Force Majeure

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UNIVERSITE PAUL CEZANNE AIX-MARSEILLE FACULTE DE DROIT ET DE SCIENCE POLITIQUE DAIX-MARSEILLE

CENTRE DE DROIT MARITIME ET DES TRANSPORTS

La force majeure en droit du contrat de transport maritime de marchandises

Mmoire prsent par Alexis Lemari septembre 2007 Directeur de mmoire : M. Christian Scapel

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combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon se sont vanouis ! Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous laveugle ocan jamais enfouis ! Victor Hugo in Oceano Nox

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Sommaire- Introduction - Chapitre 1er contractuelle La force majeure en matire de responsabilit

- Section 1re Qualification de la force majeure en matire contractuelle Sous-section 1 Force majeure et notions proches Sous-section 2 Les critres de qualification de la force majeure

-Section 2nde

Effets de la force majeure en matire contractuelle

Sous-section 1 Fondements thoriques des effets de la force majeure Sous-section 2 Effets pratiques de la force majeure

- Chapitre 2nd maritime

La force majeure en droit du contrat de transport

- Section 1re Force majeure et cas excepts Sous-section prliminaire Prcisions thoriques relatives aux rapports entre force majeure et cas excepts Sous-section 1 Les cas excepts ne prsentant pas les caractres de la force majeure Sous-section 2nde Les cas excepts devant prsenter les caractristiques de la force majeure

- Section 2 La force majeure in nominem Sous-section 1re Les diverses applications de la force majeure Sous-section 2nde Particularisme de la force majeure en droit du contrat de transport maritime de marchandises ?

- Conclusion

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Introduction

Le droit rgit des situations la varit infinie au moyen de rgles ncessairement limites ; il est ds lors exercice dlicat usant, en France, de rgles souples et gnrales. Si sa lgitimit premire provient de son origine -le parlement- il ne peut saffranchir totalement, sauf perdre celle-ci, de la notion dquit. La notion de force majeure dcoule de cette dernire1 autant que de la conscience des limites de la puissance humaine. Elle admet que lHomme ne puisse tre comptable de situations auxquelles, malgr ses efforts, il na pu obvier. Ce faisant elle introduit un certain fatalisme dans un systme juridique de responsabilit fond sur la faute, elle-mme base sur lide que lHomme est responsable de ses actes parce que libre : la responsabilit est lie la libert, lune sert de fondement lautre. 2

Se trouvant contraint par une force majeure il perd sa libert et nest donc plus responsable. Cette conception originelle se trouve nanmoins attnue par le dclin de la notion de responsabilit au profit de la solidarit collective . Ce nest plus tant la responsabilit qui est recherche quune indemnisation, passant ainsi au plan juridique dune responsabilit subjective une responsabilit objective. Cette nouvelle conception correspond lapplication de la thorie du risque dveloppe au dbut du 20me sicle3 qui veut, selon les termes employs par Josserand que lorsquon cre un risque, on doit, si ce risque vient se raliser, en subir les coups .

Dans cette conception ce nest donc plus tant la responsabilit qui est en jeu que la possibilit dimputer la rparation du dommage. Partant, la force majeure elle mme peut tre carte par la loi (Cf. loi du 25 juillet 1985 sur les accidents de la circulation, dite loi Badinter ), voire par une convention par laquelle les parties peuvent dfinir tant les

Cf. ltude sociologique mene au sein de luniversit de Tours et consacre au sentiment de responsabilit cite in Antonmattei. 2 Introduction historique au droit des obligations, Jean Louis Gazzaniga, PUF 1992. 3 Cf. p. 263 et suivantes de Introduction historique au droit des obligations , Jean Louis Gazzaniga, PUF 1992.

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caractres de ce qui sera considr comme vnement de force majeure que les consquences attachs celle-ci.

La force majeure nen reste pas moins une notion, essentielle en matire de responsabilit, non dfinie par les textes : la force majeure est un concept de notre droit dont limportance apparat comme inversement proportionnelle sa prcision 4. Concept juridique, elle correspond ainsi la volont de Portalis de crer un droit flexible pouvant sadapter aux volutions temporelles et politiques : Loffice des lois est de fixer, par de grandes vues, les maximes gnrales du droit ; dtablir des principes fconds en consquences, et non de descendre dans le dtail des questions qui peuvent natre sur chaque matire. Cest au magistrat et aux jurisconsultes, pntrs de lesprit gnral des lois, en diriger lapplication 5. Si lide de force majeure semble immuable6, ses caractres sont atteints dune grande mutabilit7. Ceci explique que sa dfinition ne soit pas des plus aises : si la runion des trois critres dimprvisibilit, dirrsistibilit et dextriorit de lvnement est traditionnellement considre comme la caractrisant, il est relativement frquent quelle soit admise en labsence de certains de ces critres. Il semble que le point dancrage le plus sr de cette notion rside dans son effet : elle est une cause exonratoire de responsabilit civile lorsquelle a seule fait obstacle lexcution du contrat (article 1148 du Code civil) ou, en matire dlictuelle, contribu la ralisation du dommage 8. Ainsi, en matire contractuelle, la force majeure contraint linexcution et en excuse le dbiteur9.

Cette difficult dfinir la notion de force majeure ne fait, en ralit, que dvoiler son caractre de concept . En effet, la force majeure est une reprsentation gnrale et abstraite des objets qui ne peut tre dtermine quen fonction du droit positif et des ralits sociales , ralits mouvantes10. Plus prcisment, la notion de force majeure est un

J-Y Cholet, note sous TI St Denis, 25 aot 1983, D 1985, p.26. Discours prliminaire prononc par Portalis devant le CE lors de la prsentation du Code civil in Naissance du Code civil , prsentation de Franois Ewald, Flammarion, 2004. 6 Apparaissant ainsi appartenir au monde des ides cher Aristote ! 7 Pour reprendre lopposition releve dans sa thse par P-H Antonmattei, p.9 et suivantes. 8 Guide du langage juridique, 2me dition, S. Bissardon, collection Objectif droit, Litec, 2005. 9 Ccile Chabas in Linexcution licite du contrat , thse prface par J. Ghestin, avant propos de D. Mazeaud, LGDJ, 2002, n2, p.3. 10 Thorie gnrale du droit, 4me dition, J-L Bergel, Dalloz 2003, n181 et suivants, p.211 et suivantes.5

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concept soupape 11, une notion contenu variable 12, relativement indtermin afin de laisser au juge une certaine latitude dans son application.

Concept du droit civil, la force majeure a vocation intervenir dans toutes matires, droit maritime compris. Ce droit, celui des activits que la mer dtermine13, connat toutefois un certain particularisme d trois causes principales :

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Tout dabord son objet mme : lment mobile et changeant, la mer si elle ne peut tre considre comme totalement hostile lhomme doit au moins tre reconnue comme milieu non naturel. Les activits ayant pour cadre la mer connaissent, ainsi, des risques particuliers. Si les progrs techniques ont indubitablement permis de rduire ces dangers, ils nen restent pas moins plus prgnants quailleurs. Ces risques propres au milieu maritime paraissent, intuitivement, devoir influer sur la notion de force majeure. Le milieu tant plus hostile il devrait, logiquement, modifier la perception de ce quest un vnement de force majeure et les circonstances constitutives dune force majeure devraient ds lors se trouver modifies. Au-del de la logique, quelle est linfluence relle de ce particularisme maritime sur la notion de force majeure ?

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Ensuite, par la tradition de solidarit qui rgne chez les gens de mer . Or, la force majeure est toujours prsente comme exonrant un dbiteur de son obligation. Exonrant lun, le droit, en ne prvoyant aucun mcanisme de solidarit, fait reposer le risque sur lautre ! Cette quit sens unique est-elle conforme la philosophie du droit maritime ?

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Enfin, par son caractre international : les mers servent frquemment de liaison entre diffrents pays. Ces tendues deau connaissent ainsi des souverainets diverses aux frontires immatrielles et mettent trs frquemment en contact des personnes, lieux et meubles dont les nationalits sont diffrentes. Le droit maritime est donc par essence international, caractre encore renforc par la mondialisation. A cet

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Expression de P. Roubier in Thorie gnrale du droit , JL Bergel. Expression de Ch. Perelman in Thorie gnrale du droit , JL Bergel. 13 P. Bonassies et Ch. Scapel.

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internationalisme du droit maritime correspond le caractre universel de la force majeure. Prsente Athnes ou Rome, cette notion se retrouve aussi bien dans les systmes romano-germanistes, que dans ceux des pays de common law, de droit socialiste ou de droit caractre religieux ce qui donne penser que cette notion correspond un certain droit naturel . Retrouver lide de force majeure ( travers des vocables parfois diffrents) ne signifie pas ncessairement retrouver les caractres du concept, ce qui pose la question de savoir comment la notion de force majeure est applique par les juridictions franaises dans le cadre de contrats de transports maritime internationaux de marchandises.

Ce particularisme du milieu maritime, et du droit affrent : un droit original mais domin 14, est doubl dun particularisme li au contrat considr : celui de transport de marchandises, que lon peut dfinir comme la convention par laquelle une personne, le transporteur, soblige moyennant rmunration, dplacer une marchandise dun lieu un autre 15. De contrat spcial, le contrat de transport, lorsquil est maritime (c'est--dire effectu par voie maritime) et concerne des marchandises, devient trs spcial , selon les termes du professeur Delebecque.

Le contrat de transport maritime de marchandises est ainsi, pour lessentiel, soumis un rgime largement homogne constitu de la Convention de Bruxelles du 25 aot 1924, ventuellement modifie par les protocoles de 1968 et 1979, et de la loi franaise du 18 juin 1966.

Le rgime particulier dtermin par ces textes instaure une responsabilit de plein droit : ds lors que les marchandises transportes subissent un dommage pendant le transport, la responsabilit du transporteur est prsume engage. Cette prsomption reste toutefois simple et le transporteur peut lcarter en prouvant que le dommage est survenu dans des conditions correspondant lun des cas excepts expressment prvus par le texte applicable16.

P. Bonassies in Evolutions et perspectives du droit maritime franais , AFCM 2000, Le droit maritime franais de lan 2000. 15 Dfinition donne par les professeurs Delebecque et Germain in Droit commercial, tome 2, 17me dition, LGDJ, 2004, n2700, p.698. 16 Layant droit marchandise pourra alors opposer la faute ventuelle du transporteur - condition de la prouverafin de voir cette exonration de responsabilit rduite en proportion de la faute commise.

