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'J .)'.. r Figures du sujet !Jrique 10 lyrique. Ille démontre essentiellement sur un recueil de Michaux, arti- culant propos théorique et commentaire d'un texte. Il en va de meme, intentionnellement, dans les deux chapitres qui suivent, ou la réflexion générale s'appuie plus précisément sur des reuvres envisagées pour elles-memes. Michel Collot suggere une sti- \ mulante définition du sujet lyrique comme dynamique d'une sortie hors de soi, paradoxe qui ne cache pas sa portée polémique contre une réduction objectiviste, si je peux dire, de la poésie de Francis Ponge, ou une lecture anti-lyrique de Rimbaud. Michel Jarrety suit, quant a lui, le lien capital de l'éthique et de l'écriture dan s les reuvres de Char et de Bonnefoy, sur l'union de la justesse avec la justice, dans un mou- vement de don du poeme qui est le gage de la générosité lyrique. Et en fin de parcours, Jean-Michel Maulpoix trace l'émouvant et amu- sant portrait de cette quatrieme personne du singulier, tissée de cita- tions, figure de centon. Il cl6t ainsi ce livre en le réouvrant a notre désir d'y ajouter une nouvelle piece, de vetement ou de texte, pour rever et inventer d'autres figures a ce sujet lyrique que sa mobilité pré- serve de toute réduction catégorique. * Le volume de Modernifé 8, Le slljef Iyriqlle en qllestion (presses Universitaires de Bordeaux, mai 1996) réunit les contributions suivantes : e. Astier (Le lyrisme impossible: poésie et lita- nies), E. Benoit (Mallarmé et le sujet absolu), M.-P. Berranger (Le lyrisme du sang), S. Bogu- mil (Il y a encore des chants a chanter), M. A. Caws (poeme long, poeme coun: le sujet en cloture), D. Combe (Aimé Césaire et ,< la quéte dramatique de l'identité»), B. Conon (L'impossible conciliation), M. Deguy (Je-tu-il), e. Duchet (Le double« je» et la modernité), J.-M. Gleize (Un pied contre mon creur), D. Grojnowski (Laforgue et ,de monde changeant des phénomenes ,,), P. Hamon (Sujet lytique et ironie), E. Hocquard (Cette histoire est la mienne), J.-e. Mathieu (Le poete tardif: sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet), H. Mes- chonnie (Le sujet comme récitatif ou le continu du langage), J.-P. Moussaron (Vers la ruine du poétique), Murat (L'homme qui ment: réflexions sur la notion de lyrisme chez Breton), R. Navarri (<< Etre ou paraltre),: les enjeux existentiels du lyrisme chez Aragon), e. Pasi (La communication cruelle : Baudelaire, Anaud), E. Rabaté (Michaux et le lyrisme travesti), J. Sacré (Quand je dis/t je dans le poeme), Y. Vadé (De I'hugocentrisme au « je » panique). YVES VADÉ L'ÉMERGENCE DU SUJET LYRIQUE A L'ÉPOQUE ROMANTIQUE Par ses origines comme par son nom, la poésie lyrique est liée non pas directement au moi mais au chant, donc a la musique et a l'oralité. Dans la Grece ancienne, les conditions matérielles de récita- tion des poemes (chantés avec accompagnement de la lyre ou de la flute, et dansés par des chreurs devant de vastes publics cornrrie le furent notamment les Odes pindariques) suffisaient a caractériser ce type de textes, en meme temps qu'elles en justifiaient l'organisation formelle 1 Mais le chant et l'accompagnement musical ont toujours passé pour favoriser l'expression des émotions et l'acces au monde intérieur. Dans notre littérature, des le XIII" siecle, un divorce s'an- nonce entre texte poétique et musique. Dans le meme temps se met en place le systeme vers-prose qui régira l'ensemble de la production littéraire jusqu'au romantisme et au-dela 2 Pour autant la poésie per- sonnelle, représentée au XIII" siecle par le « dit», ne rompt pas ses liens avec l'oralité. Un poete comme Rutebeuf interpelle son public, impose sa présence physique 3 Le poeme n'est pas encore un pur « texte», appartenant tout entier "au do maine de l'écriture. La yoix et plus généralement le corps s'impliquent directement dans la mise en sceñe du j?"'emfihk le' anéieñ;"Te')e poétique prend une valeur particuliere dans la perfor- 1. On sait que la division de l'Ode triomphaIe en strophes, antistrophes et épodes, reprise chez nous par Ronsard et quelques autres poetes, s'explique par les évolutions du chreur chargé en Grece de célébrer la victoire des champions'(J 2. Michel Zink, La sNbje&tivifé liftérllirr, Paris, PUF, 1985, p. 62 et 68. . 3. «Sa poésie donne souvent l'impression d'une parade de soi-méme, d'un de ces monologues de théatre tout entiers en vue de l'effet qu'ils veulent produire sur le public », note M. Zink (ouvr. cité, p. 63).

Figures Du Sujet Lyrique

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Page 1: Figures Du Sujet Lyrique

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Figures du sujet !Jrique10

lyrique. Ille démontre essentiellement sur un recueil de Michaux, arti­culant propos théorique et commentaire d'un texte.

Il en va de meme, intentionnellement, dans les deux chapitres qui suivent, ou la réflexion générale s'appuie plus précisément sur des reuvres envisagées pour elles-memes. Michel Collot suggere une sti­

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mulante définition du sujet lyrique comme dynamique d'une sortie hors de soi, paradoxe qui ne cache pas sa portée polémique contre une réduction objectiviste, si je peux dire, de la poésie de Francis Ponge, ou une lecture anti-lyrique de Rimbaud. Michel Jarrety suit, quant a lui, le lien capital de l'éthique et de l'écriture dans les reuvres de Char et de Bonnefoy, sur l'union de la justesse avec la justice, dans un mou­vement de don du poeme qui est le gage de la générosité lyrique. Et en fin de parcours, Jean-Michel Maulpoix trace l'émouvant et amu­sant portrait de cette quatrieme personne du singulier, tissée de cita­tions, figure de centon. Il cl6t ainsi ce livre en le réouvrant a notre désir d'y ajouter une nouvelle piece, de vetement ou de texte, pour rever et inventer d'autres figures a ce sujet lyrique que sa mobilité pré­serve de toute réduction catégorique.

* Le volume de Modernifé 8, Le slljef Iyriqlle en qllestion (presses Universitaires de Bordeaux, mai 1996) réunit les contributions suivantes : e. Astier (Le lyrisme impossible: poésie et lita­nies), E. Benoit (Mallarmé et le sujet absolu), M.-P. Berranger (Le lyrisme du sang), S. Bogu­mil (Il y a encore des chants a chanter), M. A. Caws (poeme long, poeme coun: le sujet en cloture), D. Combe (Aimé Césaire et ,< la quéte dramatique de l'identité»), B. Conon (L'impossible conciliation), M. Deguy (Je-tu-il), e. Duchet (Le double« je» et la modernité), J.-M. Gleize (Un pied contre mon creur), D. Grojnowski (Laforgue et ,de monde changeant des phénomenes ,,), P. Hamon (Sujet lytique et ironie), E. Hocquard (Cette histoire est la mienne), J.-e. Mathieu (Le poete tardif: sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet), H. Mes­chonnie (Le sujet comme récitatif ou le continu du langage), J.-P. Moussaron (Vers la ruine du poétique), ~. Murat (L'homme qui ment: réflexions sur la notion de lyrisme chez Breton), R. Navarri (<< Etre ou paraltre),: les enjeux existentiels du lyrisme chez Aragon), e. Pasi (La communication cruelle : Baudelaire, Anaud), E. Rabaté (Michaux et le lyrisme travesti), J. Sacré (Quand je dis/t je dans le poeme), Y. Vadé (De I'hugocentrisme au « je » panique).

YVES VADÉ

L'ÉMERGENCE DU SUJET LYRIQUE

A L'ÉPOQUE ROMANTIQUE

Par ses origines comme par son nom, la poésie lyrique est liée non pas directement au moi mais au chant, donc a la musique et a l'oralité. Dans la Grece ancienne, les conditions matérielles de récita­tion des poemes (chantés avec accompagnement de la lyre ou de la flute, et dansés par des chreurs devant de vastes publics cornrrie le furent notamment les Odes pindariques) suffisaient a caractériser ce type de textes, en meme temps qu'elles en justifiaient l'organisation formelle 1

• Mais le chant et l'accompagnement musical ont toujours passé pour favoriser l'expression des émotions et l'acces au monde intérieur. Dans notre littérature, des le XIII" siecle, un divorce s'an­nonce entre texte poétique et musique. Dans le meme temps se met en place le systeme vers-prose qui régira l'ensemble de la production littéraire jusqu'au romantisme et au-dela2

• Pour autant la poésie per­sonnelle, représentée au XIII" siecle par le « dit», ne rompt pas ses liens avec l'oralité. Un poete comme Rutebeuf interpelle son public, impose sa présence physique3

• Le poeme n'est pas encore un pur « texte», appartenant tout entier "au domaine de l'écriture. La yoix et plus généralement le corps s'impliquent directement dans la mise en sceñe du j?"'emfihk le'Í1otaif'"l'a'u.rztrt'lmm't~(!á'ñSüñártícfeaéja anéieñ;"Te')e poétique prend une valeur particuliere dans la perfor­

1. On sait que la division de l'Ode triomphaIe en strophes, antistrophes et épodes, reprise chez nous par Ronsard et quelques autres poetes, s'explique par les évolutions du chreur chargé en Grece de célébrer la victoire des champions'(J

2. Michel Zink, La sNbje&tivifé liftérllirr, Paris, PUF, 1985, p. 62 et 68. . 3. «Sa poésie donne souvent l'impression d'une parade de soi-méme, d'un de ces monologues

de théatre tout entiers con~us en vue de l'effet qu'ils veulent produire sur le public », note M. Zink (ouvr. cité, p. 63).

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Figures du srget !Jrique12

mance orale: «Le locuteur revendique, en parlant, une "place" : une énergie soutient sa voix, comme une poussée vers un accomplisse­me,nt désiré; un sujet, dans les mots, exige d'etre reconnu grace a cette énergie meme. »1

Dans la lyrique moderne, qui est a peu pres exclusivement de i'écrit, le rapport avec la musique et avec l'oralité ne se maintient plus qu'a travers les contraintes de la versification et le travail du rythme. On continue néanmoins a parler de }@ix,de-;;uJl(e, deB lyrique. Appellations il est vrai de plus en plus fréquemment remises en cause tout au cours du XX· siecle, au profit de la mise en évi­dence de ce qui ressortit au registre de l'écriture. Le tournant a cet égard, comme on sait, peut etre daté de Mallarmé, lorsqu'il affirme que « l'reuvre pure implique la disparition élocutoire du poete, qui cede l'initiative aux mots [...]; ils s'allument de reflets réciproques [...] rempla<;ant la respiration perceptible en l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase )/. La période antérieure au contraire, qui est celle du Romantisme au sens large, a vu les poetes revendiquer plus fortement que jamais ce « souffle lyrique», le « chant» ou « les chants» qui en résultent. L'existence d'une «voix» poétique étant admise, les poetes romantiques ne vont pas cesser de s'interroger sur l'origine, le lieu, le statut, la véracité de cette voix. Questions a la fois réfractées par l'énonciation du texte (notamment lorsque plusieurs énonciateurs lui conferent une structure dialogique) et thématisées par les poemes, au point d'en constituer parfois le propos essentiel.

Genre écrit se présentant comme parole: le lyrisme romantique s'inscrit d'abord dans cette contradiction. Contradiction féconde, on peut le penser, mais qui a elle seule suffirait a rendre problématique la position du sujet de l'énonciation. On dira que depuis l'ige classique des « chants» lyriques étaient produits sans etre chantés et que chacun s'en contentait. Mais les romantiques veulent faire plus. I1s portent a

1. Paul Zumthor, Pour une poétique de la voix, Poétique, 40, novembre 1979, p. 521-522. Voir également, de Paul Zumthor, Introduction ala poésie orale (1983) et La leltre el la voix dans la civi­lüation ",édiévale (1987).

2. Ma1Iarmé, Divagation premiere, Relativement au vers, in Vers el prose, 1893, p. 191-192. Repris dans « Crise de vers ", (Euvres completes, « Bibl. de la Pléiade », 1945, p. 366. L'éclition de Vers elprose ajoute : « Ce caractere approche de la spontanéité de l'orchestre» (phrase sup­primée dans « Crise de vers »). L'idéal ma1larméen vise une instrumentation verbale, « un art d'achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien» : ce qui est récusé n'est pas la musique, mais l'oralité.

L'émergence du sltiet !Jrique ti /'époque romantique

son comble la tension entre une énonciation lyrique exploitant toutes les ressources de l'écriture et la volonté d'une présence autrefois réser­vée a la performance orale, c'est-a-dire a une parole incamée dans uns. voix et dans un c0!ps. ­

"'Uñe"'tres"cmbre déclaration de Lamartine, 0\.1 l'on aurait tort de ne voir que lieu commun ou rodomontade, l'indique sans ambiguIté: «J e suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ait 'donné a ce qu'on nommait la Muse, au lieu d'une lyre asept cordes de convention, les fibres memes du creur de l'homme, touchées et émues ... par les innombrables frissons de l'ame et de la nature. »1

« Phrase a valeur de manifeste», commente tres justement Jean­Marie Gleize: « C'est l'acte de naissance de la poésie lyrique, contre toute convention. La poésie devient elle-meme en s'intériorisant intensément.» Avec Lamartine, « le chant réalise cette apparente impossibilité d'extérioriser l'intime, de conserver a l'intime son inté­riorité tout en l'extériorisant. Le chant n'est qu'en apparence exté­rieur, il n'y a pas de solution de continuité entre la "parole intérieure" et le poeme comme chant»2.

La ~ix lyrique devient en effe1.!~ ~<2!E. is.11.!l.time. Elle rejoint le chant par la pure musl(:~s tandis que le discours se présente comme une simple confidence, adressée a un lac «( Un soir, t'en sou­vient-il? [...]»), a un poete «( Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie»), a une femme inconnue «( A mes yeux étonnés montre-toi tout entiere, / Dis-moi que1 est ton nom, ton pays, ton des tin» ), a un paysage familier «( Salut! bois couronnés d'un reste de verdure! [...] Salut! derniers beaux jours! » )3. Ce faisant, le sujet lyrique lamartinien semble ne point « chanter» en poete professionne1 qui entonnerait une ode (a la maniere d'Hugo dans son premier recueil4

), mais simplement en homme sensible donnant l'illusion de se confondre avec l'auteur lui-me~~:Et"pára(foxalementC'est "dans la mesure meme 0\.1 le chant lyfique renvoie á. un homme de.chair et non a un « poete» de profes­sion que cet hom~~quie";t le statut de poete en un sens nouveau: non plus seulement un bon artisan du vers mais un etre privilégié

1. Lamartine, préface des Méditations poétiques, éd. de 1849. 2. Jean-Marie Gleize, Poésie elftguration, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 28-29. .. 3. Lamartine, Médilations poétiques. Respectivement, « Le Lac », v. 13, « L'Homme », v. 3,

« Invocation », v. 5-6, « L'Automne », v. 1 et 3. 4. Ou comme le fait Lamartine lui-meme dans des poemes de facture plus traclitionnelle, corome

« VOde sur la naissance du duc de Bordeaux ».

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14 15 Figures du sujel !Jrique

capable d'unir le maximum de musicalité au maximum d'intimité, de dire dans une forme supremement musicale ce qu'il y a de plus intime en lui et que les autres hommes gardent pour eux, par pudeur autant que par incapacité de s'exprimer. Mme de Stael ne disait pas autre chose: « Le don de révéler par la parole ce qu'on ressent au fond du creur est tres rare; il Ya pourtant de la poésie dans tous les etres capa­bIes d'affections vives et profondes; l'expression manque a ceux qui ne sont pas exercés a la trouver. Le poete ne fait pour ainsi dire que dégager le sentiment pnsonnier au fond de l'ame [...]. »1

Le poete va donc s'autoriser de l'existence en chacun d'un « fond» inexprimé pour dire ses sentime~ts, ses pensées les plus privées, ses gouts les plus personnels, persuadé que le lecteur y retrouvera sinon ses propres sentiments, du moins quelque chose d'apparenté a ce qu'il ressent lui-meme. Il n'est que de voir le nombre de poemes de l'époque romantique dont l'incipit est l'affirmation d'un gout ou d'un dégout, chez Musset par exemple :

Que j'aime le premier frisson d'hiver! le chaume, Sous le pied du chasseur, refusant de ployer!

