs, quiconsidèrent qu’aucune femme ne compte parmi les prophètes, certainsavançant que Maryam n’a pas fait de révélation publique de la parole ré-vélée par l’ange, d’autres soulignant simplement qu’une femme ne peut,par nature, accéder à la qualité de prophète, réservée aux hommes. Undernier élément remarquable tient à un verset laissant entendre queMaryam peut diriger la prière : « Ô Maryam, sois pieuse envers tonSeigneur ; prosterne-toi et incline-toi avec ceux qui s’inclinent » (Co-ran, III, 43). Si quelques théologiens ont pu en déduire un droit généraldes femmes à diriger la prière, la grande majorité considère qu’il s’agitd’un privilège supplémentaire accordé à Maryam, qu’elle serait la seuleà partager avec les hommes 33.

Certes, par son obéissance et sa pureté Maryam est d’une certainefaçon un modèle féminin qui encourage la musulmane à être soumiseson mari, mais il faut garder à l’esprit qu’à côté des autres figuresféminines de l’islam comme Khadjia et Fatima, elle joue un rôle trèsmineur comme guide quotidien et qu’elle peine à trouver sa place dansl’idéal de la femme musulmane.

33. Sur cette question, consulter Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad, op. cit.,pp. 173 et 177-178. On notera par ailleurs que bien que Mahomet ait déjà confié ladirection de la prière à une femme nommée Oum Waraqa, il n’y a aucune femmeimam sauf quelques exceptions récentes aux Etats Unis et au Danemark.

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III Le dialogue interreligieux, conversation ou con-version ?

Quelle place reste-t-il pour Marie dans le dialogue interreligieux ?On a montré qu’il fallait tempérer l’enthousiasme excessif vis-à-visd’une figure absolument identique. Maryam est d’abord pour les théo-logiens musulmans une manifestation de la toute-puissance divine et onne s’étonne plus à ce stade que les tentatives de nombreux chrétiens deretrouver la Theotokos chez Maryam aient toutes tourné court. Il nousparaît clair désormais que l’étude de la théologie mariale ne pourra venirà bout des divergences doctrinales 34. Pire, on a vu que la figure de Ma-ryam était souvent utilisée pour éliminer toute nature divine à son fils ;d’ailleurs le fait de dresser un piédestal à la seule Marie conduirait enpartie à laisser dans l’ombre Jésus, voire à l’exclure de l’échange avec lesmusulmans au prétexte qu’il est moins « profilé » pour cela que Marie.Ainsi la question du rôle que les chrétiens pourraient donner à la figuremariale demeure ouverte : s’agit-il de faire partager la diversité reli-gieuse pour montrer une parenté, de constater que chacun a une figuremariale et que, quoi qu’on en dise, Maryam ressemble beaucoup à Ma-rie ? S’agit-il simplement de faire connaître sa religion et d’enseigner laplace de Marie dans l’économie du salut, dans une perspective intellec-tuelle dépourvue d’arrières pensées prosélytes ? S’agit-il de trouver unprétexte pour se parler malgré une divergence des croyances, de profiterdes célébrations mariales communes pour vivre en paix ? Ou s’agit-ilcarrément de convertir l’autre, de lui montrer que sa figure mariale abesoin d’être corrigée et que Maryam est bien mieux si on la transformeen Marie ou vice-versa ? Une clarification de la signification du dialogueinterreligieux semble indispensable avant de poursuivre plus avant, etil nous semble préférable sur ce sujet de laisser la parole aux souverainspontifes (dont le propos sera honteusement tronqué).

Les appels papaux au dialogue interreligieux se doublent souventd’appels à la paix, et il est indéniable que l’objet direct du dialogueinterreligieux est de faire triompher des valeurs morales comme la paixet la justice, notamment dans le cas du dialogue avec les musulmans :

Si au cours des siècles de nombreuses dissensions et ini-mitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musul-mans, le Concile Vatican II les exhorte tous à oublier le

34. Maura Hearden, op. cit., et Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad, op. cit.,pp. 184 – 185.

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passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mu-tuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pourtous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, lapaix et la liberté 35.

Mais on ne peut pour autant réduire le dialogue à une simple pro-motion de la paix :

Le dialogue religieux entre les religions doit être au servicede la paix entre les peuples. . . Toutefois il est certain que laperspective du dialogue interreligieux est plus ample et c’estpourquoi les Pères synodaux ont redit qu’il faisait partie dela nouvelle évangélisation. . . Il est donc clair que le dialogueinterreligieux ne peut jamais se substituer à l’annonce et lapropagation de la foi, qui constituent la fin prioritaire de laprédication, de la catéchèse et de la mission de l’Église 36.

Considérant que la multiplication des contacts interreligieux du faitde la mondialisation rendait la question urgente, le Concile Vatican IIa posé les fondements de la façon dont tous les papes successifs depuisPaul VI ont considéré le dialogue interreligieux, avec une remarquableconstance. L’encyclique Nostra Aetate constitue de ce point de vue levéritable mot d’ordre de ce que doit être ce dialogue :

L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saintdans ces religions. Elle considère avec un respect sincère cesmanières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui,quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent unrayon de la Vérité qui illumine tout homme. Toutefois elleannonce et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ quiest « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6). Elle exhorte doncses fils à reconnaître, préserver et faire progresser avec pru-dence et charité, par le dialogue et par la collaboration avecceux qui suivent d’autres religions, et tout en témoignant lafoi et la vie chrétiennes, les valeurs spirituelles, morales etsocioculturelles qui se trouvent en eux 37.

Il y a ici plusieurs postulats de base : si l’Église et bel et bien déposi-taire de la Vérité, l’Esprit Saint est à l’œuvre partout dans le monde. Et35. Nostra Aetate, 3.36. Pastores Gregis, 68.37. Nostra Aetate, 2.

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en même temps, le devoir des chrétiens demeure d’annoncer la BonneNouvelle, « Malheur à moi si je ne prêchais pas l’Évangile » (1 Co 9, 16).Il lui incombe donc de faire croître ce « rayon de Vérité » chez les fi-dèles d’autres religions. Ainsi, « le dialogue interreligieux fait partiede la mission évangélisatrice de l’Église. Entendu comme méthode etcomme moyen en vue d’une connaissance et d’un enrichissement réci-proque, il ne s’oppose pas à la mission ad gentes, au contraire il lui estspécialement lié et il en est une expression 38. » S’il est interreligieux,c’est que ce dialogue prend appui sur l’ensemble des éléments qui com-pose une autre religion qui doivent dans un premier temps être biencompris avant d’être progressivement amenés dans le Christ.

Le Christ lui-même a scruté le cœur des hommes et les aamenés par un dialogue vraiment humain à la lumière di-vine ; de même ses disciples. . . doivent connaître les hommesau milieu desquels ils vivent, engager conversation avec eux,afin qu’eux aussi [les fidèles d’autres religions] apprennentdans un dialogue sincère et patient quelles richesses Dieu,dans sa munificence a dispensées aux nations 39.

Pour autant, le dialogue interreligieux est loin de se réduire à unsimple prêche de la Bonne Nouvelle, on ne parlerait pas de dialogues’il s’agissait simplement de catéchiser les non-chrétiens. La démarcheest donc ailleurs. En effet, « il faut que ces deux éléments [l’annoncede la Parole et le dialogue interreligieux] demeurent intimement liés eten même temps distincts, et c’est pourquoi on ne doit ni les confondre,ni les exploiter, ni les tenir pour équivalents comme s’ils étaient inter-changeables 40 ». Le dialogue interreligieux peut être présenté commela fondation d’un édifice, comme devant permettre (mais à terme uni-quement) d’amener tous les hommes au Christ. L’œuvre missionnairene doit donc pas utiliser le dialogue comme un simple canal, le dia-logue est missionnaire moins par les mots que par l’acte de susciter ledialogue, et c’est en ce sens que nous comprenons l’insertion du devoirde témoigner dans Nostra Aetate. Ainsi, la paix constitue bien un ob-jectif direct du dialogue interreligieux, mais elle n’est pas une fin ensoi, entendue ainsi elle devient témoignage du Christ : œuvrer pour lapaix c’est prêcher la Bonne Nouvelle, et c’est dans cette perspective38. Redemptoris Missio, 55.39. Ad Gente, 11.40. Redemptoris Missio, 55.

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que doit être mené le dialogue interreligieux. Un dialogue interreligieuxaux intentions prosélytes risquerait de se heurter à des murs, ce seraitprécipiter vainement les choses. Dans Ecclesiam Suam, Paul VI rap-pelle que la révélation est un dialogue entre Dieu et l’humanité dontIl a pris l’initiative et dans lequel Il choisit de se révéler, et que c’estsur ce mode qu’il faut penser le dialogue interreligieux, avec patience.« Le dialogue du salut a connu normalement une marche progressive,des développements successifs, d’humbles débuts avant le plein succès ;le nôtre aussi aura égard aux lenteurs de la maturation psychologiqueet historique, et saura attendre l’heure où Dieu le rendra efficace 41. »

IV Quelle place pour la figure mariale ?

a Maryam, opportunité de dialogue et de clarification

Bien que de nombreuses tentatives de comparaison théologique islamo-chrétiennes se soient précipitées sur Marie, la figure mariale semble enréalité constituer un obstacle théologique plus qu’autre chose. On amontré qu’il fallait faire le deuil de la résolution des divergences doc-trinales. Une part importante des travaux de mariologie se penchantsur la « Vierge de l’autre » (qu’ils soient entrepris par des musulmansou des chrétiens) est généralement conduite dans une optique mission-naire où il ne s’agit pas de mieux se comprendre ou se connaître maisde tirer l’autre à soi 42. A la lumière du magistère pontifical sur le dia-logue interreligieux dont nous avons donné un bref aperçu, il sembleque le travail sur la figure de Marie doive se fixer comme objectif pre-mier de promouvoir la paix et la bonne entente, qui sont eux-mêmestémoignages du Christ. La figure de Maryam est un rayon de la Véritédans le Coran, c’est dans ce sens qu’il faut la cultiver, sans chercher àforcer le passage pour l’extirper de l’islam et la corriger en Marie. Le« dialogue sincère et patient » auquel nous invite le Concile VaticanII dans Ad Gentes 11 peut d’abord s’appuyer, dans le cas de Marie,sur une meilleure connaissance mutuelle qui, en plus de souligner lespoints communs, susciterait un intérêt humain pour l’autre et surtoutdissiperait les erreurs dommageables.41. Ecclesiam Suam, 79.42. Tim Winter, op. cit.

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Il ne s’agit évidemment pas de gommer les différences réelles entreles deux figures, mais simplement de les replacer chacune dans son cadrethéologique pour montrer ce qu’elles peuvent avoir de commun. On aainsi montré que Maryam se distinguait de Marie par sa solitude, quiconduisait à en faire un modèle d’ascèse et une figure presque éthérée,là où les chrétiens y voient une mère des Cieux pour tous les hommes.Cette différence fondamentale est à rapporter à une divergence dans laconception du salut. En effet, ce sont principalement la piété et la recti-tude de la conduite qui permettent au musulman d’accéder au Paradiset, par cette solitude, Maryam constitue un parfait modèle de salut quiexplique que tous reconnaissent qu’elle y entrera indéniablement. C’estdonc par leur foi et leur piété que Maryam comme Marie constituentun modèle de salut pour les croyants, si bien que chacune est, à samanière, la première en chemin 43.

Un autre point de lumière que la figure mariale pourrait apporterdans les relations entre chrétiens et musulmans est une clarification surla question de la Trinité dont les faits dogmatiques demeurent flouspour l’islam. Les musulmans croient en effet que la Trinité chrétienneregroupe Dieu, Jésus et Marie, ce que le Coran avance lui-même : « ÔIssa, est-ce toi qui as dit aux hommes : prenez-moi et ma mère commedieux à côté de Dieu ? » (Coran, V, 116). Cette méprise s’expliqued’abord par une mauvaise compréhension des controverses conciliaireset des diverses sectes chrétiennes hérétiques et par une approche assezstricte du principe rationnel de non-contradiction, qui tendent à simpli-fier le sens du dogme de la Trinité. Le sens très charnel du terme « fils »,oualad, parasite la vision de la filiation en termes hypostatiques, si bienque l’expression « Marie mère de Dieu » leur apparaît comme une aber-ration offensant la transcendance divine, où la créature produirait sonCréateur dans une sorte de société conjugale. La conclusion est alorslapidaire, il faut être fou pour professe des contradictions aussi scan-daleuses 44. Expliquer simplement que, dans le dogme chrétien, Marien’est pas la femme de Dieu et que Jésus existe avant son Incarnationdésamorcerait une hostilité certaine.

43. Maura Hearden, op. cit..44. Sur toute cette question, voir Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, op. cit., pp. 64 –

71 ; on notera par ailleurs que cette hérésie est également combattue par les Pèresde l’Eglise, d’Origène à Jean Damascène.

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b Une piété commune

Les deux figures mariales ont plusieurs caractéristiques communesqui leur donne une place importante dans la piété respective des chré-tiens et des musulmans : l’élection de Marie, sa perfection, sa pureté,ainsi que le fait que son fils est Verbe de Dieu n’ont pas la même por-tée théologique, mais ils demeurent au principe de la dévotion à lavierge conçue sans péché et qui enfanta d’un fils. La dévotion com-mune des musulmans et des chrétiens à la figure mariale est rapportéecomme intense dans les années 1950, notamment dans une perspectived’union des forces des croyants contre l’athéisme communiste 45, maiselle déborde largement ce cadre. Il est cependant difficile d’obtenir desinformations exactes sur cette dévotion musulmane, d’abord pour uneraison méthodologique soulignée par le frère Samir Khalil. La questionde l’étude de la piété mariale se heurte en effet à l’obstacle de l’intério-rité : comment être certain de savoir ce que pensent les musulmans deMaryam, surtout lorsque la question est posée par un chrétien, com-ment ne pas recevoir une réponse convenue 46 ? En outre, la plupart desouvrages qui mentionnent de tels signes de piété (que ce soit de manièreéparse ou à travers des enquêtes sociologiques) ont été écrits dans lesannées 1980 pour les plus récents, et le regard des musulmans sur leschrétiens a pu largement changer depuis. Le Liban est emblématiquede cela. « C’est un musulman qui arrive à pied de Beyrouth, porteurd’un énorme cierge : il vient remercier pour la guérison d’un ami, aulendemain d’une opération très grave 47 », cette histoire parmi tantd’autres racontées en 1955 par le père Joseph Goudard, ici à propos deNotre Dame de Harissa, n’est peut-être plus si commune aujourd’hui.En 2004, Aïda Kanafani-Zahar étudie un village libanais où, par lepassé, des musulmanes allaient jusqu’à prendre part à la procession dela Dormition de la Vierge avec leurs amies chrétiennes, et elle indiqueque cette pratique n’existe plus depuis la guerre 48. Mais faute d’avoir45. Jane I. Smith et Yvonne Y. Haddad, op. cit., pp. 184-185.46. Samir Khalil, op. cit., p. 143.47. Joseph Goudard, La sainte Vierge au Liban, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1955,

p. 112.48. Aïda Kanafani-Zahar, Liban : le vivre-ensemble, Geuthner, 2004, Paris, p.

126 ; notons au passage que la mort de Maryam divise les exégètes, certains citantdes hadith qui mentionnent la tombe de Maryam comme une lumière éblouissantequi aurait pour pendant la tombe de David, d’autres interprétant Coran, XXIII,50 « Nous leur [à Issa et Maryam] avons donné asile sur une colline tranquille etarrosée » comme une preuve de l’Assomption.

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Marie, un pont entre chrétiens et musulmans ?

trouvé des travaux plus récents (dont on mesure combien ils seraientdifficiles à réaliser aujourd’hui), il nous reste à exposer une situationque les quarantenaires actuels du monde musulmans ont connu, avecun usage prudent de l’imparfait.

Le détail de l’histoire de Maryam est peu connu des musulmans etce qu’ils en connaissent vient du Coran et pas des chrétiens, quand bienmême ils en fréquentent ; d’ailleurs la vie de Maryam après la naissanced’Issa ne les intéresse pas. Les musulmans ont un très grand respectpour Maryam et n’oseraient pas plaisanter à son sujet ; elle est cellequi peut faire des miracles, la « femme la plus noble de l’univers ». SiFatima et Khadjia sont également des femmes saintes, elles semblentbien moins souvent invoquées, et d’ailleurs les musulmans sont réticentsen général à invoquer quelque personne que ce soit. Maryam constitueune exception, elle est l’intercesseur par excellence. Elle est invoquéedans les circonstances difficiles (obtenir un enfant, faire revenir son filsde l’armée, une opération chirurgicale, pour une réconciliation avec sonmari etc.), surtout par les femmes. Il leur arrivait de demander auxprêtres une icône de la Vierge (souvent seule, sans Jésus) pour l’af-ficher chez eux, d’allumer des cierges devant son image, de nommerleur fille Maryam en reconnaissance d’une grâce obtenue, de nettoyerdes églises qui lui sont dédiées (à Mossoul) 49. Il est remarquable deconstater que cela est également le cas en dehors du Moyen Orientjusqu’en Asie Pacifique, ce qui souligne que la piété mariale dans l’is-lam n’est pas uniquement une influence chrétienne, mais qu’elle est unecomposante à part entière de l’islam. On constatait les mêmes phéno-mènes (icônes, intercession etc.) à Java en Indonésie, par exemple, oùexiste une tradition selon laquelle, en mémoire du retrait de Maryam,les jeunes Soundanaises de Java enceintes se retirent dans le jeûne, lesilence et la prière. Ce « jeûne de Dame Maryam », qui les prépare spi-rituellement à la maternité, n’est pas une caractéristique majoritairemais il est endémique 50.

Cette piété devient une réelle opportunité de dialogue interreligieuxlors des processions mariales et des pèlerinages, auxquels les musulmansparticipaient volontiers, considérant qu’ils vénéraient simplement une49. Sur cet aspect de la dévotion mariale, consulter Samir Khalil, op. cit., pp.

146-152.50. Thomas Michel, « The Role of Mary in Popular Islamic Devotion in Sou-

theast Asia », Elio Peretto (dir),Maria nell’ebraismo e nell’islam oggi, Edizioni« Marianum », Rome, 1987, p. 173.

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Matthieu Aucante

sainte musulmane partagée par les chrétiens 51. Si cette participationa une indéniable dimension sociale et festive, s’y mêlent généralementune forme de piété et la demande de grâces. De nombreux musulmansétaient présents à côté des chrétiens dans des lieux de vénération ma-riale comme Tahirah à Mossoul en Irak, Zaytun (banlieue du Caire oùMarie est apparue plusieurs fois en 1968, se faisant voir par des dizainesde milliers de musulmans), Dayr Dronkah en Égypte, Sendangsono etSriningsih à Java, ou encore Ephèse en Turquie, qui rassemblait descentaines de milliers de musulmans dans les années 1950. On peut ci-ter le sanctuaire de Notre-Dame des Semences en Irak où, le 15 mai,la moitié des pèlerins sont musulmans, ou encore la Trappe de SainteMarie de Rawaseneng, en Indonésie, qui estime que le tiers de ses nom-breux visiteurs sont des musulmans qui viennent dans la grotte marialedu monastère chercher silence, méditation et prière, et où les moines sesont formés en théologie islamique pour les sensibiliser à la grâce divinedans leur vie (mais sans perspective prosélyte 52).

Cette liste que l’on pourrait allonger à loisir doit cependant êtreactualisée. Un bref échange avec Marie-Gabrielle Leblanc, journalistespécialisée sur la question des chrétiens en Égypte, faisait de ces par-tages autour de Marie un véritable mythe désormais totalement révolu.Difficile de dire à qui la faute : dans un contexte général de durcisse-ment des persécutions religieuses, on comprend que peu de musulmansaient envie d’être vus à proximité des chrétiens. Beaucoup de bruit pourrien alors ? Regardons plutôt le verre à moitié plein. Par définition, unenvironnement de guerre civile qui compte des milices religieuses ex-trémistes parmi ses acteurs principaux ne facilite pas l’ouverture d’undialogue interreligieux, et ce qui est vrai pour la figure mariale l’est pourle dialogue en général. C’est dans une perspective de réconciliation qu’ilfaut se placer, et là même si cela ne semble pas évident à court terme,Marie a un rôle indéniable à jouer. En effet, Maryam fait pleinementpartie de l’islam : du point de vue doctrinal elle ne pourra jamais êtreconsidérée comme une scorie chrétienne à éliminer et, du point de vuede la dévotion populaire, elle ne pourra être relativisée par des figurescomme Fatima ou A’isha qui ne peuvent prétendre aussi bien qu’elle autitre d’idéal de perfection. Quelles que puissent être les évolutions destendances de l’islam, la figure de Marie demeurera un terrain commun51. Samir Khalil, op. cit., pp. 164 – 165.52. Thomas Michel, op. cit., pp. 169 – 172 et Samir Khalil, op. cit., pp. 155 –

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aux chrétiens et aux musulmans, sur lequel peut germer quelque chose,pour peu qu’on parvienne à l’entretenir. Les chrétiens auront toujoursla possibilité d’inviter les musulmans à prier avec eux al-Adhra Maryam,la Vierge Marie, les cérémonies mariales demeureront une occasion defestivité commune permettant de demander des grâces à celle qui a étéchoisie parmi toutes les femmes. On peut à raison être assez pessimistesur la réalité d’un tel dialogue à l’heure actuelle, mais, que les musul-mans saisissent l’occasion ou pas l’opportunité demeurera, il suffit desavoir « attendre l’heure où Dieu le rendra efficace » (Ecclesiam suam,79)

ConclusionNonobstant les différences qu’on a pu lui trouver avec Marie et les

potentielles concurrentes qui existent dans l’islam, Maryam est vue parles musulmans comme une femme parfaite et un lien entre Dieu et leshommes, un point de contact entre Lui et nous, et c’est cela qui faittoute sa valeur pour un possible dialogue islamo-chrétien. La dimensionde sa pureté est controversée mais pas le fait qu’elle soit sans tâche, laportée exacte de son élection fait défaut mais tous les musulmans recon-naissent qu’elle a été choisie entre toutes les femmes. Surtout, la naturede son fils divise mais pas le fait qu’elle est celle qui a été comblée degrâces. Il faut bien sûr garder à l’esprit les efforts des théologiens mu-sulmans pour intégrer Maryam et Issa dans la cohérence de la théologiemusulmane, il est clair que Maryam n’est pas Marie. Mais pour autant,elle demeure un rayon de la Vérité, une femme dont la dignité avoisinecelle de l’homme, la seule mère de prophète à laquelle Allah ait accordéautant de grâces, et d’ailleurs la seule femme à avoir une réelle placedans le Coran, alors même qu’elle n’a aucun rôle indispensable ou spé-cifique pour la révélation annoncée par le Prophète. Car elle aurait pun’être qu’une jeune femme pieuse mais anonyme, dédiée au service duTemple et qui enfanta du prophète Issa. Sa figure revient de manière ré-pétitive, certes encadrée par les déclarations sur le caractère créé d’Issa,par la figure de Fatima, mais de sorte qu’il n’est pas possible pour leCoran ni pour les musulmans de l’oublier purement et simplement. Si ladiscussion islamo-chrétienne ne peut pas donner jour à une « théologiemariale véritable » où l’on saura qui a raison et qui a tort, la figure deMaryam-Marie peut jouer un rôle pour la paix et l’annonce du Christ.Elle permet aux musulmans et aux chrétiens de prier ensemble dans

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un même lieu pour demander l’intercession de la même personne, etcela sans que quiconque ait quoi que ce soit à renier de sa foi, ce qu’ilest difficile à obtenir autrement. En outre, la conscience de l’existencede Maryam permet aux musulmans de la reconnaître lorsqu’elle leurapparaît, de la prier lorsqu’ils sont dans la détresse, ce qui facilite lesconversions en cas de miracle. De ce point de vue, le fait que Marie aitchoisi comme lieu d’apparition l’Égypte, marquée par une persécutiondouloureuse de la minorité copte, n’est certainement pas un hasard.

Marie est souvent présentée comme un pont, l’idée n’est pas mau-vaise mais l’image nous apparaît malheureuse car un pont est négli-geable à côté des rives qu’il joint. Or, le centre de l’action, c’est Marieelle-même, c’est elle qui donne aux chrétiens et aux musulmans une op-portunité à saisir, c’est elle qui tend à chacun une main pour l’ameneravec douceur vers son Fils. En effet, au-delà de tout ce qui peut êtreréalisé pour faciliter la connaissance mutuelle, pour permettre la dévo-tion commune et susciter les moments de simple coexistence à traversla figure mariale, c’est l’intercession de la Vierge qui fera la différence.C’est donc Paul VI qui a le fin mot de l’histoire dans son Angélus du 17octobre 1965 : « Nous donnerons aujourd’hui nous-même l’exemple enpriant pour les non-chrétiens, spécialement pour les juifs. . . ainsi quepour les musulmans. La Sainte Vierge les aime certainement, eux aussi,et nous la prierons pour eux. »

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Deuxième partie

Figures etreprésentations de laVierge dans les arts

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Figures de la Vierge dans lapeinture italienne de la

Renaissance : du Trecento àMichel-Ange

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Aborder la question des figures de la Vierge dans la peinture ita-lienne de la Renaissance implique d’abord de définir clairement la no-tion de figure. Celle-ci ne revêt-elle pas une importance toute parti-culière dans les arts picturaux, dans la mesure où la peinture, selon lemythe de Dibutade, tirerait son origine du tracé, par la fille d’un potier,de la figure de son amant sur un mur ? Pour se faire, nulle meilleureréférence que l’ouvrage d’Erich Auerbach Figura, paru en 1938, quis’attache précisément à mettre au jour les différents sens pris ce termeau cours des différents siècles.

Si figura, de la même racine que fingere (modeler) est d’abord uti-lisée à l’époque républicaine romaine, dans le théâtre de Térence etPlaute notamment, pour renvoyer à une forme plastique, son usages’élargit peu à peu vers la notion plus vaste de « forme perceptible »,qu’elle soit grammaticale, rhétorique, voire musicale ou chorégraphique.Cette évolution tient de l’apport de la culture grecque à Rome et del’importation des différents concepts grecs ayant trait à la notion deforme (morphé, eidos, skema etc.) qui viennent enrichir la densité sé-mantique de figura. Son sens ne va, dès lors, cesser de se diversifier, de lapériode républicaine à celle du Bas-Empire. Avec les poètes lyriques dudébut de l’Empire, figura est avant tout un synonyme d’imago : imageau sens de portrait par opposition à la personne elle-même, comparai-son, par opposition à la chose elle-même, apparence par opposition àla réalité.

Le terme figura connaît ainsi, dans l’Antiquité païenne, des ex-tensions grammaticales, rhétoriques et logiques. Néanmoins, c’est àl’époque chrétienne, avec Saint Augustin et Tertullien, que son sensse précise plus distinctement. Chez Tertullien, l’emploi du terme figurarevêt une dimension prophétique mais garde un caractère très concret

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Figures de la Vierge dans la peinture italienne de la Renaissance : duTrecento à Michel-Ange

également puisque la figura représente quelque chose de réel annonçantun fait lui-même réel. Avec Saint Augustin, la figura garde ce sens pro-phétique, en tant que « signification le plus profond de ce qui devaitvenir » mais se trouve davantage placée dans une perspective intempo-relle et éternelle, se rapprochant ainsi de la veritas.

I De l’icône à la figure humaineUne des mutations observables dans l’art italien de la fin du Moyen

Âge est le passage, dans la représentation de Marie, de l’icône à lafemme. Pour mieux saisir cette évolution, nous nous attacherons àl’étude des différentes images de Marie dans la peinture siennoise duTrecento.

La représentation de Marie au début du XIVème siècle par les peintressiennois est encore marquée par l’influence byzantine, les peintres sem-blant reproduire presque mécaniquement certains traits stylistiques hé-rités des icônes de Byzance. Le schéma dominant dans la représentationde la Vierge est notamment celui de la vierge dite Odigitria, une desicônes les plus répandues dans l’Empire Byzantin, figurant la ViergeMarie avec l’enfant Jésus sur le bras gauche. Il s’agit d’une Vierge quiconduit, qui montre le chemin, conformément à l’étymologie du terme(odigitria vient du grec ancien oδηγε¸ / odigeô : je conduis, je guide).Un détour par Byzance paraît toutefois nécessaire pour mettre au jourl’ensemble des caractéristiques d’un tel schéma iconographique.

Prenons ainsi l’icône Theotokos de Tikhvine, une des plus célèbresicônes byzantines et l’une des reliques orthodoxes les plus vénérées.D’après une légende, elle aurait été peinte au Ier siècle par Saint Luc,apôtre et évangéliste. Au Vème siècle, l’icône aurait été transportée deJérusalem à Constantinople avant de disparaître en 1383, soixante-dixans avant la dévastation de Constantinople par les Turcs. La mêmeannée, selon les annales, l’icône de la Vierge aurait fait son apparitionau dessus du lac Ladoga s’arrêtant près de la ville de Tikhvine. Uneéglise en bois se voit ainsi érigée en l’honneur de la fête de l’Assomptionet l’icône reçoit le nom de la Vierge de Tikhvine.

Que voit-on sur cette icône ? Une Vierge tenant l’enfant Jésus surson bras gauche et le désignant de son bras droit, geste par lequel

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Theotokos de Tikhvine Dietisalvi di Speme, Ma-done de Saint Bernardin,1262.Sienne, Pinacothèque Na-tionale

elle montre la voie du Salut. Son vêtement est extrêmement sombre,ses traits faciaux très marqués : des sourcils arqués, un nez allongé etcrochu, une fossette très accentuée sous le menton.

Si les peintres siennois du XIVème siècle, pétris de ce substrat by-zantin, tendent ainsi à reproduire ce schéma iconographique, ils l’ac-commodent cependant de manière significative. Ainsi, pour sa Madonede Saint Bernardin, Dietisalvi di Speme, l’un des premiers maîtres sien-nois, reproduit le même schéma de l’odigitria : une main gauche tenantl’enfant, une main droite désignant le salut, un pouce à l’écart, des ar-cades sourcilières particulièrement mises en évidence. Toutefois, si lareprise du schéma byzantin est effective, on peut également noter cer-tains aménagements allant dans le sens d’une humanisation de la figurede Marie : l’expression de la Vierge, laissant apparaître un sourire, sefait ainsi plus douce, sa robe n’est plus noire mais rouge, couleur signi-fiant l’humanité, même si sa divinité se trouve toujours soulignée parle bleu de sa cape.

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Figures de la Vierge dans la peinture italienne de la Renaissance : duTrecento à Michel-Ange

Duccio di Buoninsegna,Madone Rucellai, 1285.Florence, Galerie des Of-fices

Cenni di Pepo, dit Cima-bue, Maestà, vers 1280.Paris, Musée du Louvre

L’humanisation de la figure de la Vierge dans la peinture se poursuità Sienne mais aussi à Florence, sa rivale : si le maître florentin Cimabueinnove dans sa Vierge en Majesté (Maestà) avec le changement décisifdans le geste de la main droite de Marie qui tient désormais le genou del’enfant, Duccio le dépasse dans sa Madone Rucellai. Duccio s’inspirede Cimabue dans la composition de sa Vierge en majesté mais sonaménagement de l’odigritria va plus loin. Le processus d’humanisationest plus poussé dans le visage de la Vierge et dans la représentation del’enfant Jésus dont l’attitude semble plus naturelle puisqu’il ne tientplus le rouleau de la loi mais son vêtement tandis que son regard seporte sur sa main droite.

II Figure de la femme et figure de la mèreLe quatorzième siècle marque donc un tournant dans la peinture

de la Vierge : elle n’est plus seulement un signe que le spectateur as-socierait de manière conventionnelle et inconsciente à la mère de Jé-

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sus, elle est littéralement une représentation au sens où elle la rendraitintégralement présente. Cependant, plus qu’une humanisation de la fi-gure de la Vierge, c’est aussi une féminisation de Marie qui s’amorcedans la peinture italienne de la Renaissance. Nous donnerons pourexemple la fortune de deux iconographies : l’Hortus Conclusus et laVirgo Lactans.

La féminisation de la figure de la Vierge trouve ainsi son incarnationdans une iconographie qui se développe dans l’Italie de la Renaissance :celle de la Vierge dite d’humilité, liée à l’Hortus conclusus. Si, dans latradition judéo-chrétienne, le jardin se trouve directement associé à labéatitude, via le Jardin d’Eden de la Genèse, il est aussi le lieu privilégiéde la jouissance physique (Hortus deliciarum) et renvoie par extensionaux charmes féminins et plus particulièrement au sexe de la femme.

Le Cantique des Cantiques, à l’origine chant profane riche en imagesérotiques, fait ainsi dire au Bien-Aimé que sa Bien-Aimée est un « Jar-din clos » (Hortus conclusus), exaltation de la pureté virginale de lajeune fille. Dépassant sa visée initiale, le dialogue amoureux s’enrichitde significations nouvelles dans la théologie chrétienne. Pour le chris-tianisme, le dialogue du Cantique des Cantiques peut aussi apparaîtrecomme une allégorie au sein de laquelle le Bien-Aimé est le Christ etla Bien-Aimée la Vierge. Dès lors, le « Jardin clos », que l’on retrouvenotamment dans les scènes d’Annonciation, devient l’emblème de laVierge Marie, la Toute Pure.

Si les jardins clos les plus célèbres restent ceux réalisés dans lesAnnonciations du Quattrocento par Fra Angelico ou Fra Filippo Lippi,l’école siennoise de la Renaissance fait, à nouveau, figure de précur-seur dans la mesure où l’Hortus conclusus y apparaît en germe dès leTrecento. C’est notamment le cas dans La Naissance de la Vierge réa-lisée par Paolo di Giovanni Fei, les fleurs à l’arrière-plan étant bien lespremiers signes de ce motif.

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Figures de la Vierge dans la peinture italienne de la Renaissance : duTrecento à Michel-Ange

Paolo di Giovanni Fei, Naissance de la Vierge.Vers 1380, Sienne, Pinacothèque Nationale

L’hortus conclusus témoigne d’une féminisation de la figure de laVierge puisque le Cantique des Cantiques, auquel il doit son développe-ment, renvoie aux charmes spécifiquement féminins. Toutefois, si Marieest une femme, elle est avant tout une femme vierge : le jardin est unjardin clos et la source, qui lui est parfois associée, conformément àl’Evangile de Saint Luc, est une fontaine scellée (Fons signatus). L’ico-nographie de l’Hortus conclusus participe également à ce mouvementplus général d’humanisation de la figure de la Vierge. Il constitue eneffet le point de départ d’une autre iconographie, celle de la Vierge dited’humilité, dans laquelle Marie est représentée assise sur le sol, sanstrône, souvent sur un parterre de plantes ou de fleurs, iconographie dontle siennois Giovanni di Paolo nous offre un exemple des plus réussis.Comme le souligne Erwin Panofsky (in Les Primitifs flamands, 1992),au coeur de cette iconographie, se trouve bien l’enjeu d’humaniser unefigure sacrée pour la rendre plus proche des fidèles : le terme humilitérenvoyant étymologiquement à la terre (humus) manifeste la volonté dereprésenter la Vierge dans une posture spécifiquement humaine, sansson trône.

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Giovanni di Paolo, La Vierge d’Humilité.Vers 1450, Sienne, Pinacothèque Nationale

Si la plus ancienne représentation de la Vierge allaitant l’enfant Jé-sus (Virgo Lactans) se trouve dans les catacombes de Rome du IIème

siècle et devient populaire en Orient à partir du VI-VIIème siècle oùse développe l’iconographie dite Galaktotrophousa, celle-ci connaît ce-pendant un regain de popularité à la Renaissance avec un style nova-teur, détaché de toute influence byzantine, mettant en valeur les attri-buts proprement féminins et maternels de Marie comme en témoignent,exemples parmi tant d’autres, les peintures d’Ambrogio Lorenzetti oude Léonard de Vinci.

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Figures de la Vierge dans la peinture italienne de la Renaissance : duTrecento à Michel-Ange

La Vierge, Jésus et le prophète Balaam, Catacombes Priscilla deRome (IIème siècle)

Giovanni Antonio Boltraf-fio, sur un dessin prépara-toire de Léonard de Vinci,Madona Litta.Vers 1490, Saint-Péters-bourg, Musée de l’Ermi-tage.

Ambrogio Lorenzetti,Madonna del Latte ouMaria lactans.1320-1325, Sienne, PalaisPublic

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Il s’agit certes d’une insistance sur le caractère proprement maternelde la figure mariale mais celle-ci frôle parfois l’érotisation de la Vierge.C’est notamment le cas du côté de la peinture flamande avec la Viergeallaitant du diptyque de Melun réalisé par Jean Fouquet.

Jean Fouquet, La Vierge et l’Enfant entourés d’anges (diptyque deMelun, volet droit).

Vers 1452-1455, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten

L’érotisation de la figure de Marie, dont le modèle est ici AgnèsSorel, favorite du roi de France Charles VII, qui popularisa les nouvellesmodes provocatrices, en particulier le bustier décolleté et à épaules nues,tient ici à sa robe mettant largement sa poitrine à découvert, sa coupede cheveux au hennin mais surtout à l’absence de vrai voile chrétien,remplacé par un simple filet translucide. Cette transformation de laVierge fut d’ailleurs soulignée par de nombreux historiens à l’instar deJohan Huizinga qui, dans son ouvrage de 1919 affirme :

Il n’y a pas d’exemple plus frappant du rapprochementdangereux des sentiments religieux et érotiques que la Ma-done, attribuée à Fouquet (. . .). Le tableau nous montre

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Figures de la Vierge dans la peinture italienne de la Renaissance : duTrecento à Michel-Ange

une femme à la mode, au front bombé et épilé, aux seinsarrondis, à la taille haute et mince. L’expression bizarre duvisage hermétique, les roides angelots rouges et bleus, toutcontribue à donner à cette peinture un air d’impiété dé-cadente qui contraste avec les sobres portraits du saint etdu donateur sur l’autre panneau (. . .). C’est un libertinageblasphématoire que la Renaissance ne dépassera pas. »(Johan Huizinga, in L’Automne du Moyen Âge, 1919, cha-pitre 12).

Cette érotisation de la figure de la Vierge, iconographie au par-fum assurément scandaleux, fait certes figure d’exception, mais il n’endemeure pas moins que la maternité de la Vierge, au-delà de la l’ico-nographie de la Vierge allaitant, se trouve au coeur des préoccupationsdes peintres dans l’Italie de la Renaissance.

Ainsi, dans un carton de Michel-Ange, traduit en peinture par A.Condivi, la Vierge est assise au centre de la composition, son enfantendormi à ses pieds, et regarde un personnage masculin dont le gesteexpressif de la main gauche signale qu’ils sont engagés dans une dis-putatio. Cet homme est Isaïe, auteur d’une prophétie ayant trait à lanaissance virginale (chapitre 7, verset 14, Ecce virgo concipiet et parietfilium). Ce passage est cité au début de l’Évangile de Saint Matthieu,lorsqu’un ange apparaît en songe à Joseph pour lui expliquer que Ma-rie concevra un enfant par le biais du Saint Esprit. Marie, de sa maingauche, désigne Joseph mais l’écarte aussi pour montrer qu’elle est biendemeurée vierge et qu’il n’est pas le père de l’enfant. Joseph est en po-sition périphérique, son index dans sa barbe pour confirmer son statutde passivité et son questionnement face au mystère de l’Incarnation. Ils’agit précisément d’une disputatio autour des paroles d’Isaïe. L’enfantest assis entre les jambes de sa Mère, la tête prise entre les cuisses, signequ’il vient tout juste de naître. La main droite de Marie est posée enavant de son sexe et tient une sorte de ruban, qui sert à le retenir, cequi explique sa position inhabituelle (endormi avec un buste redressé).Une telle ceinture ne peut être qu’une allusion au cordon ombilical dontparle Sainte Brigitte de Suède dans ses Révélations. Rien d’incongru àcette époque car le Saint Cordon est une relique bien connue, conservéeà Saint Jean de Latran. Ce Saint Cordon, dont l’authenticité est ques-tionnée depuis le Moyen Âge, époque où se met en place une véritabledévotion pour l’utérus marial, fut dérobé lors du Sac de Rome en 1527

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avant d’être retrouvé en 1557 à l’époque de l’exécution du carton. Aprèscette redécouverte, il fait l’objet d’un culte jusqu’à la fin du XVIème

siècle.

Michel-Ange, Carton préparatoire

La peinture de Michel-Ange n’est pas la seule à témoigner d’un in-térêt pour le Saint Cordon. Ainsi, Lorenzo Lotto peint, juste après leSac de Rome, un tableau représentant la Vierge donnant son premierbain au nouveau-né, dont le cordon est visible sur le ventre, nouvelleallusion au texte de Sainte Brigitte de Suède. Comme le souligne Da-niel Arasse, il s’agit bien ici d’une représentation tout à fait singulièrepuisque la nativité du Christ ne comporte pas de scène de bain, à ladifférence de celle de la Vierge ou de celle de Saint Jean-Baptiste.

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Figures de la Vierge dans la peinture italienne de la Renaissance : duTrecento à Michel-Ange

Lorenzo Lotto, La Nativité,Sienne, Pinacothèque

III Marie, figure de l’Ecclesia : l’exemple de la cha-pelle Sixtine

S’il est toutefois une oeuvre dans la peinture de la Renaissanceitalienne où la représentation de Marie accède réellement au statutde figure, au sens où l’entend E. Auerbach d’après Tertullien et SaintAugustin, comme « prophétie figurative » établissant un lien eschato-logique entre deux événements historiques, c’est bien les fresques dela chapelle Sixtine réalisées par Michel-Ange entre 1505 et 1541 où laVierge apparaît comme une préfiguration de l’Eglise comme Ecclesia.

D’un point de vue plus symbolique, la chapelle Sixtine, magna ca-pella (grande chapelle), lieu de réunion des assemblées pontificales, estaussi le lieu où se constitue idéalement l’Ecclesia, c’est-à-dire l’Églisecomprise comme une communauté de fidèles. Cette fonction expliquel’orientation ecclésiologique du décor de la voûte et la position prédo-

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minante initialement accordée à la Vierge Marie, d’abord par l’intermé-diaire du thème de l’Assomption, puis, avec Michel-Ange après 1508,par l’importance accordée à Ève, représentée au centre de la voûte.Ève et Marie sont, en effet, deux figures symboliques de la naissance del’Ecclesia et de la finalité de celle-ci : la réunion de tous les chrétiensavec le Christ.

À la voûte, dans la travée centrale de la Sixtine, se déploient ainsineuf scènes tirées de la Genèse avec des Ignudi (nus masculins), le pointcentral de ce décor étant la création d’Ève au centre. La création d’Èveest à la fois la phase ultime de la Création, son parachèvement, etle point de départ du péché. Telle qu’elle est représentée par Michel-Ange, elle préfigure également le salut et la naissance de l’Église en tantqu’Ecclesia. Ève est peinte dans une posture de prière et d’obéissance,venant ainsi symboliser la naissance de l’Église avec la bénédiction deDieu, iconographie qui contraste avec la tradition picturale représentantDieu tirant Ève du corps d’Adam. L’Ecclesia est ici associée à unerésurrection des corps : la position de prière devient aussi l’attente duSalut, Ève apparaissant ainsi comme le début et la fin de l’Humanité.

Ce rapport Ève-Marie est glosé dès le Moyen Âge comme un rapportanagrammatique : le nom de Ève-Eva annonce l’avènement de Marie(Ave Maria). Ève, ainsi représentée, est non seulement en prière maiségalement dressée, comme tendant vers Marie dont elle est la préfigura-tion. Il s’agit donc une figuration allégorique complexe qui associe troiséléments : Ève, l’Eglise et Marie. L’orientation mariale et ecclésiale dudécor est également soutenue par la présence d’Ezéchiel, prophète quireçoit la vision du nouveau temple de Jérusalem et des constructionsd’une ville, métaphore de la constitution de l’Eglise en Assemblée de fi-dèles, de la naissance de l’Ecclesia dont Marie est à la fois le fondementet l’horizon.

Pour faire cet article, je me suis appuyée sur les excellents cours dis-pensés par Anne-Laure Imbert et Philippe Morel à l’Université Paris I,ainsi que sur mes lectures de Daniel Arasse, Michel Feuillet et ErwinPanofsky.

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Vue de la voûte de la Cha-pelle Sixtine, peinte parMichel-Ange.Rome, Cité du Vatican.

Michel-Ange, La Créationd’Ève.Vers 1509-1510, Rome

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Botticelli et la Vierge : les figuresde la Madone

Alice Mollet

Le 18 août 1470, Botticelli livre au Tribunale della Mercanzia sapremière commande officielle, une allégorie de la Force, qui le rendcélèbre à Florence. Plus tard dans l’histoire, Paul Valéry et Lady Gagarendront, chacun à leur manière, hommage à la Naissance de Vénus,mais, pour les Florentins, l’atelier de Botticelli fut avant tout celui dupeintre de madones le plus populaire de la ville durant plus de vingtans.