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Il est donc possible, de mme que pour les autres cas de responsabilit de plein droit, dtablir que lon nest pas responsable. A la dmonstration dun cas de force majeure est ici substitue la dmonstration dun cas except. Si la technique est diffrente, la finalit est identique : exonrer le dbiteur de la responsabilit dcoulant de linexcution de lune de ses obligations.

Le doyen Carbonnier a ainsi considr que lnumration des cas excepts ralise larticle 38 de la loi du 18 juin 1966 sapparentait un catalogue des forces majeures 17, soulignant par l mme la proximit des deux notions.

Visant notamment cette loi, les professeurs Viney et Jourdain considrent que parfois, la loi se contente de mentionner certains faits comme cause dexonration sans prciser si la force majeure est carte ou au moins si la liste des faits viss est limitative. Il faut semble-t-il en dduire dune part que la force majeure nest pas carte et peut toujours tre invoque comme cause dexonration, dautre part que les circonstances numres nont pas prsenter les caractres de la force majeure. Cest dailleurs en ce sens que sest prononce la jurisprudence [Cass. Com 20 fvrier 1990] propos de lapplication de larticle 4-2-g de la Convention de Bruxelles du 24 aot 1924 18.

Sil semble que, contrairement cette assertion, la notion franaise de force majeure soit carte par la Convention de Bruxelles et par la loi du 18 juin 1966, on peut sinterroger quant lutilit de caractriser les lments constitutifs de la force majeure pour reconnatre lexistence dun cas except. Les juges, de manire consciente ou non, ne cherchent ils pas vrifier que le cas except prsente ces caractres ? Si tel est bien le cas, comment lexpliquer ? Recherche dquit ? Force de lhabitude ?

La volont clairement exprime du Doyen Rodire, principal acteur de la rforme du droit maritime dans les annes 60, tait de calquer le rgime franais sur les textes internationaux afin dobtenir une rglementation aussi homogne que possible. Fut ainsi repris la mthode dnumration exhaustive des cas excepts dgageant le transporteur de sa responsabilit, avec toutefois une diffrence quant aux nombres de cas excepts reconnus. Sil ny a l, a priori, que diffrence de mthodes, se pose la question de savoir si les juges tranchent de17 18

Carbonnier, n162, p.309. Viney et Jourdain, n404.1, p.287.

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manire identique suivant que le texte applicable soit la Convention de Bruxelles ou la loi franaise. Et, pour le cas o les solutions adoptes seraient diffrentes, den comprendre les raisons tant explicites quimplicites.

Mais, si la Convention de Bruxelles et la loi du 18 juin 1966 rgissent une grande majorit des contrats de transport maritime de marchandises, il reste des contrats chappant leur champ dapplication. Ces derniers se trouvent ds lors rgis par le droit commun et, potentiellement, par le droit commun franais la notion de force majeure trouvant ainsi sappliquer in nominem. Le particularisme de la matire influe-til sur les caractres de celle-ci ?

Echappe aussi la rglementation issue des lois de 1966 et de la Convention de Bruxelles de 1924, les questions de responsabilit dlictuelle pouvant natre lors de lexcution du contrat de transport. Bien que la force majeure sapplique tant aux responsabilits dlictuelle que contractuelle, nous carterons cet aspect de nos investigations afin de nous consacrer aux relations contractuelles au contrat de transport.

De mme ntudierons-nous pas en dtail la rglementation issue des Rgles de Hambourg eu gard au peu dimportance pratique de celles-ci (situation qui devrait se renforcer avec lentre en vigueur de la convention CNUDCI actuellement en cours de rdaction).

Ltude de la force majeure en droit du contrat de transport maritime de marchandises ncessite de sentendre sur les termes du sujet. Si la notion de contrat de transport maritime de marchandise ne pose pas de problmes particuliers19, celle de force majeure est bien plus incertaine. La difficult dfinir cette notion, principalement lie aux divergences jurisprudentielles et doctrinales, impose de consacrer un premier dveloppement la force majeure en matire contractuelle (partie 1re). Lobjet autant que rfrent de notre tude ainsi dfini, nous pourrons tudier son application en matire de contrat de transport maritime de marchandises (partie 2nde)20.

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Bien quil en existe la marge ! Si cette prsentation peut paratre surprenante, elle nous semble justifie par limpossibilit dtudier une notion aussi floue que celle de force majeure sans avoir essay, au pralable, den cerner les contours.

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Chapitre 1er La force majeure en matire contractuelleSi les incertitudes semblent principalement concerner la notion de force majeure en ellemme, c'est--dire les lments ncessaires sa qualification (Section 1re), les effets de celleci (Section 2nde) ne sont pas exempts dinterrogations.

Section 1re Qualification de la force majeure en matire contractuelle

La notion de force majeure est proche dautres notions dont il convient de la distinguer (soussection 1re), avant dtudier les critres ncessaires sa qualification (sous-section 2nde).

Ss. 1re

Force majeure et notions proches

Si les rapports entre force majeure et cas fortuit focalisrent tout dabord lattention de la doctrine (sous-section 1re), les interrogations actuelles portent plutt sur les rapports de la force majeure et des causes trangres (sous-section 2nde).

I-

Force majeure et cas fortuit

Force majeure et cas fortuit sont elles des notions quivalentes ? La distinction opre par le droit romain (A), qui semblait obsolte aprs avoir fait dbat, pourrait retrouver une certaine actualit avec lavant-projet de rforme du droit de la responsabilit civile (B).

A/ Une distinction opre par le droit romain

Le droit romain connaissait une gradation de la faute lorigine dune inexcution contractuelle allant du dol, faute la plus grave, aux cas fortuit et force majeure, notions distinctes.

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Le cas fortuit (casus) tait un vnement imprvu mais non irrsistible. La prvision du fait aurait ainsi permis den viter les consquences.

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La force majeure (vis maior), au contraire, tait un vnement irrsistible mme dans lhypothse o il et t prvisible.

A cette distinction conceptuelle correspondaient des effets diffrents :

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La force majeure exonrait toujours le dbiteur de son obligation lorsquelle portait sur un corps certain, contrairement au cas o elle portait sur une chose de genre (origine de ladage Genera non pereunt , aujourdhui encore utilis).

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Le cas fortuit, sil entranait la destruction dun corps certain, exonrait galement le dbiteur de sa responsabilit. Cette rgle connaissait nanmoins des exceptions, cas dans lesquels le dbiteur prenait le risque sa charge (par convention spciale ou pour certains contrats).

Des traces de cette distinction originelle, encore en vigueur au Moyen Age, sont dcelables dans le Code civil de 1804 qui mentionnent successivement ces deux notions aux articles 1148 et 1348, et se contente de se rfrer au cas fortuit en ses articles 1722 et 1882.

B/ Une distinction rvolue puis ractive ?

Le Code Napolon est plus quambigu sur la question : en plus de mentionner successivement, et plusieurs reprises, les notions de force majeure et cas fortuit, il utilise aussi les termes vnement casuel imprvu (art 1306) et cause trangre (art 1147), tout en semblant attacher les mmes effets ces quatre notions. Cette imprcision entrana, dans le premire moiti du 20me sicle, de nombreuses controverses doctrinales21 entre les tenants de la distinction des notions de cas fortuit et de force majeure22 (position doctrinale au sein de laquelle tous ntaient pas daccord) et ceux qui considraient que ces deux vocables recouvraient une mme notion23.21

Pour un aperu plus complet de celles-ci cf. mmoire de Melle Landon La force majeure en droit maritime CDMT 87. 22 Notamment Beudant, Radouant ( Du cas fortuit et de la force majeure , thse Paris 1920), Colin, Capitant et Juliot de la Morandire. 23 Parmi lesquels Josserand, Tunc, Bonnecase, Planiol ou Ripert.

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Les premiers appuyaient leur analyse sur un double distinction : quant lorigine du dommage, le cas de force majeure tant extrieur alors que le cas fortuit tait un obstacle interne, et quant au caractre principal de ces deux faits, le cas de force majeure tant essentiellement insurmontable et le cas fortuit principalement imprvisible reprenant ainsi la distinction romaine.

La seconde cole, celle de lunit de ces notions, la aujourdhui emporte. Le vocable de force majeure a largement englob celui de cas fortuit, ce qui sexplique probablement par la prdominance du caractre dirrsistibilit au dtriment de celui dimprvisibilit24 (cf. infra).

Ainsi, messieurs Marty et Raynaud considraient en 1988 qu il est difficile dattacher ces diffrences de terminologie de vritable diffrences de rgime. On comprend donc que laccord se soit pratiquement fait dans la doctrine rcente pour renoncer tablir une distinction gnrale entre cas fortuit et force majeure qui ont un mme effet exonrateur 25.

Dix ans plus tard la pertinence de ces propos est confirme par les professeurs Mazeaud et Chabas qui estiment qu un vnement de force majeure est un vnement anonyme, imprvisible et irrsistible. On le dsigne galement sous le nom de cas fortuit. Dans le langage juridique moderne, les deux expressions sont synonymes. Les rdacteurs de larticle 1148 les ont employes concurremment comme telles, et les tribunaux recourent indiffremment lune ou lautre 26.

Lassimilation des deux notions est telle que les ouvrages les plus rcents passent sous silence cette divergence doctrinale : le professeur Bnabent se contente ainsi de prciser notion de force majeure que le code vise aussi volontiers sous lappellation de cas fortuit ; les professeurs Viney et Jourdain27 considrant quant eux que bien quelle soit synonyme de cas fortuit [] elle (lexpression force majeure) voque plus directement la force suprieure celle de lhomme.

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La chance et le droit , thse de A. Bnabent, LGDJ 1973. Marty et Raynaud, n552, p.694. 26 Mazeaud par Chabas, n573, p.663. 27 Viney et Jourdain, n392, p.264 et s.

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De mme, nombre de sommaires douvrages rcents renvoient-ils pour la notion de cas fortuit celle de force majeure , passant ainsi sous silence une controverse doctrinale apparemment caduque.

Lavant-projet de rforme du droit de la responsabilit civile, en mentionnant les deux notions ne risque-til pas de ractiver la controverse ?

Si, par dfinition, le devenir dun avant-projet de rforme nest pas certain, son origine prestigieuse devrait lui assurer, a minima, un succs destime propre influencer les avis doctrinaux et le droit positif.

