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Gérard Genette 1 Figures II

Figures II

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  • Grard Genette 1 Figures II

  • 1 Littrature Figures II Les analyses de littrature amorces dans Figures 1 se pour-suivent ici dans deux directions principales, qui en quelques points se croisent ou se rejoignent : thorie du rcit, potique du langage. Certains de ces carrefours, ou repres, se nomment Baroque, Balzac, Princesse de Clves, Stendhal , Recherche du temps perdu, d'autres: espace du texte, rcit et discours, arbitraire et motivation, langage indirect. Critique et thories littraires prouvent et manifestent ainsi leur cartement ncessaire et leur articulation fconde : irrduc-tibles et complmentaires, la rech~rche d'une nouvelle potique.

    Il 1 9 782020 053235 Seuil, 27 r. Jacob, Paris 6 ISBN 2.02.005323 .3 1 Imp. en France 10.79.4

  • Figures II

  • Du mme auteur

    aux mmes ditions

    Figures 1 colL Tel Quel

    repris dans coll. Points Figures II

    coll. Tel Quel repris dans colL Points

    Figures III coll. Potique

    Mimologiques coll. Potique

    Introduction l'architexte coll. Potique Palimpsestes colL Potique

    .. Nouveau discours du rcit coll. Potique

    Seuils coll. Potique

  • Grard Genette

    Figures II

    ditions du Seuil

  • EN COUVERTURE

    P.-M. de Biasi, dsymbolisation plastiqffe nO 2, acrylique surtoile,1976, format 93 X' 73,

    J'a,ris (c,::o!lectiol}particl,llire).

    ISBN 2.02.005323.3 (ISBN 2.02.001947.7-1" publication)

    ditions du Seuil, 1969

    La loi du II mars 1957 interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue

    une contrefaon sanctionne P-r les articles 425 et suivants du Code pnal.

  • RAISONS DE LA CRITIQUE PURE

    Je voudrais indiquer grands traits quelques-unes des caractristiques de ce que pourrait tre une critique vraiment actuelle, c'est--dire d'une critique qui rpondrait aussi exactement que possible aux besoins et aux ressources de notre entente et de notre usage de la littrature, ici et mainte-nant 1. Mais pour bien confirmer que l'actuel n'est pas ncessairement et simplement le nouveau, et parce qu'on ne serait pas (si peu que ce soit) critique sans l'habitude et le got de parler en feignant de laisser parler les autres ( moins que ce ne soit le contraire), nous prendrons comme texte de ce bref sermon quelques lignes crites entre 1925 et 1930 par un grand critique de cette poque, qui pourrait lui aussi figurer, sa manire, mais plus d'un titre, au nombre de ces grands prdcesseurs dont a parl Georges Poulet. Il s'agit en effet d'Albert Thibaudet, et il va sans dire que le choix de cette rfrence n'est pas tout fait dpourvu ici d'inten-tions ristiques, si l'on songe l'antithse exemplaire qui unit le type d'intelligence. critique incarn par Thibaudet et celui que reprsentait la,mme poque un Charles du Bos - sans oublier toutefois l'opposition beaucoup plus profonde qui pouvait les sparer ensemble de ce type d'inintelligence critique qui portait, alors, le nom de Julien Benda.

    Dans une chronique publie par Thibaudet dans la N.R.F.

    1. Communication la dcade de Cerisy.la-Salle sur. Les Chemins actuels de la critique ~. septembre 1966.

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  • FIGURES Il

    du 1er avril 1936 et reprise aprs sa mort dans les R,jlexions sur la critique, on peut relever le passage suivant:

    L'autre jour, dans l'Europe nouvelle, M. Gabriel Marcel indiquait comme une des principales qualits d'un critique digne de ce nom l'attention l'unique, soit l'attention la faon dont le romancier dont il s'occupe a prouv la vie et l'a sentie passer . Il louait M. Charles du Bos d'avoir su poser ce problme en termes prcis... Il regrettait qu'un autre critique, tenu pour bergsonien, n'et pas suffisamment, ou plutt, et de moins en moins bien tir parti de la leon du bergsonisme en cette matire, et il imputait cette dfail-lance, cette baisse de temprature, un excs d'esprit classi-ficateur. Aprs tout, c'est possible. Mais s'il n'y a pas de critique littraire digne de ce nom sans l'attention l'unique, c'est--dire sans le sens des individualits et des diffrences, est-il bien sr qu'il en existe une en dehors d'un certain sens social de la Rpublique des Lettres, c'est--dire d'un senti-ment des ressemblances, des affinits, qui est bien oblig de s'exprimer de temps en temps par des classements 1?

    Notons d'abord que Thibaudet ne fait ici aucune difficult pour se reconnatre un ({ excs d'esprit classificateur , et rapprochons aussitt cet aveu d'une phrase de Jules Lemaitre sur Brunetire, que Thibaudet citait dans une autre chro-nique en 1922, et qui s'appliquerait aussi bien lui-mme, une seule rserve prs :

    ({ M., Brunetire est incapable, ce semble, de considrer une uvre, quelle qu'elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d'autres uvres, dont la relation avec d'autres groupes, travers le temps et l'espace, lui apparat immdiatement, et ainsi de suite ... Tandis qu'il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, tous les livres qui ont t crits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu'il ne le classe, et pour l'ternit 2.

    1. Rflexions sur la rilique, p. 244. 2. Ibid., p. 136. Soulign par nous.

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  • RAISONS DE LA CRI'I'IQUE PURE

    La rserve porterait videmment sur ce dernier membre de phrase, car Thibaudet n'tait pas, la diffrence de Brunetire, de ceux qui pensent travailler pour l'ternit, ou que l'ternit travaille pour eux. Il aurait sans doute volontiers adopt, lui aussi, cette devise de M. Teste -Transiit classificando ---: qui, somme toute, et selon qu'on pose l'accent sur le verbe principal ou sur le grondif, signifie la fois Il a pass (sa vie) en classant , mais aussi Il a class en passant . Et, toute contrepterie mise part, il y a dans cette ide qu'une classification puisse valoir autrement que pour l'ternit, qu'une classification puisse passer avec le temps, appartenir au temps qui passe et porter sa marque, il y a dans cette ide, certainement trangre Brunetire, mais non pas Thibaudet, quelque chose qui nous importe aujourd'hui, en littrature et ailleurs. L'histoire aussi transit classificando. Mais ne nous loignons pas trop de nos textes, et laissons-nous plutt conduire par la rfrence Valry vers une autre page des Rflexions sur la critique, qui date de juin 1927' Nous y retrouvons ce dfaut d'attention l'unique, que Gabriel Marcel reprochait Thibaudet, attribu cette fois, et plus lgitimement encore, celui qui faisait dire son hros: L'esprit ne doit pas s'occuper des personnes. De personis non clfrandum. Voici le texte de Thibaudet:

    J'imagine qu'une critique de philosophe rajeunirait notre intelligence de la littrature en pensant des mondes l o la critique classique pensait des ouvriers d'art qui tra-vaillent comme le dmiurge du Time sur des modles ternels des genres, et o la critique du XIXe sicle a pens des hommes qui vivent en socit. Nous possdons d'ailleurs un chantillon non approximatif, mais paradoxalement intgral, de cette critique. C'est le Lonard de Valry. De Lonard, Valry a t dlibrment tout ce qui tait le Lonard homme, pour ne retenir que ce qui faisait le Lonard monde. L'influence de Valry sur les potes est assez visible. J'aperois dj une influence de Monsieur Teste sur les roman-ciers. Une influence du Lonard sur nos jeunes critiques

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    philosophes ne pourrait-elle tre raisonnablement souhaite? En tout cas, ils ne perdront rien le lire une fois de plus 1.

    Dclinons poliment l'appellation de critiques philosophes, dont on imagine sans difficult ce qu'aurait pens Valry lui-mme, et compltons cette citation par une autre, qui sera la dernire et la plus longue, emprunte cette fois la Physio-logie de la critique. Thibaudet vient de citer et de commenter une page de William Shakespeare, et il ajoute:

    (t En lisant ces lignes de Hugo et le commentaire qui les suit, on aura pens peut-tre Paul Valry. Et en effet l'Introduction la Mthode de Lonard de Vinci est bien conue de manire analogue William Shakespeare, et elle tend au mme but. Seulement le parti est encore plus franc. Valry prvient son lecteur que son Lonard n'est pas Lonard, mais une certaine ide du gnie pour laquelle il a emprunt seulement certains traits Lonard, sans se borner ces trait~ et en les composant avec d'autres. Ici et ailleurs, le souci de Valry, c'est bien cette algbre idale, ce langage non pas commun plusieurs ordres, mais indiffrent plusieurs ordres, qui pourrait aussi bien se chiffrer en l'un qu'en l'autre, et qui ressemble d'ailleurs la puissance de suggestion et de variation que prend une posie rduite des essences. L'Introduction la Mthode de Lonard, pas plus que d'autres uvres de Valry, n'aurait sans doute t crite, s'il ne lui avait t donn de vivre avec un pote qui, lui aussi, avait jou sa vie sur cette impossible algbre et cette ineffable mystique. Ce qui tait prsent la mditation de Valry et de Mallarm l'tait aussi celle de Hugo. La critique pure nait ici des mmes sources glaces que la posie pure. J'entends par critique pure la critique qui porte non sur des tres, non sur des uvres, mais sur des essences, et qtli ne voit dans la vision des tres et des uvres qu'un prtexte la mditation des essences 2.

    Ces essences, j'en aperois trois. Toutes trois ont occup, 1. Ibid., p. 191. 1. C'est nous qui soulignons.

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  • RAISONS DE LA CRITIQUE PURE

    ont inquit Hugo, Mallarm, Valry, leur ont paru le jeu transcendant de la pense littraire : le gnie, le genre, le Livre.

    Le gnie, c'est lui que sont consacrs William Shakes-peare et l'Introduction. Il est la plus haute figure de l'individu, le superlatif de l'individuel, et cependant le secret du gnie c'est de faire clater l'individualit, d'tre Ide, de reprsenter, par-del l'invention, le courant d'invention.

    Ce qui, en littrature, figure, au-dessus mme du gnie individuel, cette Ide, et sous lui le courant qui le porte, ce sont ces formes de l'lan vital littraire qu'on appelle les genres. Brunetire a eu raison de voir l le problme capital de la grande critique, dont une thorie des genres doit rester la plus haute ambition. Son tort a t d'en confondre le mouvement avec une volution calque sur une volution naturelle, dont une science mal apprise lui fournissait les lments arbitraires et sommaires ... Mais il est certain que les genres sont, vivent, meurent, se transforment, et les artistes, qui travaillent dans le laboratoire mme des genres, le savent encore mieux que les critiques ... Mallarm n'a fait de la posie que pour prciser l'essence de la posie, il n'est all au thtre que pour chercher cette essence du thtre, qu'il lui plaisait ae voir dans le lustre.

    Enfin le Livre. La critique, l'histoire littraire ont sou-vent le tort de mler en une mme srie, de jeter en un mme ordre ce qui se dit, ce qui se chante, ce qui se lit. La littra-ture s'accomplit en fonction du Livre, et pourtant il n'y a rien quoi l'homme des livres 1 pense moins qu'au Livre ... On sait jusqu' quels paradoxes Mallarm a pouss l'hallucina-tion du Livre 2.