(<<Sonnet», v. 1-2)

Que j'aime avoir, dans la vallée Désolée,

Se lever comme un mausolée Les quatre ailes d'un noir moutier!

(<< Stances », v. 1-4).

mais aussi chez Hugo: J'aime les soirs sereins et beaux, j'aime les soirs [...]

(Les Feui"es d'aulomne, « Soleils couchants », v. 1).

J'aime Chelles et ses cressonnieres Et le doux tic-tac des moulins [oo.]

(Les Chansons des rues el des bois, v. 1-2).

et chez Baudelaire: J'aime le souvenir de ces époques nues [oo.]

Le sujet lyrique romantique, a ce premier stade de son émergence, pourrait donc etre défini comme une instance d'énonciation produi­sant des énoncés poétiques dont le référent serait l'intimité meme de

1. Del'Allemaglle (1810), chapo X, « De la poésie », Gamier-Flammarion, 1968, t. 1, p. 205.

L'émergence du sujel !Jrique a I'époque romantique

l'auteur, en tant qu'elle partage un domaine commun avec l'intimité du lecteur. Mais cette premiere position du sujet lyrique se révelefon­cierement instable. Les exemples minimaux qu'on vient de rappeler, et qui pourraient etre diversifiés a l'infini a travers l'expression du regret, du désir, du reve, de la colere, offrent déja toute une gamme de positions du sujet de l'énonciation par rapport au sujet biographique. Deux de ces exemples s'orientent vers l'autobiographie (sans y appar­tenir). Dans le « Sonnet» de Musset, le gout affirmé aux deux pre­miers vers pour une saison particuliere introduit une référence précise a un retour a Paris daté de « l'an dernier », et en rapport avec un épi­sode amoureux:

Que j'aimais ce temps gris, ces passants, et la Seine Sous ses mille falots assise en souveraine! J'allais revoir l'hiver. - Et toi, ma vie, et toi!

Lointainement apparenté a l'autobiographie, le poeme portant réfé­rence a Chelles, dont le souvenir pour Hugo semble lié a sa liaison avec Léonie d'Aunee. Encore ne perd-on rien a l'ignorer, le nom de ce village n'étant que le moyen d'ancrer en un lieu géographique précis (et par la de situer dans la lumiere d'un souvenir présenté comme réel) un croquis du poete marchant et revant dans un pay­sage printanier. En revanche nulle confidence particuliere, nul sou­venir précis dans l'incipit des « Stances» de Musset, ni dans celui de « Soleils couchants ». Mais pas davantage de fictionz. Dans les deux poemes, la premiere personne ouvre un espace d'énonciation (d'am­pleur différente, il va sans dire) que remplira un discours principale-:_ ment descriptif. Elle permet de « placer la voix»: il s'agit de musique bien plus que d'affectivité; l'affirmation énonciative est ici comparable a un coup d'archet « attaquant» un quatuor. La subjecti­vité proprement dite n'apparaít qu'a la derniere strophe de la del'-----'"

1. Voír la note de !'édition Massín (CEuvrfIJ .omplileJ de Victor Hugo, París, Club frans;ais du livre, 1967-1969), t. XII, p. 119.

2. La fiction se trouverait dans l'incipit de «Don Paez» de Musset: Je n'ai jamais airné, pour ma part, ces bégueules Qui ne sauraient aller au Prado toutes seules [...]

ou un locuteur-nanateur fait état de ses gouts personnds pour introduire le long récit qui constitue l'essentid du poeme:

Ce que je dis ici, je le prouve en exemp!e. J'entre donc en matiére, et, sans discours plus ample, Écoutez une histoire:

Un mardi, cet été [...]

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16 Figures du sujet !Jrique L'émergence du sujet !Jrique ai'époque romantique 17

mere plece de «Soleils couchants», dans une opposition entre la Contempiations (1856) : «Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui pérennité de la nature et la mort prévisible du moi:

¡ soit a lui. Ma vie est la votre, votre vie est la mienne, vous vivez ce

Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tete, que je vis; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux, vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez­Je m'en irai bientót, au milieu de la fete, nous de nous, leur crie-t-on. Hélas! quand je vous parle de moi, je Sans que rien manque au monde, irnmense et radieux ! vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas? Ah ! insensé, ",ni

Avec une sureté musicale égaIe a celle de Hugo, Baudelaire ne se contente pas de «lance!» a la premiere personne une évocation de la beauté paIenne; il en fait le premier terme d'une antithese dont le second présente «Le Poete aujourd'hui». Et ce passage a la troisieme personne permet d'évacuer le caractere trop individuel du «je» pour

- -_,donner sa véritable dimension a un sujet lyrique qui, malgré son impersonnalité, «Sent un froid ténébreux envelopper son ame» en face du spectacle des corps modemes.

Selon les textes, on voit donc le « je» et le « poete» échanger leurs qualités, le second pouvant prendre en charge tout 1'intime et toute l'intensité d'une voix personnelle, tandis que le premier peut etre élevé, avec toutes ses particularités individuelles, a l'universalité d'un

f'etre abstrait. Il s'agit en fait d'un meme «sujet lyrique», dont le carac­! tere instable et paradoxal vient précisément de sa double visée, d'un \ coté vers le plus intime (avec ses adhérences biographiques), de 1'autre

vers l'universel (le poete s'attribuant la mission d'hre la voix de tous, et de tout). __- Meme si les poetes de l'époque romantique en France ne se sont

~rois gue je_~.~~~,.'pª§J;oiJ* En deuxieme lieu, le poete romantique se pose volontiers en interlo­

cuteur et en interprete de la nature, voire du cosmos tout_entier. Bien entendu, cela est surtout vrai de Húio~-maís"on vérra que les autres représentants majeurs du romantisme franc;ais partagent également cette attitude. La prétention d'etre une voix de l'univers, d'entendre et de parler« le langage des fleurs et des choses muettes» pourrait paraitre peu compatible avec 1'orientation vers 1'intime. C'est Victor Hugo, la encore, qui formulera le plus nettement (dans la premiere préface des Odes, datée de 1822) 1'extension de «1'intime» aux dimensions cachées de toutes choses : «Au reste, le domaine de la poésie est illimité. [oo.] La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout. »

La question se pose enfin de la nature et du statut de cette voix de l'intime (ou de 1'univers) qui n'est pas en permanence a la disposition du poete et qui ne se fait entendre que par a-coups. Malgré 1'effet pro­duit sur le lecteur, cette voix n'est pas celle de 1'« auteur», signataire du poeme. Celui-ci fait nécessairement 1'expérience de la stérilité, des intermittences du flux poétique. C'est donc que la voix de 1'intime

pas posé la question du sujet lyrique dans les termes OU nous nous la obéit a quelque chose de plus intime encore, de plus profond, de plus

posons (termes en grande partie hérités de la tradition critique alle­ caché, intimius intimo. Soit ce que 1'on désigne traditionnellement

mande, comme Dominique Combe le rappelle ici meme), ils n'en ont cornme 1'inspiration, 1'enthousiasme ou la muse. C'est-a-dire en défini­

pas moins été conscients de la nouveauté de leur démarche par rapport tive une instance extérieure (ou du moins fantasmée comme telle). En aux poetes des générations précédentes ­ on en a vu un exemple sous cherchant ce qui déclenche la voix de 1'intime, ce qui la fait advenir et la plume de Lamartine -, conscients aussi de son caractere aventureux lui fournit son énergie, on débouche sur une altérité que toute la tra­ou problématique. Plusieurs ensembles de questions affleurent en effet dition poétique figure comme extérieure au poete. De meme qu'en dans les préfaces ou autres textes, a travers souvent des affirmations suivant un ruban de Mrebius on passe d'une face a l'autre, de meme la pleines d'assurance et des formulations abruptes. voix (et la voie) de 1'intimité du moi conduit a ce qui n'est.Q!us le moi,

Un premier ensemble conceme les rapports du «poete», sujet de l'énonciation, et du lecteur, fréquemment posé en allocutaire et apos­

a ce qui le borde et le déborde du coté de 1'altérité. Le sujctlynque romanttgueeg a lifuis Ce *Boí 8f ce OQo-rrioí:"sujet clivé d'une énon­

trophé a la deuxieme personne. Il s'agit de le convaincre que, si per­ ciation qui échappe en grande partie au vouloir personnel. sonnelle que soit l'expérience qui inspire les propos du poete, cette Ce sujet clivé entre le «je» et «l'autre» peut etre mieux encore expérience est ou pourrait etre la sienne. La formule décisive a cet représenté comme un sujet triangulé entre trois types de relations: égard se trouve évidemment dans le célebre passage de la préface des relations du « je» lyrique avec un « tu», allocutaire dont le lecteur est

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18 19 Figures du sujet !Jrique

la figure privilégiée - avec un « tout» qui lui parle et dont il est lui­meme l'allocutaire, ou dans lequel il tend a se fondre -, avec un « il» enfin qui lui confere son énergie et dont il pourrait n'hre que le porte­parole. Soit trois formules paradoxales (( je suis toi », « je suis tout », « je est un autre» ) dont les relations au sujet de l'énonciation peuvent etre schématisées de la maniere suivante

fusionne avec l'univers rencontre le TU du lecteur (fe INis tONt) (fe INis toi)

~ JE

sujet de l'énonciation

• • '.".! ......> masque ou porte-parole , /"" . lA!) E. V .I d'un IL (ou d'un <;A)

(fe ut Nn aNtre)

T ~:), \ \ ¡............~ .... el

LE SUJET LYRIQUE ET SES ALLOCUTAIRES

L'apostrophe est chose commune dans la poésie lyrique. Dans la poésie amoureuse en particulier, rien de plus habituel que de nommer la femme aimée (par son nom ou par un pseudonyme) et de s'adresser directement a elle. Un énonciateur personne1, que la forme du texte invite a identifier avec la personne de l'auteur, s'adresse a une autre personne, réelle ou fictive: ainsi Ronsard s'adresse-t-il a Cassandre, a Rélene, a Marie, a plusieurs autres, dont la personnalité peut faire objet de débats. De meme Lamartine aElvire. Le poeme des Médita­tions intitulé précisément «A Elvire» commence par rappe1er « le doux nom de Cynthie », « le nom chéri de Laure », et ne manifeste d'autre ambition que de voir s'ajouter le nom d'Elvire a ce1ui des amantes immortalisées par Properce ou par Pétrarque. A cet égard, rien ne dis­tingue a priori l'énonciation romantique de l'énonciation lyrique (élé­

L'émergmce du sujet !Jrique aI'époque romantique

giaque en particulier) telle qu'elle s'est constituée depuis la poésie antique l

Un écart décisif apparait cependant entre un poeme re1ativement traditionne1 comme « A Elvire », et « Le Lac» (ou le nom d'Elvire n'apparait point). Désignée comme l'absente, comme celle qui ne reviendra plus, l'amante est présente dans « Le Lac» comme énoncia­trice seconde. Le poete qui est en position d'énonciateur dans les cinq premieres strophes et dans les six dernieres cede la parole a la femme aimée pour quatre strophes de forme différente qui sont le creur du texte, tant du point de vue de la composition que de leur contenu. La femme n'est plus seulement objet de célébration, de requete, etc., elle devient elle-meme sujet lyrique. C'est elle qui prie le temps de sus­pendre son vol, qui dit a la nuit « Sois plus lente» et qui proclame « Aimons donc!» Ainsi l'énonciation lyrique circule (par la grace évi­demment du scripteur) entre ce1ui qu'on peut continuer aappe1er « le poete» et une figure féminine aimée que le dispositif énonciatif situe exactement au meme ran~ que lui. Quant al'allocutaire du poeme, ce n'est autre que le lac: « O lac! [...] Regarde! [...] Un soir, t'en sou­vient-il? [...] », et si les paroles de l'amante ne s'adressent pas directe­ment a lui (s'adressant au temps et a la nuit) , du moins le flot s'y montre-t-il' « attentif».

Cette proximité d'un énonciateur humain et des objets de la nature pouvant occuper la position d'allocutaire se manifeste couramment sous la forme d'apostrophes adressées a des etres inanimés, souvent précédées d'un « ó» vocatif. Traditionnelles dans la poésie lyrique, elles en constituent meme une sorte de marque formelle: « Ó lac! rochers muets! grottes! foret obscure!» (Lamartine, « Le Lac ») ; « Ó coteaux! ó sillons! souffles, soupirs, haleines !» (Les Contemplations, 1, 4, V. 23). Rugo, qui multiplie de telles apostrophes, en tire parfois un

{ ,. effet neuf en les situant a la chute d'un poeme: « Ó nature, alphabet des grandes lettres ~b¡;e 1~ 'bi. 1 4 ' ace », V. 214 et dernier), « O forets! bois rofonds! solitudes! asiles! > (ibid., lII, 2, «Me1ancholia », V. et erruer). Le plus be1 exemple se

L Le théme se perpétue dans la poésie du xx' siécle : voir le « Cantique aEisa» d'Aragon : A10rs Héléne Láure Elvire

Sortiront t'accueillir comme un mois de Marie Elles diront EIsa comme un mot difficile EIsa qu'il faut apprendre adire désormais (etc.)

(LeIyellxd'EiJa, Paris, P. Seghers, 1950, p. 66).

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21 20 Figures du sujet !Jrique

ttouve sans doute, dans ces memes Contemplations, aux derniers vers du poeme Mugitusque boum (écrit en 1855), OU les aposttophes lyriques, venant apres plusieurs effets rythmiques remarquables, donnent une extraordinaire ampleur a l'évocation finale:

Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles; Et Virgile écoutait, comme j'écoute, et l'eau Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau Le vent, et le rocher l'écume, et le cie! sombre L'homme... Ó nature! abime! immensité de l'ombre !

""'----....--.--_ _- . -,.-......... Loin que la priorité nouvelle donnée a l'intime conduise, selon

l'idée rec;ue, a une hyperttophie du moi, la poésie romantique ne cesse rde jouer avt:5: ll.Q.e libert~j.!lconnue jusque-la, d'énonciateurs variables ~ et d'allocutaires _!?~.~~J?!~~l.!!an"~s~~ntsans la ~~~dre peJne l'2PPo­: sition de ,.rániiñé et de l'itlanimé, comme de l'abstrait et du concreto '-Un exempie-pr~;que'caricattiralen est fourni par le Rolla de Musset

(1833). A partir de la troisieme section de ce qui se présente comme un récit lyrique, des apostrophes rythment le développement, le ~nt, le font bifurquer dans les directions les plus inattendues. ! Apostrophes interrogatives ou exclamatives adressées aux person­

. nages «( Si ce n'est pas ta mere, o pale jeune filIe! / Quelle est donc t\/~"l ~ t

"'.. cette femme [...] », « C'est toi, maigre Rolla? Que viens-tu faire ici? », « Eh bien, leve-toi donc [...] belle prostituée»), mais aussi, et sans transition, a des personnages d'autres histoires «( 6 Faust! n'étais-tu pas pret a quitter la terre [...] », « Quinze ans! o Roméo! l'age de Juliette! / L'age OU vous vous aimiez!» ), et a Eve «( Oh! la fleur de l'Éden, pourquoi l'as-tu fanée [...]»), et aux femmes du monde, aux « meres de famille », aux « moines mystérieux », aux « Negres de Saint­Domingue», et a Voltaire (c'est le fameux: « Dors-tu content, Vol­taire, [...]») repris plus loin en « vieil Arouet »... La prostitution ins­pire une apostrophe a la pauvreté: «Pauvreté 1pauvreté! c'est toi la courtisane. / C'est toi qui dans ce lit a poussé cet enfant [...] », la dénonciation des mreurs en entraine une autre a « mon siecle», puis a un fleuve dont on ne sait pas bien s'il métaphorise ou non le siecle: « 6 fleuve impétueux ! / Tu portes a la mer des cadavres hideux [...] ». A mesure que le texte progresse, les apostrophes a des entités diverses ( « noir Esprit des ruines / Ange des souvenirs [...]») ou a des élé­ments de la nature se font plus nombreuses: « Roi du monde, 6 soleil! », « Vous qui volez la-bas, légeres hirondelles [...] », « Dites­moi, terre et cieux [...] », « Oh! vous le murmurez dans vos spheres

L'émergence du sujet !Jrique a I'époque romantique

sacrées, / Étoiles du matin [...] »... On comprend que Rimbaud ait parlé d' «apostrophe Rollaque », a propos d'un poeme qu'il avait soi­gneusement étudié avant de le vitupérer.!