Il dispose ainsi en son article 1349, le premier relatif aux causes dexonration, que :

La responsabilit nest pas engage lorsque le dommage est d une cause trangre prsentant les caractres de la force majeure. La cause trangre peut provenir dun cas fortuit, du fait de la victime ou du fait dun tiers dont le dfendeur na pas rpondre. La force majeure consiste en un vnement irrsistible que lagent ne pouvait prvoir ou dont on ne pouvait viter les effets par des mesures appropries .

Ce projet distingue donc la force majeure, quil dfinit, et le cas fortuit qui ne semble tre quun phnomne naturel ou vnement anonyme 28, prsentant potentiellement les caractres dun cas de force majeure.

Cest ainsi un retour linguistique au droit romain qui est effectu ! Linguistique seulement car, bien lire le projet de rforme, le cas fortuit nest quune des diffrentes causes trangres envisages.

Lorsque la qualification de force majeure est juridique et entrane lapplication dun rgime juridique particulier, le cas fortuit ne semble tre quun phnomne physique participant de la diversit des causes trangres -cette dernire notion entranant lapplication dun rgime juridique distinct de celui de la force majeure.28

Selon la dfinition donne par les professeurs Viney et Jourdain (participants llaboration de lavant-projet de rforme) lorsquils entendent distinguer force majeure et cas fortuit -Viney et Jourdain, n 395, p.269.

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Le fond du droit ne serait donc pas modifi et cette distinction smantique parat tout fait justifie.

Si celle-ci devait ractiver une controverse oublie, les auteurs de manuels de droit civil devraient veiller ne plus employer indistinctement un terme pour un autre. Mais, la lecture de ceux-ci amne constater quaprs avoir profess que force majeure et cas fortuit sont synonymes, une majorit dauteurs sabstient dutiliser une notion pour lautre.

Lavant-projet de rforme semble dvoiler au grand jour une distinction qui, malgr les apparences, est actuellement effectue par les auteurs louons leur sagesse et gageons que les affres dune nouvelle controverse doctrinale (source dinscurit juridique) seront vits.

Si la distinction entre cas fortuit et force majeure apparat, actuellement, implicite, celle des notions de force majeure et cause trangre est aussi claire quexplicite.

II-

Les relations entre force majeure et cause trangre

La cause trangre est un vnement dont la personne laquelle la responsabilit dun dommage est impute cherche se prvaloir pour dmontrer que le fait qui lui est reproch nest pas la seule cause ni mme peut-tre la cause principale du prjudice invoqu 29. Son caractre principal est donc de briser le lien de causalit entre les actes du dfendeur et le dommage subi par une autre en dmontrant que la cause du dommage est trangre , soit extrieur, aux agissements du dfendeur, ainsi que des personnes ou biens dont il rpond.

Cette notion est donc trs large, et de ce fait gnreuse. Elle vise tous les lments ou facteurs sur lesquels le dfendeur na pas de prise tel que le cas fortuit de lavant-projet de rforme. Elle se rvle aussi plus mallable que celle de force majeure , c'est--dire plus accueillante. En effet, son caractre principal est lextriorit , lorsque la force majeure ncessite la runion de critres distincts ou complmentaires (irrsistibilit, voire imprvisibilit), qui se rvlent plus difficiles tablir.29

Viney et Jourdain, n383, p.251.

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Notion moins prcise, la cause trangre engendre aussi des consquences plus varies, notamment en ce que lexonration engendre par la preuve dune cause trangre peut ntre que partielle (ce qui nest pas le cas de la force majeure selon une majorit de la doctrine cf infra). Comme le soulignent les professeurs Carbonnier30, Fabre-Magnan31 ou Bnabent32, chacune des notions mentionnes voquent un caractre particulier : la cause trangre : lextriorit, le cas fortuit : limprvisibilit et la force majeure : lirrsistibilit.

Chaque expression, employe pour dsigner des ralits souvent trs proches les unes des autres, met ainsi en exergue lun des caractres traditionnellement exig par la jurisprudence pour qualifier un vnement de cas de force majeure.

30 31

Carbonnier, n162, p.308. Fabre-Magnan, n270, p.736. 32 Bnabent, n332, p.252.

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Ss. 2nde

Les critres de qualification de la force majeure

Que lon considre les vocables de force majeure , cas fortuit ou cause trangre , force est de constater que le Code civil nen donne aucune dfinition. Ceci sexplique par la volont des rdacteurs du Code civil de rdiger un Code ouvert , selon J.L. Halprin Convaincus que les dtails devaient tre luvre des jurisconsultes, les rdacteurs du Code civil ont laiss une assez large carrire linterprtation jurisprudentielle 33; ide que lon retrouve dans le discours de prsentation du Code civil prononc par Portalis.34

La dfinition des critres de qualification dun vnement en cas de force majeure a ainsi t luvre de la jurisprudence, influence par la doctrine. De manire traditionnelle trois critres furent ainsi dgags. Si leur runion semble devoir entraner une qualification incontestable de lvnement en cas de force majeure, la runion de deux de ceux-ci, ou mme parfois la prsence de lunique critre dirrsistibilit35, peut savrer suffisante pour engendrer une qualification aux consquences importantes.

La dtermination des critres ncessaires la qualification de force majeure nest donc pas vidente, mais la complexit rside aussi, si ce nest surtout, dans lapprhension de chacun dentre eux. En effet, suivant que lon opte pour une apprciation in abstracto ou in concreto la dfinition du critre se trouve bouleverse.

De plus, si chaque critre doit en principe faire lobjet dune qualification autonome, ils ne sont pas totalement indpendants. Ainsi, un vnement imprvisible sera plus difficilement rsistible quun vnement annonc.

Nous tudierons donc chacun de ces trois critres en nous attachant la manire dont ils sont apprcis, en commenant par lirrsistibilit (I) qui dans locan de controverses que suscite la qualification de force majeure [] semble tre un lot de certitudes 36, avant de nous intresser aux critres dimprvisibilit (II) et dextriorit (III).

33 34

Le Code civil , JL Halprin, 2me dition, Dalloz, Connaissance du droit, 2003. Cf. introduction. . 35 En ce sens : Cass. Civ. 1re 9 mars 1994, Com 1er octobre 1997, 16 mars 1999, Civ. 1re 6 novembre 2002. 36 Antonmatti, n77, p.58.

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I-

Lirrsistibilit A limpossible nul nest tenu

Plus que dans la dfinition (A), la difficult rside, pour le caractre irrsistible, dans son apprciation (B).

A / Dfinition de lirrsistibilit

Est irrsistible lvnement contre lequel le dbiteur ne peut rien faire lorsquil se produit, celui quil ne peut combattre et qui rend impossible lexcution de lobligation contractuelle37. Cette dfinition abstraite ne prend tout son sens qu travers lapprciation de la capacit du dbiteur rsister un vnement.

Celle-ci parat rsulter de la conjonction de deux facteurs : les caractristiques de lvnement en tant que tel, la capacit de rsistance du dbiteur.

La jurisprudence franaise a toujours opt pour une apprciation relativiste de la force majeure, c'est--dire prenant en compte les circonstances de temps, de lieu, conomiques par opposition une apprciation absolue qui considre que certains faits sont par eux mmes des cas de force majeure38. Si cette dernire solution prsente les avantages de simplicit et scurit juridiques, lapprciation relative des caractristiques de lvnement pourrait sembler relativement aise ds lors quelle dpend de faits objectifs le plus souvent quantifiables, par exemple des vents dune force dtermine, une dcision dune autorit imposant une quarantaine, un glissement de terrain dune surface donne

Sil est effectivement des cas dans lesquels les faits sont ainsi tablis, la ralit nest pas toujours aussi univoque. Peut ainsi se poser la question de savoir quel moment prcis une tempte est devenue irrsistible. Puisque, si le navire a sombr avant cet instant, nest pas en cause un vnement de force majeure.

Lapprciation de la capacit de rsistance du dbiteur est, quant elle, systmatiquement dlicate et dpend largement du rfrent servant la mesurer.37 38

Daprs Jourdain, Les principes de la responsabilit civile , 5me dition, Dalloz, 2000. Viney et Jourdain, n398, p.274.

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En matire contractuelle lirrsistibilit nest plus caractrise par limpossibilit absolue dexcuter, contrairement ce que considraient les professeurs Mazeaud et Chabas39. Cette impossibilit doit cependant tre dfinitive pour jouer pleinement : si elle nest que temporaire40 elle nentranera que la suspension de lexcution du contrat41. Cette solution, que le bon sens autant que lquit approuvent, interroge tout de mme quant au caractre irrsistible . Admettre une irrsistibilit temporaire est, a minima, trs souple.

Il semble, en ralit, quil nexiste pas dirrsistibilit temporaire puisque lcoulement du temps rend rsistible lvnement. La modulation de leffet attach cette force majeure temporaire (formule quasiment antinomique), rend toutefois cette solution particulirement adapte42.

Ne se pose au final quune question : nayant pas rellement les caractres dun cas de force majeure (il nest mme pas rellement irrsistible) et nen produisant pas les effets traditionnels [il y a suspension du contrat43 et non rsolution (ou caducit cf. infra)] peut-on parler de cas de force majeure, mme temporaire ?

Nous ne sommes pas persuads quune rigueur, toute juridique, sa satisfasse de cette notion. Pourtant, force est de constater quelle nest pas conteste. Elle prsente, en outre, le mrite dtre applique dans la plupart des Etats europens ainsi que dans la Convention de Vienne de 1980 44. Nous ne pousserons donc pas plus loin la critique dune notion accepte par tous et dont les effets paraissent satisfaisants.

39 40

Mazeaud par Chabas, n576, p.665. Il est toutefois notable que dans bien des situations, la dtermination de la dure de limpossibilit est malaise : dun ct, lobstacle que lon croyait dfinitif disparat (linterdiction est leve contre toutes attentes) ; de lautre lobstacle provisoire se prolonge (la maladie du cocontractant saggrave) ou sternise (le malade dcde. Yves-Marie Laithier, dans sa thse Etude comparative des sanctions de linexcution du contrat , prface de Horatia Muir Watt, LGDJ, 2004, n241 et suivants, p.326 et suivantes. 41 Civ. 15 fvrier 1888, Req. 12 dcembre 1922, Cass. Civ.1re 24 fvrier 1981, Cass. Com. 27 mars 1990, Cass. Civ. 3me 22 fvrier 2006. 42 Cf. sur ce point La suspension du contrat a excution successive , J-F Artz, Dalloz 1979, chronique XV qui crit notamment que tant que subsiste une chance de survie du contrat, sa suspension apparat prfrable sa disparition pure et simple . 43 Sur les interrogations relatives au fondement juridique de cet effet, cf. larticle de J-F Artz prcit. 44 Christophe Rad in Les concepts contractuels franais lheure des principes du droit europen des contrats , sous la direction de Pauline Rmy-Corlay et Dominique Fenouillet, Dalloz, 2003.

