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«M ais cette question nous entraînerait trop loin.» Telle est la dernière phrase du cinquième complément à l’Analysis Situs, publié par le mathématicien Henri Poincaré en 1904. Ce mémoire concluait une série de six articles, commencée en 1895 et couvrant un total de plus de 300 pages de mathéma- tiques ardues. À quelle question fait allusion Poincaré ? Celle-ci : « Est-il possible que le groupe fondamental de V se réduise à la substitution identique, et que pourtantV ne soit pas simplement connexe ? » Pour un mathématicien d’aujourd’hui, cette question est incompréhensible, ou plus précisément, elle lui semble complète- ment évidente ! Il faut dire que la termi- nologie a changé et que l’on doit comprendre la fin de la phrase ainsi : « et pourtant que V ne soit pas une sphère ». Cette sphère n’est pas l’une de celles auxquelles nous sommes habitués, la surface d’un ballon ou celle de la Terre par exemple, qui sont situées dans « notre » espace à trois dimensions. Il s’agit ici de l’hy- persphère située dans l’hyperespace de dimen- sion 4. De même que les sphères usuelles sont de dimension 2, car deux nombres (longi- tude et latitude) sont nécessaires pour se repérer à leur surface, l’hypersphère est de dimension 3. Dans cette série d’articles, Poincaré créait ce qu’on nomme aujourd’hui la topologie algébrique, la topologie étant auparavant nommée Analysis Situs (en latin, l’analyse des lieux). D’ailleurs, le mathématicien fran- çais Jean Dieudonné (1906-1992) écrira : « Avant Poincaré, on devrait seulement parler de la préhistoire de la topolo- gique algébrique. » Définissons ces deux termes. On peut Géométriser l’espace : de Gauss à Perelman 2 Fondamental Sous-thème Prénom NOM et Prénom NOM Étienne GHYS, mathématicien, est directeur de recherche CNRS à l’Unité de Mathématiques pures et appliquées (UMPA) de l'École normale supérieure de Lyon. Cet article est adapté de celui paru sur le site du CNRS Images des Mathématiques : http://images.math.cnrs.fr/ Nous en remercions les équipes de nous avoir autorisé à le reproduire. L’ESSENTIEL En 1904, Poincaré énonce sa conjecture : «Toute variété compacte de dimension 3 est-elle homéomorphe à la sphère ? » Elle fut démontrée en 2003 par Grigori Perelman avec sa preuve de la conjecture de géométrisation. Elle consista à achever le programme de Hamilton fondé sur le flot de Ricci. La conjecture de Poincaré a résisté 100 ans aux topologues pour céder d’abord aux géomètres, puis aux analystes. Grigori Perelman l’a démontrée en prouvant la conjecture de géométrisation de Thurston. Ces travaux concluent plusieurs siècles d’efforts pour plier l’espace au bon vouloir des mathématiciens.

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«M ais cette question nous entraînerait troploin. » Telle est la dernière phrase ducinquième complément à l’Analysis

Situs, publié par le mathématicien Henri Poincaréen 1904. Ce mémoire concluait une série desix articles, commencée en 1895 et couvrantun total de plus de 300 pages de mathéma-tiques ardues. À quelle question fait allusionPoincaré ? Celle-ci : « Est-il possible que legroupe fondamental de V se réduise à lasubstitution identique, et que pourtantVne soit pas simplement connexe ? » Pourun mathématicien d’aujourd’hui, cettequestion est incompréhensible, ou plusprécisément, elle lui semble complète-ment évidente ! Il faut dire que la termi-nologie a changé et que l’on doitcomprendre la fin de la phrase ainsi : « etpourtant que V ne soit pas une sphère ».Cette sphère n’est pas l’une de cellesauxquelles nous sommes habitués, lasurface d’un ballon ou celle de la Terre parexemple, qui sont situées dans « notre »espace à trois dimensions. Il s’agit ici de l’hy-persphère située dans l’hyperespace de dimen-sion 4. De même que les sphères usuellessont de dimension2, car deux nombres (longi-tude et latitude) sont nécessaires pour se repérerà leur surface, l’hypersphère est de dimension3.