    Arrtons ici la citation, et essayons de retrouver le mouve-ment de pense qui se dgage de ces quelques textes, et qui peut nous aider dfinir une certaine ide de la critique, pour

    1. fls'agit ici du critique. z. Phyliologi, th 14 tri#fjUI, p. Uo-l%4.

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    laquelle nous retiendrons volontiers, ne serait-ce que pour leur valeur de provocation l'usage des mes simples, les termes de critiqtfe ptfre, et aussi le patronage de Valry : Valry, dont on ne rappellera jamais trop souvent, pour le mme effet, qu'il proposait une histoire de la littrature comprise comme une Histoire de l'esprit en tant qu'il pro-duit ou consomme de la littrature , et qui pourrait se faire sans que le nom d'un crivain y ft prononc . Remarquons toutefois que Thibaudet, moins absolu que Valry, ne rpudie nullement l'attention l'unique (qu'il interprte d'ailleurs, de faon trs caractristique, comme le sens des individua-lits et des diffrences, ce qui est dj sortir de l'unicit et entrer, par le jeu des comparaisons, dans ce que Blanchot appellera 1'infini littraire), mais qu'il y voit simplement, non pas un terme, mais le point de dpart d'une recherche qui doit finalement porter, non sur les individualits, mais sur la totalit d'un univers dont il a rv souvent de se faire le gographe (le gographe, insistons-y, non l'historien), et qu'il nomme, ici et ailleurs, la Rpublique des Lettres. Il y a dans cette appellation quelque chose qui fait poque, et qui connote un peu lourdement, notre gr, l'aspect social , et donc trop humain, de ce que l'on appellerait aujourd'hui plus sobrement, d'un mot dont la curieuse modernit ne s'est pas encore dissipe, la Littrature. Retenons surtout ce mouvement caractristique d'une critique peut-tre encore impure , qu'on pourrait aussi bien dire critique paradigma-tique, en ce sens que les occurrences, c'est--dire les auteurs et les uvres, y figurent encore, mais seulement titre de cas ou d'exemples de phnomnes littraires qui les dpassent et auxquels ils servent pour ainsi dire d'index, un peu comme ces potes ponymes, Hoffmann par exemple, ou Swinburne, qui Bachelard confie la charge et l'illustration d'un com-plexe, sans leur laisser ignorer qu'un complexe n'est Jamais trs original. tudier l'uvre d'un auteur, disons Thibaudet pour prendre un exemple tout fait imaginaire, ce serait donc tudier un Thibaudet qui ne serait pas plus Thibaudet

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  • RAISONS DE LA CRITIQUE PURE

    que le Lonard de Valry n'est Lonard, mais une certaine ide du gnie pour laquelle on emprunterait certains traits Thibaudet, sans se borner ces traits et en les composant avec d'autres. Ce ne serait pas tudier un tre, ni mme tudier une uvre, mais, travers cet tre et cette uvre, ce serait poursuivre une essence.

    Il nous faut maintenant considrer d'un peu plus prs les trois types d'essences dont parle Thibaudet. Le premier porte un nom dont nous avons quelque peu perdu l'usage, en son apparente indiscrtion, mais que nous n'avons su remplacer par aucun autre. Le gnie, dit Thibaudet d'une manire un peu nigmatique, c'est la fois le superlatif de l'individuel et l'clatement de l'individualit. Si nous voulons trouver le commentaire le plus clairant de ce para-doxe, c'est peut-tre du ct de Maurice Blanchot (et de Jacques Lacan) que nous devrons le chercher, dans cette ide aujourd'hui familire la littrature, mais dont la critique n'a sans doute pas encore assum toutes les consquences, que l'autui, que l'artisan d'un livre, comme disait encore Valry, n'est positivement personne - ou encore, que l'une des fonctions du langage, et de la littrature comme langage, est de dtruire son locuteur et de le dsigner comme absent. Ce que Thibaudet nomme le gnie, ce pourrait donc tre ici cette absence du sujet, cet exercice du langage dcentr, priv de centre, dont parle Blanchot propos de l'exprience de Kafka dcouvrant qu'il est entr dans la littrature ds qu'il a pu substituer le il auje ... L'crivain, ajoute Blanchot, appartient un langage que personne ne parle, qui ne s'adresse personne, qui n'a pas de centre, qui ne ,rvle rien 1 . La substitution du il au je n'est videmment ici qu'un symbole, peut-tre trop clair, dont on trouverait une version plus sourde, et apparemment inverse, dans la faon dont Proust renonce au il trop bien centr de Jean Santeuil pour le je dcentr, quivoque, de la Recherche, le je d'un

    1. L'Epatl liJllra;rl, p. 17.

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    Narrateur qui n'est positivement ni l'auteur ni qui que ce soit d'autre, et qui manifeste assez bien comment Proust a rencontr son gnie au moment o il trouvait dans son uvre le lieu de langage o son individualit allait pouvoir clater et se dissoudre en Ide. Ainsi, pour le critique, parler de Proust ou de Kafka, ce sera peut-tre parler du gnie de Proust ou de Kafka, non de sa personne. Ce sera parler de ce que Proust lui-mme appelle le (c moi profond , dont il a dit, plus fortement que quiconque, qu'il ne se montre que dans ses livres, et dont il a montr, plus fortement que quiconque, et dans son livre mme, qu'il est un moi sans fond, un moi sans moi, soit peu prs le contraire de ce que l'on a cou-tume d'appeler un sujet. Et, soit dit en passant, cette consi-dration pourrait enlever beaucoup de son intrt toute controverse sur le caractre objectif ou subjectif de la cri-tique: le gnie d'un crivain n'est proprement parler pour le critique (pour le lecteur) ni un objet ni un sujet, et le rapport critique, le rapport de lecture pourrait assez bien figurer ce qui prcisment, dans la littrature, dissipe et congdie cette opposition trop simple.

    La seconde essence dont nous parle Thibaudet, en des termes peut-tre mal choisis, ce sont ces genres en qupi il voit des formes de l'lan vital littraire , formule assez aventureuse o son propre bergsonisme vient relayer le pseudo-darwi-nisme de Brunetire, et qu'il vaudrait sans doute mieux appeler, en dehors de toute rfrence vitaliste, les structures fondamentales du discours littraire. La notion de genre est aujourd'hui plutt mal reue, peut-tre cause, prcisment, de cet organicisme grossier dont elle a t entache la fin du sicle dernier, et sans doute aussi et surtout parce que nous vivons un ge littraire qui est celui de la dissolution des genres et .del'avnement de la littrature comme abo.,. lition des frontires intrieures de l'crit. S'il est vrai, comme on l'a dj dit, que la critique a pour une de ses tches de reverser sur la littrature du pass l'exprience littraire du prsent et de lire les anciens la lumire des modernes, il

  • RAISONS DE LA CRITIQUE PURE

    peut parattre singulier et mme saugrenu, une poque domine par des noms tels que ceux de Lautramont, de Proust, de Joyce, de Musil, de Bataille, de s'attacher ressus-citer, ft-ce en les renouvelant, les catgories d'Aristote et de Boileau. Il reste cependant que quelque chose nous parle et nous requiert lorsque Thibaudet nous rappelle que Mal-larm n'a fait de la posie que pour prciser l'essence de la posie, qu'il n'est all au thtre que pour chercher l'essence du thtre. Il n'est peut-tre pas vrai, ou plus vrai, que les genres vivent, meurent et se transforment, mais il reste vrai que le discours littraire se produit et se dveloppe selon des structures qu'il ne peut mme transgresser que parce qu'il les trouve, encore aujourd'hui, dans le champ de son lan-gage et de son criture. Pour ne retenir ici qu'un exemple particulirement clair, mile Benveniste a bien montr, dans un ou deux chapitres 1 de ses Problmes de linguistique gnrale, la faon dont s'opposent, dans les structures mmes de la langue, au moins de la langue franaise, par l'emploi rserv de certaines formes verbales, de certains pronoms, de certains adverbes, etc., les systmes du rcit et du discours. De ces analyses, et de celles qu'on peut mener partir d'elles et dans leur prolongement, il se dgage tout le moins que le rcit reprsente, mme sous ses formes les plus lmen-taires, et mme du point de vue purement grammatical, un emploi trs particulier du langage, soit peu prs ce que Valry nommait, propos de la posie, un langage dans le langage, et toute tude des grandes formes narratives (pope, roman, etc.) devrait au moins tenir compte de cette donne, comme toute tude des grandes crations potiques devrait commencer par considrer ce que l'on a appel rcemment la structure du langage potique. Il en irait de mme, cela va de soi, pour toutes les autres formes de l'expression littraire, et par exemple il peut sembler trange que l'on n'ait jamais

    1. XIX Les relations de temps dans le verbe franais & et XXI c De la dubjectivit dans le langage &.

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    song (du moins ma connaissance) tudier pour lui-mme, dans le systme de ses ressources et de ses contraintes spcifiques, un type de discours aussi fondamental que la description. Ce genre d'tudes, qui est encore peine en voie de constitution, et d'ailleurs en marge des cadres offi-ciels de l'enseignement littraire, il est vrai qu'on pourrait le baptiser d'un nom fort ancien et plutt dcri: c'est la rhtorique, et pour ma part je ne verrais aucun inconvnient admettre que la critique telle que nous la concevons serait, partiellement du moins, quelque chose comme une nouvelle rhtorique. Ajoutons seulement (et la rfrence Benveniste tait un peu ici pour le laisser entendre) que cette nouvelle rhtorique entrerait tout naturellement, comme l'avait d'ailleurs prvu Valry, dans la mouvance de la linguistique, qui est sans doute la seule discipline scientifique ayant actuel-lement son mot dire sur la littrature comllle telle, ou, pour reprendre une fois de plus le mot de Jakobson, sur la littrarit de la littrature.