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De mme le caractre irrsistible signifie que tout moyen permettant datteindre un mme rsultat doit tre mis en uvre : il nexiste pas de force majeure financire 45, ni de force majeure concernant la disparition des choses de genre qui, en vertu de ladage latin genera non pereunt , ne prissent pas46.

Le rejet de la force majeure financire , fond sur le principe de la force obligatoire du contrat (art 1134 alina 1er), fait lconomie de la notion de bonne foi (art 1134 alina 3) qui voudrait quun bouleversement de lconomie du contrat entrane une discussion quant ses conditions dexcution. Si elle apparat cohrente avec le rejet de la thorie de limprvision47, elle semble faire primer un principe juridique sur un autre, tout aussi lgitime, et sur le principe de ralit48. Quitte faire primer un principe sur un autre, ce qui apparat invitable face une telle confrontation, nous prfrerions que celui de bonne foi lemporte, au profit du ralisme conomique, en veillant ainsi faire respecter limpratif reprsent par le concept de lquilibre contractuel49.

Nous souscrivons ainsi entirement aux propos du professeur Pascal Ancel lorsquil crit Christophe Jamin a montr en dautres lieux, propos du problme de limprvision, que, dans larticle 1134, lalina 1 ne pouvait tre lu indpendamment de lalina 3, il ne peut pas ltre non plus sans le complment de larticle 1135. La bonne foi du premier, lquit vise par le second peuvent alors tre comprises comme des lments permettant de dterminer le contenu exact de la norme contractuelle ; ces notions ouvrent au juge le pouvoir, sans aucunement violer le principe de la force obligatoire de cette norme, de scarter dune application stricte, mcanique, de ce qui a t voulu par les parties 50.

Nous ferons dailleurs remarquer quil est, en pratique, abscons dobliger un contractant excuter un contrat qui le ruine : cette solution rigoriste naura aucun avenir puisquil va mener la faillite de lune des parties, c'est--dire la fin du contrat. Cela nest bnfique ni au crancier, ni au dbiteur, ni la socit. Si la parole donne engage, il faut se conduire en45

Selon lexpression des professeurs Malaurie et Ayns ; Cass. Civ. 4 aot 1915, Civ. 5 dcembre 1927, Com 12 novembre 1969, Com. 4 janvier 1980, Soc. 20 fvrier 1996, Civ.1re 16 novembre 2004. 46 Cf. notamment Cass. Com. 4 janvier 1980, Soc. 19 dcembre 1990, CA Paris 19 avril 1991. 47 Cass. Civ. 6 mars 1876, affaire du Canal de Craponne , puis Civ. 2 dcembre 1947 ou Soc. 12 mai 1965. 48 Le doyen Carbonnier souligne que cette solution est marqu(e) par un libralisme conomique qui ne sinterdisait pas de paratre impitoyable -Carbonnier, n 166, p.313. 49 Cf. Lquilibre contractuel , thse de L. Fin-Langer, LGDJ 2002. 50 La force obligatoire, jusquo faut il la dfendre , article de P. Ancel in La nouvelle crise du contrat, sous la direction de Ch. Jamin et D. Mazeaud, Dalloz, 2003, p.163 et s.

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adultes responsables : le bouleversement des conditions dexcution dun contrat doit connatre des effets juridiques adapts permettant sa continuation des conditions acceptables par chacun des cocontractants.

Disant cela nous ne voulons aucunement remettre en cause la force obligatoire du contrat qui interdit, avec la bonne foi, que le contrat soit rengoci pour tout vnement imprvu. Si lexcution dun contrat savre plus onreuse que prvue pour le dbiteur en raison dun vnement imprvisible et irrsistible, il doit, sauf engager sa responsabilit contractuelle, excuter son obligation. La jurisprudence tranche en ce sens.51

Un mme vnement menant la ruine lun des cocontractants doit, notre sens, tre qualifi de force majeure : il chappe aux capacits humaines de rsistance.

Enfin, le fait que lexcution du contrat soit devenue sans intrt pour lune des parties nest pas non plus un cas de force majeure puisque lexcution reste possible (ex : com 23 janvier 1968). Cette solution est bonne : si lquit ne doit mener la ruine, elle ne doit pas non plus rendre le contrat trop fragile.

B/ Une apprciation in abstracto contestable

Le professeur Tunc soulignait que la force majeure nest pas la vis maxima, mais bien la vis maior, concept moins exigeant52. Cette ide est reprise par les professeurs Malaurie, Ayns et Stoffel-Munck qui considrent quil nest pas attendu du dbiteur dtre un surhomme, ce que le doyen Carbonnier exprime en ces termes : philosophiquement, cest la conception relative qui a raison : labsolu nest pas de ce monde 53.

Le dbiteur ne doit donc rsister que dans la mesure du possible, tout au moins depuis que la Cour de cassation a humanis les standards en adjoignant ladverbe normalement 51

Ex : le transporteur maritime qui sest engage emmener des plerins en Terre sainte ne peut invoquer la grve des marins ds lors quil pouvait recourir un transport arien pour excuter son obligation ( des conditions plus onreuses) Cass. Civ. 1re 8 dcembre 1998. Mais aussi Civ. 4 aot 1915, 17 novembre 1925, Com. 18 janvier 1950, Soc. 8 mars 1972. 52 Force majeure et absence de faute contractuelle , RT, 1945. 53 Carbonnier, n165, p.312. Le Doyen maritime partageait dailleurs cette vision : il prconisait dentendre imprvisibilit et insurmontabilit de faon humaine et non absolue Trait, t. II, n630, p.271.

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aux mots dimprvisibilit et dirrsistibilit 54. Est alors pose la question de savoir si lon doit apprcier le possible en fonction de lhomme raisonnable, du fameux bon pre de famille -ici mu en dbiteur normalement diligent - c'est--dire in abstracto ou en prenant en compte les caractristiques propres au dbiteur, c'est--dire in concreto.

Il est gnralement considr que lapprciation in abstracto rend les dcisions plus prvisibles, au bnfice de la scurit juridique, ds lors quelle doit (en principe) donner une mme solution pour deux situations identiques quelque soit le dbiteur.

Mais, cet gard une remarque doit tre faite : le crancier contracte avec un dbiteur donn, jamais avec le dbiteur moyen ! Il prend donc en considration les caractristiques de celui-ci qui peuvent tre moins bonnes ou meilleures que celles du cocontractant normalement diligent. En gnral le prix de la prestation sen trouve affect. Celui-ci, qui constitue la contrepartie la plus frquente dans le cadre dun contrat synallagmatique, correspond tout la fois au contenu de lobligation et la personnalit du dbiteur.

Or, de ces deux notions dcoule la diligence due et attendue. Si les dbiteurs offrent leur service pour un prix diffrent cest, souvent, que la qualit de ceux-ci nest pas en tout point gale (tous les professionnels ne sont pas aussi comptents). De mme, est-il frquent quun dbiteur propose un service similaire pour un prix plus ou moins lev en fonction de la qualit du service rendu, c'est--dire de la diligence que le crancier est en droit dexiger.

Finalement, ce qui singularise la situation contractuelle rside dans la libert de choix de son cocontractant. Lapprciation de la rsistibilit des vnements doit ncessairement sen trouver affecte. Ainsi, laffrteur de lErika ne devait-il pas sattendre, payant un fret deux fois infrieur celui du march, se voir offert un navire en trs bon tat et rellement apte affronter les prils de la mer . Certes, le navire tait class et la navigabilit est une condition essentielle dans le cadre dun affrtement. Pour autant, un certain ralisme incite considrer que, le plus souvent, on en a pour son argent . En payant peu, un crancier ne peut sattendre beaucoup en retour, lconomie est sur ce point implacable.

54

Le fait du crancier contractuel , thse de Christophe Andr, LGDJ, 2002, n481, p.145 mentionnant lappui de cette assertion plusieurs arrts : Cass. Civ.2me 25 janvier 1956, 29 juin 1966, 6 juillet 1977 & 21 janvier 1981.

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Surtout, en cas dvnement imprvu (sans mme parler ici de cas de force majeure) tel quun retard ou la ncessit de raliser une escale imprvue, les obligations du transporteur lgard du passager seront diffrentes. Certes la loi impose un certain standard de prise en charge des passagers dans de telles situations. Dpendra cependant du prix acquitt la qualit des prestations offertes : il est peu probable que le passager low cost ait accs au mme salon priv que le passager de la classe affaire. Il est aussi vraisemblable que le confort de lhtel ou la qualit du restaurant proposs par la compagnie arienne seraient quelque peu diffrents.

Le crancier, suivant la personne avec laquelle il a contract et suivant la contrepartie verse (le plus souvent un prix) va donc pouvoir sattendre une capacit de rsistance plus ou moins grande de son dbiteur. On retrouve ici la notion de degr de diligence que le professeur Stoffel-Munck mentionne propos de limprvisibilit en matire contractuelle (cf. infra).

Sauf considrer le cas du dbiteur moyen correspondant en tout point au rfrent, la solution engendre par une conception abstraite sera injustifie :

-

Si le crancier choisit un dbiteur dont il est en droit dattendre un niveau dexcellence (au regard de sa rputation, du prix factur ou des dires de celui-ci) il risque de se trouver ls55 par un niveau dexigence moyen des juges lgard du dbiteur.

-

Au contraire, en choisissant un dbiteur offrant ses services moindre cot le crancier privilgie le prix la qualit. Partant, il nest en droit dattendre de son dbiteur quune rsistance infrieure celle du dbiteur moyen. Ce dernier risque donc de se trouver ls par une apprciation abstraite du caractre rsistible.

Pour autant, la jurisprudence semble privilgier une apprciation in abstracto de lirrsistibilit et recherche si un individu moyen plac dans les mmes circonstances aurait pu normalement y rsister56. Cette conception, parfaitement justifie en matire dlictuelle, est nos yeux injustifie en matire contractuelle de part le choix dun cocontractant et de toutes ses caractristiques.