Dans cette série d’articles, Poincaré créait cequ’on nomme aujourd’hui la topologie algébrique,la topologie étant auparavant nommée Analysis Situs (enlatin, l’analyse des lieux). D’ailleurs, le mathématicien fran-çais Jean Dieudonné (1906-1992) écrira : « Avant Poincaré,on devrait seulement parler de la préhistoire de la topolo-gique algébrique. » Définissons ces deux termes. On peut

Géométriser l’espace :de Gauss à Perelman

2

FondamentalSous-thème

Prénom NOM et Prénom NOM

Étienne GHYS,mathématicien, est directeurde recherche CNRS à l’Unitéde Mathématiques pures etappliquées (UMPA) de l'Écolenormale supérieure de Lyon.

Cet article est adapté decelui paru sur le site du CNRS

Images des Mathématiques:http://images.math.cnrs.fr/Nous en remercionsles équipes de nous avoirautorisé à le reproduire.

L’ESSENTIEL� En 1904, Poincaréénonce sa conjecture :« Toute variété compactede dimension 3est-elle homéomorpheà la sphère ? »

�Elle fut démontréeen 2003 par GrigoriPerelman avec sa preuvede la conjecturede géométrisation.

�Elle consista à acheverle programme de Hamiltonfondé sur le flot de Ricci.

La conjecture de Poincaré a résisté 100 ans aux topologues pour céderd’abord aux géomètres, puis aux analystes. Grigori Perelman l’a démontréeen prouvant la conjecture de géométrisation de Thurston. Ces travauxconcluent plusieurs siècles d’efforts pour plier l’espaceau bon vouloir des mathématiciens.

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PARTIE 1

3

déformer le bord d’un carré pour former uncercle : du point de vue topologique, le cercle etle bord d’un carré ont la même forme, ou sonthoméomorphes dans le jargon du métier (voirl’encadré page 58). En revanche, un cercle et lafigure du chiffre 8 sont de natures topologiquesdifférentes : le cercle ne fait qu’une seule boucleet le 8 en fait deux. Pouvez-vous déterminercombien notre alphabet de 26 lettres, en carac-tères majuscules d’imprimerie, possède detypes d’homéomorphismes différents ?

La topologie algébrique, quant à elle, s’ef-force d’utiliser l’algèbre pour comprendre latopologie. L’une des contributions de Poincaréconsiste à associer un « groupe fondamental »,

de nature algébrique (voir l’encadrépage 58) à un « espace topolo-

gique ». La question de Poincaré s’éclaire : lasphère est-elle caractérisée par son «groupe fonda-mental » ? Ou bien encore, avec les termes mathé-matiques consacrés (voir l’encadré page 58), laquestion de Poincaré devient : « Toute variétécompacte de dimension 3 simplement connexeest-elle homéomorphe à la sphère ? »

Cette question, connue sous le nom deConjecture de Poincaré, a résisté aux assauts desmathématiciens pendant près d’un siècle. Ellefut démontrée en 2003 par le Russe GregoriPerelman, ce qui lui valut la médaille Fieldsen 2006, médaille qu’il refusa. La conjecture avaitété mise à prix par l’Institut mathématique Claypour une valeur d’un million de dollars… queG. Perelman refusa aussi.

Honneurs et transmissionPerelman ne se contenta pas de décliner lesrécompenses, il se détourna également descanaux officiels de publication : son théorèmefut mis à la disposition de tous via Internet etne fut pas publié dans un journal mathéma-tique. Pourtant, nombreux sont les mathéma-ticiens qui ont lu et vérifié les détails de la preuve.Ce faisant, G. Perelman nous interpelle sur lerôle des honneurs en mathématiques, mais égale-ment sur les modes de transmission des résul-tats. Avec ses articles, G. Perelman concluaitune longue série de travaux, qui remontent aumoins à Gauss, en prouvant la conjecture degéométrisation de Thurston, elle-même issue

LA GÉOMÉTRIEDE LA SURFACE DE RIEMANN(à droite) définie parl’équation polynomialex3y + y3 + x = 0, où x et ysont des nombres complexesest une géométriehyperbolique dont le disquede Poincaré (à gauche) estune représentation conforme:les formes infinitésimalessont respectées. C’estun exemple d’uniformisationpour des espaces à deuxdimensions. Quandon l’applique pourdes espaces à troisdimensions, on se confronteà la conjecture de Poincaré.