Outre ces apostrophes, l'entrelacement d'un récit mettant en scene un personnage situé Oacques Rolla, Parisien) et de développe­ments a la premiere personne entraine des altemances dans le jeu des pronoms, qui contribuent a donner au texte de Rolla son allure quelque peu égarée. Le narrateur parle de Rolla tantot a la troisieme, tartot a la deuxieme p~rs?~ne; hiºW1l~ñt:J~..S'~!~ji!~.i!.~.!tatglogi­queso Le personnage prend soudain la parole sans rupture de ton et sans guillemets «( Dites-moi, dites-moi, pourquoi vais-je mourir?» ). De maniere plus surprenante encore, ce n'est pas Rolla qui invite la belle prostituée a se lever et a boire, c'est le narrateur qui prend tout a son compte: « C'est une belle nuit - c'est moi qui l'ai payée.» La encore, le sujet Ixri~~-fircu/~ne.jigurea 1'autre, narrateur et per­sonnage se trouvant si~".1!n mem' plan, du triple point de vue de l'énonciation. ducómp2~.meot·moralOe narrateur ne se prétend pas supérieur au débauché qu'il condamne) et de la perspective his­torique. Ce point de vue de l'Histoire est évidemment celui qui fonde tous les autres: c'est dans la mesure ou ils appartiennent a une meme époque, c'est en tant que fl1s de Voltaire, enfants du siecle embarqués dans une meme aventure collective, que le poete-narra­teur et le personnage a qui il s'adresse comme a un frere se trouvent solidaires et mis a égalité par le récit lyrique.

Cette fraternité singuliere définit également le rapport qui unit le sujet lyrique romantique a son lecteur. Dans la poésie classique l'adresse au lecteur est généralement de 1'ordre du texte préfaciel en prose. Les dédicaces en vers sont principalement adressées a de grands seigneurs ou a des personnages connus. L'ouverture de la poésie a « tout ce qu'il y a d'intime dans tout» conduit a établir avec le lecteur un rapport de familiarité, voire de complicité. Ce rapport s'établit sur un double fondement. Tout d'abord, on vient de le dire, la conscience d'appartenir a une meme époque, trouble et incertaine: « De quel nom te nommer, heure trouble ou nous ~~e demaqde Hugo dans le premier vers du « Prélude» a~. La solidarité

1. «Tout garc;on épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque [...] » (Lettre a Paul Demeny, 15 mai 1871). Dans « Soleil et chair », l'anaphore «Je regrette les temps [...]» est al'évidence un souvenir de l'expression anaphorique « Regrettez-vous le temps [...] ?» qui structure le début de Rol/a. Plusieurs détails du texte confirment le rapprochement.

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23

r' 22 Figures du sujet !Jrique

historique qui se révele dans le texte de Rolla - en dépit de ses évi­dentes faiblesses - est moins éloignée qu'on ne pourrait le croire de la conscience malheureuse de Baudelaire en face de l'histoire, sur quoi a insisté H. Friedrich dans ses Structures de la poésie moderne1

• Quant a Victor Hugo, il est clair que la conscience historique constitue le fon­dement essentiel de l'espece de communion qu'il tente d'établir entre le poete et ceux a qui il s'adresse. A une amie que n'effleure pas le doute, il explique:

De nos jours - plaignez-nous, vous, douce et noble femme! L'intérieur de l'homme offre un sombre tableau. [...] Et I'incrédulité rampe au fond de notre ame. [...] Cest notre mal anous, enfants des passions Dont l'esprit n'atteint pas votre calme sublime; A nous dont le berceau, risqué sur un abime, Vogua sur le flot noir des révolutions.

(Les Chants du mpuscule, XXXVIII, « Que nous avons le doute en nous », v. 1-2, 4 et 37-40.)

Fraternité révolutionnaire et fraternité humaine sont inséparables a ses yeux. « Freres! et vous aussi, vous avez vos journées! », lance-t-il (au grand scandale de Vigny et des légitimistes) en tete du poeme « Dicté apres juillet 1830» (Les Chants du crépuscule, 1, 1). Et tant d'exhorta­tions adressées a la France (( France! a l'heure OU tu te prosternes [...]»), au Peuple, aux «Franc;ais de cet age d'attente», ne se soutien­nent que du sentiment d'une situation historique commune OU le poete doit etre la voix de ceux qui ne peuvent parler, mais qui du moins peuvent lire.

L'autre fondement du rapport romantique entre le poete et son lecteur est l'affirmation insistante d'une nature humaine commune, impliquant les memes aspirations, les memes espoirs, les memes angoisses, les memes vices. C'est le theme que Baudelaire développe dans la piece liminaire des Fleurs du mal, « Au lecteur ». Lecteur « hypocrite », dans la mesure OU il refuserait de reconnaitre que « la

_;!QtQ.§e, l'erreur, le péché, la lésine », et par-dessus tout l'Ennui, exer­cent sur lui les memes raya es que sur le poete. Personne ne peut se. vanter d'y échapper (perso ne ne peut par conséquent condamner le poete qui réussit a faire de la poésie avec ce dont tout le monde a

I !

1. Hugo Frieclrich, S/rN{!1Im de /a poésie modef1fe, trad. franc¡:., París, Denoel/Gonthier, 1976, p.49 s.

t/\\I'l'·r .,

L'émergence du sujet !Jrique aI'époque romantique

honte), s'il est vrai, comme le texte l'affirme fortement, que nous sommes tous les jouets du Diable. Égalité devant le mal et devant la mort. Hugo ajoute: et devant la vie éternelle. Le poeme des Contem­plations intitulé «Ce que c'est que la mort », dont le premier vers sen­tencieux (( Ne dites pas: mourir; dites: naitre. Croyez») pourrait faire croire au discours du supérieur .a l'inférieur, proclame en fait l'égalité de tous dans la médiocrité d'abord (( On est l'homme mau­vais que je suis, que vous etes» ), puis dans la mort, et enfin dans la transfiguration que le sujet du texte vit par avance au présent:

Oil suis-je? Dans la mort. Viens! un vent inconnu Vous jerre au seuil des cieux. On tremble; on se voit nu, Impur, hideux [...] Et soudain on entend quelqu'un dans I'infini Qui chante, et par quelqu'un on sent qu'on est béni, [...] (v. 13-15 et 17­

18t

Nature humaine commune et communauté d'époque, par-dela des idéologies opposées, impliquent une communauté d'expériences vécues qui donnent son sens au « je suis toi» que le poete romantique adresse sous des formes diverses a son lecteur. C'est pourquoi il ne peut guere exister d'hermétisme romantique. Posé comme un sem­blable, le lecteur est également posé comme capable de recevoir tout discours proféré par le moi lyrique. C'est Rimbaud qui marquera ici la rupture, en jouant sur « l'hallucination des mots» et en «réservant la traduction ». Le sujet lyrique romantique s'adresse a un allocutaire égal en dignité qui peut etre, selon les cas, une collectivité, un ami, un autre poete (ainsi Lamartine s'adresse-t-il, dans son poeme « L'Homme », a Byron, et Musset, s'autorisant de ce précédent, a Lamartine~, un artiste disparo (<< 6 mon maitre Albert Düre, 6 vieux maitre pensif! », écrit Hugo\ ou dans certains cas le poete lui-meme. S'instaure alors un jeu dialogique comme celui que Hugo a mené dans

1. On peut noter au passage qu'une méme anticipation de la mort et une méme « expérience» du réveil dans la lumiére étemelle se trouvaient déja dans le poeme des Méditalions « Le chrétien mourant»:

Prends ton vol, ó mon ame, et dépouille tes chalnes ; [...] Déja, déja je nage en des flots de lumiére ; L'espace devant moi s'agrandit, et la terre

Sous mes pieds semble fuir !

2. Voir la «Lettre aM. de Lamartine» quí commence par une évocation de Byron ouvrant « un livre ou l'on parlait de luí»: il s'agit des Méditalions poéliqNes.

3. Les Voix intérieNres, «A Albert Dürer», V. 6.

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!'

24 Figures du stget {yrique

quelques pieees sOUS-~az:::m.:nUííí ~pio. Ainsi dans le bref poeme intitulé « A 01. »~~_~é'!.":!!!!S).XII), qui relate la pre­miere reneontre avee ]uliette. Le «le» s'y adresse au «poete» :

6 poete! je vais, dans ton ame blessée, Remuer jusqu'au fond ta profonde pensée. Tu ne l'avais pas vue encor, ce fut un soir [...] (v. 1-3).

Le poeme «A Olympio» ménage une distanee entre deux figures du sujet, elivé entre Olympio blessé par la ealomnie et «l'ami qui reste a (son) eceur». La voix de ce qu'on pourrait appeler un récitant intro­duit le diseours de l'ami (diseours qui eonstitue la plus grande partie du poeme), puis la réplique d'Olympío, lequel répond d'une

Voix pareille a la sienne et plus haute pounant, Comme la grande mer qui parlerait au fleuve (v. 223-224).

Olympio est bien, eomme le dit Pierre Albouy dans le remar­quable article qu'il a eonsaeré des 1971 a «Hugo ou le je éclaté », «la figure du moi qui se sépare pour parler », « le poete en tant que moí qui se dit ».1 Pourtant Píerre Albouy n'hésíte pas a qualifier de «paravent» la déclaration qu'on lit dans le projet de préfaee éerit pour des Contemplations d'O{ympio qui n'ont jamaís vu le jour: « [...] Il vient une eertaine heure dans la \rie ou, I'horizon s'agrandissant sans eeSSe, un homme se sent trop petit pour eontinuer a parler en son nomo Il erée alors, poete, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s'íncame. C'est encore l'homme, mais ce n'est plus le moí.» Quoí qu'il en soit, on ne peut pas parler d'un véritable «eycle» d'Olympío dans l'ceuvre. Le projet de Contemplations d'O{ympio est devenu Les Contemplations tout court. Le sujet lyrique hugolien n'avait pas besoin en définitive de figure seeonde pour s'adresser aux alloeutaires les plus divers, et jusqu'aux puissanees cosmiques:

Je vis les quatre vents passer. - O vents, leur dis-je,

Vents des cieux! croyez-vous avoir seuls un quadrige?

Je vis Aldebaran dans les cieux. Je lui dis: Toi qui luis! [..r

1. Pierre Albouy, Hugo ou le je éclaté, Mythographin, Paris, José Corti, 1976, p. 72. 2. Début des deux poémes liminaires des QMatre Vent! de I'esprit.

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L'émergence du sujet {yrique aI'époque romantique ~ 25

Mais íci e'est face a l'univers que se situe le « je», et l'on est au --seuil d'une fusion du moí et du .~onde qui entraine de nouvelles eon1iltUfadoIíS ~rmnetafiVes-:-' ,',¡

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LE SUJET LYRIQUE ET L'UNIVERS

Aucun poete romantique n'a écrit la formule folle «je suis tout». Mais presque tous ont écrit eomme si le poete lyrique en tant que tel entretenait des relations privilégiées avec l'univers, ou ce qu'ils aiment a nom!p~atuE~. l'infini, l'ínconnu..l.píeu (termes entre lesquels &sdlstinetions, qui ~-soñt-pas'''lcrde -notre propos, sont tantot posées, tantot gommées). Ces relations sont d'abord de paroles et s'inscrivent dans un schéma de eommunieation. Selon les cas, le poete lyríque s'adresse a l'univers - aux forets, au soleíl, a la divinité univer­selle - eomme on a vu qu'il s'adressait a ses freres ou aux peuples. La forme la plus símple est celle du « salut », aimée de Lamartine dans les Méditations poétiques. A coté du célebre «Salut! bois couronnés d'un reste de verdure! », réitéré dans «Le Temple» en «Salut, bois consa­eré! Salut, ehamp funéraire », le poeme «La Poí» donne a ce geste verbal sa plus grande extension, a la foís cosmique et personnelle, puisque apres avoir salué le monde « au seuíl de l'exístenee », le sujet du texte salue son dernier jour :

Salut, nouveau séjour OU le temps m'a jeté, Globe, témoin futur de ma félicité! Salut, sacré flambeau qui nourris la nature! Soleil, premier amour de toute créature! Vastes cieux, qui cachez le Dieu qui vous a faits! Terre, berceau de l'homme [...] [...] Salut, mon dernier jour! sois mon jour le plus beau! (v. 19-24 et 32).

En de tels textes, le sujet lyrique se situe sur le meme plan que l'univers, en faee duquel il se pose dans la contemplation. Inscription poétique d'une attitude dont des prosateurs comme Rousseau ou Senaneour fourniraient déja des exemples. Mais il arrive que le poete, non content de s'adresser a l'univers d'égal a égal, se 2Usente ~omme

laY9~~e",..m~dont la saeralité pourtant est affirmée. Chez [amartine eet univers-temple, contrairement a celui des « Correspon­

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r. 26 Figures du sujet !Jrique

dances », ne laisse sortir aUCune parole et attend que l'homme, dont le « je» poétique est la voix, fasse retentir l'hymne attendu:

L'univers est le temple, et la terre est l'autel ; [000] Mais ce temple est sans voixo Ou sont les saints concerts ? D'ou s'éU:vera l'hyrnne au roi de l'univers? Tout se tait: mon creur seul parle dans ce silence. La voix de l'univers, c'est mon intelligence. Sur les rayons du soir, sur les ailes du vent, Elle s'éléve a Dieu comme un parfum vivant; Et, donnant un langage a toute créature, Préte pour l'adorer mon ame a la nature.

(Méditations poétiqlteJ, XVI, «La Priére», v. 16 et 27-34).

r Cette position du moi pensant et parlant ayant mission de « donner I un langage» a l'univers, si elle manifeste une cohérence idéologique, l est loin d'etre la plus fréquente dans la poésie romantiqueo Hugo,

-Vigny, Baudelaire encore préferent affirmer, conformément aune tres ancienne tradition, que tout parle dans la nature, q~il existe un lan­ga~e des ~ ch?~~.mu~es» et que l'homme est entouré de « VOlX » que repoete ale privilege d'entendre mieux que tout autreo Le «je» de l'énonciation lyrique se retrouve alors allocutaire de discours dont il est en meme temps l'énonciateuro La rhétorique classique connait bien cette situation double dans le cas de la prosopopée, ou l'écrivain fait parler un absent ou une abstraction personnifiée qui s'adresse le plus souvent a lui-memeo Vigny en fournit un admirable exemple dans La Maison du berger: le célebre discours de la Nature, qui s'adresse au« je» du texte, est composé par celui-ci a l'intention d'Éva, afin de la per­suader de ne pas le laisser seul :

Ne me laisse jamais seul avec la Nature; Car je la connais trop pour n'en pas avoir peuro Elle me dit: «Je suis l'impassible théatre [..o]» (vo 279-281).

Mais généralement la poésie romantique ne s'en tient pas aune proso­popée qui s'avoue comme telle. Le texte est composé de telle sorte que les paroles ou les voix de l'univers paraissent l'expression humaine d'un discours en lui-meme ineffable, que le poete serait seul capable de rendre par des paroles intelligibles. Le moi poétique n'est plus alors seulement l'allocutaire d'un message qu'il se chargerait (fictivement) de transcrire, il en devient le traducteur, l'interprete, éventuellement l'herméneute. Autrement dit, le texte renvoie a une instance d'énon­

L'émergence du sujet !Jrique aI'époque romantique

clatlOn transcendante dont le poete serait le médiateur ou le relais. C'est une situation que nous retrouverons a propos de la voix de «l'autre », correspondant a ce que l'on nomme traditionnellement l'inspiration. Mais il ne s'agit pas ici de la source intime identifiée a l'inspiration. La voix de l'univers ou de l'au-dela n'est pas une Muse, plutót un ensemble de sonorités résonnant dans une gigantesque chambre d'échos ou le moi risque a tout moment de se perdre.