55 56

Dans le sens commun de ce terme et non dans son acception juridique. Cependant plus rarement, les tribunaux sont plus indulgents et font tat de considrations personnelles au dbiteur afin de juger lvnement in Malaurie, Ayns, Stoffel-Munck.

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A nos yeux, limportance de la prvision en matire contractuelle (spcificit que lon retrouve notamment en matire de rparation des prjudices subis art 1150 du Code civil : Le dbiteur nest tenu que des dommages et intrts qui ont t prvus ou quon a pu prvoir lors du contrat [] ) justifierait une apprciation in concreto.

Le caractre irrsistible est la condition sine qua non de la qualification de force majeure : malgr les controverses jurisprudentielles aucun arrt na, ce jour et notre connaissance, fait lconomie de ce critre pour qualifier un cas de force majeure57 contrairement celui dimprvisibilit.

II-

Limprvisibilit Un homme avis en vaut deux

Sauf dire quest imprvisible ce qui ne peut tre prvu, la dfinition de cette notion ncessite de sintresser la manire dont elle est apprcie (A). La doctrine nen reste pas moins hostile ce critre (B).

A/ Apprciation de limprvisibilit

Une apprciation adquate de cette notion semble dlicate tant lexcs est ais : il est tentant de considrer que tout vnement, ds lors quil nest pas nouveau, tait prvisible58 ou, a contrario, quil est impossible de tout prvoir. Le danger rside dailleurs tout autant dans une apprciation trop abstraite de la notion de prvisibilit, tendance laquelle la jurisprudence succomba selon Radouant qui crit, en 1920, en ralit ce nest pas la prvisibilit que lon envisage, mais la probabilit 59.

La jurisprudence a opt, depuis, pour une apprciation in abstracto raisonne consistant estimer quun vnement est imprvisible ds lors quil ny avait aucune raison

Cf. arrts de la Cour de cassation supra, note 15. Ainsi la Cour de cassation refusait elle, dans un premier temps de reconnatre la grve comme un cas de force majeure en considrant quune grve est toujours prvisible dans une entreprise -Civ. 1re 7 mars 1966. Fut aussi avance lide selon laquelle la souscription dune assurance pour un type de dommages dmontrait son caractre prvisible conception aujourdhui abandonne. 59 In Du cas fortuit et de la force majeure , thse, Paris, 1920.58

57

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particulire pour un homme raisonnablement avis de penser quil se produirait 60. Ce nest donc pas une prvisibilit abstraite et gnrale, pour chaque type dvnements, mais bien par rapport lhomme normalement attentif et prvoyant plac dans les mmes circonstances 61.

Au crdit de larrt dAssemble Plnire du 14 avril 2006 doit tre port la confirmation dune jurisprudence constante : en matire contractuelle limprvisibilit sapprcie lors de la conclusion du contrat62. Ce rappel est particulirement bienvenu car, comme le souligne une doctrine importante63, si un vnement tait prvisible lors de la conclusion du contrat il est entr dans la sphre contractuelle et les contractants devaient en tenir compte lors de la dfinition des obligations de chacun.

Les effets sur le contrat de la survenue de cet vnement imprvisible lors de sa conclusion dpendent du degr de diligence 64 attendu du dbiteur. Celui-ci sera normal faute de stipulation prcise, accru si lobligation est de rsultat, et pourra tre modul par les clauses contractuelles.

Cette notion de degr de diligence attendu est particulirement importante, elle sattache au caractre imprvisible et non pas imprvu de lvnement. La comparaison de ces deux termes souligne le caractre intrinsquement abstrait de la notion :

-

Si le terme employ avait t imprvu eut t en cause la force obligatoire du contrat et le rejet de la thorie de limprvision aurait trouv sappliquer. Il eut alors fallu sintresser aux prvisions concrtes des parties.

-

Par contre lemploi du terme imprvisible sattache clairement a ce qui aurait d tre prvu, et non ce qui a t rellement envisag.

60 61

Civ. 21 janvier 1918, Civ. 1re 7 mars 1966. Les principes de la responsabilit civile, 5me dition, Patrice Jourdain, Dalloz, 2000, p.86. 62 Cass. Civ.1re 7 mars 1966, Com 21 novembre 1967, Chambre mixte 4 fvrier 1983, 3me espce, Civ.1re 18 mai 1989, Com 3 octobre 1989, Civ.1re 4 fvrier 1997. 63 Les professeurs Stoffel-Munck, Jourdain, Carbonnier, Terr, Simler, Lequette, Larroumet et Sriaux notamment. 64 Selon lexpression du professeur Stoffel-Munck, note JCP dition gnrale, 2006, I, 1646.

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Lvaluation de lampleur de ce qui devait tre prvu par le dbiteur correspond, en ralit, au degr de diligence attendu du dbiteur. Les professeurs Viney et Jourdain crivent ainsi que limprvisibilit nest autre, finalement, que labsence de faute dans la prvision de la cause trangre : lvnement imprvisible est celui que lagent nest pas en faute de ne pas avoir prvu 65.

Lapprciation de la prvisibilit lors de la conclusion du contrat correspond donc la force obligatoire du contrat, aux suites normales du contrat66 et au principe de bonne foi : comment se prvaloir de la survenance dun lment dont on devait avoir conscience lors de la conclusion du contrat ? Cela reviendrait se prvaloir de sa faute pour sexonrer de sa responsabilit ! Limprvisibilit nest donc qu un critre dattribution des risques 67.

De ce que la prvisibilit dun vnement est apprcie lors de la conclusion du contrat il ne faudrait toutefois pas tirer de conclusions excessives : si un vnement devient prvisible entre la conclusion et lexcution de son obligation par le dbiteur, celui-ci ne devrait pouvoir sabriter derrire limprvisibilit lors de la conclusion du contrat. Le risque li une conception trop manichenne de ce principe est dautant plus grand que le contrat produit ses effets sur une priode longue.

L encore, le principe de bonne foi doit prendre le relais et venir temprer une apprciation qui risquerait dtre trop rigoriste pour rgir une ralit nuance : la prvisibilit dun vnement lors de la conclusion du contrat le fait entrer dans la sphre contractuelle (art 1134 al 1er du Code civil). Si un vnement devient prvisible en cours dexcution le dbiteur doit prendre toutes les mesures pour en prvenir la survenance et les consquences fcheuses, la bonne foi et les suites normales du contrat limposent (art 1134 al3 et 1135 du Code civil).

Lapprciation de limprvisibilit en matire contractuelle, pour laquelle nous tenons, na plus grand-chose voir avec la notion dimpossibilit dexcution le critre dimprvisibilit est-il bien adapt la caractrisation de la force majeure en matire contractuelle ? Avec dautres, plus nombreux et surtout plus savants, nous en doutons.

65 66

Viney et Jourdain, n399, p.279. C'est--dire toutes les suites que lquit, lusage ou la loi donnent lobligation daprs sa nature pour reprendre les termes exacts de larticle 1135 du Code civil. 67 Antonmattei, n74, p.56.

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B/ Un critre controvers

Limprvisibilit est la condition la plus controverse tant au plan doctrinal que jurisprudentiel. Ce critre a successivement t abandonn par la 1re chambre civile68, suivie da la chambre commerciale69, de la chambre sociale70 et enfin de la chambre criminelle71. Au final, et avant larrt dAssemble Plnire du 14 avril 2006, seule la 2me chambre civile72 continuait se rfrer cette notion pour caractriser un vnement de force majeure .

A cet gard, les arrts dAssemble plnire du 14 avril 2006 ont t considrs par la doctrine comme particulirement obscurs : sils constatent la prsence des critres dimprvisibilit et dirrsistibilit ils nimposeraient pas pour autant la runion de ces deux critres. Il ne fait donc pas de doute quun vnement imprvisible et irrsistible soit un cas de force majeure mais pour un vnement irrsistible et prvisible, quen est -il ?

Dans un communiqu rdig par la Cour de cassation au sujet de cet arrt, celle-ci prcise que la condition de prvisibilit est toujours exige. Sil on peut sinterroger sur la porte de ce communiqu73, il doit toutefois tre remarqu que les diffrents commentateurs furent quelque peu partiaux dans leur exgse de ces arrts.

Certes, les deux arrts de la Cour de cassation semblent caractriser un cas de force majeure en prsence dun vnement imprvisible et irrsistible sans prciser que la runion de ces deux critres est consubstantielle la notion de force majeure. Pour autant, le fait que ces deux arrts soient rendus le mme jour par la formation la plus solennelle de la plus haute juridiction de lordre judiciaire, et que celle-ci vienne ensuite rdiger un communiqu explicite, laisse penser que ces deux arrts navaient pas pour vocation unique de confirmer une solution jurisprudentielle acquise.

68 69

Cass. Civ.1re : 9 mars 1994, 17 novembre 1999, 6 novembre 2002. Cass. Com. 1er octobre 1997, 16 mars 1999, 29 mai 2001, 26 juin 2001. 70 Cass. Soc. 12 fvrier 2003. 71 Cass. Crim. 15 novembre 2005. 72 Cass. Civ.2me 13 juillet 2000, 11 janvier 2001, 12 dcembre 2002, 23 janvier 2003 (2 arrts). 73 Sources du droit en droit interne , Pascale Deumier et Rafael Encinas de Munagorri, RTD civ. juillet/septembre 2006, p.510 et suivantes.

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Bien que leur formulation soit maladroite, il semble que la volont de la Cour de cassation de trancher une controverse doctrinale est suffisamment claire pour ne pas prtendre que les dcisions ne posent pas une solution certaine tout au moins formellement, comme le soulignent les professeurs Jacques et Brun.74

Sil faut sans doute critiquer ces dcisions, il parat difficile de sabriter derrire leur formulation approximative pour en contester la porte : la confirmation de lexigence du critre dimprvisibilit comme participant de la notion de force majeure. Reste savoir, notamment en raison de lopposition dune grande majorit de la doctrine, quel sort sera rserv cette solution de principe. Nombreux sont les auteurs considrant que limprvisibilit nest quun indice 75 du caractre irrsistible, quelle ne prend son sens quen ce quelle facilite ou rend plus difficile la rsistance lvnement.