©Jos Le

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4 TITRE DU DOSSIER © POUR LA SCIENCE

du théorème d’uniformisation démontré en1907par Paul Koebe et Poincaré. Nous aborderonsces différentes étapes qui jalonnent l’histoirede la conjecture de Poincaré, le désormaisthéorème de Perelman. Elle s’inscrit dans le cadreplus large de la géométrisation de l’espace.

Commençons au... IIe siècle avant notreère. Hipparque (–190 –120) et, trois siècles plustard, Ptolémée (90-168) seraient parmi lespremiers à s’être posés la question de la « repré-sentation » la plus précise possible du cielétoilé ou de la surface de la Terre sur un plan.Ce sont les débuts de la cartographie scienti-fique. La projection stéréographique est l’unedes méthodes introduites à cette époque : toutpoint de la Terre, à l’exception du pôle Nord,peut être joint au pôle Nord par une droite quicoupe un plan, parallèle au plan équatorial, enun autre point qui est sa projection. On peutainsi représenter toute la sphère, à l’exceptiondu pôle Nord, sur la surface d’un plan.

De Hipparque à GaussCette projection ne respecte pas les distances, c’est-à-dire la géométrie, la métrique. En revanche,quand on se concentre sur de petites zones, laforme est respectée ; on dit que la projection estconforme. Précisément, une zone infiniment petitede la sphère peut être dilatée ou comprimée,mais elle l’est de la même façon dans toutes lesdirections. La projection se comporte comme unesimilitude au niveau infinitésimal.

Une vingtaine de siècles plus tard, nousretrouvons Carl Friedrich Gauss (1777-1855).En 1818, le mathématicien allemand se voitconfier la mission de cartographier le royaumede Hanovre : il chevauche la campagne, recrutedes ouvriers, cherche de l’argent... c’est l’occa-sion pour lui de réfléchir aux erreurs de mesure,de perfectionner la méthode des triangulations,d’inventer de nouveaux instruments de mesurestopographiques, mais aussi de méditer sur lagéométrie, sur l’espace, de deviner l’existencedes géométries non euclidiennes, d’utiliser pourla première fois les nombres complexes dansun contexte géométrique.

Un seul théorème de Gauss nous intéresseici, celui de la représentation conforme locale.Que dit-il ? Supposons une Terre dont la formen’est pas sphérique, mais a priori quelconqueet, sur cette surface, prenons un petit pays, laFrance, par exemple. Gauss démontre qu’il esttoujours possible de représenter ce pays dansun plan de façon conforme (en respectant laforme des zones de taille infinitésimales). Pourune Terre sphérique, la projection stéréogra-phique fait l’affaire, mais pour une Terre quel-conque, c’est un tour de force !

ABÉCÉDAIRE DE LA TOPOLOGIE

E ntopologie, deux formes wsont hhoommééoommoorrpphheess, donc topologiquement équi-valentes, quand on peut déformer l’une en l’autre. Ainsi, une tasse à café (avec

anse) et une chambre à air sont homéomorphes. Formellement, pour montrerque deux espaces E1 et E2 sont homéomorphes, on doit établir une bijectionentre les points de E1 et E2: à chaque point de E1 correspond un point de E2 et unseul et réciproquement. Cette bijection entre E1 et E2 doit être continue dans lesdeux sens (de E1 vers E2 et inversement).

Un espace est une vvaarriiééttéé de dimensionn quand tous ses points ont unvoisinage homéomorphe à Rn (l’espace euclidien de dimensionn). Par exemple,la sphère usuelle est une variété de dimension 2 (une surface), car au voisinagede chacun de ses points, on peut se repérer par deux nombres. Les lettresOet D sont des variétés de dimension 1 alors que les autres lettres de l’alphabetne sont pas des variétés. Le Y par exemple a un point particulier, d’où partenttrois branches, qui n’a pas de voisinage homéomorphe à la droite R.