On trouve, dans le poeme de Lamartine intitulé «Dieu» (Médita­tions, XXVIII), l'image de l'ame goutte d'eau dans l'océan de l'infini, et embarrassée pour traduire «en sons articulés» ce qui appartient a «la langue du ciel » (la théorie des « deux langages» fait suite au passage que nous citons) :

fGomme une goutre d'eau dans l'Océan versée, i L'infini dans son sein absorbe ma pensée; 1 La, reine de l'espace et de l'éternité,

Elle ose mesurer le temps,l'immensité, Aborder le néant, parcourir l'existence, }

I Et concevoir de Dieu l'inconcevable essence. í Mais sitót que je veux peindre ce que je sens,

Toute parole expire en efforts impuissants. Mon ame croit parler, ma langue embarrassée Frappe l'air de vingt sons, ombre de ma pensée (vo 9-18)0

Hugo, on le sait, a tiré les effets les plus saisissants de cette conception d'un «gouffre universel» bruissant de paroles que le poete recueille de toutes parts pour les répercuter. Parmi d'innom­brables exemples, rappelons la fin du « Prélude» des Voix du crépus­cule (1835) :

Vers l'orient douteux tourné comme les autres, Recu~e.iU~nt tous les bruits formidables et doux,

, Les !p¡urmures(i(en haut qui répondent aux nótres, .. Le soupirde ch~cun et la rumeur de tous,

Le poete, en ses chants ou l'amertume abonde, Reflétait, écho triste et calme cependant, Tout ce que !'ame réve et tout ce que le monde Chante, bégaie ou dit dans l'ombre en atrendant! (v. 93-1(0).

Les Contemplations reprennent a l'envi le motif du~é~~ant

av,j;C la.na.tl.l.!c:...J;ausant «Avec toutes les voix de la métempsychose» (I, 27, v. 14)0 Plusieurs autres poemes du meme recueil font intervenir un «je» de l'énonciation qui n'est que le destinataire d'un discours prononcé par un esprit ou un etre venu de l'au-dela (c'est le cas t:~

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29 28 Figures du s,gel !Jrique

particulier de «Ce que dit la Bouche d'ombre »)1. Il faudrait surtout relire la section de Dieu intitulée'« Les Voix », gigantesque développe­ment de 1900 vers constitué des discours contradictoires qu'un «je» ~ entend se croiser dans l'espace et qui tous le dissuadent, avec ~guments divers, de chercher a définir Dieu.

D'une maniere plus radicale, il arrive que le «je» lyrique hugolien s'identifie a un etre de la nature, voire a une chose, d'une maniere non

>.¿ ~ .'! métaphorique mais littérale. C'est alors le «je suis» suivi d'un prédicat non humain qui introduit le discours: «Je suis oiseau comme cet etre _ / Qu'Amos revait» (<< Ibo», Contemplations VI, 2, v. 41-42); «Je suis t l'algue des flots sans nombre [...] Et je suis l'habitant tranquille i De \ la foudre et de l'ouragan» (<< A celIe qui est voilée », ibid., VI, 15, v. 5, 11-12). Ou encore, au début du premier poeme du «Livre lyrique» des Quatre Vents de /'Esprit, ces vers:

Je suis fait d'ombre et de marbre, Comme les pieds noirs de l'arbre~

Je m'enfonce dans la nuit. J'écoute; je suis sous tecre;

) [...] j Moi qu'on nomme le poete, : J e suis dans la nuit muette \ L'escalier mystérieux; \. Je suis l'escalier Ténébres; [...] (v. 1-4 et 7-10).

N'appartenant ni a l'autobiographie, ni a une fiction qui mettrait en scene un perso~eimaginaire, le « je» lyrique qui s'exprime ainsi est a- 0-'

définir comm{ "!Yt!J~, en tant que le mythe peut etre l'expression, par le moyen de ~ d'une conception considérée comme vraie en dehors de l'expérience empirique. Il est alors tout proche des person­nages ouvertement mythiques dans lesquels la figure du « poete» peut également se projeter: proche d'Orphée, proche du patre voyant et mage de «Magnitudo parvi », qui subit «La dilatation immensejDe l'infini mystérieux» et sent« jusque dans ses sommeils / Lueur a lueur, daos son'eire, / L'infiltration des soleils ». Proche surtout du Satyre de La Légende des sie'cles qui, a la faveur d'un jeu de mots traditionnel sur le nom de Pan, affirme au dernier vers son identité avec Tour.

1. Voir également nI, 1, « Écrit sur un exempIaire de la DivintJ C011fmeditJ», VI, 1, «Le Pont», VI, 3, Un spec/re ""tJftendail dans Nn gt"tJnd tJfIgJe d'o11fbrt.

2. «Place a Tout! Je suis Pan; Jupiter, a genoux !» - Les indications données ici concemant Hugo se trouvent développées dans mon anicle: De l'hugocentrisme au « je» panique, in Le sNjel !JriqNe en qNeJtion, MoáenriliJ nO 8, Presses Universiraires de Bordeaux, 1996.

L'émergence du s,get !Jrique a /'époque romantique

FIGURES DE L'INSPIRATlON LYRIQUE

Les romantiques franc;ais, on l'a dit, ne posent pas la question de la nature du sujet lyrique: le « je» du texte est simplement pour eux « le poete », spontanément confondu avec l'auteur du poeme. Ils ne s'inter­rogent pas aussi lucidement que Goet9-.~suJJe.s..tappQ_ID~1!~..l'.9j~et

vérité. En revanche ils dévéIüpperrt'parfois longuement ce qui a trait a ~ration, qui devient dans plusieurs poemes l'objet d'une véritable scénographie. Or, avec un vocabulaire et sur des plans différents, il s'agit de la problématique du sujet: les débats sur le «moi lyrique» posent la question de son statut, entre fiction et expression de l'expé­rience vécue (expression directe ou médiatisée par le mythe) ; le pro­bleme central de l'inspiration est celui de son origine, c'est-a-dire la encore de la nature et du statut de cette force qui semble conduire la main du poete, sinon lui dicter ses paroles. Il s'agit toujours de l'écart entre un moi empirique écrivant, circonscrit par la biographie, et ce que dit l'écriture, qui fait éclater les limites du moi empirique et donne l'im­pression de venir d'ailleurs.

Les poetes romantiques ne disposent pas d'autres outils conceptuels que ceux qui leur ont été légués par une longue tradition. Comme les classiques, comme les anciens, ils parlent d'inspiration, de muse, d'en­thousiasme. Ils usent et abusent des images de luths et de lyres. Mais avec la vague conscience d'une inadéquation entre cette imagerie et l'ex­périence renouvelée qu'ils ont de la poésie. « La 1l2ésie. c'est,k.chant intérieur », affirme Lamartine dans les Recuei//ements1

• Et Musset ne veut peiít-& pas dire autre chose lorsqu'il conseille, dans un vers trop célebre, de se frapper le« creur ». Dans le Salon de 1846, Baudelaire note a propos de Delacroix (mais le précepte est transposable en poésie) qu'un tableau «doit avant tout reproduire la pensée intime de l'artiste, qui domine le modele, comme le créateur la création ». Comment concilier cette intériorité de la poésie avec la fiction d'une inspiration qui descen­drait du ciel ? Car en meme temps qu'il affirme la priorité de la « pensée intime», l'artiste romantique ne cesse de se référer aune transcendance. Dans le meme Salon de 1846, Baudelaire unit « W~!.~!~.t;U~ ~spiration vers l'infini» dans la célebre définition qu'il propose du romantisrile2

• '=~_._-_._ ....~ ..-. ---"

1. Cité par Bénichou, Les MtJgeJ romtJntiqNeJ, p. 99. 2. « Qui dit romantisme dit art modeme - c'est-a-dire intitnité, spiritualité, couleur, aspiration

vers l'infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts », (SaJon de 1846, n, « Qu'est-ce que le romantisme? »).

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Figures du sujet !Jrique 30

Ainsi que l'écritJacques Beauverd : «A considérer comment la perspec­! tive d'intimité est souvent imaginée et écrite, [...], on découvre un fait f important, que rien apriori ne rendait nécessaire : tout se passe comme si , l'interrogation de l'intérieur n'était possible que par la certitude d'une

transcendance. »1

1 Tout le pretIÚer, Lamartine invoque l'inspiration divine au début des Visions (1823) :

[...] Esprit qui d'age en age, Des harpes de Jessé chérissant les concerts, Par la voix de la lyre instruisit l'univers! [...] Descends, je dois chanter! Mais que puis-je sans toi, Ó langue des esprits? Parle toi-meme en moi '2

Plus proches de notre propos sont les deux poemes de «L'Enthou­siasme» dans les Méditations et de «L'Esprit de Dieu» (écrit en 1821­1822) dans les Nouvelles Méditations. L'Esprit de Dieu, «nom de l'ins­piration» comme le note Bénichou3, est présenté cornme un souffle dont le poete se demande «de quels rivages» il viendra, car «Tou­jours rebelle a nos souhaits / L'esprit ne souffle qu'a son heure». Le poete ne peut donc tIÚeux faire qu'attendre sa venue:

4~d2ns)e souffle supreme_ J Dansun .J:CP.O.S...w~~.ieux;

Nous ne sommes rien de nous-meme

1 Qu'un instrument mélodieux !

1

Quand le doigt d'en haut se retire, Restons muets comme la lyre Qui recueille ses saints transports Jusqu'a ce que sa main puissante Touche la corde frémissante OU dorment les divins accords!

,f

1. Jacques Beauverd, Problématique de l'intime, Intime, intimid, intimisme, Presses Vniversitaires de Lille, 1976, p. 290

2. Lamartine, (ElllmS poitiqlles (ompliles, Texte établi, annoté et présenté par Marius-Fran~ois

Guyard, Paris, Gallimard, " Bibl. de la Pléiade", 1963, Les Visions, " Invocation du poete", p. 1407. Voir également le premier poeme des H4r111onies poitiqlles el rdigiellses, « Invocation,,:

Je n'ai point entendu montee jamais vers toi D'accords plus pénétrants, de plus divin langage, Que ces concerts muets qui s'é!event en moi ! Mais la parole manque ace brUlant délire, Pour contenir ce feu tous les mots sont giacés ; Eh ! qu'importe, Seigneur, la parole ama lyre? Je l'entends, il suffit ; tu réponds, c'est assez! (Ibid., p. 292).

3. Paul Bénichou, Le S4m de I'émp4in, Paris, José Corti, 1973, p. 1820 .jI

L'émergence du sujet !Jrique ti I'époque romantique

Le co~bat de Jacob avec l'Ange illustre cette venue de l'esprit. Dans «L'Enthousiasme» (dont les deux premieres strophes furent écrites en 1817, les sept suivantes en 1819), Lamartine faisait appel a l'épisode plus paIen du ravissemc::nt de Ganyrnede par « l'aigle du ton­nerre », multipliant les images de feu, de flamme et de ~ucher :

_Oh ''''''_0

La foudre en mes veines circule: Étonné du feu qui me brule,

• ~"" t ¡a. ,'11.' _' ....-<.Je l'irrite en le combattant, Et la lave de mon génie Déborde en torrents d'harmonie, Et me consume en s'échappant.

Muse, contemple ta victime' [oo o]

Lamartine parvient mal a dissimuler ici la nature pulsionnelle d'une inspiration dont la violence meme risque de faire «évaporer» son «reste d'ame». Ce n'est pas seulement une réponse a ceux qui accusent l'irrégularité de la vie des poetes (<< Et l'on accuse notre vie! / Mais ce flambeau qu'on nous envie / S'allume au feu des passions »), c'est sur­tout l'expression d'une crainte devant une puissance peut-etre plus infernale que divine, qui use les forces vitales et qui par la, contraire­ment aux lieux communs de la poésie sentimentale, n'es~ pas l'alliée, mais l'adversaire de l'amour. Le poeme se termine en effet par le refus du poete de sacrifier a la Muse le «dernier souffle de (sa) vie»: «J e veux le garder pour aimer. »

Cette réticence inattendue du moi du poete face aux exigences de la création poétique permet de rapprocher «L'Enthousiasme» de Lamartine de La Nuit de Mai de Musset. Plus généralement, une relecture de l'ensemble des Nuits dans la perspective de cette inter­rogation romantique sur la nature de l'inspiration et ses rapports avec le sujet conduirait peut-etre a redonner quelque vigueur a des pages considérées cornme exténuées. Sans procéder a une analyse complete, on peut souligner au moins les implications de la structure dialogique des trois Nuits. Cette structure (dialogue entre «la Muse» et «le Poete» dans La Nuit de Mai, La Nuit d'Aoút et La Nuit d'Oc­tobre, dialogue entre «le Poete» et «la Vision» dans La Nuit de Décembre) est bien autre chose qu'un simple procédé de composi­tion: c'est du sujet lyrique qu'il est question d'un bout a l'autre, et la dualité de l'énonciation n'est qu'une tIÚse en scene de son dédou­blement, ou de son clivage.

Les positions respectives du Poete et de la Muse dans La Nuit de

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[' 32 Figures du stljet !Jrique

Mai sont inversées par rapport aux positions traditionnelles. Il est habituel que le poete invoque la Muse pour en obtenir l'inspiration. Ici, c'est la Muse qui développe toutes les raisons qu'aurait de chan­ter un Poete qui refuse et qui énonce toutes les raisons qu'il a de se taire. Ces deux attitudes contraires se traduisent par une opposition a la fois de metre et de ton: aux amples alexandrins de la Muse, multipliant les impératifs au singulier et au pluriel, le Poete répond par des exclamations plaintives et des interrogations en vers octosyl­labiques. Le meme dispositif métrique sera repris au début de La Nuit d'Aoút, jusqu'a ce que le poete passe aux alexandrins pour affirmer sa volonté non pas de faire une reuvre, mais d'aimer. Enfin La Nuit d'Detobre inverse le schéma, au moins dans la premiere moi­tié du texte: le poete attaque par des alexandrins et la Muse répond en octosyllabes. L'inversion du contenu répond a celle du schéma métrique: le Poete n'hésite plus a user d'impératifs et demande a la Muse de prendre sa lyre, exact renversement du premier vers de La Nuit de Mai.

Face a la Muse qui le presse de chanter, et de chanter des themes sornme toute convenus (voir dans La Nuit de Mai l'énumération des sujets qu'elle propose au poete), celui-ci répond - faut-il dire en «voyant»? Rimbaud n'y aurait pas contrevenu, lui qui reprochait a

l. Musset de n'avoir pas eu le courage d'aller au bout de ses visions1 :

I «J'ai cru qu'une forme voilée / Flottait la-bas sur la foret. [...] / 11 C'est une étrange reverie; / Elle s'efface et disparait.» (La Nuit de i1 Mai); «Quand j'ai passé par la prairie, / J'ai vu [...]» (La Nuit

d'Aoút) ; «Et quand je passe aux lieux OU j'ai risqué ma vie, / J'y crois voir a ma place un visage étranger» (La Nuit d'Detobre). L'en­semble de La Nuit de déeembre, comme on sait, développe la vision d'un double (successivement «Un pauvre enfant», «Un jeune homme», «Un étranger», «Un convive», «Un orphelin», «Un malheureux») qui vient s'asseoir pres du poete et s'identifie fmale­ment a sa propre solitude. A travers les procédés rhétoriques trop visibles qui structurent le poeme, ce face a face du poete et de son double - outre qu'il transpose un phénomcne hallucinatoire auquel Musset semble avoir été sujer - projette sur le plan du texte et

1. « Musset n'a rien Su faire: il y avait des visions derriere la gaze des rideaux: il a fermé les yeux.» (Lettre aPaul Demeny, 15 mai 1871).

2. On en trouve un autre écho dans LoreIfZfJ((io, acte 11, scene N. George Sand de son coté raconte une de ces crises dans Elle et IlIi (1859).