Nous partageons cet avis, en effet lapprciation du caractre irrsistible devrait, a minima, tre module en fonction de la possibilit de lanticiper :

-

Si lvnement tait prvisible, c'est--dire que dans le contrat considr le dbiteur (avec ses comptences propres et suivant la diligence laquelle il sest oblig) devait le prvoir, lapprciation devra alors tre plus stricte. En effet la bonne foi contractuelle, autant que son engagement initial, lui impose de prendre les dispositions pour parer cet vnement.

-

Sil ntait pas prvisible, c'est--dire que dans le contrat considr le dbiteur (avec ses comptences propres et suivant la diligence laquelle il sest oblig) navait pas le prvoir, le juge devra tre plus indulgent. Leffet de surprise venant alors rduire la capacit de rsistance que le crancier pouvait attendre du dbiteur ( qui il nest pas demand dtre un surhomme).

74 75

Ph. Brun et Ph. Jacques Responsabilit, panorama 2006 , revue Lamy, supplment au n35, fvrier 2007. Terme utilis par le professeur Antonmattei dans sa thse, auquel se sont rallis les professeurs Viney, Jourdain, Brun ou Moury (dans son article Force majeure : loge de la sobrit , RTD 2004, p.477).

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Mais, vrai dire, une solution encore plus convaincante, propose par le professeur Antonmattei dans sa thse et aujourdhui soutenue par nombre dauteurs, consisterait remplacer le critre de lirrsistibilit par celui de linvitabilit76 pour obtenir une nouvelle trilogie : irrsistibilit, invitabilit et impossibilit dexcution.

Est invitable un vnement qui, mme prvu, naurait pu tre empch ni ses consquences ludes (par exemple : glissement de terrain, fait du prince, tsunami, ouragans saisonniers ou autre vnement naturel dune violence exceptionnelle). Dans ce cas le fait que toutes les prcautions possibles77 aient t prises par le dbiteur pour viter lvnement de force majeure et ses consquences ou, tout le moins et faute de mieux, en rduire les effets dommageables, caractriserait le critre dirrsistibilit.

Il est un fait, encore dmontr en ce mois daot 2007 par le tremblement de terre survenu au Prou ou par louragan Dean, quun vnement prvu peut tre totalement irrsistible. Le caractre invitable de lvnement rend sa prvision largement inutile.

Cette substitution de critre serait avant tout smantique car, comme le dmontre le professeur Antonmattei, ce critre semble dj tre appliqu de manire implicite78 ou explicite, par exemple travers la formule lirrsistibilit de lvnement est elle seule constitutive de la force majeure lorsque sa prvision ne saurait permettre den empcher les effets, sous rserve que le dbiteur ait pris toutes les mesures requises pour viter la ralisation de lvnement 79.

Au final, le caractre imprvisible reste donc contest. Si lAssemble Plnire a tent de lui redonner ses lettres de noblesse, il est fort probable que, influencs par les critiques de la doctrine, les juges du fond et certaines chambres de la Cour de cassation continuent sabstenir dexiger ce critre pour caractriser la force majeure.

76

Critre connu du droit espagnol (art 1105 du Code civil) et de la CMR (art 17 2), et auquel se rfre lavantprojet de rforme de la responsabilit (art 1349 du Code civil envisag) cf. supra. La jurisprudence le caractrise dailleurs parfois Cf. infra, note 59. 77 Devant, notre sens, tre l aussi apprcies in concreto c'est--dire en fonction des comptences du dbiteur et de la diligence laquelle il sest oblig. 78 A bien y regarder il semble ainsi que lexonration de responsabilit pour maladie ralise par larrt dAssemble Plnire du 14 avril 2006, corresponde plus une invitabilit de la maladie qu un caractre rellement imprvisible de celle-ci. 79 Cass. Com. 1er octobre 1997 et, avec des motifs semblables : Civ. 1re 7 mars 1966, Civ. 1re 9 mars 1994, Com. 30 juin 2004.

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Plus quun critre autonome limprvisibilit devrait tre considr comme modulant la notion dirrsistibilit. Le professeur Fabre-Magnan80 considre mme que pour la doctrine et la jurisprudence les critres dimprvisibilit et dirrsistibilit tendent ne plus faire quun, le second critre tant celui de lextriorit.

III-

Lextriorit

Le critre dextriorit est probablement celui qui suscite le plus grand nombre dinterrogations, celui quil convient disoler car il est, dune certaine faon et plus que dautres, symbolique de toute lvolution suivie par les mcanismes de responsabilit civile 81 ! Si une doctrine majoritaire considre quil nest pas consubstantiel la notion de force majeure (B), sa dfinition (A) semble en elle-mme problmatique.

A/ Dfinition

Si les auteurs saccordent pour qualifier dextrieur au dbiteur ce qui est tranger sa personne ou aux biens et/ ou personnes dont il doit rpondre, se pose la question de savoir si lextriorit doit tre entendue au sens physique ou moral. Les professeurs Malaurie, Ayns et Stoffel-Munck considrent, en outre, que cette notion flottante doit tre apprcie non en fonction de critres exclusivement juridiques, mais des relations effectives entre le dbiteur et la cause du dommage 82. A ces divergences doctrinales correspond une jurisprudence qui nest pas rellement homogne sur ce point83.

La notion dextriorit ne visait, dans un premier temps, que la responsabilit du fait des choses en matire dlictuelle afin que le gardien nchappe pas la construction que la jurisprudence levait son encontre 84. Elle exprimait ainsi lide que la dfaillance dun80 81

Fabre-Magnan, n 270, p.736. Isabelle Guyot, Le caractre extrieur de la force majeure , RRJ 2002-1, p.216. 82 Malaurie, Ayns, Stoffel-Munck, n956, p.502. 83 Cf. par exemple les arrts relatifs la grve infra, note 66. 84 Ph. Brun et Jacques Responsabilit, panorama 2006 , revue Lamy, supplment au n35, fvrier 2007.

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objet ncessaire la ralisation de son obligation ne pouvait tre invoque par le dbiteur. C'est--dire quun vnement ne peut tre libratoire qu condition de se produire en dehors de la sphre dont le dbiteur doit rpondre (cf. supra les dveloppements relatifs limprvisibilit).

Ce nest donc, dans cette conception, que lexpression dune garantie et la traduction, en ngatif, et au regard des caractres de la force majeure, de lexistence positive des diverses responsabilits (dlictuelle ou contractuelle) du fait dautrui et du fait des choses pour reprendre les propos du conseiller rapporteur Petit lors des arrts dAssemble Plnire du 14 avril 2006.

Cette rgle parat de bon sens, ainsi un transporteur routier ne peut invoquer la dfaillance de la motorisation de son tracteur pour dgager sa responsabilit (seul le transporteur maritime le peut, mais sous conditions comme nous le verrons). L encore, la dtermination des limites de lobligation contractuelle du crancier parat primordiale : est extrieur, en tant que critre de la force majeure, ce qui nest pas inclus dans celles-ci.

Les professeurs Viney et Jourdain crivent, ainsi, propos de la notion de cause trangre qu elle signifie tout simplement que le dfendeur ne peut invoquer, pour chapper sa responsabilit ni un fait quil aurait lui mme provoqu ou lorigine duquel il serait, ni un fait dont une rgle juridique quelconque lui impose prcisment de garantir les consquences dommageables pour les tiers 85.

Ils saccordent ainsi avec les professeurs Jacques et Yvonne Flour, Aubert et Savaux qui considrent avec sagesse que si la ncessit de ce caractre est conteste elle simpose cependant, en ce sens quil parat inconcevable que le dbiteur puisse revendiquer lexonration de sa responsabilit en considration dun vnement qui lui serait personnellement imputable 86.

85 86

Viney et Jourdain . Flour, Aubert, Flour et Savaux, n211, p.158.

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En ralit, lide que lvnement doit tre extrieur au dbiteur parat redondante soit par rapport son caractre irrsistible soit par rapport la notion de bonne foi :

-

Soit le dbiteur a la capacit dempcher la survenance de lvnement, auquel cas celui nest de toute vidence pas irrsistible. Et, en plus de ne pouvoir invoquer la force majeure, le dbiteur serait de mauvaise foi dans le cadre de lexcution du contrat.

-

Soit le dbiteur ne dispose pas du pouvoir dinfluer sur la survenance de lvnement et ce dernier ne pourra tre rellement considr comme non extrieur : seul lapparence des choses le rend intrieur 87. Le fait que lvnement soit ou non extrieur ninfluera donc pas sur la problmatique principale de la force majeure : cet vnement entrane-til une impossibilit dexcuter dont le dbiteur nest pas comptable? Si ce fait est inclus dans la sphre dont le dbiteur doit rpondre 88 il devra en supporter les consquences. Par contre, si ce fait nest pas inclus dans cette sphre, on retrouve le critre principal : celui du caractre irrsistible de lvnement, le critre dextriorit (de mme que celui dimprvisibilit) venant uniquement faciliter la preuve de ce critre essentiel. Selon le professeur Brun, si lextriorit est considre dans sa dimension psychologique elle se rattache en fait au caractre vitable de lvnement89. Pour prendre lexemple de la maladie : certes lvnement nest pas extrieur, pour autant il chappe au pouvoir du dbiteur. Il y a l, notre sens, un vnement dpassant les forces de lhomme ; il serait inique de considrer comme une faute contractuelle la maladie du dbiteur90 (sauf bien sr ce que celui-ci sexpose en petite tenue aux 4 vents dans lespoir de ne pas excuter ses obligations cas peu frquent !).

87 88

Nous adoptons, ici, lapprciation psychologique. Carbonnier, n162, p.308. 89 Recueil Dalloz 2006, n28, p.1934, Panorama . 90 Voir cependant la note de David Noguero qui considre que la maladie ne devrait pas tre considre comme un cas de force majeure Recueil Dalloz, 2006, n23, p.1566 et suivantes.

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Au demeurant, il est le plus souvent enseign que lextriorit nest pas requise en matire contractuelle, solution que lon retrouve travers lacceptation jurisprudentielle, dans certains cas, de la grve91, de la maladie92 ou du chmage93 comme cas de force majeure pour le dbiteur.

La jurisprudence, elle-mme, manifeste en effet depuis longtemps une rigueur teinte dincertitudes lgard du caractre extrieur, principalement en matire contractuelle 94. Ainsi on peut dire quen matire contractuelle, la jurisprudence dominante fond la condition dextriorit dans celle dirrsistibilit 95.

Si la dfinition de lextriorit se conoit aisment, la pratique semble indiquer que cette notion nest que redondance. Do la svre critique dune doctrine majoritaire son endroit.