La relation picturale entre Sandro Botticelli et la Vierge à l’Enfantse noue dans l’atelier de Fra Filippo Lippi, où le jeune peintre fait sesarmes en peinture. Fra Lippi a alors une renommée bien établie, fondéesur son talent de peintre de madones.

C’est à travers cette figure de Marie que Botticelli mûrit sa for-mation artistique, réalise la synthèse des différentes influences de sesmaîtres et forge son style.

Vierge à l’enfant avec deux angesFra Filippo Lippi, 1455-66Galerie des Offices, Florence

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Botticelli et la Vierge : les figures de la Madone

Ces deux copies de la « Lippina », la Madone la plus célèbre deFra Filippo, peuvent être raisonnablement attribuées à Botticelli ; leurrapprochement permet de beaucoup apprendre sur la constitution descaractéristiques du style botticellien et plus précisément sur celles deson traitement de la figure de la Madone.

Vierge à l’enfant et un angeAttribué à Botticelli, 1465Hôpital des Innocents, Flo-rence

Vierge à l’enfant et deux angesAttribué à Botticelli, 1468Musée de Capodimonte, Naples

Le tableau de Naples qui reprend la composition du groupe de FraFilippo en l’inversant montre, en comparaison de celui conservé à l’Hô-pital des Innocents, un souci du relief, une attention presque sculpturaleaux corps, qui se substitue à la manière de faire de Fra Filippo qui, lui,choisit plutôt de donner la préséance à la ligne et de laisser la surfacepresque plate. Ce souci de l’anatomie rappelle la technique de Verroc-chio dans l’atelier duquel Botticelli parfait sa formation. Ici, les ombressont, en effet, plus fortes, les mâchoires plus accentuées et le travail surle mouvement des membres de l’Enfant le représente comme encore unbébé.

L’œuvre de Naples diffère également de celle de Fra Filippo par laconception du sujet : la Vierge prend l’Enfant dans ses bras et le rapport

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Alice Mollet

entre la Mère et l’Enfant s’en trouve renversé. Le sentiment maternel,tendre et familier, se substitue au sentiment d’adoration plus présentchez Filippo Lippi. Ce changement de relation implique un changementdans la physionomie des figures principales, ce qui fait de ce tableauplus qu’une excellente imitation du tableau de la Galerie des Offices.

L’attitude mélancolique de la Mère et de l’Enfant, cette impressionde communion qui se dégage du groupe sont un des traits caractéris-tiques de l’art botticellien, ce que Jacques Mesnil appelle le « sentimentbotticellien » et qui se retrouve dans toutes les représentations de Ma-dones du peintre. Le traitement de la Madone devient, en effet, vrai-ment personnel lorsque Botticelli s’empare du motif du dialogue muetentre la Mère souffrante et l’Enfant consolateur et le développe d’unemanière qui lui est propre, en rendant à la fois la tendresse de l’Enfantpour sa Mère mais en chargeant ses œuvres de signification religieuse.

Il le représente pour la première fois de manière expressive dansun tableau aujourd’hui au Louvre, La Vierge et l’Enfant avec le jeunesaint Jean Baptiste, peint autour de 1470, au moyen d’une compositionpersonnelle.

Vierge et l’Enfant avec le jeune saint Jean Baptistev. 1470

Musée du Louvre, Paris

L’Enfant se trouve debout sur les genoux de Marie, il lui passe sesmains autour du cou, comme pour la consoler, tandis qu’elle le tientdans ses bras, la tête inclinée, les yeux baissés dans une attitude son-geuse. Dès lors, une grande partie de ses représentations de la Madone

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Botticelli et la Vierge : les figures de la Madone

s’organise selon cette composition, qui est aussi largement reprise ausein de son atelier par ses élèves, l’expression ou la position des person-nages étant alors exagérée.

Vierge et l’Enfant avec le petit saint JeanSandro Botticelli et atelier, v. 1490

Musée d’Art de Sao Paulo

Vierge et l’Enfant avec sixanges, détailSandro Botticelli et atelier,v. 1490Musée d’Art de Sao Paulo

Marie avec l’enfant Jésus etJean-BaptisteAtelier de Sandro Botticelli,v. 1490Collections nationales,Dresde

Plus généralement, Botticelli, dans toutes ses représentations de laMadone, laisse s’exprimer ce « sentiment botticellien » ; il peint une

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Vierge mélancolique qui entrevoit ou pressent la destinée de son Fils,souvent matérialisée dans la composition par des éléments symboliques(une grenade ou des épis de blés par exemple). S’il est possible devoir dans une telle conception de la Vierge la figure de la Madonebotticellienne, son traitement connaît cependant une évolution, refletde l’évolution religieuse du peintre et de son temps.

Dans les années 1470, le jeune peintre donne à voir dans ses œuvresles influences réalistes de son temps. Protégé des Médicis, il peint deplus en plus de sujets profanes, et ses Madones, par leur compositionet l’expression des personnages, mettent en avant des sentiments fami-liers, tandis que le caractère religieux du tableau est souvent laissé enarrière-plan. Il choisit pour son tableau La Vierge et saint Jean-Baptisteadorant l’Enfant une composition simple, les gestes de l’Enfant sont in-nocents et, bien que l’expression douloureuse de la mère soit toujoursprésente, elle est adoucie par le peintre.

La Vierge et le petit saint Jean adorant l’EnfantSandro Botticelli et atelier, v. 1475

Palais Farnèse, Plaisance

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Botticelli et la Vierge : les figures de la Madone

Mais la clientèle dévote de Botticelli lui demande des œuvres quiexaltent le sentiment religieux. La licence et l’indifférence face à la re-ligion, qui règnent parmi les grandes familles de Florence, la scandaliseet la pousse vers une peinture plus mystique. Botticelli devient maîtredans l’art de mêler, au sein de ses compositions, des éléments mystiquesà des formes humaines. L’exemple le plus éclatant en est la très célèbreMadone du Magnificat, peinte en 1481.

Madone du MagnificatSandro Botticelli et atelier, 1481Galerie des Offices, Florence

Dans ce tondo, toute la vie de Marie est évoquée, de l’Annonciationà son Couronnement céleste, à travers un mélange de détails réalisteset d’éléments mystiques. La Mère et l’Enfant sont unis dans l’action degrâce comme dans la douleur : d’une main, ils rédigent le Magnificattandis que, de l’autre, ils tiennent une grenade, symbole de la Passion.

Au milieu des années 1480, le peintre opère un nouveau tournant,stylistique cette fois-ci, qu’il donne toujours à voir à travers sa produc-

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Alice Mollet

tion religieuse : il quitte petit à petit les partis pris réalistes du débutde sa carrière et s’engage sur la voie des touts débuts du maniérismedont Raphaël sera plus tard le chef de file. Ses personnages s’allongent,ses tableaux se chargent de symboles, de texte, l’équilibre des formesdans la composition laisse place à la recherche du mouvement.

Le grand tournant de la fin de la carrière de Botticelli reste néan-moins un tournant spirituel et les tableaux peints à cette époque re-flètent le tourment qui l’agite. Le 23 mai 1497, le pape Alexandre VIexcommunie Savonarole, ce moine et prédicateur italien qui exerçait,grâce à l’appui de Laurent de Médicis, une grande influence sur Flo-rence, et combattait une forme d’art qu’il jugeait licencieuse. Sa prédi-cation avait finalement contribué à un climat politique et religieux quientraîna la chute du régime médicéen et la fuite de Pierre de Médicis,le fils de Laurent le Magnifique.

Si Botticelli n’a jamais été un disciple de Savonarole, il a pourtantété sensible aux discours moralisateurs du moine et apporté lui-mêmecertaines de ses œuvres païennes pour qu’elles soient brûlées sur lesbûchers dressés dans la ville. La sentence d’excommunication ajoutedonc encore au tourment spirituel que traverse le peintre. Ses sujetsreligieux, ses madones le traduisent. Les lignes s’accentuent, la notionde péché et de repentir réinvestit les compositions.

Dans le tableau suivant, nous retrouvons les mêmes personnages etsymboles que dans le tableau du Louvre de 1470 : la Vierge et l’Enfantaccompagnés de saint Jean, le massif de rose en arrière-plan, symbolede la conception immaculée de Marie (la « rose sans épines »). Mais icile massif ne crée plus l’hortus conclusus qui faisait du tableau de 1470un espace préservé du péché, les personnages ont tous une douloureuseexpression et la croix de saint Jean Baptiste ne sort pas de l’espacedu tableau : au contraire, elle accompagne le mouvement du groupeet semble préfigurer la Passion. Ce tableau est aussi la traduction desagitations spirituelles de son temps. Il connut d’ailleurs un grand succèspopulaire et de nombreuses répliques furent réalisées.

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Vierge à l’Enfant avec le jeune Saint Jean-Baptiste, 1495Galleria Palatina, Florence.

Les Vierges à l’Enfant de Botticelli sont donc à la fois le miroir deson itinéraire de peintre et la plus grande manifestation du « senti-ment botticellien » qui n’a jamais quitté ses œuvres. Mais, plus encore,Botticelli a mis dans ses Madones ses tourments et ses interrogationsreligieuses : elles ne sont donc pas de simples commandes mais l’œuvred’un peintre réellement croyant.

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« L’essence de la médiation quiadoucit » : Gerard Manley Hopkins

et la Vierge MarieJoseph Brichet

« Il était la lumière, mais lumière inaccessible, ilfallait donc que la chair projetât sur lui une ombre,afin que les hommes pussent le voir et le suivre. »

Bonaventure, Sermo 1 in Vigilia NativitatisDomini (IX, 90 ab)

Né à Stratford en 1844, mort à Dublin en 1889, le poète GerardManley Hopkins 1, converti au catholicisme en 1866, et ordonné prêtrejésuite en 1877 après être entré dans la Compagnie en 1868, consacre savie à la louange de Dieu. Son existence, brève, est marquée par des ex-périences extrêmement vives de la réalité divine, qui lui apparaît danstoutes ses contradictions. Dans sa présence ou son absence, dans saforce ou sa tendresse, Dieu est au coeur de toute expérience et de touteexpression du poète : il est « Ipse, the only one 2 ». Dans la monographiequ’il consacre à Hopkins au sein de son oeuvre Herrlichkeit. Eine theolo-gische Ästhetik, II : Fächer der Stile, 1/ Klerikale Stil, 2/Laikale Stil 3,

1. Les oeuvres complètes du poète et prêtre jésuite sont publiées par les PressesUniversitaires d’Oxford. Nous citons ici des extraits de ses poèmes (The poeticalworks of G.M. Hopkins, éd. W.H. Gardner et N.H. Mackenzie, Londres, OxfordUniversity Press, 1990) et de ses sermons (The Sermons and the devotional wri-tings of Gerard Manley Hopkins, éd. C. Devlin, Londres, Oxford University Press,1959). Les principales traductions françaises sont celles de Pierre Leyris (Poèmes ac-compagnés de proses et de dessins, Paris, Ed. du Seuil, 1980. Référence dorénavantdésignée par P. Leyris), René Gallet (Le Naufrage du Deutschland, suivi de Poèmesgallois, Sonnets terribles, Paris, Orphée - La Différence, 1991. Référence doréna-vant désignée par R. Gallet) et de Jean Mambrino (Grandeur de Dieu, Arfuyen,coll. « Neige », 2005. Référence dorénavant désignée par J. Mambrino).

2. « The Wreck of the Deutschland », st. XXVII.3. Hans Urs von Balthasar, Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik, II : Fä-

cher der Stile, 1/ Klerikale Stil, 2/Laikale Stil, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1962.(Référence dorénavant désignée par H II). Traduit sous le titre La Gloire et laCroix. Les aspects esthétiques de la révélation II, Styles**, de Jean de la Croix àPéguy, trad. Robert Givord et Hélène Bourboulon, Paris, Ed. du Cerf – DDB, 1972.(Référence dorénavant désignée par GC, II, 2)

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« L’essence de la médiation qui adoucit » : Gerard Manley Hopkins etla Vierge Marie

le théologien Hans Urs von Balthasar rappelle la dimension profondé-ment paradoxale du divin chez le poète : « Er wusste sehr wohl, dassdieser Gott der Majestät, dem der geschaffene Staub Lob, Ehrfurcht undDienst schuldet, zugleich das Geheimnis der adeligsten Zärtlichkeit ist,verwundetes Herz der Welt, vor süßer Liebe brechend 4. » Au sein dela spiritualité et de la poésie de Hopkins, une figure unique permet defaire le lien entre ces deux aspects si distincts de Dieu : la figure de laVierge Marie. Dans le poème principal qu’il consacre à Marie, « TheBlessed Virgin compared to the Air we Breathe », c’est en quelques vers,marqués par un enjambement audacieux et antithétique, que Hopkinsexprime tout à la fois la distance entre les deux réalités divines et lanécessaire présence de Marie pour pouvoir les considérer toutes deux :

Of her who not onlyGave’s God infinityDwindled to infancyWelcome in womb and breast 5. (v. 18-20)

Chez Hopkins en effet, la Vierge est essentiellement médiatrice.C’est elle qui nous permet d’accéder au Dieu qui demeurerait, sans samédiation, transcendant et inaccessible 6. Il s’agit ici d’aborder quelquesuns des textes de Hopkins – poèmes et sermons – consacrés à la ViergeMarie pour comprendre les modalités de cette médiation. Nous décli-nerons pour cela la notion de douceur, laquelle définit aux yeux deBalthasar l’essence même de la médiation mariale - douceur qui esttoujours dynamique : Marie est l’être de la médiation qui adoucit 7, etnon simplement une douce médiation.

4. H II p. 741/ GC, II, 2 : « Il savait très bien que ce Dieu de majesté, à qui lapoussière créée doit louange, révérence et service, est en même temps le mystère dela délicatesse la plus exquise, le coeur blessé du monde, brisé d’amour ».

5. « Celle qui non seulement donnaA la divine infinitéResserrée en un petit enfant,L’accueil de sa chair, de son sein. » R. Gallet, p. 75.

6. Ainsi est-il qualifié dans le poème « I wake and feel the fell of dark, not day »de « dearest [. . .] that lives alas ! away ».

7. Le titre de cet article est un emprunt de la périphrase « Das Wesen dersänftigenden Vermittlung », employée par Balthasar dans H II, p. 765. (GC, II, 2,p. 274.)

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Joseph Brichet

I « The one woman without stain » : Marie et lapuretéDans la trentième ode de son poème « The Wreck of the Deut-

schland », dédié aux cinq soeurs franciscaines mortes lors du naufragedu navire The Deutschland dans la nuit du 7 décembre 1875 alorsqu’elles fuyaient l’Allemagne de Bismarck pour se rendre aux Etats-Unis – poème souvent considéré comme le premier poème de la matu-rité de Hopkins, le poète jésuite nous rappelle que le naufrage eut lieula veille de la fête de l’Immaculée Conception, fixée au huit décembre :

What was the feast followed the nightThou hadst glory of this nun ?—

Feast of the one woman without stain 8. (st. XXX)

Marie est alors littéralement qualifiée de seule femme non entachée –« the one woman without stain » – l’unicité de son être étant expriméepar la détermination de l’article et le singulier quantifié. Elle est, danssa pureté, l’être de l’exception. Hopkins se place bien dans le sillage duphilosophe et théologien franciscain Duns Scot, qu’il découvre en 1872et admirera toute sa vie 9 : ce dernier est en effet un profond défenseurde l’Immaculée Conception, dont le dogme ne sera proclamé qu’en 1854.Dans le poème du naufrage, Marie et Jésus sont ainsi reliés par leurabsence de souillure face au péché originel : « For so conceived, so toconceive thee is done 10. » (st. XXX)

L’insistance portée sur le verbe « conceive » par le polyptote est icirenforcée par la syllepse : Jésus et la Vierge ont été conçus, dans l’actede leur mise au monde, hors du péché originel ; de même les concevons-nous intellectuellement et spirituellement comme des êtres purs, nonentachés.

8. « Quelle fête fit suite à la nuitOù de la nonne tu pris gloire ?La fête de l’Unique immaculée. » R. Gallet, p. 43.

9. Hopkins consacrera un poème à Duns Scot, « Duns Scotus’s Oxford » (1879),qu’il qualifiera par la périphrase « of realty the rarest-veinèd unraveller » (« démê-leur du réel le plus fin-grain » P. Leyris, p. 101). Dans son journal, il déclarera :« when I took in any inscape of the sky or the sea I thought of Scotus » (TheJournals and Papers of Gerard Manley Hopkins, éd. H. House, G. Storey, Londres,Oxford University Press, 1959, p. 221). Duns Scot a en effet avant tout séduit Hop-kins par sa vision de la création comme subordonnée à l’Incarnation, justifiant uneintuition profonde déjà présente chez lui.10. « Car ainsi qu’elle fut conçue, ainsi tu peux l’être. » R. Gallet, p. 43.

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« L’essence de la médiation qui adoucit » : Gerard Manley Hopkins etla Vierge Marie

Où, dans notre monde, trouver une image de la pureté, si ce n’estdans la nature printanière, saison de la fraîcheur originelle qui manifesteles merveilles de la création ?

Nothing is so beautiful as spring –When weeds, in wheels, shoot long and lovely and lush ;

(. . .)

What is all this juice and all this joy ?A strain of the earth’s sweet being in the beginning

In Eden Garden 11.

Dans ce poème, « Spring », Hopkins ne fait pas directement réfé-rence à la Vierge - elle n’apparaît qu’indirectement dans la périphrasedésignant le Christ, « maid’s child » - mais il tisse bien un parallèleentre le printemps et la pureté de la nature. Dans le poème « Ad Ma-riam », probablement composé entre 1870 et 1873 12, l’image de l’Edenest également présente : elle est cette fois directement reliée à la SainteVierge, dont le corps est associé à la fraîcheur du printemps, tandisque la chute rejoint le mois de l’hiver. Ce contraste entre le printempset l’hiver revient constamment dans les écrits de Hopkins : alors quele printemps est retour de la lumière et de l’espoir 13, l’hiver le plongesouvent dans des périodes de mélancolie et de dépression, notammentquand il se trouve à Dublin à la fin de sa vie. Ainsi écrit-il à son amiR.W. Dixon : « The winter [. . .] tried me more than any yet ; half killedme ; and leaves me languishing 14 ». Toutes les beautés printanières ap-partiennent à Marie : preuve en est qu’il nous faut les lui retourner, de11. « Rien n’égale la splendeur printanière –

Quand les herbes en boucles, fusent longues, belles, profuses (. . .)

Qu’est toute cette sève, tout ce ravissement ?Veine fraîche de l’être de la terre première

Dans le jardin d’Eden. » R. Gallet, p. 53.12. Nous suivons ici W.H Gardner, Gerard Manley Hopkins, 1844-1889 : A

Study of Poetic Idiosyncrasy in Relation to Poetic Tradition, Volume II, Londres,Oxford, Oxford UP, 1949, p. 92.13. Comme dans la strophe XXVI du poème du naufrage :

For how to the heart’s cheeringThe down-dugged ground-hugged grey

Hovers off, the jay-blue heavens appearingOf pied and peeled May !

14. The Correspondance of Gerard Manley Hopkins and Richard Watson Dixon,éd. C.C. Abbott, Londres, Oxford UP, 1935, p. 150.

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Joseph Brichet

même que nous devons rendre toute beauté à Dieu (« Give beauty back,beauty, beauty, beauty, back to God, beauty’s self and beauty’s giver »,nous dit Hopkins dans son poème « The Leaden Echo and the GoldenEcho »).

To thee we tender the beauties allOf the month by men called virginal.

C’est dans son poème « The May Magnificat » que Hopkins relieraplus explicitement Marie et le printemps. Composé en 1878 à Stony-hurst où Hopkins suivit sa formation de jésuite, y séjournant de 1870à 1873, puis de nouveau en 1878, ce poème était destiné à la statuede la Sainte Vierge, à laquelle il était de coutume, en ce lieu, d’accro-cher des vers en diverses langues durant le mois de mai. C’est à cetteoccasion que Hopkins rédigea la plupart de ses poèmes exprimant sapiété mariale. « The May Magnificat » sera cependant refusé par lessupérieurs jésuites. Certains, en effet, ont vu dans ce poème une tropforte exubérance dans la célébration du printemps, la Vierge devenantun prétexte à une célébration davantage panthéiste que catholique 15.Toutefois, une strophe comme la strophe onzième

And azuring-over greybell makesWood banks and brakes wash wet like lakes

And magic cuckoocallCaps, clears, and clinches all 16

qui juxtapose la louange de la Sainte Vierge à une louange du prin-temps, témoigne sans doute bien plutôt de la réjouissance de Hopkins,qui associe Marie avec la renaissance de la nature, que d’un sentimentpaïen. La renaissance du printemps est ici saisie par le jeu complexedes sonorités, les allitérations, voire les paronomases, tissant un réseaulexical qui reproduit les cris des oiseaux – Hopkins est un défenseur ducratylisme 17 – et par le parallèle audacieux entre les éléments terrestre15. Le professeur Abbott, éditeur de Hopkins, considérera par exemple que « the

lush, yet fresh beauty of the descriptive writing, which conveys the very "feel" ofMay-time, clashes inevitably with the praise of the Virgin Mary », cité par W.HGardner, op. cit., p. 269.16. « Quand les jacinthes d’azur mouillent

Bois et taillis comme lacs fraisEt que le cri magique du coucouCoiffe, clôt, éclaire tout. » J. Mambrino, p. 43.

17. Théorie selon laquelle les mots, dans leur sonorité notamment, ont un liendirect avec leur signification ; c’est la thèse qui s’oppose à la théorie de l’arbitrairedu signe.

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« L’essence de la médiation qui adoucit » : Gerard Manley Hopkins etla Vierge Marie

et liquide, qui suggère le caractère sauvage et luxuriant de la nature 18.Marie a ici son rôle de fécondatrice, rôle qui lui est souvent conféré dansla tradition populaire. C’est elle qui apporte au monde cette fraîcheuroriginelle, laquelle devient à son tour la plus belle image de la SainteVierge. Toute chose, si elle est regardée avec attention, peut devenirl’expression des réalités spirituelles. La joie éclatante du printemps fi-gure, dans la strophe finale, la joie éclatante de Marie, destinée à porterle Seigneur :

This ecstasy all through mothering earthTells Mary her mirth till Christ birth

To remember and exultationIn God who was her salvation 19.

La multitude des références à la maternité dans ce poème (La SainteVierge est qualifiée de « Mighty Mother »), maternité qui est toujoursenvisagée dans sa dimension pure, nous montre bien que Marie donnenaissance. C’est par cet acte que Marie, principe printanier, adoucitpour nous la présence divine sans l’altérer en rien : Marie ne sauraitentacher la lumière (« Will not / Stain light » nous dit Hopkins dans« The Blessed Virgin compared to the Air we Breathe »).

II « Let all God’s Glory trough » : Marie média-trice

Le poème qui exprime le plus explicitement le rôle médiateur deMarie est le long poème « The Blessed Virgin compared to the Airwe Breathe », composé en mai 1883. Marie est à nouveau dépeintedans son rôle de mère, mais ce poème, en comparaison de « The MayMagnificat », fait preuve d’une considérable extension : Marie n’est plus18. Balthasar insiste sur la rencontre avec la beauté brute, avec la nature sauvage

dans la poésie de Hopkins, qui apparaît par exemple dans le poème « Inversnaid »(en évoquant notamment l’importance et la répétition du terme « wild » : « DasWort "wild" ist überall. », HII, p. 725.)19. « L’extase de la terre qui maternise

Dit à Marie : souviens-toi de ta joieÀ porter le Christ, et ton exultationEn Dieu ton Sauveur. » J. Mambrino, p. 45.

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seulement reliée au printemps, elle devient l’air lui-même, le ciel bleuprésent en chaque endroit de la création 20.

L’imprécision de la matière aérienne permet à Marie de s’associerà toute chose. Par sympathie, elle peut rejoindre tous les êtres : « Shesympathises for all of us as though she and not we were in the circum-stance, a sinner doing penance, though so innocent ; a soldier in battle,though herself a woman 21. » Dans le poème, le bleu du ciel, couleurqui représente traditionnellement Marie dans la tradition picturale, estempreint d’un caractère liquide (« this bath of blue » v. 96). Ce bleumarial, tout à la fois liquide et ensoleillé, rejoint le sang versé par leChrist : l’un et l’autre sont donneurs de vie. Discrète comme l’air, maistout aussi nécessaire à la vie que celui-ci (Marie est dite « nursing ele-ment / My more than meat and drink 22 » v. 10-11.), Marie filtre lalumière divine et l’adapte à notre vue (« sifted to suit our sight », v.113). C’est bien en cela qu’elle est un principe qui adoucit, selon l’ex-pression employée par Balthasar. Hopkins n’oppose pas les ténèbres del’invisible à la lumière comme dévoilement de ce qui était auparavantcaché ; tout le poème est plutôt basé sur le contraste entre la lumièreaveuglante du Dieu Père et la douce lumière christique.

La strophe VI du « Naufrage du Deutschland » nous peignait déjà cecontraste : de la tempête (« storm ») et sa lumière éclatante (marquéepar l’image du tonnerre) se distingue la lueur des étoiles (« stars »),dont la lumière, supportable à nos yeux, nous permet de distinguer ledivin, ainsi que l’exprime la cinquième strophe du poème :

20. L’image de l’air pour évoquer la Vierge Marie est présente dans la traditioncatholique, comme le montre Catherine Phillips dans son article «"Nothing is sobeautiful" : Hopkins’s Spring », Revue LISA/LISA e-journal, Vol. VII, n°3, 2009,p. 109-119). On la rencontre par exemple dès le XIVème siècle dans la traditionfranciscaine. L’image est également employée par Louis-Marie Grignion de Mont-fort dans son Traité de la vraie dévotion à la Vierge Marie. Hopkins renouvelletoutefois pleinement cette image.21. The Sermons and the devotional writings of Gerard Manley Hopkins, éd. C.

Devlin, Londres, Oxford University Press, 1959, p. 30. Ce sermon est traduit parAdrian Grafe dans Gerard Manley Hopkins, La profusion ténébreuse, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Domaines anglophones », 2003,p. 200 : « elle s’associe à notre douleur à tous comme si c’était elle, et non pas nous,qui souffrait, un pécheur qui fait pénitence, bien que si innocente, un soldat enpleine bataille, bien qu’elle-même femme ». Nous reprenons ici des éléments de sonanalyse (p. 200-203).22. « Cet élément nourricier (. . .) / Qui m’est plus que boire ou manger ». R.

Gallet, p. 75.

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« L’essence de la médiation qui adoucit » : Gerard Manley Hopkins etla Vierge Marie

I kiss my handTo the stars, lovely-asunder

Starlight, wafting him out of it 23.

La source ultime de l’énergie dans l’univers, « our daystar » (v.106), ne nous atteint qu’en passant par le médium aérien de Marie.C’est à cette condition seule que la lumière ne nous aveugle pas :

Whereas did air not makeThis bath of blue and slakeHis fire, the sun would shake,A blear and blinding ball 24. (v. 94-97)

Cette lumière aveuglante est celle de l’Ancien Testament (« So Godwas god of old 25 », v. 104). Il fallut toute la douceur de Marie – douceurd’une Mère – pour que cet astre naisse sous forme humaine et nous soitainsi perceptible, à la fois par la vue, l’esprit et le coeur. À travers ladescription du rôle de Marie dans les vers

A mother came to mouldThose limbs like ours which areWhat must make our daystarMuch dearer to mankind ;Whose glory bare would blindOr less would win man’s mind 26. (v.105-110)

la poésie devient une figure véritable de cette médiation, en décli-nant au long d’une longue phrase le contraste entre le Dieu prenantfigure humaine (« those limbs like ours ») et le Dieu nu (« bare »).Entre les deux est placé un simple point-virgule, choix qui n’est pas le23. « J’adresse un baiser

Aux étoiles, à l’exquis-éparsClair stellaire, où je Le distingue. » P. Leyris, p. 63.

24. « Car si l’air ne formaitCe bain de bleu pour rafraîchirSon feu, le soleil tremblerait,Sphère aveuglante et vague. » R. Gallet, p. 79.

25. « Tel était le Dieu d’antan » R. Gallet, p. 81.26. « Une mère vint façonner

Ces membres semblables aux nôtresEt ne pouvant que rendre l’astreDe ne jours bien plus cher à nos yeux ;Sa gloire nue rendrait aveugleOu serait moins sensible à l’âme. » R. Gallet, p. 81

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fruit du hasard, car ce signe de ponctuation unit tout en distinguant.Il cristallise ainsi tout le rôle de Marie médiatrice.

La pureté, décrite dans notre première partie, est la condition intrin-sèque de cette action médiatrice : Marie adoucit la lumière sans jamaisl’entacher, le médium marial transmet sans altérer («Will transmit, notalter », v. 88-89). Hopkins joue sur les différents degrés de la lumièrepour évoquer cette lumière adoucie qui n’a rien perdu de sa puissance :

Through her we may see himMade sweeter, not made dim 27. (v. 111-112)

L’action médiatrice de Marie tient une place essentielle dans laconception hopkinsienne du monde et de la Révélation. Aux yeux dupoète, en effet, le mystère divin prend figure dans le monde, dont chaqueélément – les couleurs du ciel, la truite qui nage, les ailes des pinsons,et même les marrons chus 28 – nous annonce la grandeur de Dieu. Lacondition en est cependant l’Incarnation du Christ, qui passe par Ma-rie. La Révélation prend ainsi la forme d’une communication entre unrayonnement (instress, concept hopkinsien traduit par « intension »)qui part de l’objet, et une attention qui est, elle, le fait du sujet. Le stresscomme dynamique de révélation peut donc être unmediated ; grâce àla Vierge Marie, il devient mediated, et passe par la médiation de fi-gures. C’est le rôle de la poésie que de transformer les différents motifsdu réel en signes christiques, et c’est la raison pour laquelle Balthasarpeut qualifier la poésie de Hopkins de « poésie sacramentelle 29 ». Lamariologie soutient donc toute la pensée et poésie de Hopkins : sansMarie, il n’existerait pas de figure du divin visible et déchiffrable en cemonde. Toute possibilité de saisir l’amour de Dieu à travers la créa-tion naturelle passe par elle : « das Christologisch-Mariologische [ist]als die innere Bedingung der Möglichkeit alles Naturhaften verstandenworden 30 ».

27. « A travers sa mère nous le voyonsAdouci, sans être obscurci. » R. Gallet, p. 81.

28. Nous reprenons ici les éléments énumérés dans « Pied Beauty », dans la tra-duction de Pierre Leyris (« Beauté piolée » p. 99).29. H II, 758 : « sakramentale Dichtung ».30. H, II, 764 / GC, II, 2, 273 : « le fait christologique et mariologique a été

compris comme la condition intrinsèque de possibilité de tout ce qui est naturel ».

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« L’essence de la médiation qui adoucit » : Gerard Manley Hopkins etla Vierge Marie

III « May-hope of our darkened ways ! » : l’Imita-tion de Marie.

Dans le poème « The Blessed Virgin compared to the Air weBreathe », Marie n’est en aucun cas dépeinte comme un être passif,bien qu’elle soit comparée à un élément transparent : dès le premiervers, Marie est qualifiée de « world-mothering air » (v. 1). Cette pé-riphrase permet de saisir la complexité de la personnalité de la Viergechez Hopkins : tout en agissant (comme le souligne l’emploi du par-ticipe présent qui fait écho au participe « sänftigend » employé parBalthasar), la Vierge ne s’impose pas. Elle laisse rayonner à travers sonêtre propre la gloire divine, et c’est en cela qu’elle est un modèle pourchacun d’entre nous. Dans l’adresse finale que le poète dédie à Marie(v. 114-126), nous retiendrons, pour le moment, surtout le triptyque« patience, repentir, prière » : ce sont là trois vertus d’humilité, quiengagent, non tant à agir avec plus de résolution qu’à se laisser guiderpar Dieu avec plus de confiance, à laisser le stress divin s’exprimer paret en nous. Ce sont des vertus qui s’inscrivent directement dans la tra-dition ignatienne qui est celle de Hopkins 31. Le critique Adrian Grafe,dans un ouvrage qui aborde la poésie hopkinsienne par le prisme de lapensée de Simone Weil 32, voit dans la Vierge une figure humaine de ladécréation, définie par Simone Weil comme « le consentement à nousretirer pour laisser passer [Dieu] 33 ». L’air est justement ce qui ne faitpas « écran 34 » entre Dieu et la création.

La plus grande action accomplie par Marie est le « oui » prononcéelors de l’Annonciation, c’est-à-dire l’acceptation de la mission qui luiest conférée par Dieu. C’est là le seul devoir de l’homme aux yeuxde Hopkins. Partout présente dans sa poésie, l’expérience de la grâcemanifeste combien minime est la part de l’homme dans la relation audivin : l’Amour trouve toujours son origine en Dieu. Une seule chosedoit être accomplie par l’homme, et c’est là que se concentre toutesa responsabilité : répondre « oui » à la grâce, comme l’a fait Marie31. Il s’agit bien, selon la célèbre prière des Exercices spirituels de remettre toute

sa personne à Dieu : « Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire,mon intelligence et toute ma volonté, tout ce que j’ai et tout ce que je possède ».32. Adrian Grafe, op. cit., p. 200.33. Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, [Paris, Plon, 1947], Paris, Pocket,

coll. « Agora », 1991, p. 52.34. Ibid., p. 52

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avant nous : « the saying Yes, the "doing-agree 35" ». C’est le « counterstress which only God can feel 36 ». La religieuse franciscaine du poèmedu naufrage, qui, telle une « lioness », se dresse au coeur du tumulte,est bien en ce sens fille de Marie : son cri « O Christ, Christ, comequickly » (st. XXIV) rejoint le « saying Yes » fondamental de Marie.C’est l’accueil de la grâce dans l’humilité : « la Vierge fait entrer toutle Monde dans la voyelle toute ronde de son Oui 37 ».

Tout comme Marie, nous devons donner naissance au Christ, nonpoint charnellement, mais dans notre coeur : c’est au sein de notrecoeur en effet qu’il pénètre et grandit, comme l’écrit Hopkins dans sonhymne mariale rédigée en latin « Ad Matrem Virginem » :

He creeps in, O Mary,In the Eucharist.He Himself wishes to enter :I cannot deny myself to Him 38. (v. 16-20)

Certains refusent de l’accueillir : dans ce cas, ils ne donnent nais-sance qu’au mal et au crime 39. Cette naissance du Christ dans le coeurde chacun d’entre nous selon le modèle marial est une idée présentedans le poème fondamental « The Blessed Virgin compared to the Airwe Breathe » :

Of her flesh he took fleshHe does take fresh and fresh,Though much the mystery how,Not flesh but spirit nowAnd makes, O marvellous !New Nazareths in us 40. (v. 55–60)

35. The Sermons and the devotional writings, op. cit., p 154.36. Ibid., p. 15837. François Cassingena-Trévedy, moine de Ligugé, Etincelles, Genève, Ad So-

lem, 2004, p. 23.38. Cité dans la traduction anglaise de Duc Dau, Touching God : Hopkins and

Love, Londres, Anthem Press, 2012, p. 68.39. Ibid., p. 68 : « conceive mischief, and bring forth iniquity », d’après Is 59, 4

dans la Bible du roi Jacques.40. « De sa chair il a pris chair –

Et ne cesse encore de prendre,En un mode tout de mystère,Aujourd’hui non chair mais espritEt donne, Ô merveilleusement !En nous de nouveaux Nazareth. » R. Gallet, p. 77.

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« L’essence de la médiation qui adoucit » : Gerard Manley Hopkins etla Vierge Marie

A chaque respiration de l’air marial, le Christ naît en nous spirituel-lement (« Not flesh but spirit now »). Cette vérité est bien intemporelle,ainsi que le manifeste le passage du prétérit événementiel correspon-dant au récit biblique (« he took flesh ») au présent gnomique (« Hedoes take fresh and fresh »). Chaque inspiration est une conception,chaque expiration une mise au monde du Christ (« evening, noon, andmorn 41 » nous dit le vers 64). Cette naissance spirituelle a égalementun sens charnel, comme le souligne la paronomase entre le substantif« flesh » et l’adverbe « fresh ». L’imitation mariale est une voie versl’imitation christique : en prenant naissance dans notre coeur, le Christnous permet de progresser sur la voie vers l’accomplissement effectif dumodèle qu’il est pour nous :

Who, born so, comes to beNew self and nobler meIn each one 42. (v. 68-70)

Cela rejoint le poème « As Kingfishers Catch Fire », où les traitsde l’homme juste qui a fait naître en lui le Christ deviennent, aux yeuxdu Père, les traits du Christ lui-même :

the just man justicesKeeps grace : thát keeps all his goings graces ;Acts in God’s eye what in God’s eye he is –Chríst 43. (v. 9-12)

Marie demeure finalement avant tout un mystère : dans le poème« Rosa Mystica », le poème se demande si la Vierge doit être nommée« Mary the Virgin », « Mary the rose » ou encore « Mary the tree ».Cette complexité de la typologie montre que le mystère marial échappetoujours aux variations de notre vocabulaire et aux figures par lesquellesnous tentons de la décrire : le mystère religieux défie finalement lespouvoirs du langage. C’est cette indétermination profonde de Marie41. « à l’aube, le midi, et le soir. » R. Gallet, p. 77.42. « Et lui, naissant ainsi, devient

L’être nouveau, plus noble, singulierEn chacun de nous » R. Gallet, p. 79.

43. « le juste oeuvre justice ;Garde grâce, par là gardant ses voies en grâce ;Agit aux yeux de Dieu ce qu’il est à Ses yeux –Christ » P. Leyris, p. 129.

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qui confère à son être force et réalité 44. Ainsi, il est nécessairementvain de chercher à décrire, en quelques pages, la profonde richesse etla complexité de la piété mariale chez Hopkins. Le concept de douceur,bien que réducteur donc, nous apparaît toutefois – dans sa dimensiondynamique mise en valeur par Balthasar – comme une porte d’entréepertinente pour aborder les multiples facettes de la Vierge Marie chezle poète : chaste mais féconde, invisible mais omniprésente, créaturehumaine mais mère spirituelle de chacun d’entre nous, Marie devientle mystère même qui nous permet de recevoir l’amour divin – Marie« mothers each new grace ». Face à l’énigme qu’elle représente pournous, une seule réaction semble adéquate : celle de se remettre tout àfait, avec un abandon total, dans les bras de sa douceur agissante, etcela par une prière confiante et – osons-nous dire – enfantine, expriméepar Hopkins dans ses poèmes mariaux, en dépit de toute leur complexitéet de leur richesse linguistique, grâce à l’évocation d’une simplicité donttémoignent bien les rimes plates et les trimètres ïambiques de la prièrefinale adressée à la Sainte Vierge :

Be thou then, O thou dear Sois donc, Ô toi, mèreMother, my atmosphere ; Chère, l’atmosphère qui m’entoureMy happier world, wherein L’univers plus heureux où je puisTo wend and meet no sin ; Aller sans péché en cheminAbove me, round me lie Sois au-dessus de moi, tout autour,Fronting my froward eye Offrant à mon regard aventureuxWith sweet and scarless sky ; La douceur du ciel sans blessureStir in my ears, speak there Frémis en mon oreille et disOf God’s love, O live air, L’amour de Dieu, Ô air vivant,Of patience, penance, prayer : La patience, pénitence, prière :World-mothering air, air wild, Mère du monde, air jaillissant,Wound with thee, in thee isled, De toi environné, tel une île,Fold home, fast fold thy child. Enveloppe, enclos en toi ton enfant.

(v. 114-126).

44. Comme le montre Jerome Bump dans « Hopkins’ Imagery and MedievalistPoetics », Victorian Poetry, Vol. 15, n°2 (Summer, 1977), West Virginia UniversityPress, p. 99-119.

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À l’école de Marie au son del’Angélus claudélien

Héloïse Mahé

C’est le Magnificat qui résonne sous les voûtes de Notre-Dame lorsque« se produisit l’événement qui domin[a] toute [l]a vie » de Claudel :« En un instant, [s]on cœur fut touché et [il] cru[t] ». Marie mène àson Fils et au salut de façon privilégiée : la contemplation de ce mystèreanima toute la vie spirituelle du grand poète et féconda son œuvre litté-raire. Ses écrits, tous genres confondus, témoignent de sa dévotion à laVierge et célèbrent le rôle de Marie dans l’histoire du Salut. Parmi sesnombreux commentaires bibliques ayant trait à la Vierge, on retiendradeux essais qui synthétisent sa mariologie, L’Épée et le Miroir et LaRose et le Rosaire, deux textes qui se répondent, l’un publié en 1939,l’autre après la fin des combats. Le premier donne lieu à une méditationsur Notre-Dame des Sept-Douleurs 1 tandis que le second contemple laVierge au pied de la Croix, la Pietà. Ces deux ouvrages montrent àquel point l’auteur a médité sur la figure de Marie, telle qu’elle nousest donnée à voir par les évangélistes, mais aussi dans ses préfigurationstout au long de l’Ancien Testament. Ouvrant la Bible au retour de lamesse de Noël de 1886, les yeux du récent converti s’étaient posés surles pages du livre des Proverbes qui donnent la parole à la Sagesse. Sen-sible au caractère précoce de l’inscription de Marie dans l’histoire dusalut, Claudel décèle ses reflets dans une variété de figures féminines ouallégoriques. La beauté de Bethsabée, l’obéissance dévouée de Rébeccaou l’allégorie de la Sagesse sont autant de figures annonciatrices de laFemme comblée de grâce entre toutes, figures qui résonnent avec Marieau pied de la Croix.

Mais son exégèse attentive des textes bibliques ne constitue quel’un des rameaux de sa prolifique quête de la Vierge, puisque pour lepoète, la sainteté mariale rayonne comme les multiples facettes d’unjoyau : Marie de Jean, Marie de Luc, Vierge, Femme, Épouse, Mèrede Dieu et des hommes, médiatrice, avocate et auxiliatrice, modèlepour l’Église. . . Or Claudel voit en la Femme un mystère intimement

1. On se souvient que la fille de Prouhèze, l’héroïne du Soulier de satin, porte lenom de Marie-des-Sept-Épées.

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À l’école de Marie au son de l’Angélus claudélien

lié à la Vierge Marie. Chaque femme est réminiscence de la figure ma-riale et porte en elle la vocation à imiter les vertus de Marie 2. Cetteréminiscence, cette parenté intrinsèque demeure même dans l’écart leplus grand avec la sainteté mariale ; la vocation à l’imitation de laVierge retentit comme un appel à toujours réduire cet intervalle qui àla fois sépare et relie Marie à toute femme. Partant, les figures fémininesécrites par Claudel apparaissent comme autant d’ébauches d’icônes dela Vierge, à l’image plus ou moins déformée, plus ou moins ressem-blante. C’est donc dans l’œuvre théâtrale et poétique de Claudel que laprésence de la Vierge se fait la plus singulière, la plus élaborée et la plusévanescente. Chacune de ses héroïnes peut être vue comme un signe dela Vierge, même erratique, comme si la féminité terrestre trouvait sasource directe dans la Vierge céleste.

Nous chercherons donc à discerner le visage de la Vierge chez leshéroïnes du théâtre claudélien 3. Le caractère foisonnant de l’œuvre dupoète dramaturge et sa résistance à l’épuisement herméneutique en-seignent l’humilité à quiconque s’en approche ; notre étude s’inspireradonc principalement d’une triade féminine composée d’Ysé 4, de Prou-hèze 5 et de Violaine 6. Du Partage de midi à L’Annonce faite à Marie,en passant par Le Soulier de satin, les étapes de notre voyage serontscandées par les trois coups de l’Angélus dont l’écho vibre lors de lascène finale de L’Annonce faite à Marie. Femme, Épouse, Mère : telssont les trois visages de la Vierge qui se dessinent au son de l’Angélus.

2. Un commentateur facétieux suggérerait que si Claudel avait écrit un essaiféministe, il l’aurait intitulé De imitatione Virginis Mariae.

3. Les citations des pièces mentionnées au cours de l’article proviennent toutesdes mêmes éditions. (Re)lisez Claudel, c’est tellement beau !

Paul Claudel, Théâtre. L’Annonce faite à Marie [Deuxième version] suivi deLe Soulier de Satin [Version intégrale]. Volume II. Présenté par Jacques Madaule.Paris : Gallimard, 1956. Bibliothèque de la Pléiade.

Paul Claudel, Théâtre. Le Partage de midi. [Version pour la scène] Volume I.Présenté par Jacques Madaule. Paris : Gallimard, 1959. Bibliothèque de la Pléiade.