L'émergenee du s,!/et !Jrique ti J'époque romantique

objective en «scene» l'angoisse d'un destin personneP. Les trois autres Nuits, d'une maniere analogue, mettent en scene les tensions qui résultent des rapports ambigus et peut-etre contradictoires que les poctes romantiques pressentent entre la poésie et la passion.

Le role de conseillcre, de guide, d'inspiratrice, qu'assume la Muse reflcte a coup sUr des positions qui se retrouvent ailleurs dans l'reuvre de Musset; mais en meme temps celles-ci apparaissent comme un leurre au « Poete» qui lui donne la réplique. Que lui conseille-t-elle en effet, a travers tant d'images doloristes et la déplorable histoire du . pélican? D'écouter son «creur» : «De ton creur ou de toi lequel est le pocte? ! C'est ton creur [...] » (La Nuit d'Aoúl). De laisser s'élargir sa «sainte blessure»2 et de chanter sa douleur. Or le pocte constate que,.r· ce n'est pas possible. Parce que la sincérité ne nourrit pas nécessaire­ment la parole poétique: «La: bouche garde le silence / Pour écouter parler le creur» (La Nuit de Mai) . Parce que la violence meme des sentiments ressentis peut en paralyser l'expression

Mais j'ai souffert un dw: martyre, Et le moins que j'en pourrais dire, Si je I'essayais sur ma Iyre, La briserait comme un roseau (Ibid.)

Parce que le langage est trompeur et que les mots ne suffisent pas a dire la souffrance vraie :

S'il fallait maintenant parler de ma souffrance, Je ne sais trop que! nom elle devrait porter, Si c'est amour, folie, orgueil, expérience, Ni si personne au monde en pourrait profiter. Je veux bien toutefois t'en raconter I'histoire [...]

(La Nuit d'Octobre)

La seule possibilité est celle d'un récit, qui suppose une certaine dis­tance prise par rapport a ce qu'aurait été un pur cri lyrique directe­ment surgi du plus intime du creur.

1. TI ne serait pas abusif de rapprocher cette objectivation et cette antieipation d'un destin de la maniere dont Rimbaud objective et anticipe luí aussi son propre destin a travers la fiction de « Bateau ivre ». Dans les deux cas le dépassement de la pure subjectivité énoneiative par une fiction permet d'aller plus loin que la simple coneience du sujet écrivant, et d'énoncer indirec­tement ce qu'il n'aurait sans doute pas été capable de formuler en son nom propre.

2. Dans un poeme écrit en 1833 au début de sa liaison avec George Sand, Musset écrivait déja, s 'adressant a I'Ange de I'amour : « Mets ta main sur mon creur, sa blessure est profonde; / Élargis-Ia, be! ange, et q!"il en soit brisé!» (Poésies, « Bibl. de la Pléiade », p. 513). Voir éga­lement P. Bénichou, L'Ecole dN déselfchfJlftemelft, Paris, Gallimard, 1992, p. 107.

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34 35 Figures du sujet !Jrique

Dans «L'Enthousiasme », une opposition se faisait jour entre l'in­tensité des passions considérée comme le combustible de la produc­tion poétique et le désir d'un amour vrai. Dans Les Nuits, c'est une sorte d'incompatibilité entre l'amour passionné (comme cause de souf­france) et l'écriture lyrique qui est ressentie par le Poete. En d'autres termes: le sujet de l'écriture n'est pas le meme que le sujet de la pas­sion. Cette dissociation qui est dite par le texte n'était pas nécessaire­ment conceptualisée par Musset écrivain. C'est par des images de pas­sion amoureuse que la Muse métaphorise la poésie. Parlant comme une amante, elle réc1ame un amour exc1usif. Le creur est poete, mais a condition que ce creur ne soit que pour elle:

Hélas! mon bien-aimé, vous n'etes plus poete. [...] Et vous ne savez pas que l'amour de la femme Change et dissipe en pleurs les trésors de votre ame [...]

(La Nuit d'Aout)

Ces images, qui ont beaucoup contribué a la célébrité des Nuits, sont peut-etre ce qui nous gene le plus aujourd'hui: nous ne conce­vons plus l'écriture poétique comme un acte d'amour entre le Poete et la Muse. Mais d'un autre point de vue les paroles de la Muse, dans les trois Nuits OU elle intervient, permettent de cerner une ins­tance d'énonciation singuliereo Cette amante est également une sreur (<< C'est toi, ma maitresse et ma sreur! », Nuit de Mai, v. 52) et plus encore une mere. Elle se présente au début de La Nuit d'Aoút «Comme une veuve en pleurs au tombeau d'un enfant» (v. 9), elle est saluée par le Poete comme sa «mere» et sa «nourrice» (vo 16). Les reproches qu'elle formule sont ceux qu'une mere un peu rigide peut adresser a son grand garc;on qui s'émancipe: pourquoi rentres­tu si tard, «Que fais-tu loin de moi» (v. 23), «Ton cabinet d'étude est vide quand j'arrive» (v. 27), etc. La encore le rapprochement avec Lorenzaccio est instructif: la Muse des Nuits et le personnage de la mere de Lorenzo ont plus d'un point commun l

• Faut-il évoquer Mme de Musset et revenir a la biographie ? Mais ces paroles, c'est Alfred qui les rédige. Mieux vaudrait parler d'un discours du sur­moi, sur fond de conflits inconscients.

1. Voir en particulier la scene IV de I'acte n. Le róle de la Mere daos Lo~"za(rio serait arééva­luer. « Que ma mere mourot de tout cela, ce serait triste », dit Lorenzo a l'Acte IV, scene IX. Parale ou I'on peut voir la révélation d'un mobile inconscient de sa conduite. Lorsqu'il res;oit la nouvelle de la mort de sa mere, il sort et se fait assassiner : tout est accompli.

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L'émergence du sujet !Jrique aI'époque romantique

Clivé en deux instances d'énonciation selon une structure. de .dia:. logue, le moi lyrique des Nuits rend manifeste sa différence avec l'au­teur. Celui-ci a éprouvé la passion que l'on sait pour George Sand, et les Nuits font allusion a une passion qui aurait rendu «le Poete» inca­pable d'écrire. Mais les deux drames sont décalés l'un par rapport a l'autre précisément par le travail scriptural qui, d'un coté, renvoie cette incapacité et «le Poete» qui l'éprouve du coté de la fiction (les Nuits existent), de l'autre, transforme le drame vécu, avec ses circons­tances réelles, en hors-texte, a partir de quoi le texte se déploie libre­mento Meme le récit de la trahison qui occupe le centre de La Nuit d'Octobre n'est pas de l'ordre de l'autobiographie: aucun nom n'est donné et rien ne garantit son exactitude. Les imprécations qui suivent, en vers de sept pieds (<< Honte a toi qui la premiere / M'as appris la trahison [o ..] »), s'adressent littéralement a celle qui la premiere... sans qu'il y ait lieu d'ajouter un nom propre absent du poeme. En meme temps ce travail scriptural est informé souterrainement par le travail de l'inconscient. Inconscient qui ramene a l'auteur réel et qui en éloigne définitivement, dans la mesure OU cet inconscient est incon­naissable et OU il est «un autre» que le moi.

De Lamartine a Baudelaire inc1us, l'épanouissement du lyrisme romantique a donc entrainé les poetes tres au-dela de la simple expression des sentiments du moi (telle qu'un Sainte-Beuve, par exemple, pouvait la souhaiter). Au-dela et ailleurs. La voix lyrique était au départ celle de l'intime, de !'ame, du creur. 'On en attendait sbUs!1l Restauration des « harmonies pa"étiques;) en accord avec l'Es­prit divin (ou avec ce que Vigny nommera plus tard «l'Esprit pur »). Or entre la conscience personnelle (a qui cet Esprit est censé parler) et «la symphonie (qui) fait son remuement dans les profon­deurs », les poetes font l'expérience de constants et inquiétants déca­lages. Sans doute depuis toujours (depuis au moins la tradition grecque), la poésie lyrique est-elle imputée a un «délire », a un « enthousiasme» qui rendrait le poete incapable de totalement maitri­ser son écriture. Lamartine, on l'a vu, figure ce délire par le ravisse­ment de Ganymede ou la lutte avec l'ange. Mais aucun poete ne croit plus a une dictée venue d'en haut ni, comme Ronsard, a une chaine magnétique unissant le poete aux Muses et par elles a Apol­Ion. Hugo ne doute pas de son inspiration mais présente un poete a la fois «pensif» et «e~té» face au mystere. Musset préfere le mon­trer rétif aux invites dei sa Muse. Baudelaire dénonce la sienne (<< La

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36 37 Figures du sujet !Jrique

Muse vénale», « La Muse malade») et compare son ame a une cloche felée.

Dans le meme temps, la thématique s'assombrit rapidement (on pense aux visions sépulcrales du dernier livre des Contemplations, aux «Spleen» baudelairiens et a la courbe générale dessinée par Les Fleurs du mal, sur la ligne frontiere du Romantisme et de ce qui vient apres), assombrissement amettre en rapport avec les désillusions de l'Histoire et le désenchantement idéologique étudié par Paul Bénichou.

Il resterait a articuler ces différents plans avec les structures d'énonciation que nous avons tenté de dégager. La multiplicité des stratégies énonciatives, l'affirmation que le « je» lyrique parleau nom de tous, sa prétention a entendre et répercuter la voix de l'univers, proclament une maitrise de l'écriture qui est1a compensation du désai­sissement de l'écrivain, de l'impossibilité a laquelle il se heurte de par­ler au plus pres de soi, sans distorsion par rapport a l'expérience immédiate. Le sujet lyrique apparait finalement comme la résultante des différentes post;ures d'~ponciation assumées par le « je» du texte. Il n'est identifiable ni a l'écrivain, ni a un personnage fictif. 11 est bien, comme le dit Kiite Hamburger,qn §ujet d'~nonciation réel, )11,31S décalé par rapport au « je» autobiographique. Dans un tres grand n~mDie oe cas, principálement a l'époque romantique, ce décalage a tous les caracteres d'une élaboration mythique. C'est l'époque OU les poetes tentent de s'emparer de la maitrise du symbolique; et bien plu­tot qu'aux poetes qui les ont précédés, c'est aOrphée, aux mages, aux prophetes bibliques qu'ils aiment a se référer. On ne doit pas oublier cependant que cette tentative n'aurait aucun sens si un nouveau type d'écriture poétique n'avait pas été produit et exploré par cette généra­tion - en attendant les désillusions de la seconde moitié du siecle.

La plus complete expression a la fois de ce désaisissement du sujet écrivant et de sa projection mythique est peut-etre le Desdichado nerva­lien. La mention du luth et de la lyre, présentes dans le célebre pre­mier sonnet des Chimcres comme dans tant de pages de Lamartine ou de Musset, indique bien que le « je» du texte parle en tant que poete et que son destin ne prend sens que par rapport a la poésie. Or celle­ci, a travers ces deux instruments, apparait sous deux aspects a la fois

j'¡ inverses et" complémentaires. Le luth portant « le soleil noir de la 1 Mélancolie» est voué a la célébration .d'une perte, d'un deuil, d'une

puissance abolie. Mais le « déshérité» qui parle est aussi en possesion de « la lyre d'Orphée», qui lui confere un pouvoir magique sur l'autre

L'émergence du sujet !Jrique ti I'époque romantíque

monde. Dualité qui entraine, de la part du sujet de l'énonciation, une incertitude sur son identité: Amour ou Phoebus? Lusignan ou Biron? Les innombrables commentaires que ces quatre noms ont suscités ne sont pas vains, mais n'ont qu'une importance seconde par rapport ala question: qui suis-je? Qui est le je qui parle? Un déshérité qui a cependant hérité d'Orphée, un personnage mythique qui ne sait plus OU est son mythe, un sujet historique hors du temps, frustré d'un passé qu'il ne cesse de réinventer - 1esujet Iyrique romantique meme, figure d'un pouvoir incertain et a jamais problématique." " "

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DOMINIQUE COMBE

LA RÉFÉRENCE DÉDOUBLÉE

LE SUJET LYRIQUE ENTRE FICTION

ET AUTOBIOGRAPHIE

L'hypothese d'un «Moi lyrique» ou d'un «sujet lyrique» a connu une fortune considérable dans la critique et la théorie littéraire de langue allemande, qui oppose volontiers un Ehes Ic~ns la poésie au sujet « réel », « authentique», ou encore « emplnque» al'reuvre dans la prose, et surtout dans les genres autobiographiques. Cette opposition s'établit sur le theme toujours controversé de la référence dans le discours poé­tique, et sur le rapport entre la poésie lyrique et la fiction.

Sans doute cette hypothese est-elle étroitement liée au privilege que, a la différence des critiques franc;aise et anglo-saxonne, la tradi­tion germanique accorde a la poésie, au «lyrisme» pour définir la modernité l

. L'objet central de l'analyse, pour le New Criticism comme pour le structuralisme franc;ais des années 60-70, reste en effet le récit en prose et ses techniques d'énonciation, de sorte que, s'il est un sujet (a tous les sens du terme) digne d'intérer, c'est bien celui qui s'énonce dans le roman, et non pas dans le poeme. En outre, le postulat d'ins­piration saussurienne d'une cloture du texte, prévalent dans ces deux courants critiques2

, rend de toute maniere caduque la question de savoir si, dans le poeme, celui qui dit «J e» est fictif ou non - puisque par définition, dans le discours littéraire, poétique aussi bien que romanesque, l'auteur comme personne est évacué et que le «J e» est un pur sujet d'énonciation. Des lors, seule peut compter, a la rigueur,

1. Lyric and modernity, Euay! in the rhetoric of contemporary critici!m, Londres, Methuen, 1986, nouv. éd. W. Iser intitule de maniere significative le Il' volume des recherches Poetik und Her­meneutik: ¡mmanente Aetthetik, Aettheti!Che Reflexion: Lyrik al! Paradigma der Moderne (Munich, 1966).

2. CE. T. Pavel, Le mirage linguittique, Minuit, 1990.

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41

, Figures du sujet (yrique40

la distinction entre le sujet de l'énonciation et le s~~-de-l'éfloncé.

Toutefois, précisément paree qu'elle envTsage· ia--constitution d'un sujet différent du sujet référentiel, la notion de sujet lyrique ouvre sur une analyse du texte poétique résolument détournée des perspectives biographiques et historicistes. Profondément marquée par la phéno­

¡qlénologie husserlienne, la critique allemande s'attache essentiellement a la description et al'analyse du fonctionnement du texte poétique et ala présence textuelle du sujet, rejoignant par la l'exigence d'une cri­

,tique interne.

GENESE ET HISTOIRE DU CONCEPT DE « SUJET LYRIQUE»

La subjeetivité romantique

La problématique du «sujet lyrique» ((yrisehes ¡eh) procede large­ment de l'héritage philosophique et critique du Romantisme allemand, diffusé en Angleterre, puis en France et a travers l'Europe entiere. La tripartition rhétorique pseudo-aristotélicienne entre les genres épique, Pramatique et lyrique, ainsi que le montre Gérard Genette1

, a été relue t>!u A.-W. Schlegel et, plus généralement, par les Romantiques alle­mands a travers la distinction grarnmaticale entre les personnes. C'est ainsi que pour Schlegel, comme apres lui pour Hegel, la poésie lyrique est essentiellement« subjective» par le role prééminent qu'elle accorde au «Je », quand la dramatique est «objective» (fu) et l'épique «objec­

\ tive-subjective» (11). L'Esthétique de Hegel, postérieure au romantisme, en accomplit en quelque sorte la synthese et legue a la poétique moderne le postulat de la « subjectivité» lyrique: « Ce qui forme le contenu de la poésie lyrique, ce n'est pas le déroulement d'une action objective s'élar­gissant jusqu'aux limites du monde, dans toute sa richesse, mais le sujet individuel et, par conséquent, les situations et les objets particuliers, ainsi que la maniere dont l'ame, avec ses jugements subjectifs, ses joies, ses admirations, ses douleurs et ses sensations, prend conscience d'elle­meme au sein de ce contenu. »2 C'est ainsi que s'impose l'idée communé­

1. lntrodllction a I'archifexfe, Seuil, 1979. 2. Esfhétiqlle, trad. fran~. S. Jankélévitch, Flammarion. 1979, p. 176-177.