B/ Une notion controverse

Si ce nest le professeur Fabre-Magnan, qui considre lextriorit comme une condition autonome de la qualification de la force majeure96 ou le professeur Tunc pour qui lextriorit de la cause du dommage par rapport la chose constitue le seul vrai critre de la force majeure, les prtendus caractres dimprvisibilit et dirrsistibilit nayant aucune valeur propre 97, peu dauteurs font grand cas de ce critre.

Le professeur Larroumet crit ainsi En ralit, si lextriorit ne rvle pas elle seule limpossibilit dexcuter, elle est souvent un lment de cette impossibilit , avant de considrer que cette condition ne simpose pas ncessairement dans les situations marginales 98 telles que la maladie ou le chmage.

91

Cass. Soc. 12 mars 1959, chambre mixte 4 dcembre 1981 Paquebot France , CA Paris 11 juillet 1991 et 29 janvier 1997. 92 Cass. Soc. 18 janvier 1967, Civ. 1re. 10 fvrier 1998, AP 14 avril 2006. 93 Cass. Civ.3me 14 mai 1969, 19 avril 1972, 10 avril 1975, Soc. 12 octobre 1983. 94 Isabelle Guyot, Le caractre extrieur de la force majeure , RRJ 2002-1, p.215. 95 Bnabent, n335, p.254. 96 Fabre-Magnan, n270, p.738. 97 Mais ce propos de la responsabilit dlictuelle in Force majeure et responsabilit dlictuelle , RTD civ. 1946, p.199. 98 Larroumet, n725, p.785.

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Le professeur Le Tourneau, tout comme le professeur Antonmatti99, considre que le critre de lextriorit nest pas inhrent la notion de force majeure. Ce dernier considre ainsi que la recherche de lextriorit se confond avec celle du caractre invitable (Cf. paragraphe prcdent, nos explications relatives la dfinition de lextriorit).

Le professeur Jourdain, quant lui, considre quil nest pas possible dattribuer lextriorit une porte gnrale, sauf la rduire lextriorit par rapport la volont de lagent, c'est-dire que lvnement ne doit pas tre imputable au dfendeur ou une personne dont les intrts sont troitement lis. Dire cela revient se rfrer au caractre extrieur la sphre dont le dbiteur doit rpondre et au caractre rsistible.

Enfin, les professeurs Viney et Jourdain expliquent que les controverses doctrinales, autant que les divergences jurisprudentielles, proviennent de deux causes :

-

Une conception inexacte de la notion dextriorit, qui devrait uniquement se rfrer la sphre dont doit rpondre le dbiteur.

-

Une absence de distinction dans lapprciation du caractre extrieur suivant que soit en cause le fait personnel, le fait des choses ou dautrui.

Il nous semble, finalement, que les deux conceptions : matrielle et psychologique sont galement fondes et devraient trouver sappliquer. Aprs avoir vrifi que lvnement considr est en dehors de la sphre dont le dbiteur doit rpondre (extriorit matrielle), il convient de vrifier que le dbiteur ne pouvait en prvenir la survenance (extriorit psychologique, qui nest autre que le caractre irrsistible).

Ce critre, majoritairement dcri par la doctrine, ne fait plus gure lobjet de caractrisation dans les arrts de la Cour de cassation. Larrt dAssemble Plnire de la Cour de cassation du 14 avril 2006 ne droge dailleurs pas cette gnralit : elle ne le mentionne pas et si elle le prend en compte, cest de la manire la plus restrictive, c'est--dire psychologique. En effet, une maladie ne peut tre considre extrieure au plan matriel100.

99

En toute hypothse lextriorit nest pas un critre inhrent la Force majeure , in Ouragan sur la force majeure , JCP 1996, dition gnrale, I, 3907, n6. 100 Cf. cependant : Isabelle Guyot, Le caractre extrieur de la force majeure , RRJ 2002-1, p.215, qui explique que lon subit la maladie.

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Reste nanmoins, que le communiqu accompagnant les arrts du 14 fvrier 2006, en ce quil ce rfre la trilogie classique, suscite un certain trouble. Comment expliquer que le communiqu raffirme que la force majeure est caractrise par la trilogie classique irrsistibilit, imprvisibilit et extriorit lorsque les arrts ne mentionnent pas le caractre extrieur ?

Lacception de lextriorit en son sens psychologique nous semble la seule acceptable. Or, elle revient vider le critre de toute utilit.

Finalement des incertitudes subsistent autour des critres ncessaires caractriser un cas de force majeure, incertitudes que larrt dAssemble Plnire du 14 avril 2006 ne semble pas rsoudre.101Quelques certitudes peuvent toutefois tre dgages :

-

Un vnement irrsistible, imprvisible et extrieur est un cas de force majeure, Il est quasi certain quun vnement irrsistible et imprvisible serait aussi considr cas de force majeure,

-

Par contre nest pas un vnement de force majeure celui qui nest quextrieur ou uniquement imprvisible.

Cet tat de la jurisprudence est critiqu raison par une doctrine largement majoritaire. Comme nombre dauteurs, nous considrons que le critre essentiel doit tre lirrsistibilit, le critre dimprvisibilit et, dans une moindre mesure celui dextriorit, nagissant que comme indices de celle-ci.

Dans notre opinion, la spcificit de la matire contractuelle devrait commander une apprciation in concreto de chacun de ces critres, laissant une grande place la dtermination des vnements devant tre inclus dans le domaine de diligence auquel soblige le dbiteur. La question de lapprciation, plus encore que celle des critres, nous semble dterminante.

101

Cf. Cass. Civ. 1re, 30 mai 2006 et Ph. Brun et Jacques Responsabilit, panorama 2006 , revue Lamy, supplment au n35, fvrier 2007.

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Face ces critiques doctrinales se dresse la jurisprudence relative la question, et le moins quon puisse dire cest que la matire est subtile et nuance. Un examen exhaustif des dcisions judiciaires justifierait sans doute un jugement plus svre, en faisant apparatre bien des contradictions. Bien malin qui peut prdire la qualification du juge ! Compte tenu de leffet attach la force majeure, une telle solution est assurment regrettable 102.

102

Flour, Aubert, Flour et Savaux, n213, p.160.

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Section 2nde

Effets de la force majeure en matire contractuelle

Il semble, premire vue, que les effets pratiques de la force majeure ne sont pas discuts : elle entrane lexonration de responsabilit du dbiteur de lobligation contractuelle dont elle empche lexcution (Sous-section 2). Lexplication de cette consquence reste nanmoins sujette controverses et interrogations, ce qui impose de sattacher aux aspects thoriques des effets de la force majeure (Sous-section 1re).

Ss. 1re

Fondements thoriques des effets de la force majeure

Les effets dun cas de force majeure sont dpendants de deux grands dbats doctrinaux : le premier la dpasse, cest celui de la causalit (I), alors que le second lui est propre : quels sont les fondements de lexonration de responsabilit quelle engendre (II) ?

I-

Force majeure et causalit

Un dommage, ou une inexcution en matire contractuelle, est quasi systmatiquement la rsultante de plusieurs causes parmi lesquelles il convient d oprer un tri [] afin disoler celui qui, rationnellement, a contribu effectivement la ralisation du dommage 103. La question, dimportance en matire judiciaire, nest pas aise. Le professeur Durry a mme pu considrer que ce problme, fascinant mais insoluble , tait une nigme de notre droit 104. A cet gard deux grandes thories saffrontent. Aprs les avoir prsentes (A), nous tenterons de synthtiser ltat du droit positif (B).

103

Droit des obligations, Responsabilit civile, Dlit et quasi dlit, 3me dition, Ph. Delebecque et F-J Pansier, Litec, 2006, n136, p.93. 104 Durry, Rev. Trim., 1977, p.326 cit in. Bnabent, n556, p.383.

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A/ Les thories de la causalit

Sil est frquent de ne rpertorier que deux thories de la causalit, cest que les juristes omettent frquemment la thorie de la causalit efficiente. Cette thorie, fonde sur le sens commun, considre que la cause dun dommage est lvnement layant produit au sens mcanique, physique. La simplicit de cette thorie explique quelle soit rarement prsente : elle nest utile quen labsence de difficults ce qui la distingue peu de linutilit!

Pour les cas plus complexes, frquents et sources de toutes les interrogations, deux thories ont t proposes :

-

La thorie de lquivalence des conditions, du professeur Von Buri, retient comme cause du prjudice tous les lments, toutes les conditions ncessaires, sans lesquels celui-ci ne se serait pas produit. Chaque vnement est donc soumis au but-for test 105, c'est--dire la question de savoir si le dommage se serait produit sans lvnement considr. Sont retenues toutes les causes ayant rendu possible la survenance du dommage. La dfinition du lien de causalit ainsi donne est assez souple, ce qui conduit, en gnral, admettre un grand nombre de causes pour un dommage unique. Elle procde dune conception mcaniste, fonde sur la stricte ralit physique.

-

La thorie de la causalit adquate, mise au point par les professeurs Von Kries et Rmelin, considre comme fait causal ceux qui entranent normalement, c'est--dire de faon prvisible et habituelle, ce type de dommage. Sont ainsi carts les vnements qui nont contribu au dommage qu travers le concours de circonstances extraordinaires. Lapplication de cette thorie permet, en gnral, de retenir un nombre de causes plus faible. Elle procde dune conception plus abstraite de la causalit, fonde sur la prvision et non sur la stricte ralit ; partant, le jugement moral est plus prsent.

Pour illustrer chacune de ces thories prenons lexemple dune personne oubliant ses cls sur son bateau moteur, qui est ensuite vol et impliqu dans un abordage.

105

Expression de droit anglais, mentionne in Fabre-Magnan, n268, p.729.

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Selon la thorie de lquivalence des conditions, loubli des cls est lune des conditions de ralisation du dommage. Cest donc lune de ses causes. Par contre, de manire abstraite, un oubli de cl est sans rapport prvisible avec un abordage, ce nest donc pas lune des causes du dommage.

Les professeurs Viney et Jourdain considrent que ces deux thories sont complmentaires. Remarquant quil est courant quun mme fait produise des effets trs diffrents, ils prfrent, pour dfinir la nature du lien unissant le fait envisag au dommage, la thorie de lquivalence des conditions, c'est--dire une approche concrte. Par contre, quant la preuve des causes du dommage, les mmes auteurs tiennent pour lutilisation de la thorie de la causalit adquate, celle-ci venant au secours de la victime . Ils considrent en effet que, face aux incertitudes relatives aux conditions ncessaires la survenance du dommage, il est lgitime de recourir la notion de probabilit ou de prvisibilit objective .106

Ces thories, au final peu prcises, laissent aux juges une certaine marge dapprciation.