    La troisime essence nomme par Thibaudet, la plus haute, bien sr, et la plus large, c'est le Livre. Ici, nul besoin de trans-poser, et la rfrence Mallarm nous dispenserait aisment de tout commentaire. Mais il faut savoir gr Thibaudet de nous rappeler aussi fortement que la littrature s'accomplit en fonction du Livre, et que la critique a tort de penser si peu au Livre et de mler en une mme srie ce qui se dit, ce qui se chante, ce qui se lit . Que la littrature ne soit pas seule-ment du langage, mais, la fois plus prcisment et plus largement, de l'criture, et que le monde soit pour elle, devant elle, en elle, ainsi que le disait si justement Claudel, non pas comme un spectacle, mais comme un texte dchiffrer et transcrire, voil une de ces vrits auxquelles la critique ne s'est peut~tre, aujourd'hui encore, pas as!':ez rendue, et dont la mditation mallarmenne sur le Livre doit nous enseigner l'importance. Contre une tradition trs ancienne, presque originaire (puisqu'elle r~monte Platon) de notre culture, qui faisait de l'criture un simple auxiliaire de la mmoire,

  • RAISONS DE LA CRITIQUE PURE

    un simple instrument de notation et de conservation du langage, ou plus prcisment de la parole - parole vive, juge irremplaable comme prsence immdiate du locu-teur son discours -, on est aujourd'hui en train de dcou-vrir ou de mieux comprendre, grce en particulier aux tudes de Jacques Derrida sur la grammatologie, ce qu'impliquaient dj les plus pntrantes intuitions de la linguistique saus-surienne, que le langage, ou plus prcisment la langue, est elle-mme d'abord une criture, c'est--dire un jeu fond sur la diffrence pure et l'espacement, o c'est la relation vide qui signifie, non le terme plein. Systme de relations spa-tiales infiniment complexes, dit Blanchot, dont ni l'espace gomtrique ordinaire ni l'espace de la vie pratique ne nous permettent de saisir l'originalit 1. Que le temps de la parole soit toujours dj situ et en quelque sorte prform dans l'espace de la langue, et que les signes de l'criture (au sens banal) soient d'une certaine faon, dans leur dispo-sition, mieux accords la structure de cet espace que les sons de la parole dans leur succession temporelle, cela n'est pas indiffrent l'ide que nous pouvons nous faire de la littrature. Blanchot dit bien que l~ Coup de ds voulait tre cet espace devenu pome . Tout livre, toute page est sa faon le pome de l'espace du langage, qui se joue et s'accom-plit sous le regard de la lecture. La critique n'a peut-tre rien fait, ne peut rien faire tant qu'elle n'a pas dcid - avec tout ce que cette dcision implique - de considrer toute uvre ou toute partie d'uvre littraire d'abord comme un texte, c'est--dire comme un tissu de figures o le temps (ou, comme on dit, la vie) de l'crivain crivant et celui (celle) du lecteur lisant se nouent ensemble et se retordent dans le milieu paradoxal de la page et du volume. Ce qui entrane tout le moins, comme l'a dit trs prcisment Philippe Sollers, que la question essentielle n'est plus aujourd'hui celle de l'crivain et de l'uvre, mais celle de l'cri-

    1. L, Livr, venir, p. 2.86.

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    ture et de la lecture, et qu'il nous faut par consquent dfinir un nouvel espace o ces deux phnomnes pourraient tre compris comme rciproques et simultans, un espace courbe, un milieu d'changes et de rversibilit o nous serions enfin du mme ct que notre langage ... L'criture est lie un espace o le temps aurait en quelque sorte tourn, o il ne serait plus que ce mouvement circulaire et opratoire 1 1). Le texte, c'est cet anneau de Mbius o la face interne et la face externe, face signifiante et face signifie, face d'cri-ture et face de lecture, tournent et s'changent sans trve, o l'criture ne cesse de se lire, o la lecture ne cesse de s'crire et de s'inscrire. Le critique aussi doit entrer dans le jeu de cet trange circuit rversible, et devenir ainsi, comme le dit Proust, et comme tout vrai lecteur, le propre lecteur de soi-mme . Qui lui en ferait reproche montrerait simple-ment par l qu'il n'a jamais su ce que c'est que lire.

    Il y aurait certes beaucoup plus dire sur les trois thmes que Thibaudet propose la mditation de la cri-tique pure , mais il faut nous en tenir ici ce bref commen-taire. Il est vident d'ailleurs que ces trois essences ne sont pas les seules qui puissent et qui doivent arrter la rflexion critique. Il semble plutt que Thibaudet nous indique ici des sortes de cadres ou de catgories a priori de l'espace litt-raire, et que la tche de la critique pure serait, l'intrieur de ces cadres, de s'attacher aussi des essences plus particu-lires, quoique transcendantes l'individualit des uvres. Ces essences particulires, je proposerais de les nommer simplement des formes - condition de prendre le mot forme 1), ici, dans un sens un peu spcial, qui serait peu prs celui que lui donne en linguistique l'cole de Copenhague. On sait en effet que Hjelmslev opposait la forme, non pas, comme le fait la tradition scolaire, au fond , c'est--dire au contenu, mais la substance, c'est--dire la masse inerte,

    1 Le roman et l'exprience des limites &, confrence Tel Quel du 8 dcembre 1965, in Logiqu6.t, p. 237-238.

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  • RAISONS DE LA CRITIQUE PURE

    soit de la ralit extra-linguistique (substance du contenu), soit des moyens, phoniques ou autres, utiliss par l langage (substance de l'expression). Ce qui constitue la langue comme systme de signes, c'est la faon dont le contenu et l'expres-sion se dcoupent et se structurent dans leur rapport d'arti-culation rciproque, dterminant l'apparition conjointe d'une forme dtl contenu et d'une forme de l'expression. L'avan-tage de cette nouvelle rpartition, pour ce qui nous concerne ici, c'est qu'elle vacue l'opposition vulgaire entre forme et contenu, comprise comme opposition entre les mots et les choses, entre le langage ) et la vie , et qu'elle insiste au contraire sur l'implication mutuelle du signifiant et du signi-fi, qui commande l'existence du signe. Si l'opposition perti-nente n'est pas entre forme et contenu, mais entre forme et substance, le formalisme ) ne consistera pas privilgier les formes aux dpens du sens - ce qui ne veut rien dire - mais considrer le sens lui-mme comme une forme imprime dans la continuit du rel, selon un dcoupage d'ensemble qui est le systme de la langue: le langage ne peut exprimer

    -le rel qu'en l'articulant, et cette articulation est un systme de formes, aussi bien sur le plan signifi que sur le plan signifiant.

    Or, ce qui vaut pour le fait linguistique lmentaire peut valoir un autre niveau, mutatis mutandis, pour ce fait supra-linguistique ) (selon l'expression applique par Benveniste au langage onirique) que constitue la littrature: entre la masse littrairement amorphe du rel et la masse, littraire-ment amorphe elle aussi, des moyens d'expression, chaque essence ) littraire interpose un systme d'articulation qui est, inextricablement, une forme d'exprience et une forme d'expression. Ces sortes de nuds formels pourraient cons-tituer l'objet par excellence d'un type de critique que l'on nommera, indiffremment, formaliste ou thmatique - si l'on veut bien donner la notion de thme une ouverture sur le plan du signifiant symtrique de celle qu'on vient de donner la notion de forme sur le plan du signifi. Car un forma-

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    lisme td que nous l'envisageons ici ne s'oppose pas une critique du sens (il n'y a de critique que du sens), mais une critique qui confondrait sens et substance, et qui ngligerait le rle de la forme dans le travail du sens. Notons d'ailleurs qu'il s'opposerait tout autant (comme l'ont fait justement certains formalistes russes) une critique qui ramnerait l'expression sa seule substance, phonique, graphique ou autre. Ce qu'il recherche de prfJ:ence, ce. sont ces thmes-formes, ces structures deux faces o s'articulent ensemble les partis pris de langage et les partis pris d'existence dont la liaison compose ce que la tradition appelle, d'un terme heureusement quivoque, un style. C'est ainsi, pour prendre un exemple dans ma propre exprience critique (ce qui m'vitera au moins de compromettre autrui dans une tenta-tive thorique l'issue incertaine), que j'ai cru jadis trouver dans le baroque franais, td que nous l'ont rvl Marcd Raymond et Jean Rousset, qudque prdilection pour une situation qui peut sembler cauctristique la fOis de sa vision du monde 1) et, disons, de sa rhtorique. cette situa-tion, c'est le vertige, et plus prcisment ce vertige de la symtrie, dialectique immobile du mme et de l'autre, de la diffrence et de l'identit, qui se marque aussi bien, par exemple, dans une certaine faon d'organiser le monde autour de ce que Bachdard appellera la rversibilit des grands spectacles de l'eau I),et dans le recours une figure de style consistant rconcilier deux termes rputs antithtiques dans une alliance de mots paradoxale : oiseaux de J'onde, poissons du ciel. Le fait de style est ici, bien videmment, f.0ur recourir au vocabulaire proustien, tout la fois de 'ordre de la technique et de la vision: ce n'est ni un pur sen-

    timent (qui s'exprimerait 1) du mieux qu'il pourrait), ni une simple faon de parler 1) (qui n'exprimerait rien) : c'est prcisment une forme, une manire qu'a le langage de divi-ser et d'ordonner la fois les mots et les choses. Et, bien entendu, cette forme n'est pas le privilge exclqsif du baro-que, Di~e si l'on peut constater qu'il en a fait un usage parti-

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  • RAISONS DE LA CRITIQUE PURE

    culirement immodr; on peut aussi bien la chercher ailleurs, et il est sans doute permis de s'intresser davantage cette essence ) qu'aux diverses occurrences travers lesquelles il lui est arriv de se manifester. Pour clairer encore ce pro-pos par un second exemple aussi personnel, et donc aussi peu exemplaire, je dirai que la forme du palimpseste, ou de la surimpression, m'est apparue comme une caractristique commune de l'criture de Proust (c'est la fameuse mta-phore )), de la structure de son uvre, et de sa vision des choses et des tres, et qu'elle n'a sollicit en moi, si je puis me permettre cette expression, le dsir critique, que parce qu'elle organisait chez lui, d'un seul et mme geste, l'espace du monde et l'espace du langage.

    Pour finir, et sans nous carter trop sensiblement de notre guide d'un jour, disons un mot d'une question que Thibau-det a souleve lui-mme en mainte page de ses rflexions critiques, et qui n'a gure cess depuis lors d'alimenter la discussion. Cette question est celle des rapports entre l'acti-vit critique et la littrature, ou, si l'on veut, de savoir si le critique est ou n'est pas un crivain.

    Notons d'abord que Thibaudet est le premier avoir fait sa juste place dans le paysage critique ce qu'il appelait la critique des Matres. Il s'agit videmment de l'uvre critique de ceux que l'on considre ordinairement comme des cra-teurs, et il suffit d'voquer les noms de Diderot, de Baude-laire, de Proust, pour savoir que le meilleur de la critique, peut-tre depuis qu'elle existe, se trouve l.

    Mais on sait bien aussi que cet aspect critique de l'activit littraire n'a cess de crotre depuis un sicle, et que les fron-tires entre l'uvre critique et l'uvre non-critique tendent de plus en plus s'effacer, comme l'indiquent suffisamment eux seuls les noms de Borges ou de Blanchot. Et l'on pour-rait assez bien dfinir, sans ironie, la critique moderne comme une critique de crateurs sans cration, ou dont la cration serait en quelque sorte ce vide central, ce dsuvrement profond dont leur uvre critique dessinerait comme la forme

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    en aeux. Et ce titre, l' uvre critique pourrait bien appa-raitre comme un type de cration trs caractristique de notre temps. Mais vrai dire, cette question n'est peut-tre pas trs pertinente, car la notion de cration est bien l'une des plus confuses qu'ait enfante notre tradition critique. La distinction significative n'est pas entre une littrature cri-tique et une littrature cratrice , mais entre deux fonctions de l'criture qui s'opposent aussi bien l'intrieur d'un mme genre littraire. Ce qui dfinit pour nous l'crivain - par opposition au scripteur ordinaire, celui que Barthes a nomm l'crivant -, c'est que l'criture n'est pas pour lui un moyen d'expression, un vhicule, un instrument, mais le lieu mme de sa pense. Comme on l'a dj dit bien souvent, l'crivain est celui qui ne sait et ne peut penser que dans le silence et le secret de l'criture, celui qui sait et prouve chaque instant que lorsqu'il crit, ce n'est pas lui qui pense son langage, mais son langage qui le pense, et pense hors de lui. En ce sens, il nous parait vident que le critique ne peut se dire pleine-ment critique s'il n'est pas entr lui aussi dans ce qu'il faut bien appeler le vertige, ou si l'on prfre, le jeu, captivant et mortel, de l'criture. Comme l'crivain - comme crivain - le critique ne se connait que deux tches, qui n'en font qu'une : crire, se taire.