Un espace est dit ccoommppaacctt quand il ne contient aucune suite de points qui«file à l’infini». Ainsi, une droite n’est pas compacte, car la suite 0,1,2,3… partà l’infini. En revanche, une sphère est compacte.

Un llaacceett est un chemin fermé, par exemple celui décrit par un point qui faitle tour de l’équateur sur la Terre. Un espace est ssiimmpplleemmeenntt ccoonnnneexxee lorsquetout lacet peut être déformé continûment pour se réduire à un seul point :l’équateur peut se déformer à travers les parallèles pour se rétrécir et se réduireà un des pôles. Les sphères de dimension2,3... sont simplement connexes, à l’in-verse du cercle qui n’est qu’une sphère de dimension1: un lacet qui fait un tourautour du cercle ne peut pas être déformé pour se réduire à un point.

Le ggrroouuppee ffoonnddaammeennttaall est un concept algébrique introduit par Poincaré.Deux lacets sont dits homotopes quand on peut déformer continûment l’unen l’autre. Ainsi, sur un tore (ci-dessous), à partir d’un point de départ P, onpeut construire différents types de lacets (à gauche, a ; à droite, b et c) quine sont pas homotopes. En identifiant les lacets homotopes, en les mettantbout à bout, Poincaré construit un « groupe » associé à l’espace étudié, c’estle groupe fondamental.

a c

b

DES LETTRES sonthoméomorphes quandl’une peut se transformeren l’autre. Ainsi, la lettre Cs’obtient en courbant un I.De même, on transforme un Een un F en faisant pivoterson segment inférieur. Maison ne peut transformer un Oen un B: l’un contientune boucle et l’autre deux.À partir des 26 lettresde l’alphabet, on obtient huitensembles homéomorphes.

P

P

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PARTIE 1

L’une des grandes idées dans la preuve est d’uti-liser les nombres complexes géométriquementpour décrire un point du plan. C’est une évidenceaujourd’hui pour un lycéen : on peut repérer unpoint du plan, de coordonnées (x, y) par un seulnombre complexe (z=x + iy). Cependant, au débutdu XIXe siècle, les nombres complexes sont encoremystérieux et bien éloignés du réel.

Le théorème local de Gauss permet de repérerlocalement un point sur une surface quelconquepar un nombre complexe. La dimension deuxréelle a ainsi été réduite à la dimension uncomplexe. Les surfaces deviennent donc descourbes (des objets localement décrits par un seulnombre) complexes.

Quand les courbesdeviennent des surfacesLe pas suivant, qui nous conduit vers la démons-tration de Perelman, a été accompli par le mathé-maticien allemand Bernhard Riemann (1826-1866).L’une de ses contributions, qui a bouleversé lagéométrie algébrique, a été en quelque sorte defaire fonctionner la machine à l’envers : il a consi-déré les courbes comme des surfaces ! Une courbealgébrique est une courbe du plan qui est définiepar une équation polynomiale, par exemplex3y + y3 + x = 0. Riemann propose de voir dans xet y des nombres complexes, chacun avec sa partieréelle et imaginaire. Le plan (x, y) devient unespace à quatre dimensions et la courbe définiepar le polynôme devient surface à deux dimen-sions (voir la figure page 57).

La surface obtenue, beaucoup plus intéres-sante que la courbe initiale, est dotée d’une topo-logie très riche : par exemple, la surface définiepar le polynôme précédent a 168 symétries. Lescourbes algébriques, aujourd’hui nomméessurfaces de Riemann sont parmi les plus beauxobjets mathématiques.

Avant d’énoncer le théorème d’uniformisa-tion de Poincaré, revenons à Gauss. Dans sesméditations sur la géométrie de la sphère, il savaitque dans un triangle sphérique la somme destrois angles ne vaut pas 180 degrés, commedans le cas d’un triangle du plan usuel, maisqu’elle est supérieure, la différence correspon-dant à l’aire du triangle.