B/ Le droit positif

Si les juges relvent plus ou moins largement le lien de causalit, ils sabstiennent den donner une dfinition prcise, c'est--dire de se rfrer lune ou lautre de ces thories107, et gardent ainsi une grande latitude quant leur apprciation de la causalit.

Les auteurs dclent, travers ltude de la casuistique judiciaire, une prdominance de la causalit adquate, tout en soulignant que le tri se fait ainsi souvent par une apprciation morale de la gravit respective des diffrentes fautes ayant rendu possible le dommage 108. Le corollaire invitable rside dans la contradiction flagrante de certains arrts. Il fut ainsi considr que le suicide dun adolescent en rentrant chez lui, juste aprs avoir t humili par le grant dun magasin dans lequel il avait chapard, tait sans lien de causalit avec la rprimande car normalement celle-ci naurait pas du entraner une telle consquence.

106 107

Viney et Jourdain, n345 et suivants, p.191 et suivantes. Cependant : rfrence la thorie de lquivalence des causes : civ. 2me 27 mars 2003. 108 Fabre-Magnan, n268, p.732.

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Il fut, par contre, considr que la chute dun bagage mal fix sur le toit dune voiture ayant effray un cheval qui, stant chapp, causa des dommages des tiers, tait lune des causes des dommages109 ! La scurit juridique110 ne gagne certainement pas ce que des dcisions aussi contradictoires soient rendues. Il paratrait donc souhaitable dadopter lune ou lautre de ces thories ou, solution meilleure notre sens, de suivre la proposition des professeurs Viney et Jourdain consistant appliquer chacune de ces thories des considrations distinctes : la causalit adquate permettant de faciliter la preuve de part les prsomptions de fait quelle pose et la thorie de lquivalence des conditions permettant de considrer de manire concrte les vnements.

La causalit ainsi (succintement) prsente, se pose la question de la justification de lexonration de responsabilit engendre par la force majeure.

II-

Fondement de lexonration de responsabilit du dbiteur

Si deux thories, absence de lien de causalit entre les faits du dbiteur et le dommage ou absence de faute de ce dernier (A), semblent sopposer, elles peuvent tre concilies (B).

A/ Absence de lien de causalit ou absence de faute ?

A premire vue les auteurs paraissent saccorder sur leffet de la force majeure : elle exonre le dbiteur de sa responsabilit lie linexcution de son obligation contractuelle. Celui-ci naura donc pas verser de dommages-intrts en vu de rparer un prjudice. Premire faille cette prsentation monolithique : dans lhypothse o la force majeure interviendrait aprs que le dbiteur ait t mis en demeure, il serait tout de mme redevable de dommages-intrts (article 1302 du Code civil), c'est--dire responsable de linexcution (Cf. infra.).

109 110

Arrts de la 2me chambre civile du 20 juin 1985 et du 24 mai 1971, cits in Bnabent, n 558, p.384. Rcemment reconnu comme un principe gnral du droit CE Assemble 24 mars 2006.

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Peut tre note, aussi, la remise en cause non suivie deffets- de cette prsentation par le professeur Le Tourneau qui crit Logiquement, la force majeure ne devrait pas tre considre comme une cause exonratoire de la dfaillance contractuelle, car en ralit elle constitue un cas dextinction de lobligation prexistante (et donc de lobligation aux dommages et intrts) ; [] Mais, puisque le rgime de la dfaillance contractuelle a t contamin par celui de la responsabilit dlictuelle, il est devenu habituel danalyser la force majeure comme une circonstance exonrant un dbiteur contractuel (mme si une certaine spcificit est reconnue) 111.

Mais, la principale controverse doctrinale provient de lexplication de cette exonration de responsabilit.

Certains (les professeurs Fabre-Magnan, Le Tourneau, Malinvaud, Mazeaud et Chabas notamment) expliquent lexonration par la thorie de la causalit en considrant que lexistence de la force majeure, de par ses caractres imprvisible (ou invitable) et irrsistible, dmontre labsence de lien de causalit entre le fait du dbiteur et linexcution : la raison en est non pas quelle fait disparatre la faute du dbiteur, mais quelle dmontre que cette faute ne peut tre la cause du prjudice 112.

La force majeure viendrait donc annihiler le lien de cause effet qui aurait pu exister entre le fait du dbiteur et linexcution. Pour dautres113, la force majeure serait une preuve renforce de labsence de faute, La force majeure prsente donc bien la combinaison dun vnement cause du dommage et de labsence de faute du dbiteur 114.

Ainsi, le professeur Sriaux considre-til que la thorie de labsence de lien de causalit entre la faute et le dommage revient en effet reconnatre que si faute il y a eu, celle-ci na pas eu de consquences dommageables. Ce qui conduit logiquement dire que le dommage

111

In Le Tourneau, n1802-1, p.483. Cette formule semble, de manire sibylline, marquer la prise de position de lauteur en faveur de la caducit du contrat (par opposition la rsolution cf. infra). 112 In Larroumet, n 728, p.791. 113 Notamment le professeur Viney dans son ouvrage Trait de droit civil, la responsabilit : conditions , 1982, n383 et suivants. 114 A. Sriaux, n110, p.85.La force majeure en droit du contrat de transport maritime de marchandises- Alexis Lemari CDMT 2007

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sexplique par autre chose quune faute du transporteur ; ou encore, que le dommage est survenu sans la faute du transporteur 115. Cette dmonstration nest toutefois pas convaincante116. Une faute peut tre commise sans pour autant entraner de dommages (par exemple lorsquun navire de plaisance entre dans le port une vitesse suprieure celle autorise, sans pour autant quun prjudice en rsulte ou, en matire contractuelle, lorsquun garagiste rpare une voiture dune certaine manire alors que le propritaire lui a demand de raliser la rparation diffremment, sans pour autant que le rsultat de la rparation soit diffrent). Il est une chose de dire quune inexcution sexplique par autre chose quune faute du dbiteur et une autre de dire que ce dbiteur na pas commis de faute.

Ces thories ne semblent toutefois pas ncessairement inconciliables.

B/ Des thories conciliables

Les professeurs Viney et Jourdain, ainsi que le professeur Antonmattei dans sa thse, tiennent pour un fondement de lexonration de la force majeure combinant les deux explications, la cause trangre dmontrant, la fois, que le dfendeur na jou quun rle trs accessoire dans la ralisation du dommage et que son attitude nest en rien critiquable . Ils considrent ainsi que :

-

La notion de force majeure carte ncessairement celle de faute car les standards de qualification permettent en effet de dbusquer tout comportement fautif dans lapparition et dans le droulement du fait perturbateur 117. Nanmoins, peut coexister un fait gnrateur de responsabilit distinct de la notion de force majeure (notamment dans le temps cf. infra). Est ainsi adopte partiellement la thorie selon laquelle il ny a pas de faute.

A. Sriaux, n113, p.87-reprenant ainsi le raisonnement de Radouant qui considrait que la responsabilit, quelle soit contractuelle ou dlictuelle, est fonde sur la faute ; la force majeure consistant dans labsence de faute, il est naturel que son effet soit de supprimer la responsabilit in note sous Cass. Civ. 2me 13 mars 1957, Dalloz 1958, p.73. 116 Le professeur Delebecque estime ainsi que Limprvisibilit ne semble plus dterminante, tant et si bien que la force majeure ne se rduit pas une simple absence de faute , in Les nouveaux rles de la force majeure , Rpertoire Defrnois, 1999, p.370. 117 Antonmattei, n203, p.147.

115

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-

Par la preuve du caractre insurmontable (intrinsque la notion de force majeure) le dbiteur dmontre le caractre passif de son fait, c'est--dire que celui-ci, qui a matriellement particip la ralisation du dommage, nest devenu dommageable que sous linfluence dterminante de la cause trangre 118.

La question de lanalyse de limportance en terme de responsabilit de cette faute du dbiteur sera, ds lors, dtermine par la thorie de la causalit adopte.

La thorie de la causalit adquate, laquelle la jurisprudence se rallie parfois, permettrait alors de considrer que la faute du dbiteur ntant pas la cause dterminante et active, elle se trouve absorbe par la force majeure. Cette dernire est ds lors considre comme cause exclusive du prjudice selon une formule dsormais classique 119. Le professeur Antonmatti, suivant en cela le professeur Viney, considre que le bon sens impose de privilgier les thses de la causalit adquate 120.

A contrario, lapplication de la thorie de lquivalence des conditions, gnralement choisie par la jurisprudence (cf. supra), fait que la faute du dbiteur pourra tre considre comme condition ncessaire et, de ce fait, entraner une responsabilit partielle du dbiteur.

Le caractre gnralement admis par la jurisprudence dexonration totale de la responsabilit du dbiteur (Cf. infra) indique clairement quen la matire cest bien la thorie de la causalit adquate qui est applique. Cette solution se comprend et gard aux caractres que prsente la force majeure : tant irrsistible et imprvisible ou invitable, la faute du dbiteur sera facilement considre comme quantit ngligeable , allant mme jusqu ter au fait du dbiteur son caractre fautif.

Nous montrerons toutefois (sous-section suivante) que le refus de cette responsabilit partielle est fond sur labsence de distinction des diffrents moments auxquels peut intervenir la faute du dbiteur. Certes, force majeure et faute sont deux termes antinomiques et ne peuvent tre

118 119

Viney et Jourdain, n403, p.284. Antonmattei, n201, p.145. 120 Antonmattei, n204, p.148.

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employs concomitamment pour qualifier un mme vnement. Par contre, il nous semble que ces deux qualificatifs peuvent co-exister des moments diffrents, voire dans une mme temporalit pour des faits distincts.

Ss. 2nde

Effets pratiques de la force majeure

Selon une majorit de la doctrine, les caractres de la force majeure devraient interdire que celle-ci puisse tre considre comme un cas dexonration partielle ; il convient toutefois de se pencher sur cette dlicate question (I) avant de sintresser aux effets de la force majeure sur le contrat et les obligations en dcoulant (II).

I-

Force majeure et exonration

Leffet principal et non discut de l