  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    On trouve dans la Correspondance de Flaubert 1 cette devi-nette qui a d amuser, au XVIIIe et au XIXe sicle, plusieurs gnrations de collgiens, et qui n'aurait aujourd'hui aucune chance d'tre comprise dans aucune classe : Quel est le personnage de Molire qui ressemble une figure de rh-torique? - C'est Alceste, parce qu'il est mis en trope . ) Quel bachelier sait aujourd'hui ce qu'est un trope?

    Cette distance qui spare l'enseignement littraire actuel de ce qu'tait l'enseignement rhtorique voici seulement un sicle, on se propose ici de la mesurer d'une manire plus prcise, et de s'interroger sur sa signification. A vrai dire, notre culture s'intresse mdiocrement l'histoire des mthodes et des contenus de l'enseignement. Il suffit de considrer la faon nave dont l'opinion se passionne autour de chaque projet de rforme pour constater qu'i! s'agit toujours, dans la conscience publique, de la rforme de l'enseignement, comme s'il s'agissait de rformer .) une fois pour toutes un enseignement vieux comme le monde mais entach de quelques dfauts qu'il suffirait de corriger pour lui donner la perfection intemporelle et dfinitive qui lui revient de droit: comme s'i! n'tait pas de la nature et de la norme de l'enseignement d'tre en rforme perptuelle. L'ide com-mune implicite est que l'enseignement est une pratique qui va de soi, un pur organe de transmission du savoir, dpourvu de signification idologique, dont il n'y a rien de plus dire

    1. Lettre du 31 dcembre 1841, CO"., I, p. 90.

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    qu'il n'y a voir dans une vitre parfaitement transparente. Ce tabou de silence n'est pas sans analogie avec celui qui pse sur le langage, considr lui aussi comme un vhicule neutre, passif, sans influence sur les ides ) qu'il transmet: prjug naturaliste que Staline exprimait fidlement en dcrtant : la langue n'est pas une institution ). Ici, de mme, c'est l'institutionnalit, c'est--dire l'historicit de l'enseignement que notre culture ne sait pas ou ne veut pas percevoir.

    Or il est bien vident, au contraire, que l'enseignement est une ralit historique qui n'a jamais t ni transparente ni passive: les structures du savoir et celles de l'enseigne-ment ne concident jamais parfaitement, une socit n'enseigne jamais tout ce qu'elle sait, et inversement elle continue souvent d'enseigner des connaissances primes, dj sorties du champ vivant de la science; l'enseignement constitue donc un choix significatif, et ce titre il intresse l'historien. D'autre part, les mthodes et les contenus de l'enseignement participent - minemment - de ce que Lucien Febvre appelait l'outillage mental d'une poque, et par l encore ils sont objet d'histoire.

    Le destin de la rhtorique nous offre d'ailleurs un exemple caractristique de cette relative autonomie par rapport au savoir, qui fonde l'historicit de l'enseignement . Dans la conscience littraire gnrale, l'esprit de la rhtorique tradi-tionnelle est mort, on le sait bien, ds le dbut du XIXe sicle, avec l'avnement du romantisme et la naissance - conjointe - d'une conception historique. de la littrature; mais ce n'est qu'un sicle plus tard (en 1902) que l'enseignement secondaire prendra acte de cette rvolution en dbaptisant la classe de Rhtorique. Hugo dclare la guerre la rhtorique, mais Rimbaud apprend encore l'art de la mise en tropes et des vers latins.

    Aujourd'hui, donc, et trs officiellement, la rhtorique a dispam de notre enseignement littraire. Mais un code d'expression (et un instrument intellectuel) d'une telle envergure ne s'vanouit pas sans laisser des traces ou sans

  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    trouver de successeUr : sa mort ne peut tre, en rlit, qu'une relve, ou une mutation, ou les deux la fois. Il faut donc plutt se demander ce qu'est devenue la rhtorique, ou par quoi elle a t remplace dans notre enseignement. Une comparaison sommaire entre la situation actuelle et celle qui rgnait au sicle dernier nous permettra peut-tre, sinon de rpondre cette question, du moins d'en prciser les termes.

    Le premier trait caractristique de l'enseignement littraire au XIXe sicle, et le plus manifeste, c'est qu'il s'agit d'une rhtorique explicite et dclare, comme l'indique le nom mme de la dernire anne d'tudes proprement littraires. Mais on aurait tort de croire que l'enseignement rhtorique se limite cette dernire classe. Voici ce qu'crit mile de Girar-din propos de la Seconde : On commence, dans cette classe, prparer les lves la rhtorique en leur faisant connaitre les figures et en les exerant composer des narra-tions en latin et en franais 1. >} Le manuel de Fontanier, qui est un trait des figures, comprend deux volumes dont le premier (Manuel classique pour l'tude des tropes) s'adresse aux lves de Seconde, rservant la classe suivante un autre volume consacr aux Figures du discours autres que tropes. On peut donc considrer ces deux annes comme une vaste session de rhtorique qui vient couronner et justifier l'ensemble des lectures et des exercices de l'enseignement secondaire depuis la Sixime. Tout le cours des tudes classiques tendait cet achvement rhtorique.

    Le second trait -le plus important, sans doute - consiste en une concidence presque totale du descriptif et du norma-tif: l'tude de la littrature se prolonge tout naturellement en un apprentissage de l'art d'crire. Le manuel de Nol

    1. mile de Girardin, De J' Inslrl/lon publique, 1838, p. 81.

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    et Delaplace, utilis du temps de Flaubert au lyce de Rouen l, s'intitule LefOns franaises de littrature et de morale, ou Retueil en prose et en vers des plus beallX morteallX de notre Littrature des dellX derniers si~/es, avet les prceptes du genre et des modles d'exercices, et un autre manuel, la NotlVelle Rhtorique de Le Gere, numre ainsi les genres littraires auxquels il se propose d'initier les lves : fables, narrations, discours mls de rcits, lettres, portraits, parallles, dialogues, dveloppements d'un mot clbre ou d'une vrit morale, requtes, rapports, analyses critiques, loges, plaidoyers . Les grands textes de la littrature grecque, latine et franaise n'taient donc pas seulement des objets d'tude, mais aussi, et de la manire la plus directe, des modles imiter. Et l'on sait bien que jusqu' la fin du sicle (1880) les preuves littraires aux compositions, aux examens, au Concours gnral, furent des pomes et des discours latins - c'est--dire, non des commentaires, mais des imitations : des exer-cices pratiques de littrature. Ce statut ambigu de l'enseigne-ment classique permettait donc, chez les plus dous, un passage insensible des derniers exercices scolaires aux premires uvres: c'est ainsi que les tlVres de jeunesse de Flaubert comprennent six narrations (cinq contes ou nouvelles historiques et un portrait de Byron) qui sont des devoirs composs en Quatrime (1835 -1836). Pour un adolescent de cette poque, se lancer dans la littrature n'tait donc pas, comme aujourd'hui, une aventure et une rupture : c'tait le prolongement - on dirait volontiers l'aboutissement normal d'un cycle d'tudes bien conduites, comme le montre l'exemple de Hugo, couronn quinze ans par l'Acadmie, et chez qui l'enfant sublime ne fait qu'un avec le bon lve.

    Le troisime trait de cette rhtorique scolaire est l'accent qu'elle porte sur le travail du style. Si l'on se rfre aux trois

    1. Cette indication et les suivantes, concernant les annes d'tudes de Flaubert, sont empruntes au livre de Jean Bruneau, LIS Dbuts littrairu Je Flaubert, Colin, 196z.

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  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    parties traditionnelles de la rhtorique (l'inventio, ou recherche des ides et des arguments, la dispositio, ou composition, l'elo(u#o, ou choix et arrangement des mots), on dira qu'il s'agit l, pour l'essentiel, d'une rhtorique de l'elo(u#o. Cette caractristique est d'ailleurs conforme aux tendances propres la rhtorique franaise classique telle qu'elle s'tait dvelop-pe aux XVIIe et XVIIIe sicles, avec une prfrence de plus en plus marque pour la thorie des figures et des procds potiques. Le grand classique de la rhtorique franaise est un trait des tropes, celui de Dumarsais (1730), et l'on a dj vu que le manuelle plus clbre, et sans doute le plus rpandu au dbut du XIXe sicle est celui de Fontaruer, qui ne traite que des figures. Mme ceux des auteurs qui continuent de faire leur part thorique l'inventio et la disposi#o concentrent en fait, comme le remarque Jean Bruneau 1, tout leur effort sur l'locution ). C'est ce que montre l'vidence l'exercice du dveloppement ), par lequel on initie les jeunes lves l'art de la narration: le professeur (ou le manuel) propose un argument ) qui fournit toute la matire du rcit, et l'lve est charg d'toffer et d'orner cet argument en recourant l'arsenal des figures de mots, de style et de pense. La proportion de l'argument au dveloppe-ment est gnralement de l 3 Ou de l 4: juste ce qu'il faut pour traduire l'argument en style orn. Jean Bruneau est bien fond conclure que le travail de l'lve se trouve pratique-ment rduit un exercice de style ) 2. Cette prdominance de l'elo(u#o n'est pas indiffrente: l'accent mis sur le style ne peut que renforcer le caractre littraire ( esthtique) de cette formation. L'lve de rhtorique apprenait crire, au sens fort du verbe, qui est intransitif.

    1. Ibid., p. H. 2. Ibid., p. S8.

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    Si l'on compare ce tableau celui de notre enseignement littraire actuel, on observera facilement une triple mutation dans le statut de la rhtorique.

    Dans son statut idologique, tout d'abord : alors que la rhtorique ancienne tait dclare, la ntre est purement implicite. Le terme mme de rhtorique a disparu du vocabu-laire officiel, et il a pris -dans l'usage une connotation nette-ment pjorative, comme synonyme de bavardage creux et ampoul quand il s'agit de rhtorique en acte, ou de systme rigide de rgles pdantesques quand il s'agit de thorie du discours. Il n'existe plus de manuels de rhtorique l'usage des classes. On dite encore des manuels de composition franaise , mais ce ne sont pour la plupart que des recueils de corrigs classs par sujets, le plus souvent dans l'ordre chronologique, ce qui souligne, mme quand ces corrigs sont donns pour des modles, la prdominance du contenu sur la technique : ce sont en ralit des cours d'histoire (ou, plus rarement, de thorie) littraire sous forme de sries de dissertations, et non pas des manuels enseignant l'art de la dissertation littraire. C'est que toutes les considrations techniques sont renvoyes l'enseignement oral du profes-seur, sous la forme purement pragmatique de conseils et d'apprciations critiques' l'occasion des comptes rendus de devoirs. Il est caractristique que le seul expos un peu dvelopp et motiv de l'art de la dissertation se trouve aujourd'hui dans l'Introduction d'un manuel - d'ailleurs destin aux lves de khagne et de propdeutique - qui constitue une sorte de synthse de ce qu'est aujourd'hui (au plus haut niveau) la tradition orale de notre rhtorique scolaire 1.