Par une intuition géniale, Gauss devine l’exis-tence d’une surface, en quelque sorte duale de lasphère, où la somme des angles d’un triangle estcette fois inférieure à 180 degrés, et pour laquellel’écart à 180 degrés est encore égal à l’aire du triangle.Cette surface est aujourd’hui nommée plan noneuclidien, ou hyperbolique. Elle a d’abord été penséecomme un être mathématique abstrait, puis a prisune existence concrète dans la deuxième moitié duXIXe siècle. Ainsi, à cette époque, on dispose de trois

modèles géométriques: le plan euclidien, mais aussila géométrie sphérique et la géométrie hyperbolique.

Ces trois géométries sont omniprésentes etpermettent de comprendre toutes les surfaces.C’est le sens du théorème d’uniformisation selonlequel toute surface peut être uniformisée parl’une des trois géométries (euclidienne, sphé-rique ou hyperbolique). La démonstration dece théorème a nécessité un long processus dematuration. Koebe et Poincaré ont obtenu simul-tanément et indépendamment la première preuvegénérale (et convaincante) en 1907.

L’uniformisationUn exemple d’abord: lorsqu’on décrit un cercle avecles fonctions sinus et cosinus, c’est-à-dire en «embo-binant» une droite autour d’un cercle, on a unifor-misé le cercle par la droite (voir la figure ci-dessus).De la même façon, une surface qui a la topologied’un tore peut être uniformisée par un plan eucli-dien. En général, uniformiser une surface consisteà trouver une projection (on parle de revêtement)qui, à partir soit de la sphère, soit du plan eucli-dien, soit du plan hyperbolique, conduit vers la surfacedonnée. Cette projection doit être localementconforme, comme l’est la projection stéréographique:les formes infinitésimales sont respectées.

5DOSSIER N°74 / JANVIER-MARS 2012 / © POUR LA SCIENCE

L’UNIFORMISATION consisteà trouver une projectionlocalement conforme(les formes infinitésimalessont respectées) entreune surface donnée etun modèle de géométrie(euclidienne, sphérique ouhyperbolique). Par exemple,un cercle défini par les fonctions sinus et cosinusest uniformisé parune droite (a). Un toreest uniformisé par le planeuclidien(b). Une Terrepatatoïdale est uniformiséepar une sphère (c).

0

(cos(�), sin(�))2� 4�

Plan

Tore

Sphère

aa

bb

cc

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Ainsi, la courbe algébrique précédente(x3y + y3 + x = 0) peut être uniformisée par un planhyperbolique (voir la figure page précédente). Ouencore, une surface qui a la topologie d’une sphèrepeut être uniformisée par une sphère. En parti-

culier, le théorème d’uniformisation va plus loinque le théorème local de Gauss en affirmant quetoute «Terre de forme patatoïdale» peut être carto-graphiée globalement par une sphère. Au final,grâce au théorème d’uniformisation de Koebe-Poincaré, on peut comprendre la géométrie detoutes les surfaces à l’aide de trois modèles seule-ment (sphérique, euclidien et hyperbolique). Toutle XIXe siècle aura été nécessaire pour comprendreles surfaces, c’est-à-dire les objets de dimension 2 ;tout le XXe siècle le sera pour faire de même avecles objets de dimension 3 !

Dans les années 1970 et 1980, le mathé-maticien américain William Thurston prendconscience que beaucoup d’espaces à troisdimension peuvent être géométrisés, tout commeles surfaces. De même que la géométrie eucli-dienne plane a deux « sœurs », la géométrie sphé-rique et la géométrie hyperbolique, la géomé-trie euclidienne en trois dimensions est aussimembre d’une fratrie, mais elle est plusnombreuse. Outre les géométries sphérique ethyperbolique (analogues à celles de dimen-sion 2), on compte cinq autres géométries, ditesgéométries de Thurston. Elles sont notées S2xR,H2xR, SL2(R), Nil et Sol.

W. Thurston commence par étudier un grandnombre d’exemples d’espaces à trois dimensionset constate que tous peuvent être décrits parces huit géométries. Il compile des atlas, encou-rage ses étudiants à établir des banques dedonnées informatiques. Son approche est trèsconcrète, presque « expérimentale », ce qui estrare en mathématiques !