4. Héroïne du Partage de midi.5. Principale héroïne du Soulier de satin.6. Héroïne de L’Annonce faite à Marie.

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Héloïse Mahé

I L’Ange de Dieu a annoncé à Marie et elle a conçude l’Esprit-Saint 7

Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une villede Galilée, appelée Nazareth, à une jeune fille vierge, accordée en ma-riage à un homme de la maison de David, appelé Joseph ; et le nom dela jeune fille était Marie 8. Deux reflets de la Marie de l’Annonciationapparaissent sous la plume de Claudel, l’Immaculée conception et lajeune fille toujours vierge, �ειπ�ρθενoς. Le poète nous invite à voir àquel point Marie était prête à devenir la Mère du Sauveur avant mêmeque l’ange ne lui en fasse l’annonce. « Sans tache ni ride », exemptedu péché originel, la jeune fille de Nazareth pouvait enfanter Celui quiétait pleinement homme et pleinement Dieu, dès le sein de sa mère. Savirginité précisée par Saint Luc 9, bien loin de traduire une exigence depureté qui mettrait la sexualité au rang de l’impureté, signifie simple-ment son entière disponibilité à la maternité divine. Jésus est vraimentFils de Dieu parce que dans la conception virginale, son seul père estDieu le Père, par l’action de l’Esprit Saint. Peut-être plus audacieux en-core que ne le permettrait la plus stricte orthodoxie catholique, Claudelva même jusqu’à avancer que le Père a partagé son pouvoir de généra-tion avec Marie 10. Relevée de la tache du péché originel, la Vierge a unevolonté entièrement libre face au bien et au mal, tandis que la naturehumaine demeure inclinée au mal, malgré le baptême, et soumise aucombat spirituel. Les figures féminines claudéliennes renvoient au mo-dèle de l’Immaculée conception, toujours dans la distance et l’écart quicaractérisent le lien entre la femme et la Vierge dans l’esprit du poète.Nous essaierons donc d’évaluer comment la volonté d’Ysé, Prouhèze etViolaine fait face au bien et au péché.

Ysé, figure matricielle pour le personnage de Prouhèze, des troisfemmes est la plus en proie au combat intérieur, ce « partage » quilaboure l’âme et met le péché face au salut. Huis-clos maritime, lepremier acte du Partage de midi confronte sur le pont d’un bateauen route vers la Chine, Ysé, épouse de De Ciz, avec Amalric, une têtebrulée, l’amour de ses vingt ans qu’elle avait finalement repoussé, etMesa, un haut fonctionnaire qui part en poste en Chine après s’être

7. Id. L’Annonce faite à Marie. Version pour la scène, pp. 207 & 210.8. Luc 1, 26-27 (traduction officielle liturgique).9. L’évangile de Jacques, texte apocryphe, lui prête un vœu de virginité perpé-

tuelle prononcé dès sa prime jeunesse.10. Paul Claudel, La Rose et le rosaire. Paris & Berlin : L.u.f, 1946, p. 244.

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À l’école de Marie au son de l’Angélus claudélien

vu refuser l’accès à la vie conventuelle en France. Amalric est toujoursaussi attiré par sa beauté et Mesa, qui se sent abandonné par Dieu, setrouve vulnérable face à l’exubérance d’Ysé. Incroyante, la jeune femmeperçoit toutefois la contrainte de la loi naturelle et le devoir de respecterl’engagement qu’elle a pris dans le mariage et ses responsabilités demère. Mais Ysé se perd dans son désordre intérieur, cède à l’amourde Mesa, dont elle a un enfant, avant de succomber à l’appel de lachair en rejoignant Amalric. Ne sollicitant aucun secours de la grâce,sa liberté se trouve esclave des tentations qui se matérialisent dans lescirconstances dont elle se sent prisonnière. C’est le départ de son mariau loin, en quête d’une fortune chimérique, qui la laisse sans défensedevant Mesa. « J’ai essayé, ce n’est pas ma faute ! Tu ne peux pas direque je n’ai pas essayé. Aucune issue », lui dit-elle lors de la dernièrescène de la pièce.

Prouhèze se trouve dans une situation qui rappelle celle d’Ysé maiss’en distingue par sa foi qui ne la quitte pas. Femme de Don Pélage,convoitée par Don Camille, Doña Prouhèze est unie par un amour fou àDon Rodrigue. C’est progressivement seulement que Prouhèze acceptede reconnaître que son amour pour Rodrigue met le salut de son âmeen danger. La célèbre prière d’intercession qu’elle adresse à la Vierge 11,révèle toute la complexité de son « partage » intérieur et relève davan-tage de la confession que de l’humble demande de secours. La seulecrainte qui l’anime alors est celle de devenir « cause de corruption »pour la maison de son mari ; le salut de son âme ne lui paraît pas entreren ligne de compte. Dressée fièrement devant la statue, facétieuse, ellesemble mettre la Vierge au défi de ne pas « à moitié » pardonner unefaute qui aurait été avouée.

Doña Prouhèze monte debout sur la selle et se déchaussant ellemet son soulier de satin entre les mains de la Vierge.

Vierge, patronne et mère de cette maison,Répondante et protectrice de cet homme dont le cœur vous

est pénétrable plus qu’à moi et compagne de sa longuesolitude,

Alors si ce n’est pas pour moi, que ce soit à cause de lui,Puisque ce lien entre lui et moi n’a pas été mon fait, mais

votre volonté intervenante :

11. op.cit. Le Soulier de satin, p. 671

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Héloïse Mahé

Empêchez que je sois à cette maison dont vous gardez laporte, auguste tourière, une cause de corruption !

Que je manque à ce nom que vous m’avez donné à porter,et que je cesse d’être honorable aux yeux de ceux quim’aiment.

Je ne puis dire que je comprends cet homme que vous m’avezchoisi, mais vous, je comprends, qui êtes sa mèrecomme la mienne.

Alors, pendant qu’il est encore temps, tenant mon cœurdans une main et mon soulier dans l’autre,

Je me remets à vous ! Vierge mère, je vous donne mon sou-lier ! Vierge mère, gardez dans votre main mon mal-heureux petit pied !

Je vous préviens que tout à l’heure je ne vous verrai plus etque je vais tout mettre en œuvre contre vous !

Mais quand j’essayerai de m’élancer vers le mal, que ce soitavec un pied boiteux ! La barrière que vous avez mise,

Quand je voudrai la franchir, que ce soit avec une aile ro-gnée !

J’ai fini ce que je pouvais faire, et vous, gardez mon pauvrepetit soulier,

Gardez-le contre votre cœur, ô grande Maman effrayante !

L’Ombre double qui s’exprime dans la scène qui clôt la deuxièmejournée est née du bref instant où Rodrigue et Prouhèze se sont em-brassés sur les remparts de la citadelle de Mogador. Cette âme uniqueet unie des deux amants apparaît comme l’attestation éternelle de cemoment de chute, symbole perverti du mariage où deux êtres ne fontplus qu’un 12. Mais la résolution intérieure de Prouhèze s’affermit deplus en plus et une fois son mari mort, c’est Don Camille qu’elle choisitd’épouser afin de devenir la gardienne du salut de son âme. Des annéesaprès, alors même que Rodrigue est venu aux pieds de Mogador, ré-pondant à l’appel de sa lettre, elle s’abstient de le rejoindre pour resterdans la citadelle minée et y trouver la mort. Elle devient alors l’étoilequi veille sur Rodrigue et sur son salut.

Aux combats spirituels de Prouhèze s’oppose la limpidité de Vio-laine, figure paradoxalement la plus proche de l’Immaculée conception.12. Genèse 2, 24 : « À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il

s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un. »

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À l’école de Marie au son de l’Angélus claudélien

Eternelle fiancée, Violaine est restée vierge ; au premier regard, il nes’agit pas d’un choix de sa part puisque c’est la conséquence du rejetde Jacques, symptomatique de l’incapacité du monde à comprendre età accepter l’immense charité dont la jeune fille a fait preuve. Toutefois,comme pour Marie, sa virginité sera le lieu fécond de sa disponibilitéà la vie de foi. Son exclusion de la société, conséquence de la lèpre, esttransfigurée en une vie consacrée à la prière et à la louange. Violaine lalépreuse est sans doute l’image la plus ressemblante de la Femme sanstache ni ride, peut-être réminiscente du « Nigra sum sed formosa ».Le texte claudélien suggère que c’est sa pureté personnelle qui lui per-met de porter le faix du péché d’un autre, celui de Pierre de Craon,qui avait tenté de la tuer avant de contracter la lèpre au lendemain deson geste fautif. La contamination de la lèpre, si entachée de honte etd’horreur soit-elle, en réalité fait signe vers l’invisible : Violaine devientla gardienne de l’âme de Pierre.

Ici le baiser, qui doit être administré avec beaucoup de solennité.Violaine de bas en haut prend la tête de Pierre entre ses mains et lui

aspire l’âme 13 .

Et aussitôt Violaine l’immaculée voit apparaître une tache sur sonflanc. Plusieurs années s’écoulent : Pierre de Craon guérit miraculeu-sement et part en pèlerinage à Jérusalem pour rendre grâce, tandisque Violaine, dévorée par la lèpre, succombe. Il est intéressant de no-ter que rien dans le texte théâtral n’indique explicitement la mort deViolaine ; étendue sur la grande table de la maison familiale, déposée làpar son père qui venait de la trouver quasi-morte dans un fossé enneigé,l’Angélus puis le Gloria sonnent. C’est une quasi-Assomption à laquelleon assiste ; comme la Vierge immaculée, Violaine semble préservée dela mort terrestre pour rejoindre directement le chœur des anges quichantent la gloire de Dieu.

D’Ysé, Prouhèze à Violaine, une gradation se dessine dans la capa-cité de ces figures à ordonner leur volonté au bien. Ysé, qui ne discerneque confusément le bien du mal, cède à maintes reprises au péché, tan-dis que Prouhèze, qui vit des combats spirituels comparables, remet saliberté à la Vierge et parvient à se relever de sa chute pour se consa-crer au bien. La plus mariale des figures, Violaine, semble au contraire13. op.cit. L’Annonce faite à Marie, p. 145.

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exclusivement orientée vers le bien, à tel point qu’elle endure les affresdu péché d’un autre pour le libérer de son péché 14.

II Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit faitsuivant votre volonté 15

Par sa réponse au messager de Dieu, Marie fait acte d’obéissanceet donne le consentement de sa foi aux mystères de l’Incarnation et dela Rédemption. Son consentement n’a rien de passif et la fait entrerdans une coopération active au salut des hommes 16. Or pour le poète,ce consentement orienté vers le salut des hommes se retrouve commeà l’identique dans le sacrement du mariage. Fondé sur le consentementdes époux, non sur l’amour, il donne pour vocation à chacun d’eux deveiller au salut de l’âme de l’autre. La figure de l’épouse chez Clau-del apparaît donc comme éminemment mariale ; Ysé n’ayant qu’uneintuition confuse de sa vocation, tandis que Prouhèze triomphe de sesdéchirements intérieurs pour se consacrer à cet appel. Eternelle fian-cée, victime du manque de charité de Jacques, de Mara et de sa mère,Violaine demeure privée des moyens du mariage pour coopérer à uneœuvre de salut ; ce qui ne lui donne paradoxalement accès à une formesupérieure de maternité, nous le verrons plus tard.

L’épouse de De Ciz, Ysé, sent son appel à contribuer au salut d’uneâme mais elle s’égare en chemin, confondant amour et consentement,méconnaissant ainsi sa vocation d’épouse selon la vision claudélienne.Attirée par Mesa, elle attend de son mari son secours pour l’aider àrester fidèle à leur mariage. C’est le sens de sa supplication à De Ciz,lorsqu’elle l’adjure en vain de ne pas la laisser seule pour partir pourun voyage long et incertain. De Ciz part et la voilà seule face à Mesaqui l’aime ; elle en oublie toutes ses intuitions justes. Son amour pourMesa, auquel se greffe la fascination de l’incroyante pour l’homme defoi, l’induit en erreur. Elle entame une liaison avec Mesa dont elle aun enfant. En dépit de leur amour mutuel, les deux amants vivent latorture au point de ne plus pouvoir supporter la présence de l’autre :ce mal-être a pour source le péché que constitue leur état de vie. C’est14. Cette dimension quasi christique de Violaine sera davantage développée dans

la troisième partie.15. Id. L’Annonce faite à Marie, version pour la scène, pp. 207 & 210.16. Lumen Gentium, VIII, 56.

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pourquoi Ysé se décide à quitter Mesa, pour le soulager de sa présence ;elle tombe alors sous la coupe d’Amalric. Elle ignore la correspondancedésespérée de Mesa. Dans la scène finale, qui se déroule dans une mai-son piégée, sur fond de révolte des Boxers, Mesa survient, ayant enfinretrouvé sa trace. Il dit son amour à Ysé et annonce la mort de De Ciz ;après une altercation avec Amalric, Mesa est à terre, les deux amantsen profitent pour quitter les lieux et l’abandonner à un sort fatal. MaisYsé revient pour mourir avec Mesa ; dans un ultime dialogue, ils seredisent leur amour et échangent des consentements qui transfigurentleur amour autrefois pécheur ; ils sont alors unis dans un « partage deminuit 17». Ce revirement final d’Ysé semble effacer toutes ses errancesinitiales ; enfin elle discerne où se trouve sa vocation.

Cousine éloignée d’Ysé, Prouhèze a elle aussi réussi à dissiper cetteconfusion, source de péché, entre amour et consentement. Le Soulierde satin n’est-il-pas, selon les propres mots de son auteur, un dramedestiné à « célébrer la sainteté indissoluble du mariage 18 » ? Cela n’apas été sans combat, puisque la première Journée montre une Prouhèzeromanesque, déterminée à tout faire pour rejoindre Rodrigue, prête àbraver tous les interdits et tous les gardiens, son mari Don Pélage, laVierge – dont la statue veille sur la maison de famille de ce dernier – etDon Balthazar, à qui Don Pélage l’a confiée pour un voyage. Travestieen jeune homme, elle profite du trouble que jette une attaque née sur unmalentendu (qui coûte la vie à Don Balthazar) pour tenter de retrouverRodrigue. En vain, puisque celui-ci a été blessé en route. Le tumulte ro-manesque et baroque de cette première Journée, à l’image du désordreintérieur vécu par Prouhèze, n’est plus de mise dans la deuxième jour-née. Ironie claudélienne, c’est chez la bien nommée Doña Honoria queProuhèze semble recouvrer le sens de l’honneur et plus profondément,entendre à nouveau l’appel de sa vocation. C’est en effet chez sa mère,Doña Honoria, que Rodrigue séjourne pour recevoir des soins. Bienque sous le même toit que celui qu’elle avait tant cherché, Prouhèzene demande pas à le voir, et nouvelle Pénélope, tisse dans sa chambre,dans l’attente de la venue de son mari. Don Pélage arrive en effet ; ils’entretient d’abord avec la mère de Rodrigue et il énonce lui-même ceprincipe de la fondation du mariage sacramentel sur le consentement,

17. op.cit. Le Partage de midi. [Première version], p. 1067.18. Paul Claudel. Lettre du 21 décembre 1943 à F. de Marcilly, in Lettres à une

amie, Correspondance avec Françoise de Marcilly. Paris : Bayard, 2002, p. 292.

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tout en laissant paraître son amour pour Prouhèze, dont il n’attend pasde sentiments réciproques.

Ce n’est pas l’amour qui fait le mariage mais le consente-ment.

Ni l’enfant que je n’ai pas eu, ni le bien de la société, maisle consentement en présence de Dieu dans la foi :

Jusqu’à la fin de moi-même, jusqu’à la dernière parcelle dece consentement que deux êtres sont capables de sedonner l’un à l’autre,

Bon gré, mal gré,Cela qu’elle m’a donné, je ne pourrais le lui rendre, quand

je le voudrais 19.

Ayant médité en son cœur, Prouhèze s’est ressaisie et elle accepte,à la demande de Don Pélage, de partir seule à Mogador pour releverDon Camille de son commandement et exercer elle-même les fonctionsde gouverneur. Habile stratège, Don Pélage s’assure ainsi de la loyautéde Don Camille au roi d’Espagne et neutralise la menace politique qu’ilreprésentait pour lui personnellement. Prouhèze quitte le château deDoña Honoria sans avoir vu Rodrigue. C’est avec l’accord du roi et deDon Pélage que ce dernier, une fois rétabli, se présente à Mogador. Ilporte une lettre du roi qui propose à Prouhèze de quitter son posteet de regagner l’Espagne, escortée par Rodrigue. Sans même recevoirRodrigue ni ouvrir la lettre royale, Doña Prouhèze confie sa réponselaconique à Don Camille qui sert de cruel intermédiaire : « Je reste.Partez ». C’est elle et elle seule qui est à l’instigation de leur séparation :sa volonté reste ferme face à une proposition tentatrice. Mais en che-min vers sa chambre Rodrigue croise Prouhèze. C’est l’unique momentde chute pour elle : ils s’embrassent et s’étreignent, comme en vienttémoigner ensuite l’Ombre double. C’est la fin de la deuxième journée.La troisième journée ne fait que confirmer la volonté grandissante deProuhèze de se consacrer à son appel de femme et d’épouse, d’auxi-liatrice 20 du salut. La fermeté de Prouhèze à honorer le sacrement dumariage culmine lors de sa dernière confrontation avec Rodrigue. Refu-sant la fuite avec lui, elle lui confie la fille qu’elle a eue de Don Camilleet retourne dans la citadelle qui doit sauter à minuit. Comme l’ange19. Id. Le Soulier de Satin, pp. 721-722.20. Lumen gentium, 8, 62.

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gardien le lui avait annoncé auparavant, dans la mort, elle assure lesalut de l’âme de Rodrigue.

L’ange gardien : Mais moi je ferai de toi une étoile flam-boyante dans le souffle du Saint-Esprit 21 !

[. . .] Maintenant il [Rodrigue] ne pourra plus te désirer sansdésirer en même temps où tu es 22.

CommeMarie acquiesça à l’annonce de Gabriel, Prouhèze se conformeà celle de son ange gardien. Par l’obéissance de sa foi, elle se relève deses erreurs et demeure jusqu’au bout la fidèle gardienne de la missionqu’elle s’est donnée dans le mariage ; par son don absolu, elle sauve Ca-mille et devient inspiratrice et guide pour l’âme de Rodrigue. Illustrantl’idéal claudélien, sa renonciation à l’amour concourt à la célébration dusacrement du mariage et à la coopération au salut. Claudel l’expliquelui-même dans une lettre à une amie :

Le sacrement du mariage est fondé sur le « consentement »et non pas sur l’amour : c’est tout différent. Il ressemblenous dit-on, à l’union de J. C. et de son Église, c’est-à-direqu’il a pour but non pas la satisfaction des sens ou mêmedes âmes, mais leur salut essentiel l’une par l’autre. Camillea besoin de « plus » chez Prouhèze que Rodrigue et c’estce « plus » qu’il finit par obtenir : la renonciation totale,l’étoile pure 23 !

III Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parminous 24

Le visage de la Vierge le plus magnifié dans toute l’œuvre du poèteest sans doute celui de la Mère, de Marie Θεoτìκoς (qui a enfanté Dieu).Comme dans le cas de Marie, Claudel associe d’emblée maternité hu-maine et maternité spirituelle, coopération au salut. Dès la conceptionvirginale, Marie est intimement liée au mystère de la Rédemption. Lanaissance du Christ préfigure la nouvelle naissance des hommes dans21. Id. Le Soulier de Satin, p. 806.22. Id., p. 807.23. op.cit. Lettre du 15 avril 1944, p. 296.24. L’Annonce faite à Marie, version pour la scène, p. 210.

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la foi et leur baptême dans l’Esprit. Dès cet instant, la maternité deMarie s’étend à l’ensemble des membres du corps du Christ. Alors nousessaierons de voir comment maternité humaine et maternité spirituellesont conjuguées chez les figures féminines claudéliennes.

C’est sous le signe de l’échec que cet appel à la double maternité estvécu par Ysé. Faible face à la tentation du péché, Ysé est entraînée ànégliger son rôle de mère. Elle abandonne totalement les enfants qu’elleavait eus avec De Ciz en devenant la compagne d’Amalric ; elle emmènetoutefois le nourrisson né de ses amours avec Mesa ; mais le petit enfantmeurt au cours du troisième acte. Sa maternité humaine s’avère aussiblessée que sa maternité spirituelle, avant que sa conversion finale nes’opère. Elle démissionne de son rôle d’auxiliaire du salut de son mari.Une fois déliée de cette charge d’âme à la mort de De Ciz, libre dechoisir entre la fuite avec Amalric et la mort auprès de Mesa, Ysé,enfin touchée par la grâce, voit clairement où elle est appelée. Voici lesparoles qu’elle adresse à Mesa :

Mon âme qui est ton nom, mon âme qui est ta clef, monâme qui est ta cause. Ce nom qui est le tien, ce nomà toi qui est inséparable de moi 25 [. . .]

On se rappelle que pour Claudel, le « nom » véritable d’une per-sonne désigne son âme ; Ysé désigne ici très nettement l’union des âmesqui caractérise les époux. Le dialogue entre Ysé et Mesa prend ici unevaleur presque sacramentelle, tissant entre eux les liens du mariage 26

et les élevant au rang d’auxiliaire du salut de l’autre.Don Pélage présente son épouse comme celle qui ne lui a pas donné

de fils ; c’est une fille, Marie-des-Sept-Epées, qui naît de son mariageavec Don Camille ; c’est à Rodrigue que Prouhèze la confie avant ladestruction de Mogador. Au manque de ce fils qu’elle n’a pas eu corres-pond la maternité spirituelle féconde de Prouhèze, dans le sacrementdu mariage et dans la sublimation de son amour pour Rodrigue. Animépar le désir mais également mû par sa fascination pour la foi de Prou-hèze, Don Camille finit par obtenir son consentement au mariage. Parsa patience et son exemple, Prouhèze travaille au salut de Don Camille.Et par sa renonciation totale à assouvir son amour pour Rodrigue, pro-fessée à plusieurs reprises, Prouhèze transfigure et sublime son amour25. op.cit. Le Partage de midi, p. 1149.26. Pour mémoire, le sacrement du mariage a la particularité d’être donné l’un à

l’autre par les époux ; le ministre reçoit les consentements.

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pour devenir l’étoile qui guide Rodrigue à son propre salut. Écho dela figure mariale, Prouhèze, au terme des ses combats intérieurs, s’as-socie à la renaissance spirituelle d’hommes qui lui sont confiés par laProvidence.

Figure infiniment mariale, Violaine voit sa vie se surimprimer à cellede la Mère du sauveur. Le miracle qui semble consacrer sa sainteté seproduit la nuit de la Nativité. Sa sœur Mara, quoiqu’incroyante, nevoit qu’en elle un recours après avoir assisté impuissante à la mortd’Aubaine, la petite fille née de son mariage avec Jacques Hury, et luiporte donc le petit cadavre. Violaine lui demande de faire la lecture del’office de Noël tandis qu’elle prend le bébé avec elle dans sa masure.C’est alors que Violaine enfante l’âme d’Aubaine. La petite fille revientà la vie mais désormais ses yeux sont aussi bleus que ceux de Violaine,sa mère spirituelle. Comme la Vierge au pied de la croix souffre avecson Fils à cause des péchés des hommes, ainsi Violaine souffre en voyantPierre de Craon, atteint du mal qui symbolise son péché. Passant d’unrôle à l’autre, dans un geste christique, elle l’embrasse et porte à saplace le poids de son péché afin de le racheter. Cette exaltation du rôlemarial au point de le confondre avec celui du Christ se déploie pluslargement dans l’œuvre claudélienne. C’est un trait marquant de LaRose et le rosaire, méditation qui peint une Pietà originale. Devant sonFils mort et affaibli, se dessine une Vierge emplie de force, comme sila tâche de la rédemption lui était alors dévolue ; Claudel lui reconnaîtun « rôle propulseur du Christ 27 ». Plus haut, le poète avait pris laprécaution de rappeler qu’en Christ était l’unique Sauveur ; toutefoisson lyrisme et sa dévotion à la Vierge semblent parfois outrepasser leslimites de l’orthodoxie catholique, qui veut que Marie n’exerce son rôlede médiatrice du salut que dans la mesure où elle puise la grâce dansl’unique source du salut et de la grâce, le Christ 28.27. La Rose et le rosaire, p. 272.28. Lumen Gentium, VIII, 62 : « C’est pourquoi la bienheureuse Vierge est in-

voquée dans l’Église sous les titres d’avocate, auxiliatrice, secourable, médiatrice,tout cela cependant entendu de telle sorte que nulle dérogation, nulle addition n’enrésulte quant à la dignité et à l’efficacité de l’unique Médiateur, le Christ. »

L’idée que Marie pouvait être considérée comme médiatrice per se avait pourtantses défenseurs. La doctrine conciliaire a indirectement connu une nouvelle confir-mation dans le contexte de l’étude des apparitions supposées de Lipa (Philippines).Ces apparitions supposées datant de 1948 avaient donné lieu à une dévotion à Ma-rie sous le titre de « médiatrice de toutes grâces ». Toutefois le décret de 2016de la Congrégation pour la doctrine de la Foi a mis fin au débat en déclarant lesapparitions inauthentiques.

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Dans leur rôle de mère et d’auxiliatrices du salut, Ysé, Prouhèze etViolaine laissent voir l’image la plus ressemblante de la Vierge.

Par petites touches successives, avec les dissemblances propres à unmonde marqué du péché originel, le poète suggère les reflets du mo-dèle marial dans la personne de femmes. La femme claudélienne, paressence, a pour vocation l’imitation de Marie. En soulignant leur sta-tut de médiatrice du salut des hommes, Claudel rappelle qu’en Maries’est incarnée la nouvelle Ève, celle à qui le Seigneur avait donné le rôled’« aide 29 » (spirituelle, venue d’en haut) de l’homme. Et si l’exemplede Marie résonne comme un appel particulier pour la femme, la dévo-tion mariale de Claudel a une autre source. Première fidèle de l’Églisepar son exemple parfait de foi et d’obéissance 30, Marie est notre mo-dèle à tous. La dévotion qui lui est dédiée ne s’arrête pas à elle maismène au Christ : Claudel le suggère d’une façon audacieuse et originale,quasi substituant la Vierge au Christ, mais Saint Jean l’avait montréplus simplement, en retranscrivant pour dernières paroles de la Viergedans les évangiles, ses mots aux serviteurs des Noces de Cana : « Toutce qu’il vous dira, faites-le 31 ».

29. Genèse 2, 18 : « Le Seigneur Dieu dit : "Il n’est pas bon que l’homme soit seul.Je vais lui faire une aide qui lui correspondra" ».30. Lumen Gentium, VIII, 53 : « C’est pourquoi encore elle est saluée comme un

membre suréminent et absolument unique de l’Église, modèle et exemplaire admi-rables pour celle-ci dans la foi et dans la charité ».31. Jean 2, 5.

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La Vierge et la prière chez CharlesPéguy

Jean Nowack

La poésie de Charles Péguy (1873-1914) est placée sous le signe degrandes saintes. C’est d’abord Jeanne d’Arc qui prédomine dans sonœuvre : elle lui inspire un drame de jeunesse, dont il tire en 1911 LeMystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Puis sa Tapisserie de sainteGeneviève, sa Tapisserie de Notre-Dame et son Ève sont placées sousle patronage de leurs figures éponymes. Or, la Vierge Marie occupe uneplace privilégiée dans la poésie de Péguy, pour la bonne et simple raisonqu’« il y a des jours où les patrons et les saints ne suffisent pas ! Alorsil faut prendre son courage à deux mains et s’adresser directement àCelle qui est au-dessus de tout », comme il l’écrit dans son Porche duMystère de la deuxième vertu. Ces jours-là, Péguy les a connus : il avécu, dans les dernières années de sa vie, un tel temps de détresse queseule la Vierge a pu l’aider à le surmonter. Pour comprendre pourquoi,plutôt que Dieu le Père, le Christ, et tous les saints, c’est la Vierge quiest devenue le seul refuge et le dernier recours de Péguy, il faut, commesouvent, se plonger dans des considérations biographiques.

***

Commençons par quelques généralités, pour présenter le person-nage. Péguy est né à Orléans en 1873, dans une famille d’origine trèsmodeste : son père est menuisier, et sa mère est rempailleuse de chaises.Péguy en gardera toute sa vie un goût du travail bien fait et une pro-fonde inspiration populaire, qui marqueront son style. Enfant, il reçoitune solide culture religieuse en paroisse. Comme il est un élève brillant,il bénéficie d’une bourse pour entrer en hypokhâgne à Lakanal ; ayantkhûbé à Louis-le-Grand, il intègre à Ulm en 1894. Or, le jeune Péguy aperdu la foi en khâgne – il n’a donc jamais été Tala. Mais sous l’influencedu bibliothécaire Lucien Herr, dont le buste trône toujours en salle 1 dela bibli, il se tourne vers le socialisme. Il ne faut pas s’en étonner, bienau contraire : c’est l’idée d’une damnation éternelle frappant une par-tie de l’humanité qui lui semblait absolument insoutenable ; l’idéal quil’anime est alors un absolu de solidarité humaine. Son socialisme a beau

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La Vierge et la prière chez Charles Péguy

être parfaitement athée, il n’en reste pas moins très original, car nourrid’idéaux chrétiens. Comme héroïne pour un drame socialiste, il choisitJeanne d’Arc – imaginez de nos jours une pièce sur Jeanne d’Arc écritepar un militant du PCF. . . Péguy entre vite en désaccord avec les socia-listes orthodoxes, auxquels il reproche leur anticléricalisme fervent, leurcompromission dans certains scandales politiques (notamment l’affairedes fiches sous Émile Combes), et plus globalement leur prétention àdéfinir de façon autoritaire une ligne à suivre dans les domaines quine dépendent pas de l’économie, et doivent donc rester libres (l’art, lareligion. . .). En 1906, il retrouve la foi, qui irrigue dès lors son abon-dante activité de polémiste : Péguy dirige en effet la revue Les Cahiersde la quinzaine. C’est dans ces années qu’il publie la plupart de seschefs-d’œuvre poétiques. Il meurt au combat le 5 septembre 1914, audébut de la bataille de la Marne.

L’importance de la Vierge Marie dans la poésie de Péguy découledes conditions très particulières dans lesquelles s’est fait son retour àla foi. En 1897, Péguy a épousé la sœur de son ami Marcel Baudouin,mort l’an passé : le mariage, dans ce milieu de normaliens militants, estévidemment civil, et les enfants qu’ils ont ensemble ne sont pas baptisés.Son épouse ne veut pas entendre parler de religion, et refuse de fairereconnaître le mariage par l’Église, ou de faire baptiser ses enfants.Péguy considère donc que sa situation familiale est en contradictionavec sa foi. Il se pense indigne de communier et ne va pas à la messe, quide toute façon l’effraie ; sa foi est purement intérieure, sans sacrements,et repose exclusivement sur sa prière personnelle. . . Or, Péguy n’arrivepas à dire ne serait-ce qu’un simple Notre Père, tellement il éprouveprofondément que sa vie est opposée aux commandements de Dieu.Dans un entretien avec Joseph Lotte, il confie :

Figure-toi que pendant dix-huit mois, je n’ai pas pu diremon Notre Père... « Que votre volonté soit faite », je nepouvais pas dire ça. Je ne pouvais pas. Comprends-tu cela ?Je ne pouvais pas prier Dieu parce que je ne pouvais pasaccepter sa volonté. C’est effrayant. Il ne s’agit pas de diredes prières à la mie de pain, il s’agit de dire vraiment ce quel’on dit. Je ne pouvais pas dire vraiment : « Que votre vo-lonté soit faite. » Alors je priais Marie. Les prières à Mariesont des prières de réserve. C’est ça, des prières de réserve.Il n’y en a pas une dans toute la liturgie, pas une, tu en-

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Jean Nowack

tends, pas une que le plus lamentable pécheur ne puisse direvraiment. Dans le mécanisme du salut, l’Ave Maria est ledernier recours. Avec lui on ne peut être perdu.

C’est donc uniquement en priant la Vierge que Péguy arrive à garderla foi : « Tu comprends, je suis de ces catholiques qui donneraient toutsaint Thomas pour le Stabat, le Magnificat, l’Ave Maria. Et le SalveRegina ! »

La prépondérance de la Vierge Marie dans la prière de Péguy créeforcément une prise de conscience aiguë des douleurs vécues lors de laPassion de son Fils. Peu à peu, la Vierge fait alors son apparition dansla poésie de Péguy, jusque-là centrée sur la figure de Jeanne d’Arc. DansLe mystère de la charité de Jeanne d’Arc, le poète place dans la bouchede Madame Gervaise une longue méditation sur la mort du Christ surla Croix. Au bout d’un moment, Péguy se focalise sur la Vierge, etimagine ses souffrances.

Elle pleurait, elle était devenue affreuse.Les cils collés.Les deux paupières, celle du dessus et celle du dessous.Gonflées, meurtries, sanguinolentes.Les joues ravagées.Les joues ravinées.Les joues ravaudées.Ses larmes lui avaient comme labouré les joues.Les larmes de chaque côté lui avaient creusé un sillon dans

les joues.Les yeux lui cuisaient, lui brûlaient.Jamais on n’avait autant pleuré. Et pourtant ce lui était un

soulagement de pleurer.La peau lui cuisait, lui brûlait.Et lui pendant ce temps-là sur la croix les Cinq plaies lui

brûlaient.Et il avait la fièvre.Et elle avait la fièvre.Et elle était ainsi associée à sa Passion. [. . .]Et les yeux lui piquaient. Et ça lui battait dans les tempes.

A force d’avoir pleuré. Et d’avoir encore envie depleurer.

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La Vierge et la prière chez Charles Péguy

Elle pleurait. Elle fondait. Son cœur se fondait. Son corpsse fondait.

Elle fondait de bonté.De charité.

Ceci n’est qu’un court extrait d’une réflexion qui s’étend sur desdizaines de pages. Dans ces phrases courtes, souvent nominales, Péguymontre une Marie très matérielle ; il insiste sur les traces corporelles desa douleur, jusqu’à la limite du supportable. La souffrance de Marie estextrême – et il se trouve que Péguy a besoin de se confier à quelqu’unqui a souffert et comprend son déchirement.

Effectivement, il craint terriblement pour le salut de ses enfants :sans baptême, s’ils mouraient inopinément, ils ne pourraient pas accéderau Ciel. Péguy refuse de les faire baptiser en secret, sans prévenir safemme, car son sens de la sincérité s’y oppose. Finalement, il conçoitun stratagème qu’il relate dans Le Porche du Mystère de la deuxièmevertu : il confie directement ses enfants à la Vierge Marie. Dans l’extraitsuivant, Péguy met en scène un pauvre bûcheron, qui en fait n’est autreque lui-même :

Alors il avait fait un coup (un coup d’audace), il en riaitencore quand il y pensait.

Il s’en admirait même un peu. Et il y avait bien un peu dequoi. Et il en frémissait encore. [. . .]

Par la prière il vous les avait mis.Tout tranquillement dans les bras de celle qui est chargée

de toutes les douleurs du monde.Et qui a déjà les bras si chargés.Car le Fils a pris tous les péchés.Mais la Mère a pris toutes les douleurs.Il avait dit, par la prière il avait dit : Je n’en peux plus.Je n’y comprends plus rien. J’en ai par dessus la tête. Je ne

veux plus rien savoir. Ça ne me regarde pas.(Il faut que France, il faut que chrétienté continue.)Prenez-les. Je vous les donne. Faites-en ce que vous voudrez.

J’en ai assez.Celle qui a été la mère de Jésus-Christ peut bien aussi être

la mère de ces deux petits garçons et de cette petitefille. [. . .]

Il faut que les hommes en aient un aplomb, de parler ainsi.

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Jean Nowack

A la Sainte Vierge.Les larmes au bord des paupières, les mots au bord des

lèvres il parlait ainsi, par la prière il parlait ainsi. Endedans.

Il était dans une grande colère, Dieu lui pardonne, il enfrémit encore (mais il est rudement heureux d’avoirpensé à ça).

(Le sot, comme si c’était lui qui y avait pensé, le pauvrehomme.)

On remarque que Péguy s’exprime dans une langue pleine de re-prises et de répétitions, dont l’oralité est mise en valeur par le vers libre.Il souligne par le choix d’un registre populaire l’audace extrême qu’il ya à s’adresser à la Vierge Marie : l’écart entre le sublime de la figurede Marie et le style bas du pauvre bûcheron montre la disproportionde l’homme et la Mère de Dieu, disproportion immense qui n’empêchepas pour autant la communication et la compassion, car Marie restehumaine. Par son style, Péguy rappelle ainsi à quel point la prière estun type de discours téméraire, presque fou, qui dépasse totalement lepauvre homme qui s’exprime, mais qui a une réelle efficace : la prièredevient un substitut de sacrement pour les enfants. Péguy a tellementconfiance dans cette prière qu’il serait inutile, selon lui, de baptiser sesenfants à présent, puisque la Vierge Marie prend soin d’eux !

Mais la situation de Péguy ne cesse de se compliquer. En 1910, iltombe fou amoureux de Blanche Raphaël, qui l’assiste pour l’éditiondes Cahiers de la Quinzaine. C’est le début d’une période de crise ; latentation est grande de tout laisser tomber pour vivre avec elle. MaisPéguy trouve un refuge dans la prière, et résiste. Il incite finalementla jeune fille à se marier avec un autre ; de ce mariage naît un enfant.Péguy n’en continue pas moins de souffrir. Il se plonge dans le travailpour oublier, écrit Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, consacréà l’espérance, alors même qu’il dit n’en avoir aucune.

En 1912 il n’en peut plus, et décide spontanément de partir enpèlerinage à Notre-Dame de Chartres. Voici en quels termes il relateson expérience à Joseph Lotte :

Je vis sans sacrements. C’est une gageure. Mais j’ai destrésors de grâce, une surabondance de grâce inconcevable.J’obéis aux indications. Il ne faut jamais résister. Mon petitPierre a été malade, une diphtérie, en août, en arrivant à

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La Vierge et la prière chez Charles Péguy

la mer. Alors, mon vieux, j’ai senti que c’était grave. Il afallu que je fasse un vœu, – ne mets pas ça dans ton ca-nard, surtout. – J’ai fait un pèlerinage à Chartres. Je suisBeauceron. Chartres est ma cathédrale. Je n’avais aucunentraînement. J’ai fait 144 kilomètres en trois jours. [. . .]On voit le clocher à 17 kilomètres sur la plaine. De tempsen temps il disparaît derrière une ondulation, une ligne debois. Dès que je l’ai vu, ça a été une extase. Je ne sentaisplus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretéssont tombées d’un coup. J’étais un autre homme. J’ai priéune heure dans la cathédrale, le samedi soir. J’ai prié uneheure, le dimanche matin, avant la grand messe. Je n’ai pasassisté à la grand messe, j’avais peur de la foule. J’ai prié,mon vieux, comme je n’avais jamais prié. [. . .] Mon gosseest sauvé, je les ai donnés tous trois à Notre-Dame.

L’expérience le marque à tel point qu’il refait le pèlerinage en dé-cembre 1912 (cette fois pour l’âme d’un ami normalien qui a trouvé lamort), et qu’il décide de le refaire ensuite tous les étés – c’est-à-dire enjuillet 1913, puisqu’en été 1914 la guerre éclate.

Pour Péguy, ce pèlerinage marque un tournant, le retour à la confianceet à l’espérance. On en trouve la traduction immédiate dans sa créationpoétique, avec La Tapisserie de Notre-Dame. Le poète y relate son ex-périence du pèlerinage, en fusionnant les deux voyages de 1912. Par legenre poétique nouveau de la tapisserie, Péguy trouve l’expression ar-tistique de sa sérénité retrouvée : il s’agit d’une succession de quatrainsen alexandrins de facture tout à fait classique, à l’opposé donc du verslibre qui caractérise la part majeure de sa production antérieure. Dansces vers équilibrés, avec césure, Péguy ne cherche plus la puissance ex-pressive, mais la lente méditation : tout comme une tapisserie supposeun travail manuel, simple, répétitif et patient, le recueil de Péguy seconçoit comme un travail d’artisan, où les mêmes tournures de phrasereviennent régulièrement comme un point de broderie. Le style en estplutôt prosaïque, et sans prétentions. La Vierge est représentée avecdéférence, elle illumine le recueil de sa présence apaisante ; ce n’est plusla Marie de la montée au Calvaire que Péguy nous montre, cette femmematérielle, ivre de douleur, le visage raviné de larmes, mais la Reinedes Cieux, qui porte maternellement les douleurs de toute l’humanité.

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Jean Nowack

Ce recueil comporte trois grandes parties, dans lesquelles le poètes’adresse toujours directement à la Vierge, ce qui fait du recueil unelongue prière.

On trouve pour commencer quatre poèmes où Péguy confie Paris àNotre-Dame, et qui marquent le point de départ du pèlerinage.

S’ensuit une longue série de 73 quatrains, intitulée « Présentationde la Beauce à Notre-Dame de Chartres », où Péguy raconte les troisjournées de pèlerinage dans la Beauce. Il commence par décrire lespèlerins, leurs efforts :

Vous nous voyez marcher sur cette route droite,Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.Sur ce large éventail ouvert à tous les ventsLa route nationale est notre porte étroite.

Mais voici que le deuxième jour, la flèche de la cathédrale de Chartresapparaît à l’horizon. On remarque que Péguy superpose la flèche de lacathédrale et la Vierge Marie en personne : l’oraison s’adresse à la flècheprésente devant le pèlerin à l’horizon, et c’est la Vierge qui l’écoute etle protège sur cette large plaine. Le regard et la prière ne font qu’un,tendus vers un même point.

Nous voici parvenus sur la haute terrasseOù rien ne cache plus l’homme de devant Dieu,Où nul déguisement ni du temps ni du lieuNe pourra nous sauver, Seigneur, de votre chasse. [. . .]

Mais vous apparaissez, reine mystérieuse.Cette pointe là-bas dans le moutonnementDes moissons et des bois et dans le flottementDe l’extrême horizon ce n’est point une yeuse,

Ni le profil connu d’un arbre interchangeable.C’est déjà plus distante, et plus basse, et plus haute,Ferme comme un espoir sur la dernière côte,Sur le dernier coteau la flèche inimitable.

La Vierge apparaît comme une figure protectrice, compatissante,alors que Dieu semble oppresser le pèlerin. Cette flèche occupe dès lors

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La Vierge et la prière chez Charles Péguy

le centre du poème ; Péguy multiplie les variations sur son symbolisme.Pour n’en citer qu’un passage, ces deux quatrains rendent bien comptedu jeu d’anaphores, de l’extrême répétitivité des tours syntaxiques etdes rimes (sur ces deux quatrains et les cinq qui suivent, c’est-à-direpour 28 vers, on trouve 10 vers en -ment, et 12 vers en -ure) : celaproduit une sorte d’esthétique de la litanie.

Voici l’axe et la ligne et la géante fleur.Voici la dure pente et le contentement.Voici l’exactitude et le consentement.Et la sévère larme, ô reine de douleur.

Voici la nudité, le reste est vêtement.Voici le vêtement, tout le reste est parure.Voici la pureté, tout le reste est souillure.Voici la pauvreté, le reste est ornement.

Le poème se termine par une prière pour le normalien défunt, etpour les pèlerins eux-mêmes, qui se confient à la Vierge Marie :

Nous venons vous prier pour ce pauvre garçonQui mourut comme un sot au cours de cette année,Presque dans la semaine et devers la journéeOù votre fils naquit dans la paille et le son.

Ô Vierge il n’était pas le pire du troupeau.Il n’avait qu’un défaut dans sa jeune cuirasse.Mais la mort qui nous piste et nous suit à la traceA passé par ce trou qu’il s’est fait dans la peau. [. . .]

Et nunc et in hora, nous vous prions pour nousQui sommes plus grands sots que ce pauvre gamin,Et sans doute moins purs et moins dans votre main,Et moins acheminés vers vos sacrés genoux.

Quand nous aurons joué nos derniers personnages,Quand nous aurons posé la cape et le manteau,Quand nous aurons jeté le masque et le couteau,Veuillez vous rappeler nos longs pèlerinages.

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Enfin, Péguy rend compte, dans une section composée de cinq prièresà la Vierge, du moment extraordinaire de prière qu’il a connu dans lacathédrale de Chartres, à l’arrivée du pèlerinage. L’esthétique de la li-tanie y est encore plus marquée, au point que la lecture silencieuse deces textes serait presque un contre-sens, et les rendrait lassants : cesprières demandent à être lues à voix haute, de sorte que les formulesrécurrentes s’inscrivent profondément dans la chair du lecteur. On peutsignaler que Péguy y renonce à toute forme de vœu terrestre : cet ins-tant de prière marque le passage d’un ordre à l’autre (« Ce qui partoutailleurs est une dure loi / N’est ici qu’un beau pli sous vos comman-dements ». . .). Péguy passe plus de temps à signaler ce pour quoi ilne prie plus qu’à énumérer ce pour quoi il prie. Le seul amour qui luiparaisse désirable est celui qu’il a désormais pour Marie. Néanmoins, ilprie la Vierge pour ses enfants :

Veuillez les reposer sur quatre jeunes têtes,Vos grâces de douceur et de consentement,Et tresser pour ces fronts, reine du pur froment,Quelques épis cueillis dans la moisson des fêtes.

D’ailleurs, pourquoi quatre jeunes têtes ? En plus de ses trois propresenfants, Péguy semble ne pas pouvoir s’empêcher de compter celui deBlanche. . .