    La seconde mutation concerne le statut smiologique : elle consiste en une sparation absolue entre le descriptif et le normatif - entre le discours sur la littrature et l'apprentis-sage littraire. La concidence que nous constations plus haut

    I. Chassang et Senll:iger, La Dissertation littraire gnrale, Hachette, 1957.

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  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    dans l'enseignement du sicle dernier ne s'est maintenue que dans l'enseignement primaire et dans les classes du premier cycle, dites classes de grammaire : ici, la lecture des textes et l'apprentissage de la rdaction (narration, description, dialogue) vont encore de pair, et l'on apprend crire en tudiant et en imitant les auteurs. Mais l'entre dans le second cycle - les classes de Lettres proprement dites -. marque une rupture totale: l'art d'crire est alors considr comme acquis dans ses mcanismes fondamentaux, et il cesse d'tre l'objet principal de l'enseignemnt littraire. Et surtout, il cesse d'tre homogne, ou isotope, la littrature : les lves continuent d'tudier La Fontaine ou La Bruyre, mais ils n'ont plus l'occasion de les imiter, puisqu'on ne leur demande plus d'crire des fables ou des portraits, mais des dissertations portant sur la fable ou le portrait, lesquelles ne doivent pas tre crites dans la forme de leur objet. Cette scission entre l'tude descriptive et l'apprentissage pratique entrane une redistribution gnrale du champ des tudes littraires, et une modification dcisive du statut de la rhto-rique.

    D'une part, en effet, l'tude descriptive, libre de tout souci d'application, chappe par l mme au domaine rhto-rique et passe, ds le dbut du sicle, sous la juridiction de la science de la littrature, sous la forme que lui a donne le XIXe, la seule qui soit reconnue comme objective .::t ensei-gnable : l'histoire littraire. Le manuel d'histoire littraire, le recueil de morceaux choisis rangs par ordre chronolo-gique, remplacent dfinitivement le trait de rhtorique, et l'exercice fondamental, l'explication de textes 1, se trouve pratiquement annex l'histoire littraire, puisque la succes-sion des textes expliqus vient pouser et illustrer, en Seconde et en Premire (et souvent au-del), le cours de cette histoire, et que, par une consquence vidente, les textes ainsi expli-

    1. Introduite grce Brunot et Lanson aprs la rforme de 1902.

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    qus le sont en fonction de leur place dans le droulement chronologique 1.

    D'autre part, l'apprentissage technique de l'criture (ce qui subsiste de la fonction normative de la rhtorique) se fait dsormais travers des exercices qui ne sont plus des uvres (ou du moins des essais et des imitations d'uvres), mais des commentaires : l'exercice scolaire n'est plus imitatif, mais descriptif et critique, la littrature a cess d'tre un modle pour devenir un objet. Le discours scolaire a donc chang de plan: il n'est plus discours littraire, mais discours sur la littrature, et la consquence immdiate est que la rhtorique qui le prend en charge, qui en assure le code et en nonce les rgles, n'est plus rhtorique de la littrature, mais rhtorique d'une mta-littrature : elle est donc devenue, quant elle, mta-mta-littrature, discours magistral tenu sur la faon dont on doit tenir un discours scolaire sur le discours litt-raire.

    En pratique, ce discours scolaire se rduit, pour l'essentiel, un exercice dont l'importance n'a cess de croitre depuis

    I. Les vicissitudes de l'histoire littraire dans l'enseignement secondaire ont t nombreuses depuis son introduction officielle en 1880 : rduite en 1890, prive de sa forme magistrale en I 93, supprime pendant quelques annes, rtablie dans ses droits en 1925, toujours conteste par un grand nombre de professeurs attachs la tradition humaniste, qui lui reprochent son histori-cisme superficiel, son got de l'anecdote, son mlange paradoxal de scientisme et de dogmatisme, son inadaptation aux besoins et aux buts de l'enseignement secondaire,(cf. M. Sapanet, Histoire littraire ou Belles-Lettres~, l'Information littraire, nov. 1954), elle est aujourd'hui la fois solidement implante comme objet essentiel de. l'enseignement littraire et, selon les instructions et pro-grammes officiels, contenue dans une forme non-dogmatique, puisque le cours magistral est (en principe) exclu, et qu'elle doit tre tudie l'aide de l'expli-cation de textes spcialement groups cet effet ~ (Instructions de 1938). Mais cette subordination de l'eXplication de textes l'histoire, dont la justification est vidente, n'est pas non plus sans inconvnients pour les textes et pour l'authenticit de leur lecture: L'histoire littraire tend annexer l'eXplication de textes et lui imposer la tyrannie de ses schmas, au lieu de se nourrir de leur substance & (A. Boutet de Monvel, Enryclopdie pratique de l'ducation en France, publie par le ministre de l'ducation nationale en 196o, p. 62.2-623).

  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    un demi-sicle dans notre enseignement et dans notre culture: la dissertation (et sa variante orale : la leon). Les autres prestations, en effet, comme l'explication de texte ou (dans l'enseignement suprieur) le mmoire (ou la thse) ne dtiennent en principe aucun statut rhtorique, parce qu'ils ne possdent aucune forme autonome: l'explication de texte est un commentaire oral entirement asservi au texte, dont il pouse le droulement syntagmatique 1; le mmoire et la thse sont des ouvrages scientifiques qui (toujours en prin-cipe) n'ont d'autre disposition que le mouvement de la recherche ou l'enchanement du savoir: la seule rgle dicte leur sujet est ngative, anti-rhtorique: un mmoire (ou une thse) ne doit pas tre une longue dissertation. Le monopole rhtorique de la dissertation est donc peu prs total, et l'on peut, sans grand reste, dfinir notre rhtorique scolaire comme une rhtorique de la dissertation 2.

    La troisime mutation - celle qui commande le dtail des prescriptions, et qui nous retiendra donc le plus longtemps -concerne la structuration interne du code, ou si l'on veut son statut proprement rhtorique. Comme la rhtorique antique tait essentiellement une rhtorique de l'inventio, comme la rhto-rique classique tait surtout une rhtorique de l'eloeutio, notre rhtorique moderne est presque exclusivement une rhto-rique de la dispositio, c'est--dire du plan )}. Il est facile de voir

    1. Nous dcririons volontiers (l'explication de texte) comme une sorte de mime verbal qui accompagne le texte commenter et, le laissant couler d'un rythme plus lent, dcouvre les reliefs et les plans tags l'esprit inattentif qui d'abord nivelait l'ensemble (Ibid., p. 620).

    2. Les programmes officiels sont cet gard trs modestes. Ils prescrivent pour le 2" cycle c narrations, portraits, discours, dialogues, petits sujets litt-raires ou moraux; mais sur ce point les instructions ne dcrivent pas notre enseignement, au moins tel qu'il a t dans ces cinquante dernires annes. Ds la seconde et surtout en premire, la dissertation littraire occupe une place prpondrante (Ibid., p. 621).

  • FIGURES il

    que ce nouveau statut interne dcoule de la nouvelle fonction smiologique que nous avons dj constate : l'objet du discours tant rduit la ralit littraire et spcifi chaque fois par l'nonc du sujet, le contenu pose moins des pro-blmes d'invention que d'adaptation d'une matire dj connue, mobilise et prsente l'esprit, l'orientation spcifique d'un sujet; quant l'locution, son champ (son jeu) se trouve lui aussi fort limit par le fait que la dissertation appartient un genre unique, qui a pris la place des narrations, descriptions, portraits, discours, fables, etc., de l'ancienne rhtorique, et qui, n'tant plus littraire mais mtalittraire (critique), doit restreindre trs svrement sa richesse et sa libert stylis-tiques. En fait, nous le verrons, ces deux aspects de la thorie rhtorique ne subsistent plus gure qu'en tat de subordina-tion par rapport au troisime, qui occupe tout le devant de la scne.

    Il faut prciser tout d'abord que l'exigence rhtorique varie selon les niveaux et les types d'enseignement littraire. Dans le secondaire proprement dit, considr comme un temps d'apprentissage et de formation, l'insistance des prescriptions est tempre par l'indulgence des apprciations : la disserta-tion de baccalaurat est juge davantage sur les qualits d'esprit ) qu'elle rvle (et aussi, hlas, sur une correction linguistique assez rare pour tre discriminante) que sur la rigueur de sa composition. Dans la dissertation de licence, le poids des exigences formelles est contrebalanc par l'importance des connaissances historiques et textuelles. C'est dans la prparation des grands concours (Normale suprieure et agrgation), c'est--dire dans le recrutement des futurs professeurs, que se manifeste le plus haut degr d'exigence formelle; c'est dans les classes de khagne ou dans les cours d'agrgation des coles normales suprieures que se dveloppe de la faon la plus caractristique l'esprit de la

  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    nouvelle rhtorique, ou encore, pour emprunter une expres-sion qui fit fortune dans un tout autre domaine, la mystique du plan. Ce sont les principales rgles de cette rhtorique (et leurs justifications) qu'il nous faut considrer maintenant, pour leur importance et leur signification historique.

    Citons d'abord deux indices particulirement nets de cette prdominance de la construction. Premier indice, le seul exercice annexe de la dissertation est l'exercice de plan: sur un sujet donn, indiquer les articulations principales d'une dissertation, sans en rdiger le dtail. Cet exercice, pratiqu surtout en khagne, est destin donner aux lves le rflexe du plan (qui consiste trouver le plus rapidement possible, devant un sujet, la construction la mieux adapte et la plus efficace) et les exercer juger en eux-mmes les dfauts et les qualits d'un plan, qui commandent la valeur d'une dissertation: on peut faire une mauvaise dissertation sur un bon plan, mais non une bonne dissertation sur un mauvais plan. Second indice: le commentaire de texte sous forme de dissertation , comme.il se pratique, par crit dans le secon-daire, ou oralement dans certaines leons d'agrgation dites tudes littraires , se dfinit rhtoriquement comme un commentaire compos, c'est--dire abandonnant la concidence syntagmatique de l'eXplication de texte ordinaire pour adopter une construction autonome: une tude littraire dont les trois parties correspondraient platement trois parties du texte comment serait a priori mauvaise, parce que dpourvue de dispositio propre. Il faut ici briser la continuit du texte et envisager celui-ci dans une perspective en profondeur, sur un axe paradigmatique perpendiculaire la ligne syntagma-tique: premire partie, l'ensemble du texte considr un premier niveau, deuxime partie, l'ensemble du texte consi-dr un deuxime niveau, etc. L'tude littraire peut donc se dfinir (et en cela elle constitue un excellent modle disser-tationnel) comme le dcoupage paradigmatique (le plan) d'un tre syntagmatique (le texte).