En 1976, il formule sa conjecture de géomé-trisation selon laquelle, en termes simplifiés,toute variété compacte de dimension3 peut-êtremunie d’une métrique qui est localement isomé-trique à l’une des huit géométries de Thurston.Plus précisément, on devrait parler de « variétéscompactes, asphériques et atoroïdales », maisretenons que cette conjecture exprime le fait queles espaces de dimension 3 peuvent être « géomé-trisés ». La topologie des espaces est ainsi réduiteà la géométrie.

Chirurgie dans l’espaceToutefois, W. Thurston ne s’en tient pas àénoncer sa conjecture ; il la démontre dans denombreux cas significatifs, ces travaux lui valantla médaille Fields en 1983. Le mathématicienaméricain est avant tout un géomètre et un topo-logue, et ses outils sont ceux de sa discipline. Ilutilise notamment la chirurgie, un ensemblede méthodes qui permet de « découper » desespaces (des variétés) et de les « recoller » afinde mieux les comprendre (voir l’encadré ci-contre).

Dans ce cadre, la conjecture de géométrisa-tion peut s’exprimer ainsi : « Toute variété

compacte de dimension 3 peut êtredécoupée selon des tores et des sphèresde dimension 2 afin d’obtenir des sous-variétés géométrisables par l’une des huit

géométries de Thurston. »La conjecture de Poincaré ne devient qu’un

« petit » cas particulier de la conjecture deThurston, celui où la variété est simplementconnexe. Et tout semblait indiquer que la preuvede la conjecture allait être de nature topologique,fondée sur la chirurgie...

6 TITRE DU DOSSIER © POUR LA SCIENCE

UN PEU DE CHIRURGIE ?

E n topologie, la chirurgie consiste à couper et coller ! Prenons par exempleune simple sphère (ci-dessous, a). On évide d’abord soigneusement

deux trous en forme de disque (b) de façon à obtenir une surface dont lebord est constitué de deux cercles (c). Un tronc de cylindre a aussi deuxcercles dans son bord : on peut donc recoudre les deux cercles du cylindrele long des deux cercles correspondant aux bords des disques évidés. Lerésultat est (homéomorphe à) un tore (d). Le tore a ainsi été obtenu parchirurgie à partir d’une sphère.

Quand on pratique une chirurgie sur un tore, en recollantun tronc de cylindre comme précédemment, on obtient lasurface d’une chambre à air à deux trous, aussi nomméesurface de genre 2 (ci-contre). En continuant ainsi, onfabrique des surfaces de genre 3, 4, etc. L’un des théo-rèmes les plus importants de la topologie est quetoutes les surfaces peuvent être obtenues(topologiquement) par ce procédé chirur-gical. La chirurgie sur les espaces de dimen-sion supérieure à 3 est notablement plusdifficile, mais le principe est le même. Encoupant et en collant des « tubes » assezsimples, on espère décrire le plus grandnombre d’espaces topologiques.

a cb d

La conjecture de Poincaré n’estqu’un «petit» cas particulierde la conjecture de Thurston, celui oùla variété est simplement connexe.

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PARTIE 1

7DOSSIER N°74 / JANVIER-MARS 2012 / © POUR LA SCIENCE

UNE COURBE (a, en marron)que l’on «pousse» dansle sens de la convexité(de b à h, la courbe évoluantest en rouge) tend à devenirun cercle (h). Ce processusillustre l’idée de flot de Ricci,ce dernier étant une équationd’évolution qui tendà homogénéiser la métrique.L’analyse de ce flot de Riccia permis à G. Perelmande prouver la conjecturede Poincaré.

livres• H. P. de SAINT GERVAIS,Uniformisation des surfaces deRiemann. Retour sur un théorè-me centenaire, ENS Editions 2011

•G. SZPIRO, La conjecture dePoincaré : Comment GrigoriPerelman a résolu l'une des plusgrandes énigmes mathématiques,J. C. Lattes, 2007.

internet•L. BESSIÈRES, G. BESSON etM. BOILEAU, La preuve de laconjecture de Poincaré :http://images.math.cnrs.fr/La-preuve-de-la-conjecture-de.html

• Les articles de G. PERELMAN :http://arxiv.org/find/math/1/au:+Perelman_Grisha/0/1/0/all/0/1

Le 5e complément de Poincaré :http://www.univ-nancy2.fr/poincare/bhp/pdf/hp1904rp.pdf

Pourtant, en 2003, un coup de tonnerreretentit dans le monde de la topologie, avec l’en-trée en scène de G. Perelman. Il est analyste,un spécialiste des équations aux dérivéespartielles, un sujet que beaucoup de topo-logues avaient l’habitude de regarder de loin. Ilsont changé d’avis depuis !