***

Aux premiers jours d’août 1914, Péguy est mobilisé. Il parvientenfin à surmonter ses réticences, ses angoisses, et assiste à la messepour la première fois depuis sa conversion, le jour de l’Assomption. Le3 septembre, il passe la nuit à déposer des fleurs aux pieds de la Viergedans une chapelle. Il meurt deux jours plus tard, frappé d’une balle aufront. Sa femme finit alors par trouver la foi. Elle recevra le baptême,ainsi que ses enfants.

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Marie dans l’histoire du sanctuairede Rocamadour : les Litanies à laVierge noire de Francis Poulenc

Faustine Crochu

Selon les propres termes de Francis Poulenc (1899-1963), lesLitaniesà la Vierge noire « sont certainement une des deux ou trois œuvres demoi que j’emporterais avec moi au jeu de l’île déserte. [. . .] C’est trèsspécial, humble et je crois assez saisissant 1. »

https://urlz.fr/8wbM 2

La composition de cette œuvre vocale est fondamentalement liée àla présence de Poulenc au sanctuaire marial de Rocamadour, dans leLot, lors du mois d’août 1936. Il y est en compagnie de Pierre Bernac –baryton léger, un de ses proches amis pour qui il a composé un grandnombre de mélodies – et de la chef de chœur Yvonne Gouverné. Alorsqu’ils résident à Uzerche pour quelques jours, Poulenc apprend, le 17août 1936, la mort accidentelle de Pierre-Octave Ferroud, compositeur,critique, organisateur de concerts de musique contemporaine pour quiil avait infiniment d’admiration, et qui est l’occasion d’une remise en

1. Lettre à Nadia Boulanger, septembre 1936, in Francis Poulenc, Correspon-dance (1910-1963), éd. Myriam Chimènes, Fayard, 1994, p. 428.

2. Scanner ce QR Code permet d’accéder à un enregistrement des Litanies quiaccompagnera avec profit la lecture de l’article. Depuis un ordinateur, on peut aussisuivre ce lien : https://urlz.fr/8wbM. Sinon, écouter une version de référence :l’enregistrement de l’Ensemble Accentus, sous la direction de Laurence Equilbey(Œuvres sacrées de Poulenc : Messe en sol, Litanies à la Vierge Noire, Motets etc.chez Decca)

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Marie dans l’histoire du sanctuaire de Rocamadour : les Litanies à laVierge noire de Francis Poulenc

perspective de sa vie ; « la mort de Ferroud m’a bouleversé – à tous lespoints de vue 3 », écrit-il dans sa correspondance.

Il semble de prime abord que ce soit de la conjonction de l’infinietristesse de cette nouvelle et de la beauté du lieu que naissent ces Li-tanies à la Vierge noire 4, qui permettent au compositeur de donnerune expression artistique aux sentiments contradictoires qu’il éprouve.Cependant, d’après les témoignages directs de ses amis, c’est davan-tage qu’une émotion esthétique ou un désespoir humain qui préside àla composition de cette œuvre : le retour à la foi de Poulenc prend enfait place lors de ce passage à Rocamadour. Laissons la parole à YvonneGouverné, racontant l’épisode qui détermine la genèse de l’œuvre :

Nous sommes entrés tous les trois dans une chapelle si-lencieuse où se trouve la statue de la Vierge noire, « Notre-Dame dont le pèlerinage est enrichi de faveurs spéciales »,disent les litanies. . . ; rien ne s’est passé en apparence etpourtant tout était changé dans la vie spirituelle de Pou-lenc. Il avait acheté une petite image revêtue du texte desLitanies à la Vierge noire. De retour à Uzerche, il se mitaussitôt à écrire l’œuvre si pure pour chœur de femmes etorgue 5.

Ainsi, c’est bien d’un cœur touché par la grâce que jaillit cettesupplication à la Vierge noire, après le recueillement auprès de la statueen noyer datant du XIIème siècle qui se trouve dans la chapelle dusanctuaire de Rocamadour.

Ces Litanies sont composées avec une rapidité remarquable : en septjours, d’après Poulenc lui-même 6. Il s’agit de la toute première œuvrereligieuse du compositeur, première d’une longue série 7. Ces Litanies àla Vierge noire seront créées à Londres par Nadia Boulanger – chef de

3. Renaud Machart, Poulenc, Seuil, 1995, p. 102.4. Francis Poulenc, Journal de mes mélodies, Cicero, 1993.5. Machart, op. cit, p. 103.6. La date de début de composition se situant entre le 18 et le 21 août 1936,

puisqu’on trouve en effet une lettre de Poulenc du 28 août où il affirme avoir déjàachevé la composition des Litanies.

7. Poulenc composera par la suite Quatre petites prières de Saint François d’As-sise, en 1948 pour voix d’hommes a capella, puis les Quatre Motets pour le tempsde Noël (1952) a capella, le Stabat mater (1950) et le Gloria (1959) pour sopranoet orchestre, et les ultimes Sept Répons des Ténèbres (1961) pour chœurs, solisteet orchestre. L’œuvre du compositeur comprend une importante production orches-trale et symphonique, sorte de transposition du sacré dans le profane, par exemple

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Faustine Crochu

chœur amie de Poulenc – le 17 novembre 1936. La création française,quant à elle, aura lieu à Lyon le 3 mai 1937, et Poulenc en donnera enseptembre 1947 une orchestration pour cordes et timbales.

L’œuvre, néanmoins, n’a rien d’imposant : composée pour trois voixde femmes (soprani, mezzi, alti) et orgue, son exécution ne dépasse pashuit ou neuf minutes. Résurgence d’un mode de prière très ancien,la litanie est une suite d’intercessions adressées le plus souvent à unsaint (ou aux saints sur le mode collectif), scandées par la réponsecollective des fidèles « priez pour nous 8 ». La forme la plus anciennede cette prière s’incarne dans les litanies dites mariales. En ce sens, lesLitanies à la Vierge noire, on le voit, constituent un type particulierde litanies mariales, puisqu’elles s’adressent spécifiquement à la Viergenoire de Rocamadour. Il est difficile de dater le texte français, ainsique de lui attribuer un auteur. On sait que le début des pèlerinages àRocamadour date du XIIème siècle, mais le texte lui est nécessairementbien postérieur, ainsi qu’en témoigne la langue française qui s’y déploie.

La structure de la pièce de Poulenc en elle-même reprend la formede toutes les litanies : d’abord une ouverture par le Kyrie, puis une in-vocation à la Trinité. Arrive ensuite le corps des litanies, par le déploie-ment de différents vocables adressés à la Vierge. Enfin, l’intercessionse clôt par une invocation à l’Agneau de Dieu et une phrase d’orai-son. Musicalement, on assiste à une alliance de dépouillement et decomplexité harmonique passagère, qui laisse finalement une impressiond’évidence et de limpidité musicales. L’orgue, en effet, à l’exception dequelques accords fortissimo, colore et soutient le chœur ou le contre-pointe d’une seule voix, sans s’imposer davantage, ce qui participe àl’austérité de l’ouvrage. Toujours dans ce souci d’épuration maximale,Poulenc adopte une écriture vocale homophonique, ce qui signifie quelorsqu’elles se superposent, les trois voix chantent le même texte enmême temps.

Trois figures de Marie affleurent dans le texte, qui sont autant depôles qui structurent la pièce, et s’articulent autour de trois titres ma-dans le très laïc genre de l’opéra, avec Le Dialogue des Carmélites (1953), d’aprèsBernanos, chef-d’œuvre où se ressent l’influence de la musique sacrée dans l’écriturescénique. S’y ajoutent également les Quatre Motets pour un temps de pénitence de1938-39 et les Laudes de saint Antoine de Padoue de 1957-59.

8. Les litanies comme prières liturgiques sont codifiées par le pape Gélase à lafin du Vème siècle, puis par Grégoire le Grand au début du VIème siècle, la litaniene se chante que lors de fêtes spéciales.

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Marie dans l’histoire du sanctuaire de Rocamadour : les Litanies à laVierge noire de Francis Poulenc

riaux : « Vierge », tout d’abord, appellation topique des litanies ma-riales, où le texte convoque la Tradition et l’Évangile, puis « Reine »,qui localise le propos temporellement et spatialement, dans la mesureoù apparaissent personnages historiques et rois, dans une géographieexclusivement française, et enfin « Notre-Dame », dans un titre quiconnote la communauté et fait appel à une dévotion populaire et col-lective. Une progression s’opère donc dans les dénominations mariales,qui permet de déployer différentes figures, mais fait également écho àla Révélation dans l’Histoire, de l’Évangile, jusqu’au présent du pèleri-nage et de la prière du fidèle, qui se superpose à celui de la proférationlyrique.

On remarque par ailleurs que « Vierge » et « Reine » sont des ap-pellations mariales que les Litanies à la Vierge noire ont en partageavec d’autres litanies mariales, comme les litanies de Lorette. Cepen-dant, ces dénominations sont très contextualisées dans le texte qui nousintéresse, et aucune invocation ne reprend une appellation mariale deslitanies de Lorette, ce qui atteste de l’originalité absolue tant du texteque de la mise en musique qu’en propose Poulenc. Le texte complet estle suivant :

Seigneur, ayez pitié de nous.Jésus-Christ, ayez pitié de nous.Jésus-Christ, écoutez-nous.Jésus-Christ, exaucez-nous.

Dieu le Père Créateur, ayez pitié de nous.Dieu le Fils Rédempteur, ayez pitié de nous.Dieu le Saint-Esprit Sanctificateur, ayez pitié de nous.Trinité Sainte, qui êtes un seul Dieu, ayez pitié de nous.

Sainte Vierge Marie, priez pour nous,Vierge, reine et patronne, priez pour nous,Vierge que Zachée le publicain nous a fait connaître et ai-

mer,Vierge à qui Zachée ou saint Amadour éleva ce sanctuaire,

priez pour nous.

Reine du sanctuaire, que consacra saint Martial, et où ilcélébra ses saints mystères,

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Faustine Crochu

Reine, près de laquelle s’agenouilla saint Louis, vous de-mandant le bonheur de la France, priez pour nous.

Reine, à qui Roland consacra son épée, priez pour nous.Reine, dont la bannière gagna les batailles, priez pour nous.Reine, dont la main délivrait les captifs, priez pour nous.

Notre-Dame, dont le pèlerinage est enrichi de faveurs spé-ciales,

Notre-Dame, que l’impiété et la haine ont voulu souventdétruire,

Notre-Dame, que les peuples visitent comme autrefois, Priezpour nous.

Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, pardonnez-nous

Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, exaucez-nous

Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, ayez pitiéde nous.

Notre Dame, priez pour nous, afin que nous soyons dignesde Jésus-Christ.

C’est la construction des figures de Marie dans le texte comme dansla musique qui nous intéressera ici, tant séparément que dans leur syner-gie, Poulenc parvenant, avec cette pièce issue de sa propre conversion, àaccomplir un chef-d’œuvre de densité à la fois musicale et théologique.

I Marie, « Vierge »La figure mariale comme « Vierge » vient des premiers siècles, c’est

par exemple cette appellation qui ouvre les premières invocations de lalitanie des saints, les plus anciennes litanies liturgiques.

Selon la forme traditionnelle, la pièce de Poulenc s’ouvre sur unKyrie – particulièrement christocentré dans les Litanies à la Viergenoire – ce qui oriente l’invocation vers Jésus en tant que Fils de Ma-rie, à qui sont adressées ces litanies. L’orgue commence par quelques

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Marie dans l’histoire du sanctuaire de Rocamadour : les Litanies à laVierge noire de Francis Poulenc

mesures d’introduction, sobres, mais où affleurent déjà les dissonancespropres à exprimer la supplication telle que la conçoit Poulenc. A ca-pella, les soprani seules entonnent une invocation à Jésus-Christ (« Sei-gneur, ayez-pitié de nous », dont la mélodie est répétée sur les paroles« Jésus-Christ, ayez-pitié de nous »). S’y ajoutent ensuite, à l’unis-son, les mezzi qui sollicitent l’écoute du Christ, tandis que les trois voixconcluent « Jésus-Christ exaucez-nous », toujours à l’unisson, avant quele kyrie ne se close par quelques accords à l’orgue. On le voit, le dispo-sitif est d’une limpidité remarquable : l’insistance de la supplication setraduit directement dans le renforcement sonore produit par l’adjonc-tion successive de pupitres entiers à l’unisson, dans l’amplification desnuances.

Suit une invocation à chaque personne de la Trinité, où font ir-ruption pour la première fois chacune des trois voix, chef-d’œuvre delimpidité musicale de la part de Poulenc : le surgissement de la poly-phonie ternaire permet d’exprimer avec autant de force que de clartéle mystère de la Trinité.

Le caractère pneumatique de l’invocation au Saint-Esprit transpa-raît dans la respiration imperceptible après la supplication interrompuepuis répétée en son entier « ayez pitié de nous » : au lieu d’une noire,c’est une croche – plus courte de moitié – qui ouvre le second « ayezpitié », comme une hésitation touchante du peuple en prière, à laquelles’ajoute une respiration expressive.

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Faustine Crochu

Pour conclure l’invocation « Trinité sainte qui êtes un seul Dieu »,les sopranos seules chantent trois mesures, avant d’être rejointes par lesautres pupitres, cette fois-ci à deux voix et non plus à trois : cependant,toutes les voix chantent la même mélodie, à une octave de différence,ce qui provoque à la fois un enrichissement du spectre harmonique,c’est-à-dire un effet de couleur quasi orchestrale, et un effet d’unisson :

On le voit, la musique mime parfaitement, avec ses moyens propres,la distinction des trois Personnes de la Trinité, et l’unité indivisible,quoique dynamique, de Dieu.

Un fortissimo de l’orgue conclut l’invocation, et place ainsi, après lademande de pardon et l’expression de l’humilité du pécheur, les litaniesmariales qui vont suivre sous le patronage de la Trinité.

Arrive en effet le début des litanies proprement dites, le titre de« Vierge » étant répété à quatre reprises, dans une nuance pianissimo.Les soprani seules invoquent d’abord avec ferveur la « Sainte ViergeMarie [. . .] Vierge reine et patronne », dans une anticipation du titrede « Reine » qui apparaîtra par la suite. Les trois voix apparaissent denouveau, à partir de la mention du publicain dont fait état l’Évangilede Luc 9, et l’irruption du collectif des fidèles dévots à la Vierge, dansla première personne du pluriel du « nous » : « Vierge que Zachée,le publicain, nous a fait connaître et aimer », mimant la communautédes fidèles : il s’agit d’un chant d’amour à la Vierge, de la part deson peuple, et par la médiation des évêques et « apôtres » – au sensd’évangélisateurs – qui lui ont apporté l’Évangile. La gradation est éga-lement manifeste entre, dans un premier temps, le fait de « connaître »la Vierge, et celui, dans un second temps, de l’ « aimer » (ainsi qu’entémoigne le retard sur une croche des voix de mezzo et d’alto) : la piété

9. Zachée, personnage de l’Évangile de Luc, est un publicain converti par leChrist (cf. Lc 19, 1-10). La tradition en a fait un des premiers évangélisateurs de laGaule, il serait mort à Rocamadour.

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Marie dans l’histoire du sanctuaire de Rocamadour : les Litanies à laVierge noire de Francis Poulenc

populaire dépasse la connaissance historique, et s’en préoccupe en faitassez peu.

On le voit, en effet, le texte convoque à la fois l’Évangile – avec lamention de « Zachée » – et la tradition – toujours avec cette mentionde Zachée, puisqu’il est lié au sanctuaire où il serait mort, selon latradition, mais aussi par la référence à Saint Amadour 10.

L’ambiguïté assumée du texte, peu soucieux de véracité historiqueunivoque, est patente, ce qui souligne la piété populaire souhaitée parPoulenc, et dont il parle avec beaucoup de tendresse : « Dans cetteœuvre, j’ai essayé de rendre le côté "dévotion paysanne" qui m’avaitsi fort frappé dans ce haut-lieu. C’est pourquoi on doit chanter cetteinvocation presque rudimentairement 11. » Ainsi, l’expression « Viergeà qui Zachée ou saint Amadour éleva ce sanctuaire » peut à la fois faireréférence à un même personnage connu sous les deux noms dans latradition, mais également traduire et rapporter, sans souci de trancher,l’équivoque sur le véritable édificateur du sanctuaire (était-ce Zachée,ou saint Amadour ?).

Quoi qu’il en soit, miroir de cette édification, la mélodie elle-mêmeadopte un mouvement ascendant et cumulatif des voix, les mezzi etalti nommant les premières les édificateurs présumés du sanctuaire,avant qu’éclate à trois voix et fortissimo, le « sanctuaire », mentionqui rattache sans équivoque possible ces Litanies bien particulières à laVierge noire de Rocamadour. Ce mouvement ascendant suggère doncla construction du sanctuaire, qui culmine avec une supplication parti-culièrement fervente, sur un sol, les trois pupitres étant divisés en deuxvoix, et à l’octave.10. « Saint Amadour », on trouve aussi « Saint Amateur » : ermite dans le Quercy

au Ier siècle, personnage à l’identité confuse. Le plus souvent identifié avec le per-sonnage de Zachée, parfois marié à sainte Véronique. On découvre ses reliques – uncorps parfaitement conservé – en 1166, il serait le fondateur du sanctuaire. S’agirait-il d’un faux toponyme avec le lieu de « Rocamadour » ? L’ambiguïté demeure.11. Correspondance, op. cit. Extrait des Entretiens avec Claude Rostand, 1954,

cités p. 426. Cette ascèse musicale exigée par Poulenc n’est pourtant pas sans para-doxe quant à l’exécution de la pièce, puisque, s’il est facile de supprimer le vibratode la voix, qui sonne très lyrique, la pièce reste inaccessible à des chanteuses inex-périmentées.

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C’est ainsi sur l’évocation du « sanctuaire » marial que se fait latransition entre la figure virginale de Marie et sa stature royale : lamédiation de la piété populaire autour du lieu de dévotion privilégiéqu’est le sanctuaire de Rocamadour – point de contact entre la Terre etle Ciel – semble par conséquent nécessaire pour que se fasse le passaged’une figure à l’autre, de l’évocation des Écritures et de la tradition àl’inscription temporelle de la Vierge dans l’histoire du sanctuaire et lavie du peuple chrétien.

II Marie, « Reine »Par la suite, le titre de « Reine », revient, quant à lui, cinq fois dans

ce deuxième moment des Litanies. D’inscrite dans la tradition scriptu-raire et des premiers temps, la figure de la Vierge fait ici son apparitiondans une chaîne historique, l’ensemble des Litanies se laissant appré-hender comme une sorte d’archéologie de la dévotion mariale à Roca-madour, qui poursuit le mouvement entamé depuis les Évangiles, pourse prolonger jusqu’à nos jours. Par cette répétition à cinq reprises del’appellation mariale, contrairement aux trois répétitions topiques dansles hymnes d’Occident, on voit bien qu’on quitte l’épuration métaphy-sique et spirituelle de la symbolique du chiffre ternaire, pour davantagemanifester, par le nombre anormal de dénominations, l’irruption du spi-rituel dans le temporel, l’agitation de l’histoire et de ses manifestationscontingentes, en rupture avec la nécessaire stabilité du temps divin.

Un accord d’orgue fortissimo ponctue cette nouvelle invocation.Exacerbation de cet éclatement qui évoque les contingences de l’his-toire, trois solistes dans le pupitre des soprani invoquent la Vierge« Reine du sanctuaire », à qui répondent trois solistes mezzi, faisantintervenir « saint Martial 12 » comme continuateur de l’édification du12. Premier évêque de Limoges au IIIème siècle, surnommé l’« apôtre des Gaules »

ou l’« apôtre de l’Aquitaine », peut-être proche parent de saint Étienne, premiermartyr (sa première mention remonte à Sidoine Apollinaire, au Vème siècle).

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sanctuaire. Le peuple des fidèles est rassemblé dans la dévotion com-mune par la participation aux sacrements autour du prêtre : les troisvoix, en tutti, se rejoignent enfin sur la célébration des « saints mys-tères » divins par saint Martial, évocation ponctuée par trois mesuresd’orgues, calmes.

On franchit ensuite un fossé temporel, avec une phrase mélodiqued’une délicatesse remarquable, pianissimo, où surgit la figure de saintLouis, roi de France de 1226 à 1270. Les trois pupitres chantent la« Reine près de laquelle s’agenouilla saint Louis, [. . .] demandant lebonheur de la France », avec une écriture musicale mélismatique 13

et expressive lorsqu’est mentionné l’ancrage géographique français. Cepassage fait écho au titre de Marie comme Reine de France, dont on saitla postérité. En ce sens, la douceur de la mélodie mime l’attachementde saint Louis à la Vierge, le roi de France se faisant médiateur etintercesseur du bonheur de son pays auprès de Marie : on assiste doncdans le texte-même des litanies à une mise en abyme de la prière, et à lafusion de la figure royale avec celle de l’orant, par l’évocation de la piétéde saint Louis, figure centrale dans le monde catholique français de lafin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, où les intellectuelsfrançais se centrent sur des figures à la fois chrétiennes et nationales.

Cependant, Marie-Reine ainsi invoquée revêt aussi une colorationépique, changement de ton que nous indique la répétition expressive surcrescendo de « priez pour nous », conclu forte, et qui permet l’évoca-tion d’une figure moins habituelle, peut-être : celle de la Vierge commeimpliquée dans les batailles. La partition change radicalement d’esprit,ainsi que l’indique Poulenc lui-même dans ses annotations : le passagedoit être chanté de façon « sensiblement plus animé[e] », nous dit-il.Contrastant avec la délicatesse de la mention de « saint Louis » enprière, la mélodie et le rythme prosodiques eux-mêmes miment l’irrup-tion du champ (chant) de bataille.

Le chœur est désormais soutenu par l’orgue. Les soprani et les mezzi,sur des rythmes beaucoup plus rapides et séquencés (alternance decroches et de noires accentuées), supplient Marie, la « Reine à quiRoland consacra son épée », et la réponse des trois pupitres se fait à13. Le mélisme est une figure mélodique où une seule syllabe est chantée sur

plusieurs notes. Dans les Litanies, c’est sur le seul mot de « France » que Poulencrompt avec l’écriture syllabique et verticale qui prévaut dans le reste de l’œuvre :le terme en est donc particulièrement mis en valeur.

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deux voix, fortissimo. C’est le même schéma qu’adopte l’invocation àla « Reine dont la bannière gagna les batailles », tandis que le dernierappel à la « Reine dont la main délivrait les captifs » se fait à l’unissonabsolu des trois pupitres, sur des rythmes encore plus courts (croches etdouble-croches). On assiste donc à une progression continue et épiquede la tension à chaque « priez pour nous », puisque la mélodie monteà chaque fois d’un demi-ton ou d’un ton.

La mention de Roland – lié à Rocamadour dans la mesure où ilaurait fiché son épée Durandal dans le rocher de la forteresse 14 – estici primordiale, puisqu’elle opère la fusion entre les deux mouvementsque nous avions déjà soulignés et qui caractérisent cette deuxième partiedes Litanies : tant la dimension historique que la dimension guerrière,qui colorent l’évocation de Marie comme « Reine », dans un mêmeélan de piété, puisque Durandal est ici consacrée par le chevalier lui-même à Marie. En ce sens, les Litanies insistent sur l’inféodation desacteurs historiques à la Vierge, « Reine du sanctuaire » ; la prière dupeuple oriente et canalise la dynamique guerrière dans un hommage àla suzeraine suprême qu’est Marie.14. Roland, chevalier du VIIIème siècle, dont les aventures sont consignées dans la

Chanson de Roland, chanson de geste du Xème siècle, de la Matière de France. Il estle neveu de Charlemagne. Engagé dans la guerre contre les Sarrasins, il doit livrerbataille au col de Roncevaux avec l’arrière-garde, après avoir été trahi par Ganelon.Blessé à mort, il sonne l’olifant pour appeler Charlemagne à son aide. Mais voyantque personne ne vient, il tente de briser son épée Durandal afin qu’elle ne reste pasaux mains de l’ennemi, mais c’est le rocher qui se brise. Roland appelle alors saintMichel à son aide, et – la fin de l’épisode est légendaire et ne se trouve pas dansLa Chanson de Roland – lance son épée qui traverse miraculeusement plusieurscentaines de kilomètres pour aller se ficher dans le rocher de Rocamadour, où onpeut toujours l’observer.

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Marie-Reine : la Vierge est inscrite cette fois tant dans une réa-lité temporelle que géographique, et les litanies miment cette doubleinscription qui la rapprochent du peuple des chrétiens pérégrinant surcette Terre dans l’attente du Ciel. Cependant, l’orgue nous l’indique,par la transition du fortissimo au pianissimo subito : le moment de latension épique est passé. La Vierge appréhendée comme Reine de sonpeuple et engagée quasi physiquement auprès de lui dans les bataillespar sa « bannière » ou sa « main » délivrant « les captifs », est désor-mais invoquée comme la Mère d’un peuple de fidèles, elle que ce derniernomme avec affection « Notre-Dame ».

III Marie, « Notre-Dame »L’invocation mariale « Notre-Dame » revient trois fois : on retourne

donc à une idée de cycle, de cercle connotant perfection et éternité,et créant un effet de refrain, par l’écho avec la Trinité qui ouvre lesLitanies, et l’Agneau de Dieu ternaire qui les clôt. L’union des voix faitainsi retour vers l’éternité initiale, à laquelle est appelée le peuple deDieu au Ciel en dépit de ses combats historiques et terrestres, tout engardant la tension de l’éclatement vocal dont on a vu qu’il traduisaitdans la deuxième partie le morcellement de l’humanité incarnée. Lapremière personne du pluriel est présente cette fois-ci dans le titre-même de la Vierge « Notre-Dame », façon pour les fidèles d’approcherencore et de s’approprier, sur le mode hypocoristique, celle que le Christleur a donné pour Mère.

Porte-paroles du peuple de fidèles en pèlerinage, trois solistes dansle pupitre des mezzi, prennent la parole sur une mélodie très chantanteet écrite – notamment grâce aux sauts d’intervalles caressants et auxphrases conjointes, qui contrastent avec la linéarité des phrases pré-cédentes – invoquant désormais « Notre-Dame, dont 15 le pèlerinageest enrichi de faveurs spéciales », mentionnant par un effet d’autoréfé-rence la prière des pèlerins au sanctuaire-même de Rocamadour. Leurrépondent trois solistes soprani et trois solistes alti, suppliant « Notre-Dame que l’impiété et la haine ont voulu souvent détruire », sur un15. L’écriture est typique de Poulenc : l’aigu, donc l’accent, se trouve sur « dont »,

mot apparemment complètement anecdotique. En ce sens, il s’agit d’une façon desouligner que la mélodie a sa logique propre, pas toujours prosodique, mais qui sertle sens global, c’est-à-dire émotionnel, du texte par son dessin.

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pianissimo qui confine à la consolation voire à la prière de réparationaimante pour cette Vierge dont la communauté se sent si proche et à quielle veut témoigner son attachement par compensation avec la « haine »dont elle est parfois victime. La ferveur qui anime ces quelques mesuressemble ainsi vouloir racheter par contraste cette « impiété ».

Le pupitre des mezzi dans son entier invoque une troisième fois laVierge sous ce vocable, rejointes par le tutti des soprani demandant laprière de Marie, « que les peuples visitent comme autrefois » : le passédes Écritures et de la tradition, puis de l’histoire, a enfin rejoint le pré-sent de la dévotion mariale, contemporaine de l’énonciation précativedes Litanies à la Vierge noire. En ce sens, on le voit, Poulenc est par-venu à donner toute sa stature d’œuvre sacrée à la pièce polyphonique,véritable prière performative et non seulement œuvre d’art dissociée duprésent de la ferveur mariale. Une invocation plus sombre, et commeplus inquiète à cause des dissonances qui s’y manifestent, clôt ce derniermoment à trois voix, sur un « priez pour nous », répété deux fois, etmélodiquement descendant, évoquant l’inquiétude du peuple chrétienquant à son salut. De la prière du kyrie à l’invocation à la Trinité enpassant par la supplication mariale, la prière qui se déploie dans lesLitanies s’élève de nouveau in extremis vers Dieu, dans une nouvelleexpression d’humilité tendue vers la confiance.

Après cet itinéraire temporel, arrive enfin, et comme en dehors dutemps, l’Agneau de Dieu liturgique, couronnement de la pièce, et quien constitue la conclusion. « Le plus beau 16 » moment de ces Lita-nies selon les critiques, il s’agit d’une longue coda, dont Poulenc étaitparticulièrement fier, sur pédale de sol mineur, avec de douloureusesdissonances, à la « beauté suffocante, presque surnaturelle 17 ».

Après un silence particulièrement appuyé, la coda s’ouvre sur unenuance pianissimo qu’elle conservera jusqu’au bout, colorée par unorgue absolument apaisé et dépouillé. Les soprani, sur une note unique(ré), invoquent une première fois l’« Agneau de Dieu », sur le modeliturgique. La spectaculaire humilité de la réponse des mezzi et alti àl’octave du dessous, demandant par deux fois « pardonnez-nous », semanifeste tant sur le plan mélodique et harmonique, que sur celui dela hauteur de note, avec le saut d’octave descendant. Le dépouillement16. Machart, op. cit. p. 104.17. Ibid.

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maximal de la partition traduit l’humilité et la pauvreté de la prièreexprimée.

Une seule invocation n’étant pas suffisante, les soprani reprennentleur profération monodique à l’Agneau de Dieu, tandis que la réponsedes alti et mezzi se fait cette fois-ci à deux voix, par un « exaucez-nous »répété deux fois, aux dissonances extrêmement explicites (entre le mibémol des alti et le ré naturel des mezzi sur le mot « nous »), comme unesupplication douloureuse et inquiète : la tension harmonique mimantla tension du chrétien espérant obtenir le salut, mais déchiré et accablépar le poids de son péché qui entrave l’acte de confiance qu’il tente deposer, dans la foi :

Afin de parfaire le rythme ternaire, dans le troisième et derniermoment de l’invocation à l’Agneau de Dieu, les fidèles, après avoirimploré le pardon de leurs péchés puis la réalisation de leurs prières,sollicitent maintenant – et seulement, pourrait-on dire – la « pitié » duChrist.

Les dernières mesures se déroulent à trois voix, chaque pupitre ayantsa mélodie propre, comme une unité trinitaire subitement retrouvéeaprès les tensions harmoniques précédentes traduisant les tribulationsde l’inquiétude. La nuance est pianissimo, et après la dissonance quiprécède exactement, l’ensemble est très apaisé, miraculeusement eupho-nique et céleste. La répétition de l’expression « ayez pitié de nous » àtrois voix, rappelle directement celle, incomplète, qui suivait l’invoca-tion à l’Esprit-Saint dans la prière trinitaire initiale. Cette répétition estun chef-d’œuvre de délicatesse. Tout d’abord, le mi est subitement bé-

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carre alors que nous étions dans une tonalité où il est bémol (tonalité desol majeur) : on bascule pour quelques secondes – au niveau mélodiqueet non pas tonale puisqu’on passe en ré mineur – dans une colorationmajeure lumineuse, connotant la confiance du peuple en prière en cette« pitié » qu’il sait que le Christ lui accordera.

Par ailleurs, on remarque une variation rythmique infime mais émi-nemment expressive et d’une simplicité bouleversante : le premier « ayezpitié de nous » commence sur une alternance de noire et de croche, alorsque le second, après un demi-soupir, donne à chaque note la valeur dela croche. En définitive, un demi-temps n’est pas chanté par rapportà la première occurrence, demi-soupir comblé par l’orgue qui pose sonaccord sur le temps, les choristes reprenant le chant sur le contretemps :l’ensemble produit un effet de respiration, de naturel, et d’expressivitépoignante.

Les mezzi, tenant seules un sol, prononcent une dernière invocationà « Notre-Dame », et accentuent encore le caractère musicalement dé-pouillé de la pièce, puisque cette invocation résume et condense l’objetmême de toutes les litanies, qui sont en fait une demande d’intercessionà la Vierge pour ses enfants. D’où la chaleur demandée par Poulenc,preuve que le dépouillement – qui est bien le propre des litanies, généra-lement appréhendées comme un chant monocorde et quasi-monodique –n’est pas immédiatement synonyme d’ascèse et de froideur :

Enfin, l’oraison est chantée par les alti, sur une montée chromatiqueau rythme de noires, sorte d’élévation laborieuse et progressive vers leCiel, dans un mouvement ascendant graduel. Une respiration expres-

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sive, demandée par Poulenc, prend place avant l’adjectif « dignes », quiest ainsi mis au premier plan. Cette mise en valeur peut valoir commeréticence, dans la mesure où c’est justement l’indignité du chrétien enprière que les litanies ne cessent de manifester, tandis que toute la piècerepose sur la supplication pour obtenir le pardon des péchés, et ainsipermettre aux fidèles de devenir, collectivement, « dignes de Jésus-Christ ». Aussi l’adjectif est-il allongé par rapport aux autres termes,et du même coup mis dans une position problématique, tant par lablanche chantée sur la première syllabe que par la noire de la dernièresyllabe, moitié plus brève, et qui monte chromatiquement et comme pé-niblement du fa au fa dièse : la tension est encore étirée et exacerbée,quoiqu’infiniment apaisée. Pour finir, la mention ultime de « Jésus-Christ » voit se rejoindre les trois pupitres, autour d’une spectaculairedivision des soprani et des mezzi sur un sol pianissimo (à l’octave),tandis que les alti, elles, tournent autour de ce sol qu’elles n’atteignentqu’in extremis, à la dernière note de la dernière mesure, après une sorted’incertitude mélodique (fa dièse, mi, fa dièse). La dissonance avec lesautres voix (dans le demi-ton entre le fa dièse et le sol), puis la conso-nance éphémèrement retrouvée par la tierce (mi bémol/sol) avec lessoprani, est brisée par une nouvelle dissonance (fa dièse/sol), avantqu’un unisson miraculeux, à l’octave, ne vienne résoudre la tensioncultivée jusqu’au bout par Poulenc, sur un pianissimo ineffable :

La tension harmonique mime donc la tension du chrétien vers Jésus-Christ qu’il espère, mais l’union est pour l’instant encore inaboutie :musicalement, les alti cherchent leur note, poursuivent désespérémentl’unisson, avant d’y parvenir miraculeusement sur le dernier accord :cette tension vers l’Agneau de Dieu aboutit à l’euphonie, péniblementobtenue après des tâtonnements harmoniques, mais finalement recon-quise, dans un pianissimo apaisé 18 que perpétue enfin la brève conclu-18. Mais en fait extraordinairement difficile à réaliser en pratique, surtout sur une

voyelle « i », dans la mesure où il n’y a pas une seule voyelle ouverte dans cette

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sion de l’orgue. On le voit, la coda des Litanies à la Vierge noire estun prodige de délicatesse et de dépouillement, mais est pourtant dotéd’une remarquable densité tant musicale que théologique, les dernièresmesures ouvrant sur une idée d’harmonie et de confiance dans la sup-plication qui est aussi la stabilité de l’Éternité.

« Œuvre miracle écrite en sept jours », nous dit Poulenc, les Litaniesà la Vierge noire relèvent de l’inspiration divine, de l’aveu du compo-siteur lui-même : « Bernac et Gouverné trouvent cela très beau, ce quiprouve qu’il y a vraiment des dons qui nous viennent de l’au-delà 19. »

Les figures de Marie qui se déploient dans cette œuvre sont à la foispleinement ancrées dans la tradition ecclésiale et parfaitement origi-nales et localisées, tant spatialement que temporellement, par les saintsvoire les personnages historiques qui y sont convoqués. On peut doncappréhender ces Litanies comme le retracement de la relation d’amourde la Vierge et de ses enfants, des premiers temps de l’Évangile jus-qu’aux pèlerinages actuels, autour du sanctuaire de Rocamadour, parle détour des aléas de l’histoire du royaume de France. De « Vierge », à« Reine » jusqu’à « Notre-Dame », Marie est à la fois Mère et suzeraine,guide et auxiliatrice. L’ensemble des litanies laisse également affleurerle rôle médiateur de la Vierge, dont le fidèle, à l’image de saint Louisdans le texte lui-même, demande ardemment l’intercession.

Poulenc déploie ici une inventivité extraordinaire, dans le domainede la texture chorale, en faisant varier la couleur et les timbres du chœura capella ou accompagné par l’orgue avec la finesse d’un orchestrateur,quoique son matériau de départ soit bien plus austère qu’un orchestre(ce qui apparaît nettement avec les jeux d’alternance entre unisson etpolyphonie comme au début des Litanies, la divisions de pupitres ouencore l’exploitation des limites de tessitures de chaque pupitre), cequi joue un rôle très important dans la beauté de sa musique choralereligieuse. Sur le plan stylistique, on l’entend, Poulenc se considère enfait comme un héritier direct – par-delà les grands élans lyriques duXIXème (à la façon d’un Charles Gounod, par exemple) – de la musiquedernière phrase. On peut encore voir dans cette difficulté d’interprétation un effortvers Dieu, un pianissimo céleste péniblement tiré de la « boue » de la voix humainepoussée dans ses retranchements, comme un effort pénible pour « devenir digne deJésus-Christ », tension qui est peut-être aussi l’écho de la foi personnelle de Poulencà ce moment de son existence.19. Lettre à Henri Sauguet, 28 août 1936, in Correspondance, op. cit., p. 427.

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Marie dans l’histoire du sanctuaire de Rocamadour : les Litanies à laVierge noire de Francis Poulenc

chorale d’église du XVIème siècle 20, autour de la réforme palestrinienneà Rome, dont il réutilise les caractéristiques principales : le chœur acapella et la grande densité harmonique.

Dans cette « œuvre miracle », Poulenc a en fait livré de sa personne,non seulement en tant que compositeur et artiste, mais aussi en tantque croyant : « Le soir même de cette visite à Rocamadour, raconte-t-ilplus tard, je commençai des Litanies à la Vierge noire pour voix defemmes et orgue. [. . .] À dater de ce jour, je suis retourné souvent àRocamadour, mettant sous la protection de la Vierge noire des œuvresdiverses comme Figure humaine 21, le Stabat [. . .], et tout récemment,l’opéra que je viens d’entreprendre d’après les Dialogues des Carmé-lites de Bernanos 22. » La Vierge noire de Rocamadour, on le voit, n’apas seulement marqué la vie de musicien de Francis Poulenc, elle aégalement traversé et transpercé sa vie d’homme.

« Ce que j’aime dans les Litanies c’est que s’il y a de la gran-deur, c’est malgré moi car je les ai écrites humbles à tous les points devue, tant technique d’orgue que vocale 23. » L’osmose entre musique etparole dans cette œuvre atteint une perfection inouïe, dans un mêmemouvement de dépouillement et d’humilité, qui laisse filtrer la prièredes fidèles à travers l’œuvre d’art aboutie et travaillée dans sa sobriété-même. On le pressent : cette tension entre solennité et pauvreté, qui, del’aveu de Poulenc lui-même est involontaire, ne peut qu’être de l’ordrede la grâce.

Article enrichi de la relecture attentive et des commentaires précieuxde Mariette Morin.

20. C’est d’ailleurs son grand regret : « J’aurais dû vivre au XVIème siècle »,écrit-il dans sa correspondance, id., p. 447.21. Dans cette œuvre, Poulenc met en musique des textes de Paul Éluard, ce

qui n’en fait pas du tout une pièce religieuse. En ce sens, on remarque une vraiecontinuité entre le Poulenc-créateur et le Poulenc-chrétien, dont la vie spirituellenourrit la vie artistique, même en dehors du champ religieux.22. Id, extrait des Entretiens avec Claude Rostand, 1954, cités p. 426.23. Lettre à Nora Auric, 11 septembre 1936, id., p. 430.

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Troisième partie

Géographie mariale

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Notre-Dame de RocamadourSixte Roche-Bruyn

Nous avons découvert il y a peu 1 que le sanctuaire de Rocamadourétait très peu connu, voire pas du tout, et ce même dans le mondecatholique, ce qui est fort regrettable. En effet, ce lieu est absolumentmagnifique, si l’on excepte les touristes, et chacun pourra y trouverce qui lui convient. Le dévot y trouvera de nombreuses chapelles où ilpourra se recueillir, le philosophe y trouvera des grands espaces pourréfléchir, l’historien de quoi étudier 5, l’architecte de quoi analyser uneconstruction à flanc de falaise, le rêveur des paysages magnifiques,. . . Laliste est encore longue 6. Mais là où le travail reste le plus important,c’est au niveau de l’évangélisation.

I Une petite histoire de Rocamadour

Nichée à flanc de falaise, la ville de Rocamadour (ou Roc’ Amadour)tient son nom du saint ermite (Saint Amadour) qui y vécut au débutde la chrétienté. Saint Amadour arrive dans le sud de la France avecLazare, Marthe et Marie. Il les quitte pour rechercher un lieu de solitudequ’il trouve au pied d’un rocher escarpé : le Roc Amadour. Voici à peuprès ce que dit la légende. Son histoire est en réalité très floue. Eneffet, en 1166, lors de l’inhumation d’un habitant du village près dela basilique (c’était à l’époque pratique commune), un corps intact estdécouvert. On le nomme Amadour car il était sûrement un amoureuxde Notre Dame au vu de son lieu d’inhumation. Les plus prudents enfont un ermite et les plus hardis s’accordent pour dire que c’est Zaché

1. Ceci est la première note de bas de page de cet article 2.2. Et pas la dernière 3.3. Ceci est simplement mis à titre d’information pour que le lecteur puisse facile-

ment comprendre la structure intrinsèque du texte et de ce fait saisir l’essence mêmede ce qui est dit tout au long de l’article sans avoir à effectuer des raisonnementscomplexes qui n’ajouteraient rien à la généralité du problème abordé 4.

4. Note de la rédaction.5. Il y a notamment une magnifique fresque datant du XIIème siècle qui n’a

jamais été restaurée et qui pourtant reste en excellent état.6. Que les scientifiques me pardonnent, ce sanctuaire est plus propice aux lit-

téraires. Le mathématicien pourra cependant s’amuser à compter les marches, lechimiste à dater la statue de Notre Dame,. . .

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Notre-Dame de Rocamadour

lui-même (comme sa petite taille peut le laisser supposer : le corps esten effet celui d’un homme petit).

Rocamadour est connu, du moins dans le monde catholique, commeun haut lieu de pèlerinage (on en fait même le quatrième pèlerinage dela Chrétienté après Jérusalem, Rome et Saint Jacques de Compostelle).Dès les premiers siècles, on y trouve une statuette de Notre Dame, quiest l’objet d’un culte marial. Au début du XIIème siècle, les bénédictinsde Tulle reprennent cet oratoire et un moine est chargé de relever lestémoignages des miraculés qui sont de plus en plus nombreux. Après ladécouverte du corps de saint Amadour l’affluence augmente encore.

Malheureusement Rocamadour connaît un déclin progressif qui s’a-morce lors du départ des bénédictins en 1317. Comme toute l’Europe,Rocamadour est touché par les nombreuses famines et épidémies duXIVème, notamment l’épidémie de peste noire. En 1427, un rocher sedécroche et tombe sur l’église, qui est reconstruite en 1479. La descenteaux enfers commence réellement en 1567, avec le sac de Rocamadourpar des protestants : la ville est pillée, les reliques saccagées. Le corpsde saint Amadour est brûlé par les pillards. Aujourd’hui ne subsistentque les restes du corps calciné du saint. Le sanctuaire tombe alors dansl’oubli. Il est de nouveau pillé sous la Révolution.

Au début du XIXème siècle il ne reste plus grand chose : des arbrespoussent dans les escaliers et seules trois des sept chapelles sont encoreutilisées et utilisables. Après de nombreuses tentatives infructueuses dedemandes d’aide de l’Etat (dans le cadre de la préservation des monu-ments historiques), l’évêque du lieu décide d’organiser une loterie pourfinancer la restauration du sanctuaire. Malgré de nombreux problèmes(administratifs et topographiques), la restauration s’achève en 1872.Aujourd’hui les septs chapelles sont en état et la ville est très vivantemais pas pour les bonnes raisons. On dénombre en effet presque unmillion de touristes alors que seules quelques dizaines de milliers depèlerins sont relevées. Rocamadour est donc une terre de mission. Vouspouvez d’ailleurs vous inscrire comme volontaire pour faire comprendreaux touristes l’importance de ce lieu.

II La clocheNotre Dame de Rocamadour, comme son nom et sa localisation

ne l’indiquent pas, se trouve être la sainte patronne des marins en

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détresse 7. C’est pourquoi on peut observer dans la chapelle de Notre-Dame des maquettes de bateaux, des casquettes d’officier de marine etd’autres accessoires laissés par des marins en remerciement d’un miracleou d’une grâce particulière.