    A prendre les choses d'un simple point de vue statique, la

  • FIGURES TI

    premire exigence de la rhtorique de la dissertation est une exigence d'ordre, de classement des matires ~ c'est elle qui dtermine la division en parties. Une dissertation comprend obligatoirement une introduction, un dveloppement (terme hrit qui ne rpond plus sa vritable fonction) et une conclusion. Le dveloppement se subdivise en n parties, n tant gnralement, pour des raisons que nous retrouverons plus loin, gal trois. Apparemment, cette division r~produit celle du discours judiciaire antique: exorde, corps du discours (narration, argumentation, rfutation), proraison. Mais une premire diffrence s'impose, c'est que les parties de notre dveloppement, contrairement celles du discours, ne sont pas qualifies: on les nomme simplement premire, deuxime, troisime partie. La raison en est qu'au lieu de se distinguer par leur fonction, elles se dfinissent par leur niveau, ou leur position sur un axe. Les parties du discours taient htrognes (une narrative et deux probatives) et s'enchanaient dans une continuit fonctionnelle, comme des phrases dans un nonc: voici ce qui s'est pass, voici pourquoi j'ai raison, voici pourquoi mon adversaire a tort . Les parties de la dissertation sont homognes et se succdent d'une manire discontinue, par changement de plans et non par enchanement de fonctions. Ainsi, une leon 1 consacre tel personnage littraire pourra se diviser 2 en : 1 0 portrait physique, ZO portrait intellectuel, 30 portrait moral. On voit ici clairement le caractre flexionnel du plan: le sujet se dcline par variations autour d'un thme fixe, support de flexion qui peut tre expUcite comme dans cet exemple, ou sous-entendu comme dans cet autre (pour

    1. TI existe videmment quelques diffrences entre la rhtorique de la dissertation et celle de la leon, qui tiennent d'une part au caractre oral de celle-ci, et d'autre part la forme plus simple, plus directe, moins problma-tique, qu'y prend l'nonc du sujet: la leon traite un sujet, la dissertation discute une opinion. Mais du point de vue qui nous occupe dans cette partie, la diffrence est ngligeable.

    a. Division videment grossire, et d'ailleurs gnralement condamne comme passe-partout , alors que chaque sujet est cens scrter un plan qui lui est propre et ne vaut pour aucun autre.

  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    une leon consacre, disons, l'art de Verlaine dans les Ftes galantes) : 1 le peintre, 2,0 le musicien, 3 le pote (le radical commun tant videmment l'artiste). Mais une leon sur Julien Sorel divise en 10 l'ambition, 2,0 l'amour, 3 les rapports entre Julien et Stendhal, pcherait videmment par faute de symtrie )}, c'est--dire par rupture de l'axe paradig-matique.

    Mais l'exigence statique de classement n'est qu'une exi-gence minima. Comme tout discours, la dissertation doit avoir un mouvement! - et l'on prfre gnralement ce terme celui de plan, jug trop statique. Ce qui remplace ici l'encha-nement des fonctions, c'est la progression, c'est--dire la dispo-sition des parties selon un ordre d'importance croissante: il faut aller, selon le prcepte traditionnel, du moins important au plus important )}, du plus superficiel au plus profond )}. Ce mot d'ordre de progressivit est ;;apital pour dfinir le statut informationnel de la dissertation : contrairement ce qui se passe dans le message ordinaire, l'ordre de l'urgence est ici inverse de l'ordre d'importance; l'essentiel est toujours rserv pour la fin, au lieu d'tre d'abord lanc en titre: l'ordre de la dissertation est celui de l'information suspendue.

    La dernire exigence (maxima) est que cette progression qui fait tout le mouvement de la dissertation doit tre (si possible) une progression dialectique. Ainsi, dans le premier exemple cit, le passage du physique l'intellectuel et de l'intellectuel au moral ne reflte qu'une hirachie tradition-nelle et sans problmatique. Si l'on veut dialectiser ce plan, il faudra poser comme antithtiques le corps et l'esprit, et alors le cur interviendra comme le dpassement de cette opposi-tion (on peut videmment aussi bien dialectiser le rapport du second exemple: peinture/musique/posie). Nous sommes ici au sommet de la technique dissertative, avec le fameux plan en thse/antithse/synthse dont un manuel rcent estime qu'il

    I. C Les deux lois essentielles sont celles de l'unit et du mouvement: de celles-l drivent toutes les autres. (Lanson, Conseils sur l'art d'rirt, p. 124).

  • FIGURES II

    convient 70 % des sujets l, et qu'un autre justifie ainsi : On doit reconnatre que, dans bien des sujets, le mouvement de l'esprit s'accommode aisment de trois parties. Ce n'est pas sans raison que la dialectique a souvent t considre comme ternaire ... 2 Cette dialectique ternaire n'est videmment pas celle de Platon, mais bien celle de Hegel- ftt il n'est pas sans intrt, pour l'histoire des ides, de noter ici la relve, da:ns la justification philosophique de la rhtorique, d'Aristote par Hegel.

    Le plan ternaire veut donc rpondre un mouvement de l'esprit. Sa rgle d'or, disent Chassang et Senninger, c'est de ne pas tre un simple dcoupage, un simple classement, mais traduire un mouvement profond de l'esprit, tre en quelque sorte l'quivalent rhtorique d'un processus logique, bref appa-ratre comme une manation de la vie mme de l'esprit3 . Un sujet de dissertation doit tre pris comme posant - explici-tement ou non - un problme, et les trois parties interprtes comme des moments de cette problmatique : il est naturel d'examiner d'abord une face du problme, puis l'autre, et enfin de le rsoudre, non pas en conciliant ({ mollement, verbalement, formellement les inconciliables , mais en suivant le mouvement naturel de l'esprit, qui, ({ quand il se trouve en prsence d'une contradiction, est de la rsoud.re en cherchant un autre point de vue, d'o elle s'claire et parfois s'efface 4 . Ainsi les exigences de construction et de mouve-ment sont-elles (elles aussi) concilies par le dynamisme naturel d'une problmatique 5.

    1. Huisman et Plazolles, L'Art de la disserta/iol/littraire, '965, p. 41. 2.. Chassang et Senninger, La Dissertation littraire gnrale, p. 16. 3. Ibid., p. '3 4. Ibid., p. 14. 5. On se souviendra ici de la critique faite par Lvi-Strauss (Tris/es Tro-

    piques, p. 42.-44) de cette dialectique souvent artificielle et trop commode. Critique qui ne vaut pas seulement pour la philosophie, mais pour toutes les

  • RHTORIQUE El' ENSEIGNEMENT

    Dans un genre aussi rigoureusement soumis la loi du mouvement, les questions de contenu prennent ncessaire-ment une figure trs particulire. Comme le disent excellem-ment Chassang et Senninger, la dissertation est comme un univers o rien n'est libre, un univers asservi, un monde d'o tout ce qui ne sert pas la discussion d'un problme fonda-mental doit tre exclu, o le dveloppement autonome est la plus grave faute que l'on puisse imaginer 1 . La matire s'y trouve donc, plus qu'en toute autre sorte d'crit, subordonne ce que ces auteurs nomment l'orientation gnrale unique, et les problmes de l'inventio se rduhent en fait des problmes d'orientation et d'adaptation au mouvement d'un matriau prdtermin par le sujet et les connaissances de l'lve.

    C'est ainsi que la question fondamentale de l'inventio classique (que dire?) devient, dans un premier temps, de quoi s'agit-il? - ee qui correspond la recherche du thme (ou stdet, au sens logique) du sujet. Soit l'nonc: Corneille peint les hommes tels qu'ils devraient tre , une premire dli-mitation, purement statique, et spatiale, rduit naturellement le champ de la dissertation Corneille; mais cette premire rduction ne suffit pas, car la question vraiment pertinente est la seconde, qui simplement prsuppose la premire, et qui est: qI/en dit-on? Contrairement ce qu'imaginent les lves nafs ou inexpriments, le sujet d'une dissertation n'est pas dans son thme, mais dans son prdicat. Ainsi, le plan rhto-rique est ici dcal, dcroch par rapport au plan logique, puisque le prdicat du premier devient le sujet du second, ee que l'on peut grossirement reprsenter par le schma suivant:

    disciplines o la dissertation est devenue l'exercice (et, malheureusement, le mode de pense) fondamental. II est difficile de mesurer tout ce que notre culture et nos structures mentales doivent, en bien et en mal, cette souverainet de la dissertation. Mais il est vident que tout examen critique, toute analyse historique de notre univers intellectuel devrait passer par l.

    I. Chassang et Senninger, p. 9.

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  • plan logique plan rhtorique

    FIGURES U

    Ce dcrochement se manifeste peut-tre de manire encore plus sensible au niveau de ce qu'on appellera l'inventio de dtail, par opposition cette inventio gnrale qu'est la dter-mination du sujet. Le matriau lmentaire, Punit disserta-tionnelle n'existe pas l'tat brut, comme une pierre ou une brique; dIe n'existe qu'en tant qu'elle est saisie par le mouve-ment dmonstratif. Cette unit, ce n'est pas l'ide, ce n'est pas l'exemple, c'est l'ide et l'exemple orients l, c'est--dire dj adapts au mouvement du discours. Avant cette orientation, il y a des ensembles logiques ou linguistiques (des phrases); ces ensembles prrhtoriques deviennent des units rhto-riques en s'inflchissant dans le sens de la problmatique du sujet. C'est ce que montre bien cette dfinition de la cellule rhtorique, qui est le paragraphe: C'est le plus petit ensemble de phrases orient vers le sujet, mais susceptible d'tre dtach des autres ides, parce qu'il forme en soi un argument completa. .

    Cette subordination rigoureuse des lments au tout se marque avec une nettet particulire dans la rserve tradi-tionnelle des correcteurs l'gard des citations. Elles sont plutt proscrire 1), car il y a toutes les chances pour que le critique (cit) ait eu d'autres proccupations que les vtres en rdigeant son texte et qu'ainsi son texte, introduit dans le vtre, y constitue un dvdoppement autonome 3 1). En effet, chaque sujet dterminant une orientation particulire, et chaque lment devant tre pli cette orientation, il est vident qu' la limite aucune citation, lment emprunt, par dfinition, un ensemble extrieur, ne peut entrer dans une dissertation. On prfrera donc aux citations brutes, trop

    1. Ibid. 2.. Ibid . p. 12.. 5. Ibid., p. l'.

  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    rigides pour pouser la courbe du dveloppement, des analyses et paraphrases plus souples et plus orientables.

    On voit comme nous sommes loin ici des topoi transp0r-tables et interchangeables merci de l'ancienne rhtorique (et de la rhtorique effectivement pratique par la plupart des lves) : dans une bonne dissertation, rien n'est amovible, rien n'est substituable, rien n'est isolable; et ceci, encore une fois, non parce que le contenu serait diffrent chaqu.e fois (la masse des connaissances disponibles n'est pas si vaste), mais parce que la dissertation ne connat pas de contenu qui ne soit dj saisi, orient, inflchi par une forme, c'est--dire par un ordre. Cette rhtorique de la dispositio, pour laquelle les mmes penses forme11t un autre corps de discours, par une dispo-sition diffrente, trouve sa devise, comme sa justification, chez Pascal, qui se trouve ainsi tre la fois le premier critique de la rhtorique ancienne, et le fondateur de la rhtorique moderne : Qu'on ne me dise pas qtle je n'ai rie11 dit de nouveau,' la disposition des matires ejt notlvelle.