G. Perelman a poursuivi et mené à son termele programme lancé par Richard Hamiltonen 1982. L’idée du mathématicien américainest fondée sur le flot de Ricci, une équationd’évolution qui tend à homogénéiser lamétrique. Prenez une variété de dimension 3,et choisissez une métrique quelconque sur cetespace. Cette métrique n’est pas l’une des huitde Thurston, car elle n’est pas nécessairementhomogène : elle peut être plus courbée en certainsendroits que d’autres, par exemple. L’évolutiond’évolution correspondant au flot de Ricci etappliquée à l’espace donné peut s’imaginercomme une sorte de « chauffage » pendant lequelon laisse diffuser la métrique. Cette dernièreatteint alors une espèce de position d’équi-libre thermique qui, on l’espère, sera une deshuit métriques de Thurston.

Arrondir les courbesUn théorème récent, dû à Michael Gage, MatthewGrayson et R. Hamilton, illustre la méthode.Comment peut-on arrondir une courbe quel-conque dans le plan ? Un moyen simple d’yparvenir est de la « pousser » dans le sens de sacourbure (voir la figure ci-dessus). Vous pousseztous les points dans le sens de la convexité, peuquand c’est peu courbé et beaucoup lorsquec’est beaucoup courbé. En appliquant cette recetteen continu, à mesure que la courbe se déforme,le théorème de Gage-Grayson-Hamilton affirmeque la courbure s’équilibre et que la courbe tendà devenir un cercle. Le scénario décrit sembleévident, mais ce n’est pas le cas. Pourquoi parexemple la courbe ne développerait-elle pas despoints doubles ?

Justement, c’est là que le bât blessait dansle programme de Hamilton. Lorsque le flotévolue, la métrique s’homogénéise, mais l’éta-lement de la courbure n’est pas uniforme. Encertains points de la variété, la courbure peuts’accumuler et devenir infinie ; les mathémati-ciens disent qu’elle explose !

G. Perelman a décrit pour le flot de Riccicomment apparaissent les singularités et commenton peut les classer. Fort de cette information, ilest alors en mesure de construire, à partir du flotde Ricci, un autre flot débarrassé des singularitésà l’aide d’actes de chirurgie. Ainsi s’achève leprogramme de Hamilton... La conjecture degéométrisation est donc démontrée, et avec, laconjecture de Poincaré.

Généralisonsles conjectures !Pourquoi se limiter à la dimension 3 ? De fait,des conjectures analogues à celles de Poincarédans d’autres dimensions peuvent être construitessur le même modèle. Étonnamment, seul lecas n = 3, c’est-à-dire la conjecture de Poincarérésistait. La conjecture pour n = 2, c’est-à-direpour les surfaces, était bien connue pour Poincaré,même si, pour en avoir une démonstrationcomplète, il fallut attendre les années 1920…En 1961, Stephen Smale prouve la conjecture,par des méthodes de chirurgie, pour les dimen-sions supérieures ou égales à 7. Puis en 1962,les cas n = 5 et 6 sont résolus par Erik Zeemanet John Stallings par des méthodes similaires.Le cas de la dimension n = 4 fut démontré parMichael Freedman par une approche complè-tement différente. Et enfin, G. Perelman complé-tait le tableau en 2003…

Remarquons pour conclure que la démons-tration de la conjecture de Poincaré, conséquencede celle de la conjecture de Thurston, est un belexemple d’un cas fréquent en mathématiques.Pour résoudre un problème, on doit parfois trouverla solution d’un autre plus difficile encore. �

a b c d

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