.~;¡,

La référenee dédoublée

ment répandue, aujourd'hui encore, que la poésie lyrique a vocation a «exprimer» les sentiments, états d'ame du sujet dans son «intériorité» et sa «profondeur» et non de représenter le monde «extérieur» et « objectif». Le lyrisme se confond avec la poésie « personnelle », voire «intimiste », et privilégie ainsi 1'~os.Q.ef!io!UJléditative, le plus sou­vent sur le mode mélancolique, comp:}~JjDdjqIlC Ji yogne de !'é)~e. La subjectivité lyrique, par nature iñti-overtie, est essentiellement narcis­sique. Cette distribution rhétorique des genres, fondée sur l'opposition philosophique du subjectifet de l'objectif, traverse le Romantisme euro­péen comme une évidence. Vigny, dans sonJournal d'un poete, en 1839, note par exemple : «Il y a plus de force, de dignité et de grandeur dans les poetes objectifs épiques et dramatiques tels qu'Homere, Shake­speare, Dante, Moliere, Corneille, que dans les poetes subjectifs ou élé­giaques se peignant eux-memes et déplorant leurs peines secretes, comme Pétrarque et autres. »1

Dans ces conditions, «le centre et le contenu propre de la poésie lyrique, c'est le sujet poétique concret, autrement dit le poete », meme s'il est affecté du coefficient d'universalité qui fait de lui un archétype de l'humanité. Le sujet lyrique exprime le poete dans son authenticité. Goethe, dans son autobiographie Aus meinem Leben. Diehtung und Wahr­heit, pose directement le probleme des rapports entre la création et la vie, entre la poésie et la vérité en rapportant toute création a l'expérience vécue: « Ainsi done, tout ce qui a été publié de moi ne représente que les fragments d'une grande confession. »2 Pour Mme de Stael, qui se fait écho en 1813 des themes principaux du romantisme d'Iéna - \Tia August-Wilhelm Schlegel -, pour les introduire en France de maniere retentissante, la poésie lyrique est également définie par l'expression immédiate du Moi du poete: «La poésie lyrique s'exprime au nom de l'auteur meme»3, par opposition ala poésie épique ou, surtout, drama­tique, selon la classique tripartition rhétorique pseudo-aristotélicienne : «Ce n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui­meme.» Le lyrisme est ainsi marqué par son caractere« naturel», opposé par Mme de Stael al'artifice, au« factice» de la prose. A travers le theme du «personnage» dont se distinguerait le poete se proftle l'idée, aujourd'hui encore implicitement acceptée, que la poésie lyrique exclut

1. Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », p. 1121. 2. Trad. fran~. P. du Colombier, Aubier, 1941, rééd. 1991, p. 185. 3. De 1'Al/eJJJagne, 1, Garnier-Flammarion, 1968, p. 206.

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43

r 42 Figures du sujet !Jrique

la fiction, alors meme que, jusqu'au XVIIIe siecle, les poemes reposaient souvent sur une « fable» mythologique, religieuse, ou allégorique. Si bien que la faculté maitresse du lyrisme n'est pas tant l'imagination que la mémoire, car la poésie a affaire avec la vérité de la vie. Le Romantisme présuppose une transparence du sujet a lui-meme, qui permet al'exégete de lire le poeme comme l' « expression » (Ausdruck) du contenu du Moi créateur. Encore faut-il en effet que le langage soit adéquat al'etre et a la personne, et pour cela qu'on puisse connaitre la personne « en soi» indé­pendamment·de son reuvre. Pour que le critique puisse aborder la ques­tion de l'authenticité de l'reuvre, c'est-a-dire de sa « vérité», il doit pou­voir la confronter avec une connaissance irréfutable de l'identité du poete, de son caractere, de sa personnalité, etc.

Mais, pour atteindre au vrai, la conception « biographiste» doit pos­tuler la « sincérité» du poete, qui apparait des lors aussi comme un « sujet éthique». Car ce postulat de la sincérité renvoie certes a la psy­chologie, mais aussi surtout a la « morale », puisqu'il pose une attitude volontaite de l'écrivain vis-a-vis du langage, en toute responsabilité: le poete ne saurait « mentir», c'est-a-dire avoir l'intention de tromper son lecteur. De sorte que le sujet poétique, qui est également le suib~ «~el», est aussi et d'abord un sujet « éthique», pleinement responsa e e ses actes et de ses paroles, et Par la meme un sujet de droit. C'est au nom de cette conception que Baudelaire sera condamné pour Les Fleurs du mal, ou les juges pourront lire l'expression directe et immédiate du « je» de Charles Baudelaire. L'idée toute romantique d~oeme comme « confes­sion» de l'artist.s: atteste la dimension morale - SI ce n'est meniereli­gieuse - de la définition autobiographique.

La question de la fiction et de l' « artifice» n'a pas lieu d'etre posée pour le Romantisme puisqu'il n'est pas a proprement parler de sujet spé­cifiquement lyrique et que, dans la poésie, toute subjectivité est lyrique. Pour que surgisse le probleme d'un statut original, spécifique du sujet dans la poésie lyrique - par opposition, par exemple, au sujet du poeme épique ou du roman -, encore faut-il que le theme de l'authenticité appa­raisse discutable. La réflexion sur le statut du sujet lyrique parait alors étroitement liée a la critique de la pensée romantique et des philosophies de l' « expression», fondées sur le mythe d'un e~re originaire en dec;a du langage. La distinction entre un sujet « lyrique» et un sujet « empirique» (ou « réel») doit etre comprise sur le fond du débat philosophique autour des themes centraux du romantisme, qui s'éleve en Allemagne des les années 1815-1820.

La réjérence dédoublée

La dissolution du Moi

Le romantisme lui-meme est hanté par une « double postulation» a l'égard du Moi de l'artiste, qu'il exalte de maniere ostentatoire - de Fichte a Maine de Biran, de Chateaubriand aMusset -, mais qu'il appelle aussi simultanément et contradictoirement ase fondre dans le Tout cos­mique - de Schelling a Novalis, de Maurice de Guérin aHugo. C'est cette seconde postulation qui parait triompher dans l'héritage schopen­hauerien et nietzschéen du romantisme, appliqué al'art, lorsqu'il pose a nouveau le probleme de la « subjectivité», sur des bases anti-hégé­liennes. Dans l'élaboration du concept de sujet lyrique, de ce point de vue, La Naissance de la tragédie (1872) représente une étape capitale. Nietzsche, dans le se chapitre, évoque Archiloque comme exemple emblématique du poete lyrique dans les termes encare hégéliens (mais aussi sans doute schlégéliens) d' « objectivité» et de « subjectivité» : « Nous qui tenons l'artiste subjectif pour un mauvais artiste et qui exi­geons dans l'art, en tout genre et atous les niveaux, que d'abord et sur­tout l'on triomphe du subjectif, qu'on se délivre du "je" et qu'on impose silence atoutes les formes individuelles de la volonté et du désir - oui, nous qui tenons que sans objectivité, sans contemplation pure et désintéressée, il ne nous sera jamais possible de croire ala moindre cré­ation artistique véritable.»l Pourtant, le disciple enthousiaste de Scho­penhauer, dont l'ombre se proftle derriere le theme des « formes indivi­duelles de la volonté et du désir »;~~~~rt~)au fait qu'Archiloque, pourtant, parle a la premiere personne : comment concilier la présence grammaticale du «Je» avec l'exigence esthétique de l'objectivité, sinon en forgeant le modele d'un «Je» impersonnel - en quelque sorte trans­cendantal, et qui parait a l'origine du «Moi lyrique»: « Comment le poete lyrique est-il possible en tant qu'artiste, lui qui, d'apres l'expé­rience de tous les temps, est celui qui dit toujours "je" et ne cesse de venir nous dévider toute la gamme chromatique de ses passions et de ses désirs?»2 C'est ici que Nietzsche apporte sa marque personnelle en réin­terprétant la distribution rhétorique des genres selon une opposition esthétique fondamentale entre le !I:!sme de l'ivresse dionysiaque, et

1. Trad. franc;o P. Lacoue-Labarthe, Gallimard, « Folio-Essais ", 1986, p. 43. 2. lbid.

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45

r­44 Figures du sujef (yrique

l'épique de la « forme» apollinienne, de la représentation plastique. Or,

L

précisément, «dans le proces dionysiaque, l'artiste est démis de sa sub­jectivité», le «génie lyrique» est en « état d'union mystique et de dessai­sissement de soi», de sorte que le « "je" du poete retentit done depuis l'abime de l'etre; sa "subjectivité", au sens de l'esthétique moderne, est 'Pure clrimae»l. L'état dionysiaque dans lequel le poete lyrique est plongé revient a la fusion du sujet avec le fond indifférencié de la Nature sur le mode de la participation, et a travers le «Je» c'est en somme la voix de l'Abgrund qui parle. lci, la métaphysique schopenhauerienne du Wille rejoint la tradition romantique d'une Nafurphilosophie d'inspira­tion nettement schellingienne. C'est cette métaphysique de l'union cos­mique qui suscite la formulation - sans doute la premiere, du moins

f<'aussi claire - de la these d'un «Moi lyrique» traversé par les forces cos-J miques de l'universel, et opposé au «principe d'individuation» apolli­

nien d'inspiration schopenhauerienne: «Mais ce "je" n'est pas de meme nature que celui de l'homme éveillé, de l'homme empirique-réel. »2 Plus

~ tard, rencontrant l'ceuvre de Baudelaire, Nietzsche trouvera dans les Fleurs du malla réalisation de cet idéal d'un lyrisme transpersonnel. C'est dire cambien la notion de « Moi lyrique» sembleJ.iée-a la crise philoso­phique qlJe traverse le sujet apres le Romantisme, que Nietzsche, criti­quant Descanes, poussera a son comble en dénons:ant l'illusion gram­maticale du «J e» et de la conscience de soi dans le Cogifo.

L'impersonnalifé .rymbolisfe

Mais c'est la rencontre de cette philosophie postromantique scho­penhauerienne et nietzschéenne avec la poésie symboliste frans:aise qui assure la diffusion et l'approfondissement du theme du «Moi lyrique» au tournant du siecle. Le probleme de l'identité, formulé de maniere définitive par Goethe dans le sous-titre Diehfung und Wahrheit - poésie et vérité - de son autobiographie Aus meinem Leben, continue a se poser de maniere centrale pour les poetes de langue al1emande. Dans l'entourage de Stefan George. Il n'est en effet aucunement fortuit que la systématisa­tion critique du (yrisehes Ieh, au-deIa des cercles philosophiques, s'accom­

1. Op. rit., p. 44. 2. Op. rit., p. 45.

La référenee dédoublée

plisse, vers 1900, a l'intérieur du groupe poétique de Stefan George, profondément marqué par Baudelaire, Mal1armé et par les Symbolistes frans:ais, traduits et commentés comme modeles d'une « poésie pure», en réaction contre le Naturalisme et la poésie sociale. Considérant que la vie du poete impone peu, le poete se voue au rite élitiste d'une ceuvre sacralisée. Stefan George est a la croisée du nietzschéisme, qui envahit alors le discours critique, et du symbolisme, qu'il contribue a répandre pour renouveler le lyrisme. La subjectivité dionysiaque rencontre alors l'idéal baudelairien d'une poésie « impersonnelle» (( l'impersonnalité volontaire de mes POemeS» ), la recherche rimbaldienne d'une poésie « objective» dans laquelle «J e est un autre», le constat ducassien que « la poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contor­sions contingentes» et qu'il est temps de reprendre «le ftl indestructible de la poésie impersonnelle» et, sunout, l'exigence mal1arméenne d'une « disparition élocutoire du poete» jusqu'a la « moro>. S'il n'est guere concevable que La Naissanee de la fragédie, traduite seulement en 1901, ait pu influencer Mallarmé - ni d'ailleurs aucun des poetes de sa génération, Nietzsche n'ayant été introduit en France que vers 1880 -, on peut tou­jours penser que Nietzsche, qui connaissait assez bien la littérature fran­s:aise, en revanche, a corroboré les intuitions de La Naissanee de la tragédie par la lecture de Baudelaire. Toujours est-il que la rencontre de la poésie frans:aise des années 1860-1880 (on peut également évoquer la volonté d'impersonnalité des Parnassiens, a la meme époque) et des philosophies postromantiques a favorisé, en Allemagne, le développement du concept de (yrisehes Ieh. Il faut remarquer que, dans le contexte, cette expression n'est pas seulement une catégorie descriptive du discours cri­tique (ce qu'elle deviendra plus tard), mais d'abord un idéal esthétique en réaction violente contre les exces de la sensibilité romantique, de la meme maniere que pour les Symbolistes fran«;ais et leurs contemporains Rimbaud ou Lautréamont. HofmannsthaP, dans la Leffre de Lord Chan­dos (1902), qui porte le soup«;on sur les pouvoirs du langage, creuse la distance entre les mots et la vie. Dans une conférence de 1896, déja, il demande que les poetes soient loués pour leur art du langage car «de la poésie aucun chemin ne conduit dans la vie, de la vie aucun ne conduit dans la poésie», si bien que tout propos autobiographique s'avere par­faitement vain: «Si 1'0n veut en revanche des confessions il faut les trouver dans les mémoires des hommes d'État et des hommes de lettres,

1. Qui a collaboré un temps a la revue de George, Bliitterfiir die KNnst.

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r 46 Figures du s~jet !Jrique

dans les aveux des médecins, des danseuses et des mangeurs d'opium. »1 Gottfried Benn, dans une conférence tardive de 19562, mais q¡,p recons­titue le climat artistique des avant-gardes des années 20 qu'il a bien connues, médite sur les traits définitoires du «Moi lyrique» moderne, marqué selon lui par une «double vue», du coté de l'ceuvre créée et, simultanément, de la «philosophie de la composition », et l'infléchisse­ment du« je» vers un« il ». Ainsi, tout poeme lyrique, selon Benn, appa­rait comme un« questionnement du Moi» (Frage naeh dem Ieh), d'autant plus que, depuis Marinetti, nombreux sont ceux qui se sont attachés a « détruire leJe dans la littérature ».

La !Jstématisation critique

La problématique du sujet lyrique s'inscrit donc, dans la pensée allemande, au cceur d'une réflexion plus large sur les rapports entre la littérature et la vie, ouverte par Goethe dans Diehtung und Wahrheit. Cette réflexion est poursuivie par les critiques et les philosophes, qui discutent les theses de Dilthey, dont 1'influence sur les méthodes des sciences humaines est déterminante en Allemagne et ailleurs, au début du siecle. Dans Das Erlebnis und die Diehtunt, a 1'occasion, précisé­ment, d'une interprétation du livre de Goethe, Dilthey établit un lien essentiel entre la vie du poete et 1'acte poétique: «Le contenu d'un

r· poeme (...) trouve son fondement dans 1'expérience vécue du poete et ! dans le cercle des idées qui s'est refermé sur celle-ci. La clé de la créa­

tion poétique est toujours 1'expérience et sa signification dans l'expé­rience existentielle. »4 Mais il ne s'agit pas tant, pour Dilthey, d'expli­~r l'ceuvre par le fait ou 1'événement biographique, a la maniere du

positivisme tainien, que de rechercher 1'expérience décisive - 1'Erleb­nis -, qui ne ressortit pas a 1'anecdote mais a son retentissement aff~ tif et intellectuel, et de restituer ainsi au texte 1'épaisseur et la richesse de la vie du créateur. Toujours est-il que, si Dilthey, qui a ardemment combattu toute réduction positiviste de 1'humain par les discours

1. Poésie et vie, Lettre de Lord Chandos et aN/res textes, trad. fran~. J.-e. Schneider et A. Cohn, Gallimard, « Poésie », 1992, p. 27.

2. Probleme der Lyrik, Essays, Reden, Vortrage, Wiesbaden, Limes Ver/ag, 1959, p. 494-532. 3. Goethe und die dischterische Phantasie, Das Erlebnis Nnd die DichINng, Leipzig, Teubner, 1906. 4. Nous traduisons.