On peut aussi apercevoir dans cette même chapelle une petite clochequi paraît être en assez mauvais état. C’est une cloche miraculeuse,c’est-à-dire qu’elle sonne à chaque fois qu’un miracle se produit, au-trement dit à chaque fois que des marins sont sauvés en mer. Elle asonné pour la dernière fois il y a quelques années et, plusieurs semainesaprès, un couple arriva en pèlerinage à Rocamadour pour remercierd’un sauvetage en mer. Le jeune homme avait persuadé son amie del’accompagner dans un périple en bateau au large des côtes du Magh-reb. Au milieu de leur navigation, en pleine nuit, une tempête se leva.Très rapidement, ils n’avaient plus rien à faire pour se sauver. Ils com-mencèrent alors à prier devant une image de la Vierge, en récitant lesseules prières dont ils se souvenaient à peu près : Notre Père et Je voussalue Marie. La tempête s’était alors très vite calmée et les secours lesont retrouvés quelque temps après. Pas un seul autre bateau ne futsauvé cette nuit là 8.

7. A priori, encore une fois malgré des apparences assez trompeuses, la chapelleNotre Dame de Rocamadour de Camaret-sur-Mer n’a rien à voir. Le nom viendraitdu breton Roc’h am a dour (il est inutile de traduire, le lecteur ayant à sa disposition,outre l’hébreu, le latin et le grec, pour une bonne compréhension de l’Écriture sainte,une certaine connaissance du breton, qui lui permet de saisir toute la subtilité desfables de l’abbé Augustin Conq).

8. Ceci est la dernière note de bas de page de cet article.

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Maria Patrona BavariaeFigures de Marie dans la dévotion populaire en Bavière

Stephan Eisenburger

I Maria Patrona BavariæDieu nous donna sa Sainte Mère comme notre mère. Lorsque le Sei-

gneur dit à Saint Jean l’Apôtre : « Voici ta mère 1 » en la présence de laSainte Vierge, nous aussi nous pouvons nous considérer comblés de ce siprécieux cadeau. Ainsi l’Église n’hésita-t-elle jamais à vénérer la bien-heureuse Marie comme sa mère 2. Dès lors, il n’est pas surprenant quedes cultures entières se soient réfugiées sous la protection de celle quidonna naissance – à l’étonnement de la nature – à Celui qui l’a créée 3.Particulièrement à l’occasion de la solennité de l’Immaculée Concep-tion, le Portugal et l’Espagne prient la la Sainte Vierge d’intercéderpour eux, tandis que la France le fait lors de l’Assomption.

La dévotion mariale en Bavière se distingue de ces usages. La Mèrede Dieu est aussi la sainte patronne de notre 4 région, mais nous lavénérons lors d’une solennité propre au calendrier liturgique des évêchésbavarois. Avant la réforme liturgique, elle avait lieu le 14 mai et setient dorénavant le 1er mai 5 (jour chômé dans toute l’Allemagne àcause de la fête du travail). Par conséquent, la fête liturgique de SaintJoseph Artisan n’existe plus dans le territoire bavarois. Même si l’ontend à oublier que la Vierge est notre sainte patronne, dans une Bavièrede plus en plus déchristianisée, où les liens avec le christianisme sontdavantage d’ordre identitaire que soutenus par une pratique régulière,la fête de la Patrona Bavariæ demeure néanmoins assez connue car ils’agit typiquement d’une des dates où les enfants (dont aussi l’auteur decet article) s’avancent pour la première fois vers l’Autel afin de recevoirle Saint Corps du Christ.

1. Jn 19, 27.2. Maria Mater Ecclesiæ.3. Cf Alma Redemptoris Mater.4. Comme l’auteur de cet article est bavarois, il développe ses idées sur sa patrie

à la première personne tout en sachant que probablement aucun de ses lecteurs n’estbavarois.

5. Archidiocèse de Munich. Patrona Bavariae. Das Jubiläum [en ligne]. Dispo-nible sur http://www.patrona-bavariae.info/index.php?id=22&L=0.

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Maria Patrona Bavariae

Quant à la Patrona Bavariæ (la Schutzfrau Bayerns), il ne s’agitpas seulement d’une solennité mariale locale, mais aussi d’une figureparticulière de la bienheureuse Vierge, qui a été fort présente dans lamémoire collective du peuple bavarois.

Encore à la fin des années 1980, un groupe de musique folklorique duHaut-Palatinat (l’Oberpfalz, une région en Bavière de l’Est) connut ungrand succès grâce à une chanson dans laquelle un amoureux déçu de-mande à la Patrona Bavariæ de le consoler. Et, bien sûr, il est consolé :nous savons bien que l’on n’a jamais entendu dire qu’aucun de ceuxqui ont eu recours à la protection de Marie, imploré son assistance ouréclamé son secours, ait été abandonné 6.

Dans la dévotion populaire, malheureusement presque disparue au-jourd’hui, la certitude que la sainte patronne intervient en faveur dela région qui lui fut consacrée formellement par les évêques bavaroisen 1917, en pleine Première Guerre Mondiale, joue un rôle importantdepuis les premiers temps de la christianisation. La confiance en l’inter-cession de Marie y était très forte : on peut trouver des chants religieuxdans lesquels il est dit de ne rien craindre, même face à l’imminence del’enfer 7.

Face aux souffrances et à la nécessité dans lesquelles se trouvaitle peuple lors de la Grande Guerre, le roi bavarois Louis III et sonépouse Marie-Thérèse demandèrent au Saint-Siège, sous le pontificat duPape Benoît XV 8, de nommer la bienheureuse Vierge et Mère de Dieu,Marie, patronne de la Bavière et d’instaurer en Bavière une solennitépropre, sous le nom de Patrona Bavariæ. Ainsi, les monarques firentpareil à leurs aïeux, qui avaient érigé une représentation de la patronnebavaroise devant la résidence royale à Munich, peu avant la Guerre deTrente Ans (1618-1648), en l’an 1616, date à laquelle les tensions entreles partis commençaient à s’aggraver 9.

6. Cf la prière du Memorare.7. Gotteslob der Diözese Augsburg (1975), Nr. 881, “Glorwürdge Königin”.8. Benoît XV, dit le pape de la paix pendant la Grande Guerre, est le pape

auquel le pape émérite (d’origine bavaroise) Benoît XVI fit référence lors du choixde son nom.

9. Archidiocèse de Munich. op. cit.

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Stephan Eisenburger

Patrona Bavariæ au mur de la résidence de Munich,carrefour Odeonsplatz / Residenzstraße

Il s’agit d’une statue en bronze représentant la Vierge Marie. L’ins-cription à côté de la sculpture fait allusion à l’antienne mariale Subtuum praesidium, avec un accent particulier mis sur le fait que la pro-tection de Marie garantit une vie sûre et joyeuse. Ainsi, en latin, onlit : « Sub tuum praesidium confugimus, sub quo secure laetique degi-mus 10 ». Cette phrase est un témoignage de foi impressionnant, quine date que de très peu de temps avant le déchaînement de la Guerrede Trente Ans, une des catastrophes les plus sévères (ou peut-être lacatastrophe la plus sévère) de l’histoire allemande avant le XXe siècle,10. « Nous nous réfugions sous l’abri de ta miséricorde, où nous vivons tranquilles

et joyeux »

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Maria Patrona Bavariae

selon l’avis de nombreux historiens. Il faut par exemple se rappeler lefait que, dans certaines régions, presque la moitié de la population futexterminée par l’effroyable guerre et la peste 11. Et sans doute que lesgouvernants – dont le duc et futur électeur bavarois Maximilien Ier,qui érigea l’image mariale – avaient eu conscience de l’importance dela fidélité à Marie, alors qu’une guerre menaçait.

Bien sûr, la dévotion mariale était déjà ancienne mais ce sont sur-tout les jésuites de la Contre-Réforme qui lui donnèrent, comme àl’adoration du Très Saint Sacrement, une place primordiale 12 afin dedifférencier l’Église catholique des protestants, de plus en plus puis-sants dans les États allemands. Munich – avec Innsbruck, Salzbourget Vienne – était déjà à l’époque devenu un des centres de la Contre-Réforme sous l’influence du jésuite Saint Pierre Canisius, recteur del’université de Munich et habituellement cité comme le second apôtrede l’Allemagne (Saint Boniface en étant le premier).

Aussi trouve-t-on encore aujourd’hui, dans toute la région, des sta-tues de la Patronne de la Bavière, même s’il ne s’agit pas toujoursd’une Vierge représentée en Patrona Bavariæ. Ainsi, au jubilé cente-naire l’an dernier, les évêques de l’État libre de Bavière ont renouveléla consécration de la région à sa sainte patronne, à Munich, lors d’unemesse sur la Grand-Place (Marienplatz), où se trouve une statue de laVierge (Mariensäule), bien connue des touristes mais qui n’est pas unePatrona Bavariae. En revanche, bien des touristes croisent régulière-ment l’image de la Patrona Bavariae à la résidence royale, mais sansla voir véritablement, car elle semble très insignifiante, comme il siedtrès bien à la nature de l’humble servante du Seigneur 13. Mais, dans cecoin de Munich où se bousculent les cyclistes et les piétons pressés, quise donne la peine de regarder attentivement cette statue et de chercherà y reconnaître la Patronne de la Bavière ?

11. Bayerischer Rundfunk (2015). Bevölkerungsverluste durch Krieg und Seuchen1618-1848 [en ligne].Disponible sur https://www.br.de/alphalernen/faecher/geschichte/karte-30jaehriger-krieg-heiliges-reich-tote-bevoelkerungsverluste-104.html.12. S’il vous était possible de ne participer ne serait-ce qu’une seule fois à la pro-

cession eucharistique de la solennité du Corps et du Sang du Christ (Fronleichnam)de nos jours à travers la ville de Munich, vous pourriez vous imaginer la dévotioneucharistique de l’époque. . .13. Lc 1, 38-48.

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II Marie qui défait les nœudsBeaucoup plus célèbre dans le monde catholique grâce à notre Saint-

Père, le Pape François, Marie qui défait les nœuds (Maria Knotenlöse-rin), est aussi une représentation mariale d’origine bavaroise ou, plusprécisément, augsbourgeoise.

Le Pontifex maximus a découvert la figure de Marie qui défait lesnœuds grâce à une carte postale envoyée par une religieuse allemande.Même s’il n’est jamais venu en personne à Saint-Pierre (St. Peter amPerlach) à Augsbourg, comme on aimerait le croire chez nous 14 (quelhonneur cela serait pour le diocèse d’Augsbourg si le Saint-Père y avaitvénéré l’image de Marie qui défait les nœuds !), c’est néanmoins grâce àlui que s’est répandue cette dévotion en Amérique latine, et notammenten Argentine (à San José del Talar à Buenos Aires), quand il étaitencore un jeune père jésuite.

Dans notre vie, n’y a-t-il pas de nombreuses situations où nous nesavons plus que faire, tous nos problèmes semblant liés les uns auxautres ? Que faire alors ? Selon une tradition qui remonte à l’Antiquité,des problèmes difficiles sont souvent identifiés comme des nœuds gor-diens. Quand nous nous trouvons face à un nœud (gordien) dans notrevie, c’est le moment où il faudrait jeter un coup d’œil à l’image votivebaroque, de l’an 1700, offerte par Hieronymus Ambrosius Langenman-tel (chanoine de Sankt Peter am Perlach à Augsbourg). Marie, deboutsur le croissant de lune, résout tout cela pour nous, elle défait les nœudstout en écrasant la tête du diable, représenté comme un serpent ma-lin 15 16.

14. Sarah Ritschel “„War nie in Augsburg“ : Papst Franziskus stellt Ges-chichte um Gnadenbild richtig”. Augsburger Allgemeine Zeitung, 09/03/2017,[en ligne]. Disponible sur https://www.augsburger-allgemeine.de/augsburg/War-nie-in-Augsburg-Papst-stellt-Geschichte-um-Gnadenbild-richtig-id40831786.html.15. Ap 12.16. Bürgerverein bei St. Peter am Perlach in Augsburg e.V. Knotenmadonna [en

ligne]. Disponible sur https://sankt-peter-am-perlach.de/knotenmadonna.htm.

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Maria Patrona Bavariae

Johann Georg Melchior Schmidtner (1700) : Maria Knotenlöserin

Même si l’idée de défaire des nœuds pour résoudre un problèmeexiste depuis Alexandre le Grand, il y a une différence primordiale dansla façon avec laquelle Marie agit. En effet, Marie, préservée du péchéoriginel par la grâce divine, n’agit pas violemment comme AlexandreElle ne peut qu’aimer, même dans les situations les plus compliquées.

Rappelons-nous sa réponse à l’archange Gabriel lors de l’Annon-ciation : « Ecce ancilla Domini ; fiat mihi secundum verbum tuum »,« Voici la servante du Seigneur ; que tout m’advienne selon ta pa-

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role 17 ». Lorsque le Seigneur fait part à Marie du rôle qu’elle pren-dra dans sa volonté, la Vierge aime, elle ne se met pas en colère, elle nedésespère pas, elle ne se ferme pas, elle ne se révolte pas, elle ne fuit pasl’appel du Roi ; elle Lui donne tout, toute sa vie, toute sa volonté, toutson corps, toute son âme, tout son cœur, toute sa raison. Aucun hommen’est plus proche du Seigneur Jésus que la Sainte Vierge, et ainsi per-sonne ne peut mieux refléter l’amour divin que Marie, immaculée detout péché.

Avec l’expérience de l’immense miséricorde et compassion de Dieuqui va jusqu’à la douloureuse mort de Jésus sur la Croix pour la ré-demption du monde entier (où elle ne quitte pas son Fils, mais où elleLui reste fidèle), elle intervient aussi dans nos plus grands problèmesavec son amour, sa tendresse et sa sagesse. Doucement, elle défait alorsnos nœuds. Selon la dévotion populaire, le cancer du sein, la recherched’un époux et tous les problèmes de relations sont particulièrement desnœuds à confier à la Sainte Vierge pour qu’elle les défasse.

Sur une échelle théologique plus générale et plus profonde, il fautabsolument relire le magistère de Vatican II en regardant l’image votivebaroque d’Augsbourg 18 . Avec sa réponse généreuse face à l’appel duSeigneur,

Marie [. . .] devint Mère de Jésus et, épousant à pleincœur, sans que nul péché ne la retienne, la volonté divine desalut, se livra elle-même intégralement, comme la servantedu Seigneur, à la personne et à l’œuvre de son Fils, pourservir, dans sa dépendance et avec lui, par la grâce du Dieutout-puissant, au mystère de la Rédemption. C’est donc àjuste titre que les saints Pères considèrent Marie [. . .] commeapportant au salut des hommes la coopération de sa librefoi et de son obéissance. En effet, comme dit saint Irénée,« par son obéissance elle est devenue, pour elle-même etpour tout le genre humain, cause du salut ». Aussi avec lui,un bon nombre d’anciens Pères disent volontiers dans leursprédications : « Le nœud dû à la désobéissance d’Ève s’estdénoué par l’obéissance de Marie ; ce qu’Ève la vierge avait

17. Lc 1, 38.18. Bürgerverein bei St. Peter am Perlach in Augsburg e.V. op. cit.

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Maria Patrona Bavariae

noué par son incrédulité, la Vierge Marie l’a dénoué par safoi 19. »

Cette idée que le péché mène à des nœuds ressemble aussi beaucoupà un passage de l’Ave maris stella, une vieille hymne mariale de l’Église,datant peut-être du VIe siècle, dont le plus ancien manuscrit connuest conservé à Saint-Gall, en Suisse. On y prie la Vierge d’intercéderpour nous en enlevant aux pécheurs leurs liens : « Solve vincla reis,/ Profer lumen caecis, / Mala nostra pelle, / Bona cuncta posce. »,(« Enlevez leurs liens aux coupables, / Donnez la lumière aux aveugles,/ Chassez nos maux / Obtenez-nous tous ces biens. »). Le péché apour conséquence d’éloigner le pécheur de Dieu et de son prochain 20

et d’affaibilir en même temps la charité 21. Dans la vie concrète, celapeut signifier des situations très compliquées que l’on peut considérercomme des nœuds insolubles ou des liens dont on n’arrive pas facilementà se débarasser. Marie, mère de miséricorde 22, y intervient pour lespécheurs, en défaisant ces nœuds, en libérant les pécheurs de leurs liens.

Bien sûr, il nous faut réaffirmer, pour répondre à la critique de cer-tains théologiens contemporains, que c’est le Fils de Dieu et de Marie,et non Marie elle-même, qui nous a ouvert (par sa Passion et Sa mortsur la Croix), la porte 23 pour entrer dans le royaume du Père Miséri-cordieux 24.

Mais la Sainte Vierge peut nous mener à Jésus. Sur l’autel et à l’en-trée de nombreuses chapelles mariales dans les Alpes (aussi hors de laBavière, par exemple dans le Haut-Adige en Italie), on résume régu-lièrement le fait de pouvoir venir à Jésus par Marie avec la formule :« Ad Jesum per Mariam ». Marie ne tourne pas égoïstement autourd’elle-même, elle Le montre toujours du doigt en donnant des témoi-gnages qui affirment la mission, l’autorité et l’amour divins du Christ,le vrai Dieu qui a pris chair d’elle et qui s’est fait homme 25. La Mèrede Dieu nous invite à faire pareil qu’elle : « Tout ce qu’Il vous dira,faites-le 26 ! ». Cette attitude à laquelle elle nous encourage correspond19. Lumen Gentium, § 56.20. Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, § 116.21. Catéchisme de l’Église Catholique, § 1863.22. Cf Salve Regina.23. Jn 10, 9.24. Lc 6, 36 et Lc 15.25. Cf Symbole de Nicée.26. Jn 2, 5.

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exactement à sa propre réponse au moment de l’Annonciation : « Quetout m’advienne selon ta parole 27. »

En bas du tableau, on remarque une autre scène, montrant un angequi accompagne un pèlerin avec son chien. Comme on associe régulière-ment dans la dévotion populaire cette image votive à la recherche d’unépoux, il pourrait s’agir de Tobie et de l’archange Raphaël 28. Tobie,le fils de Tobit, est encouragé par l’archange à épouser Sarra malgréla mort de ses sept précédents maris 29. Il trouve ainsi la femme quidevient l’objet de sa prière, lorsqu’il demande à Dieu de leur accorderde s’aimer selon la vérité divine et de vieillir ensemble 30.

À la manière baroque, qui aime offrir plusieurs lectures possibles,on peut donner une autre interprétation de cette petite scène. En effet,le mariage des grands-parents du chanoine donateur aurait traversé desproblèmes de couple sérieux qui auraient pu mener les époux jusqu’audivorce. Aussi le grand-père se rendit-il chez un jésuite à Ingolstadt,qui se mit à prier devant une image mariale pour la guérison du lienconjugal, le vinculum matrimonii. Au retour de l’époux, le mariage étaitsauvé. Ainsi la Sainte Vierge avait-elle enlevé les nœuds qui mettaient lelien conjugal en danger de manière à sauver le vinculum matrimonii. Sil’on suit cette interprétation, le tableau nous montre l’ange qui conduitle pélerin (le grand-père du chanoine) à l’église du jésuite à Ingolstadt.

III Chants religieux mariauxOutre la peinture, la dévotion mariale en Bavière peut aussi facile-

ment être explorée à l’aide des chants religieux. Grâce, à nouveau, auxjésuites de la Contre-Réforme, les chants religieux allemands en usageaujourd’hui ne datent pas de Vatican II mais remontent très souventau XVIIe siècle, et parfois même avant. Les pères nourris de la spi-ritualité ignatienne avaient découvert – comme les réformateurs – laforce missionnaire de la musique en langue vernaculaire. On pourraitdévelopper cette idée en faisant appel à des éléments de psychologie.Mais comme l’art peut aussi être considéré comme une grâce de Dieu27. Lc 1, 38.28. Bürgerverein bei St. Peter am Perlach in Augsburg e.V.op. cit.29. Tb 3, 16.30. Tb 8, 7.

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Maria Patrona Bavariae

qui nous invite à développer une soif de Lui, cette explication psycho-logique n’est pas forcément la plus adéquate dans un article qui metl’accent sur (l’histoire de) la dévotion populaire.

Ici, j’ai choisi de présenter un exemple accompagné d’une interpré-tation méditative. Il s’agit d’un chant 31 du début du XXe siècle, doncd’un chant religieux plutôt récent en langue allemande, et qui met enévidence Marie comme Patrona Bavariæ. Le choix de ce chant se justi-fie aisément, car il reprend clairement des motifs typiques partagés parbeaucoup de chants mariaux issus de la dévotion populaire, et s’adresseen plus explicitement à Marie comme sainte patronne de la Bavière.

Dich, Maria, hoch erhoben, Toi, auguste Marie,unser Volk als Mutter ehrt. notre peuple te vénère comme mère.Kindestreue wir geloben, Nous promettons d’être fidèles

comme des enfants,wie die Ahnen uns gelehrt. en obéissant aux enseignements de

nos aïeux.Bayerns Schutzfrau, benedeite, Patronne de la Bavière, tu es bénie,schirm das Land, das dir geweihte ! protège le pays qui te fut consacré !

Trost und Zuflucht wir dich nennen. Nous t’appelons Consolation et Re-fuge.

Führ uns Sünder himmelwärts ! Mène-nous, pécheurs, vers les Cieux !Kinder, welche dich mißkennen, Les enfants qui te méconnaissent,zieh mit uns ans Mutterherz ! attire-les à ton cœur de mère !Bayerns Schutzfrau, hilf den Dei-nen !

Patronne de la Bavière, aide lestiens !

Glaub und Lieb soll alle einen. Que la foi et l’amour unissent tous.

Auch wenn Wolken ernst sich zei-gen,

Même si les nuages se montrent sé-vères,

Sturm und Zwist der Heimat droht, que les tempêtes et la discorde me-nacent la patrie,

mögest Herz und Hand du neigen, interviens avec ton cœur et ta mainEinhalt bieten jeder Not ! pour arrêter toute détresse !Bayerns Schutzfrau, laß nicht rau-ben

Patronne de la Bavière, ne permetpas que l’on prive

31. Il s’agit probablement d’un chant du père Cölestin Schwaighofer ofm Cap.Citation des paroles d’après Alois Epple et Ludwig Seitz. Türkheimer Heimat-blätter, Nr. 42/43, 2001 [en ligne]. Disponible sur https://kreativ-design-wg.de/th-hb/pdf/heft_42-43_2001.pdf

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Stephan Eisenburger

deinem Volke Treu und Glauben ! ton peuple de sa fidélité et de sa foi !

Naht sich uns die letzte Stunde, À l’approche de la dernière heure,schließ das Auge sich dem Licht, quand les yeux se ferment à la lu-

mière,schallt es noch aus Kindesmunde : on entend encore depuis la bouche

d’un enfant :Schutzfrau du, vergiß uns nicht ! Toi, sainte Patronne, ne nous oublie

pas !Flehe, daß bei deinem Sohne Supplie (Dieu) qu’auprès de ton FilsBayerns Volk, auf ewig wohne ! le peuple de Bavière vive à tout ja-

mais.

Ce qui frappe peut-être le plus dans ce texte, c’est qu’il est presquetoujours question d’une action religieuse collective, du peuple entier. Àl’époque de la Grande Guerre, cela devait correspondre à la situationde la Bavière du Sud, puisqu’il y était socialement presque inévitablede participer à la pratique religieuse collective.

La campagne du sud de la Bavière était une région fortement mar-quée par l’agriculture et assez pauvre jusqu’aux années 1970. Ceux quisont issus d’une famille de tradition paysanne savent aujourd’hui en-core très bien – contrairement à beaucoup d’habitants des villes – cequ’une tempête violente signifie. Autrefois, la destruction des récoltespouvait entraîner une famine et une perte immense dans les revenus desagriculteurs – chose qui peut encore se produire de nos jours. Cela ex-plique pourquoi les tempêtes représentent la préoccupation principaledans la troisième strophe. D’où cette demande d’intercession à Marie,pour que le temps soit favorable, ainsi que cette confiance en son action,avec « [son] coeur et [sa] main », elle qui n’abandonne pas ses enfants.

À partir du 1er mai 32, jour de la fête de Maria Patrona Bavariæ(cela ne devait pas être par hasard), jusqu’à la fête de l’Exaltation de laSainte Croix, le 14 septembre 33, la messe en Bavière se conclut tradi-tionnellement - et c’est le cas encore aujourd’hui à la campagne - par leWettersegen (la bénédiction du temps). Le prêtre bénit le peuple avecune relique de la Sainte Croix en suppliant le Christ de les protéger32. Kathpedia. Patrona Bavariae [en ligne]. Disponible sur http://www.

kathpedia.com/index.php?title=Patrona_Bavariae.33. Kathpedia. Wettersegen [en ligne]. Disponible sur http://www.kathpedia.

com/index.php?title=Wettersegen.

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Maria Patrona Bavariae

contre les orages, la grêle et toutes les tempêtes (les intentions peuventvarier : contre la sécheresse. . .). Autrefois, il devait même s’agir d’unebénédiction eucharistique que le curé accomplissait aussi, en dehors dela Messe, aux quatre points cardinaux, lorsqu’une tempête menaçait.Dans la même intention, des processions, traditionnellement eucharis-tiques, avaient lieu (et encore parfois aujourd’hui) durant les jours desRogations avant l’Ascension (Flurumgänge an den Bitttagen vor ChristiHimmelfahrt).

En récitant ce chant, on promet d’être fidèle comme les enfants.Aujourd’hui, cela peut nous paraître quelque peu étrange et peut fairehausser le sourcil à certains, car nous vivons dans une culture réservéeaux adultes, qui est fortement attachée aux idées de l’indépendance per-sonnelle et de l’autonomie individuelle. Mais essayons de comprendreces propos : qu’est-ce qu’un enfant ? Un enfant est quelqu’un qui a fa-cilement confiance, mais qui est également complètement vulnérable,faute de pouvoir. Certes, il est important de garder un esprit critiqueet de se méfier de certaines choses. Mais envers Dieu, nous n’avons pasbesoin d’avoir peur, car Il veut notre bien autant, et même, encore plusque nos parents 34. Rappelons-nous aussi que c’est Jésus lui-même quia appelé ses disciples à devenir comme des enfants 35.

Toujours dans les paroles de la première strophe, on peut consta-ter une double relation au fait d’être enfant. D’un côté, tout hommeest l’enfant biologique de ses parents, mais il l’est aussi vis-à-vis deses ancêtres, même une fois adulte. Ces paroles soulignent l’importanced’obéir aux enseignements religieux des aïeux. En effet, c’est de cettefaçon que la foi s’est transmise majoritairement de génération en gé-nération, jusqu’à il y a une cinquantaine d’années. Dans la lumière dece que le Christ nous a appris sur le fait que nos parents veulent nor-malement notre bien 36, on peut dégager de ces paroles une vision pluspositive envers cette méthode traditionnelle de transmission de la foi,liée à un certain attachement aux ancêtres. Quant à la religion, il nes’agissait pas encore à l’époque d’une obligation pénible dont il fallait sedébarrasser, mais plutôt d’un bien précieux que l’on était fier d’avoirrecu et qui constituait aussi une force unissant la société, comme ladeuxième strophe le montre.34. Lc 11, 13.35. Mt 18, 2.36. Lc 11, 13.

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Cependant, une autre dimension (spirituelle) de la filiation existe enmême temps pour le chrétien : elle consiste en le fait d’être des enfantsde Dieu 37. Comme déjà indiqué dès le début, le Seigneur nous donnasa Sainte Mère comme notre mère 38 car Il sait que nous avons aussibesoin d’une mère aux Cieux, que l’auteur du chant nomme mère dupeuple bavarois. Un prêtre africain a dit une fois dans une homélie enBavière une très belle phrase remarquable : quand Dieu voulait venirchez nous, il est venu par Marie. Quand nous voulons venir chez Lui,il faut aussi que nous passions par Marie, qui est la médiatrice entrenous et Jésus. Cette arrivée chez Dieu du peuple entier grâce à la SainteVierge est vivement appelée dans la dernière strophe du chant.

Néanmoins, le chant redoute aussi de manière plus ou moins la-tente que l’on puisse détourner son cœur de Dieu : la foi qui avait ététransmise de génération en génération pourrait finalement disparaître.En effet, c’est aussi ce qui se produit majoritairement en Bavière au-jourd’hui comme cela s’est passé dans d’autres régions avec de grandescultures populaires catholiques (ou du moins risque ou est en train dese passer). On trouve des signes similaires en Italie, en Espagne et enArgentine.

IV Une religion jugée « paysanne » aujourd’hui ?En général, en Bavière du Sud, comme peut-être dans toutes les

régions rurales d’Europe marquées par le catholicisme, la foi était unsoutien pour la vie entière des paysans, avec ses hauts et ses bas, voireelle permettait une interprétation des expériences de toute sorte, etenfin, elle structurait le quotidien.

Un de ces éléments structurants était, parmi d’autres, la prière del’Angélus et celle du Regina Cœli, grâce auxquelles les fidèles ont parti-culièrement recours à la Vierge. Jean-François Millet, un peintre fran-çais réaliste spécialiste des scènes rurales le manifeste dans un tableauadmirable et bien connu.

La prière du midi promettait une petite récréation des durs travauxagricoles, souvent dans les champs, où les paysans étaient abandonnés37. Jn 1, 12.38. Jn 19, 27.

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Maria Patrona Bavariae

au vent, à la pluie, au soleil, à la chaleur, au froid. Après, il y avaitune petite collation pour que les travaux puissent être repris jusqu’à laprière du soir.

Les prières de l’Angélus et du Regina Cœli étaient particulièrementrépandues au moment des guerres ottomanes en Europe de l’Est. Dansle folklore, et plus généralement dans la culture germanophone, on as-socie très souvent une certaine sensation sentimentale (la Sehnsucht,un type de nostalgie parfois un peu mélancolique, dont peut-être la lu-sophonie seule a un équivalent, avec la saudade) à la vague sonore descloches sur tout le pays.

L’objet de cette Sehnsucht peut cependant beaucoup varier. Il s’agitparfois de la paix, comme chez le poète expressionniste-symboliste au-trichien Georg Trakl 39. Il n’est pas rare que l’on mette l’accent sur lemal du pays et la nostalgie du bonheur dans la poésie 40. La chansonfolklorique et populaire du siècle dernier joue également régulièrementce motif, principalement en utilisant le thème du village perché dansun cadre alpin 41.

Encore aujourd’hui, on entend les cloches sonner trois fois par jourpour l’Angélus, à six heures du matin, à midi et à six heures du soir(en période hivernale) ou à huit heures du soir (en période estivale).Mais les gens qui en connaissent le sens deviennent de moins en moinsnombreux.

Le matin, on priait pour faire commémoration de la Résurrectiondu Christ, parce que les femmes apprirent de grand matin 42 que leSeigneur était ressuscité. À midi, on faisait mémoire de Sa Passion etde Sa Mort puisque « l’obscurité se fit sur toute la terre » à midi quandJésus était sur la Croix 43. Et le soir, à la tombée de la nuit, on songeaità la Nativité, comme les bergers dans les champs, qui l’apprirent tandisqu’ils veillaient sur leurs troupeaux la nuit 44.

De plus, de nombreux catholiques ruraux faisaient un pélerinagepar an, surtout vers des hauts-lieux mariaux où ils confiaient leurssoucis à la Mère de Dieu. Parmi les plus connus figurent Altötting39. Georg Trakl, Verfall.40. Camill Hoffmann, Die Glocken.41. Vico Torriani, La Campanella.42. Mc 16, 2.43. Mt 16, 45.44. Lc 2, 8.

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en Haute-Bavière ou Einsiedeln en Suisse. Altötting, fameux pour saVierge Noire, comme Einsiedeln, était considéré comme le cœur de laBavière par Benoît XVI et fait partie des "Shrines of Europe" , auxcôtés de Lorette, Fátima, Częstochowa (Tschenstochau), Mariazell etLourdes 45. Dans la Sainte Chapelle d’Altötting sont aussi conservés lescœurs des ducs bavarois.

Les Vierges Noires sont beaucoup plus rares dans le monde germa-nophone qu’en France du Sud. Et en effet, c’est probablement sous lemodèle des Vierges Noires auvergnates que cette dévotion mariale futintroduite outre-Rhin. Dans un chant de pélerinage originaire de Częs-tochowa que l’on chante (dans une manière peut-être légèrement adap-tée ?) aussi à Altötting 46, les fidèles bavarois s’adressent à leur saintepatronne, qu’ils partagent avec peuple polonais, également consacré àla sainte Vierge (à Léopol et à Częstochowa).

Oft hat Dir sich in Bedrängnis Souvent en détresse, se consacrèrent à toiunser Volk und Land geweiht : notre peuple et notre pays :Hilf, o Mutter, schenk uns Frieden Interviens, ô Mère, donne-nous la paixin den Nöten dieser Zeit. dans les nécessités de ce temps.Ist dein Antlitz auch verwundet, Même si ton visage est blessé,deine Augen blicken mild. tes yeux nous regardent avec indulgence.Sieh, wir schauen voll Vertrauenauf Dein Bild.

Vois, nous regardons ton image en touteconfiance.

Madonna, schwarze Madonna, Notre Dame, Vierge Noire,nimm liebreich uns an der Hand. prends-nous par la main avec bien-

veillance.Madonna, schwarze Madonna, Notre Dame, Vierge Noire,schirm Kirche und Vaterland. protège l’Église et la patrie.

45. Stadt Altötting. Herz Bayerns - Shrine of Europe [en ligne]. Disponible surhttp://www.altoetting.de/cms/index.php?Unsere-Stadt-8.46. Transcription des paroles d’après da Ferdl va Draeswitz. Schwarze Ma-

donna Altötting 2012 [en ligne]. Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=ok7k0G5eUb4.

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Maria Patrona Bavariae

La Vierge Noire d’Altötting : Schwarze Madonna

Avec la disparition de la culture rurale et les adieux de la majoritéde la population à la pratique du catholicisme, il est légitime de se de-mander si l’on peut encore s’adresser à Marie comme à la protectriced’un peuple entier. Mais même si toutes les cultures populaires catho-liques disparaissaient, Marie resterait à jamais la mère de l’Église etla mère des croyants. Prions pour que chacun puisse rencontrer danssa vie la mère de notre Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, elle qui nousconduit vers Celui qui nous donne la vie en abondance 47 : « Les enfantsqui te méconnaissent, attire-les à ton cœur de mère ! »

Oui, il s’agit de connaître Dieu et sa Sainte Mère. Et dès lors, ce n’estplus seulement une foi façonnée par la culture populaire (qui, elle, peuts’enfuir, s’évaporer et s’éroder 48, mais une rencontre personnelle qui47. Jn 10, 10.48. Pape François (20 novembre 2015). Discours aux prélats de la conférence

épiscopale d’Allemagne en visite ad limina apostolorum [en ligne]. Disponiblesur https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2015/november/documents/papa-francesco_20151120_adlimina-rep-fed-germania.html.

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permet de développer une relation d’amour et de confiance, une amitiéavec Jésus. Et cette rencontre avec Celui qui est le Chemin, la Véritéet la Vie 49 change profondément notre vie en ajoutant une abondanceinconnue : « Avec Jésus Christ la joie naît et renaît toujours 50. »

Vierge glorieuse et bénie, notre Dame, notre Médiatrice, notre Avo-cate, avec ton Fils réconcilie-nous, à ton Fils recommande-nous, auprèsde ton Fils représente-nous ! Amen 51.

49. Jn 14, 6.50. Evangelii Gaudium, § 1.51. Supplément du Sub tuum praesidium.

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La Sainte Vierge chez lesMaronites : Notre-Dame du Liban

Vianney Mennecier

« Viens du Liban, ma fiancée, et tu seras couronnée ! »Cantique des Cantiques 4, 8.

Inscription figurant au monastère Notre-Dame deKannoubine, au dessus d’une scène du

couronnement de la Vierge par la Trinité.

Dans l’Orient compliqué, la représentation de Marie est-elle chose sisimple ? À défaut de pouvoir répondre à cette question (un Sénevé nesuffirait sans doute pas !), on s’intéressera ici, bien plus modestement, àla place que tient la Très Sainte Vierge dans l’Église maronite. Celle-ci,dont le nom complet est celui d’Église antiochienne syriaque maronite,est une Église catholique orientale de tradition syriaque, fondée au Vème

siècle par les disciples de Maroun, ermite des montagnes de Syrie. Prèsdu lieu de sa mort fut construit un grand monastère, qui devint viteun centre spirituel pour les chrétiens d’Orient. Au VIIIème siècle, sousla pression de la conquête musulmane, les patriarches chalcédoniensfurent contraints à l’exil ; c’est donc à cette date que l’Église maronitese constitua en patriarcat. Enfin, c’est au IXème siècle que les maronitesfurent chassés de Syrie pour s’installer principalement au Liban, paysoù ils sont encore aujourd’hui le mieux implantés.

Cette brève mise en contexte permet de faire ressortir un beauparadoxe géographique ; en dépit de cet ancrage résolument oriental,c’est-à-dire malgré cette implantation au Liban, c’est une église ma-ronite – et même une cathédrale – qui est la plus proche de l’ÉcoleNormale Supérieure de la rue d’Ulm : Notre-Dame du Liban, sise au 15de la même rue. Ainsi de nombreux talas passent-ils tous les jours de-vant Notre-Dame du Liban, peut-être sans la connaître vraiment. Cetarticle propose donc d’explorer les facettes d’une figure de Marie venued’Orient, et que l’on retrouve. . . au bout de la rue.

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La Sainte Vierge chez les Maronites : Notre-Dame du Liban

I Notre-Dame, du Liban à la rue d’UlmNotre-Dame du Liban se dresse dans le 5ème arrondissement de Pa-

ris, à l’intersection de la rue Lhomond et de la rue d’Ulm. Enclavée entreles immeubles du foyer franco-libanais installé depuis 1937 et les bâti-ments de l’Institut Curie, l’église est difficilement visible depuis la rue ;on en aperçoit néanmoins le chevet depuis la rue Lhomond. De stylenéogothique, l’église fut construite en 1894 par l’architecte Jules Astruc(1862-1935) pour servir de chapelle à l’école Sainte-Geneviève – Gi-nette, pour les intimes – fondée par les Pères Jésuites. Les Jésuitesquittèrent la rue Lhomond en 1901 après la loi du 1er juillet interdi-sant l’enseignement aux membres des « congrégations non autorisées » ;l’institution y demeura alors quelques temps, sans les pères, grâce àl’aide de laïcs et de prêtres diocésains, avant son déménagement à Ver-sailles. Devenue Notre-Dame du Liban, l’édifice est aujourd’hui le seulvestige de l’école originellement fondée en 1854 par les Jésuites.

Pendant ce temps, c’est par un arrêté du 1er septembre 1892 quele culte maronite est autorisé en France. Est d’abord mise à disposi-tion de la communauté maronite de Paris l’ancienne chapelle du PetitLuxembourg, située dans la résidence du président du Sénat. Jusqu’en1915, les autorités françaises et le représentant du patriarche maro-nite cherchèrent activement un lieu de culte mieux adapté aux besoinsde la communauté. Après le déménagement de Ginette à Versailles,l’ancienne chapelle, alors disponible, fut affectée au culte maronite etinaugurée le 16 juillet 1915, sous le patronage de Notre-Dame du Liban.Vint s’y adjoindre plus tard un foyer franco-libanais, fondé en 1937 parle gouvernement français et le patriarcat maronite.

Chapelle à l’origine, Notre-Dame du Liban est aujourd’hui cathé-drale de l’éparchie Notre-Dame du Liban de Paris des Maronites, dontl’éparque est actuellement Mgr Nasser Gemayel. L’édifice est assezvaste, d’un style néogothique très pur, et ses chapelles latérales sontsobrement décorées. Du point de vue architectural, l’intérêt principalde l’édifice réside dans sa verrière. Si les vitraux de l’abside ont été com-posés à l’origine, du temps de Ginette, par Emile Hirsch (1832-1904),les plus récents ont été réalisés en 1994 par les maîtres verriers Chris-tiane et Philippe Andrieux, et la rosace, inspirée de l’église libanaisede Notre-Dame de Kannoubine, par Marie-Jo et Yves Gueyel. Mêmesi les vitraux originels de Hirsch représentent, entre autres, quelquesscènes de la croisade de saint Louis, ce sont les réalisations récentes des

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Vianney Mennecier

Andrieux et des Gueyel qui donnent à Notre-Dame du Liban un visageplus oriental.

Christiane et Philippe Andrieux ont composé huit groupes de troislancettes surmontées d’un ajour tréflé qui représentent des saints etdes saintes de l’Église maronite, notamment saints Maroun, Charbel etEphtem, et saintes Marina, Thècle et Rafqa. S’ajoutent à ces verrièrestrois médaillons dans le narthex, qui représentent saint Maroun, unnavire semblable à celui de la ville de Paris (possible écho au fait queles Libanais sont un peuple de grands commerçants, présents partout àtravers le monde) et un beau cèdre du Liban. La rose de la façade, œuvrede Marie-Jo et d’Yves Gueyel, est une Vierge à l’Enfant qui s’inspire desreprésentations de Notre-Dame de Kannoubine (voir supra l’épigraphe),monastère maronite et siège du patriarcat maronite pendant plusieurssiècles.

Ainsi, sans être à l’origine un édifice « de style maronite », puisquesa conception même est antérieure à sa mise à disposition de cette Églisecatholique orientale, Notre-Dame du Liban a peu à peu pris un visagequi rappelait ses lieux d’origine : le Liban, berceau de l’Église maronitedepuis le IXème siècle.

II Notre-Dame au Liban : mère des Libanais, chré-tiens et musulmans

Lorsqu’on traite d’un édifice qui porte comme nom celui d’un autrelieu, il faut, pour le comprendre pleinement, dresser quelques traits duportrait du lieu de référence. Quelles sont donc les spécificités de ladévotion à la Très Sainte Vierge Marie au Liban ?

Il faut ici commencer par un avertissement, qui permet par ailleursde poser le cadre de cette réflexion, à propos de l’exotisme, c’est-à-dire lephénomène culturel de goût pour l’étranger. En effet, interroger les re-présentations de la Très Sainte Vierge Marie chez les maronites pourraitconduire à chercher à tout prix des différences entre cette communautéchrétienne et la communauté catholique romaine. Mais il s’agirait làd’une erreur, tant sur le plan intellectuel (l’exotisme à tout prix pré-sente en lui-même peu d’intérêt) que dogmatique, dans la mesure où lacommunauté chrétienne maronite est en pleine communion avec l’Église

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La Sainte Vierge chez les Maronites : Notre-Dame du Liban

catholique de Rome, et cela depuis 1182, époque à laquelle, pendant lesCroisades, le patriarche d’Antioche et quarante mille membres de lacommunauté rejetèrent le monothélisme (condamné par le troisièmeconcile de Constantinople en 681) et reconnurent la primauté du pape.

Ainsi, parmi les nombreuses Églises chrétiennes du Proche et duMoyen-Orient, l’Église maronite s’affirme pleinement comme catho-lique et a développé de nombreux liens avec l’Église occidentale : auMoyen-Âge, à l’époque des Croisades ; à la Renaissance, par le biais,par exemple, du Collège maronite de Rome, fondé en 1584 pour formerdes évêques et des orientalistes ; à l’époque moderne, avec l’introduc-tion d’éléments du rite latin dans le rite maronite. Les exemples de cesliens sont nombreux et suffisent à montrer que lorsqu’on parle des chré-tiens maronites, on ne parle pas d’une autre religion, pas même d’unautre courant du christianisme, mais seulement d’une autre traditionliturgique.

L’apparition et la diffusion de la dévotion à Notre-Dame du Libandans ce pays se comprennent d’ailleurs par rapport à l’Église de Rome.La dévotion à Notre-Dame du Liban naît en effet au début du XXème

siècle, pour le cinquantième anniversaire de la proclamation du dogmede l’Immaculée conception, en 1854, par le bienheureux pape Pie IX.À cette occasion, le patriarche Elyas Boutros Hoyek, en accord avecCharles Duval, Nonce apostolique au Liban, fait construire un sanc-tuaire à la Sainte Vierge sur le rocher d’Harissa, au nord de Beyrouth,afin de placer le pays sous sa protection. Le sanctuaire de Notre-Damedu Liban est inauguré quatre ans plus tard, en 1908, par le patriarche,qui introduit également dans le calendrier de l’Église maronite, au pre-mier dimanche du mois de mai, la fête liturgique annuelle de Notre-Dame du Liban. La dévotion se répand alors très vite, dans le payscomme à l’extérieur, si l’on en croit la grande diffusion du patronagede Notre-Dame du Liban dans les communautés chrétiennes maroniteshors du pays, ce dont témoigne surtout pour nous Notre-Dame du Libande la rue d’Ulm, présentée précédemment.

Notre-Dame du Liban de Harissa jouit depuis d’une grande dé-votion populaire, comme le montrent les différents aménagements dusanctuaire, rendus nécessaires par l’affluence des pèlerins : la chapelleoriginelle, située sous le piédestal conique monumental de la statuede Notre-Dame, a été complétée par une basilique construite dans lesannées 1960. Cette basilique, dont la forme devait évoquer d’après l’ar-

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chitecte à la fois un cèdre libanais et un navire phénicien, s’élève à 110mètres de hauteur au sommet d’une montagne qui surplombe la baiede Jounieh, donnant à l’ensemble un caractère monumental. Aujour-d’hui, un périphérique permet d’arriver au sommet du sanctuaire endouze minutes. Depuis la construction de ces équipements, le nombrede pèlerins a augmenté considérablement et voit tous les ans ses plusgrandes affluences au mois de mai, pour le mois de Marie.