    La dissertation, n'tant pas une uvre littraire, n'exige pas, et en un certain sens refuse ce qui est la marque tradi-tionnelle de la littrature : le beau style : Sous prtexte que la dissertation porte sur des questions d'art, on ne se croira pas autoris au beatl style 1. En fait, la rhtorique du style se limite presque exclusivement, ici, des prescriptions ngatives : contre les incorrections grammaticales, fautes d'orthographe, improprits de vocabulaire, ce qui va de soi; contre les effets esthtiques et potiques, dplacs dans un genre aussi sobre et aussi rigoureusement fonctionnel, o tOtit ce qui n'est pas utile est nuisible,. contre la vulgarit, les clichs petit-bourgeois, les mtaphores commerciales, qui compromettraient tout autant la puret acadmique du genre;

    I. Ibid., p. 18.

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  • FIGURES II

    contre le jargon &, c'est--dire les nologismes et les emprunts aux vocabulaires spcialiss 1, qui n'ont pas leur place dans une preuve de culture gnrale & (car la culture littraire revendique volontiers pour elle seule le privilge de la gnralit). L'idal du style dissertatif est vraiment un degr zro de l'criture " la seule valeur proprement esthtique que l'on puisse encore y rencontrer, c'est le brillant, c'est--dire l'art de la formule . En un certain sens, la formule brillante (et l'on sait combien le style essayiste de notre poque honore et pratique cette valeur) est tout simplement une figure de rhtorique : antithses, mtaphores, oxymores, chiasmes, paronomases, toutes ces ressources classiques sont mises contribution; mais en un autre sens elle ne veut tre rien d'autre que l'extrme point de concentration d'une cri-ture voue la seule efficacit : non un trait oratoire, mais l'aboutissement logique d'une pense qui se cherche & -et qui triomphe en se trouvant; non un ornement surajout, mais l'intensit mme et l'clat du raccourci intellectuel.

    Mais on observera que cette valeur n'apparat jamais sous une forme vraiment normative : on ne conseille pas d'tre brillant, le conseil serait trop dangereux pour les moins dous, qui choueraient en voulant viser trop haut : on loue simple-ment ceux qui le sont par excellence et comme par surcrot. La vritable prescription positive, c'est ici encore la prdomi-nance de la dispositio : Dans une dissertation ... le bon style est celui qui, intensment runi la composition, contribue l'lan du paragraphe en donnant une impression d'analyse de plus en plus pousse 2. & Composition, progression: nous retrou-vons au cur mme des problmes du style les valeurs matresses de la construction.

    1. Et spcialement, dans les classes suprieures, au vocabulaire philoso-phique, tentation permanente pour les lves et bte noire des professeurs de lettres, qui se flattent volontiers de pouvoir tout dire dans la langue de Racine, et qui ne conoivent pas toujours, par exemple, que le temps soit une chose et la temporalit une autre. Ici, l'incomprhension devient un argument, et comme une preuve de supriorit.

    1. Chassang et Senninger, p. 18. Soulign par nous.

  • RHTORIQUE ET ENSEIGNEMENT

    On voit bien par ce triple changement de statut idologique, smiologique et rhtorique"que notre code scolaire de l'criture n'a plus grand-chose de commun avec celui qui s'enseignait encore voici moins d'un sicle. Si l'on ne voulait retenir que la diffrence essentielle, celle qui peut-tre commande toutes les autres, on pourrait dire que la rhtorique ancienne assurait la fois une fonction critique, qui tait d'tudier la littrature, et une fonction potique (au sens valryen), qui tait de produire son tour de la littrature en proposant des modles : cette concidence des fonctions dfinissait la sitlfation rhtorique. Dans la mesure o cette concidence a disparu de notre enseignement littraire, on peut estimer que la rhtorique, dans ce qu'elle avait de plus spcifique, a disparu avec elle, laissant sa place une science (qui ne lui doit peu prs rien), l'histoire littraire, qui tend, d'ailleurs abusivement, monopoliser l'tude descriptive de la littrature, et une technique d'criture (qui lui doit beaucoup, mais avec des changements d'accent trs sensibles), la dissertation, qui, de plus en plus depuis un demi-sicle, s'est rpandue dans les enseignements voisins (philosophie, histoire, etc.). A-t-elle pour autant disparu de notre culture? Non, sans doute, car au moment mme o la situation rhto-rique s'occultait dans l'enseignement, on la voyait rappa-raitre, sous une nouvelle forme, dans la littrature elle-mme, en tant que celle-ci, avec Mallarm, Proust, Valry, Blanchot, s'efforait de prendre en charge la rflexion sur elle-mme, retrouvant par une voie inattendue la concidence des fonctions critique et potique : en un sens, notre littrature actuelle, en ce qu'elle a de plus profond, et malgr son anti-rhtorisme de principe (son terrorisme, dirait Paulhan), est tout entire une rhtorique, puisqu'elle est la fois littrature et discours sur la littrature. La situation rhtorique n'a donc fait que se dplacer, et ce transfert comporte peut-tre une

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  • FIGURES II

    compensation. Mais il faut observer toutefois qu'il s'est accompagn d'un amenuisement de la fonction potique au profit de la fonction critique, puisque notre littrature a gagn une dimension critique pendant que notre enseignement perdait une dimension potique. Le maintien d'quilibre n'est donc qu'apparent, comme le montre ce tableau:

    XIX sicle XX- sicle

    Littrature ......... Potique Potique + Critique

    Enseignement ...... Potique + Critique Critique

    Bilan culturel ..... 2 Pot. + 1 Crit. 1 Pot. + 2 Crit.

    Cette inversion peut chagriner ou satisfaire du moins n'a-t-elle rien pour surprendre.

    Janvier I966

  • LA LITTRATURE ET L'ESPACE

    li peut sembler paradoxal de parler d'espace propos de la littrature: apparemment en effet, le mode d'existence d'une uvre littraire est essentiellement temporel, puisque l'acte de lecture par lequel nous ralisons l'tre virtuel d'un texte crit, cet acte, comme l'excution d'une partition musicale, est fait d'une succession d'instants qui s'accomplit dans la dure, dans notre dure; comme le montre trs bien Proust dans les pages du Ct de chez Swann o il voque ces aprs-midi de dimanche Combray que l'activit de sa lecture avait vids des incidents mdiocres de (son) existence person-nelle , qu'elle remplaait par une vie d'aventures et d'aspira-tions tranges : aprs-midi qui contenaient en effet cette vie seconde, pour l'avoir, dit Proust, peu peu contourne et enclose, tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour, dans le cristal successif, lentement changeant et travers de feuillages, de leurs heures silen-cieuses, sonores, odorantes et limpides .

    Pourtant, on peut aussi, on doit aussi envisager la littra-ture dans ses rapports avec l'espace. Non pas~eulement -ce qui serait la manire la plus facile, mais la moms pertinente, de considrer ces rapports - parce que la littrature, entre .autres sujets , parle aussi de l'espace, dcrit des lieux, des demeures, des paysages, nous transporte, comme le dit encore Proust propos de ses lectures enfantines, nous transporte en imagination dans des contres inconnues qu'elle nous donne un instant l'illusion de parcourir et d'habiter; non pas seulement encore parce que, comme on le voit par

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  • FIGURES n

    exemple chez des auteurs aussi diffrents que Hlderlin, Baudelaire, Proust lui-mme, Claudel, Char, une certaine sensibilit l'espace, ou pour mieux dire une sorte de fascination du lieu,t:st Ull des aspects essentiels de ce que Valry nommait.1'tat hlD4w. Ce sont l des traits de spatia-lit qui peuvent occuper orl habiter la littrature, mais qui peut-tre ne sont pas lis son essence, c'est--dire son lan-gage. Ce qui fait de la peinture un art de l'espace, ce n'est pas qu'elle nous donne une reprsentation de l'tendue, mais que cette reprsentation elle-mme s'accomplisse dans l'tendue, dans une autre tendue qui soit spcifiquement la sienne. Et l'art de l'espace par excellence, l'architecture, ne parle pas de l'espace : il serait plus vrai de dire qu'elle fait parler l'espace, que c'est l'espace qui parle en elle, et (dans la mesure o tout art vise essentiellement organiser sa propre repr-sentation) qui parle d'elle. Y a-t-il de la mme faon, ou d'une manire analogue, quelque chose co~ une s~ti~it littraire active~t_no1Lpassiv:e,signifianteet non-sigm e,

    ~:~f~~!:!i~!:~~~~~~~~~f~~ii~~I~~bf~~~~ prtenC1rSans forcer les choses. l Il Y a tout d'abord une spatialit en quelque sorte primaire, ou lmentaire, qui est celle du ~e lui-mme. On a remarqu bien souvent que le langage semblait comme naturellement plus apte exprimer les relations spatiales que toute autre espce de relation (et donc de ralit), ce qui le conduit utiliser les premires comme symboles ou mtaphores des secondes, donc traiter de toutes choses en termes d'espace, et donc encore spatialiser toutes choses. On sait que cette sorte d'infirmit, ou de parti pris, inspire l'essentiel du procs intent par Bergson au langage, coupable ses yeux d'une sorte de trahison envers la ralit de la conscience , qui serait d'ordre purement temporel; mais on peut dire que le dveloppement de la linguistique depuis un demi-sicle a confirm d'une manire clatante l'analyse de Bergson - au jugement et au regret prs : en distinguant

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  • LA LITTRATURE ET L'ESPACE ('~ .---~ rigoure~semeAnt I~ ~ ~e la;: lan9:u:~1t en do~ant celle-ci

    le prerruer role dans le Jeu du-hngage, dfini comme un systme de relations purement diffrentielles o chaque lment se qualifie par la place qu'il occupe dans un tableau d'ensemble et pa~appo!ts_yertical!!~~bor~Qntaux qu'il entretient ~~S.il~~~tili::par~nt& etY_Qi~ms,iLest indniable que SauSSure et ses continuateurs---01lt--tns-en_relieLun-m0de d'tre du l~!lgag

  • FIGURES II

    seulement ce droulement continu au fil des heures dont parlait Proust propos de ses journes de lecture enfantines, et l'auteur de la Recherche du temps perdu le savait sans doute mieux que personne, lui qui rclamait de son lecteur une attention ce qu'il appelait le caractre tlescopique de son uvre, c'est--dire aux relations longue porte qui s'tablissent entre des pisodes trs loigns dans la conti-nuit temporelle d'une lecture linaire (mais singulirement proches, remarquons-le, dans l'espace crit, dans l'paisseur paginale du volume), et s,ui exigent pour tre_considr~une

    s~~~~t~p~i~n sl~E-ltag,~g:e l'unit totale~uvre, uiili~r~PJ~Q!ts qu'on peut dire verticaux, ou transversaux, de ces effets cYatt~nt~_de_tl!P.R~ de rP.2.~~L~': . sy'-~t~if!-1 __ cl~ pers-pective, .. au nom desquels Proust compiiilt lui-mme son uvre- une cathdralentf comme il faut lire de telles uvres (en est-il d'autrFs-?), c'est seulement relire, c'est toujours dj relire, parcourir sans cesse un livre dans tous ses sens, toutes ses directions, toutes ses dimensions. On peut donc dire que l'e.spa~".Ji1LliY.re,_kQm@~.~~lui de la page, n'est pas soumis paSSivement au temps_.d.e._J~J~~re_~1:I:c..c..~ssive,

    mai~gu' en tantg!!:i.Ls~.y_ry:leej:s'y_,Qmp1itpleitlement, il i:ie-cesse"ae"l'inflchir et de le retourner, et donc en un Sens de l'ab0IJ!1