La référenee dédoublée

« explicatifs », ne peut etre soups;onné de scientisme, il a tout de meme contribué a «comprendre» sinon «expliquer» 1'ceuvre par la vie de 1'auteurl

: «La plus haute compréhension de la littérature serait atteinte si l'on pouvait montrer les déterminations internes et externes au poete dans lesquelles, pour chacun, consiste le contenu (...) »2 De sorte que, en réaction contre 1'herméneutique diltheyenne, l'idée d'une critique interne va s'imposer, et avec elle la these d'un «Moi lyrique ». Walter Benjamin, dans un important essai de 1922 également consacré a Goethe, et en particulier aux Affinités éleetives, au nom de la logique interne de l'ceuvre, s'insurge contre la critique biographique et la phi­lologie, qui selon lui «ne se détermine pas encore par une recherche portant sur les mots et les choses », et part de «1'essence et de la vie, sinon pour en inférer 1'ceuvre comme un produit, du moins pour éta­blir avec elle une oiseuse concordance»3. C'est dans le cadre de ce débat méthodologique sur les sources biographiques qu'il faut repla­cer le theme du sujet lyrique.

De la philologie ti la phénoménologie

Dans Das Wésen der modernen Deutsehen Lyrik, en 1910, Margerete Susman, qui appartient alors au cercle de Stefan George, rompt avec l'analyse « identificatoire» pour défendre la these d'un !Jrisehes Ieh der­riere lequel se dissimule l'auteur, a partir d'exemples empruntés a Nietz­sche, Stefan George, Hofmannsthal et Rilke. De maniere violemment polémique, elle dénonce le mythe romantique de l'authenticité en affir­mant que« le Moi lyrique n'est pas un moi au sens empirique », qu'il est la« forme d'un Moi», c'est-a-dire une création d'ordre« mythique», de sorte que la poésie en tant que Diehtung s'écarte délibérément de la réalité (Wirkliehkeit). Le concept est repris, des 1912, par Oskar Walzel dans Leben, Erleben und Diehten. Ein Versueh, puis dans un article de 1916, « Schicksale des lyrischen Ich»4, qui développe l'idée d'une « déségotisa­

1. Dilthey oppose le verstehen propre aux sciences humaines, a l'erklaren des sciences physiques. 2. Dilthey, op. cit., p. 160. 3. Les AffiIÚtés électives, Essais, l, 1922-1934, trad. fran~. M. de Ganclillac, Gonthier-Denoel,

« Médiations», 1971-1983, p. 65. 4. Repris dans Das WortkNnstwerk. MitteI seiner EiforschNng, Heidelberg, QuelIe & Meyer, 1968,

p.26O-276.

Page 20: Figures Du Sujet Lyrique

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rer que « le J e du lyrisme pur est si peu personnel et subjectif qu'il devient en vérité semblable a un "Il". C'est dans l'ouvrage de Hugo Friedrich, Struetures de lapoésie fIIoderne (1956), principalement consacré a la poésie frans;aise moderne, a partir de Baudelaire, qu'est reprise de maniere systématique et amplifiée la dichotomie entre le sujet « l~que », totaleme_~_~(d~p'ersonnalis~» (ou «impers~nnifié», ~~si que M armeTecfivm a prop<5'S--dtr "thlvre »), et le sUJet «empmque ». Interprétant la poétique mallarméenne, Friedrich ne se fait pas faute d'unir étrciitement la dépersonnalisation du sujet a la « déréalisation » du monde, a la «déchosification» des objets dans un ample mouvement d'abstraction. Selon lui,« avec Baudelaire commence la dépersonnalisa­tion de la poésie moderne »1. Étant donné que« presque tous les poemes de Baudelaire sont écrits a la premiere personne », il faut conclure a l'existence séparée d'un sujet distinct de l'auteur rée1. Il appartient a Rimbaud d'accomplir cette «déshumanisation» qui privilégie l'imagi­nation sur l'autobiographie: «Avec Rimbaud s'accomplit la séparation du sujet écrivant et du moi empirique» et le sujet devient une sorte de sujet « collectif».

Lorsque Kate Hamburger prend le contre-pied de la these du !Jrisehes ¡eh, dans Die Logik der Diehtung (1957) - sans aucun doute l'ou­vrage le plus important sur la question, et qui a suscité en Allemagne, aux États-Unis (mais guere en France, OU il n'a été traduit qu'en 1986, soit presque trente ans apres sa parution !) de nombreuses discussions et polémiques - pour défendre l'idée d'une énonciation « réelle », elle ne manque pas de citer Hugo Friedrich pour mieux se démarquer. Mais, en disciple de Husserl, elle transpose la problématique de la «fictio~ réservée au roman et au théatre, et de la« réalité» (le lyrisme) au plan de la philosophie du langage et, surtout, de la phénoménologie2. Et c'est sur ce terrain de la phénoménologie qu'elle polémique longuement avec le philosophe polonais Roman Ingarden, lui-meme disciple de Husserl, qui, dans Das literarisehe Kunstwerk (1935), affirme que dans une reuvre

1. Trad. franc¡:., Denoel-Gonthier, 1976, p. 41 sq. 2. Cest encore la dichotomie goethéenne - Dicht''''g, Wahrheit - qui domine le discours critique.

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La réjérenee dédoublée

littéraire l'énonciation n'est jamais que « feinte », comme les jugements logiques, qui ne sont que des « quasi-jugements ». De ce postulat, on peut inférer (mais Ingarden ne traite pas cette question) que le sujet dans la poésie lyrique n'échappe pas a cette « fictivité» qui le sépare radicale­ment de l'expérience de la vie. Kate Hamburger renoue avec la problé­matique goethéenne de Diehtung und Wahrheit en réhabilitant l'idée d' «expérience» (Erlebnis) : la boucle est ainsi bouclée de l'histoire du concept de « sujet lyrique ».

Le theme du sujet Iyrique, aujourd'hui, parait revetir une accep­tion plus large dans le discours critique allemand. Si la notion subsiste d'un !Jrisehes ¡eh spécifique, celui-ci est essentiellement défini par son caractere problématique, voire hypothétique, et par la difficulté, préci­sément, a le fixer et a l'identifier. Le chemin parcouru par Karlheinz Stierle, depuis l'article de 1964, « Moglichkeiten des dunklen Stils in den Anfangen moderner Lyrik in Frankreich»\ est par exemple signi­ficatif de cette évolution. Stierle souligne alors combien chez Nerval, chez Mallarmé, chez Rimbaud, l'obscurité tient a la destruction des données référentielles et a la reconstruction du Moi en un sujet lyrique: « Le lecteur est obligé d'adopter le point de vue d'un sujet Iyrique, dont les expériences subjective mythiques, avec leurs para­doxes, leurs doubles sens, leurs suppositions implicites, leurs transi­tions imprévues, se soustraient a sa participation. »2 Certes, a vingt ans de distance, Stierle continue a affirmer que « le discours Iyrique ne se­situe pas dans la perspective d'un sujet réel mais d'un sujet lyrique »3 ; mais il ne lui assigne pas pour autant un statut « fictif». Car le sujet lyrique est selon lui avant tout un « sujet 'problématique », « en quete de son identité », et dont la seule « authentlcíié»'résiOe préclsément dañs·cett~·quete: «11 est de peu d'intéret de savoir si cette configura­tion tire son origine d'une donnée autobiographique, quelle qu'elle soit, ou au contraire d'une constellation fictionnelle. L' "authenticité" du sujet lyrique ne réside pas dans son homologation effective (non, plus que dans son contraire), mais dans la possibilité articulée d'une identité problématique du sujet, reflétée dans l'identité problématique-­du discours. »4 Le critere originel de la distinction entre le sujet

1. 111 W. Iser (éd.), lmmallellte Aesthetik, Aesthetische Reflexioll, Lyrik als Paradigma der Modeme, Poetik ,,,,d HermelleNtik IL München, W. Fink, 1964, p. 157-194.

2. Nous traduisons. 3. Identité du discours et transgression lyrique, PoétiqNe, 32, p. 436. 4. lbid.

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rer que « le Je du lyrisme pur est si peu personnel et subjectif qu'il devient en vérité semblable a un "Il". C'est dans l'ouvrage de Hugo Friedrich, Struetures de lapoésie moderne (1956), principalement consacré a la poésie frans:aise moderne, a partir de Baudelaire, qu'est reprise de maniere systématique et amplifiée la dichotomie entre le sujet « l~ique », totaleme_~_~(d~~ersonnalis~» (ou « impers~nnifié », ~~si que Ma arme Tecfív:ilt a proP?í'S·-dtt- '«'hlvre »), et le sUJet « emplrlque ». Interprétant la poétique mallarméenne, Friedrich ne se fait pas faute d'unir étroitement la dépersonnalisation du sujet a la « déréalisation» du monde, a la « déchosification» des objets dans un ample mouvement d'abstraction. Selon lui, « avec Baudelaire commence la dépersonnalisa­tion de la poésie moderne»1. Étant donné que « presque tous les poemes de Baudelaire sont écrits a la premiere personne », il faut conclure a l'existence séparée d'un sujet distinct de l'auteur rée1. Il appartient a Rimbaud d'accomplir cette « déshumanisation» qui privilégie l'imagi­nation sur l'autobiographie: «Avec Rimbaud s'accomplit la séparation du sujet écrivant et du moi empirique» et le sujet devient une sorte de sujet « collectif».

Lorsque Kate Hamburger prend le contre-pied de la these du !Jrisehes ¡eh, dans Die Logik der Diehtung (1957) - sans aucun doute l'ou­vrage le plus important sur la question, et qui a suscité en Allemagne, aux États-Unis (mais guere en France, OU il n'a été traduit qu'en 1986, soit presque trente ans apres sa parution !) de nombreuses discussions et polémiques - pour défendre l'idée d'une énonciation « réelle», elle ne \manque pas de citer Hugo Friedrich pour mieux se démarquer. Mais, en disciple de Husserl, elle transpose la problématique de la « fiction », réservée au roman et au théatre, et de la « réalité» (le lyrisme) au plan de

/la philosophie du langage et, surtout, de la phénoménologie2. Et c'est sur ce terrain de la phénoménologie qu'elle polémique longuement avec le philosophe polonais Roman Ingarden, lui-meme disciple de Husserl, qui, dans Das literarisehe Kunstwerk (1935), affirme que dans une reuvre

1. Trad. franc;., Denoel-Gonthier, 1976, p. 41 sq. 2. C'est encore la dichotomie goethéenne - DicbtNng, Wabrbeit - qui domine le diseours critique.

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Le theme du sujet lyrique, aujourd'hui, parait revetir une accep­tion plus large dans le discours critique allemand. Si la notion subsiste d'un !Jrisehes ¡eh spécifique, celui-ci est essentiellement défini par son caractere problématique, voire hypothétique, et par la difficulté, préci­sément, a le fixer et a l'identifier. Le chemin parcouru par Karlheinz Stierle, depuis l'article de 1964, « Moglichkeiten des dunklen Stils in den Anfangen moderner Lyrik in Frankreich»\ est par exemple signi­ficatif de cette évolution. Stierle souligne alors combien chez Nerval, chez Mallarmé, chez Rimbaud, l'obscurité tient a la destruction des données référentielles et a la reconstruction du Moi en un sujet lyrique: «Le lecte~r est obligé d'adopter le point de vue d'un sujet lyrique, dont les expériences subjective mythiques, avec leurs para­doxes, leurs doubles sens, leurs suppositions implicites, leurs transi­tions imprévues, se soustraient a sa participation. »2 Certes, a vingt ans de distance, Stierle continue a affirmer que « le discours lyrique ne se­situe pas dans la perspective d'un sujet réel mais d'un sujet lyrique»3; -­mais il ne lui assigne pas pour autant un statut « fictif». Car le sujet lyrique est selon lui avant tout un « s?i.~~J)~?~lématique », « en~te

de son identité », et dont la seule « authentiÓié» résÚle préCísement dañs cett~ quete: « Il est de peu d'intéret de savoir si cette configura­tion tire son origine d'une donnée autobiographique, quelle qu'elle soit, ou au contraire d'une constellation fictionnelle. L' "authenticité" du sujet lyrique ne réside pas dans son homologation effective (non '\ plus que dans son contraire), mais dans la possibilité articulée d'une...-J identité problématique du sujet, reflétée dans l'identité problématique du discours. »4 Le critere originel de la distinction entre le sujet

1. In W. Iser (éd.), Immanente Aestbetik, Aestbetiscbe Reflexion, Lyrik als Paradigma der Modeme, Poetik Nnd HmneneNtik 11, München, W. Fink, 1964, p. 157-194.

2. Nous traduisons. 3. Identité du discours et transgression Iyrique, PoétiqNe, 32, p. 436. 4. Ibid.

Page 22: Figures Du Sujet Lyrique

51 so Figures du sujet !Jrique

«empirique» et «lyrique », entre la référence biographique et la fic­tion, se trouve ainsi évacué, de sorte que la notion meme de «sujet lyrique» est vidée de son contenu: peut-on des lors continuer a parler de !Jrisches ¡ch, ainsi que le fait la critique, pour désigner autre chose que le simple sujet de l'énonciatiQQ pQ~tiQ.ue? Lorsque Karl Pestalozzi se consacre a la «naissance du Moi lyrique» - Die Enstehung des !Jrischen ¡ch, en 19701

-, il peut en somme légitimement faire le point sur une notion désormais «historique», c'est-a-dire peut-etre «dépas­sée» (dans un sens dialectique).

SUJET FICTIF ET SUJET AUTOBIOGRAPHIQUE

La genese du concept de« sujet lyrique» est donc inséparable de la question des rapports entre la littérature et la biographie, et du pro­bleme de la «référentialité» de l'reuvre littéraire. Mais, a bien réfléchir aux implications de cette hypothese, il semble que le sujet « lyrique» ne s'oppose pas tant au sujet «empirique», «réel» - a la personne de l'auteur -, par définition extérieure a la littérature et au langage, qu'au sujet «autobiographique », qui est l'expression littéraire de ce sujet «empirique ». Le poete lyrique ne s'oppose pas tant a l'auteur qu'a l'autobiographe comme sujet de l'énonciation et de l'énoncé.

Le poeme autobiographique

\ ¡~ Le concept de «Moi lyrique» parait donc directement dirigé '~..'~li

contre le lyrisme autobiographique, et tout particulierement contre la \ ,~'!,:

-1

possibilité d'une poésie autobiographique au sens strict, conforme a la 1II. ".,!

définition du «pacte autobiographique» proposée par Philippe Lejeune. Le critere autobiographique, en effet, repose sur l'identité ~il¡",.....en..t:.e l'auteur, le narrateur et le personnage confondus dans l'emploi de la premihe per8Oñne:ASstraetlüñ-faite de la dimension narrative, atténuée voire absente du lyrisme, la définition de Lejeune peut s'ap-

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La référence dédoublée

pliquer a la poésie lyrique. Car, au-dela du présupposé selon lequel, dans le poeme, c'est «l'homme meme» qui parle, se pose la délicate question du poeme lyrique autobiographique, tel qu'il est illustré par The Prelude de Coleridge, Les Contemplations, Le Roman inachevé ­d'Aragon, ou plus récemment Une vie ordinaire de Georges Perros. Est-illégitime, dans ce cas, de parler de lyrisme - ou, réciproquement, la valeur référentielle du «je» qui s'y énonce ouvertement n'invalide­t-elle pas radicalement l'hypothese du « sujet lyrique» ? La conception «biographiste» a laquelle s'oppose la théorie du «Moi lyrique», pour autant qu'elle assimile le sujet a l'auteur et a son «personnage», étend le genre du poeme autobiographique l a la poésie lyrique dans son ensemble, de sorte que Les Fleurs du mal ne se distingueraient des Contemplations que par une différence de degré et non de nature - Vic­tor Hugo assumant pleinement une portée personnelle et référentielle que Baudelaire, en somme, sublimerait. Réciproquement, la these « séparatrice» mettrait en question la possibilité meme non seulement d'une poésie « personnelle» mais encore d'une autobiographie en vers, en subordonnant toute poésie a la fiction. De ce point de vue inverse, Les Contemplations seraient sur le meme plan que Les Feuilles d'automne et peut-etre meme que La Légende des siecles, comme reuvres d'imagina­tion, tant il est vrai que les frontieres entre le lyrique et l'épique ten­draient alors a s'estomper.