Il est remarquable que le nombre de pèlerins de Notre-Dame duLiban ait augmenté alors même que la part des maronites au Libandécline depuis plusieurs décennies : majoritaires dans les années 1970,ils sont aujourd’hui près de 40 % de la population du pays. Cela peuts’expliquer par le fait que la fréquentation du sanctuaire de Notre-Damedu Liban et la dévotion à la Vierge Marie sont communs aux chrétienscomme aux musulmans. La Sainte Vierge est en effet un élément d’unitédans ce pays conçu comme un État multiconfessionnel (la constitutiondu pays répartit le pouvoir entre les trois confessions majoritaires :maronites, sunnites et chiites). Mentionnée dans plusieurs sourates duCoran, notamment la sourate 3 (Al Imran) qui reproduit le récit del’Annonciation et la sourate 19 (Maryam) qui lui est entièrement dédiéeet qui revisite aussi la scène de la Nativité, la Vierge Marie est vénéréepar beaucoup de musulmans comme modèle de maternité et de pureté,choisie par Dieu pour donner naissance à son fils Jésus (Fils de Dieuou simplement prophète ; c’est ici que les ennuis commencent). C’estpourquoi la fête de l’Annonciation, le 25 mars, est depuis 2010 une fêtenationale commune aux chrétiens et aux musulmans du pays.

Ces récits, communs aux chrétiens et aux musulmans, ne doiventpas cacher des divergences de taille qui en modifient profondément lesens : dans les récits de l’islam, lors de l’Annonciation, la Sainte Viergene répond pas à la salutation angélique et ne manifeste pas son ac-cord pour la réalisation du plan divin ; et lors de la Nativité, la SainteVierge accouche seule, dans la douleur et au pied d’un palmier, et l’En-fant qui naît s’adresse à elle pour lui dire qu’il est le serviteur d’Allah,qui lui a donné le Livre [l’Évangile] et l’a désigné Prophète. Mais lesdivergences doctrinales, très profondes, n’empêchent pas les deux com-munautés de se livrer à des pratiques de dévotion qui peuvent se conci-lier en honorant Marie comme femme choisie par Dieu et comme mèrede Jésus, quels que soient le nom et le statut accordés à celui-ci. Ladimension interconfessionnelle de la dévotion mariale populaire au Li-

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La Sainte Vierge chez les Maronites : Notre-Dame du Liban

ban intéresse ainsi l’ethnographie, comme l’illustre un article d’EmmaAubin-Boltanski consacré à un autre sanctuaire, celui de Notre-Damede Béchouate, suite à un miracle d’une statue de la Vierge en août 2004,qui s’est animée et adressée à un jeune touriste musulman sunnite quiaccompagnait son oncle, chrétien maronite. Dans une démarche ethno-graphique, l’article met ainsi en évidence le fait que la Vierge Marie estune figure d’unité entre les communautés religieuses du pays, et queleurs échanges se font essentiellement dans les sanctuaires mariaux, etdans un seul sens, des musulmans vers les chrétiens.

Au Liban compliqué donc, Marie fait figure de médiatrice entre descommunautés dont les divisions religieuses ont alimenté par le passé desconflits très violents (la guerre civile de 1975-1990) ; elle semble pou-voir apporter paix et unité à travers sa dévotion dans ses sanctuaires,nombreux et fréquentés. D’autre part, la capacité de la Sainte Vierge àfédérer au Liban est renforcée par le fait que sa représentation se nourritde référents et de symboles nationaux, comme on a pu le signaler à pro-pos de l’architecture de la nouvelle basilique de Notre-Dame du Libande Harissa, qui évoque tant un cèdre du Liban qu’un navire phénicien.Le culte de Notre-Dame du Liban donne ainsi lieu à la remotivationde référents nationaux plus anciens. Cela se remarque particulièrementpour la communauté maronite, qui honore la Sainte Vierge dans deslitanies propres à sa liturgie en tant que « Cèdre du Liban », faisantainsi écho à une longue tradition scripturaire et biblique.

III Notre-Dame du Liban : le Cèdre du Liban dansle réseau des signifiants bibliques

Si le vocable de Notre-Dame du Liban est apparu au début duXXème siècle à l’occasion du cinquantenaire de la proclamation dudogme de l’Immaculée conception, l’acclamation de la Vierge en tantque Cèdre du Liban dans les litanies mariales maronites fait quant àelle écho à une tradition bien plus ancienne, qui se réfère au réseaudes images de l’Ancien Testament. Cependant, une grande difficultéen matière d’interprétation des figures bibliques tient au fait qu’ellespeuvent signifier des choses très diverses à un endroit ou à un autre desÉcritures. On peut néanmoins s’intéresser à un titre de litanie comme

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Vianney Mennecier

à une clé d’interprétation d’une certaine image, dans la mesure où untitre de litanie est porteur d’une tradition plus ancienne.

Dans l’Ancien Testament, on s’intéressera donc à deux passages oùil est question du cèdre du Liban, pour nous demander ce que peut ap-porter une interprétation mariale de ces images évoquées, à la lumièredu vocable tiré de la liturgie maronite. Les deux passages retenus sontd’une part le récit de la construction du Temple de Salomon dans lePremier livre des Rois (1R, chapitres 5 à 9), et d’autre part la pro-sopopée de la Sagesse dans le Livre de Ben Sira le Sage (Si, chapitre24).

Les chapitres cités du Premier livre des Rois font le récit du débutdu règne du roi Salomon, fils de David. Au chapitre 5, lors de sa montéesur le trône d’Israël à la suite de son père, il s’adresse à Hiram, roi deTyr et ami de David pour lui faire part de son intention de « bâtir unemaison pour le nom du Seigneur mon Dieu, selon la parole du Seigneur àDavid, mon père : « Ton fils, celui que je mettrai après toi sur ton trône,c’est lui qui construira la Maison pour mon nom ! » (1R 5, 19). David,en effet, disait au prophète Nathan : « Tu vois, je suis installé dansune maison de cèdre, tandis que l’Arche de Dieu est installée au milieud’une tente de toile » (2S 7, 2). Cette indignation de David, devant ledénuement dans lequel est laissée l’Arche de Dieu, s’explique par le faitque le cèdre, dans la Bible, est un bois précieux. C’est même un desplus beaux arbres que la Bible connaisse : le cèdre croît lentement etatteint une hauteur qui dépasse les trente mètres, il vit très longtemps,et c’est pour ces raisons qu’il est symbole de grandeur, de puissance etde pérennité. C’est le bois utilisé pour bâtir les palais des rois et lestemples des dieux ; Salomon décide donc de bâtir la Maison de Dieu encèdre.

Le chapitre 6 du Premier livre des rois détaille la construction de laMaison de cèdre :

Salomon construisit la Maison et l’acheva. Il doubla les mursde la Maison, à l’intérieur, avec des planches de cèdre, de-puis le sol de la Maison jusqu’en haut des murs. Le plafond,il le couvrit de bois, à l’intérieur, et il recouvrit le sol de laMaison d’un plancher de cyprès. Il aménagea, en partant dufond de la Maison, un espace de vingt coudées, en planchesde cèdre, depuis le sol jusqu’en haut des murs. Il s’aména-gea cet espace intérieur pour en faire la Chambre sainte, le

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Saint des saints. La Grande Salle devant le Saint des saintsétait de quarante coudées. Le cèdre destiné à l’intérieur dela Maison était sculpté en forme de coloquintes et de fleursépanouies. Tout était de cèdre : la pierre n’apparaissait nullepart. (1R 6, 14-18)

Ce qui frappe dans ce passage, c’est que la Maison de Dieu ne semblepouvoir être faite en rien d’autre qu’en bois de cèdre. Ce n’est que danssa pureté qu’elle peut être digne de devenir Demeure du Très-Haut ;ce qui n’est pas sans rappeler la Vierge Marie, toute pure, conçue sanspéché, et seule digne de porter le Fils de Dieu. Par ailleurs, la Maisondu Seigneur construite par Salomon est faite à l’imitation des palaisdes rois, on y retrouve les mêmes éléments architecturaux, notammentune vaste salle emplie de hautes colonnes (faites de troncs de cèdre,toujours), ce qui est signe de royauté. Ici, l’identification de Marie auCèdre du Liban conduit à la concevoir comme réceptacle du Roi desrois et comme Temple du Seigneur, seule assez pure pour Le recevoiren son sein.

De la même façon, l’identification de la Sainte Vierge au Cèdre duLiban dans le livre de Ben Sira le Sage ouvre un large horizon d’interpré-tation. Le chapitre 24 de ce livre contient la prosopopée de la Sagesse,qu’une partie de la Tradition a identifié à la Vierge Marie, dans la me-sure où la Sagesse est essentiellement décrite en termes féminins et oùil est notamment question de création, ce qui pourrait s’entendre de lanature humaine du Christ. Dans cette prosopopée, la Sagesse s’exclameainsi « J’ai grandi comme un cèdre du Liban, et comme un cyprès surles hauteurs de l’Hermon » (Si 24, 13). Suit ensuite une comparaisonavec d’autres arbres, mais parmi tous ceux-là, c’est le cèdre qui vient lepremier. Et c’est la raison pour laquelle la tradition maronite a appli-qué cette image à Marie, en voyant en elle celle qui incarne cet arbre auplus haut point. On a déjà évoqué précédemment le caractère précieuxde ce bois, qui tient à sa majesté et à sa haute taille et qui en fait leseul bois digne des rois. Dans la prosopopée de la Sagesse, c’est plutôtau cèdre comme symbole de pureté qu’il est fait référence.

La première caractéristique de cette pureté est sa bonne odeur ; ainsila Sagesse multiplie-t-elle les comparaisons avec différents parfums qu’ilfaudrait tous assembler pour que leur odeur s’approche un peu de cellequ’exhale le cèdre : « Comme le cinnamome et l’acanthe aromatique

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j’ai donné mon parfum, comme une myrrhe précieuse j’ai exhalé messenteurs, comme le galbanum, l’ambre et le storax, comme un nuaged’encens dans la tente de la Rencontre. » (Si 24, 15). Cette importancede la bonne odeur des choses saintes se retrouve dans l’ensemble de laBible, puisque saint Paul dans la Deuxième lettre aux Corinthiens (2,18) rappelle « la bonne odeur du Christ », mais aussi dans la culturechrétienne antique en général, puisque Tertullien en tirait un argumentdans son Apologétique, au chapitre III (sur la défense du nom de chré-tien), où il rappelle que le nom de christianus dérive du mot « onction »(le Christ est l’Oint du Seigneur) et signifie en fait « douceur et bonté ».

A propos de ce passage du Livre de Ben Sira le Sage, on peut citer unpassage d’un sermon de Hugues de Saint Victor, philosophe, théologienet auteur mystique du XIIème siècle, le sermon 55 sur la BienheureuseVierge Marie :

Les paroles du Siracide (24, 17-22) s’appliquent très bien àla louange et à la gloire de la bienheureuse Vierge Marie,car elle est cèdre, cyprès, palmier. . . elle a toutes les ver-tus que ces diverses choses représentent. Le cèdre du Libanest un arbre très élevé et incorruptible. Marie est donc àbon droit l’arbre du Liban, elle qui s’est tant élevée par sesvertus, qui s’est toujours tenue au-dessus de toutes les vani-tés du monde ; elle est restée incorruptible, devenant mèresans cesser d’être vierge. C’est avec raison qu’elle se dit éle-vée comme le cèdre du Liban, étant toujours inviolable, etétant placée au-dessus de toutes les créatures. D’abord parla grâce et ensuite par la gloire : Quasi cedrus exaltata sumin Libano.

Enfin, arbre symbolisant le pays du Liban, le cèdre est symbole depureté à plus forte raison encore. Le Liban est en effet dans la Bible liéà la pureté, ce qui n’est pas sans rapport avec l’étymologie du nom dupays : le nom Liban viendrait de la racine sémitique LBN qui signifie« blanc » ou « lait », en référence au manteau neigeux qui recouvre lesmontagnes libanaises en hiver.

Au pays de la pureté, donc, Marie est identifiée à l’arbre qui con-centre dans son essence toutes les perfections. Arbre de majesté, arbrede la Maison de Dieu, arbre de pureté, arbre merveille de la Création, lecèdre du Liban apparaît bien comme un symbole digne de représenter

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la Très Sainte Vierge Marie, capable d’ouvrir un riche réseau de signi-fiants bibliques dont semble imprégnée, plus que toute autre liturgie,la liturgie maronite. C’est cette Église catholique orientale qui est, àtravers sa liturgie et ses symboles propres, la plus à même de pénétrerce tissu de symboles pour y trouver une figure de Marie.

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Quatrième partie

Marie, modèle de lasequela Christi au

féminin

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Sainte Clotilde, héritière de laVierge Marie dans l’Histoire des

Francs d’Aimoin de FleuryAugustin Mahé

À l’approche de l’an Mil, Aimoin, moine de l’abbaye de Fleury, prèsd’Orléans, où sont conservées les reliques de saint Benoît, entreprit decomposer une Histoire des Francs, des origines à la période mérovin-gienne. Compilant des sources plus anciennes (Grégoire de Tours, lepseudo-Frédégaire, et le Liber Historiae Francorum) à la lumière ducontexte politique de son époque, marqué par l’avènement de la dynas-tie capétienne, et des textes classiques (notamment Virgile) rassembléset recopiés soigneusement au sein de son monastère, Aimoin proposaune relecture ambitieuse et originale de l’Histoire franque, présentantces derniers comme les héritiers légitimes de Rome du fait de leur sup-posée ascendance troyenne, mais aussi et surtout comme un peuple élupar Dieu pour jouer le rôle d’Israël au sein de la Nouvelle Alliance etdevenir le bras armé de l’expansion du catholicisme auprès des peuples« barbares ».

Cette haute conception du rôle de la Francie repose notammentsur une série d’analogies entre des personnages de l’Histoire franque etdes figures vétéro-testamentaires, par exemple entre Clovis et David,mais aussi, de façon très nette et continue, entre sainte Clotilde etla Vierge Marie. Au sein d’un panel de reines ambitieuses, débauchées,meurtrières et sans scrupules, l’épouse de Clovis resplendit par sa puretéde mœurs comme par son évidente sainteté. Le texte d’Aimoin fournitainsi un témoignage indirect sur l’image de la Vierge à une époque oùla dévotion mariale n’a pas encore atteint son plein développement surle territoire français.

En partant d’une description des modalités de l’analogie entre leportrait fait de Clotilde par Aimoin et la présentation de la Vierge Ma-rie dans les Ecritures saintes, il est ainsi possible de mettre en lumièreles différents rôles joués par la figure mariale à la fin du XIème siècle.

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Sainte Clotilde, héritière de la Vierge Marie dans l’Histoire des Francsd’Aimoin de Fleury

I Sainte Clotilde, Marie du royaume francDans sa méthode de compilation, Aimoin, auteur souvent scrupu-

leux, n’a pas coutume d’ajouter des faits de sa propre invention à sessources, et préfère seulement réinterpréter et réarranger la matière desfaits pour en faire émerger un sens nouveau. Puisque ses sources nefont état d’aucune apparition ou dévotion mariales, la Vierge Marien’est donc jamais mentionnée explicitement dans l’Histoire des Francsd’Aimoin. Néanmoins, le portrait fait par ce dernier de sainte Clotildeétablit une analogie originale entre l’épouse de Clovis et la mère duChrist, entre la reine des Francs et la reine de l’Univers. Chaque appa-rition de Clotilde est ainsi reliée, par les paroles prêtées à la reine parAimoin ou par le commentaire de ses actions, à un épisode correspon-dant de la vie de Marie dans les Evangiles.

Le récit d’Aimoin mentionne ainsi brièvement l’enfance et la jeu-nesse de Clotilde. Cette dernière, issue de la haute noblesse burgonde,fait preuve d’une piété méritoire : seule catholique au sein d’une famillearienne, elle a dû contempler le meurtre de ses parents par son oncle,le cruel roi Gondebaud. Tout comme Marie, la jeune princesse mènecependant une vie exemplaire, et constitue une épouse potentielle dechoix, en attendant d’être appelée par la Providence à une vocationplus haute : Clotilde est chrétienne « depuis le berceau », elle se rendrégulièrement à la messe, en dépit des pressions de sa famille, et pra-tique l’aumône avec un coeur charitable. Ce n’est donc pas sans raisonque les envoyés de Clovis rapportent à ce dernier « avoir vu une jeunefille si charmante par sa beauté qu’elle pourrait être donnée en mariageà n’importe lequel des rois les plus puissants ».

Cependant, le Seigneur nourrit pour Clotilde des projets particu-liers : cette dernière doit devenir l’instrument de la conversion desFrancs au catholicisme, étape essentielle pour le salut des peuples bar-bares, puisque c’est aux Francs qu’il revient de propager la foi. Aimoinréinterprète donc le récit des fiançailles secrètes de Clovis et Clotilde ens’inspirant du récit de l’Annonciation : Aurélien, envoyé de Clovis, joue,toutes proportions gardées, le rôle de l’archange Gabriel, en venant à larencontre de la princesse, et en l’interpellant de façon audacieuse pourlui annoncer le projet de mariage (« Mon maître, le roi des Francs, ayantappris l’excellence de ta noblesse, désire t’avoir pour épouse. Voici sonanneau, et les autres ornements de fiançailles »). Celle-ci, tout commela Vierge, éprouve tout d’abord une légitime surprise, non de l’ordre

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de l’impossibilité biologique mais de l’interdit religieux : Clovis étantpaïen, peut-elle l’épouser sans compromettre sa foi ? Elle comprendalors ce que Dieu attend d’elle : « il n’est pas permis, dit-elle, à unefemme chrétienne de recevoir un mari païen. Mais si Dieu, fondateur detoutes choses, a ordonné d’avance ceci, pour que, par mon entreprise,ce roi franc le reconnaisse comme son créateur, je ne refuse pas la de-mande ». Clotilde, comme Marie, a donc conscience d’être l’instrumentde la grâce divine pour l’humanité. S’ajoute à cela une obéissance sansfaille qui fait de Clotilde, comme Marie, la « servante du Seigneur » :« qu’il en soit fait selon l’ordre du Seigneur tout-puissant ». Difficile dene pas voir dans cette dernière phrase une référence explicite au « qu’ilme soit fait selon ta parole » prononcé par Marie devant l’archangedans l’Evangile de Luc.

Clotilde, comme Marie, agit donc en médiatrice consciente et volon-taire de la grâce et de la Providence, ce qu’elle démontre une nouvellefois au moment où son mari, revenu victorieux de la bataille de Tolbiaccontre les Alamans, fait voeu de se convertir :

Son épouse le félicite et se hâte auprès de saint Rémi,évêque de la ville de Reims, lui annonce la foi du roi etl’informe sur ce qu’il faut faire. Elle exhorte le pontife à sehâter à la cour du roi aussi vite qu’il peut, avant que sonâme ne soit saisie par le doute sous l’effet du hasard, et delui ouvrir la voie de vérité qui mène à Dieu. Elle dit craindrequ’un esprit enivré par d’heureux succès ne méprise Celuiqui les a dispensés tant qu’elle ne le connaît pas.

Clotilde agit donc de façon appropriée en allant promptement cher-cher l’évêque pour s’assurer que les bonnes dispositions du roi s’ac-compagnent d’une éducation catéchétique convenable. Clotilde est icimontrée comme une femme capable de méditer en son coeur et de ré-fléchir sur le cours des évènements et leur portée.

La reine est encore rapprochée de la Vierge par leur expériencecommune de la douleur acceptée avec obéissance : tout comme la Viergeavait appris de Siméon qu’une épée lui transpercerait le coeur et qu’elleverrait mourir son fils, Clotilde voit mourir son premier-né, Ingomir,immédiatement après le baptême de ce dernier. Loin de perdre courage,elle accepte avec une dévotion et une force d’espérance remarquables cedeuil : « je remercie, dit-elle, Dieu Tout-puissant, qui a daigné recevoir

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Sainte Clotilde, héritière de la Vierge Marie dans l’Histoire des Francsd’Aimoin de Fleury

le premier-né de mes entrailles dans son royaume ». Voilà une parolequi ne serait pas indigne de la Vierge au pied de la croix !

Ainsi, Clotilde se montre une reine vertueuse, obéissante vis-à-visde la volonté de Dieu, décidée à accepter de devenir l’instrument de laProvidence pour la conversion du royaume des Francs, et capable deconserver intacte sa foi et son espérance face à la douleur de la perted’un fils (et plus tard, de deux petit-fils, massacrés par leurs oncles).Par l’ensemble de ces traits, ainsi que par une citation tirée directementde l’Évangile selon saint Luc, la reine Clotilde est présentée comme unenouvelle Marie. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que sa mort se déroulede la façon la plus paisible possible et lui vaille immédiatement, auxyeux du chroniqueur, le ciel et la sainteté :

La reine d’heureuse mémoire, Clotilde, épouse de Clovis,jadis grand roi, tandis qu’elle vivait en se dévouant auxoeuvres pies, et qu’elle se trouvait dans la ville de Tours,ayant rempli les jours de sa vie, migra vers le Seigneur.

II Les rôles de la Vierge à la fin du Haut MoyenÂge

Cette analogie permet donc réciproquement d’inférer à partir ducomportement et des qualités prêtées à Clotilde l’image de la Vierge etles modalités du culte marial à l’époque d’Aimoin.

La comparaison de Marie avec une souveraine « contemporaine »,ou du moins avec une femme moins unique, montre que la Vierge étaitd’abord, pour Aimoin, un modèle à proposer aux femmes et en parti-culier aux femmes de la noblesse. En effet, Clotilde, parée d’un certainnombre de vertus, est opposée à des figures féminines beaucoup moinsrecommandables, comme Frédégonde, Théodora, et surtout Brunehaut,érigée en championne du vice (avec à son palmarès adultères, meurtres,infanticide, et conspirations en tous genres). Clotilde et Marie sont ainsiprésentées comme des modèles de pudeur, de discrétion, de piété, dé-pourvues d’ambition déraisonnables et connaissant les limites imposéesà leur sexe (et notamment la nécessité de ne pas se mêler au gouver-nement des affaires autrement que par des conseils privés accordés àleur époux ou à leurs enfants). Cela nous permet de supposer que la

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comparaison entre Clotilde et la Vierge permettait ainsi de construireun exemple à suivre.

Marie devait également être perçue comme une puissance éminem-ment protectrice. En effet, à plusieurs reprises, le rôle d’intercession deClotilde est mis en exergue, en particulier lorsque ses deux fils, Clotaireet Childebert, s’affrontent en une lutte fratricide. Tandis que Clotaireest acculé par les troupes de son frère près d’Orléans, la reine Clotildese rend sur le tombeau de saint Martin et y prie avec ardeur pour lapaix et pour le pardon de ses fils criminels :

Ayant appris cela, leur mère, affligée par la déprava-tion de ses fils, le coeur serré par l’inévitable inquiétudede l’amour maternel, se hâte au tombeau de saint Martin,où, versant des torrents de larmes, elle épanche sa prièreau Seigneur en ces termes : « ô bon Jésus, qui réconcilieles cours discordants des éléments par une sainte alliance,toi, permets que ces frères, qui outragent la loi naturelle parle mal de la discorde, reviennent à l’unité de la paix. Quel’on ne me porte pas préjudice de ce que j’ai engendré, etmême éduqué, des fils tels qu’ils ne reconnaissent pas leursfrères et ignorent les liens de parenté. Ils ont beau avoirtué leurs oncles, égorgé leurs neveux, je n’ai pas cru cepen-dant qu’ils iraient jusqu’à oublier qu’ils sont nés ! Toi, Pèretout-puissant, qui es l’auteur et l’arbitre de la nature, daigneseulement arranger un traité honorable entre ces frères. Toi,dissuade par la vertu de ta puissance ceux qui veulent trou-bler la paix. »

L’intercession se révèle efficace, puisqu’une tempête et une chutede grêle miraculeuses, alors même que le ciel était jusque là dépourvude nuages, empêchent Childebert d’attaquer l’armée de Clotaire et dese rendre coupable d’un fratricide. Puisque Clotilde se voyait accorderainsi une puissance d’intercession et de protection non négligeable, laVierge, à qui Clotilde ressemble et sur le modèle de qui la reine desFrancs est décrite, devait elle aussi se voir attribuer un rôle non né-gligeable dans l’efficacité de la prière des hommes, ce même rôle d’in-tercession qu’elle avait déjà exercé à Cana dans l’Évangile selon saintJean.

Ce dernier passage sur la prière de Clotilde illustre également à quelpoint la reine des Francs à son époque, comme la Vierge en tout temps,

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Sainte Clotilde, héritière de la Vierge Marie dans l’Histoire des Francsd’Aimoin de Fleury

représentaient un point de ralliement et un facteur d’unité au sein duroyaume franc et de la Chrétienté. Clotilde se montre en effet particu-lièrement soucieuse d’éviter toute division fratricide entre les différentssouverains francs, dans un contexte de partage du royaume à partségales entre les fils d’un roi à la mort de ce dernier, règle de successionvigoureusement dénoncée par Aimoin tout au long de son Histoire desFrancs. Ainsi, Clotilde, à la mort de Clovis, exhorte ses fils à s’unirpour une noble cause, à savoir la destruction de la royauté burgondeet la conversion de la Bourgogne au catholicisme. Ultérieurement, alorsque Clotaire et Childebert, ses deux fils, convoitent le royaume de leurfrère défunt, Clodomir, mort au combat, et projettent d’assassiner lestrois fils de ce dernier confiés à la garde de leur sainte grand-mère, cettedernière proteste vigoureusement contre cet attentat contraire à la na-ture comme à la loi divine, qui prescrit l’harmonie entre frères et entrechrétiens :

C’est un nouveau genre d’infamie, celle par laquelle lesoncles convoitent la vie de leurs neveux innocents. Je souffre,je l’avoue, d’avoir engendré des fils criminels contre leur fa-mille, et qui ne pourraient pas épargner leurs parents. (. . .)Mais si quelqu’un recherche pourquoi ils veulent les tuer,il découvrira que c’est parce que la mort de ceux-ci profiteà ceux-là mêmes. Malheureuse que je suis, puisque je n’aigardé les fruits de la fécondité que pour tendre le sein à cesmisérables qui devaient m’arracher ces objets chéris que mesont mes petits-fils.

Se résignant cependant à voir les jeunes enfants sacrifiés sur l’autelde l’ambition criminelle de ses fils, la reine prie cependant pour le salutdes victimes innocentes :

Mais maintenant, quelque épreuve insupportable me lesarrache, ceux que me recommandaient de plus en plus la na-ture et la miséricorde. Dieu très-haut, n’envoie pas les âmesdes innocents parmi le troupeau des coupables, et ne les sou-mets pas aux tourments infernaux, mais qu’elles parcourentle chemin qui mène au monde d’en haut, et parviennent en-suite aux demeures tranquilles de la vie éternelle.

Clotilde ne cesse donc d’intercéder pour l’unité au sein de la familleroyale et pour la préservation de la paix au sein du royaume franc. Ily a donc fort à parier que la Vierge, à l’échelle de la Chrétienté tout

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entière, était également perçue comme une figure unificatrice et qu’ellerecevait des prières pour la paix et pour le salut des innocents.

Cependant, si Marie était vraisemblablement, à la façon de Clotilde,une force pacificatrice au sein de la Chrétienté, elle était égalementconsidérée comme une sainte digne d’être défendue par les armes faceaux ennemis du monde chrétien. Ainsi, Clotilde parvient à convaincreses fils de combattre et de détruire la monarchie burgonde dont elle estissue, et son oncle perfide, l’arien Gondebaud, pour venger ses outrageset faire triompher le nom du Christ. Bien avant, au moment de quitterle royaume de son oncle pour entrer en territoire franc et rejoindre sonfutur époux, elle avait convaincu les soldats francs qui l’escortaient deravager le territoire burgonde proche de la frontière franque :

Mais celle-ci, approchant des frontières du royaume deson oncle, ordonne aux Francs qui étaient avec elle de prendredu butin et d’incendier les domaines du royaume de Bour-gogne. Sans délai, ceux-ci accomplissent exactement ce qu’onleur avait ordonné de faire, et ayant allumé un incendie dansles fermes alentour et dérobé du butin, ils sortent de Bour-gogne et regagnent le sol des Francs.

Loin d’être un personnage univoquement pacifique, Clotilde appelledonc au contraire les Francs à combattre pour le Christ et pour vengerles outrages qui lui ont été infligés par son oncle (à savoir le meurtrede ses parents). De même, le nom de la Vierge pouvait être invoquéau côté de celui de son fils pour amener les Chrétiens à combattre etconvertir ceux qui refusaient de reconnaître la sainteté de Marie et larésurrection de Jésus-Christ.

Puisque le rôle de Clotilde pour les Francs est modelé sur le rôlede Marie pour la Chrétienté et l’humanité, l’œuvre d’Aimoin permetdonc d’apprendre que la sainte Vierge constituait, pour le moine deFleury comme pour la société de l’an Mil, une figure exemplaire pourles Chrétiens et plus particulièrement pour les femmes, une puissanceprotectrice et une sainte dont l’intercession se révélait particulièrementefficace, et une reine de la paix au sein de la Chrétienté, un point deralliement autour duquel les Chrétiens devaient s’unir pour combattreet évangéliser au dehors.

L’analogie entre l’épouse de Clovis et la mère de Dieu dans l’Histoiredes Francs est donc particulièrement intéressante en ce qu’elle consti-

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tue un témoignage indirecte de la progression du culte marial et del’intérêt croissant pour le rôle et la puissance de la Vierge, témoignagequi précède de plus d’un siècle la construction des principaux lieux dedévotion à la Vierge en France (la plupart des lieux de culte importantsconsacrés à Marie en France datent en effet du XIIème et du XIIIème

siècles, à l’image de la chapelle de Mazières dans l’Ain, de Notre-Damede Liesse et de Notre-Dame de Laon en Picardie, Notre-Dame des Mi-racles dans le Calvados, et bien sûr Notre-Dame de Paris ; auparavant,les cathédrales et les lieux de culte étaient souvent consacrés à dessaints locaux ou liés au royaume des Francs, comme saint Martin, saintDenis, saint Colomban, saint Médard ou sainte Théodechilde, tandisque l’église principale de Paris, fondée par Clovis et aujourd’hui deve-nue saint-Etienne-du-Mont, était consacrée aux deux apôtres Pierre etPaul).

Cet intérêt d’Aimoin pour la Vierge est à mettre en relation avec laconstruction à Fleury, relatée par Aimoin, d’une église consacrée à laVierge ; église dont Aimoin signale qu’elle fut agrandie pour devenir leplus grand lieu de culte du monastère, et qu’on choisit, sur une inspi-ration divine, d’y placer les reliques de saint Benoît apportées depuisle mont Cassin. Ce fait signale une dévotion mariale particulièrementintense et ancienne à Fleury, puisque les reliques de saint Benoît furentplacées dans l’église de la Vierge en 655. Aimoin, et avec lui le monas-tère de Fleury, jouent donc un rôle précurseur dans le développement duculte marial en France. C’est là une influence de plus à mettre au créditd’Aimoin, compte tenu du fait que l’Histoire des Francs composée parce dernier a innervé toute la tradition historiographique capétienne, enservant de source principale et de modèle aux Grandes Chroniques deFrance, histoire officielle des rois de France composée au XIIIème siècleà Saint-Denis sur ordre de saint Louis. Dans le domaine de la dévo-tion mariale en France comme dans le domaine de la conception de laroyauté franque, de la mise en exergue d’une opposition fondamentaleentre le royaume franc et les peuples germaniques, ou de la défense dupouvoir du Pape, le moine de Fleury apparaît donc comme un précur-seur méconnu mais passionnant, de tendances profondes développées àpartir du XIème siècle.

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Sainte Marie-Madeleine, labien-aimée

Anne-Laure de Percin

Surge, amica mea, speciosa mea, et veni -Inveni quem diligit anima mea ; tenui eum nec dimittam...

« Lève-toi, ma bien-aimée, ma belle, viens-t’en » (Ct 2, 10) -« J’ai trouvé celui que mon cœur aime. Je l’ai saisi et ne le lâcherai

point... » (Ct 3, 4)

Selon les mots du Christ à sainte Brigitte, « Trois saints m’ont agréépar-dessus tous les autres : Marie ma mère, Jean-Baptiste et Marie Ma-deleine 1. » S’il est inutile de rappeler le caractère unique et éminent dela Vierge Marie parmi tous les saints, nous ferons remarquer que saintJean-Baptiste a aussi l’honneur d’avoir, en plus de celui de martyr,un titre qui n’appartient qu’à lui : il est vénéré en tant que « Pré-curseur du Seigneur ». Quant à sainte Marie-Madeleine, le calendrierliturgique ne la célèbre ni comme vierge ni comme martyre mais comme« pénitente », bien qu’on lui connaisse aussi le titre d’Apostola Apos-tolorum (« Apôtre des Apôtres »). Marie Madeleine se distingue doncde la foule immense des saintes de Dieu ; parce qu’elle a montré tantd’amour pour le Christ et l’a suivi jusqu’au Golgotha, il lui a été donnéd’être un grand témoin de sa miséricorde et de sa Résurrection.

Marie-Madeleine, pardonnée « parce qu’elle a montré beaucoupd’amour », est un modèle de sequela Christi au féminin. Dans cet ar-ticle, nous voudrions montrer en quoi sainte Marie-Madeleine est unefigure de la bien-aimée du Cantique des Cantiques, bien qu’elle ne soitpas la seule. L’épouse du Cantique a été traditionnellement lue commeune figure de l’Église et de la Vierge Marie, ce qu’elle est évidem-ment au premier chef ; néanmoins il n’est pas contradictoire de voiren sainte Marie-Madeleine une autre forme d’accomplissement de cequ’annonçait le Cantique. C’est ce que nous voudrions montrer danscet article : d’abord en indiquant l’unité spirituelle des trois femmesque la tradition a rassemblées sous le nom de Marie Madeleine ; ensuiteen cherchant, dans l’Écriture Sainte et la tradition liturgique, commentMarie-Madeleine prend les traits de la bien-aimée du Cantique des Can-

1. Revelationes S. Birgittae, Lib. IV, cap. 108.

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Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée

tiques ; enfin en élargissant notre perspective à « l’autre Marie », figurepar excellence de la même Épouse qui est l’Église.

I Trois femmes et le SeigneurLe titre de cette partie reprend celui d’Adrienne von Speyr 2 dans le

petit ouvrage qu’elle a consacré à la méditation des rencontres de Jésusavec les trois femmes que la tradition catholique a depuis longtempsidentifiées sous le nom de sainte Marie-Madeleine : Marie de Magdala,la pécheresse pardonnée et Marie de Béthanie. Tandis que la traditionorientale considère ces trois femmes comme distinctes, l’Église latineles a réunies, et ce de façon très ancienne. Déjà saint Augustin et saintGrégoire le Grand avaient défendu l’unité des « trois Madeleines », et lamesse dédiée à sainte Marie-Madeleine est attestée à partir du XIIèmesiècle. Dans Trois femmes et le Seigneur, Adrienne von Speyr voit enchacune d’entre elles l’image d’une des trois vertus théologales : Mariede Magdala est un exemple de foi, la pécheresse pardonnée nous montrel’espérance et Marie de Béthanie est un modèle de charité. Ainsi, sansles relier explicitement, elle les rassemble dans une unique réflexion surla vie théologale vécue au féminin.

La réforme liturgique de 1969, entre autres changements, a fait lechoix de séparer la célébration liturgique de Marie de Magdala et cellede Marie de Béthanie : la première continue à être fêtée le 22 juilletcomme par le passé et comme elle l’est dans les Églises d’Orient, tandisque la seconde est reléguée au 29 juillet, jour où l’on fêtait déjà sa sœursainte Marthe et où l’on fête aussi leur frère saint Lazare. Cette dis-tinction entre les trois femmes se fonde sur l’exégèse historico-critique,laquelle ne voit aucune raison d’amalgamer trois personnages que lesévangélistes n’assimilent pas explicitement. Nous voudrions toutefoisdéfendre la tradition latine, fondée sur des indices dans les Évangilesainsi que sur les affinités spirituelles qui relient ces trois figures fémi-nines. Notre propos, assez modeste, vise surtout à mettre en évidencedes ressemblances scripturaires entre ces trois femmes et à montrerl’unité de l’attitude spirituelle qui s’en dégage ; nous ne prétendons en

2. Adrienne von Speyr, Trois Femmes et le Seigneur, Éditions Johannes Verlag,2017.

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aucun cas faire œuvre d’exégèse, laissant cette tâche à des personnesplus compétentes 3.

a L’onction à Béthanie : la pécheresse anonyme et la sœurde Lazare

Tout d’abord, il existe dans les Évangiles un parallèle très net entreMarie de Béthanie et la pécheresse pardonnée par Jésus en Lc 7, 36-50. Commençons par rappeler que cette dernière n’a rien à voir avecla femme adultère pardonnée par Jésus en Jn 8, 1-11 et n’a jamais étéconfondue avec elle dans la tradition de l’Église, malgré des amalgamesrécents dans la culture populaire 4. Le péché de la femme anonymepardonnée par Jésus n’est jamais précisé ; on sait seulement que c’estmanifestement un péché notoire, puisque l’évangéliste l’introduit enl’appelant « une femme, qui dans la ville était une pécheresse 5 et queSimon le Pharisien, l’hôte du Christ, semble informé de son déshon-neur : « Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femmequi le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse 6 ! » Le caractère pu-blic de son péché indique qu’il s’agit de quelque chose de grave, et laréaction de Simon lorsque la femme touche Jésus suggère qu’il s’agitd’un péché entraînant l’impureté. C’est pourquoi on a souvent considérécette femme comme une prostituée, thème repris dans de nombreusestraditions populaires autour de sainte Marie-Madeleine, bien que lesÉvangiles ne donnent aucune précision supplémentaire sur la nature deson péché. Quoi qu’il en soit, la situation de la femme adultère est trèsdifférente : cette dernière, « surprise en adultère 7 », n’était manifeste-ment pas une pécheresse notoire avant d’être prise en flagrant délit, etl’on ose espérer qu’elle ne l’est pas devenue par la suite, puisque Jésusla quitte avec les mots « Va, désormais ne pèche plus 8 ». . .

3. On se reportera avec profit à l’article du père Renaud Silly, o.p., « L’identifi-cation de Marie la magdaléenne dans l’Évangile selon saint Jean », Revue thomiste,octobre 2017, pp. 445-478.

4. Marie-Madeleine est ainsi confondue avec la femme adultère dans le film LaPassion du Christ de Mel Gibson (2004) et dans la comédie musicale Jésus dePascal Obispo (2017).

5. Lc 7, 37. »Pour tout l’article, nous utiliserons la traduction de la Bible deJérusalem, sauf dans la citation des textes de la messe, où nous citons la Traductionliturgique de la Bible et le signalons en note.

6. Lc 7, 39.7. Jn 8, 4.8. Jn 8.

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Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée

Cette confusion écartée, nous pouvons nous intéresser à l’identifica-tion de cette femme avec Marie de Béthanie, à partir de la péricope del’onction, présente dans chacun des quatre Évangiles. Tandis que Marcet Matthieu racontent le même épisode, quasiment au mot près, l’épi-sode raconté par Luc n’est même pas considéré par les exégètes commeun passage parallèle ; quant à Jean, il semble emprunter des élémentsà chacune des deux versions et y ajouter quelques éléments propres.

Dans les trois cas, il s’agit d’une femme qui s’approche de Jésus alorsque ce dernier est à table afin de l’oindre d’un parfum très précieux.Luc situe cet épisode pendant la prédication galiléenne de Jésus, tandisque les trois autres évangélistes le placent à Béthanie, juste avant latrahison de Judas. Néanmoins, le prénom de l’hôte chez qui Jésus dîneest le même chez Luc, Marc et Matthieu : « Simon le Pharisien » chezLuc, « Simon le lépreux » chez Marc et Matthieu. Cela ne suffit pas àaffirmer avec certitude l’identité de ces deux « Simon », mais on peut yvoir une invitation des évangélistes à rapprocher les deux événements :chez Marc, Matthieu et Jean, cet épisode a lieu au même moment,dans le même village, chez un certain Simon. Il est donc légitime de lesidentifier sans hésitation comme des passages parallèles. Saint Jean neprécise pas le nom de l’hôte mais indique la présence de Marthe et deLazare.

Intéressons-nous maintenant au geste précis accompli par la femmedont il est question : l’onction d’un parfum très précieux. Dans lesquatre Évangiles, le mot utilisé est mÔron tout court (chez Marc etLuc), qui désigne un parfum pur, ou l’expression mÔron n�rdon (chezMatthieu et Jean) qui précise la qualité aromatique de ce parfum. ChezMarc et Matthieu, elle verse le parfum sur la tête de Jésus, tandisque Luc et Jean précisent qu’elle oint ses pieds et qu’elle les essuieavec ses cheveux. En cela, le texte de Jean est plus proche de celuide Luc que des deux autres synoptiques. En revanche, Luc et Jeandiffèrent dans leur manière d’identifier l’auteur de ce geste. Là où Marcet Matthieu évoquaient simplement « une femme », Luc précise « unefemme qui dans la ville était une pécheresse » et il ajoute qu’en plusdu parfum, elle verse aussi des larmes sur les pieds de Jésus, des larmesde contrition autant que de confiance en la miséricorde qui la sauvera.Jean, en revanche, la nomme : « Marie ». La présence de « Lazare,que Jésus avait ressuscité d’entre les morts 9 » et de Marthe, ainsi que

9. Jn 12, 1.

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la précision du lieu, Béthanie, incite à penser qu’il s’agit de Marie deBéthanie, sœur de Lazare et de Marthe ; mais on en a la confirmationsi l’on relit le passage de la résurrection de Lazare, au chapitre quiprécède immédiatement :

Il y avait un malade, Lazare, de Béthanie, le village deMarie et de sa sœur Marthe. Marie était celle qui oignit leSeigneur de parfum et lui essuya les pieds avec ses cheveux ;c’était son frère Lazare qui était malade 10.

Chacun des deux passages renvoie à l’autre : l’onction de Marie estannoncée dans le récit de la résurrection de Lazare, et cette résurrectionest rappelée dans celui de l’onction. Il ne fait donc aucun doute qu’ils’agisse bien de Marie de Béthanie. Or le geste décrit par Jean estexactement celui décrit par Luc (le parfum versé sur les pieds et essuyéavec les cheveux), tandis que les circonstances de ce geste chez Jean sontexactement les mêmes chez Matthieu et Marc (à Béthanie, chez Simon,juste avant la trahison de Judas). Il est donc légitime d’identifier cesquatre récits, ce qui nous amène à affirmer que la pécheresse pardonnéepar Jésus est bien Marie de Béthanie.

Il subsiste certes des différences entre le texte de Luc et les autres,liées à la perspective théologique propre à Luc. L’auteur de « l’Évangilede la miséricorde » souligne ainsi le péché de celle qui vient se pros-terner aux pieds de Jésus, et c’est ce péché qui suscite la critique del’hôte de Jésus. Chez les trois autres évangélistes, c’est le grand prix duparfum qui est mis en avant et qui provoque la critique des disciples,particulièrement de Judas dans l’Évangile selon saint Jean : chacun deces trois évangélistes précise, avec un mot grec différent, que le parfumest de grande valeur. Dans les deux cas, cependant, c’est l’effusion d’unamour surabondant qui paraît injuste à ceux qui refusent la gratuité del’amour divin : il semble injuste à Simon que Jésus accepte d’être tou-ché par une pécheresse, et il semble injuste aux disciples qu’une femmeaccepte de dépenser autant d’argent pour oindre Jésus. Cette dépensegratuite de la part de la femme répond à la surabondance gratuite de lamiséricorde dont elle bénéficie et qui lui permet de rendre amour pouramour.

La liturgie traditionnelle reconnaît la cohérence d’un tel rapproche-ment entre Marie de Béthanie et la femme pécheresse. Aux laudes du 2210. Jn 11, 1.

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juillet, on chante l’onction de Marie racontée par saint Jean (antiennedu Cantique de Zacharie : « María unxit pedes Iesu et extérsit capíllissuis, et domus impléta est ex odóre unguénti 11 »), tandis qu’aux vêpresdu même jour, on chante l’onction de la femme pécheresse rapportéepar saint Luc (antienne du Cantique de Marie : « Múlier quæ eratin civitáte peccátrix, áttulit alabástrum unguénti, et stans retro secuspedes Dómini, lácrimis cœpit rigáre pedes eius, et capíllis cápitis suitergébat 12 »)

b Du parfum et des larmes : le soin du corps du Christ

Il nous faut maintenant montrer comment la femme qui accomplitcette onction peut être assimilée à celle que les Évangiles appellentMarie de Magdala. Celle-ci est mentionnée par les quatre évangélistesau moment de la Passion de Jésus, parmi les femmes qui se tiennentau pied de la croix, qui assistent à son ensevelissement et qui sonttémoins de la résurrection. Seul saint Luc la nomme dès la prédicationgaliléenne de Jésus, juste après le passage qui rapporte l’onction de lafemme pécheresse :

Les Douze étaient avec lui, ainsi que quelques femmesqui avaient été guéries d’esprits mauvais et de maladies :Marie, appelée la Magdaléenne, de laquelle étaient sortissept démons, [. . .] et plusieurs autres qui les assistaient deleurs biens 13.