    Un trolSleme aspect de la spatialit littraire s'exerce au niveau de l'criture au sens cette fois stylistique du terme, dans ce que la rhtorique classique appelait les figures, et que l'on appellerait plus gnralement aujourd'hui des effets de sens. La prtendue temporalit de la parole est lie au carac-tre en principe linair(:(1.l!llitl~ai1:e)de l'expressionlinguis-tique. Ledisriis consiste apparemment en une chane de signifiants prsents tenant lieu d'une chane de signifis absents. Mais le langage, et spcialement le langage littraire, fonctionne rarement d'une manire aussi simple :.1'e.xpression n'est pas toujours univoque, elle ne cesse au contraire de se

  • LA LIT'I'RATURE ET L'ESPACE

    qdoubler,c' est --dire qU'l!.n _n:wt,par-exemple,pe_utcompor-te~-fOkdeuxslgii1ictions, dont la rhtorique disait l'une litreraleetl'atifre1igute-;TespaceSfuatitiquequise -Creuse ~e--le-~nifi.a?~rent et le sig~ _r~~L~b?l!ssant du

    meme coup la lineanre-au-discours. -C'est precIsement cet espace, et rien d'autre, que l'on appelle, d'un mot dont l'ambigut mme est heureuse, une figure : 1~J!gure, c'est la fois la forme que prend l'espaet celle gue Se cl()l1neJe ~.t::ustJ~~ymbole-mi:nede.la spatialit du lan&a~e i littera1re dans son rapport au sens. BIen entendu, nul n'ecnt plus selon le code de la rhtorique ancienne, mais notre criture n'en reste pas moins troue de mtaphores et de figures de toutes sortes, et ce que nous appelons le style -mme le plus sobre - reste li ces effets de sens seconds que la linguistique nomme des connotations. Ce que dit l'nonc est toujours en quelque sorte doubl, accompagn par ce que dit la manire dont il le dit, et la manire la plus transparente est encore une manire, et la transparence mme peut se faire sentir de la faon la plus indiscrte: lorsque le Code, cher Stendhal, nonce tout condamn mort aura la tte tranche , il signifie, en mme temps que l'excution capi-tale, la littralit spectaculaire de son propre langage. C'est cet en mme temps , cette simultanit qui s'ouvre et le spectacle qui s'y fait voir, qui constitue le style comme spatia-lit smantique du discours littraire, et celui-ci, du mme coup, comme un texte, comme une paisseur de sens qu'au-cune dure ne peut rellement pouser, et moins encore puiser.

    Le dernier mode de spatialit q~e l'on peut voquer concerne la littrature prise dans son ensemble, comme une sorte d'immense production intemporelle et anonyme. Le principal grief que Proust adressait Sainte-Beuve tait celui-ci: li voit la littrature sous la catgorie du Temps. Un tel reproche peut surprendre sous la plume de l'auteur de la Recherche du tcmps perdu, mais on doit savoir que pour lui le temps retrouv, c'est le temps aboli. Et dans le domaine

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  • FIGURES II

    de la critique, Proust aura t l'un des premiers s'insurger contre la tyrannie du point de vue diachronique introduit par le XIXe sicle, et notamment par Sainte-Beuve. Non certes qu'il faille nier la dimension historique de la littrature, ce qui serait absurde, mais nous avons appris, grce Proust et quelques autres, reconnatre les effets de convergence et de rtroaction qui font aussi de la littrature comme un vaste domaine simultan que l'on doit savoir parcourir en tous sens. Proust parlait du ct Dostoevsky de Mme de S-vign , Thibaudet a consacr tout un livre au bergsonisme de Montaigne, et l'on nous a appris rcemment lire Cervan-ts la lumire de Kafka : cette rintgration du pass dans le champ du prsent est une des tches essentielles de la critique. Rappelons ici le mot exemplaire de Jules Lemaitre sur le vieux Brunetire : Tandis qu'il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, tous les livres qui ont t crits depuis le commencen\ent du monde . ,C'est, minemment, ce que fait Borges, mur dans le labyrinthe inpuisable de la biblio-thque mythique, o tous les livres sont un seul livre, o chaque livre est tous les livres.

    La bibliothque : voil bien le plus clair et le plus fidle symbole de la spatialit de la littrature. La littrature tout entire prsente, je veux dire rendue prsente, totalement contemporaine d'elle-mme, parcourable, rversible, verti-gineuse, secrtement infinie. On peut en dire ce que Proust, dans son Contre Sainte-Beuve, crivait du chteau de Guer-mantes: le temps y a pris la forme de l'espace . Formule dont on proposera ici cette traduction sans surprise : la parole y a pris la forme du silence.

  • FRONTIRES DU RCIT

    Si l'on accepte, par convention, de s'en tenir au domaine de l'expression littraire, on dfinira sans difficult le rcit comme la reprsentation d'un vnement ou d'une suite d'vnements, rels ou fictifs, par le moyen du langage, et plus particulirement du langage crit. Cette dfinition positive (et courante) a le mrite de l'vidence et de la sim-plicit, son principal inconvnient est peut-tre, justement, de s'enfermer et de nous enfermer dans l'vidence, de mas-quer nos yeux ce qui prcisment, dans l'tre mme du rcit, fait problme et difficult, en effaant en quelque sorte les frontires de son exercice, les conditions de son existence. Dfinir positivement le rcit, c'est accrditer, peut-tre dangereusement, l'ide ou le sentiment que le rcit va de soi, que rien n'est plus naturel que de raconter une histoire ou d'agencer un ensemble d'actions dans un mythe, un conte, une pope, un roman. L'volution de la littrature et de la conscience littraire depuis un demi-sicle aura eu, entre autres heureuses consquences, celle d'attirer notre attention, tout au contraire, sur l'aspect singulier, artificiel et probl-matique de l'acte narratif. Il faut en revenir une fois de plus la stupeur de Valry considrant un nonc tel que La marquise sortit cinq heures 1). On sait combien, sous des formes diverses et parfois contradictoires, la littrature moderne a vcu et illustr cet tonnement fcond, comment elle s'est voulue et s'est faite, en son fond mme, interro-gation, branlement, contestation du propos narratif. Cette question faussement nave : pourquoi le rcit? - pourrait

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  • FIGURES n

    au moins nous inciter rechercher, ou plus simplement reconnatre les limites en quelque sorte ngatives du rcit, considrer les principaux jeux d'oppositions travers lesquels le rcit se dfinit, se constitue en face des diverses formes du non-rcit.

    Digsis et mimsis.

    Une premire opposition est celle qu'indique Aristote en quelques phrases rapides de la Potique. Pour Aristote, le rcit di! {s) est un des deux modes d~J'!!nitatiol1 potique

    mlm~sis), l'autre tant la reprsentation directe des viie-miifs par des acteurs parlant et agissant devant le public 1. Ici s'instaure la distinction classique entre posie narrative et posie dramatique. Cette distinction tait dj esquisse par Platon dans le 3e livre de la Rpublique, ces deux diff-rences prs que d'une part Socrate y dniait au rcit la qualit (c'est--dire, pour lui, le dfaut) d'imitation, et que d'autre part il tenait compte des aspects de reprsentation directe (dialogues) que peut comporter un pome non cli:amatique comme ceux d'Homre. Il y a donc, aux origines de la tradition classique, deux partages apparemment contra-dictoires, o le rcit s'opposerait l'imitation, ici comme son antithse, et l comme un de ses modes.

    Pour Platon, le domaine de ce qu'il appelle lexis (ou faon de dire, par opposition logos, qui dsigne ce qui est dit) se divise thoriquement en imitation proprement dite (mimsis) et simple rcit (digsis). Par simple rcit, Platon entend tout ce que le pote raconte en parlant en son propre nom, sans essayer de nous faire croire que c'est un autre qui parle 2 : ainsi, lorsque Homre, au chant 1 de l'Iliade, nous dit propos de Chryss : Il tait venu aux fines nefs des Achens, pour

    1. 1448 a. 2. 393 a.

  • FRONTIRES DU RCIT

    racheter sa fille, porteur d'une immense ranon et tenant en main, sur son bton d'or, les bandelettes de l'archer Apollon; et il suppliait tous les Achens, mais surtout les deux fils d'Atre, bons rangeurs de guerriers 1. Au contraire, l'imita-tion consiste, ds le vers suivant, en ce qu'Homre fait parler Chryss lui-mme, ou plutt, selon Platon, parle en feignant d'tre devenu Chryss, et en s'efforant de nous donner autant que possible l'illusion que ce n'est pas Homre qui parle, mais bien le vieillard, prtre d'Apollon . Voici le texte du discours de Chryss : Atrides, et vous aussi, Achens aux bonnes jambires, puissent les dieux, habitants de l'Olympe, vous donner de dtruire la ville de Priam, puis de rentrer sans mal dans vos foyers! Mais moi, puissiez-vous aussi rendre ma fille! Et pour ce, agrez la ranon que voici, par gard pour le fils de Zeus, pour l'archer Apollon. Or, ajoute Platon, Homre aurait pu tout aussi bien pour-suivre son rcit sous une forme purement narrative, en racon-tant les paroles de Chryss au lieu de les rapporter, ce qui, pour le mme p:1s~::lge, aurait donn, au style indirect et en prose: Le prtre tant venu pria les dieux de leur accorder de prendre Troie en les prservant d'y prir, et il demanda aux Grecs de lui rendre sa fille en change. d'une ranon, et par respect pour le dieu 2. Cette division thorique, qui oppose, l'intrieur de la diction potique, les deux modes purs et htrognes du rcit et de l'imitation, entrane et fonde une classification pratique des genres, qui comprend les deux modes purs (narratif, reprsent par l'ancien dithy-rambe, mimtique, reprsent par le thtre), plus un mode mixte, ou, plus prcisment, altern, qui est celui de l'pope, comme on vient de le voir par l'exemple de l'Iliade.

    La classification d'Aristote est premire vue toute diffrente, puisqu'elle ramne toute posie l'imitation, distinguant seulement deux modes imitatifs, le direct, qui

    1. I1iade, I, 12-16, u"J. Mazan. 2. 393 e, trad. Chambry.

  • FIGURES n

    est celui que Platon nomme proprement imitation, et le narratif, qu'il nomme, comme Platon, digsis. D'autre part, Aristote semble identifier pleinement, non seulement, comme Platon, le genre dramatique au mode imitatif, mais aussi, 'sans tenir compte en principe de son caractre mixte, le genre pique au mode narratif pur. Cette rduction peut tenir au fait qu'Aristote dfinit, plus strictement que Platon, le mode imitatif par les conditions scniques de la reprsen-tation dramatique. Elle peut se justifier galement par le fait que l'uvre pique, quelle qu'y soit la part matrielle des dialogues ou discours au style direct,