La poésie de circonstance

Goethe affirme dans les Conversations avec Eckermann que «.!?,P.1.e poé­sie est poésie Q> rjccQQstopees», selon une formule célebre, reprise par ~d, dans une conférence de 1952, précisément consacrée a La poésie de circonstance: «Le monde est si grand, si riche, et la vie offre un spec­tacle si divers que les sujets de poésie ne feront jamais défaut. Mais il est nécessaire que ce soient toujours des poésies de circonstance, autrement dit il faut que la réalité fournisse l'occasion et la matiere (...) Mes poemes sont tous des poemes de circonstance. Ils s'inspirent de la réalité, c'est sur elle qu'ils se fondent et reposent. Je n'ai que faire de poemes qui ne

1. Le poete valdótain de langue fran~aise Pierre Lexerr sous-titte un poeme autobiographique : 1. Berlin, Walter de Gruyter, 1970. « Autobiopoeme».

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r 52 Figures du sujet (yrique

reposent sur rien.»1 C'est dans les genres de la poésie explicitement reconnue «de circonstance», étroitement liés aux genres autobiographi­ques, que le Moi est le plus proche du Moi « empirique» du discours référentie1. C'est la, en effet, qu'il atteint pourrait-on dire a sa subjecti­vité maximale, entierement définie par la situation historique et le cadre spatial, voire géographique - « ce qui a rapport a la personne, a la chose, au lieu, aux moyens, aux motifs, a la maniere et au temps», selon la défi­nition qu'Éluard propose de la circonstance. Les poetes de circonstance, en tant que sujets éthiques, laissent s'exprimer librement leur Moi réfé­rentiel - et c'est pourquoi ils sont susceptibles d'etre accusés, voire condamnés et de souffrir dans leur chair, tels Villon ou Whitman, dont Éluard remarque: « Nous savons les circonstances de leur vie et nous savons que leur reuvre est fonction de ces circonstances.»2 Le sujet lyrique, de ce point de vue, peut apparaitre comme la négation absolue du sujet « circonstanciel», encore qu'il soit possible d'objecter que les Vers de circonstance de Mallarmé s'élevent parfois a la meme « Fiction» que les sonnets.

Énonciation réel/e, énonciation feinte

La poésie lyrique pose en définitive, du moins sur ce point, les memes problemes que n'importe quel genre a la premiere personne - que le roman, en particulier: Du cóté de chez SWann et Les Pleurs du mal sont composés a la premiere personne, sans pour autant ressortir a l'autobiographie. Il est aujourd'hui communément admis comme \ une évidence qu'un roman ou un récit écrit a la premiere personne n'a pas pour autant nécessairement une valeur autobiographique. La dis­tinction méthodologique fondamentale de la narratologie est ainsi cel1e du narrateur et de l'auteur, et l'usage de la premiere personne ne constitue aucunement une garantie d' « authenticité», c'est-a-dire de référentialité, et peut s'inscrire dans le cadre de la fiction. On peut donc se demander pourquoi, dans le cas de la poésie lyrique, aujourd'hui encore, le lecteur continue spontanément a identifier le sujet de l'énonciation au poete comme personne: on voit mal pour­

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La réjérence dédoublée

quoi «J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans» serait plus auto­biographique que « Longtemps je me suis couché de bonne heure». Cette « illusion référentiel1e» est probablement due a l'appartenance officiel1e et irréfutable du roman aux genres de la « fiction», quand la poésie, a cause du modele romantique, est perc;ue au contraire comme un discours de «diction»\ c'est-a-dire d'énonciation effective.

Est-ce a dire que Lajeune Parque, écrite a la premiere personne, mais mettant en scene un «personnage» manifestement distinct de Paul Valéry, n'est pas un poeme lyrique? Innombrables sont les poemes « monodramatiques » - que la critique allemande appelle Rol/engedichte­qui allient la fiction, la premiere personne et le lyrisme. Certes, ce sous­genre, qui emprunte d'ailleurs souvent ses procédés au langage drama­tique, livre des indices de fiction (nom du personnage, allusions mytho­logiques ou narratives, contexte, etc.) qui manquent aux poemes lyriques ordinaires; mais on peut formuler l'hypothese, cependant, d'une énonciation non moins fictive dans Le Cimetiere marin que dans les Pragments du Narcisse ou dans La jeune Parque. En outte, une deuxieme preuve de la possibilité, pour le Moi lyrique, de renvoyer au monde de la fiction, est fournie par des recueils qui inscriveni: l'énonciation dans un contexte fictionne1. Ainsi de Vle, pensées et poésies de joseph De/orme, de Sainte-Beuve, des Poésies d'A-O Barnabooth de Valéry Larbaud, dont l'auteur est lui-meme le personnage d'une fiction, de sorte que le «Je» qui s'y énonce ne peut etre celui de Larbaud, du Chant d'amour du Cor­nette Christophe Rilke, ou encore des Poemes de Samue/ Wood de Louis­René Des Forets. Dans ce cas, c'est le contexte - imposé notamment par le titre et, éventuel1ement, des indices paratextuels (préface, avant-pro­pos, quatrieme de couverture, etc.) - qui confere au «Je» sa valeur fic­tive explicite. Mais on peut se demander si, malgré l'absence de marques contextuel1es, la fiction est pour autant absente.

Le philosophe Roman Ingarden, le premier, a soulevé le probleme du statut logique des énoncés et des propositions en régime littéraire, dans Das literarische !úms!werk (1935), selon une perspective phénomé­nologique: «Si nous comparons les phrases énonciatives repérables dans une reuvre littéraire et cel1es que, par exemple, on trouve dans une reuvre scientifique, nous remarquons tout de suite qu'elles s'en distin­guent essentiel1ement, malgré leur identité de fonne, et parfois meme de contenu: les dernieres sont de véritables jugements, au sens de la

1. Cité in Éluard, (EIIVrtJ <ompliitJ, n, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1968, p. 934. 2. Op. di., p. 933. 1. Se/on l'opposition mise en place par G. Generte dans Fi<tion ti di<tion (Seuil, 1991).

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La référence dédoublée 5554 Figures du slljet fyrique I I

logique 011 quelque chose est sérieusement affirmé; des jugements qui non seulement prétendent a la vérité, mais qui sont vrais ou faux, alors Fiction et vérité que les premieres ni ne sont de pures propositions énonciatives, ni ne peuvent sérieusement erre prises pour des "assertions", des juge­ments.»1 En raison du contexte fictionnel, ces jugements, qui ne rele- Goethe est conscient de l'intrication entre la «vérité» et la « fic­vent pas d'une logique de la vérité, n'ont qu'une valeur «quasi judica­ tion» dans sa propre autobiographie, comme l'indique le titre Dichtung toire », de sorte que le «Je», en poésie comme dans tout texte littéraire, und Wahrheit - Dichtung signifiant a la fois la poésie, la littérature en n'est ni «vrai» ni « faux» dans la représentation du poete. Kate Ham­ général, mais aussi la fiction. C'est par un certain degré de fiction que burger, qui ne manque pas non plus de se référer a Goethe, critique vio­ la « vérité» autobiographique peut etre atteinte: «Vérité et Poésie, ce lemment cette conception au nom d'une distinction fondamentale entre "~I titre a été suggéré par l'expérience que le public nourrit toujours un les genres « mimétiques» -la fiction comme telle - et le lyrisme, qui, lit­ certain doute sur la véracité de ces essais biographiques. Pour y parer, téralement, ne représente rien: « La littérature narrative ou dramatique je me suis confessé d'une sorte de fiction, pour ainsi dire sans néces­nous procure une expérience de fiction, de non-réalité, alors que ce n'est sit~, et poussé par un certain esprit de contradiction; car ¡;'a été mon pas le cas de la poésie lyrique.»2 Ce partage repose sur une théorie effort le plus sérieux que de représenter et d'exprimer autant que pos­de l' « énonciation» (Aussagetheorie) 3 qui, dans sa terminologie logico­ sible la vérité profonde qui, pour autant que j'en fusse conscient, a linguistique, ne peut etre qu'effective. Cette « énonciation», selon elle, présidé a ma vie.»l La fiction et la vérité, loin de s'exclure, s'épaulent fait que le Je en poésie est bien « réel» : « Le langage créatif qui produit mutuellement, comme du reste en témoignent suffisamment de nom­le poeme lyrique appartient au systeme énonciatif de la langue; c'est la breux textes autobiographiques traversés par l'invention romanesque. raison fondamentale, structurelle, pour laquelle nous recevons un Aussi convient-il de relativiser l'opposition polaire établie par la cri­poeme, en tant que texte littéraire, tout autrement qu'un texte fiction­ tique entre le sujet « empirique» et le sujet «lyrique», entre 1'autobio­nel, narratif ou dramatique. Nous le recevons comme 1'énoncé d'un graphie et la fiction, entre la «vérité» et la « poésie». Non seulement sujet d'énonciation. Le JE lyrique, si controversé, est un sujet d'énoncia­ parce que tout discours référentie1 comporte fatalement une part d'in­tion.»4 Cette discussion concerne en définitive la référentialité de vention ou d'imagination qui ressortit a la «fiction», et réciproque­l'~uvre littéraire, et en particulier de la poésie. Pourtant, Ingarden, ment que toute fiction renvoie a des strates autobiographiques, de répondant aux critiques de Kate Hamburger dans la seconde édition de sorte que le critique n'a généralement pas les moyens de vérifier son ouvrage, maintient que « la poésie lyrique (.oo) n'est pas moins l'exactitude de faits et événements évoqués dans le texte autobiogra­"mimétique" que la poésie épique ou dramatique », et que « le monde phique ou dans la « poésie de circonstance» et, par la, d'apprécier le qu'y représente le poete est aussi "non réel" que celui que figurent les degré de « fiction» ; mais surtout parce que la fiction est aussi un ins­~uvres dramatiques ou épiques (oo.) »5. La distinction entre « je empi- -- ­ trument heuristique, aucunement incompatible avec l'exigence de rique» et « je lyrique» recouvre absolument le partage rhétorique sur le « vérité» et de « réalité». Plutot que d'inscrire les ~uvres dans des critere de la mimésis, qui procede lui-meme de 1'opposition entre le sub­ catégories génériques «fixistes» comme «autobiographie» et «fic­jectif et l'objectif: la poésie lyrique s'oppose a l'épique et a la dramatique tion» - et par la d'opposer sub spede aeternitatis un Moi lyrique a un en ce qu'elle n'est pas « représentative» mais « expressive», c'est-a-dire « Moi fictionne1» ou «autobiographique», mieux vaudrait sans doute « subjective» et non pas « objective». envisager le probleme d'un point de vue dynamique, comme un pro­

cessus, une transformation ou, mieux encore, un « jeu». Ainsi, le sujet lyrique apparaitrait comme un sujet autobiographique « fictionnalisé»,

1. L'CEllvrt d'art /ittéraire, trad. fran~., L'Age d'homme, p. 144. ou du moins en voie de «fictionnalisation» - et, réciproquement, un2. Op. rit., p. 24. 3. Qu'il faut également entendre au sens logique d' « assertion », de « proposition ». 4. Die Logik der Dichtllng, trad. fran~. Lo Logiqlle des genres, Seuil, 1986, p. 208. 5. Op. rit., p. 157. 1. Cité par P. du Colombier, dans la notice (Aubier, 1941), p. 5.

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57 56 Figures du sujet !Jnque

sujet «fictif» réinscrit dans la réalité empirique, selon un mouvement pendulaire qui rend compte de l'ambivalence défiant toute définition critique, jusqu'a l'aporie.

SUJET LYRIQUE ET SUJET RHÉTORIQUE

[jGénéralisant une définition épistémologique l de la métaphore en

tant que modele heuristique, susceptible de «re-décrire» l'univers, aUI Ricreur2 défend la portée ontologique de la poésie (et de l'art en

général) qui, loin de s'enfermer dans le champ dos des signes, est en prise, sinon directe du moins indirecte, sur le réel, dont elle s'avere en

éfinitive plus proche que les discours descriptifs de « premier rang». Le débat, qui tourne souvent a la polémique, entre les partisans de 1 l'hypothese « biographiste» et les défenseurs du « sujet lyrique» parait insoluble, mais l'idée d'une «re-description» rhétoriq~e, figurale, du 1sujet empirique par le sujet lyrique, qui en serait le «modele» épisté­

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mologique, pourrait sans doute aider a lever l'aporie. Ainsi, le

,',;.-:« masque» de fiction derriere lequel se dissimule le sujet lyrique, selon

la tradition critique, pourrait etre assimilé a un «écart figural»3 par _ rapport au sujet autobiographique.

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S~jet métonymique .,j.

k.:¡f;!I

Certes, il semble difficile de définir cet « écart» par la métaphore car ~' ¡

il s'agit plutót de métonymie ou de synecdoque: la signification du sujet ~~--

lyrique rencontre celle du sujet empirique sans se confondre avec elle4• ~!Jt~,

Comme pour le roman dont la matiere est empruntée a l'autobiogra­ "1'l

\phie, la poésie lyrique opere des déplacements métonymiques. Ainsi que le montrait Margarete Susman des 1912, la signification du sujet t! « lyrique» a une extension logique plus étendueque celle du sujet l .

"1

1. Empruntée aux philosophes américains Nelson Goodman et Max Black. :~~~:2. CE. La Métaphore vive, Seuil, 1975. 3. Selon l'expression employée par L. Jenny daos La Paro/e singtiHere, Belin, 1990. ~;'. 4. CE. L'ana1yse des tropes du Groupe MU, Rhétoriqtie généra/e, Seuil, 1982.

La référenee dédoublée

« empirique» - ala fois plus « générale» et moins enracinée dans la tem­poranté. Eñrait de figure de rhétorique, cette indusion du particulier dans le général, du singulier dans l'universel, semble relever du méca­nisme logico-rhétorique de la synecdoque généralisante: le «Je» des Fleurs du mal marque un écart par rapport au «Je» autobiographique de Charles Baudelaire sur le mode d'une synecdoque généralisante qui typi­fie l'individu en élevant le singulier ala puissance du général (le poete), voire de l'universel (l'homme). C'est ainsi que le «Je» lyrique s'élargit jusqu'a signifier un «Nous» indusif large. C'est dans un tel écart que s'ouvre l'espace de la fiction dans la poésie. De ce processus de fiction­nalisation interne s'approche encore la critique allemande lorsqu'elle attribue au «Je» lyriqu,:, la v~.leur ~~~.~.~~J'!.9.511~~.sl~J'.e,Ros, en intro­duisant une Clistance qui Fart dU sujet son propre objet, a l'égal d'un «personnage» de fiction narrative. Oskar Walzel affirme ainsi que «le Je du pur lyrisme est si peu personnalisé et subjectif qu'il devient en réa­lité semblable aun« 169Il" »1. De la meme maniere, Wolfgang Kayser, qui représente apres André Jolles l'École morphologiste allemande, dis­tingue trois modalités du lyrisme, selon l'attitude du !Jrisehes ¡eh: la «nomination lyrique» (!Jn'sehes Nennen), lorsque le sujet se dédouble et, se mettant en quelque sorte a distance de lui-meme tel un objet, devient un «Il» (Es) ; le «dialogue lyrique» (!Jrisehes Anspreehen), lorsque le dédoublement tourne au monologue et que le Je devient un «Tu»; la « parole chantée» (liedhaftes Spreehen) qui est la forme la plus pure du lyrisme, lorsque le Je ne s'objective aucunement et reste en somme aupres de lui-meme en s'exprimant par le chant. Le travail de la fiction­nalisation réside alors dans cette tension interne entre le « je» et le «il », entre le «je» et le «tu », que Fontanier qualifie d'« énallage de per­sonne »3, et qui apparente la poésie au roman ou au théitre.

Sujet mythique et auto-allégorisation

Dans le systeme d'oppositions établi par M. Susman, le sujet lyrique est qualifié de «mythique », selon une expression reprise, par exemple, par K. Stierle apropos des Chimeres de Nerval - « mythische

1. Op. at., p. 270. 2. Das sprachliche Iúiflsllllerle, Bem, A. Francke, 1948, p. 340. 3. Les FigtireJ dti discotirs, Flarnmarion, 1977, p. 295-296.

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