Le chiffre sept étant celui de la perfection, on comprend que laprésence de « sept démons » signifie une emprise totale du péché ;c’est de cet abîme du mal que Marie de Magdala a été sauvée. Il estdonc permis de la rapprocher de la femme pécheresse dont Jésus dit :« Ses péchés, ses nombreux péchés, lui seront remis parce qu’elle amontré beaucoup d’amour 14. » Jésus insiste sur le nombre de ses péchésafin de faire comprendre à son auditoire l’ampleur de la dette qu’il luiremet en raison de son grand amour ; c’est aussi à cela que lui sert laparabole insérée dans la discussion, dans laquelle le débiteur auquel on11. Jn 11, 3. « Marie oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et

la maison s’emplit de la senteur du parfum. »12. Lc 7, 37. « Une femme, qui dans la ville était une pécheresse, apporta un vase

de parfum, et se plaçant par-derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à luiarroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux. »13. Lc 8, 1-3.14. Lc 7, 47.

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remet une dette de cinq cents deniers a plus d’amour pour le créanciermiséricordieux que celui auquel on remet une dette de cinquante 15.De même, l’évangéliste précise le nombre des démons qui possédaientMarie de Magdala afin de mieux faire comprendre ce qui la pousse àsuivre Jésus : parce qu’il l’a délivrée d’un mal si grand, elle a consciencede tout lui devoir et elle lui montre tout son amour en le suivant sur saroute, jusqu’à la folie de la croix.

Outre cette mention de saint Luc qui nous révèle au chapitre 8la miséricorde dont a bénéficié Marie de Magdala, comme la femmepécheresse du chapitre 7, Marie de Magdala n’est mentionnée par lesévangélistes qu’en deux endroits : au pied de la croix et au sépulcre.Point n’est besoin de souligner le courage qu’il a fallu à cette femmepour braver la violence des soldats et les moqueries des passants ; cetteaudace de l’amour est aussi celle qui pousse la femme pécheresse àaccomplir le geste, jugé indécent par Simon le Pharisien, d’oindre lespieds du Christ et de les essuyer avec ses cheveux. Elle se retrouve, iciencore, aux pieds du Christ, toujours aussi décidée à lui rendre amourpour amour.

Fidèle jusqu’au bout de l’épreuve, sainte Marie-Madeleine reçoitpour récompense d’être le premier témoin de la résurrection du Christ,avec les autres saintes femmes dans les Évangiles synoptiques, maisseule dans l’Évangile selon saint Jean. Chez saint Marc et saint Mat-thieu, le motif de leur visite au tombeau est précisé : « Quand le sabbatfut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé ache-tèrent des aromates pour aller oindre le corps 16. » Saint Luc reprendcette mention en indiquant qu’elles avaient déjà préparé les aromatesla veille :

Puis elles s’en retournèrent et préparèrent aromates etparfums. Et le sabbat, elles se tinrent en repos, selon leprécepte. Le premier jour de la semaine, à la pointe de l’au-rore, elles allèrent à la tombe, portant les aromates qu’ellesavaient préparés 17.

Le mot « parfums » utilisé par saint Luc est le même que celuiqu’il utilisait en décrivant l’onction de la pécheresse pardonnée : mÔronqui désigne un parfum pur. Quant à saint Marc, il annonçait déjà le15. Lc 8, 41-43.16. Mc 16, 1.17. Lc 23, 56 - 24,1.

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Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée

geste des saintes femmes en racontant l’onction à Béthanie : « Elle afait ce qui était en son pouvoir : d’avance elle a parfumé (murÐsai) moncorps pour l’ensevelissement 18. » Jésus reconnaît ainsi à ce geste unevaleur prophétique, qui annonce non seulement sa mort mais aussi sarésurrection : s’il y a besoin de parfumer « d’avance » le corps pourl’ensevelissement, c’est précisément parce qu’au moment où les saintesfemmes voudront accomplir l’onction funéraire, elles en seront empê-chées par l’absence du corps. Le geste de Marie de Magdala accomplitcelui de la femme qui oint Jésus lors du repas chez Simon ; c’est pour-quoi la tradition y voit une seule et même femme, car spirituellement,Jésus lui-même reconnaît que c’est un seul et même acte.

En raison de sa volonté d’oindre le corps de Jésus, volonté qui lapousse à se rendre au tombeau le plus tôt possible et qui lui vaut d’êtrele premier témoin de la résurrection, sainte Marie-Madeleine est trèssouvent représentée avec un flacon de parfum à la main, même dansla tradition orientale, qui pourtant ne reconnaît pas en elle l’auteur del’onction chez Simon. On en a un exemple frappant dans l’édicule duSaint-Sépulcre à Jérusalem, où, en vénérant le tombeau du Christ, onpeut admirer une icône de sainte Marie-Madeleine portant à la mainun flacon de nard. C’est dire à quel point la figure de sainte Marie-Madeleine est inséparable du geste de parfumer le corps de Jésus.

Finalement, c’est toujours aux pieds du Christ que l’on trouve sainteMarie-Madeleine : pour les parfumer et les essuyer avec ses cheveux ;pour se tenir près de sa croix ; pour se jeter à ses pieds lorsqu’elle lereconnaît dans le jardin de la résurrection, geste qui suscite de sa partle fameux « Noli me tangere 19. »

c Deux tombeaux, deux résurrections : Marie de Béthanie,Marie de Magdala

Il nous reste à montrer la convenance de l’identification entre Mariede Béthanie et Marie de Magdala. Bien que l’identité de leurs prénomsoffre un indice d’identité des vocations, elle ne suffit pas en elle-mêmepour affirmer qu’il s’agit d’une seule et même femme, étant donnéela fréquence de ce prénom dans les Évangiles, notamment parmi lesfemmes qui suivent Jésus et sont présentes à sa Passion : « Or près de la18. Mc 14, 8.19. « Ne me touche pas » (Jn 20, 17).

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croix de Jésus se tenaient sa mère 20 et la sœur de sa mère, Marie, femmede Clopas, et Marie de Magdala 21 » Il est cependant intéressant deremarquer que saint Jean ne cite que Marie de Magdala comme témoinde la résurrection, là où les synoptiques l’y placent parmi les saintesfemmes. Il lui donne donc un rôle tout particulier dans la résurrection,qui lui vaut d’être appelée Apostola Apostolorum, l’Apôtre des Apôtres,par saint Thomas d’Aquin 22 entre autres.

Il est remarquable que, dans l’Évangile selon saint Jean, la Passiondu Christ est encadrée par l’onction de Marie de Béthanie, qui la pré-cède immédiatement, et par la venue de Marie de Magdala, qui la suitimmédiatement. Nous avons déjà fait remarquer que l’onction accom-plie par Marie de Béthanie prophétise l’onction funéraire que Marie deMagdala cherchera à accomplir sans y parvenir ; nous voulons main-tenant mettre en évidence un autre aspect, qui n’est présent que chezsaint Jean : l’annonce de la résurrection dont sainte Marie-Madeleinesera le premier témoin.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’onction de Béthaniechez saint Jean fait référence à la résurrection de Lazare. Plus exacte-ment, le récit de l’onction est inclus entre deux mentions de la résurrec-tion de Lazare, elles-mêmes incluses entre deux mentions du complotourdi contre Jésus. Ainsi, nous avons : « Dès ce jour-là donc, ils ré-solurent de le tuer. [. . .] Les grands prêtres et les Pharisiens avaientdonné des ordres : si quelqu’un savait où il était, il devait l’indiquer,afin qu’on le saisît 23 », suivi immédiatement de « Six jours avant laPâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, que Jésus avait ressus-cité d’entre les morts 24 ») ; puis le récit de l’onction faite par Marie,et enfin : « La grande foule des Juifs apprit qu’il était là et ils vinrent,pas seulement pour voir Jésus, mais aussi pour voir Lazare, qu’il avaitressuscité d’entre les morts 25 », suivi immédiatement de « Les grandsprêtres décidèrent de tuer aussi Lazare, parce que beaucoup de Juifs, àcause de lui, s’en allaient et croyaient en Jésus 26. »20. Saint Jean ne précise jamais son nom ; ce n’est que par les Évangiles synop-

tiques que nous savons qu’elle s’appelle, elle aussi, Marie.21. Jn 19, 25.22. Saint Thomas d’Aquin, In Ioannem Evangelistam Expositio, c. XX, L. III, 6.23. Jn 11, 53-57.24. Jn 11, 1.25. Jn 11, 9.26. Jn 11, 10.

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Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée

L’imminence de la mort de Jésus est donc au cœur de l’onction ac-complie par Marie, comme nous l’avons déjà vu puisque Jésus l’évoquelui-même : « C’est pour le jour de ma sépulture qu’elle devait garder ceparfum 27 ». Mais cette onction, intégrée à l’intrigue de la Passion, estenserrée encore plus étroitement par le rappel insistant de la résurrec-tion de Lazare : elle annonce donc autant sa résurrection que sa mort.Si l’on se penche sur le chapitre précédent de l’Évangile selon saintJean, on remarque d’ailleurs que la résurrection de Lazare est présen-tée comme cause ou du moins comme catalyseur de la décision de tuerJésus : en dernière instance, ce qui pousse les grands prêtres à prendrela décision finale de le faire mourir, c’est la crainte que la résurrectionde Lazare, ou d’autres signes encore plus prodigieux, attirent trop depersonnes à la suite de Jésus 28. Mais, si la résurrection de Lazare asa part dans la mise à mort de Jésus, la mort de Lazare est l’occasionpour Jésus d’annoncer sa propre résurrection à sainte Marthe, à qui ildispense une véritable catéchèse sur la résurrection. Tandis que Martheexprime la foi juive en la résurrection des morts « au dernier jour »,Jésus se définit lui-même comme étant la résurrection et la vie, sourcede vie éternelle pour quiconque croit en lui 29.

Or, dans cette résurrection annonciatrice de celle du Christ, Mariede Béthanie joue un rôle analogue à celui de Marie de Magdala au matinde Pâques. D’abord, on la voit pleurer devant le tombeau, déplorant laperte de l’être aimé :

Arrivée là où était Jésus, Marie, en le voyant, tomba àses pieds et lui dit : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frèrene serait pas mort ! » Lorsqu’il la vit pleurer, et pleureraussi les Juifs qui l’avaient accompagnée, Jésus frémit enson esprit et se troubla. (Jn 11, 32-33.)

27. Jn 12, 7.28. « Beaucoup d’entre les Juifs qui étaient venus auprès de Marie et avaient vu

ce qu’il avait fait, crurent en lui. Mais certains s’en furent trouver les Pharisienset leur dirent ce qu’avait fait Jésus. Les grands prêtres et les Pharisiens réunirentalors un conseil : "Que faisons-nous ?" disaient-ils, "cet homme fait beaucoup designes. Si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et ilssupprimeront notre Lieu Saint et notre nation."[. . .] Dès ce jour-là donc, ils résolurentde le tuer. » (Jn 11, 45-48.53).29. « "Je sais, dit Marthe, qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour."

Jésus lui dit : "Moi, je suis la résurrection et la vie. Qui croit en moi, même s’ilmeurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Le crois-tu ?" »(Jn 11, 24-26.)

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Marie se tenait près du tombeau, au-dehors, tout enpleurs. [. . . ] « On a enlevé mon Seigneur et je ne sais pasoù on l’a mis. »(Jn 20-13.)

Comme dans l’épisode de l’onction chez Simon le Pharisien, on re-trouve sainte Marie-Madeleine en larmes aux pieds de Jésus ; cette at-titude fréquente chez elle, qui a donné lieu à l’expression « pleurercomme une madeleine », n’est pas du sentimentalisme mais l’extrêmesensibilité que donne l’amour dans les cœurs dont il s’empare. À ceslamentations répondent les larmes du Christ lui-même, qui en un senssont déjà celles de l’agonie :

Jésus versa des larmes. Les Juifs dirent alors : « Voyezcomme il l’aimait ! » Mais quelques-uns d’entre eux dirent :« Ne pouvait-il pas, lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle,faire aussi que celui-ci ne mourût pas 30 ? »

A ces doutes exprimés par l’entourage, proches de ceux des passantslors de la crucifixion de Jésus, s’oppose la confiance de Marie, qui nedit plus rien alors que sa sœur Marthe essaie de raisonner Jésus : « Sei-gneur, il sent déjà : c’est le quatrième jour 31. » Marie, elle, se contentede regarder, de pleurer et d’espérer contre toute espérance, tout commeMarie de Magdala au pied de la croix et devant le tombeau.

Enfin, Marie de Béthanie joue un rôle de témoin semblable à celuide Marie de Magdala : elle incite les autres à venir eux-mêmes auprèsdu tombeau pour constater la résurrection. Au moment de la résurrec-tion de Lazare, c’est parce qu’ils ont suivi Marie (et non Marthe, quiétait sortie seule à la rencontre de Jésus) que les témoins assistent àla résurrection : « Beaucoup d’entre les Juifs qui étaient venus auprèsde Marie et avaient vu ce qu’il avait fait, crurent en lui 32. » De même,Marie de Magdala appelle les disciples à venir constater au sépulcrela disparition du corps de Jésus : « Elle court alors et vient trouverSimon-Pierre, ainsi que l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elleleur dit : "On a enlevé le Seigneur du tombeau et nous ne savons pas oùon l’a mis 33" » Puis, lorsque Jésus ressuscité se manifeste à elle, il lacharge expressément de propager la nouvelle : « "Mais va trouver mes30. Jn 11, 35-37.31. Jn 11, 39.32. Jn 11, 45.33. Jn 20, 2.

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Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée

frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieuet votre Dieu". Marie de Magdala vient annoncer aux disciples : "J’aivu le Seigneur et voilà ce qu’il m’a dit 34". »

II La bien-aimée du ChristAprès avoir établi l’unité au moins spirituelle et symbolique entre

les trois femmes que l’on réunit sous le nom de sainte Marie-Madeleine,nous voudrions montrer comment celle-ci accomplit la figure de la fian-cée du Cantique des Cantiques. La liturgie nous y aide, puisque lapremière lecture de la messe de sainte Marie-Madeleine est tirée duCantique des Cantiques, et les nocturnes de l’office en proposent d’en-core plus larges extraits.

a Le nard et son parfum

Nous l’avons vu, le parfum est sans cesse associé à sainte Marie-Madeleine, qu’il s’agisse d’en oindre le Christ à Béthanie ou au sépulcre.Il est encore plus présent dans le Cantique, associé généralement à labien-aimée qui offre ses parfums à son bien-aimé. Il serait fastidieuxde recenser systématiquement les occurrences des mots « parfum »,« nard » et autres « myrrhe » et « aromates » dans le Cantique desCantiques ; on constate en tout cas que les mots employés dans le textede la Septante sont les mêmes que ceux que nous avons vu employésdans les Évangiles au sujet de l’onction chez Simon et de l’onctionprojetée au sépulcre.

On peut ainsi relire Ct 1, 12 : « Tandis que le roi est en son enclos,mon nard (n�rdoc) donne son parfum (æsm�n) » dans la perspectivede Jn 12, 3 : « Alors Marie, prenant une livre d’un parfum de nard(n�rdou) pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avecses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur (æsm¨c) du parfum(mÔrou). » Le parfum est donc répandu en raison de la présence du« roi » bien-aimé, pour lui faire honneur et surtout pour répondre àl’amour que lui-même a donné le premier. Car le parfum, c’est d’abordlui qui le répand, tel un « sachet de myrrhe 35 », comme l’indique leCantique dès le début : « L’arôme de tes parfums est exquis ; ton nom34. Jn 20, 17-18.35. Ct 1, 13.

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est une huile qui s’épanche 36. » Cette réciprocité de l’onction, si l’onpeut dire, se retrouve dans la liturgie de la messe de sainte Marie-Madeleine, dont le graduel cite le psaume 44 : « Propterea unxit teDeus, Deus tuus, oleo laetitiae 37. »

Ointe par l’amour de Dieu, la bien-aimée peut alors lui rendre amourpour amour, et dans tout le texte du Cantique il est question de ré-pandre pour lui le nard, la myrrhe et les aromates, qui envahissent nonseulement « la maison » comme dans le texte de saint Jean, mais mêmele paysage entier : « J’irai à la montagne de la myrrhe, à la colline del’encens 38. » Cette montagne, identifiée par le Targum au Mont Mo-riyya, pourrait tout aussi bien désigner pour sainte Marie-Madeleinele Golgotha, où elle se rend au matin du troisième jour munie de sesparfums.

b Le gaspillage et la meilleure part

Devant cet amour si puissant qu’il se répand partout et envahit toutlieu, même le tombeau, de sa bonne odeur, il n’y a pas à s’étonner dela réponse de la bien-aimée : « À son ombre désirée je me suis assise,et son fruit est doux à mon palais 39. » Dès lors, ne nous étonnonspas de trouver notre sainte assise « à l’ombre désirée » de Jésus poury recevoir les doux fruits de son enseignement : « [Marthe] avait unesœur appelée Marie, qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutaitsa parole 40. » La bien-aimée ne désire que la présence de son bien-aimé,et lorsqu’elle l’a obtenue, elle n’attend rien d’autre, comme le suggèrela troisième leçon des Nocturnes de l’office de sainte Marie-Madeleine :« Je te conduirais, je t’introduirais dans la maison de ma mère, tum’enseignerais 41 ! » Jésus une fois entré dans la maison de Marthe etde Marie, cette dernière n’a plus qu’à se laisser enseigner, éprise d’une36. Ct 5, 1. Cette traduction de la Bible de Jérusalem, établie à partir du texte

hébreu, diffère quelque peu de la version de la Septante, qui porte : « kaÈ æsm�mÔrwn sou Ípàr p�nta t� �r¸mata, mÔron âkkenwjàn înom� sou », que l’on pourraittraduire : « Et la senteur (æsm�) de tes parfums (mÔrwn) surpasse tous les aromates(�r¸mata), ton nom est un parfum (mÔron) qui se vide. » Ainsi, la version de laSeptante use du même lexique que celui que nous avons déjà relevé lorsqu’il estquestion de sainte Marie-Madeleine et de ses parfums.37. « C’est pourquoi Dieu, ton Dieu, t’a ointe d’une huile d’allégresse. » (Ps 44, 8.)38. Ct 4, 6.39. Ct 2, 3.40. Lc 10, 39.41. Ct 8, 2.

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sainte jalousie qui lui fait préférer cette contemplation à toute activité.Cet amour jaloux s’exprime ainsi dans la première lecture de la messe desainte Marie-Madeleine, dans le missel de 1962 : « Mets-moi comme unsceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras. Car l’amour est fortcomme la Mort, la jalousie inflexible comme le Shéol 42. » Rappelonsici que la jalousie, en grec z¨loc qui donne « zèle » en français, désignela volonté d’une possession exclusive. Celle-ci est peccamineuse si elleest tournée vers une créature, mais la jalousie de Dieu envers l’homme,c’est-à-dire la volonté que l’homme n’appartienne qu’à Dieu, est bonneet salutaire car elle est conforme à la fin de l’homme et vise donc sonbien, qui est précisément d’appartenir à Dieu. Malgré l’incompréhensionde sa sœur, on voit Marie dévorée par ce zèle auquel elle se livre toutentière : « Marthe, Marthe, tu te soucies et t’agites pour beaucoup dechoses ; pourtant il en faut peu, une seule même. C’est Marie qui achoisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée 43. »

Le choix de Marie, opposé à l’activisme de sa sœur, est critiqué sousune autre forme par Judas lors de l’onction de Béthanie : commentpeut-on gaspiller pour Jésus un parfum qui aurait pu rapporter unesi grande somme d’argent, laquelle aurait pu être utile aux pauvres ?Là encore, Jésus donne raison à Marie : « Laisse-la : c’est pour lejour de ma sépulture qu’elle devait garder ce parfum. Les pauvres, eneffet, vous en aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pastoujours 44. » Le service exclusif de Jésus ne s’oppose pas au servicedes pauvres, que Judas défendait d’ailleurs hypocritement, comme leprécise l’évangéliste : « Mais il dit cela non par souci des pauvres, maisparce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on ymettait 45. » Ce qui se fait passer pour un souci légitime des pauvrescache en réalité la convoitise ; c’est ce qui finit toujours par arriverlorsque des logiques mondaines et utilitaristes supplantent la gratuitéévangélique selon laquelle « Dieu premier servi » ne l’est jamais audétriment de l’amour du prochain, mais à son service, même lorsquecela est le moins visible. Cet amour gratuit et surabondant est toujoursun signe de contradiction, comme le montre la réaction de Judas qui,dès le chapitre suivant, s’empresse d’aller livrer Jésus 46.42. « Pone me ut signáculum super cor tuum, ut signáculum super bráchium

tuum : quia fortis est ut mors diléctio, dura sicut inférnus æmulátio. » (Ct 8, 6.)43. Lc 10, 41-42.44. Jn 12, 7-8.45. Jn 12, 6.46. Jn 13, 2 et Jn 13, 21-30.

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Ainsi, sainte Marie-Madeleine, saisie par la surabondance gratuitede l’amour du Christ, est comme la bien-aimée qui se donne tout entièreà son bien-aimé. Dans l’attitude de Marie assise aux pieds de Jésus pourl’écouter ou gaspillant pour lui le parfum le plus précieux, on peut voirune figure de la vie consacrée qui, défiant l’utilitarisme du monde, sedépense entièrement dans la contemplation du Bien-Aimé.

C’est la réponse toujours valable à la question que seposent tant de personnes, même de bonne foi, sur l’actua-lité de la vie consacrée : ne pourrait-on engager son exis-tence de manière plus efficace et rationnelle pour l’amélio-ration de la société ? Voici la réponse de Jésus : « Laisse-la faire. » Pour qui reçoit le don inestimable de suivre deplus près le Seigneur Jésus, il paraît évident qu’Il peut etdoit être aimé d’un cœur sans partage, que l’on peut Luiconsacrer toute sa vie et pas seulement certains gestes, cer-tains moments ou certaines activités. Le parfum précieuxversé comme pur acte d’amour, et donc en dehors de touteconsidération « utilitaire », est signe d’une surabondance degratuité, qui s’exprime dans une vie dépensée pour aimer etpour servir le Seigneur, pour se consacrer à sa personne età son Corps mystique. Cette vie « répandue » sans compterdiffuse un parfum qui remplit toute la maison. Aujourd’huinon moins qu’hier, la maison de Dieu, l’Église, est ornée etenrichie par la présence de la vie consacrée 47.

Ainsi, dans son exhortation apostolique Vita consecrata, le papesaint Jean-Paul II soulignait la nécessité de reconnaître dans l’acte ap-paremment inutile de Marie une « bonne œuvre 48 », celle du serviceexclusif de l’amour du Bien-Aimé.

c Du Golgotha au Saint-Sépulcre

Éprise d’un amour exclusif pour celui auquel elle doit son salut,sainte Marie-Madeleine le suit non seulement à travers la Galilée, maisjusqu’à la croix, alors que tous les disciples sauf saint Jean se sont enfuis.L’hymne des secondes vêpres de l’office du 22 juillet rend hommage aucourage de cette femme qui brave la violence des gardes pour se tenirauprès de son Seigneur :

47. Saint Jean-Paul II, Vita consecrata, exhortation apostolique du 25 mars 1996.48. Mt 26, 10.

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Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée

Astare non timet cruci,Sepulcro inhaeret anxia,Truces nec horret milites :Pellit timorem caritas 49

La bien-aimée décrite par le Cantique des Cantiques, elle aussi, osebraver les outrages pour être réunie à son bien-aimé : « Les gardesm’ont rencontrée, ceux qui font la ronde dans la ville. Ils m’ont frappée,ils m’ont blessée, ils m’ont enlevé mon manteau, ceux qui gardent lesremparts 50. » Ce qu’endure ici la bien-aimée, sainte Marie-Madeleinene l’a pas vécu dans sa chair, mais dans son union à la Passion deJésus, qui lui aussi a été frappé, blessé, dépouillé de ses vêtements parles soldats. De même que le Cœur Immaculé de Marie a été transpercépar la lance qui transperça le Cœur de son Fils, de même que la Mèredu Christ « n’a pas eu besoin de la mort pour mériter la palme dumartyre sous la croix du Seigneur 51 », de même – à un autre degrécertes – Marie-Madeleine a vécu comme pour elle-même les violencesinfligées à son Seigneur :

Lorsque les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent sesvêtements et firent quatre parts, une part pour chaque sol-dat, et la tunique. Or la tunique était sans couture, tisséed’une pièce à partir du haut ; ils se dirent donc entre eux :"Ne la déchirons pas, mais tirons au sort celui qui l’aura" :afin que l’Écriture fût accomplie : Ils se sont partagé meshabits, et mon vêtement, ils l’ont tiré au sort. Voilà donc ceque firent les soldats. Or près de la croix de Jésus se tenaientsa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, etMarie de Magdala 52.

Mais, bien que privée de son bien-aimé, la bien-aimée ne cesse pasde répondre à son appel : « Je dors, mais mon cœur veille. . .C’est lavoix de mon bien-aimé ! Il frappe 53 ! », « La voix de mon bien-aimé !49. « Elle ne craint pas de se tenir au pied de la croix, / Inquiète, elle s’attache au

sépulcre, / Elle n’a pas peur des farouches soldats : / L’amour chasse la crainte. »50. Ct 5, 7.51. Antienne de communion de la messe de Notre-Dame des Sept Douleurs (15

septembre) : « Felices sensus beatae Mariae Virginis, qui sine morte merueruntmartyrii palmam sub Cruce Domini. » (« Heureux le cœur de la bienheureuseVierge Marie, qui n’a pas eu besoin de la mort pour mériter la palme du martyresous la croix du Seigneur. »)52. Jn 19, 23-25.53. Ct 5, 2. (Traduction liturgique de la Bible.)

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C’est lui, il vient. . .Il bondit sur les montagnes, il court sur les collines,[. . .] Il parle, mon bien-aimé, il me dit : Lève-toi, mon amie, ma toutebelle, et viens 54. . . » Alors, contre toute espérance, Marie fait ce qu’ellea toujours fait à l’appel du maître. « [Marthe] s’en alla appeler sa sœurMarie, lui disant en secret : « Le Maître est là et il t’appelle. » Celle-ci,à cette nouvelle, se leva bien vite et alla vers lui 55. » C’est bien cequ’elle fait une fois de plus, avant même le lever du jour, dès que la findu sabbat lui permet de porter les aromates au tombeau.

Pas plus que les disciples, sans doute, Marie-Madeleine n’a vraimentcompris ce que Jésus voulait dire lorsqu’il avait annoncé sa propre ré-surrection ; mais l’espérance et la foi en sa parole la poussent à le re-chercher et à entraîner les disciples dans cette recherche. On les voitainsi tous courir :

[Marie de Magdala] court alors et vient trouver Simon-Pierre, ainsi que le disciple, celui que Jésus aimait [. . .].Pierre sortit donc, ainsi que l’autre disciple, et ils se ren-dirent au tombeau. Ils couraient tous les deux ensemble.L’autre disciple, plus rapide que Pierre, le devança à lacourse et arriva le premier au tombeau 56.

Dans cette course vers le tombeau, on entend l’écho du Cantique desCantiques, dans la version de la Septante : « A ta suite nous courons àl’odeur de tes parfums 57. » Or l’odeur des parfums vers laquelle courentles disciples, ce n’est pas seulement celle des aromates dont il a été ointpar Nicodème 58, mais c’est la bonne odeur d’un corps qui en trois joursn’a pas eu le temps de connaître la corruption avant de ressusciter 59,contrairement à celui de Lazare, dont l’évangéliste avait pris soin denous préciser par la bouche de Marthe : « Seigneur, il sent déjà ; c’estle quatrième jour 60. »54. Ct 2, 8-10.55. Jn 11, 28-29.56. Jn 20, 2-4.57. Ct 1, 12 : « æpÐsw sou eÊc æsm�n mÔrwn sou dramoÜmen }.58. « Nicodème – celui qui précédemment était venu, de nuit, trouver Jésus – vint

aussi, apportant un mélange de myrrhe et d’aloès, d’environ cent livres. Ils prirentdonc le corps de Jésus et le lièrent de linges, avec les aromates, selon le mode desépulture en usage chez les Juifs. » (Jn 19, 39-40.)59. « Tu ne peux m’abandonner à la mort, ni laisser ton ami voir la corruption. »

(Ps 15, traduction liturgique de la Bible)60. Jn 11, 39.

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Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée

d « Tenui nec dimittam » et « Noli me tangere »

Lève-toi, ma bien-aimée, ma belle, viens-t’en. Car voilàl’hiver passé, c’en est fini des pluies, elles ont disparu. Surnotre terre les fleurs se montrent. La saison vient des gais re-frains, le roucoulement de la tourterelle se fait entendre surnotre terre. Le figuier forme ses premiers fruits et les vignesen fleur exhalent leur parfum. Lève-toi, ma bien-aimée, mabelle, viens-t’en 61.

La voix du Bien-Aimé, annonçant déjà qu’il a vaincu la mort, estencore inaudible pour sa bien-aimée, qui ne trouve qu’un tombeau vide.La première lecture de la messe de sainte Marie-Madeleine nous inviteainsi à faire le parallèle entre la recherche du fiancé par sa fiancée et larecherche du Christ par Marie-Madeleine :

Sur mon lit, la nuit, j’ai cherché celui que mon âme dé-sire ; je l’ai cherché ; je ne l’ai pas trouvé. Oui, je me lèverai,je tournerai dans la ville, par les rues et les places : je cher-cherai celui que mon âme désire ; je l’ai cherché ; je ne l’aipas trouvé. Ils m’ont trouvée, les gardes, eux qui tournentdans la ville : "Celui que mon âme désire, l’auriez-vous vu ?"À peine les avais-je dépassés, j’ai trouvé celui que mon âmedésire : je l’ai saisi et ne le lâcherai pas 62.

La forme ordinaire du rite romain accentue ce parallèle en lisant,après ce passage du Cantique, le passage de l’Évangile selon saintJean dans lequel Marie-Madeleine cherche le corps disparu de Jésus(Jn 20, 1.11-18). Comme le chapitre 3 du Cantique, le chapitre 20 desaint Jean commence de nuit, et l’évangéliste insiste sur ce point : « Lepremier jour de la semaine, Marie Madeleine se rend au tombeau degrand matin ; c’était encore les ténèbres 63. » Dans sa recherche, ellesollicite d’abord les deux disciples puis les deux anges, leur disant ensubstance la même chose : « On a enlevé le Seigneur de son tombeau,et nous ne savons pas où on l’a déposé 64 », « On a enlevé mon Sei-gneur, et je ne sais pas où on l’a déposé 65 », tout comme la fiancée du61. Ct 2, 10-13.62. Ct 3, 1-4a. (Traduction liturgique de la Bible.)63. Jn 20, 1. (Traduction liturgique de la Bible.) C’est nous qui soulignons.64. Jn 20, 2. (Traduction liturgique de la Bible.)65. Jn 20, 13. (Traduction liturgique de la Bible.)

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Cantique s’adresse aux gardes pour leur demander : « Celui que monâme désire, l’auriez-vous vu 66 ? »

Vient ensuite la rencontre avec le bien-aimé : « À peine les avais-jedépassés, j’ai trouvé celui que mon âme désire : je l’ai saisi et ne lelâcherai pas 67. » Ce « je l’ai saisi et ne le lâcherai pas », que le latinrend simplement par « tenui nec dimittam », est le geste naturel decelle qui, au terme d’une recherche éprouvante, s’élance et touche sonbien-aimé, tant pour profiter de sa présence enfin retrouvée que pourl’empêcher de se retirer de nouveau. C’est aussi le geste de sainte Marie-Madeleine, comme on peut le déduire de la réaction de Jésus qui luienjoint de pas le toucher.

Jésus lui dit alors : « Marie ! » S’étant retournée, elle luidit en hébreu : « Rabbouni ! », c’est-à-dire : Maître. Jésusreprend : « Ne me retiens pas, car je ne suis pas encoremonté vers le Père. Va trouver mes frères pour leur dire queje monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu etvotre Dieu 68. »

Cette scène connue sous le nom de Noli me tangere (« Ne me touchepas ») met en valeur le geste de Marie-Madeleine que toute une tra-dition picturale représente aux pieds de Jésus, tentant de s’accrocherà lui tandis qu’il l’empêche de mettre la main sur lui. Jésus expliquelui-même ce refus d’être touché : « Je ne suis pas encore monté vers lePère. » Il confirme donc, en un sens, la crainte de Marie-Madeleine :son bien-aimé va de nouveau se retirer ; ce sera l’Ascension, par laquelleil sera caché aux yeux de ses disciples. De même, l’épouse du Cantique,après cette première rencontre avec son bien-aimé, se retrouve sans luideux chapitres plus tard : « J’ai ouvert à mon bien-aimé, mais tournantle dos, il avait disparu ! Sa fuite m’a fait rendre l’âme. Je l’ai cherché,mais ne l’ai point trouvé, je l’ai appelé, mais il n’a pas répondu 69 ! »

Mais, pour sainte Marie-Madeleine, la nouvelle absence du bien-aimé se distingue de la première, car elle donne lieu à une missiond’annonce : « Marie Madeleine s’en va donc annoncer aux disciples :"J’ai vu le Seigneur !", et elle raconta ce qu’il lui avait dit 70. » En-voyée en mission, elle est la première à porter la Bonne Nouvelle de la66. Ct 3, 3. (Traduction liturgique de la Bible.)67. Ct 3, 3. (Traduction liturgique de la Bible.)68. Jn 20, 16-17. (Traduction liturgique de la Bible.)69. Ct 5, 6.70. Jn 20, 18. (Traduction liturgique de la Bible.)

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Sainte Marie-Madeleine, la bien-aimée

résurrection à ceux que Jésus appelle ici pour la première fois « mesfrères ». « Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messa-ger qui annonce la paix, du messager de bonnes nouvelles qui annoncele salut 71. » - « Que tes pieds sont beaux dans tes sandales, fille deprince 72 ! »

III « L’autre Marie » : Épouse, Église et nouvelleEve

Notre méditation sur sainte Marie-Madeleine comme accomplissantl’épouse du Cantique serait cependant incomplète si nous ne la repla-cions dans la perspective plus large ; car, bien que la liturgie de sa fêteassimile sainte Marie-Madeleine à la bien-aimée, cette dernière a en-core plus fréquemment été identifiée par la tradition à la Vierge Marieou bien à l’Église, ce qui revient au même. Il nous faut donc indiquerquelle place peut tenir la figure de sainte Marie-Madeleine dans cettetradition.

a Marie-Madeleine, nouvelle Ève

Traditionnellement, c’est bien sûr la Vierge Marie que l’on nomme« la nouvelle Ève », depuis les Pères de l’Église, et elle mérite évidem-ment ce titre au plus haut point, car son acquiescement au projet deDieu renverse le refus posé par Ève 73 ; là où, par Ève, tous les hommessont voués au péché et à la mort, par Marie entre dans le monde celuiqui sauve tous les hommes du péché en se montrant vainqueur de lamort.

Néanmoins, sainte Marie-Madeleine mérite aussi ce titre. On entrouve des indices dans les lectures de l’office de Matines pour le 22juillet ; la troisième leçon commence ainsi : « Quae est ista quae as-cendit de deserto, deliciis affluens et nixa super dilectum suum ? Subarbore malo suscitavi te, ibi corrupta est mater tua, ibi violata est gene-71. Is 52, 7.72. Ct 7, 2.73. Des exégètes pointilleux pourraient nous faire remarquer qu’Ève ne reçoit son

nom qu’après la chute et qu’au moment de celle-ci on ne peut donc pas l’appelerautrement que « la femme ». Parce que ce point n’intéresse pas directement notrepropos, nous en faisons abstraction et l’appelons partout « Ève » par commodité.

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trix tua 74 », verset que saint Jean de la Croix commente ainsi : « C’estsous un arbre que notre mère, la nature humaine, a été corrompue dansla personne de nos premiers parents, et sous un autre arbre, celui de lacroix, que nous avons été réparés. »

La présence de Marie-Madeleine au pied de la croix, nouvel arbre devie, est inséparable de sa présence au jardin de la résurrection, nouvelÉden où la vie se montre désormais plus forte que la mort. C’est biendans un jardin que se trouve le tombeau du Christ, comme l’attestel’Évangile selon saint Jean : « Or il y avait un jardin au lieu où il avaitété crucifié, et, dans ce jardin, un tombeau neuf, dans lequel personnen’avait encore été mis 75. »

L’image du jardin est omniprésent dans le Cantique des Cantiques.Après la vaine recherche dans « les rues et les places » de la ville, c’estau jardin que se fait la rencontre :

Que mon bien-aimé entre dans son jardin, et qu’il engoûte les fruits délicieux ! - J’entre dans mon jardin, masœur, ô fiancée, je récolte ma myrrhe et mon baume, jemange mon miel et mon rayon, je bois mon vin et monlait 76.

Ce jardin où l’on retrouve la myrrhe et le parfum, qui ruisselle demiel et de lait, c’est la Terre Promise tout entière ; c’est aussi la bien-aimée elle-même : « Elle est un jardin bien clos, ma sœur, ô fiancée ; unjardin bien clos, une source scellée 77. » Dans la rencontre des époux seretrouve en même temps le paradis perdu, dont on ne cesse de vanterles parfums et les « fruits les plus exquis 78 », tous ces fruits divers dontAdam et Ève ont si peu profité, obsédés qu’ils étaient par l’interdit quifrappait l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Et le Seigneur Dieu fit à l’homme ce commandement :« Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de

74. Ct 8, 5 : « Qui est celle-ci qui monte du désert, comblée de délices et appuyéesur son bien-aimé ? Sous le pommier je t’ai réveillé, là où ta mère a été corrompue,là où celle qui t’enfanta a été outragée. » Ici, la Vulgate diffère de la Septante et destraductions actuelles de la Bible, qui portent : « Sous le pommier je t’ai réveillé, làmême où ta mère te conçut, là où conçut celle qui t’a enfanté. »75. Jn 19, 41.76. Ct 4, 16 – 5, 1.77. Ct 4, 12.78. Ct 4, 13.

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l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeraspas, car, le jour où tu en mangeras, tu mourras 79. »

Le Cantique pressent que, pour entrer de nouveau dans ce « jardinbien clos », ce paradis désormais fermé à l’homme, il faut un hommenouveau : le Christ, seul capable de briser les verrous de la mort. Ainsi,les anges postés par Dieu pour garder l’entrée du paradis (« Il bannitl’homme et il posta devant le jardin d’Éden les chérubins et la flammedu glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie 80 ») sontdésormais présents pour ouvrir à la femme nouvelle l’entrée du tombeauvide : « L’Ange du Seigneur descendit du ciel et vint rouler la pierre,sur laquelle il s’assit 81. »

Marie-Madeleine elle-même, sans peut-être en avoir conscience, nousrévèle à quel point le face-à-face devant le sépulcre rejoue celui del’homme et de la femme primordiaux : elle prend Jésus « pour le jar-dinier 82 ». Or le premier jardinier, après Dieu lui-même qui « plantaun jardin à en Éden, à l’orient 83 », c’est Adam : « Le Seigneur Dieuprit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et legarder 84. » Sainte Marie-Madeleine n’a donc pas vraiment tort de re-connaître, dans le Christ ressuscité, vrai Dieu et vrai homme, le jardi-nier par excellence. Cette méprise, savoureuse au demeurant, est assezprésente dans l’iconographie relative à la manifestation du Christ res-suscité à sainte Marie-Madeleine : citons le vitrail au fond du chœurde l’église Saint-Étienne-du-Mont à Paris (tout en haut, à gauche ducouronnement de la Vierge Marie), où l’on voit le Christ sous un arbre,portant une pelle de jardinier, séparé par un arbre qui ressemble fort àun pommier 85 ; ou encore, la chaire de la basilique de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, dont le dernier panneau représente Jésus, une pelle àla main et des salades autour des pieds.

Le face-à-face de sainte Marie-Madeleine et de Jésus au jardin dela résurrection n’est donc pas seulement celui de Jésus et de Mariede Magdala, mais aussi celui d’Adam face à Ève, de l’homme face à la79. Gn 2, 16-17.80. Gn 3, 24.81. Mt 28, 2.82. Jn 20, 15.83. Gn 2, 8.84. Gn 2, 15.85. L’Écriture ne précise nulle part qu’il s’agisse d’un pommier, mais une tra-

dition occidentale assimilant le fruit défendu à une pomme rend significative lareprésentation d’un pommier dans le jardin de la résurrection.

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femme. Là où Adam, réveillé du sommeil profond dans lequel le Seigneurl’avait plongé, s’empresse de nommer celle qu’il trouve devant lui -« Celle-ci sera appelée « femme », car elle fut tirée de l’homme, celle-ci 86 ! », de même le Christ, réveillé par son Père du profond sommeil dela mort, appelle par son nom la femme qu’il trouve devant lui : « Jésuslui dit : "Marie 87" ! » Que la femme nouvelle soit nommée « Marie »n’est évidemment pas un hasard : car la femme par excellence, figurede l’Épouse mystique, s’appelle aussi Marie.

b Marie rachetée et Marie immaculée

Dans la Bible, le choix d’un nom n’est jamais fait au hasard. Trèssouvent chargé de significations étymologiques, le nom indique la voca-tion de celui qui le porte ; deux personnages dotés du même nom sontdonc liés dans une communauté de vocation, et sont à lire ensemble.C’est le cas, par exemple, pour le nom de Joseph : après le patriarcheJoseph qui conserve le blé nécessaire pour nourrir le peuple aux joursde famine, nous trouvons saint Joseph, chargé de garder Jésus, painde vie et sauveur de son peuple, mais aussi Joseph d’Arimathie, quilui aussi met à l’abri le Corps du Christ. Ces trois personnages, évi-demment distincts, partagent quelque chose dans la manière dont Dieua voulu les sanctifier ; en les regardant d’un même mouvement, nouscomprenons quelque chose du mystère salvifique du Christ.

Il en va de même, et de la façon la plus éminente, du nom de Marie,ce nom si cher aux chrétiens qu’il a l’honneur d’une fête (le 12 sep-tembre), comme celui de Jésus. Après la sœur de Moïse dans l’AncienTestament, le Nouveau Testament compte plusieurs femmes du nom deMarie : saint Marc mentionne « Marie mère de Jacques le petit et deJoset 88 » que la tradition a retenue sous le nom de « Marie Jacobé »,saint Jean mentionne « Marie, femme de Clopas 89 », saint Matthieuse contente de mentionner « l’autre Marie 90 » qui accompagne Ma-rie de Magdala au tombeau et que les exégètes identifient à la mère deJacques. Nous trouvons aussi Marie de Béthanie, sœur de Marthe, dansles Évangiles de saint Luc et de saint Jean ; nous ne revenons pas sur sonidentification avec Marie de Magdala. La seule Marie à être nommée86. Gn 2, 23.87. Jn 20, 16.88. Mc 15, 40.89. Jn 19, 25.90. Mt 27, 61 et Mt 28, 1.

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explicitement dans chacun des quatre Évangiles est Marie de Magdala ;même la Vierge Marie n’est désignée nommément que dans les Évan-giles synoptiques, tandis que saint Jean l’appelle toujours seulement« la mère de Jésus ».

Quelle serait donc la vocation commune à Marie de Magdala età Marie, mère de Jésus ? Il est évident que la vocation de la ViergeMarie est autrement plus importante que celle de Marie-Madeleine et ilne s’agit aucunement de hisser cette dernière à un niveau auquel nullecréature, hormis l’Immaculée, ne pourrait prétendre. Une fois cela posé :

Entendons Albert le Grand 91 nous attester pour sûrque, dans le monde de la grâce aussi bien que dans celuide la création matérielle 92, Dieu a fait deux grands astres,à savoir deux Maries, la Mère du Seigneur et la sœur deLazare : le plus grand, qui est la Vierge bienheureuse, pourprésider au jour de l’innocence ; le plus petit, qui est Mariela pénitente sous les pieds de cette bienheureuse Vierge 93,pour présider à la nuit en éclairant les pécheurs qui viennentcomme elle à repentir. Comme la lune par ses phases marqueles jours de fête à la terre 94, ainsi sans doute Madeleine, auciel, donne le signal de la joie qui éclate parmi les Anges deDieu sur tout pécheur faisant pénitence 95. 96

Ces lignes de Dom Guéranger, citant saint Albert le Grand, nousinvitent à contempler en ces deux Marie la profondeur de la miséri-corde divine. Il est évident que la miséricorde de Dieu se manifesteavec éclat lorsqu’il pardonne de « nombreux péchés » 97 et délivre lapécheresse de sept démons, jusqu’à faire d’elle le premier témoin de sarésurrection ; mais cette miséricorde se montre encore plus puissantedans l’Immaculée Conception de la Vierge Marie. Dans cette créatureconçue absolument sans péché, la miséricorde de Dieu se trouve à l’étatpur, pour ainsi dire ; nulle place en elle pour la plus petite trace de pé-ché, car la grâce de Dieu emplit tout et Marie, keqaritwmènh 98, pleine91. Saint Albert le Grand, Commentaire sur l’Évangile selon saint Luc, VII.92. Gn 1, 16.93. Ap 12, 1.94. Si 43, 7.95. Lc 15, 3.96. Dom Guéranger, L’Année liturgique.97. Lc 7, 47.98. Lc 1, 28.

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de grâce, débordante de grâce, non seulement ne peut abriter la moindreonce de péché, mais elle déverse au contraire cette grâce sur tous ceuxqui s’approchent d’elle. C’est pourquoi le père Molinié écrit, dans LeCourage d’avoir peur :

Marie a dû être sauvée par le Sang du Christ commeles membres de la famille humaine. Elle a seulement étésauvée d’une façon plus merveilleuse et parfaite. . . avantde contracter le péché. Mais elle a été sauvée d’un dangerréel. . . et le seul danger réel est celui de l’enfer.[. . .] Croyezqu’Elle le savait beaucoup mieux que nous 99.

La joie du Magnificat vient de cette conscience d’avoir été sauvéepar Dieu au plus haut point possible, dans la préservation parfaite dupéché. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus a eu cette intuition lorsqu’ellea compris que l’amour de la pécheresse pardonnée pouvait aussi être lesien, du moment qu’elle rendait grâce au Seigneur de l’avoir préservéed’une chute dont elle n’aurait même pas pu se relever :

Je reconnais que sans Lui, j’aurais pu tomber aussi basque Sainte Madeleine et la profonde parole de Notre-Seigneurà Simon retentit avec une grande douceur dans mon âme. . . Jele sais : « celui à qui on remet moins, aime moins » maisje sais aussi que Jésus m’a plus remis qu’à s. Madeleine,puisqu’il m’a remis d’avance, m’empêchant de tomber. [. . .]Il veut que je l’aime parce qu’il m’a remis, non pas beau-coup, mais TOUT. Il n’a pas attendu que je l’aime beaucoupcomme s. Madeleine, mais il a voulu que JE SACHE com-ment il m’avait aimée d’un amour d’ineffable prévoyance,afin que maintenant je l’aime à la folie !. . . J’ai entendu direqu’il ne s’était pas rencontré une âme pure aimant davan-tage qu’une âme repentante, ah ! que je voudrais faire mentircette parole 100 !

Elle avait donc bénéficié de la miséricorde, non pas moins que lesgrands pécheurs, mais plus qu’eux. Le père Molinié poursuit ainsi :

C’est exactement ce que sentait Marie : c’est à Elle queDieu a le plus remis, c’est Elle qui a coûté le plus cher

99. Père Marie-Dominique Molinié, o.p., Le courage d’avoir peur, Paris, Cerf,1975.100. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, Manuscrits au-tobiographiques, Manuscrit A.

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à Jésus-Christ. Marie est une pardonnée, plus que Marie-Madeleine : lorsqu’elles se regardaient, elles se regardaientcomme deux pardonnées qui se comprennent, car elles sevoyaient tirées du même abîme. L’une et l’autre ont verséles mêmes larmes sur les péchés de Marie-Madeleine : car lacontrition de cette dernière ne contemplait pas ses fautes,elle contemplait le cœur du Christ blessé par ses fautes ; etla compassion de Marie regardait le même cœur du Christ,elle versait les mêmes larmes que Marie-Madeleine – parceque l’Amour n’est pas aimé 101.

Sainte Marie-Madeleine et la Vierge Marie sont donc deux visagesde l’humanité rachetée par le Sang du Christ. Chacune de ces deuxfemmes joue un rôle dans l’enfantement de la vie nouvelle qui jaillitdans le monde par la venue du Christ : la Vierge Marie accueille enson sein l’Incarnation, Marie-Madeleine annonce la Résurrection ; l’unepermet à Dieu de prendre chair dans l’humanité, l’autre à l’homme deconnaître le mystère par lequel il accède à la vie divine. « N’est-elledonc pas également, par son nom de Marie et en participation de l’Im-maculée, l’Étoile de la mer, ainsi que le chantaient autrefois nos Églisesdes Gaules, lorsqu’elles rappelaient qu’en pleine subordination servanteet reine avaient été toutes deux principe d’allégresse en l’Église : l’uneengendrant le salut, l’autre annonçant la Pâque 102 ! » En répondantà l’appel de l’ange, la Vierge Marie permet à la joie de la rédemp-tion d’entrer dans le monde déchiré par le péché ; en se retournant àl’appel du Christ, Marie-Madeleine permet à cette même joie d’éclaterdans une victoire définitive sur la mort. Lorsque Jésus ressuscité lui dit« Marie 103 ! », elle n’entend pas seulement son propre nom mais aussicelui de la Mère de Dieu, et en l’entendant elle reconnaît Celui qui luiparle, le seul à pouvoir le prononcer avec autant d’amour.

101. Père Marie-Dominique Molinié, o.p., Le courage d’avoir peur, Paris, Cerf,1975.102. Dom Guéranger, L’Année liturgique.103. Jn 20, 16.

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c Marie-Madeleine et l’Église

Marie-Madeleine se trouve donc unie de manière particulière à Ma-rie, mère de Jésus. La Sainte Vierge a enfanté et nourri le corps physiquede Jésus ; l’Apôtre des Apôtres, en annonçant la Bonne Nouvelle de larésurrection, a contribué à la croissance de son Corps mystique, qui estl’Église. Toutefois, cette Église ne naît ni dans la crèche, ni dans le tom-beau vide, mais sur la croix. Ce n’est pas par hasard que l’on trouveles deux Marie réunies au pied de la croix du Christ. Elles n’y sontpas seules, puisque les divers Évangiles mentionnent d’autres saintesfemmes au pied de la croix. Néanmoins, parmi elles, seules Marie-Madeleine et la mère de Jésus se trouvent au centre d’autres épisodesévangéliques et prennent donc un certain relief en tant que person-nages à part entière. L’iconographie chrétienne ne s’y est pas trompée,qui représente généralement la crucifixion avec saint Jean d’un côté dela croix, la Vierge Marie de l’autre, et sainte Marie-Madeleine à genoux,la tête posée contre le bois de la croix. C’est à la croix qu’est engendréel’Église dans le Précieux Sang et l’eau du baptême jaillissant du côtéouvert du Christ ; c’est sur la croix que le Christ donne sa vie pour sonÉpouse et lui donne vie. Il convient donc de trouver au pied de la croixces deux figures de l’Église du Christ : Marie coopératrice de la rédemp-tion et Marie rachetée de ses sept démons ; Marie, donnée pour mère audisciple bien-aimé et à tous les croyants à travers lui, et Marie, premièreenfant de la jeune Église. En la Vierge Marie, nous voyons l’Église notremère immaculée, qui sans cesse enfante de nouvelles âmes à la grâce etles fortifie par des nourritures spirituelles ; en Marie-Madeleine, nousvoyons l’Église telle qu’elle apparaît dans chacun de ses membres, tousappelés à se convertir pour suivre le Christ.

De surcroît, sainte Marie-Madeleine donne à voir un autre aspect denotre vie dans l’Église : la relation sacramentelle que nous avons avecle Christ. Jusqu’à la mort de Jésus, elle était habituée à avoir avec luiune relation qui passait par la présence physique : elle pouvait le voir,l’écouter, le toucher. Saint Jean insiste sur cette dimension sensibledans son récit de l’onction de Béthanie : « Et la maison s’emplit del’odeur du parfum 104. » Après la mort de son Seigneur, elle continueà rechercher avec lui une relation sur ce plan, et elle prend encoredes parfums pour rendre les honneurs funéraires au corps de Jésus.Le Seigneur ne méprise pas ses humbles gestes d’amour, puisqu’il les104. Jn 12, 3.

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a approuvés par avance en disant : « C’est une bonne œuvre qu’elle aaccomplie sur moi. [. . .] Elle a fait ce qui était en son pouvoir : d’avanceelle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. En vérité, je vousle dis, partout où sera proclamé l’Évangile, dans le monde entier, onredira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire 105. » Admirons aupassage l’audace de l’évangéliste qui ose écrire, aux tous débuts de laprédication apostolique, au milieu des persécutions et des incrédulités,que l’Évangile sera proclamé « dans le monde entier » ; cette audace etcette proclamation sont d’abord celles de Marie-Madeleine elle-même,qui ose oindre Jésus, ose le suivre jusqu’à la croix, ose annoncer sarésurrection aux apôtres et jusqu’en Provence 106.

Pourtant, bien qu’il ait fait l’éloge du geste de piété physique deMarie-Madeleine, le Christ ressuscité la repousse lorsqu’elle se jette àses pieds une fois de plus : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encoreremonté vers le Père 107. » Il serait absurde de comprendre « Ne metouche pas, jusqu’à ce que je sois remonté vers le Père » car il est évidentque Jésus, une fois remonté vers le Père, sera encore moins disponibleau toucher. Ce « Ne me touche pas » n’est donc pas provisoire, bien aucontraire ; il s’agit de prévenir Marie-Madeleine que, bien qu’il ne soit« pas encore remonté vers le Père », bien qu’il soit encore accessibleaux sens puisqu’elle le voit et l’entend, le temps est déjà venu de passerà un autre mode de relation. Il ne s’agit pas de récuser toute dimensionsensible dans sa relation au Christ, mais de replacer les sens dans unerelation qui n’est plus physique mais sacramentelle.

Dans les sacrements, nos sens sont sollicités par la matière des sacre-ments – l’eau dans le baptême, l’huile dans la confirmation et l’onctiondes malades, le pain et le vin dans l’Eucharistie, l’imposition des mainsdans l’ordination, la confession des péchés dans le sacrement de péni-tence, les époux dans le mariage – informée par une parole audible,mais la partie sensible du sacrement est le vecteur visible d’une grâceinvisible, donc inaccessible aux sens. Le Noli me tangere est une in-vitation à retrouver le Christ dans son Eucharistie, ce qui demande105. Mc 14, 6-8.106. La vraisemblance de la prédication provençale de sainte Marie-Madeleine,sainte Marthe et leur frère saint Lazare ne peut guère être traitée dans une note debas de page et ce n’est pas notre sujet. Elle mériterait un article à part entière etnous espérons qu’un tala audacieux, par exemple un pèlerin de la Sainte Baume, selancera prochainement dans la rédaction d’un tel article.107. Jn 20, 17.

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évidemment un acte de foi. Pour Marie-Madeleine et les saints apôtresqui avaient connu le Christ dans une présence humaine et physique,comment le reconnaître sous les espèces d’un morceau de pain et d’unecoupe de vin ? Les espèces eucharistiques sont tout à fait accessiblesà mes sens, je peux les voir et même les manger ; mais pour y recon-naître la présence réelle du Christ ressuscité, mes sens ne suffisent pas,et peuvent même faire obstacle. La doctrine de la transsubstantiationexprime l’union indissoluble du corps et de l’âme qui est la conséquencede la résurrection : Il est bien plus facile à la raison de séparer le corpsde l’âme, de voir dans la dimension sensible du sacrement une vague« image » suscitée en « souvenir » d’un événement passé, et dans ladimension spirituelle une simple présence « symbolique » ou « inté-rieure » du Christ, analogue à celle que nous pouvons trouver danstoute prière. Pour cela, il n’y a pas besoin d’un acte de foi ; mais pouraffirmer que, dans l’adoration eucharistique, je vois le même Christ queMarie-Madeleine au Saint-Sépulcre, il faut avoir accepté comme elled’orienter mes sens vers une réalité qui n’est pas sensible mais signifiéepar le sensible ; cela nous est donné dans le sacrement, qui effectue laréalité dont il est le signe.

Sainte Marie-Madeleine nous donne ainsi à contempler la vie sacra-mentelle dans l’Église telle que nous la vivons aujourd’hui. Cette vie estmarquée par l’attente, mais une attente active, celle de la bien-aiméequi recherche son bien-aimé :

Sur ma couche, la nuit, j’ai cherché celui que mon cœuraime. [. . .] Je me lèverai donc, et parcourrai la ville. Dansles rues et sur les places, je chercherai celui que mon cœuraime. [. . .] Les gardes m’ont rencontrée, ceux qui font laronde dans la ville 108.

Comme nous l’explique saint Grégoire, cité dans les nocturnes de l’officede sainte Marie-Madeleine :

Nous cherchons le bien-aimé sur notre couche, quand,dans le peu de repos de la vie présente, nous soupirons pardésir de notre rédempteur. Nous le cherchons la nuit, parceque, même si déjà notre esprit veille en lui, cependant notreœil est encore obscurci. Mais celui qui ne trouve pas sonbien-aimé, qu’il se lève à la fin et fasse le tour de la ville,c’est-à-dire qu’il parcoure la sainte Église des élus par son

108. Ct 3, 1-3.

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esprit et ses investigations ; par les rues et les places, qu’ille cherche, c’est-à-dire qu’il observe ceux qui marchent parles chemins étroits et ceux qui marchent par les cheminslarges, afin de voir s’il peut trouver en eux des traces dubien-aimé [. . .]. Or les gardes nous rencontrent, ceux quigardent la ville : les saints Pères, qui gardent la sécurité del’Église, viennent au-devant de nos bons désirs, afin de nousenseigner, soit par leurs paroles, soit par leurs écrits 109.

Il ne s’agit donc pas d’attendre paresseusement la parousie, mais aucontraire de l’espérer dans une vie de recherche active.

L’attente de Marie-Madeleine en larmes devant le tombeau figu-rait déjà celle de l’Église, qui attend la venue de son Époux dans sagloire. Cette attente, comme celle de Marie-Madeleine, se fait le plussouvent dans les larmes ; mais ces larmes sont déjà des larmes de joie,car contrairement à sainte Marie-Madeleine, l’Église sait que lorsqueson Bien-Aimé viendra la chercher, ce sera la fin définitive de l’attente,le début des noces éternelles.

ConclusionLa tradition provençale rapporte que, lors des persécutions du pre-

mier siècle en Palestine, sainte Marie-Madeleine, son frère Lazare, leursœur Marthe et d’autres disciples du Christ 110, furent mis dans un ba-teau sans voiles et sans rames, en vue de les perdre en mer, mais quela Providence divine les fit accoster sains et saufs en Provence. D’après109. « Diléctum namque in léctulo quærimus, quando, in præséntis vitæ aliquán-

tula réquie, redemptóris nostri desidério suspirámus. Per noctem qurimus : quia, etsiiam in illo mens vígilat, tamen adhuc óculus calígat. Sed, qui diléctum suum noninvénit, restat ut surgat, civitátem circúmeat, id est, sanctam electórum Ecclésiammente et inquisitióne percúrrat ; per vicos eum et platéas quærat, id est, per angústaet lata gradiéntes aspíciat, ut, si qua inveníre in eis váleat, eius vestígia exquírat[. . .]. Quæréntes autem nos vígiles invéniunt, qui custódiunt civitátem : quia sanctiPatres, qui Ecclésiæ statum custódiunt, bonis nostris stúdiis occúrrunt, ut suo velverbo vel scripto nos dóceant. » (Saint Grégoire le Grand, Homélie XXV )110. Marie-Jacobé et Marie-Salomé, d’où le nom de la ville de Saintes-Maries-de-la-Mer (au pluriel) où elles demeurèrent ; saint Sidoine ou Cédon, l’aveugle-né guéripar Jésus, dont le crâne est vénéré dans une chapelle latérale de la basilique deSaint-Maximin-la-Sainte-Baume ; et saint Maximin (qui donna son nom à la ville),entre autres.

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Jacques de Voragine dans La Légende Dorée, c’est par la prédicationde sainte Marie-Madeleine que « les habitants de Marseille détruisirenttous les temples des idoles, qu’ils remplacèrent par des églises chré-tiennes ; et, d’un consentement unanime, ils nommèrent Lazare évêquede Marseille ». L’Apôtre des Apôtres répéta à peu près le même exploità Aix, où sa prédication convertit le peuple et fit élire saint Maximinévêque. « Et tous l’admirèrent, autant pour son éloquence que poursa beauté : éloquence qui n’avait rien de surprenant dans une bouchequi avait touché les pieds du Seigneur. » Alors, sa mission accompliedans le monde, elle put enfin s’en retirer pour contempler Celui qu’elleavait annoncé ; dans une grotte, c’est-à-dire en langue provençale une« baume », elle passa trente ans cachée dans la prière et la pénitence,avec pour seul repas la liturgie angélique à laquelle elle assistait septfois par jour, élevée aux cieux par les anges. Après trente ans, trans-portée dans la vallée jusqu’à l’oratoire de son ami saint Maximin, ellereçut la communion de sa main et rendit son âme à Dieu. Jacques deVoragine précise que « le visage de la sainte, accoutumé à une longuevision des anges, était devenu si radieux qu’on aurait pu plus facilementregarder en face les rayons du soleil que ceux de son visage », et que« telle était l’odeur de sa sainteté, que, pendant sept jours, l’oratoireen fut parfumé ».

Les dominicains de la Province de Toulouse, qui ont fait de Marie-Madeleine leur sainte patronne, aiment à l’appeler « la première domi-nicaine » ; bien qu’elle ait précédé de plus de mille ans la fondation del’Ordre des Prêcheurs, elle a vécu en une seule vie la double vocationdominicaine : l’apostolat des frères et la contemplation des sœurs mo-niales. Ainsi Marie-Madeleine, accomplissant la figure de la bien-aiméedu Cantique, devient Sponsa Christi et modèle de la vie consacrée auféminin.

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Cinquième partie

Talassades

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Analyse thématique et picturaled’une icône religieuse : un travail

sérieuxEloi Massoulié, Elric Angot

« Quittez la stupidité, et vous vivrez. Et marchez dans la voiede l’intelligence ! » (Prov 9, 6)

« Il me fait concasser du gravier avec les dents, il m’enfouitdans la cendre » (Lam 3, 16)

Figure 14 – Icône

Selon Picasso, « un tableau ne sevit que par celui qui le regarde ». Aucours du siècle passé se sont succé-dées des générations de Talas dansl’Ô, qui, tous, admirèrent la splen-deur de l’icône qui y réside. Tels desvisiteurs succombant au syndromede Stendhal, tous y ont perçu leur vi-sion propre de la religion et de la foi.Cette icône est en essence une œuvrevivante, et aucune étude de surfacene saurait rendre compte de sa pro-fondeur abyssale. Nous soumettonsnéanmoins notre humble point devue au jugement de chacun, en espé-rant fournir quelques clés pour que lelecteur puisse renforcer sa foi devantcette icône.

Tout d’abord, quelques observa-tions factuelles. On trouve à première vue les figures traditionnellesde l’imagerie chrétienne - la vierge Marie au centre entourée de deuxanges ; le glorieux et admirable Christ surplombant la scène, nimbé delumière, et lui aussi entouré de deux anges ; et ses pieux et sympathiquesapôtres (sauf Judas, dont le caractère sympathique reste à débattre),qui sont au nombre de douze. Notons en passant que seuls 13 de leurs

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Analyse thématique et picturale d’une icône religieuse : un travailsérieux

pieds sont visibles. De ces informations préliminaires, il est naturel deconclure qu’il existe au moins un apôtre dont on voit les deux pieds,mettant en évidence la nature inégale et imparfaite, voire pécheresse,de l’homme.

La datation de l’œuvre n’est pas évidente, puisqu’aucune signaturen’est visible. Toutefois, après analyse subtile et approfondie, on observedans l’auréole du Christ ce qui semble s’apparenter à un carré magique :sa résolution nous donne le nombre 1369, il est donc raisonnable desupposer que l’icône date de 1356 (la solution moins le nombre de pieds).

Figure 15 – LaConquête

D’autres informations moins manifestes sontnéanmoins pertinentes : parmi les apôtres, 6 sonten rouge et 12 en bleu, ce qui est une référence ha-bile à la sacralité de cette œuvre, comme en attestel’édition révisée de 1971 de l’Ancien Testament. Jo-sué 6 :12 nous dit : « Les prêtres portèrent l’archedu Seigneur ». Cependant, Michée 6 :12 (« les habi-tants parlent avec fourberie ») indique que chacundoit prendre du recul sur la notion séculaire du sa-cré.

Un autre élément qui interloque, hormis le fait que seuls 2 desapôtres sont chauves 1, est la présence de 4 arbres que l’on distinguederrière cette foule, et qui sont une allusion amusante aux quatre Ca-valiers de l’Apocalypse. Une analyse controversée de Gustave Prunère 2

affirme que l’arbre le plus à droite pousse sur la tête d’un des person-nages (Jean, celui que Jésus aimait), faisant de cet arbre l’allégorie dela mort. Nous ne soutenons pas cette thèse, mais il nous semble néan-moins pertinent d’assimiler cet arbre à la mort. Ainsi, le peintre nousrappelle la constante proximité de notre Jugement, la fragilité de notreêtre, et l’importance à ses yeux du végétarisme.

Pour poursuivre notre analyse ascendante, observons la figure mar-quante au-dessus des arbres : le rond vert (pour utiliser le terme ha-giographique rigoureux). Ce disque qui attire l’œil est subdivisé en 70parties, ce qui est presque soixante, soit le nombre de minutes dans

1. Et que 9 portent la barbe.2. Dit « Prunère le Canadien », théologien réputé, connu notamment pour son

ouvrage à l’influence seulement surpassée par celle des Pères de l’Eglise, Jésus veutqu’on souffre.

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Eloi Massoulié, Elric Angot

une heure 3. Les 10 rayons supplémentaires traduisent une connais-sance avancée en astronomie, puisqu’il s’agit du nombre de secondesintercalaires rajoutées historiquement sur la première série consécutivedémarrée en 1972. A partir de ces observations, il est raisonnable d’in-terpréter ce disque comme une horloge.

Figure 16 – LaFamine

Dès lors, plusieurs conclusions surprenantes sedégagent. Tout d’abord, en se focalisant sur le per-sonnage de Judas (identifiable par le jaune compro-mettant de sa toge), on note que sa main pointedans une direction évidente. En prolongeant avecsoin son bras, on obtient une droite dont l’intersec-tion avec « l’horloge » indique 15h, soit l’heure dela mort du Christ ! Nous avons donc affaire à unpeintre dont l’attention au détail est remarquable ;ce souci du détail confirme qu’aucun élément decette icône n’est disposé au hasard - chaque point que l’on pourraitsoulever en se penchant sur le plus petit de ces choix est donc proba-blement vrai.

Ceci posé, on observe ensuite que les anges tendent leurs bras dansdes postures peu naturelles et grotesques, leur main touchant le bordde ce disque, et donc indiquant une heure précise, 5 :35. Or Marc 5 :35dit : « La fille vient de mourir. À quoi bon déranger encore le maître ? ».La seule femme présente sur ce tableau étant Marie, parle-t-il alors dela mort de la Vierge ? Est-ce alors réellement elle qui est représentée surcette scène ? Aurait-elle été remplacée par quelqu’un d’autre ? Ou est-ce une mort conceptuelle ? Marie telle qu’on la connaît n’aurait jamaisexisté, et le personnage réel est tout autre qu’on nous le présente, maisnous y reviendrons plus tard.

En parlant de nombres, attardons-nous précisément là-dessus. Àquoi font naturellement penser les nombres ? À une date. À premièrevue, rien dans le tableau ne s’y assimile, mais si l’on suit l’intuitionnaturelle de multiplier le nombre de pieds visibles dans l’image avec lenombre de troncs, on s’en rapproche déjà. Plus précisément :

pieds ∗ troncs = 21 ∗ 3 = 63.

Cela est encore trop flou : est-ce une référence à l’an 63 ? Ou peut-êtrela 63ème anée d’un siècle ? Des observations plus subtiles encore per-

3. Et le nombre de lampadaires éclairant l’ancienne Nazareth de nos jours.

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Analyse thématique et picturale d’une icône religieuse : un travailsérieux

mettent de clarifier cette découverte. En effet, il y a 7 mains humainesvisibles, et 4 anges (donc non-humains), et 7+4 = 11. Un nombre infé-rieur à 12, soit un bon candidat pour un mois ou un jour. Mais en l’état,le mystère reste embrumé et mystérieux. La clé nous vient de la formemême du tableau : ce qu’aucune reproduction ne peut montrer, à savoir,les trous dans le cadre. Ces derniers, au nombre de 4, forment le pointcritique de l’énigme, une fois couplés au nombre d’yeux visibles, 29. Cenombre d’yeux, moins les trous dans le cadre, moins les chauves, moinsMarie, nous donne 22. Ainsi, le nombre précédent faisait bel et bienoffice de mois, ce qui nous laisse la date 22/11/63. Les lecteurs les plusavisés ont déjà compris où nous mène le peintre - le 22 novembre 1963est la date de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. L’artiste faitdonc non seulement preuve d’une connaissance approfondie du passé,mais encore d’une science des événements à venir.

Figure 17 – LaGuerre

On pourrait lui reprocher d’avoir pratiqué desrituels ésotériques pour acquérir ces connaissancesprécises, les rituels « du sorcier expert en sorcelle-rie » (Ps 58, 5) : cette hypothèse est presque cer-taine, du fait d’un autre indice que nos amis mu-sicologues auront repéré en premier lieu. En effet,sur trois des apôtres, en bas à droite de l’image, ondistingue faiblement ce qui est indéniablement uneportée - à sa surface, le peu de notes griffonnéesdans l’urgence forment un intervalle tristement cé-

lèbre puisqu’il s’agit d’une quarte augmentée, aussi appelée diabolusin musica ou el sonido de la muerte. Le peintre, craignant pour saconscience, aurait discrètement signalé les rituels impies et les pactesdivers qui l’ont mené à cette connaissance douteuse. Dans une pers-pective plus moderne et plus progressiste, ce comportement est certesconsidéré comme répréhensible, mais trouve une justification au sein dela doctrine jésuite : « S’il est habile sorcier, et qu’il ait fait ce qui esten lui pour savoir la vérité, il n’y est point obligé. Car alors la diligenced’un tel sorcier peut-être estimée pour de l’argent » (Père Sanchez,huitième lettre des Provinciales, Pascal). L’âme du peintre est doncsauvée, pour peu qu’il ait vendu ce tableau très cher.

A présent, revenons sur un sujet que nous avions promis d’appro-fondir - le foisonnant domaine des crypto-figures de Marie. Nous avonsde bons éléments de preuve quant au doute qui plane sur la réalité de

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Eloi Massoulié, Elric Angot

la figure dans l’icône. Reste à répondre à l’autre moitié de l’énigme :si Marie n’est pas qui elle est, alors d’où vient-elle ? Et pourquoi ? Laréponse ne vient pas du ratio longueur/hauteur du tableau 4, elle nevient pas du nombre d’apôtres qui froncent les sourcils, elle vient del’endroit où l’on s’y attend le moins : le sol. Plus exactement, nous de-mandons au lecteur de prêter attention au bas de l’image, sur les plisdes toges des apôtres. À droite de Marie 5 se trouve un chauve barbu,dont le regard vide révèle une autre dimension et un autre but que laseule contemplation de la gloire éternelle de l’avènement du Christ.

Figure 18 – LaMort

En s’attardant plus sur cet énergumène, on re-marque qu’il porte une toge rouge maladroitementposée par-dessus son vêtement bleu. Cet habit à lacouleur ensanglantée et sa proximité d’avec Marieindiquent qu’il n’est pas là par-hasard. En en effet,l’œil perspicace observe bel et bien une anomaliedans les plis anguleux de la robe. Ces plis ne se se-raient jamais formés naturellement 6, et appellentdonc à la recherche. Cette dernière fut laborieuse,mais nous permet de trancher sans doute aucun :il s’agit trait pour trait de la carte du réseau ferroviaire de Kyôto.Sans mentionner la prescience nécessaire au peintre pour cette corres-pondance, qui nous est déjà évidente depuis longtemps, cela soulèved’autres questions encore, et en tête de file : pourquoi le Japon ? Par-tant du postulat que face à une multiplicité d’hypothèses, il faut setourner vers la plus probable, nous affirmons sans doute excessif la vé-rité longtemps dissimulée : cette « vierge Marie » est japonaise. Dèslors que cette clé nous est donnée, tous les autres indices du tableaudeviennent flagrants : son teint pâle et ses yeux curieusement bridésprennent tout leur sens. Le peintre souscrit donc à la fameuse théorie,tombée en défaveur de nos jours, selon laquelle les rois mages, « venusde l’Est », auraient substitué une Japonaise à Marie lors de l’offrandede l’encens. Par ces plis anodins dans une toge, l’artiste laisse là l’ultimeindice de son hérésie.

4. Qui correspond accessoirement à 9.5 parties pour 8.5 environ, soit 1.118. Enprenant en compte l’incertitude de mesure, on arrive à

√5/2. Le peintre nous prouve

donc que ce nombre est rationnel, et apporte une solution à un problème plurimil-lénaire, mais cela relève du détail

5. Nous désignerons ci-après par ce nom la figure de pseudo-Marie de l’icône,malgré le doute précédemment soulevé.

6. Testé expérimentalement.

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Cette icône n’est certes ni la plus célèbre, ni la plus riche des œuvresd’art religieuses. Malgré cela, elle nous éclaire dans notre compréhen-sion d’un paysage culturel et religieux décidément autre, et malheureu-sement méconnu. À travers ses méthodes, ses références et ses interpré-tations, ce peintre, éternel anonyme, nous révèle la profondeur de la foiet de l’art 7, et, à sa façon, transcende l’espace et le temps, et ce pourtrès longtemps.

7. Et du végétarisme, rappelons-le.

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Figure 19

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Mother Mary et Lady Madonna :figures mariales et piété filiale dans

l’œuvre des BeatlesBéatrice Rouchon

Dans son entretien biographique avec Barry Miles de 1997, ManyYears from Now, Paul McCartney indique au sujet du personnage deMother Mary, figure centrale de la chanson «Let It Be » : « MotherMary makes it a quasi-religious thing, so you can take it that way. Idon’t mind. I’m quite happy if people want to use it to shore up theirfaith. I have no problem with that 1 ». Ces paroles immortelles du bas-siste des Beatles attirent notre attention sur un versant souvent tropnégligé des études beatlesiennes, à savoir l’inspiration religieuse quianime certaines chansons.

Disons-le clairement au début de cette étude, les questions spiri-tuelles ne sont certainement pas au cœur de l’œuvre des Fab Four.Hommes de leur époque, dont le succès (inouï au point d’être psy-chiatrisé sous le terme de Beatlemania dans le monde médiatique) faitpartie à proprement parler de l’histoire culturelle des années 60, leurschansons sont davantage tournées vers des thématiques amoureuses etlégères que vers des réflexions métaphysiques. Leur intérêt pour l’Inde,dès 1965, et pour les spiritualités orientales 2, à partir de 1967, put,certes, légèrement transformer leur approche, mais l’influence indiennefut avant tout musicale plutôt que thématique 3.

Loin de nous, donc, le projet téméraire de rendre les Beatles plus re-ligieux qu’ils n’étaient ou, du moins, que leur musique le laisse entendre.Notre réflexion consistera plutôt à nous concentrer sur un corpus res-

1. « "Mother Mary" en fait un truc quasiment religieux, alors on peut le voircomme ça. Ça ne me dérange pas. Ça me va très bien si les gens veulent s’en servirpour soutenir leur foi. Je n’ai aucun problème avec ça. » (Traduction de l’auteur).

2. Ils furent particulièrement proches du maître spirituel Maharishi Mahesh Yogi,qui les initia à la Méditation Transcendantale, au point qu’ils participèrent à uneretraite spirituelle chez lui, à Rishikesh, en 1968.

3. Elle fut décisive pour George Harrison, qui introduisit le sitar dans « Norwe-gian Wood » (1965) et fut le Beatle le plus durablement tourné vers les questionsreligieuses et la transcendance – on pense par exemple à « My Sweet Lord », véri-table hymne syncrétique mêlant les traditions du gospel et du mantra Hare Krishna.

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Mother Mary et Lady Madonna : figures mariales et piété filiale dansl’œuvre des Beatles

treint à deux chansons, « Let It Be » et « Lady Madonna », dont lesaccents mariaux sont bien trop souvent passés sous silence par la cri-tique contemporaine et que l’on se propose ici de relire avec un regardneuf.

Toute une partie de cette étude et des conclusions qu’elle proposerepose sur les données fournies par la remarquable encyclopédie en ligneThe Beatles Bible 4, qui rassemble, avec une solide érudition, de nom-breux documents, extraits d’interviews et récents éléments de rechercheautour des Fab Four.

I Marie, figure maternelle par excellenceIl nous faut ici présenter plus explicitement les éléments textuels

qui invitent à une lecture mariale des deux chansons mentionnées plushaut.

When I find myself in times oftrouble, Mother Mary comes to me

Lorsque je traverse des moments diffi-ciles, Mère Marie vient me voir

Speaking words of wisdom, let it be En prononçant de sages paroles, ainsisoit-il

And in my hour of darkness she isstanding right in front of me

Et dans mes heures sombres, elle setient juste devant moi

Speaking words of wisdom, let it be En prononçant de sages paroles, ainsisoit-il

« Let it Be », Lennon-McCartney, 1970

4. https://www.beatlesbible.com/

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Béatrice Rouchon

Lady Madonna, children at yourfeet

Lady Madonna, les enfants à tes pieds

Wonder how you manage to makeends meet

Se demandent comment tu joins lesdeux bouts

Who finds the money when youpay the rent ?

Qui trouve l’argent pour payer le loyer ?

Did you think that money was hea-ven sent ? (. . .)

Tu croyais que l’argent tombait duciel ? (. . .)

Lady Madonna, baby at yourbreast

Lady Madonna, le bébé sur ton sein

Wonders how you manage to feedthe rest

Se demande comment tu fais pournourrir les autres

« Lady Madonna », Lennon-McCartney, 1968

Ces extraits montrent deux personnages féminins, définis essentiel-lement par leur maternité. Dans « Let It Be », le nom même du per-sonnage est suffisamment explicite : Mary est avant tout définie comme« mother ». Dans « Lady Madonna », c’est la mention des « enfants à[ses] pieds » et, plus tard dans la chanson, du « bébé sur [son] sein »qui nous invite à voir dans cette femme une figure maternelle.

Ces mères, dans les deux cas, s’abandonnent avec confiance à laprovidence : Mother Mary en consolant les inquiétudes du locuteur,Lady Madonna en protégeant ses enfants sans se laisser épouvanterpar les contraintes matérielles. Figures de secours et d’espérance, ellesrassurent et suscitent l’admiration de celui qui les observe.

Pour « Lady Madonna », le motif religieux a été clairement admispar les auteurs. Ainsi, dans une interview à National Geographic 5, Mc-Cartney explique que c’est la couverture du numéro de janvier 1965qui lui inspira les paroles. L’image représentait une jeune Polynésienneentourée de ses enfants, dont un qu’elle nourrissait au sein : « she lookedvery proud and she had a baby. And I saw that as a kind of Madonnathing, mother and child ». C’est donc dans l’iconographie chrétienneque puise l’auteur pour nourrir son inspiration et, surtout, c’est la ma-ternité de Marie qui opère comme modèle de toutes les autres mères.

5. Disponible sur https://bit.ly/2F5x1qE.

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Mother Mary et Lady Madonna : figures mariales et piété filiale dansl’œuvre des Beatles

De la même façon, « Let It Be » peut être rattachée à l’ensembledes chansons des Beatles centrées autour d’une présence maternelle. Onpense par exemple à « She’s Leaving Home » (1967), « Mother Nature’sSon » (1968), « Julia » (1968), « Your Mother Should Know » (1967)et même « Mother » (1970), écrite par Lennon et Yoko Ono après laséparation des Beatles. Il nous faut garder à l’esprit que Lennon commeMcCartney perdirent leur mère très jeunes, ce qui favorisa leur amitiéà l’adolescence 6. De là viendrait, à en croire McCartney lui-même, lecœur de « Let It Be » :

Une nuit, pendant une période difficile, j’ai fait un rêve oùje voyais ma maman, morte depuis une dizaine d’années.(. . .) C’était vraiment merveilleux et elle s’est montrée trèsrassurante. Dans mon rêve, elle disait « tout ira bien ». Jene suis pas sûr qu’elle ait employé les mots « ainsi soit-il »[« let it be »] mais c’était le sens de ses conseils, c’était« Ne t’inquiète pas trop, tout va s’arranger ». C’était unrêve tellement agréable que je me suis réveillé en me disant« Oh c’était vraiment génial de la revoir ». Ce rêve, c’étaitcomme une bénédiction pour moi. C’est pour ça que j’aiécrit « Let It Be ». J’ai directement commencé avec « MèreMarie » [« Mother Mary »], parce que c’était son nom, puis« lorsque je traverse des moments difficiles » [« When I findmyself in times of trouble »], ce qui était exactement moncas ! La chanson a été composée à partir de ce rêve 7.

L’explication de McCartney ne laisse aucun doute sur l’influence deson histoire personnelle et du souvenir de sa propre mère 8. Pour autant,derrière les « words of wisdom » de Mary McCartney transparaissentaussi les paroles de la Vierge Marie au moment de l’Annonciation : « letit be done unto me according to thy word » (Lc 1, 38) – « qu’il me soitfait selon ta parole ».

6. Jordan Runtagh, « “Let It Be” : The Truth Behind Paul McCartney’s Hea-venly Visit from Mother Mary”, Aleteia, 29 décembre 2017. Voir en particulier laréférence au documentaire Anthology, dans lequel McCartney mentionne lui-mêmeles liens créés entre Lennon et lui par la perte de leur mère.

7. Barry Miles, Many Years From Now.8. Voir en particulier à ce sujet les explications détaillées de Ray Connolly,

« The First Woman To Break Paul McCartney’s Heart : The Beatle Reveals HisDearest Wish Would Be to See His Mother Again », Daily Mail, 28 février 2013.

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Béatrice Rouchon

Lors des premières diffusions de la chanson, alors que l’histoire dela mère de McCartney n’était pas encore connue, c’est bien l’interpré-tation mariale qui fut retenue par le public. Mais cette explication està présent systématiquement repoussée par la critique, depuis les ré-vélations du chanteur. La connexion, par leur commun abandon à laprovidence, entre Mother Mary et the Virgin Mary, entre la mère char-nelle et la mère céleste, bien que jamais refusée par McCartney (quiautorise avec générosité toutes les interprétations de son œuvre), sevoit dénier le droit de toute existence au profit de la seule dimensionbiographique, dont on sait l’usage commercial imposé par la médiati-sation des idoles de la jeunesse. Superposer l’image de la Vierge Marieà celle de Mary McCartney, interpréter ce refrain entêtant comme lerenouvellement d’un « fiat », ce serait trop tordre le sens de la chan-son et, surtout, détourner l’intention de l’auteur dans une perspectivedévote qui n’est pas la sienne.

Peut-être faut-il alors considérer que la chanson de McCartney, touten refusant un sens mariologique assumé, est une chanson traversée,comme malgré elle, par une inspiration mariale ? En cela, l’œuvre ren-voie bien aux contradictions spirituelles de son temps.

II « More popular than Jesus » ?En effet, la tension qui existe entre la référence mariale et l’ancrage

dans la modernité dépasse le cas singulier de Paul McCartney. On sait,en effet, que les relations, jamais complètement éclaircies, entretenuespar les Fab Four avec le christianisme ont fait couler beaucoup d’encreen leur temps. Rappelons, par exemple, la fameuse polémique suscitéepar l’affirmation provocatrice de Lennon en 1966, dans une interviewoù il exprimait son opinion sur l’avenir des religions dans le mondeoccidental, et du christianisme en particulier : « Le christianisme s’enira. Il disparaîtra et décroîtra. Je ne veux pas discuter de cela. J’ai rai-son et l’avenir le prouvera. Aujourd’hui, nous sommes plus populairesque Jésus 9 ». Cette sentence provoqua pendant longtemps un froidentre les Beatles et une partie de leur public, américain notamment.Si John Lennon est celui qui se distingua le plus pour ses sorties ir-

9. Maureen Cleave, « How Does a Beatle Live », London Evening Standard, 4mars 1966.

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Mother Mary et Lady Madonna : figures mariales et piété filiale dansl’œuvre des Beatles

révérencieuses, cette phrase contribua à façonner chez certains, encoreaujourd’hui, une lecture systématiquement anti-chrétienne des proposet des chansons du groupe.

Il serait naïf de vouloir occulter ce goût pour la provocation irré-ligieuse des « quatre garçons dans le vent », même s’il convient del’inscrire dans le contexte socio-culturel de la fin des années 60 et dumilieu du rock’n roll. Il serait en revanche plus juste et plus approprié devoir une tendance à la désacralisation des références beatlesiennes, quipeut être contrebalancée aujourd’hui par une approche plus profonde,y compris à travers le thème biographique de la piété filiale, dont on avu les liens souterrains qu’elle entretient avec l’image de Marie. Toutun pan de la critique s’est ainsi attaché à montrer que le fameux tube« Yesterday », généralement plutôt vu comme une chanson d’amourdéçu, serait aussi inspirée par la perte de « Mother Mary ».

Cette désacralisation de leurs textes, redisons-le, était en grandepartie voulue par les auteurs. C’est le cas pour « Lady Madonna »,dont McCartney parle aujourd’hui comme d’un éloge général de toutesles femmes des milieux populaires : « The original concept was the Vir-gin Mary but it quickly became symbolic of every woman ; the Madonnaimage but as applied to ordinary working class woman. It’s really atribute to the mother figure, it’s a tribute to women 10 ». On le voit,l’origine religieuse de l’inspiration est vite mise de côté, comme s’il nefallait surtout pas laisser prise à une interprétation trop mariale, dansun temps de sécularisation massive des références culturelles. Mais cerefus de toute transcendance et cette horizontalisation des référencesrencontrent actuellement une forme de remise en question auprès dugrand public 11, par exemple sur la plateforme internationale de discus-sion Quora, où fut proposée une lecture audacieuse (quoique théologi-quement discutable) qui voyait dans les « children at your feet » uneévidente allusion aux apparitions de Fatima 12.

Quant à « Let It Be », la chanson connaît aujourd’hui un regain defaveur auprès du public catholique, qui y voit l’occasion rêvée de récon-cilier rock et foi, notamment dans une perspective de dialogue confiant10. Barry Miles, op. cit.11. Et tout particulièrement dans les colonnes du Sénevé.12. Par commodité, nous invitons le lecteur à se plonger dans l’abondante littéra-

ture disponible sur les forums de fans, dont on ne peut donner ici, pour des raisonsévidentes, les références scientifiques complètes.

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Béatrice Rouchon

avec la modernité 13. Mais c’est aussi le résultat d’une approche quireplace les Beatles dans le temps long et dans une vision plus largede leurs influences : la critique se penche dorénavant sur le rôle de lacommunauté catholique irlandaise largement implantée à Liverpool 14,ville natale des Fab Four. On observera d’ailleurs, qu’à l’exception deRingo Starr, tous avaient des origines irlandaises. Rappelons ici que, siLennon et Starr furent tous les deux élevés dans l’anglicanisme, Harri-son venait d’une famille catholique tandis que, du côté McCartney – etcela ne devrait plus nous surprendre à ce point de la réflexion – c’estla mère, Mary, qui était catholique, tandis que James, le père, étaitanglican, avant d’abandonner toute pratique religieuse.

Les « quatre garçons dans le vent » auraient-ils donc pu conser-ver de leurs années de jeunesse une sorte de mémoire inconsciente del’iconographie mariale et un attachement involontaire à Marie commefigure de secours et d’espérance 15 ? L’observateur attentif aura sansdoute remarqué, lors du dernier concert parisien 16 de Paul McCartney,qu’au moment où « Let It Be » a retenti, les éclairages de la salle sesont teintés d’un bleu profond, couleur mariale par excellence et preuvede cette empreinte durable d’un catéchisme d’enfance.

En fin de compte, entre histoire familiale et mémoire religieuse,entre refus de la transcendance et attrait mystique, entre hymne etrock’n roll, ces chansons ne nous relatent-elles pas les hésitations d’uneâme face aux contradictions du monde moderne ?

13. Voir en particulier la fine réflexion autour de la volonté auctoriale et de laliberté interprétative menée par Jeffrey McLeod, « A Lesson on Text Criticism andthe Beatles’Let it Be », Catholic Stand, 30 juillet 2013.14. Ville maritime où la Mersey se jette dans la mer d’Irlande, Liverpool devint le

port d’accueil de nombreux Irlandais, notamment au moment de la Grande Faminedans les années 1840-50.15. William Oddie, « The Beatles never entirely shook off the Catholicism of their

youth », Catholic Herald, 19 juillet 2010.16. Concert à La Défense Arena, le 28 novembre 2018, pour lequel le Sénevé a

missionné deux envoyés spéciaux.

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